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Généalogie du gouvernement de la famille

Foucault et l’histoire politique de l’autorité familiale


Mathurin Schweyer
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 89 à 107
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0089
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DOSSIER

Généalogie du gouvernement de la famille


Foucault et l’histoire politique de l’autorité familiale
Mathurin Schweyer
Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (LIER-FYT) — Goethe-Universität Frankfurt

L’ ouverture de Surveiller et punir a marqué les esprits : la mise en parallèle


du supplice de Damiens et d’un emploi du temps pénitentiaire a inau-
guré d’innombrables discours sur la production disciplinaire des individus
dans la modernité. Depuis la parution de cet ouvrage centré sur l’histoire de
la pénalité, les tentatives d’élaborer une critique généalogique de la « société
disciplinaire » se sont multipliées. Pourtant, les pistes de recherche évoquées
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par Foucault à la fin de l’ouvrage demeurent étonnamment inexplorées.
Pour conclure Surveiller et punir, Foucault indiquait comme point d’ar­
rivée de son histoire du « système carcéral » la date du 22 janvier 1840 – date
de l’ouverture officielle de la prison de Mettray. Ce choix était d’abord motivé
par la volonté d’illustrer la persistance de l’incarcération extra-pénale dans
la modernité 1. Au sein de cette colonie pénitentiaire, la plupart des déte-
nus avaient été arrêtés, comme le prévoyait le Code civil, sans que « les
motifs [soient] énoncés ». Ils étaient enfermés au titre de la « cor­rection
paternelle », qui permettait au chef de famille d’exiger, « sans formalité
judiciaire », l’arrestation d’un mineur soumis à son autorité 2. La référence
à la prison de Mettray permettait ainsi de montrer l’essor d’un « modèle
punitif à la limite de la pénalité 3 ». Car « l’enfermement par cor­rection »
ne visait pas à punir des infractions juridiquement constituées : il avait
été instauré, selon les termes des législateurs, pour « corriger la conduite »

1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 299.
2. Code civil des Français, Paris, 1804, livre I, titre IX, article 375, 377 et 378. Sauf indications contraires,
tous les textes cités dans cet article dont la date de parution est comprise entre 1775 et 1836 sont dispo-
nibles sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
3. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 304. 89
Mathurin Schweyer

et les « mauvaises inclinations 4 ». C’est ce qui permettait de justifier le dia-


gnostic d’un effacement des frontières entre les châtiments légaux et les
techniques disciplinaires : depuis l’instauration de la correction paternelle,
« l’inconduite » pouvait être un motif d’arrestation.
Mais le choix de ce point d’arrivée ne visait pas seulement à démontrer
l’instauration d’une continuité entre le crime et « l’immoralité ». Il s’agissait
également de montrer la possibilité d’analyser le pouvoir disciplinaire au-delà
du cadre limité de l’histoire de la pénalité. Au moment de conclure ce livre sur
la prison – qui devait « servir d’arrière-plan historique à diverses études sur le
pouvoir de normalisation » – Foucault indiquait qu’il y aurait « toute une étude
à faire sur les débats qui eurent lieu sous la Révolution à propos des tribunaux de
famille, de la correction paternelle et du droit des parents à faire enfermer leurs
enfants 5 ». L’étude de ces débats devait permettre à la fois d’inter­roger l’origine
des mécanismes disciplinaires et de mesurer leur capacité à « fonctionner libre-
ment » à l’échelle de la société. En se tournant vers la famille comme instance
de pouvoir, il s’agissait d’éprouver la capacité du modèle de la discipline à offrir
une alternative systématique au modèle de la souveraineté.
C’est la raison pour laquelle Foucault invitait à examiner les débats
politiques sur l’autorité domestique. Tandis que l’exploration des ordon-
nances militaires et des règlements pénitentiaires ou scolaires avait permis
de révéler une nouvelle « forme de pouvoir », l’analyse des discours juri-
diques, pédagogiques et politiques sur l’autorité familiale devait confirmer
l’hypothèse selon laquelle la « discipline » constituerait une « forme de
société 6 ». C’est l’hypothèse que nous tenterons d’examiner, en analysant
les débats sur le droit d’enfermement, depuis l’abolition des lettres de cachet
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jusqu’à l’instauration par le Code civil du « droit de correction ». Pour étu-
dier ces débats, il s’agira de mettre en pratique la méthode de « l’enquête
historico-philosophique », qui consiste d’abord à « repérer empiriquement
des connexions » entre des « contenus de connaissance » et des « méca-
nismes de coercition 7 ». Comme nous allons tenter de le montrer, l’étude
des débats sur le droit d’enfermement permet d’appréhender la manière
dont l’autorité familiale a été constituée comme forme de pouvoir et objet
de savoir, entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle français. En
analysant ces « rapports de pouvoir-savoir » que Foucault invitait à explorer,
il s’agira d’examiner la pertinence du modèle de la discipline avant d’inter-
roger, plus largement, le concept de gouvernement. Cette enquête permettra
finalement de retracer l’émergence d’une forme inédite de gouvernementa-
lité, dont la spécificité ne peut être appréhendée qu’à la condition de passer

4. Félix Julien Jean Bigot-Preameneu, Présentation au corps législatif du projet de la loi sur la puissance
paternelle, 1802, in Pierre Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, tome X,
Paris, 1836, p. 135.
5. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 304.
6. Ibid., p. 217.
90 7. M. Foucault, Qu’est-ce que la critique?, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2015, p. 33.
Généalogie du gouvernement de la famille

d’une approche généa­logique à une perspective sociohistorique sur les rap-


ports entre les groupes qui s’affrontent au sein de la société.

Le droit d’enfermement et l’avènement


de la « société disciplinaire »
L’étude des débats révolutionnaires sur le droit d’enfermement doit se
donner pour tâche de résoudre une énigme. Le 16 mars 1790, l’Assemblée consti-
tuante a voté un décret pour ordonner la libération de « toutes les personnes
détenues dans les châteaux, maisons de force, maisons de police ou autres
prisons quelconques, par lettres de cachet 8 ». Dans les débats concernant ce
décret, les « punitions extra-judiciaires » – symbole de l’arbitraire royal – étaient
dénoncées comme « illégales » et « destructrices des libertés 9 ». Quelques mois
après l’abolition des lettres de cachet, l’Assemblée constituante a pourtant réta-
bli le droit d’enfermement. Le 16 août 1790, une loi concernant l’organisation
du pouvoir judiciaire a instauré des « tribunaux de famille », qui permettaient
aux « parents, tuteurs et aïeux réunis en assemblée » d’ordonner l’arrestation
d’un mineur sous leur responsabilité 10. Malgré la critique des « détentions arbi-
traires », les législateurs estimaient nécessaire de « concilier l’humanité » avec
les intérêts de ceux qui ont « des sujets très graves de mécontentement sur la
conduite de leur enfant 11 ». Comme le montre cette motivation, le rétablis-
sement du droit d’enfermement ne doit pas être interprété comme le résultat
d’une modification de la sensibilité politique des gouvernants. Plutôt que d’y
voir le signe d’une rupture idéologique, l’analytique du pouvoir élaborée par
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Foucault incite à l’interpréter comme l’indice d’un déplacement de la « ratio-
nalité politique » qui permet l’exercice du gouvernement.
Pour analyser ce déplacement, il convient tout d’abord de se tourner vers
les raisons qui motivaient l’abolition des lettres de cachet. En examinant la
« problématisation » sur laquelle reposaient les débats de l’Assemblée, on
s’aperçoit que la circulation des énoncés était réglée par la coexistence de deux
types de discours hétérogènes. Tout d’abord, la critique des lettres de cachet
était formulée à partir du discours juridicopolitique de la souveraineté. Pour
lutter contre les « enfermements arbitraires », il s’agissait de montrer que

8. « Décret de l’Assemblée concernant les personnes détenues sur ordre particulier », article pre-
mier, 16 mars 1790, in Louis Rondonneau, Collection générale des lois, décrets, arrêtés, sénatus-consultes,
avis du Conseil d’État et règlements d’administration publiés depuis 1789 jusqu’au 1er avril 1814, Paris,
Imprimerie Royale, tome I, 1817, p. 148.
9. Louis André Boniface de Castellane, « Rapport au nom du Comité des lettres de cachet », 1790, in
Archives parlementaires de 1787 à 1860, Paris, Librairie administrative P. Dupont, 1880, p. 661.
10. Décret sur l’organisation judiciaire, titre x : « Des bureaux de paix et du tribunal de famille », 16 août
1790, in L. Rondonneau, Collection générale des lois, décrets, arrêtés, sénatus-consultes, avis du Conseil
d’État et règlements d’administration publiés depuis 1789 jusqu’au 1er avril 1814, op. cit., p. 434.
11. Honoré Gabriel de Riqueti, comte de Mirabeau, « Rapport sur les maisons d’amélioration au
nom du Comité des lettres de cachet », 1790, in Revue d’économie politique, Paris, tome I, L. Larose et
Forcel, 1887, p. 499. 91
Mathurin Schweyer

le pouvoir judiciaire devait « protéger les libertés » du peuple, qui détenait « le


droit de souveraineté 12 ». En dénonçant les « abus » du « despotisme public »
et de la « tyrannie privée », cette critique s’inscrivait dans la continuité du
discours des réformateurs de la fin de l’Ancien Régime, qui critiquaient le fait
que les demandes d’enfermement étaient souvent fondées sur des « motifs
inavouables 13 ». Comme le montre cette continuité, la critique du droit d’en-
fermement s’appuyait sur la réflexion juridique qui avait accompagné le
développement du système monarchique 14.
Mais on remarque que la critique du droit d’enfermement mobilisait
aussi des arguments irréductibles au discours de la souveraineté. Dans le dis-
cours révolutionnaire, le « système despotique des lettres de cachet » n’était
pas seulement critiqué parce qu’un « trop grand pouvoir amène la tyran-
nie » : il était critiqué parce que « la tyrannie aigrit ». L’individu soumis au
« pouvoir arbitraire » risquait de développer un « mauvais caractère 15 ». Selon
ce discours, le problème n’était pas l’injustice de l’ancien système pénal mais
son inefficacité : les « prisons d’État » qui détenaient les individus enfermés
par lettres de cachet se révélaient incapables de former un « citoyen utile » à
partir d’un « homme dépravé 16 ». Comme le montre cette discussion, il ne
s’agissait pas seulement de défendre les droits qui permettent l’exercice des
libertés : il s’agissait surtout de contrôler la formation des « penchants » et des
« inclinations » qui échappent à la volonté.
Dans le cadre de cette réflexion, l’individu était appréhendé comme l’ob-
jet d’un type spécifique de pouvoir, que l’examen des débats concernant les
« tribunaux de famille » permet de caractériser. À la différence des lettres de
cachet, ces tribunaux n’avaient pas uniquement une fonction négative de
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répression ou d’exclusion : il ne s’agissait pas seulement d’enfermer les indivi-
dus qui troublent la tranquillité de leurs parents. Il s’agissait, positivement, de
garantir leur « correction » grâce à la création de nouvelles « maisons d’amé-
lioration ». Pour « réformer les caractères », ces « maisons d’amélioration »
étaient constituées comme des instances de « normalisation disciplinaire » :
l’imposition d’un « travail continuel » et constamment surveillé devait
permettre d’opérer un véritable dressage corporel, capable de « diriger les
habitudes » et de détruire « les penchants criminels 17 ». Comme le montre ce
projet disciplinaire, l’instauration des tribunaux de famille était motivée par

12. Mirabeau, « Des lettres de cachet et des prisons d’État », 1778, in Œuvres de Mirabeau, Paris,
tome VII, chapitre iv, 1834, p. 73.
13. Jacob Nicolas Moreau, Les devoirs du prince réduits à un seul principe, ou Discours sur la justice dédié
au Roi, Paris, 1775, p. 162.
14. M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris Gallimard, 1976, p. 115-118.
15. Théophile Berlier, Discours et projet de loi sur les rapports qui doivent subsister entre les enfants et les
auteurs de leurs jours, en remplacement des droits connus sous le titre usurpé de puissance paternelle, Paris,
1793, p. 5.
16. Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État, op. cit., p. 39.
17. Mirabeau, Rapport sur les maisons d’amélioration au nom du Comité des lettres de cachet, op. cit.,
92 p. 503.
Généalogie du gouvernement de la famille

la volonté d’élargir les frontières du « système carcéral », en établissant une


continuité au niveau des motifs de répression – le crime et « l’agitation » –
ainsi qu’au niveau des institutions – la famille et la prison.
C’est le constat qui permettait à Foucault de décrire la discipline
comme un « système de pouvoir qui parcourt le corps social tout entier 18 ».
L’hypothèse d’un avènement de la « société disciplinaire », qui est brièvement
évoquée à la fin de Surveiller et punir, constituait l’objet central du cours que le
philosophe avait consacré quelques années plus tôt à l’histoire de la pénalité.
Dans La Société punitive, Foucault s’est tourné vers l’histoire du droit d’enfer-
mement, pour montrer que l’appareil d’État français de la fin du xviiie siècle
ne pouvait fonctionner qu’à la condition de s’articuler au pouvoir exercé par
le groupe familial : l’objectif était de montrer que « la famille et l’État fonc-
tionnent l’un par rapport à l’autre […] dans une société où la discipline est la
forme générale dans laquelle le pouvoir s’inscrit 19 ». Comme le montre cette
réflexion, la généalogie du « carcéral » s’inscrivait dans le cadre d’une réflexion
plus générale concernant le « coercitif », c’est-à-dire la formation des diverses
« contraintes quotidiennes qui portent sur les mœurs, les habitudes et les com-
portements 20 ». En retraçant l’histoire des techniques disciplinaires, c’est une
véritable généalogie de la « réalité sociale » qu’il s’agissait finalement d’opérer.
L’objectif de cette démonstration était de montrer que les normes qui
règlent les actions et les pensées au sein d’une société donnée – loin de mani-
fester l’existence d’une réalité sui generis – devaient être interprétées comme
l’effet de techniques d’inculcation, mises en œuvre par des instances discipli-
naires de normalisation. Selon cette conception, le « système des disciplines »
pouvait être décrit comme ce qui permet au pouvoir de s’exercer, « de manière
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à se présenter comme cette réalité qu’on appelle la société, objet de la socio-
logie 21 ». Durkheim était ici explicitement visé : en décrivant les normes
comme étant immanentes à la société, le sociologue aurait dissimulé le fait
qu’elles pouvaient « être analysées à l’intérieur des stratégies propres à un
système de pouvoir 22 ». Pour opérer cette généalogie du « fait social », il s’agis-
sait de montrer la capacité du pouvoir disciplinaire à intervenir au niveau
de la formation des « habitudes par [lesquelles] se définit l’appartenance
des individus à la société 23 ». Au premier abord, la volonté révolutionnaire
de constituer la famille comme une instance judiciaire semble confirmer
la pertinence de cette idée.
En examinant les débats concernant les tribunaux de famille, on constate
effectivement l’essor d’un projet politique visant à contrôler intégralement

18. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 137.


19. M. Foucault, La Société punitive, Leçon du 28 mars 1973, Paris, Gallimard/Seuil, 2013, p. 234.
20. Ibid., Leçon du 7 février 1973, p. 115.
21. Ibid., Leçon du 28 mars 1973, p. 243.
22. Ibid., p. 243.
23. Ibid., p. 242. 93
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la formation des normes d’action et de pensée. Car le rétablissement du droit


de correction ne visait pas seulement à permettre l’incarcération des « enfants
indociles » : il s’agissait surtout de garantir la capacité de l’autorité parentale
à contrôler la « moralité » des individus sous sa responsabilité. L’instauration
des tribunaux de famille visait à renforcer l’autorité qui s’exerçait au sein de
la sphère privée : tout l’enjeu était de parvenir à établir dans la famille « une
surveillance intérieure », capable de garantir la formation des « habitudes qui
décident de la félicité publique » à l’intérieur des « foyers domestiques 24 ».
Au sein de ces discussions, c’est le concept d’« habitude » qui était mobilisé
pour désigner l’ensemble des « dispositions » que le pouvoir politique visait à
inculquer. On retrouve donc précisément ce que Foucault tentait de retracer,
à savoir l’essor d’un type inédit de pratique politique, qui visait à intervenir
au niveau des habitudes qui échappent à la réflexivité.

Les limites du modèle de la discipline


Au moment de retracer le développement d’une nouvelle « politique des
habitudes 25 » à la fin du xviiie siècle, Foucault a pourtant laissé de côté les
débats politiques concernant les « mœurs domestiques ». Le cadre théorique
élaboré pour construire son « archéologie des appareils à inculquer des habi-
tudes » ne permettait pas d’appréhender cette interrogation, puisqu’il était
fondé sur le diagnostic d’un passage de la « fixation » à la « séquestration ».
Selon ce diagnostic, le processus moderne d’individualisation se caractéri-
serait par une « déterritorialisation systématique » : tandis que les individus
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étaient « fixés », à l’âge classique, par leur appartenance à des groupes sociaux
qui fonctionnaient comme des « instances endogènes de contrôle », les sujets
modernes seraient désormais « placés, dès leur naissance, dans des appareils
de séquestration » comme l’école, l’usine ou la prison 26. Dans cette pers-
pective, ce sont les instances de normalisation disciplinaire qui auraient
désormais pour tâche de « fabriquer du social », en inculquant artificiel­
lement de nouvelles normes de comportement.
Comme le montrent les débats révolutionnaires sur l’autorité familiale,
ce diagnostic néglige cependant la difficulté à laquelle le « pouvoir disci-
plinaire » était confronté, à savoir le fait que l’individu avait déjà « vécu les
premiers instants de son existence » avant que « la loi commence à exercer
son influence 27 ». La capacité des institutions scolaires, pénitentiaires ou

24. Augustin Charles Guichard, Traité du tribunal de famille, contenant une instruction détaillée sur
la compétence et les fonctions de ce tribunal, considéré sous ses divers rapports, Paris, Imprimerie de la
République, 1791, p. 17.
25. M. Foucault, La Société punitive, Leçon du 28 mars 1973, op. cit., p. 242.
26. Ibid., Leçon du 21 mars 1973, p. 212-213.
27. Louis Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, Plan d’éducation nationale présenté à la Convention
par Maximilien Robespierre au nom de la Commission d’instruction publique, Paris, Imprimerie nationale,
94 1792, p. 4.
Généalogie du gouvernement de la famille

asilaires à produire artificiellement de nouvelles normes de comportement


semblait finalement limitée par le rôle joué par la socialisation familiale dans
la formation du sujet. La famille apparaissait comme l’institution qui a « l’in-
fluence la plus immédiate sur la conduite privée 28 ». Étant donné le rôle joué
par les « premières impressions », il fallait reconnaître que l’individu était
toujours-déjà formé par des pratiques qui échappent au contrôle de règles
explicites. Tandis que « l’ordre que les instances disciplinaires [devaient] faire
respecter » était « un ordre artificiel, posé par une loi, un programme, un
règlement 29 », l’observation des pratiques familiales exigeait de reconnaître
l’existence d’un ensemble réglé de comportements qui n’était pas réglementé.
En examinant ces réflexions sur les « moyens de régénérer les mœurs de
la nation », on peut donc retracer l’émergence d’une forme de réflexivité irré-
ductible au savoir produit par les instances disciplinaires. Pour expliquer les
« résistances » que les individus opposaient aux « contraintes » qui « gên[aient]
leurs penchants 30 », une nouvelle volonté de savoir s’est développé, qui por-
tait sur le rôle joué par l’institution familiale dans la transmission des motifs
d’action et de pensée 31. Les « sciences de l’individu » élaborées par les tech-
niques disciplinaires ne permettaient pas d’appréhender cette normativité,
puisqu’elles portaient exclusivement sur le « corps naturel, porteur de forces
et siège d’une durée 32 ». Or l’obstacle qui empêchait la formation de nouvelles
« habitudes » n’était pas seulement « l’indocilité » des corps, mais le fait que
« l’éducation domestique » favorisait la « transmission des croyances » portées
par les dif­férents groupes d’ap­partenance 33. Cette réflexivité concernant la
transmission familiale de normes historiquement constituées exigeait l’essor
d’un type de pouvoir spécifique, qui ne visait pas à « séquestrer » les individus
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pour façonner leur comportement : il s’agissait de s’appuyer sur le contrôle
exercé par les groupes sur les actions et les pensées.
C’est ce que montre le fait que le rétablissement du droit d’enfermement
visait à renforcer le pouvoir exercé par le groupe familial : pour « dispenser le
pouvoir politique d’une extrême intensité », il semblait nécessaire de prendre
appui sur « l’autorité domestique 34 ». Tandis que la finalité des techniques disci-
plinaires était d’isoler les individus pour empêcher la formation d’un « groupe
qui deviendrait une force collective 35 », ce mode d’exercice du pouvoir tentait

28. Pierre Louis Roederer, Quelles sont les institutions propres à fonder la morale d’un peuple, 1797, in
Œuvres du comte P. L. Roederer, tome V, Paris, Imprimerie de l’Institut, 1857, p. 157.
29. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 181.
30. M. Lepeletier de Saint-Fargeau, Plan d’éducation nationale, op. cit., p. 12.
31. Comme nous allons le voir, le savoir protosociologique qui s’est développé concernant
la transmis­sion familiale des normes sociales était dispersé dans un vaste corpus, qui regroupe des trai-
tés d’économie politique, des ouvrages de philosophie pratique, mais aussi des contributions au débat
idéologique ou des commentaires de textes juridiques.
32. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 157.
33. Nicolas Halma, De l’éducation, Paris, Imprimerie nationale, 1791, p. 147.
34. P. L. Roederer, Quelles sont les institutions propres à fonder la morale d’un peuple, op. cit., p. 157.
35. M. Foucault, La Société punitive, Leçon du 21 mars 1973, op. cit., p. 218. 95
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de s’appuyer sur la famille, en lui confiant la tâche de faire « suivre, aimer et res-
pecter » la loi au sein de la sphère privée 36. Comme le montre cette réflexion, ce
type de pouvoir ne pouvait s’exercer qu’en s’appuyant sur des motifs d’action
déjà constitués : les révolutionnaires voulaient « compter sur l’orgueil des pères,
qui peuvent se croire intéressés à faire le mal, mais jamais à l’enseigner 37 ».
En examinant les raisons qui motivaient la création des tribunaux de
famille, on peut donc retracer l’essor d’un type de pouvoir inédit, que le
concept de discipline ne permet pas d’appréhender. L’intérêt stratégique
de cette forme de pouvoir était qu’elle permettait de faire l’économie de
l’impératif de visibilité qui caractérisait le « système panoptique ». Car les
différents projets de « régénération » s’accordaient pour reconnaître l’impos­
sibilité « d’espionner les foyers » : « l’enceinte domestique » apparaissait
comme un « sanctuaire inviolable à l’action de la puissance publique 38 ».
Contre l’hypothèse selon laquelle la famille aurait été elle-même « disci-
plinarisée » dans la modernité, on constate finalement l’émergence d’une
« rationalité politique » irréductible à l’alternative entre la discipline et la
souveraineté 39. Dans le cadre des discussions sur l’autorité familiale, l’indi-
vidu n’était pas seulement appréhendé comme un sujet de droit ou un corps
biologique : il était décrit comme un « être social », qui agit en référence aux
idéaux des groupes au sein desquels il a été formé 40.

La famille comme relais du pouvoir


gouvernemental
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Dans les débats que nous avons examinés, cette forme de pouvoir était
décrite comme un nouvel « art de gouverner les hommes », qui consiste
à « s’emparer de leurs passions pour les diriger vers un but proposé 41 ». Le
concept de gouvernement mobilisé par les révolutionnaires décrit le pou-
voir qu’il s’agissait d’exercer sur les « inclinations ». Or c’est précisément

36. Charles Philippe Toussaint Guiraudet, De la famille, considérée comme l’élément des sociétés, Paris,
Imprimerie Desenne, 1797, p. 22.
37. Jean-Baptiste Say, Olbie, ou Essai sur les moyens de régénérer les mœurs d’une nation, Paris, Imprimerie
de Crapelet, 1799, p. 9.
38. André Jean Simon Nougarède, L’étendue et les limites du pouvoir du père de famille dans une
République bien constituée, 1799, cité par : Anne Verjus, « L’homme de la Déclaration, un Pater Familias?
Le porteur de droits civils dans le concours de l’Institut sur l’autorité des pères en République (1798-
1801) », Revue en ligne ClioThemis, 3, 2010.
39. Pour une tentative de décrire la « disciplinarisation » de la famille moderne, on se reportera
notamment à : Philippe Fritsch, Isaac Joseph, Disciplines à domicile. L’Édification de la famille, Paris,
Revue du CERFI, 28, 1977. Malgré son ambition, ce travail se focalise finalement sur le contrôle exercé
a posteriori par l’Église ou par l’école sur l’action des parents. Sur la difficulté du modèle de la discipline
à appréhender l’évolution moderne des rapports familiaux, on se reportera à : Jacques Donzelot, La
Police des familles, Paris, éditions de Minuit, 1977.
40. P. L. Roederer, Quelles sont les institutions propres à fonder la morale d’un peuple, op. cit., p. 157.
41. P. L. Roederer, Œuvres du comte P. L. Roederer, tome VII, Paris, Imprimerie de l’Institut, 1858,
96 p. 228.
Généalogie du gouvernement de la famille

ce concept qui a intéressé Foucault à partir de la seconde moitié des années


1970. Comme le montre le fait que l’enquête élaborée dans Surveiller et punir
se limitait finalement à l’étude du système carcéral, le philosophe a rapide-
ment abandonné son ambition d’élaborer une « généalogie du fait social 42 ».
L’une des principales raisons de cet abandon est le fait que le modèle discipli-
naire, qui visait à renverser le dispositif juridicopolitique du contractualisme,
était resté focalisé sur le rapport entre l’État et le sujet. Contre le modèle qu’il
avait développé, Foucault a formulé cette objection, en remarquant que c’est
« l’État qui était finalement responsable [de la] mise en œuvre générale [des
différentes] technologies de pouvoir [qu’il avait] tenté de reconstituer 43 ».
En mobilisant le concept de « gouvernement », il s’agissait de rompre
avec une perspective statocentrée, pour se tourner vers les multiples rapports
de pouvoir qui « s’entrecroisent à l’intérieur de la société ». Dans Sécurité,
Territoire, Population, Foucault s’est tourné vers l’histoire de ce concept, en
montrant qu’il avait été mobilisé, à partir du xvie siècle, pour affirmer l’exis-
tence d’une « continuité » entre « l’art de gouverner la famille » et « la science
de bien gouverner l’État 44 ». Or on retrouve effectivement l’idée d’un « lien
fondamental » entre le « gouvernement de l’État » et le « gouvernement inté-
rieur des familles » dans les débats de la fin du xviiie siècle français 45. Pour
les révolutionnaires, tout le problème était de définir la nature du rapport
entre les « deux gouvernements 46 ». En retraçant le développement de cette
interrogation concernant l’articulation entre le pouvoir politique et l’auto-
rité domestique, il semble donc possible de réexaminer l’histoire du droit
d’enfermement. Comme nous allons le voir, le rétablissement du « droit
de correction » peut être finalement interprété comme l’indice d’un renverse­
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ment du rapport entre les « deux gouvernements ».
Pour montrer ce renversement, il importe de revenir brièvement sur
les raisons mobilisées par l’Assemblée constituante pour justifier l’abolition
des lettres de cachet. En mobilisant le discours de la souveraineté, la critique
des lettres de cachet ne visait pas seulement à dénoncer les « arrestations
par décret » : il s’agissait de renverser le fondement théorique qui permet-
tait de les justifier. Sous l’Ancien Régime, le droit d’enfermement reposait
sur l’idée selon laquelle la souveraineté du pouvoir monarchique était fon-
dée sur l’auto­rité domestique. En délivrant les ordres d’incarcération, le roi

42. On trouvera une présentation détaillée de ce projet et des raisons pour lesquelles il a été aban-
donné dans : Gildas Salmon, Archives de philosophie, 79-1, 2016,« Foucault et la généalogie de la socio-
logie », p. 79-102.
43. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 8 février 1978, Paris, Gallimard-Seuil,
2004, p. 123.
44. M. Foucault, ibid., Leçon du 1er février 1978, p. 96.
45. Charles Philippe Toussaint Guiraudet, De la famille, considérée comme l’élément des sociétés,
op. cit., p. 33.
46. Sur la problématisation du rapport entre les « deux gouvernements » à l’époque révolutionnaire,
on se reportera à : Geneviève Fraisse, Les Deux Gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Gallimard,
2001. 97
Mathurin Schweyer

mettait son pouvoir de coercition à la disposition de l’autorité paternelle,


dont « dérivait » théoriquement son « droit de souveraineté 47 ». Pour obtenir
l’abolition des lettres de cachet, le discours révolutionnaire visait à renver-
ser ce raisonnement, en montrant que l’autorité familiale reposait sur des
« conventions » instituées par la puissance publique : loin de constituer un
fondement naturel de la souveraineté étatique, l’autorité paternelle devait
être décrite comme une « institution civile » fondée sur la « loi politique 48 ».
C’est donc le fondement de la souveraineté qu’il s’agissait de questionner
pour abolir les lettres de cachet.
À la lumière des discours révolutionnaires sur le rapport entre les « deux
gouvernements », ce renversement opéré par le discours de la souveraineté
peut être interprété comme la manifestation d’un processus sous-jacent de
« gouvernementalisation ». Pour comprendre pourquoi l’autorité domes-
tique était conçue comme un prolongement de l’autorité politique, il importe
d’examiner la manière dont les relations de pouvoir internes à la famille ont
été « gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées
dans la forme des institutions étatiques 49 ». C’est le processus que Foucault
a retracé pour expliquer le « déblocage de l’art de gouverner » qui caractérise
la modernité, en montrant que la famille est passée du statut de « modèle »
à celui « d’instrument » : tandis que la famille constituait, à l’âge classique, un
« modèle de gouvernement » – puisque le souverain était conçu comme un
chef de famille, qui devait accorder une attention particulière à « chacun des
membres de la maisonnée » – l’institution familiale a été constituée, dans la
modernité, comme un « relais du pouvoir gouvernemental 50 ».
Selon le récit développé par Foucault, l’essor du « problème de la popu-
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lation » permet d’expliquer le fait que le modèle de la famille a été écarté.
À partir de la fin du xvie siècle, le développement de « l’État administratif »
– constitué comme un nouvel « appareil de savoir » – a fait émerger un « champ
de réalités nouvelles », en produisant une réflexivité inédite sur un ensemble
de phénomènes démographiques, épidémiques et économiques, grâce à
l’essor d’un savoir statistique sur la natalité, la maladie, ou encore la crimina-
lité 51. Ces phénomènes manifestaient l’existence d’une réalité « absolument
irréductible au cadre étroit de la famille », à savoir la « population ». Dans
la mesure où ces phénomènes se révélaient déterminés par un ensemble de
variables qui échappent à la codification, l’essor de cette réflexivité exigeait
de reconnaître l’existence d’une réalité qui résiste « à l’action volontariste du
Souverain ». C’est la raison pour laquelle une nouvelle forme de gouverne-

47. Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État, op. cit., p. 73.
48. Jacques Peuchet, art. « Enfant », in Charles Joseph Panckoucke, Encyclopédie méthodique,
Jurisprudence, Tome X, « Police et municipalités », Paris, 1791, p. 126.
49. M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1041.
50. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 1er février 1978, op. cit., p. 108-109.
98 51. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 15 mars 1978, op. cit., p. 280.
Généalogie du gouvernement de la famille

mentalité s’est développée, qui visait à opérer une « fonction de régulation


dans l’ordre de la réalité 52 ».
En examinant cette forme inédite de gouvernementalité, qui se pré-
sentait sous la forme de « dispositifs de sécurité », Foucault fut confronté
à une manière d’appréhender la normativité « exactement inverse » au
volontarisme de la discipline ou de la souveraineté. À la différence de la
« normalisation disciplinaire », qui consistait à poser une norme artificielle
pour « rendre les gens, les gestes conformes à ce modèle », la normalisation
opérée par les mécanismes de sécurité consistait à « partir du normal », afin
de repérer les normes qui structuraient la réalité observée 53. Tandis que les
dispositifs disciplinaires visaient à tout réglementer au sein d’un espace
clôturé, les dispositifs de sécurité fonction­naient grâce à « l’intégration per-
manente de nouveaux éléments », qu’il s’agissait de « faire jouer librement »
dans un cadre donné. Contrairement au concept de discipline, celui de
sécurité semble donc pertinent pour caractériser la manière dont le pouvoir
révolutionnaire appréhendait la transmission familiale des motifs d’action
et de pensée : plutôt que de « fabriquer » des normes de comportement, les
« mécanismes de sécurité » visaient à s’appuyer sur le « jeu spontané et réglé
du désir », afin d’orienter les actions pour tirer parti de leurs effets 54.
En mobilisant le modèle de la sécurité, il semble possible de caractériser
précisément le type de normalisation que les tribunaux de famille permet-
taient d’opérer. La création de ces tribunaux extrajudiciaires était motivée
par la volonté de « faire jouer » des mécanismes de coercition déjà institués :
pour « pallier l’insuffisance des lois, l’influence de la famille sur ses membres »
apparaissait comme le « supplément le plus naturel et le plus puissant 55 ».
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Tout l’enjeu était de parvenir à renforcer cette « influence » pour maximiser
ses effets : à la condition d’avoir des « effets politiques », le contrôle exercé
par le groupe familial pouvait se révéler « utile » pour le gouvernement 56.
C’est la raison pour laquelle il importait de confier à la famille un droit
de juger les individus qui dérogeaient par leur conduite à ses « mœurs et ses
opinions ». Tout l’intérêt de ce dispositif était qu’il permettait de régler les
comportements, sans imposer des prescriptions extérieures à l’institution :
le tribunal devait simplement garantir l’effectivité des normes produites par
le groupe familial pour régler les actions et les pensées.
Mais l’examen de ce mécanisme de coercition révèle l’émergence d’une
forme de gouvernementalité que le modèle centré sur la « population »
ne permet pas d’appréhender. Selon le récit de Foucault, la famille aurait
été constituée comme un « instrument du gouvernement » dans le cadre

52. Foucault, ibid., Leçon du 15 février 1978, op. cit., p. 152.


53. Foucault, ibid., Leçon du 25 janvier 1978, op. cit., p. 65.
54. Foucault, ibid., Leçon du 25 janvier 1978, op. cit., p. 75.
55. Guichard, Traité du tribunal de famille, contenant une instruction détaillée sur la compétence et les
fonctions de ce tribunal, considéré sous ses divers rapports, op. cit., p. 3.
56. Guichard, ibid. 99
Mathurin Schweyer

des campagnes sur la mortalité infantile, la vaccination ou la natalité :


« l’État demandait [avant tout] aux parents d’éviter la mort précoce [de
leurs] enfants 57 ». Malgré la centralité de cette préoccupation dans les textes
révolution­naires, qui visaient souvent à « éclairer les mères sur les soins et les
attentions salutaires 58 », l’histoire du droit d’enfermement permet de mon-
trer que la famille a été également constituée comme le relais d’une action
gouvernementale qui n’était pas centrée sur des normes vitales : ce sont des
normes sociales qu’il s’agissait de « faire jouer librement » dans le groupe
familial. La « réalité » que les dispositifs de sécurité visaient à « réguler » ne
révélait pas seulement la nécessité « d’intégrer la naturalité » à l’intérieur de
« l’artificialité politique 59 ». Elle révélait également la nécessité d’intégrer l’ef-
fectivité de normes sociales historiquement constituées.

De la population à la nation : une forme


non-libérale de gouvernementalité
En décrivant la formation des dispositifs de sécurité, Foucault retrace la
formation de la « rationalité libérale », c’est-à-dire d’une forme de gouverne-
mentalité qui articule la « naturalité de la population » et « l’artificialité des
moyens que l’on se donne pour la gérer 60 ». Dans la mesure où les réflexions
révolutionnaires sur l’autorité familiale montrent l’essor d’une réflexivité
gouvernementale concernant la production des normes sociales, il semble
nécessaire d’admettre également l’existence d’une forme non-libérale de
gouvernementalité dans la modernité 61. À la différence de l’économie poli-
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tique physiocratique que Foucault a examinée, les textes révolutionnaires sur
les « mœurs familiales » ne décrivent pas le « désir individuel » comme une
« donnée première ». Contre la naturalisation des motifs d’action, il s’agit
au contraire d’examiner le rôle joué par « l’éducation domestique » dans
la « formation des penchants et des inclinations 62 ». En se focalisant sur
l’artificialisme de la « normation » ou la naturalisation opérée par la « nor-
malisation », Foucault semble avoir négligé le développement de cette forme
spécifique de réflexivité.
Dans le cadre de son histoire du « gouvernement de la population »,
le philosophe était pourtant confronté à des dispositifs de sécurité qui

57. M. Foucault, Les Anormaux, Leçon du 5 mars 1975, Paris, Seuil-Gallimard, 1999, p. 213.
58. Lepeletier de Saint-Fargeau, Plan d’éducation nationale, op. cit., p. 7.
59. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 11 janvier 1978, op. cit., p. 23.
60. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Leçon du 10 janvier 1979, Paris, Seuil-Gallimard, 2004,
p. 213.
61. Ce constat soulève la question de savoir si Foucault a eu raison d’affirmer qu’il n’existe pas
de « rationalité gouvernementale du socialisme » (ibid., Leçon du 31 janvier 1979, p. 93).
62. Antoine Louis Claude Destutt de Tracy, Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple,
100 Paris, Imprimeur Agasse, 1797, p. 16.
Généalogie du gouvernement de la famille

visaient à « réguler une réalité » socialement structurée. Pour les physiocrates,


la « population » ne « variait » pas seulement avec « l’état des subsistances »
ou le climat : comme Foucault l’a montré, elle variait également avec les
« valeurs morales, les mœurs et les habitudes des gens », concernant par
exemple « l’éducation des enfants 63 ». Mais la focalisation sur le concept de
« population » impliquait de négliger la spécificité de cette forme de réflexi-
vité, en la considérant comme subordonnée à celle qui portait sur l’intrication
des normes biologiques et économiques. Grâce à l’examen des débats sur le
droit d’enfermement, l’objet de cette forme spécifique de réflexivité peut être
précisé : pour les révolutionnaires, il ne s’agissait pas seulement de « forti-
fier la population », mais surtout de « régénérer les mœurs de la nation », en
commençant par étudier les « manières particulières de voir et de sentir qui
forment son caractère 64 ». À la fin du xviiie siècle, c’est le concept de nation
qui était mobilisé pour désigner l’ensemble des « opinions » et des « usages »
qui échappent à la codification.
Dans le cours qu’il avait consacré quelques années plus tôt aux discours
sur la « guerre des races », Foucault avait repéré l’émergence de ce nouveau
« champ de réalités » à la fin du xviiie siècle français, en remarquant que le
« vocable de l’époque » désignait par le mot de nation un nouveau « sujet
historique », à savoir la « société […] qui a ses mœurs, ses usages, et même
sa loi particulière 65 ». Mais le corpus qu’il étudiait – constitué de textes de la
réaction nobiliaire – ne l’avait pas conduit à considérer ce concept comme
l’objet d’une forme spécifique de gouvernementalité. Dans les débats que
nous avons examinés, la « nation » était pourtant considérée unanimement
comme l’ordre de réalité à l’intérieur duquel il s’agissait d’intervenir pour
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« infléchir les volontés 66 ». À la différence de la population, la nation n’était
cependant pas seulement constituée comme l’objet du gouvernement : elle
était également appréhendée comme le sujet de l’action gouvernemen-
tale, puisque le pouvoir politique justifiait ses interventions en se référant
à la « volonté de la nation 67 ». C’est donc la formation d’un idéal d’autogouver-
nement que l’histoire du concept de « nation » permet de retracer.
Dans les débats sur la famille, l’intervention du gouvernement au niveau
des « mœurs » et des « opinions » était justifiée par la nécessité de garantir
la capacité de la nation à s’autogouverner, grâce à la transmission d’un code
normatif partagé par l’ensemble des membres de la société. Ce projet per-
met d’expliquer le fait que l’autorité familiale a été « gouvernementalisée »,

63. M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Leçon du 25 janvier 1978, op. cit., p. 73.
64. Claude Adrien Helvétius, Œuvres complètes de M. Helvétius, tome III, De l’Homme, section IV,
chapitre ii, Londres, 1777, p. 183.
65. M. Foucault, Il faut défendre la société, Leçon du 11 février 1976, Paris, Seuil-Gallimard, 1997,
p. 117.
66. Roederer, Quelles sont les institutions propres à fonder la morale d’un peuple, op. cit., p. 157.
67. Talleyrand, Rapport sur l’instruction publique au nom du Comité de Constitution, Paris, Imprimerie
Nationale, 1791, p. 5. 101
Mathurin Schweyer

c’est-à-dire constituée comme un relais du pouvoir politique, chargé de trans-


mettre les « mœurs nationales » au sein de la sphère privée. Mais l’analyse en
termes de « gouvernementalité » ne permet pas d’expliquer les raisons pour
lesquelles la « morale familiale » semblait pouvoir favoriser le développement
de « l’amour national 68 ». Comme le montrent les critiques des lettres de
cachet, les « sentiments domestiques » étaient souvent considérés, à la fin de
l’Ancien Régime, comme un obstacle à la formation du « sentiment patrio-
tique 69 ». Pour comprendre le processus de « gouvernementalisation » de
l’autorité familiale, il importe finalement d’expliquer ce renversement du rap-
port entre le groupe familial et le groupe national, en examinant le contenu
positif des normes en question dans les débats sur le « droit de correction ».

La morale familiale comme enjeu de conflit


entre la bourgeoisie et l’aristocratie
Malgré sa volonté de contourner systématiquement la conceptualité
sociologique, Foucault s’est finalement intéressé aux « systèmes de valeurs »
et aux « attentes collectives » qui se manifestaient à travers les lettres de
cachet. C’est ce que montre le livre qu’il a coécrit avec Arlette Farge concer-
nant les demandes d’enfermement de la fin du xviiie siècle français. Tandis
que le philo­sophe s’était focalisé auparavant sur les « rapports de pouvoir
[qui] passent à l’intérieur des corps sans être relayés par la représentation
des sujets 70 », il s’agissait dans ce travail d’examiner des pratiques discur-
sives de justification, afin d’appréhender la manière dont les individus se
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rap­portaient réflexivement aux « attentes de leur entourage 71 ». L’analyse
des lettres de cachet était motivée par la volonté d’identifier les normes
que les familles, « à travers le vocabulaire de l’honneur », tentaient à la fois
« de reconnaître elles-mêmes et de faire reconnaître par les autorités » : c’est
« la conscience de soi de la famille 72 » qu’il s’agissait d’analyser. À partir de
cette analyse, le contenu des normes qui était en question dans les débats sur
les « mœurs familiales » peut être précisé.
En étudiant les lettres de cachet, Foucault a montré que la référence à
« l’honneur » recouvrait une pluralité d’exigences normatives, qui étaient
portées par des groupes différents au sein de la société. Tandis que les groupes
aristocratiques visaient à défendre ce qu’ils estimaient « attaché au privilège de
leur sang », ceux qui n’avaient pas de privilège à faire valoir se référaient aux

68. Bigot de Préameneu, Présentation au corps législatif du projet de loi sur la correction paternelle,
op. cit., p. 135.
69. Mirabeau, Des lettres de cachet et des prisons d’État, 1778, p. 73.
70. M. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », Dits et écrits, tome II,
Paris, Gallimard, 2001, p. 232.
71. Michel Foucault, Arlette Farge, Le Désordre des familles, Paris, Gallimard/Folio, 2014, p. 203.
102 72. M. Foucault, A. Farge, ibid., p. 240.
Généalogie du gouvernement de la famille

« règles plus générales de la morale 73 ». L’administration royale était confrontée


au fait que les « gens du monde » et les « plébéiens » avaient « différents préju-
gés 74 ». Plus précisément, la dif­fi culté était soulevée par le fait que les « familles
bourgeoises » considéraient « certaines fautes » que « les gens de condition »
estimaient « pardonnables » comme des « délits qu’on ne peut excuser ».
Ces « familles obscures » voulaient faire en sorte que leurs « mœurs simples »
deviennent « celles de toute la nation 75 ». Pour comprendre pourquoi l’autorité
familiale a été constituée comme une instance chargée de garantir la forma-
tion des « mœurs nationales », il importe d’examiner précisément le contenu
de cette opposition entre les normes de la bourgeoisie et celles de l’aristocratie.
Pour les groupes aristocratiques, les lettres de cachet permettaient
d’enfermer le « gentilhomme dont la conduite déroge à sa naissance 76 ».
Le pouvoir de coercition détenu par l’autorité familiale était utilisé pour
sanctionner l’individu qui menaçait l’honneur de la lignée, qui regroupait
l’ensemble des membres de la parenté. C’est la structure lignagère des familles
aristocratiques qui permet d’expliquer le fait que les « sentiments familiaux »
étaient souvent considérés, à la fin de l’Ancien Régime, comme un obstacle
au dévelop­pement du « sentiment patriotique 77 ». Pour les groupes aristo-
cratiques traditionnels, « dont la fierté et la prétention à une valeur spéciale
reposaient sur les ancêtres de leur famille », l’appartenance à la lignée primait
sur l’appartenance nationale 78. Mais les lettres de cachet n’étaient pas seule­
ment utilisées pour préserver l’honneur de la lignée : comme le montrent
les demandes d’enfermement de la fin du xviiie siècle français, une nouvelle
conception de « l’honneur familial » commençait à se développer, qui était
centrée sur « l’impératif d’éduquer ».
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Au sein de la bourgeoisie, « l’honneur des familles » n’exigeait pas seule­
ment que la « réputation ne soit pas entachée par les enfants » : il exigeait que
ces enfants soient désormais « bien éduqués ». En tant « qu’élément de l’ordre
public », la « bonne éducation » devait « intéresser le gouvernement 79 ». En
s’écartant de l’analyse généalogique pour adopter un point de vue socio­
historique, on comprend finalement pourquoi la famille a pu être constituée
comme un « relais du pouvoir gouvernemental » : la « gouvernementalisa-
tion » de l’autorité familiale se révèle liée à l’évolution de la structure des
rapports entre les groupes au sein de la société. Pour les classes bourgeoises,
l’institution familiale, qui reposait sur le couple parental, n’avait pas pour

73. M. Foucault, A. Farge, ibid., p. 213.


74. M. Foucault, A. Farge, ibid., p. 431.
75. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, Mémoire inédit sur les lettres de cachet,
adressé à Louis XVI en 1789, cité dans M. Foucault, A. Farge, Le Désordre des familles, op. cit., p. 432.
76. Malesherbes, ibid.
77. Maximilien Robespierre, « Sur le droit de tester » (1793), in A. Vermorel, Œuvres de Robespierre,
Paris, F. Cournol, 1866, p. 182.
78. Norbert Elias, Les Allemands, « Digressions sur le nationalisme », Paris, Seuil, 2017, p. 191.
79. M. Foucault, A. Farge, Le Désordre des familles, op. cit., p. 215. 103
Mathurin Schweyer

fonction la transmission d’un statut hérité. Il ne s’agissait pas de former


un individu capable d’adopter une position déterminée par ses rapports de
parenté, mais de former un « bourgeois », c’est-à-dire un « citoyen capable
de tout embrasser 80 ». L’évolution du mode de reproduction de la structure
sociale, liée à l’émergence d’une mobilité sociale de marché, exigeait la
transmission de valeurs et de capacités permettant d’occuper virtuel­lement
l’ensemble des positions au sein de la société.
Dans cette perspective, la logique de l’honneur devait finalement s’in-
verser : « l’honneur des familles » devait désormais se mesurer à l’aune de la
capacité des parents à accomplir un « devoir d’état », fondé sur une concep-
tion partagée des obligations sociales qui règlent les rapports de parenté.
Comme les obligations n’étaient plus fondées sur la référence à « cette lignée »
mais sur « l’idée de la famille en tant que telle », le code moral qui s’était déve-
loppé au sein de la bourgeoisie permettait de juger l’ensemble des groupes
à l’aune de critères partagés 81. Pour comprendre le rétablissement du droit
d’enfermement, c’est la conception bourgeoise de « l’honneur familial »
qu’il importe d’examiner : l’instauration de la « correction paternelle » ne
visait pas à préserver « l’honneur du groupe » de parenté qui prévalait dans
le « système de castes ». Il s’agissait de garantir la formation d’un « sentiment
d’honneur » qui devait être partagé à l’échelle de la société 82. Depuis l’accès
aux positions dominantes des classes bourgeoises, qui avaient « fondé leur
fierté et leur prétention sur les ancêtres de leur nation 83 », l’autorité familiale
ne devait plus s’exercer au nom du groupe lignager : elle devait s’exercer au
nom du groupe national. C’est la raison pour laquelle les parents pouvaient
être considérés comme des « fonctionnaires de la société familiale 84 ».
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De la généalogie à la sociologie :
le problème du nominalisme
Pour comprendre le processus de gouvernementalisation de l’autorité
familiale, il semble donc nécessaire d’examiner les conflits entre les groupes
qui s’affrontaient au sein de la société. À la lumière de ce constat, la critique
foucaldienne des sciences sociales peut être réexaminée. Au moment d’éla-
borer sa « généalogie du fait social », c’est le « fonctionnalisme sociologique »

80. Nicolas Restif de la Bretonne, L’École des pères, tome I, Paris, 1776, p. 29.
81. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 180, Paris, PUF, 2018, p. 346
(souligné par l’auteur).
82. Jacques de Maleville, De la puissance paternelle sur la personne des enfants, 1803, in Pierre Antoine
Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, tome X, op. cit., p. 486. Sur la critique du
« système de la distinction des castes », on se reportera également à l’intervention de Maleville dans
la discussion concernant le mariage dans : Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil,
tome IX, Paris, Imprimerie Tilliard, 1836, p. 104.
83. N. Elias, Les Allemands, « Digressions sur le nationalisme », op. cit., p. 180.
104 84. Émile Durkheim, « Le suicide égoïste », in Le Suicide, Paris, PUF, 1967, chapitre iii, p. 231.
Généalogie du gouvernement de la famille

que Foucault entendait dénoncer, c’est-à-dire le fait de « masquer les rapports


de pouvoir sous des mécanismes sociaux », en rapportant l’exercice de la
coercition à l’effet d’une conscience partagée à l’échelle de la société 85. Pour
dévoiler les stratégies politiques dissimulées par l’analyse sociologique, il
semblait nécessaire de refuser l’idée selon laquelle les normes constitueraient
« une production de la réalité sociale 86 ». Pourtant, l’adoption d’un point de
vue sociohistorique n’implique pas de négliger la conflictualité politique.
Comme le montrent les débats sur « l’honneur familial », ce sont les normes
portées par les différents groupes qui constituaient l’enjeu des conflits poli-
tiques que nous avons examinés.
Contre l’idée selon laquelle il serait nécessaire de « déréaliser » les
normes sociales pour dévoiler leur « usage pratique » et leur « polyvalence
tactique 87 », il semble au contraire indispensable de reconnaître l’existence
de normes immanentes aux pratiques pour comprendre les luttes politiques.
Car l’adoption d’une perspective sociologique n’implique pas de considérer
a priori les normes comme « bienfaisantes », « intégratrices » et unifiées : elle
permet de comprendre les « conflits résultant du caractère contradictoire des
normes » portées par les différents groupes au sein d’une société donnée 88.
Dans La Société punitive, Foucault affirmait que la tâche du discours généa-
logique était de dévoiler l’existence de « stratégies parfaitement calculées et
maîtrisées de pouvoir, là où les sociologues ne voient que le système muet
ou inconscient des règles 89 ». Comme le montre la production d’une réflexi-
vité gouvernementale sur les normes sociales dans le cadre des débats sur
l’autorité familiale, c’est pourtant précisément la connaissance du « système
inconscient des règles » qui conditionne la possibilité de leur usage pratique
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à des fins politiques.
À la lumière de ce constat, la méthode de la « pratique historico-
philosophique » développée par Foucault peut être interrogée. L’ambition de
cette pratique était de parvenir à « désubjectiver la question philosophique »
– c’est-à-dire la question “qui suis-je?” – par le « recours au contenu histo-
rique 90 ». L’adoption d’une perspective historique était motivée par la volonté
« nominaliste » de rapporter les idéalités à des « situations stratégiques com-
plexes au sein d’une société donnée 91 ». C’est le travail de Paul Veyne sur
la famille romaine que le philosophe invoquait pour montrer la possibilité

85. M. Foucault, La Société punitive, Leçon du 3 janvier 1973, op. cit., p. 17.
86. Stéphane Legrand, Les Normes chez Foucault, Paris, PUF, Collection « Pratiques théoriques »,
2007, p. 306.
87. S. Legrand, Les Normes chez Foucault, op. cit., p. 6.
88. N. Elias, Les Allemands, « Digression sur le nationalisme », op. cit., p. 211. On trouve déjà cette
idée chez Durkheim, comme le montre son analyse des « conflits de forces sociales » qui ont pour enjeu
l’émancipation de l’individu. É. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 2010, p. 99.
89. M. Foucault, La Société punitive, Leçon du 28 mars 1973, op. cit., p. 239.
90. M. Foucault, Qu’est-ce que la critique?, op. cit., p. 48.
91. M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 123. 105
Mathurin Schweyer

de développer une critique des « universaux historiques 92 ». Dans le cadre


de ce travail, la critique de l’abstraction du concept de « morale chrétienne »
reposait sur une analyse des rapports entre les classes au sein du Haut-Empire
romain, qui visait notamment à rapporter l’unification des « différentes
morales propres aux divers statuts sociaux » à l’évolution des formes d’accès
à la propriété 93. Comme le montre ce travail historique, la « méthode nomi-
naliste » semble devoir elle-même reconnaître l’existence de normes portées
par les groupes en conflit au sein de la société.
Tout le problème semble finalement celui de savoir si le nomina-
lisme doit être centré sur le « corps biologique » pour éviter l’écueil de
l’idéalité philo­sophique, ou s’il faut plutôt considérer que ce sont les rap-
ports entre les groupes qui constituent le niveau pertinent de l’analyse
« historico-philosophique 94 ». Or ce choix méthodologique semble lui-
même reposer sur un diagnostic historique. Comme le montre le concept de
« société disciplinaire », la généalogie foucaldienne a développé un diagnostic
historique identique à celui de la philosophie politique classique, en affir-
mant que le processus moderne d’individualisation se caractériserait par une
dissolution du rôle joué par les groupes d’appartenance dans la constitution
sociale de l’individualité. Selon cette conception, l’individu ne serait plus
formé en tant que « membre d’un groupe » qui exerce un « contrôle moral et
social ». Dans la modernité, il serait désormais contrôlé par des « instances de
surveillance » distinctes des groupes traditionnels d’appartenance 95.
Comme le montre le renversement de « l’honneur familial » que nous
avons examiné, le processus moderne d’individualisation semble pourtant se
caractériser par une reconfiguration – et non par une disparition – des liens tra-
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ditionnels d’appartenance. Pour « désubjectiver la question philo­sophique »
de l’identité du sujet dans la modernité 96, c’est cette reconfiguration qu’il
importe d’analyser. Bien que l’individu moderne n’ait plus « directement
conscience de lui-même » en tant que « membre du groupe familial », il per-
siste à s’identifier à l’idéal du groupe d’appartenance au sein duquel il a été
socialisé : il s’agit désormais d’un idéal partagé à l’échelle de la société natio-
nale, qui incite à « rechercher la satisfaction de ses aspirations personnelles
par ses propres qualités 97 ». À la lumière de ce constat, l’hypothèse généa­
logique d’une production disciplinaire des individus dans la modernité peut

92. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, « Résumé du cours », op. cit., p. 323.


93. Paul Veyne, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire romain », Les Annales, 33/1, 1978,
p. 35-63. Foucault a mobilisé cette analyse pour expliquer l’essor de la famille conjugale durant l’Anti-
quité romaine. M. Foucault, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1997, p. 99.
94. Étienne Balibar, « Marx ou Foucault : l’enjeu du nominalisme », Michel Foucault philosophe.
Rencontre internationale, Paris 9-11 janvier 1988, Paris, Seuil, 1989, p. 75.
95. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, 2001,
p. 613.
96. M. Foucault, Qu’est-ce que la critique?, op. cit., p. 33.
97. N. Elias, La Société des individus, tr. J. Etoré-Lortholary, « Les transformations de l’équilibre
106 ‹Nous-Je’ », Paris, Fayard, 1991, p. 263.
Généalogie du gouvernement de la famille

être récusée : dans la mesure où la disparition de la famille comme « modèle


de gouvernement » n’a pas impliqué une dissolution du rôle joué par l’insti-
tution familiale dans la formation du sujet, il faut finalement reconnaître que
l’individualité moderne est socialement instituée par des normes historique­
ment constituées.

mathurin.schweyer@ehess.fr

Résumé
À la fin de Surveiller et Punir, Foucault
indique qu’il faudrait étudier les dé-
bats révolutionnaires sur le droit des
parents à faire enfermer leurs enfants,
pour prolonger son analyse de la disci-
pline comme « forme de société ». Cet
article se propose d’étudier ces débats,
Abstract
en retraçant la manière dont l’autorité
familiale a été constituée comme forme At the end of Surveiller et Punir, Foucault
de pouvoir et objet de savoir, entre la fin indicated that it would be important
du xviiie siècle et le début du xixe siècle to study the revolutionary debates on
français. L’analyse des discours juri- the right of parents to have their chil-
diques, pédagogiques et politiques sur dren locked up, in order to build on
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l’autorité familiale permet de retracer his analysis of discipline as a “form of
l’émergence d’une forme inédite de society.” This article proposes to study
gouvernementalité, dont la spécificité these debates, by retracing the way in
ne peut être appréhendée qu’à la condi- which family authority was constitut-
tion de passer d’une approche généalo- ed as a form of power and an object
gique à une perspective sociohistorique of knowledge, between the end of the
sur les rapports entre les groupes qui 18th century and the beginning of the
s’affrontent au sein de la société. À la lu- 19th century in France. The analysis of le-
mière de ce constat, le problème du rap- gal, pedagogical, and political discourses
port entre la méthode de la « pratique on family authority allows us to retrace
historico-philosophique » et la méthode the emergence of a new form of govern-
de l’enquête sociohistorique peut être mentality, whose specificity can only be
réexaminé. apprehended if one moves from a gene-
alogical approach to a socio-historical
Mots-clés : famille, État, gouvernementali- perspective on the relations between the
té, Foucault, sociologie. groups in conflict within society. Con-
sidering this assessment, the problem of
the relationship between the method of
“historical-philosophical practice” and
the method of socio-historical inquiry
can be reexamined.
Keywords: family, state, governmentality,
Foucault, sociology. 107

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