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LE STATUT DE L'ÉPISTÉMOLOGIE SELON MEYERSON

Anastasios Brenner

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2007/3 Tome 70 | pages 375 à 384


ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.703.0375
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Le statut de l’épistémologie selon Meyerson

A NA S TA S I O S B R E N N E R
Université Paul Valéry-Montpellier III

La tradition française a longtemps été dominée par l’idée de l’unité du


savoir. Les origines de cette idée remontent sans doute à Descartes. Certes,
Ampère a proposé une distinction entre sciences cosmologiques et sciences
noologiques, préfigurant ainsi Dilthey. Mais Comte s’est opposé à cette
manière de classer les sciences, et c’est lui qui l’a emporté. La classification
comtienne des sciences a paru bien supérieure à celle de son adversaire 1 :
l’influence profonde du positivisme en France au XIXe a eu pour effet d’en-
raciner une conception unitaire de la science. À l’inverse, la tradition alle-
mande paraît dominée par l’idée d’une dichotomie entre
Naturwissenschaften et Geiteswissenschaften. Or l’influence allemande
conduira à un renversement de perspective en France : au cours du XXe siè-
cle, l’idée d’une dichotomie s’enracine. Chassé-croisé curieux, puisqu’au
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même moment on note la montée en puissance du positivisme et l’affirma-
tion de l’unité des sciences en Autriche par le Cercle de Vienne 2.
La question de l’unité ou non de la science ne trahit pas seulement une
vocation encyclopédique. Elle est liée à toute une série d’autres problèmes.
En effet, le débat ici recouvre ce qu’on entend par « explication ». Est-ce le
même type d’explication qu’on vise dans les sciences de la nature et dans
les sciences de l’homme? De nombreux philosophes et historiens se sont ins-
crits en faux contre une telle conception, en soulignant notamment la spé-
cificité de l’explication historique 3. Il reste à savoir si le style d’explication
adopté dans les sciences de la nature peut valoir dans un domaine où la
contingence figure de façon essentielle.

1. Comte admet une certaine autonomie entre les six sciences fondamentales qu’il distin-
gue, mais refuse toute dichotomie, 1830-1842, t. 1, p.29, 43, 190, 464. Cf. BRENNER, 2003b.
2. Neurath se réclame de Comte en ces termes: « Dans un certain sens, cette Encyclopédie
de la science unitaire continue aussi l’œuvre d’Auguste Comte », 1936, p. 59. Cf. KREMER-
MARIETTI, 2003.
3. Notamment W. H. Dray, J. Habermas et P. Ricœur.
376 Anastasios Brenner

Le problème se complique encore du fait qu’on peut constituer des dis-


ciplines en quelque sorte mixtes. Nous pouvons soumettre les sciences de la
nature elles-mêmes à une étude logique ou historique. En effet, la philoso-
phie des sciences et l’histoire des sciences en tant que disciplines soulèvent
des questions. On constate que les lois de la nature, qui prétendent expri-
mer des régularités immuables, sont découvertes au cours d’une histoire
pleine de péripéties. Le cheminement est parfois sinueux ; il y a des fausses
routes et des impasses. Si les sciences amènent un progrès croissant dans
l’ordre de nos connaissances, la progression elle-même est parfois heurtée et
étrange, avec des retours, des régressions et des pertes. Dans le domaine des
connaissances tout comme dans celui de la technologie, il faut accepter des
sacrifices. L’idée d’un progrès strictement cumulatif et rigoureusement
continu est un leurre. Mais il y a quelque chose de singulier à parler de la
découverte contingente de vérités nécessaires.
L’œuvre de Meyerson, rédigée à une époque de transformation profonde
dans le système des sciences, peut fournir un lieu d’observation privilégié.
Voici un penseur formé en Allemagne et qui s’est installé en France ; il se
situe au confluent de deux traditions. Je voudrais examiner ici comment
Meyerson conçoit le statut de l’épistémologie.

L’examen a posteriori
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Meyerson caractérise son but dans la « Préface de la deuxième édition »
d’Identité et réalité :

« Nous avons voulu, en suivant un programme tracé, mais non réalisé par
A. Comte, parvenir a posteriori à connaître les principes aprioriques qui diri-
gent notre pensée dans son effort vers la réalité. Dans ce but nous analysons
la science, non pas pour en extraire ce qu’on a considéré comme ses résultats
(comme l’ont fait souvent matérialistes et ‘philosophes de la nature’) et moins
encore pour nous inspirer de ses méthodes (ainsi que prétendent le faire les
positivistes), mais en la considérant comme la matière brute du travail, comme
un spécimen saisissable de la pensée humaine et de son développement » 4.

Ce que Meyerson propose n’est pas un matérialisme, ni une philosophie


de la nature, ni même un positivisme. Comment définir alors sa doctrine ?
Il ne s’agit pas de déborder la science pour produire une métaphysique, une

4. MEYERSON, 1908, p. VIII. Lange, Lasswitz et Mabilleau sont évoqués dans cet ouvrage
ainsi que Schelling et Oersted.
L’épistémologie selon Meyerson 377

vision du monde ou un programme politique. Son propos relève de l’épisté-


mologie, comme il le dit expressément. Meyerson veut cerner aussi précisé-
ment que possible les modalités de la connaissance scientifique. L’approche
consiste à recourir à l’étude historique et à l’analyse conceptuelle. Ce qui ne
l’empêche pas de s’inspirer de ses prédécesseurs, aussi bien en ce qui
concerne la méthode que la matière. Il est à noter que les doctrines qu’il évo-
que, dans ce liminaire, suggèrent, chacune à sa manière, une forme d’unité.
Il convient d’expliciter cette visée de conception unitaire.
Le but de Meyerson n’est pas de promouvoir une position matérialiste;
il cherche plutôt à dégager certaines tendances profondes de la pensée scien-
tifique :

« Ni Galilée, ni Descartes ne sont atomistes dans le sens propre du terme, et,


parmi les physiciens postérieurs, beaucoup d’entre ceux même qui déclarent
adhérer à cette doctrine en formulent les principes de manière fort diverse
[…]. Il est certain néanmoins que l’on peut réunir toutes ces conceptions sous
le terme de mécanistes et que leur fonds commun est considérable. En somme,
il ne semble point trop téméraire d’affirmer que les hypothèses mécanistes
sont nées avec la science et qu’elles ont fait, pour ainsi dire, corps avec elle
pendant toutes les époques où elle progressait réellement » 5.

Meyerson rejette également la Naturphilosophie. Mais il ne rejoint pas


pour autant la condamnation positiviste de la métaphysique. Les idées méta-
physiques peuvent exercer une influence bénéfique sur le développement de
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la science. Mieux, la science est pétrie d’éléments métaphysiques. En par-
lant de ce qui guide nos raisonnements analogiques, Meyerson écrit :

« On le voit clairement dans les étranges hypothèses des Naturphilosophen,


et c’est là ce qui a rendu si stériles leurs raisonnements. Cependant on ne sau-
rait prononcer ici un jugement trop absolu. Les analogies entre la nature et
notre entendement sont multiples et profondes » 6.

Accomplir le programme de Comte, c’est-à-dire élaborer une philosophie


des sciences fondée sur l’étude de leur développement effectif, telle est la
tâche que plusieurs penseurs de l’époque se sont assignée, et en premier lieu
Paul Tannery. Meyerson prolonge la voie ainsi ouverte, et nous pouvons
dresser un parallèle entre les deux auteurs. Contrairement à Comte, Tannery
et Meyerson n’ont aucune réticence à l’égard de l’érudition ; ils accordent
une tout autre importance aux origines grecques de la science. Meyerson,

5. MEYERSON, 1908, p. 91-92.


6. MEYERSON, 1908, p. 479. Cf. p. 458.
378 Anastasios Brenner

pas plus que Tannery, ne s’en tient à une conception restrictive de l’usage
des hypothèses. Non seulement ils s’intéressent tous deux aux doctrines
métaphysiques, mais encore ils admettent qu’elles peuvent avoir un impact
positif sur la science. En retour, la science permet d’enrichir, d’affiner les
discussions métaphysiques. Déjà Tannery n’excluait pas la possibilité de pro-
gresser dans la compréhension des grandes questions :

« En étudiant des êtres animés très inférieurs par rapport à nous […], on a
reconnu des individus accolés, soudés les uns aux autres, ayant une conscience
propre […] et qui, en même temps, constituent un ensemble général, un être
total, qui paraît doué d’une conscience commune. Si ces constatations ne sont
pas trompeuses, la science pourra au moins, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, préciser les conditions physiologiques pour la coexistence de ces
consciences individuelles en communication les unes avec les autres. La psy-
chologie peut profiter à son tour de ces travaux, et le concept de conscience
peut, à la suite, être élaboré plus complètement qu’il ne l’est aujourd’hui, arri-
ver à une certaine précision scientifique » 7.

La démarche scientifique consiste à « limiter » un problème, à le décom-


poser en différents aspects qu’on approfondit successivement. L’espoir
demeure de pouvoir un jour recomposer ces différents aspects, afin de par-
venir à une compréhension globale. On note que ni Tannery ni Meyerson ne
rejettent la psychologie, qui est devenue expérimentale dans la seconde moi-
tié du XIXe siècle. Ainsi, l’analyse du sujet connaissant se fait plus large et
plus profonde ; à la sociologie sont associées des perspectives psychologique
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ou anthropologique.
Meyerson ne cite pas souvent Tannery. Toutefois, il retrouve chez lui un
élément qui va dans le sens de sa conception. À travers une étude historique
précise de la science, Tannery montre, au gré de Meyerson, que :

« Au fond des principes de conservation il y a une formule plus générale, une


exigence de notre pensée, qui stipule la permanence de quelque chose à tra-
vers la variabilité des phénomènes, et que c’est là le véritable principe de cau-
salité ou d’explication scientifique » 8.

En effet, si nous prenons Pour l’histoire de la science hellène, nous pou-


vons lire :

« Tous les mouvements, quel que soit leur mode, sont des transformations qui
s’accomplissent d’après la loi d’une équivalence, et le but de la science est pré-

7. TANNERY, 1887, p. 194-195.


8. MEYERSON, 1908, p. 163.
L’épistémologie selon Meyerson 379

cisément d’établir ces équivalences, de spécifier par suite ce qui reste constant
et invariable au milieu du flux perpétuel des choses » 9.

Si Tannery se tourne vers l’Antiquité, il est manifeste que l’étude du


passé doit déboucher sur une meilleure compréhension de la science contem-
poraine.
Mais Meyerson s’appuie surtout sur les successeurs de Tannery, notam-
ment Duhem et Milhaud. À cet égard, son œuvre reflète bien les préoccupa-
tions de sa génération. Il est proche de Duhem par son continuisme histori-
que et son approche, alliant l’étude du passé et la spéculation philosophique,
présente des analogies avec celle de Milhaud. Cependant, Meyerson inter-
vient tardivement sur la scène philosophique. Son premier livre Identité et
réalité est publié en 1908, et il est soucieux de tenir compte des débats anté-
rieurs. Il n’est dès lors pas étonnant de découvrir des ressemblances plus
grandes avec des penseurs un peu plus jeunes, notamment Abel Rey, qui,
par ses critiques, amorce le reflux du positivisme et propose une reformula-
tion du réalisme. Il défend également avec vigueur l’atomisme. Abel Rey
adopte une définition plus large de la science que Milhaud; il s’éloigne davan-
tage du positivisme, en soulignant l’importance du mythe et de la religion
dans la pensée scientifique :

« En union avec tout un mouvement d’idée qui se devine chez les savants
contemporains, et les plus grands, nous avons été amenés à considérer que la
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Science est une évolution de la pensée au même titre que la pensée philosophi-
que qui n’en est souvent que la méditation […]. La Science est une pensée » 10.

La science réfléchit sur elle-même, sur ses méthodes et sur la valeur de


ses résultats. Elle devient philosophique. Abel Rey, tout comme Meyerson,
cherchent à saisir les tendances profondes de la raison humaine, l’évolution
de la pensée sur la longue durée.

Révolutions scientifiques et réflexion philosophique

Meyerson laisse percer la difficulté de la tâche entreprise. À propos de


l’histoire des sciences, dès l’avant-propos d’Identité et réalité, il prévient :
« Tous ceux qui connaissent un peu ce domaine savent combien il y reste à

9. TANNERY, 1887, p. 274.


10. A. REY, La science dans l’Antiquité, 1930-1948, vol. 2, p. 3.
380 Anastasios Brenner

faire » 11. Lorsqu’il revient sur la réception de son livre, dans la préface à la
deuxième édition, il reconnaît que « les fondements de la méthode n’avaient
pas été suffisamment aperçus » 12. Cela tient pour une part au contexte dans
lequel il écrit.
Il faut prendre la mesure du bouleversement qui marque le milieu du
XIXe siècle. Il touche au moins à trois domaines essentiels du savoir : l’arith-
métique, la géométrie et la physique. Il ne s’agit pas seulement de rempla-
cer un paradigme scientifique par un autre, mais par un processus plus large,
de sortir définitivement de la science classique pour tendre vers un nouvel
esprit scientifique. Telle est la situation que doit affronter Meyerson.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, Du cheminement de la pensée, il
note :

« On pourrait se demander […] s’il est vraiment indispensable en l’occasion de


s’adresser de préférence à la pensée scientifique. L’autre partie de notre savoir,
comprenant celui qu’en France embrassent les Facultés des lettres et de droit
et que les Allemands qualifient de ‘sciences de l’esprit’ ou ‘sciences de la cul-
ture’ (Geisteswissenschaften ou Kulturwissenschaften) ne pourrait-elle four-
nir, dans le même ordre d’idées, un champ d’études tout aussi fertile? » 13.

La question est rhétorique, et l’on sait que Meyerson cherche à « se ren-


dre compte du cheminement de la pensée commune en étudiant les procé-
dés que la science a mis en œuvre » 14. Il ne méconnaît pas la difficulté que
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sa méthode peut présenter pour le lecteur:

« Disons tout de suite que les inconvénients résultant d’une telle situation nous
paraissent bien moins marqués en France – où le contact entre la philosophie
et les sciences ne fut jamais complètement rompu et où il a été rendu de plus
en plus étroit depuis un demi siècle environ – que dans certains autres pays,
et surtout en Allemagne, où la rupture fut longtemps complète et n’est peut-
être pas encore entièrement réparée à l’heure actuelle ».

Cette remarque pourrait paraître étonnante aujourd’hui, car nous som-


mes habitués à juger la situation d’après des repères postérieurs : les
réflexions des physiciens allemands sur la relativité et les quanta, l’essor du
Cercle de Vienne et l’épanouissement de l’œuvre de Popper. Meyerson attire
l’attention dans ce texte sur un mouvement qui a commencé vers 1880, à

11. MEYERSON, 1908, p. XVI.


12. MEYERSON, 1908, p. VIII.
13. MEYERSON, 1931, p. XI.
14. MEYERSON, 1931, P. VIII.
L’épistémologie selon Meyerson 381

l’époque de sa formation. Sans doute pense-t-il aux travaux de Boutroux et


de Renouvier, suivis par ceux de Poincaré et de Duhem.
Ces indices permettent de préciser la position de Meyerson. Il critique
une séparation nette entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. Il
décrit favorablement le contexte français, caractérisé à l’époque par une
conception unitaire. Ses thèses s’inscrivent dans cet esprit: il pose une conti-
nuité entre la connaissance commune et la connaissance scientifique. Ainsi
écrit-il :

« Il devient évident qu’en formant ces concepts des objets extérieurs selon le
système du sens commun, notre entendement n’a pas suivi d’autres règles que
celles que nous lui avons reconnues en scrutant les procédés de la science » 15.

Son ambition est de parvenir à dévoiler les mécanismes généraux de l’es-


prit à partir d’une analyse de la science.
Mais la position de Meyerson n’est nullement réductionniste. A cet égard,
il se distingue à la fois de Comte et des positivistes logiques. Il ne cherche
pas à exclure la psychologie du champ de la science, admettant même l’in-
trospection, à condition que ses résultats soient contrôlés. Il ne veut pas non
plus privilégier une science particulière – la sociologie ou la logique. C’est
un projet d’unification modérée qu’il propose.
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La thèse de l’unité des sciences

On sait que la thèse de l’unité des sciences a été défendue par Mach :

« Pour qui pense […] à la réunion des sciences en un tout, il lui faut se mettre
à la recherche d’une représentation cohérente dans tous les domaines. Si nous
décomposons l’ensemble du monde matériel en éléments qui seraient aussi en
même temps des éléments du monde psychiques — ceux qu’en tant que tels
on nomme sensation —, et si de plus nous envisageons la recherche de la liai-
son, de l’articulation, de la dépendance mutuelle de ces éléments identiques
dans tous les domaines comme la seule tâche de la science, nous pouvons nous
attendre avec raison à ériger sur cette représentation une construction
moniste, et nous débarrasser de ce dualisme dommageable et fourvoyant » 16.

Mais la conception positiviste qui sous-tend cette tentative pose problème


à Meyerson. Or la thèse de l’unité des sciences est reprise par les positivis-

15. MEYERSON, 1908, p. 413.


16. MACH, L’Analyse des sensations, 1886, p. 274.
382 Anastasios Brenner

tes logiques. Tout d’abord, il s’agit pour eux de soumettre toutes les scien-
ces, aussi bien la physique que la sociologie, à un traitement uniforme. La
philosophie devient l’analyse du langage de la science, supposé unitaire. La
démarche prend progressivement de l’élan : on adopte un langage physica-
liste pour l’ensemble des sciences. Le physicalisme est tout d’abord une
réponse au problème de la nature des énoncés protocolaires – comptes-ren-
dus d’observation – censés servir de base aux énoncés théoriques. On aban-
donne le point de vue solipsiste de l’expérience vécue au profit du langage
des objets physiques. Neurath, qui développe cette thèse, propose la rédac-
tion d’une encyclopédie de la science unitaire. On peut faire état de divers
projets analogues à cette époque, et Neurath signale les travaux d’Abel Rey
et d’Henri Berr 17.
Mais il est clair que Meyerson n’emprunte pas la même voie que les rédac-
teurs du Manifeste du Cercle de Vienne. Si nous en doutions, il suffirait de
lire ce qu’il écrit à la fin de sa vie dans Du cheminement de la pensée:

« Il nous a paru utile de résumer ici l’ensemble de ces conceptions (qui sem-
blent jouir, en ce moment, d’une certaine vogue dans les pays de langue alle-
mande) précisément parce que, sur quantité de points essentiels, elles s’op-
posent complètement à celles que nous avons exposées dans nos livres
antérieurs et qui forment le fond du présent ouvrage » 18.

Meyerson promeut un autre modèle fait de circulation du savoir à travers


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les différentes disciplines. Son œuvre est encyclopédique, mais elle n’est pas
réductionniste.

Conclusion

En commençant, j’avais noté que l’influence profonde du positivisme


avait eu pour effet d’imposer longtemps la thèse de l’unité des sciences.
Cependant, le positivisme a fini par refluer, et cette thèse a été battue en brè-
che. Aujourd’hui le poids de la preuve incombe à ceux qui défendent l’unité.
Ian Hacking parle de « désunion des sciences – disunity of the sciences ». La
spécialisation s’accroît sans cesse, et les savoirs s’éparpillent – c’est entendu.
Devons-nous pour autant nous résigner à cette situation de fait? Il s’agit d’in-
terroger la tension entre la spécialisation sans cesse accrue et la nécessaire

17. NEURATH, 1936b, p. 198.


18. MEYERSON, 1931, p. 790.
L’épistémologie selon Meyerson 383

coordination des faits. En accentuant la désunion des sciences, le risque n’est


il pas de limiter le savoir ?
L’œuvre meyersonienne offre l’occasion de reprendre ces questions. Elle
fournit l’exemple d’un encyclopédisme souple : l’évolution continuelle du
savoir entraîne des déplacements de frontières, des alliances nouvelles.
Meyerson préconise la transposition des concepts et l’extension des métho-
des. On pourrait parler d’un cosmopolitisme épistémologique.
Au tournant des XIXe et XXe siècle, la classification des sciences propo-
sée par Comte est entièrement bouleversée. De nouvelles disciplines surgis-
sent à côté des enseignements anciens: logique mathématique, astrophysi-
que, chimie physique, pour n’en citer que quelques unes. La science
contemporaine n’a cessé d’accentuer cette tendance, et aujourd’hui nous
sommes portés vers une interdisciplinarité systématique. En fait, la classifi-
cation comtienne des sciences disparaît lorsque surgit cette réflexion singu-
lière que constitue l’épistémologie: les méthodes de la philosophie et de l’his-
toire sont désormais appliquées aux sciences exactes. Il est significatif qu’au
moment où l’institution moderne de l’université est créée en France, on s’ef-
force de mettre en place une collaboration entre facultés des lettres et facul-
tés des sciences, qui porte sur la question philosophique de la structure des
connaissances humaines et sur leur processus d’élaboration. Le statut de
l’épistémologie n’est pas facile à définir, peut-être parce que ce domaine tou-
che de près aux bouleversements du système des sciences. Il ne semble pas
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dépourvu d’intérêt d’interroger l’interdisciplinarité aujourd’hui à partir de
celle d’hier.

Bibliographie

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Gauthier-Villars, 1930.

Résumé : On souligne couamment la pluralité des sciences et la diversité de ses méthodes.


Devons-nous pour autant nous résigner à cette situation de fait ? Il s’agit d’interroger, à
partir de l’oeuvre meyersonienne, la tension entre la spécialisation sans cesse accrue et la
nécessaire coordination des faits. Cette oeuvre fournit l’exemple d’un projet encyclopédi-
que souple, dans lequel l’épistémologie permet de transcender les cloisonnements discipli-
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naires.
Mots-clés : Contingence. Encyclopédie. Épistémologie. Explication. Unité des sciences.

Abstract : Today, the burden of proof appears to rest on those who defend the unity of the
sciences. Yet, in scientific research, concepts and methods are transposed from one field to
another, and interdisciplinary approaches flourish. Meyerson provides the opportunity to
take up this issue once again. His work offers the example of a moderate unitary concep-
tion of science. It is encyclopedic but not reductionist.
Key words : Contingency. Encyclopedia. Explanation. Philosophy of science. Unity of
Science.

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