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Anastasios Brenner
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A NA S TA S I O S B R E N N E R
Université Paul Valéry-Montpellier III
1. Comte admet une certaine autonomie entre les six sciences fondamentales qu’il distin-
gue, mais refuse toute dichotomie, 1830-1842, t. 1, p.29, 43, 190, 464. Cf. BRENNER, 2003b.
2. Neurath se réclame de Comte en ces termes: « Dans un certain sens, cette Encyclopédie
de la science unitaire continue aussi l’œuvre d’Auguste Comte », 1936, p. 59. Cf. KREMER-
MARIETTI, 2003.
3. Notamment W. H. Dray, J. Habermas et P. Ricœur.
376 Anastasios Brenner
L’examen a posteriori
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« Nous avons voulu, en suivant un programme tracé, mais non réalisé par
A. Comte, parvenir a posteriori à connaître les principes aprioriques qui diri-
gent notre pensée dans son effort vers la réalité. Dans ce but nous analysons
la science, non pas pour en extraire ce qu’on a considéré comme ses résultats
(comme l’ont fait souvent matérialistes et ‘philosophes de la nature’) et moins
encore pour nous inspirer de ses méthodes (ainsi que prétendent le faire les
positivistes), mais en la considérant comme la matière brute du travail, comme
un spécimen saisissable de la pensée humaine et de son développement » 4.
4. MEYERSON, 1908, p. VIII. Lange, Lasswitz et Mabilleau sont évoqués dans cet ouvrage
ainsi que Schelling et Oersted.
L’épistémologie selon Meyerson 377
pas plus que Tannery, ne s’en tient à une conception restrictive de l’usage
des hypothèses. Non seulement ils s’intéressent tous deux aux doctrines
métaphysiques, mais encore ils admettent qu’elles peuvent avoir un impact
positif sur la science. En retour, la science permet d’enrichir, d’affiner les
discussions métaphysiques. Déjà Tannery n’excluait pas la possibilité de pro-
gresser dans la compréhension des grandes questions :
« En étudiant des êtres animés très inférieurs par rapport à nous […], on a
reconnu des individus accolés, soudés les uns aux autres, ayant une conscience
propre […] et qui, en même temps, constituent un ensemble général, un être
total, qui paraît doué d’une conscience commune. Si ces constatations ne sont
pas trompeuses, la science pourra au moins, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, préciser les conditions physiologiques pour la coexistence de ces
consciences individuelles en communication les unes avec les autres. La psy-
chologie peut profiter à son tour de ces travaux, et le concept de conscience
peut, à la suite, être élaboré plus complètement qu’il ne l’est aujourd’hui, arri-
ver à une certaine précision scientifique » 7.
« Tous les mouvements, quel que soit leur mode, sont des transformations qui
s’accomplissent d’après la loi d’une équivalence, et le but de la science est pré-
cisément d’établir ces équivalences, de spécifier par suite ce qui reste constant
et invariable au milieu du flux perpétuel des choses » 9.
« En union avec tout un mouvement d’idée qui se devine chez les savants
contemporains, et les plus grands, nous avons été amenés à considérer que la
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faire » 11. Lorsqu’il revient sur la réception de son livre, dans la préface à la
deuxième édition, il reconnaît que « les fondements de la méthode n’avaient
pas été suffisamment aperçus » 12. Cela tient pour une part au contexte dans
lequel il écrit.
Il faut prendre la mesure du bouleversement qui marque le milieu du
XIXe siècle. Il touche au moins à trois domaines essentiels du savoir : l’arith-
métique, la géométrie et la physique. Il ne s’agit pas seulement de rempla-
cer un paradigme scientifique par un autre, mais par un processus plus large,
de sortir définitivement de la science classique pour tendre vers un nouvel
esprit scientifique. Telle est la situation que doit affronter Meyerson.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, Du cheminement de la pensée, il
note :
« Disons tout de suite que les inconvénients résultant d’une telle situation nous
paraissent bien moins marqués en France – où le contact entre la philosophie
et les sciences ne fut jamais complètement rompu et où il a été rendu de plus
en plus étroit depuis un demi siècle environ – que dans certains autres pays,
et surtout en Allemagne, où la rupture fut longtemps complète et n’est peut-
être pas encore entièrement réparée à l’heure actuelle ».
« Il devient évident qu’en formant ces concepts des objets extérieurs selon le
système du sens commun, notre entendement n’a pas suivi d’autres règles que
celles que nous lui avons reconnues en scrutant les procédés de la science » 15.
On sait que la thèse de l’unité des sciences a été défendue par Mach :
« Pour qui pense […] à la réunion des sciences en un tout, il lui faut se mettre
à la recherche d’une représentation cohérente dans tous les domaines. Si nous
décomposons l’ensemble du monde matériel en éléments qui seraient aussi en
même temps des éléments du monde psychiques — ceux qu’en tant que tels
on nomme sensation —, et si de plus nous envisageons la recherche de la liai-
son, de l’articulation, de la dépendance mutuelle de ces éléments identiques
dans tous les domaines comme la seule tâche de la science, nous pouvons nous
attendre avec raison à ériger sur cette représentation une construction
moniste, et nous débarrasser de ce dualisme dommageable et fourvoyant » 16.
tes logiques. Tout d’abord, il s’agit pour eux de soumettre toutes les scien-
ces, aussi bien la physique que la sociologie, à un traitement uniforme. La
philosophie devient l’analyse du langage de la science, supposé unitaire. La
démarche prend progressivement de l’élan : on adopte un langage physica-
liste pour l’ensemble des sciences. Le physicalisme est tout d’abord une
réponse au problème de la nature des énoncés protocolaires – comptes-ren-
dus d’observation – censés servir de base aux énoncés théoriques. On aban-
donne le point de vue solipsiste de l’expérience vécue au profit du langage
des objets physiques. Neurath, qui développe cette thèse, propose la rédac-
tion d’une encyclopédie de la science unitaire. On peut faire état de divers
projets analogues à cette époque, et Neurath signale les travaux d’Abel Rey
et d’Henri Berr 17.
Mais il est clair que Meyerson n’emprunte pas la même voie que les rédac-
teurs du Manifeste du Cercle de Vienne. Si nous en doutions, il suffirait de
lire ce qu’il écrit à la fin de sa vie dans Du cheminement de la pensée:
« Il nous a paru utile de résumer ici l’ensemble de ces conceptions (qui sem-
blent jouir, en ce moment, d’une certaine vogue dans les pays de langue alle-
mande) précisément parce que, sur quantité de points essentiels, elles s’op-
posent complètement à celles que nous avons exposées dans nos livres
antérieurs et qui forment le fond du présent ouvrage » 18.
Conclusion
Bibliographie
BOUTROUX Émile (1874), De la contingence des lois de la nature, Paris, PUF, 1991.
BRENNER Anastasios, (2003), Les origines françaises de la philosophie des sciences, Paris,
PUF.
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M. BOURDEAU, J.-F. BRAUNSTEIN, A. PETIT (dir.), Auguste Comte aujourd’hui, Paris,
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Vrin, 1981.
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Neurath », dans A. PETIT (dir.), Auguste Comte: trajectoires positivistes, 1798-1998, Paris,
L’Harmattan, p. 189-204.
384 Anastasios Brenner
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— (1931), Du cheminement de la pensée, 3 vol., Paris, Alcan.
— (1936) Essais, Paris, Vrin.
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TANNERY Paul (1887), Pour l’histoire de la science hellène : de Thalès à Empédocle, Paris,
Gauthier-Villars, 1930.
Abstract : Today, the burden of proof appears to rest on those who defend the unity of the
sciences. Yet, in scientific research, concepts and methods are transposed from one field to
another, and interdisciplinary approaches flourish. Meyerson provides the opportunity to
take up this issue once again. His work offers the example of a moderate unitary concep-
tion of science. It is encyclopedic but not reductionist.
Key words : Contingency. Encyclopedia. Explanation. Philosophy of science. Unity of
Science.