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Entre études anciennes et anthropologie des savoirs :

qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?


Christian Jacob
Dans Dialogues d'histoire ancienne 2023/Supplément27 (S 27), pages 31 à 44
Éditions Presses universitaires de Franche-Comté
ISSN 0755-7256
DOI 10.3917/dha.hs27.0031
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Dialogues d’ histoire ancienne, supplément 27, 2023, 31‑44 – CC-BY

Entre études anciennes et anthropologie des savoirs :


qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?

Christian Jacob
Directeur de recherche émérite au CNRS, ANHIMA – UMR 8210, France
cjacob@ehess.fr
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Le colloque Les lieux du savoir dans l’Athènes démocratique témoigne d’un
changement de perspective sur certains des objets traditionnels des études anciennes,
et sur l’ancrage de ces études dans le paysage plus vaste des sciences sociales actuelles. Il
reflète en effet un déplacement du regard, des contenus de l’histoire des idées, des arts et
des techniques vers les conditions de leur genèse, de leur fabrication, de leur circulation
sociale et de leurs effets. On passe de l’histoire des idées, de l’histoire littéraire, de
l’histoire de l’art, de l’histoire des sciences à une contextualisation beaucoup plus fine
des œuvres et des artefacts. Qu’est-ce qui a rendu possibles ces œuvres, ces artefacts, ces
savoirs ? Quelles élaborations, quelles pratiques les ont produits ? Comment ces œuvres,
ces artefacts, ces pratiques font-ils lieu, sont-ils ancrés dans des lieux ?
La diffusion dans les sciences humaines et sociales de la notion de « savoirs »,
ces dernières années, témoigne également d’un changement de focale. Plus large que
la notion de sciences, la notion de savoirs englobe les savoir-faire du quotidien, les
techniques et les arts, les pratiques ordinaires et spécialisées, les gestes professionnels, les
champs de l’activité intellectuelle et lettrée, mais aussi le champ immense de la ritualité
et des pratiques religieuses. La notion de « savoirs » est de fait coextensive à la culture
tout entière, tant il est peu d’aspects d’une culture qui ne reposent sur des savoirs, de
la maîtrise de la langue et de ses registres aux arts de la main et aux savoir-faire, de
la maîtrise de l’espace et du temps aux savoirs sur le vivant et la matière, des savoirs

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des interactions sociales aux investigations les plus abstraites : le passé, l’invisible, les
concepts1.
La notion de savoirs ouvre ainsi un vaste champ d’enquête anthropologique, tant
sur leur formalité, les manières de les pratiquer, que sur leur répartition sociale, leurs
instruments et les artefacts qu’ils produisent, ce qu’ils permettent de fabriquer… et bien
sûr leurs lieux, les lieux où ils s’inscrivent, les lieux qu’ils construisent et articulent.
Le pluriel de « savoirs » me semble important, même si la déclinaison de leurs
mille variétés n’interdit pas de penser ce qui les rassemble et les unifie. Les savoirs d’une
société sont pluriels, ils sont partagés, ils font lien, mais ils créent également de multiples
archipels qui coexistent, se complètent, parfois aussi s’ignorent, voire se combattent. Si
les savoirs sont fédérateurs, ils sont aussi discriminants. Ils créent des communautés,
mais ils ont le pouvoir d’exclure ceux qui n’y ont pas accès.
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Se proposer d’étudier les savoirs de l’Athènes classique, c’est donc explorer
un vaste territoire, avec ses frontières, plus ou moins nettement tracées, mais aussi sa
géologie, ses couches profondes, qui ne reproduisent pas nécessairement les découpages
de surface. Ces recoupements sont évidemment fascinants et imposent à l’historien
une démarche stratigraphique, attentive aux indices de survivance, de permanence, de
résurgence, sous la surface des différences apparentes.
Considérer les savoirs au pluriel invite ainsi à les penser sur le mode d’une
cartographie plus que d’une hiérarchie, à décliner leurs acteurs et leurs pratiques dans
leur diversité, au-delà de la tentation anthologique qui ne retiendrait que les grands
noms des arts, des lettres et de la pensée. Et de fait, les savoirs athéniens ne se limitent
pas aux tragiques et à Thucydide, à Phidias et aux orateurs attiques. Il faut aussi y inclure
la foule des sans noms et des sans visages, les pédagogues, les pédotribes, les soldats et
les prêtres, les nourrices qui racontent des histoire d’ogresses aux enfants, les secrétaires
et les bouchers, les commerçants et les marins, les éphèbes qui ont joué au chasseur noir
et les spécialistes des sorts et des incantations, les guérisseurs et les musiciens, les acteurs
et les choreutes des festivals dramatiques, les magistrats et les citoyens à l’assemblée, et
tant d’autres encore. Les savoirs, ce sont aussi ceux des esclaves, spécialisés ou non, des
hommes, des femmes et des enfants, des métèques, ceux de l’agora ou du foyer, de la
ville et de la campagne, sans oublier la mer et les terres plus lointaines. Au fond, qui a

1
Je me permets de renvoyer à Jacob 2007, 2011, 2014. Pour la perspective anthropologique d’ensemble,
voir Adell-Gombert 2011. Et plus récemment, pour un ouvrage qui reprend et élargit les perspectives qui
sont les miennes : Bert, Lamy 2022.

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mis par écrit la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, qui a copié et recopié les textes des
poètes dramatiques athéniens ? Un monde de scribes, de copistes, d’archivistes, dont
nous ne savons pas grand-chose… Et il faudrait aussi, bien sûr, tenir compte du savoir
des dieux et des héros de la mythologie, qui d’ailleurs sont étrangement absents de ce
colloque, ou encore des savoirs pratiques des animaux, qui partagent avec les humains
et les dieux l’intelligence rusée de la mètis.
Ce sont les communications réunies dans ce volume qui vont approfondir cette
approche large des savoirs. En guise d’ouverture, je voudrais poser quelques jalons pour
cette exploration.
Trois repères essentiels me semblent marquer la feuille de route de l’anthropologie
des savoirs :
• le tournant matériel,
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• le tournant pratique,
• le tournant spatial.
Le tournant matériel correspond à une prise de conscience : même les savoirs
les plus éthérés, les plus intellectuels, les plus abstraits, s’appuient sur des objets, des
supports, des matériaux, des instruments2. Cette matérialité n’est pas un élément
accessoire et secondaire, mais au contraire détermine l’activité savante à laquelle elle est
associée, et bien sûr une part du sens des sources que nous interprétons aujourd’hui. Il
n’est pas d’activité savante cantonnée dans le pur monde des idées. Les gestes, les corps,
les matériaux en sont des dimensions essentielles.
J’ai souvent eu l’occasion de dire que l’un des éléments qui m’ont orienté vers
cette approche anthropologique a été le constat, dans mes lectures de jeunesse, d’une
forme de hiatus et de frontière hermétique entre les disciplines de l’interprétation,
disciplines nobles, portant sur le sens, l’esthétique, les contenus intellectuels des œuvres
antiques, et les disciplines considérées comme ancillaires, auxiliaires et secondaires,
portant sur l’histoire et la transmission, sur les conditions de production, sur la
matérialité codicologique, paléographique des textes vecteurs de ces œuvres. Dans
de grands ouvrages qui ont marqué nos études, dans le champ francophone, je pense
par exemple au volume collectif dirigé par Jacques Brunschwig, Geoffrey Lloyd et
Pierre Pellegrin, La pensée grecque3, mais aussi à l’histoire de la littérature grecque de

2
Pour une introduction générale, voir Miller 1988 ; Carlile, Langley 2013.
3
Brunschwig, Lloyd, Pellerin 2021.

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Jean Sirinelli, Les enfants d’Alexandre. La littérature et la pensée grecques, 345 av. J.‑C–
519 apr. J.-C.4, on chercherait en vain la moindre allusion au fait que les auteurs et
penseurs grecs utilisaient des tablettes de bois couvertes de cire ou des rouleaux de
papyrus, puis, à partir des premiers siècles de notre ère, des codices de parchemin,
et que du reste, le plus souvent, ils n’écrivaient pas eux-mêmes, mais dictaient leurs
textes à des scribes, et que la réception de ces œuvres ne prit que rarement la forme
de la lecture silencieuse et individuelle qui va de soi pour nous. Bref, on se trouverait
face à la littérature, à la pensée, dans leur intemporalité, leur évidence, sans que rien de
matériel ne vienne interférer avec ces monuments de la culture antique. On est dans un
champ herméneutique intemporel, dans une conception de la production intellectuelle
et littéraire qui isole les œuvres de leurs conditions de production.
Le tournant matériel met en évidence la médiation des objets, des supports,
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des outils, des instruments dans l’activité savante, lettrée, intellectuelle ou artistique.
La manière dont les textes sont inscrits, dont ces supports circulent, sont reproduits,
conservés, transmis, utilisés, n’est pas une dimension accessoire de l’intelligibilité des
œuvres. Pour reprendre la formule de Marshall McLuhan, le message, c’est le médium.
Selon qu’un texte est copié sur un rouleau de papyrus, inscrit sur une stèle de pierre,
sur un codex de parchemin, sur une tablette de cire réutilisable, gravé dans la mémoire
humaine, ou encore lu ou récité à haute voix, il revêt des sens différents, il se prête à des
usages et à une circulation différents5. On ne lit pas de la même manière un texte écrit
en colonnes sur un rouleau et un texte mis en page dans un codex. La manipulation, la
navigation, les repères visuels et tactiles, le découpage et l’organisation même du texte
diffèrent, et influent sur le processus d’écriture comme sur la lecture et les opérations
intellectuelles et parfois graphiques qui l’accompagnent.
La matérialité est tout aussi essentielle, qu’il s’agisse de comprendre les pratiques
et les instruments du sacrificateur, du sculpteur, du peintre sur vases, du fabricant de
parfums, du secrétaire de la Boulè ou de l’Assemblée, du préposé aux archives de la
cité, du choreute en charge de la mise en scène d’une tragédie lors des Dionysies. Que
produisent-ils ? Que manipulent-ils ? Quels sont leurs instruments ?
On ouvre ici le champ de l’ergonomie, du corps et des gestes, des sensations
tactiles et des objets qui déterminent des postures, des positionnements du regard,

4
Sirinelli 1993.
5
La prise en compte de ces aspects matériels pour comprendre le statut des textes antiques et médiévaux
est au cœur du beau livre de Ronconi 2022.

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de l’articulation des gestes, du regard, de la voix, de la mémoire, mais aussi des


outils qui donnent forme, volume, couleur. Comment parler du Parthénon ou de
l’Athéna de Phidias, sans évoquer les corps de métier en charge de l’extraction, de la
taille, de l’acheminement et du montage des blocs de pierres, de la construction des
échafaudages, des dispositifs d’assemblages et des inscriptions qui les organisent, des
plans architecturaux, des instruments de la mesure, de la sculpture et de la peinture ?
Comment parler de la céramique attique sans évoquer les fours de potier, les techniques
de cuisson, l’approvisionnement en argile, les instruments d’incision et de peinture, les
multiples acteurs impliqués, les esclaves, les chefs d’ateliers, les signataires des produits
finis et tous les acteurs en charge de la commercialisation et de l’exportation des vases ?
Ce tournant matériel est indissociable du tournant pratique6. Ce dernier repose
sur une évidence : il n’est pas de savoirs qui ne soient pas construits, qu’ils soient
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artisanaux, artistiques, littéraires ou conceptuels. On pourrait aussi ajouter les savoirs
politiques, juridiques, rituels ou administratifs. Cette construction ouvre la voie à deux
perspectives de recherche. La première explore le monde des acteurs, de leurs statuts,
de leurs formations, de l’acquisition et de la spécialisation de leurs compétences, de
leur légitimité à agir, bref de leurs sphères d’action. On a parfois la chance de disposer
d’une source qui documente un statut particulier, comme cette stèle d’une cité crétoise
qui affichait aux yeux de tous le contrat de travail du scribe Spensithios, en précisant ses
droits et ses obligations, ce que la cité attendait de lui, mais aussi les garanties que la cité
pouvait lui offrir, à lui et à sa descendance7. La dimension juridique et publique d‘un
tel contrat de travail est évidemment essentielle. On entre là dans une sociologie des
acteurs et des fonctions, qui ne peut s’affiner qu’en reposant sur une prosopographie
des personnes qui interviennent dans différentes arènes sociales. L’épigraphie est
une source fondamentale pour comprendre les statuts, les trajectoires, les fonctions
des médecins des cités, des philosophes et grammairiens, des architectes et artistes,
de tous ces acteurs des savoirs dont beaucoup ne sont connus qu’à travers les décrets
honorifiques évoquant leur passage et leur activité dans un lieu et à un moment donnés.
La seconde perspective de recherche porte sur les pratiques elles-mêmes, sur
ce qu’on pourrait appeler les savoir-faire. Il n’est pas d’œuvre, artisanale, artistique,
rituelle, lettrée, savante, qui ne repose sur des savoir-faire, des séquences de gestes qui en
ont rendu possible l’élaboration, qui en garantissent ou en légitiment l’efficacité, mais

6
Pour une approche d’ensemble, voir Pickering 1995 ; Schatzki, Knorr-Cetina, Savigny 2001.
7
Ruzé 1973.

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aussi la conformité à des normes sociales. Il s’agit en quelque sorte pour l’historien de
procéder à un retro-engineering à partir de l’artefact final pour mettre en évidence les
étapes de sa production, les opérations qui l’ont produit. Si l’on s’engage dans cette
démarche génétique, un récit historiographique, une description géographique, un
traité médical, un poème lyrique, un discours de logographe, plaidoyer ou réquisitoire,
un texte de loi, une tragédie, une comédie, un dialogue philosophique peuvent révéler
l’atelier et les procédures qui les ont rendus possibles. Au fond, il n’est pas d’œuvre ni
d’artefact sans atelier, qu’il s’agisse d’un atelier matériel, ou d’un atelier discursif et
intellectuel, la frontière entre les deux, du reste, étant parfois difficile à tracer.
Dans mes travaux antérieurs, je me suis intéressé, par exemple, à l’atelier
d’Hécatée de Milet ou d’Hérodote, ou encore des généalogistes et logographes qui ont
essayé de mettre en forme, d’organiser les traditions grecques sur le passé, lointain ou
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proche, local ou régional8. Je n’évoque ici que la période classique, car mes recherches
ont ensuite porté principalement sur la période hellénistique et impériale. Comment
fait-on, concrètement, pour écrire une description de la terre habitée (ou la dessiner
– on connaît l’ambiguïté du terme graphein) ? Comment fait-on pour mettre en
ordre les traditions des cités et des sanctuaires grecs sur leur passé, comment fait-on
pour situer dans le temps les héros mythiques et articuler les généalogies familiales
dans une chronologie englobante et obéissant à ses propres critères de mise en ordre ?
Comment collecte-t-on des informations empiriques de multiples sources, comment
les recoupe‑t‑on et les critique-t-on, comment les réorganise-t-on dans un nouveau
texte, selon de nouveaux critères de cohérence ? Comment déroule-t-on le fil d’un tour
de la terre, suivant le rivage de la Méditerranée et explorant l’intérieur des terres lors de
différents points d’étapes, ou comment synchronise-t-on les différentes branches des
généalogies mythiques ?
Le tournant pratique invite à considérer non seulement des opérations techniques
et manuelles, mais aussi des opérations discursives et intellectuelles : mettre en ordre,
comparer, critiquer, synthétiser, homogénéiser, rendre commensurables, articuler,
enquêter, raisonner, mettre en mots, adapter la langue grecque à ce que l’on veut exprimer
et forger si nécessaire un vocabulaire technique approprié. Et il faut bien sûr prendre
en compte aussi les pratiques sociales : débattre, enseigner, persuader, valider, publier…
On est ainsi en présence de chaînes opératoires articulant des pratiques techniques,
intellectuelles et sociales selon des scénarios spécifiques aux différents champs de savoir

8
Jacob 1988, 1994, 1997.

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– la médecine, la sophistique, la philosophie, l’historiographie, la grammaire, etc.


Certaines de ces pratiques sont communes à plusieurs savoirs, voire à tous les savoirs,
d’autres sont plus spécialisées, et l’anthropologie des savoirs a précisément pour objet
d’observer leur entrelacement.
Très concrètement, je me représente cette étape sous la forme de gestes, de choix,
de décisions, parmi de multiples options, dans un espace de triage, de montage, de
construction. J’aime à considérer les textes antiques comme des ateliers, dont il faut
parfois trouver, voire forcer un peu la porte pour prendre la mesure de toute l’activité
qui les a produits. Qu’il s’agisse d’un discours de logographe, d’une tragédie ou d’une
comédie, d’une performance de sophiste, ou de traités écrits par des historiens, des
philosophes, des médecins, des physiciens, des polymathes, des grammairiens, pour me
limiter au monde des savoirs confiés à l’écrit, on peut observer des chaînes d’opération
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et de transformation, depuis les données initiales jusqu’à leur élaboration discursive
finale et à leur mise en circulation sociale. La structure logique d’une argumentation, la
mise en débat de thèses contradictoires, la construction d’un récit ou d’une description,
le tissage des significations métaphoriques, l’appui sur des sources, des informateurs,
voire une bibliothèque disciplinaire, la conquête de l’évidence, de la preuve, de la vérité
sont autant d’étapes d’un processus qui sous-tend la production de tout discours et
détermine ses effets.
Ce faisant, l’instance auctoriale, ou plutôt l’instance énonciative (car un texte n’a
pas forcément un auteur, mais toujours un énonciateur, même implicite) peut utiliser
différents outils, l’analogie, le syllogisme, l’étymologie, le calcul, la schématisation,
différents matériaux, des témoignages directs, indirects, différents critères de vérité,
l’autopsie, l’ouï-dire, la tradition, le sens commun, ou une opinion personnelle. Elle
peut s’appuyer sur des livres, des citations, des évidences matérielles, des observations
empiriques. Elle peut aussi convoquer des témoins et des alliés, des sources fiables, des
autorités, des arbitres au-dessus de tout soupçon. Cette dimension d’arbitrage est au
centre des textes de l’éristique judiciaire, il me semble que sa théorisation dans les traités
rhétoriques attribués à Aristote a joué un rôle essentiel dans certains traités savants
de l’époque hellénistique et impériale, comme l’Histoire de Polybe ou la Géographie
de Strabon. L’atelier du géographe est aussi un tribunal, devant lequel passent les
prédécesseurs, les sources et les informateurs, sommés de présenter leurs titres de

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créance et leurs témoins de moralité, à défaut de pouvoir se prononcer sur la vérité et


la validité de leurs informations, des lieux et des distances renfermés dans leurs traités9.
Le tournant pratique invite donc à ouvrir un large spectre, depuis les pratiques
manuelles et techniques, jusqu’aux pratiques sociales, en passant par les pratiques
intellectuelles et les pratiques discursives, orales ou confiées à l’écrit. Il est peu d’activité
savante, au sens large que nous donnons à ce terme, qui ne traverse pas la totalité de
cet arc, selon des angles et des degrés de profondeur particuliers. La main pense. Et
l’intellect manipule. Il n’est pas de gestes sans intelligence ni d’intelligence sans
maniement d’objets, que ces objets soient matériels, conceptuels ou discursifs.
Le troisième tournant est le tournant spatial. L’espace et ses multiples
dimensions sont davantage que des éléments de contextualisation des pratiques et des
acteurs de savoirs : ce sont des éléments qui déterminent ces pratiques, ces acteurs, et par
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conséquent les savoirs eux-mêmes10.
Il nous faut prendre en compte plusieurs paramètres. D’abord, la variété des
échelles. Ensuite la diversité des types d’espaces concernés. Enfin les multiples manières,
statiques ou dynamiques, de faire lieu. Ces trois variables, ici encore, ne sont distinguées
que pour la clarté de mon propos. Les lieux de savoir articulent toujours de multiples
dimensions.
Pour la variété des échelles, on pourrait prendre l’exemple du colloque qui nous
a réunis sur les Lieux du savoir dans l’Athènes démocratique : partir de la table où j’ai
présenté mon exposé, puis aller vers la salle entière, l’étage où se trouve cette salle,
l’ensemble du bâtiment, le campus universitaire, la ville de Saint-Jacques de Compostelle,
la Galice, l’Espagne, la péninsule Ibérique, l’Europe occidentale, l’Europe tout entière, le
monde Méditerranéen, le continent euro-asiatique, le monde entier. Cet emboîtement
d’échelles apporte différents éléments d’intelligibilité, de contextualisation, à ce que
nous avons fait durant ce colloque. Les logiques de cet emboîtement ne sont pas
seulement quantitatives, mais aussi qualitatives, car ces différents espaces peuvent être
connectés ou non par des liens linguistiques, étatiques, fédératifs, religieux, culturels,
qui leur donnent des significations spécifiques.
Donc, il n’est pas de lieu de savoir qui ne soit pris dans un emboîtement
d’échelles. L’autel devant le temple grec où s’accomplissent les rites du sacrifice sanglant
est connecté à la topographie du sanctuaire, à la cité, à sa chôra, aux cité voisines, à la
9
Voir Jacob 2017, p. 164-175.
10
Pour une introduction générale à cette perspective, voir Livingstone 2003.

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Grèce entière, mais aussi aux espaces où évoluent les dieux, vers lequels se dirigent les
fumées du sacrifice : les hauteurs célestes, l’Olympe. D’autres cultes sont connectés aux
profondeurs chtoniennes, au monde des morts.
Ces échelles peuvent ainsi recouper différentes dimensions, selon des polarités
culturelles particulières : haut/bas, droite/gauche, intérieur/extérieur, privé/public,
espace féminin/espace masculin, espace construit/espace naturel, espace déterminant
les pratiques/pratiques fondant les espaces. Le propre des lieux de savoir, j’y reviendrai,
est aussi de corréler des dimensions et des niveaux d’espace hétérogènes, visible/invisible,
matériel/immatériel, présent/passé/futur, monde des vivants/monde des morts, monde
des animaux/des humains, des humains/des dieux. La géographie et la topographie
des lieux de savoirs sont donc fondamentalement culturelles, elles sont investies
de valeurs et de significations historiquement situées, que l’on ne peut appréhender
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dans une typologie générale. Rappelons pour mémoire les travaux de Louis Robert,
Jean‑Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Alain Schnapp et Philippe Borgeaud sur
l’espace des marges de la cité, ses eschatiai, territoire non cultivé parcouru par les bergers,
les voyageurs, les chasseurs et les jeunes en entraînement militaire, mais aussi par les
dieux, comme Pan, Hermès ou Artémis11. De même les lieux de la cité ont aussi leur
symbolique propre, qu’il s’agisse par exemple des gymnases du Lycée ou de l’Académie,
de l’agora, du théâtre de Dionysos, de la voie des Panathénées. Au-delà, on peut aussi
considérer les lieux de la cité et de son territoire, monuments, statues, éléments du
paysage naturel (sources, arbres, bois sacrés, rochers…) comme des lieux de mémoire
cristallisant le souvenir d’un personnage ou d’un épisode mythique, et invitant à
raviver un récit, une explication étiologique, une étymologie. La Périégèse de la Grèce
de Pausanias est exemplaire des pratiques de décryptage antiquaire des composantes du
paysage et de la topographie des cités.
Le deuxième point qui me semble important est la diversité et l’imbrication des
lieux de savoir, leur interaction.
La page d’un livre, ce livre lui-même, l’étagère de la bibliothèque, le meuble
de la bibliothèque, la salle de la bibliothèque sont autant de lieux de savoir, qui se
déterminent mutuellement. De même la feuille ou l’écran sur lequel je prends des notes,
avec les effets de mise en page imposés par la taille de la feuille comme par mon stylo ou
le logiciel de traitement de texte. Ou encore la table du laboratoire scientifique, avec ses

11
Robert 1963, p. 820-822 ; Vernant 1963 ; Borgeaud 1979 ; Vidal-Naquet 1981 ; Ellinger 1993 ;
Schnapp 1997.

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40 Christian Jacob

instruments, ses échantillons, entourée par un mobilier et des appareillages spécifiques.


Et l’on peut de même découper les salles d’un musée, les allées d’un jardin botanique,
les réserves et les rayonnages d’un magasin, les outils et les établis d’un atelier d’artisan
en de multiples lieux, juxtaposés, emboîtés.
Les lieux de savoir peuvent être des édifices ou des sites naturels fixes,
spécifiquement conçus et aménagés pour un certain type d’activités, plus ou moins
strictement définies. C’est le cas par exemple d’une salle de laboratoire scientifique,
dont l’appareillage, le mobilier, les acteurs s’inscrivent dans le champ de multiples
activités – expérimentations, observations, calculs, mais aussi discussions informelles,
enseignement, etc. Une salle de cours dans une université occidentale, selon ses
aménagements, peut se prêter à un cours magistral, à des travaux dirigés, à un séminaire,
à une soutenance de thèse, à une assemblée générale d’étudiants : on reste dans un
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éventail d’activités académiques conditionnées, en quelque sorte, par le lieu et son
ancrage architectural et institutionnel.
Mais il y a aussi des lieux de savoir qui ne reposent sur aucun cadre architectural
prédéterminé. Lorsque Socrate dialogue avec ses interlocuteurs sur l’agora d’Athènes
ou sur les rives de l’Ilissos, immobile ou en marchant, il constitue un lieu de savoir
particulier. De même lorsqu’un philosophe, un poète, un historien, un sophiste, un
médecin donnent une conférence, un cours, ou font une démonstration, ou s’affrontent
dans une controverse. Si on lit Aulu-Gelle, par exemple, on voit l’immense diversité des
lieux de savoir où enseignent des figures comme Favorinus ou Hérode Atticus : les rues
de Rome ou d’Athènes, les bains, des lieux de villégiatures, des salles de banquets, des
bibliothèques publiques, des boutiques de libraire, des maisons privées12.
La typologie des lieux de savoir de l’Athènes classique invite donc à penser les
conditions de mobilité, la circulation des uns aux autres : du théâtre de Dionysos à la
maison d’Agathon, de l’agora à la Boulè et à la Pnyx, de la maison d’Isocrate au quartier
du Céramique, de la voie des Panathénées à l’Acropole, des palestres aux arsenaux du
Pirée, de l’atelier de Phidias aux lieux d’enseignement des grammatikoi ou aux portiques
des gymnases.
Il n’est pas de lieux de savoirs qui ne soient pris dans des réseaux. On est là
dans une logique d’interconnexions, qui ne se réduit pas tout à fait aux emboîtements
d’échelle que j’évoquais précédemment. Les lieux de savoir sont pris dans des réseaux
multidimensionnels. Comment parler des lieux de savoir athéniens sans évoquer
12
Jacob 2005.

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Entre études anciennes et anthropologie des savoirs : qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? 41

Delphes, Olympie, Délos, Argos, Sparte, mais aussi Milet, Pella, la Grande Grèce,
Rome, puis Alexandrie, Cyrène, la mer Noire ?
Entre ces différents lieux circulent les acteurs, les livres et les savoirs, les techniques
et les concepts, les artefacts et les savoir-faire, les innovations et les traductions. Mais il y
a plus. Ces réseaux sont dynamiques, réversibles, susceptibles de se prêter à de multiples
points de vue. Étudier Athènes comme lieu de savoir implique bien sûr d’en faire un
centre, et de déployer la périphérie qui s’organise autour de lui, selon différents cercles
d’éloignement, et donc d’étudier le pouvoir d’attraction centripète et de diffusion
centrifuge de ce centre : jusqu’où irradie-t-il ? Qu’est-ce qui émane de ce centre ? Et
qu’est-ce qu’il attire, qui attire-t-il ? Comment différencier ces processus d’irradiation ou
d’attraction, à la fois selon les régions géographiques et selon les savoirs, les disciplines,
les arts concernés ? Comment périodiser ces processus ? Pour me limiter à un exemple
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évident, les écoles philosophiques athéniennes, au ive siècle, le Lycée, l’Académie, le
Portique, le Jardin, attirent des auditeurs et disciples de différentes régions. Ceux-ci
repartent souvent plus tard vers leur cité d’origine, où ils créeront parfois leur propre
école philosophique. De même, la création des grands centres culturels hellénistiques,
puis l’essor de Rome reconfigurent complètement ces dynamiques de diffusion et
d’attraction, voire les déséquilibrent.
Mais ce modèle centre/périphérie est trop réducteur.
Il faudrait réfléchir à Athènes comme ville-monde, avec sa population de
métèques et d’étrangers, qui joueront un rôle si important dans les écoles philosophiques,
et parfois dans leur fondation – que l’on pense à Aristote de Stagire ou à Zénon de
Citium.
Il faut aussi réfléchir sur la place, le rôle d’Athènes, vus depuis une cité grecque sur
le rivage de la mer Noire, ou d’Asie Mineure, ou d’une capitale de royaume hellénistique,
voire de ses marges, ou encore depuis Rome, dès les temps des conquêtes. Car même les
lieux les plus périphériques peuvent devenir à leur tour des centres de réseaux, certes des
centres secondaires, mais qui, d’une certaine façon, resémantisent les centres d’origine,
en changent la perception et le rayon d’influence : que devient Athènes vue de la mer
Noire, de Pergame, d’Alexandrie, de Rome ?13 On pourrait imaginer un colloque qui
porterait sur ces perceptions périphériques, décentrées, d’Athènes comme lieu de savoir,
avec, pourquoi pas, une dimension diachronique : qu’est devenue Athènes comme lieu
de savoir sous l’Empire romain, à la Renaissance, au xviiie, au xixe siècle, au xxe siècle ?
13
Sur le cas du Pont-Euxin, voir Dana 2011.

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42 Christian Jacob

Je voudrais ouvrir une dernière piste de réflexion sur les réseaux qui se déploient
à partir d’un lieu de savoir. Un lieu de savoir peut tisser des liens, ouvrir des accès, établir
des connexions vers de multiples dimensions, et déterminer des positionnements
dépassant les limites et le cadre de la spatialité proprement dite. Prenons un texte comme
les Histoires d’Hérodote. Ou l’Antigone de Sophocle. Ou le Timée, le Critias de Platon.
Mais prenons aussi des lieux comme l’Assemblée du peuple, le théâtre de Dionysos, la
Boulè, l’Acropole, les ateliers de potiers du Céramique. Ces lieux de savoir, discursifs
ou physiques, permettent d’atteindre d’autres lieux, ou plutôt des destinations, des
horizons, des dimensions hétérogènes, relevant de niveaux de réalité différents, qu’il
s’agisse du passé proche ou reculé, d’espaces géographiques plus ou moins lointains,
mais aussi du lien intellectuel avec des voix, des pensées qui ne sont plus, avec le monde
des morts, mais qui parlent encore à travers leurs écrits, et les écrits qui les citent et
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les font revivre, mais aussi du monde des dieux, ou encore du monde des idées et des
concepts, de ces objets discursifs qui circulent entre les uns et les autres, au fil du temps,
que l’on pense à ces mots, phusis, stoicheia, logos, alètheia, muthos, dikè…
Il y a des lieux qui ont le pouvoir de nous connecter à des lieux auxquels nous
ne pourrions pas avoir accès par d’autres moyens. C’est le pouvoir des livres, des textes,
qui font parler les morts, qui font dialoguer avec eux, qu’on les lise, les commente,
les mémorise ou les récite. C’est le pouvoir des lieux où s’accomplissent des rituels,
qui connectent le monde des dieux, des hommes et des animaux. Et des lieux qui
confrontent un auditoire, des spectateurs à une représentation théâtrale, à une récitation
poétique ou une performance chorale. Le théâtre est non seulement un lieu physique et
architectural, lové sur les flancs de l’Acropole, mais c’est aussi un écran de projection,
qui conduit les spectateurs à se connecter au passé mythique, à l’histoire de leur cité,
à d’autres cités, Thèbes, Mycènes, Troie, Argos, mais aussi à se regarder comme dans
un miroir, c’est-à-dire d’ailleurs, pour se contempler eux-mêmes, et voir le lieu qu’ils
occupent, pris entre des valeurs, des lois, des impératifs éthiques, des fidélités, les jeux
du destin et de la liberté, des appartenances en conflit.
De ce point de vue, il est particulièrement intéressant de s’attacher aux lieux,
aux supports et aux pratiques qui permettent ces changements de dimensions et ces
regards décentrés, réflexifs, dialectiques. Le théâtre, les voix, les chants, les danses et la
scénographie de la performance contribuent à cette expérience. De même la récitation
des poèmes lors d’une célébration, les chants lors des banquets, les discours à la gloire
des morts de la cité lors de leurs funérailles, les discours à l’assemblée du peuple qui
mobilisent les ancêtres, les dieux, la cité, l’hellénisme, l’identité collective. C’est aussi

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Entre études anciennes et anthropologie des savoirs : qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? 43

le pouvoir des textes d’historiens, Hérodote, les logographes, Thucydide, qu’ils soient
lus à haute voix et en public ou en privé. Ils relient le présent et le lieu de la lecture au
passé et au théâtre des évènements racontés : que l’on songe aux effets intellectuels des
Histoires d’Hérodote, qui déploient un monde autour de la Grèce et invitent à découvrir
les paysages et les peuples d’horizons lointains, vers le sud, le nord, l’orient. Et que dire
des épopées homériques ou de la Théogonie d’Hésiode, qui connectent au monde des
dieux et des héros, à un univers de valeurs fondamentales, mais aussi, dans le cas de
l’Odyssée, à une mise à l’épreuve de l’identité des humains « mangeurs de pain »…
Pour conclure, je dirai que les tournants historiographiques que j’ai évoqués,
le tournant matériel, pratique, spatial, nous conduisent à pratiquer une forme
d’anthropologie des lieux de savoir dont le Strepsiade des Nuées d’Aristophane pourrait
être d’une certaine façon le prototype. Il nous faut, pour explorer les lieux de savoir
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d’Athènes, adopter le point de vue d’un paysan attique, pas tout à fait béotien, car il sait
lire et compter.
Il nous faut adopter le regard de Strepsiade entrant dans le phrontistérion,
le « pensoir » de Socrate, et découvrir avec les yeux ébahis d’un anthropologue
débarquant dans un village d’Amazonie, ce qui se passe dans ce lieu de savoir : qu’est-ce
qu’on y fait ? Quels sont les acteurs présents ? Que disent-ils ? Quels objets manipulent-
ils ? Que cherchent-ils ? Comment ce lieu de savoir qu’est une carte de la terre peut-il
effectivement connecter depuis Athènes à différents lieux de la terre habitée, proches
ou lointains, comme l’Eubée ou Sparte ? Question que posait aussi l’épisode fameux de
l’ambassade d’Aristagoras à Sparte et à Athènes, dans le récit d’Hérodote. Ou encore
à quoi servent des instruments de géométrie ou d’astronomie ? Que fait-on quand on
regarde le ciel et les nuées ? Ou que l’on manie des abstractions et des concepts ?
Dans l’approche d’anthropologie historique qui est la mienne, il ne faut pas rire
de Strepsiade…

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