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Christian Jacob
Directeur de recherche émérite au CNRS, ANHIMA – UMR 8210, France
cjacob@ehess.fr
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des interactions sociales aux investigations les plus abstraites : le passé, l’invisible, les
concepts1.
La notion de savoirs ouvre ainsi un vaste champ d’enquête anthropologique, tant
sur leur formalité, les manières de les pratiquer, que sur leur répartition sociale, leurs
instruments et les artefacts qu’ils produisent, ce qu’ils permettent de fabriquer… et bien
sûr leurs lieux, les lieux où ils s’inscrivent, les lieux qu’ils construisent et articulent.
Le pluriel de « savoirs » me semble important, même si la déclinaison de leurs
mille variétés n’interdit pas de penser ce qui les rassemble et les unifie. Les savoirs d’une
société sont pluriels, ils sont partagés, ils font lien, mais ils créent également de multiples
archipels qui coexistent, se complètent, parfois aussi s’ignorent, voire se combattent. Si
les savoirs sont fédérateurs, ils sont aussi discriminants. Ils créent des communautés,
mais ils ont le pouvoir d’exclure ceux qui n’y ont pas accès.
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Je me permets de renvoyer à Jacob 2007, 2011, 2014. Pour la perspective anthropologique d’ensemble,
voir Adell-Gombert 2011. Et plus récemment, pour un ouvrage qui reprend et élargit les perspectives qui
sont les miennes : Bert, Lamy 2022.
mis par écrit la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, qui a copié et recopié les textes des
poètes dramatiques athéniens ? Un monde de scribes, de copistes, d’archivistes, dont
nous ne savons pas grand-chose… Et il faudrait aussi, bien sûr, tenir compte du savoir
des dieux et des héros de la mythologie, qui d’ailleurs sont étrangement absents de ce
colloque, ou encore des savoirs pratiques des animaux, qui partagent avec les humains
et les dieux l’intelligence rusée de la mètis.
Ce sont les communications réunies dans ce volume qui vont approfondir cette
approche large des savoirs. En guise d’ouverture, je voudrais poser quelques jalons pour
cette exploration.
Trois repères essentiels me semblent marquer la feuille de route de l’anthropologie
des savoirs :
• le tournant matériel,
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Pour une introduction générale, voir Miller 1988 ; Carlile, Langley 2013.
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Brunschwig, Lloyd, Pellerin 2021.
Jean Sirinelli, Les enfants d’Alexandre. La littérature et la pensée grecques, 345 av. J.‑C–
519 apr. J.-C.4, on chercherait en vain la moindre allusion au fait que les auteurs et
penseurs grecs utilisaient des tablettes de bois couvertes de cire ou des rouleaux de
papyrus, puis, à partir des premiers siècles de notre ère, des codices de parchemin,
et que du reste, le plus souvent, ils n’écrivaient pas eux-mêmes, mais dictaient leurs
textes à des scribes, et que la réception de ces œuvres ne prit que rarement la forme
de la lecture silencieuse et individuelle qui va de soi pour nous. Bref, on se trouverait
face à la littérature, à la pensée, dans leur intemporalité, leur évidence, sans que rien de
matériel ne vienne interférer avec ces monuments de la culture antique. On est dans un
champ herméneutique intemporel, dans une conception de la production intellectuelle
et littéraire qui isole les œuvres de leurs conditions de production.
Le tournant matériel met en évidence la médiation des objets, des supports,
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Sirinelli 1993.
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La prise en compte de ces aspects matériels pour comprendre le statut des textes antiques et médiévaux
est au cœur du beau livre de Ronconi 2022.
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Pour une approche d’ensemble, voir Pickering 1995 ; Schatzki, Knorr-Cetina, Savigny 2001.
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Ruzé 1973.
aussi la conformité à des normes sociales. Il s’agit en quelque sorte pour l’historien de
procéder à un retro-engineering à partir de l’artefact final pour mettre en évidence les
étapes de sa production, les opérations qui l’ont produit. Si l’on s’engage dans cette
démarche génétique, un récit historiographique, une description géographique, un
traité médical, un poème lyrique, un discours de logographe, plaidoyer ou réquisitoire,
un texte de loi, une tragédie, une comédie, un dialogue philosophique peuvent révéler
l’atelier et les procédures qui les ont rendus possibles. Au fond, il n’est pas d’œuvre ni
d’artefact sans atelier, qu’il s’agisse d’un atelier matériel, ou d’un atelier discursif et
intellectuel, la frontière entre les deux, du reste, étant parfois difficile à tracer.
Dans mes travaux antérieurs, je me suis intéressé, par exemple, à l’atelier
d’Hécatée de Milet ou d’Hérodote, ou encore des généalogistes et logographes qui ont
essayé de mettre en forme, d’organiser les traditions grecques sur le passé, lointain ou
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Jacob 1988, 1994, 1997.
Grèce entière, mais aussi aux espaces où évoluent les dieux, vers lequels se dirigent les
fumées du sacrifice : les hauteurs célestes, l’Olympe. D’autres cultes sont connectés aux
profondeurs chtoniennes, au monde des morts.
Ces échelles peuvent ainsi recouper différentes dimensions, selon des polarités
culturelles particulières : haut/bas, droite/gauche, intérieur/extérieur, privé/public,
espace féminin/espace masculin, espace construit/espace naturel, espace déterminant
les pratiques/pratiques fondant les espaces. Le propre des lieux de savoir, j’y reviendrai,
est aussi de corréler des dimensions et des niveaux d’espace hétérogènes, visible/invisible,
matériel/immatériel, présent/passé/futur, monde des vivants/monde des morts, monde
des animaux/des humains, des humains/des dieux. La géographie et la topographie
des lieux de savoirs sont donc fondamentalement culturelles, elles sont investies
de valeurs et de significations historiquement situées, que l’on ne peut appréhender
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Robert 1963, p. 820-822 ; Vernant 1963 ; Borgeaud 1979 ; Vidal-Naquet 1981 ; Ellinger 1993 ;
Schnapp 1997.
Delphes, Olympie, Délos, Argos, Sparte, mais aussi Milet, Pella, la Grande Grèce,
Rome, puis Alexandrie, Cyrène, la mer Noire ?
Entre ces différents lieux circulent les acteurs, les livres et les savoirs, les techniques
et les concepts, les artefacts et les savoir-faire, les innovations et les traductions. Mais il y
a plus. Ces réseaux sont dynamiques, réversibles, susceptibles de se prêter à de multiples
points de vue. Étudier Athènes comme lieu de savoir implique bien sûr d’en faire un
centre, et de déployer la périphérie qui s’organise autour de lui, selon différents cercles
d’éloignement, et donc d’étudier le pouvoir d’attraction centripète et de diffusion
centrifuge de ce centre : jusqu’où irradie-t-il ? Qu’est-ce qui émane de ce centre ? Et
qu’est-ce qu’il attire, qui attire-t-il ? Comment différencier ces processus d’irradiation ou
d’attraction, à la fois selon les régions géographiques et selon les savoirs, les disciplines,
les arts concernés ? Comment périodiser ces processus ? Pour me limiter à un exemple
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Je voudrais ouvrir une dernière piste de réflexion sur les réseaux qui se déploient
à partir d’un lieu de savoir. Un lieu de savoir peut tisser des liens, ouvrir des accès, établir
des connexions vers de multiples dimensions, et déterminer des positionnements
dépassant les limites et le cadre de la spatialité proprement dite. Prenons un texte comme
les Histoires d’Hérodote. Ou l’Antigone de Sophocle. Ou le Timée, le Critias de Platon.
Mais prenons aussi des lieux comme l’Assemblée du peuple, le théâtre de Dionysos, la
Boulè, l’Acropole, les ateliers de potiers du Céramique. Ces lieux de savoir, discursifs
ou physiques, permettent d’atteindre d’autres lieux, ou plutôt des destinations, des
horizons, des dimensions hétérogènes, relevant de niveaux de réalité différents, qu’il
s’agisse du passé proche ou reculé, d’espaces géographiques plus ou moins lointains,
mais aussi du lien intellectuel avec des voix, des pensées qui ne sont plus, avec le monde
des morts, mais qui parlent encore à travers leurs écrits, et les écrits qui les citent et
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le pouvoir des textes d’historiens, Hérodote, les logographes, Thucydide, qu’ils soient
lus à haute voix et en public ou en privé. Ils relient le présent et le lieu de la lecture au
passé et au théâtre des évènements racontés : que l’on songe aux effets intellectuels des
Histoires d’Hérodote, qui déploient un monde autour de la Grèce et invitent à découvrir
les paysages et les peuples d’horizons lointains, vers le sud, le nord, l’orient. Et que dire
des épopées homériques ou de la Théogonie d’Hésiode, qui connectent au monde des
dieux et des héros, à un univers de valeurs fondamentales, mais aussi, dans le cas de
l’Odyssée, à une mise à l’épreuve de l’identité des humains « mangeurs de pain »…
Pour conclure, je dirai que les tournants historiographiques que j’ai évoqués,
le tournant matériel, pratique, spatial, nous conduisent à pratiquer une forme
d’anthropologie des lieux de savoir dont le Strepsiade des Nuées d’Aristophane pourrait
être d’une certaine façon le prototype. Il nous faut, pour explorer les lieux de savoir
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Bibliographie
Carlile P. R., Langley A. (2013), How Matter Matters: Objects, Artifacts, and Materiality in Organization
Studies, Oxford.
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grecques, Bordeaux.
Ellinger P. (1993), La Légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre
d’anéantissement, Paris (BCH, supplément XXVII).
Jacob C. (2017), Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris.
Jacob C. (2014), Qu’est-ce qu’un lieu de savoir, Marseille [en ligne : https://books.openedition.org/
oep/651?lang=fr].
Jacob C. (2011), Lieux de savoir, 2, Les mains de l’intellect, Paris.
Jacob C. (2007), Lieux de savoir, 1, Espaces et communautés, Paris.
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