Vous êtes sur la page 1sur 27

Prévenance de la sagesse et désir de l’homme.

Le mystère
de la relation entre Dieu et l’homme selon Sagesse de
Salomon 6,12-16
Stéphane Beaubœuf
Dans Transversalités 2019/1 (n° 148), pages 93 à 119
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.148.0093
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-transversalites-2019-1-page-93.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Institut Catholique de Paris.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)
VARIA
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page93

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page95

Transversalités, Janvier-mars 2019, n° 148, p. 95-119

PRÉVENANCE DE LA SAGESSE ET DÉSIR DE L’HOMME


LE MYSTÈRE DE LA RELATION ENTRE DIEU ET
L’HOMME SELON SAGESSE DE SALOMON 6,12-16

Stéphane BeauBœuF
Institut Catholique de Paris

parmi les thèmes habituels de la littérature sapientielle, qui concernent


les différents aspects de la vie bonne que la sagesse permet de mener, il en
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


est un qui, en quelque sorte, se situe en amont de tous les autres, celui de la
recherche de la sagesse elle-même. Dans les proverbes, les appels répétés
à écouter l’enseignement expriment l’effort attendu de la part du disciple
dans cette recherche. pour l’encourager et le responsabiliser à la fois, on
l’assure que cet effort, s’il l’accomplit, ne peut manquer d’aboutir à un
heureux résultat1, car la sagesse, de son côté, fait tout pour se rendre
accessible. par le truchement de la personnification, on la montre soit postée
dans les lieux publics et fréquentés, lançant son invitation au tout-venant,
visible et audible de tous2, soit prête à recevoir chez elle, dans la maison
qu’elle a bâtie, tous ceux qui veulent goûter son festin symbolique3. Ben Sira
reprend le thème4, mais semble un peu moins optimiste quant à l’accessibi-
lité de la sagesse5 et préfère insister sur les difficultés qui attendent le
disciple : à lui surtout de la suivre sur ses chemins et de veiller, voire
camper, devant sa maison6, s’il veut que sa recherche soit couronnée de

1. Cf. pr 8,17.
2. Cf. pr 1,20-21 ; 8,1-3.
3. Cf. pr 9,1-6.
4. Cf. Si 4,11-19 ; 6,18-37 ; 14,20 – 15,10.
5. Cf. Si 6,22.
6. Cf. Si 14,22-25, en parallèle à 6,34-36, et s’inspirant de pr 8,32-36.

95
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page96

DoSSieR

succès. La Sagesse de Salomon, elle aussi, propose un développement sur


le même sujet ; là encore, effort du disciple et accessibilité de la sagesse sont
les deux aspects complémentaires de la réflexion. mais ce qui frappe
immédiatement, c’est l’insistance de l’auteur sur la facilité de la recherche :
le disciple, selon lui, n’a qu’à désirer la sagesse pour qu’elle se donne
immédiatement à lui, car c’est elle qui, en réalité, s’est déjà déplacée pour
venir à sa rencontre. Voici le poème :
6,12a. Brillante et immarcescible est la sagesse
b. et facilement elle est contemplée par ceux qui l’aiment
c. et elle est trouvée par ceux qui la cherchent ;
13. elle devance ceux qui la désirent en étant préconnue.
14a. Celui qui s’est levé tôt pour elle ne peinera pas,
b. car il la trouvera assise à sa porte.
15a. Car penser à elle avec désir est la perfection de l’intelligence.
b. et celui qui a veillé à cause d’elle sera vite sans souci ;
16a. parce que ceux qui sont dignes d’elle, elle-même va çà et là les
chercher
b. et sur les chemins elle leur apparaît avec bienveillance
c. et en toute pensée elle vient à leur rencontre.
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


La sagesse n’est donc pas seulement accessible : elle prend l’initiative de
la rencontre et va elle-même au devant de l’homme. Cette idée d’une
« prévenance » de la sagesse semble bien être la pointe du passage, ce qui
conduit certains commentateurs à voir ici une évocation de la « grâce
prévenante »7. L’expression est bien sûr ultérieure, mais la problématique
théologique à laquelle elle renvoie ne paraît pas très éloignée des questions
que l’auteur de Sagesse cherche à résoudre. en effet, le passage, s’il insiste
si fortement sur la part active de la sagesse dans le processus de la rencontre,
n’en évoque pas moins la part de l’homme ; celle-ci semble seulement
d’autant plus réduite que celle-là est mise en relief. ainsi, l’idée d’une
prévenance de la sagesse, même si elle remplit aussi, au moins en partie, une

7. C’est le cas de José aLonSo Díaz (« La sabiduría divina anticipándose a que le sale
al encuentro [Sab 6,13-17] », Sal Terrae, Lx, 1972, p. 838-845) et de michel Coune (« La
quête de la Sagesse. Sg 6,12-16 », Assemblées du Seigneur, n.s. Lxiii, 1971, p. 6-12), dans
des articles proprement théologiques destinés à la liturgie, le texte étant lu lors du 32e
dimanche du temps ordinaire de l’année a. parmi les exégètes, mentionnons Chrysostome
LaRCHeR, qui renvoie à d’autres auteurs anciens, Le Livre de la Sagesse ou La Sagesse de
Salomon, vol. ii, paris, Gabalda, 1984, p. 420, José VíLCHez-LínDez, qui renvoie à José
alonso Díaz, Sabiduría, estalla (navarra), editorial Verbo Divino, 1990, p. 232, ou encore
Hans HÜBneR, Die Weisheit Salomons, Göttigen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 85-86.

96
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page97

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

fonction rhétorique, ne fait que rendre plus complexe, du point de vue


théologique, la question de l’articulation de son initiative avec le désir et
l’initiative propres de l’homme. tel est, selon nous, l’enjeu profond du texte,
qui cherche à élucider les modalités de cette articulation : c’est ce que peut
montrer une étude précise de sa structure et de sa dynamique, à quoi nous
consacrerons le premier temps de notre réflexion, avant d’examiner ses liens
avec la première partie et l’ensemble du livre ; nous évoquerons, pour finir,
les raisons pour lesquelles le contexte alexandrin de l’auteur, en rendant plus
sensible la difficulté d’une telle problématique théologique, a pu en favoriser
l’émergence explicite.

Analyse
notre péricope se situe au chapitre 6, qui conclut la première partie du
livre et amorce la deuxième. L’organisation concentrique de l’ensemble de
la première partie (1,1 – 6,21) conduit l’auteur à revenir dans cette section
conclusive sur le thème déjà abordé au tout début du livre (1,1-15) : les rois
de la terre sont à nouveau invités à pratiquer la justice en cherchant la
sagesse8. pour les encourager à se laisser instruire par lui, l’auteur développe
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


deux arguments : d’une part, ils pourront ainsi échapper à la condamnation
lors du jugement sévère qui les attend (6,1-11), et, d’autre part, peu d’efforts
leur seront nécessaires, car la sagesse en question, heureusement, est facile
à trouver (6,12-16). Les v. 17-21 expliquent pour finir, à l’aide d’une
forme de raisonnement affectionnée par les stoïciens, le sorite, que la
sagesse conduit à la vraie royauté, celle que les justes partagent éternelle-
ment avec Dieu. Les derniers versets du chapitre (6,22-25) forment l’intro-
duction de la deuxième partie du livre (6,22 – 9,18)9. L’unité littéraire du
poème sur la recherche de la sagesse est assez claire, tant du point de vue

8. Cette structure concentrique est aujourd’hui largement acceptée ; maurice GiLBeRt


donne un résumé de l’histoire de la recherche dans « the Literary Structure of the Book of
Wisdom: a Study of Various Views », dans maurice GiLBeRt, La Sagesse de Salomon. Recueil
d’études, Rome, Gregorian and Biblical press, 2011, p. 9-25 (première parution dans
Giuseppe BeLLia et angelo paSSaRo [éd.], Il Libro della Sapienza. Tradizione, redazione,
teologia, Rome, Città nuova editrice, 2004, p. 33-46). pour sa présentation détaillée, voir
l’étude de michael KoLaRCiK, The Ambiguity of Death in the Book of Wisdom 1-6. A Study
of Literary Structure and Interpretation, Rome, editrice pontificio istituto Biblico, coll.
« analecta Biblica », nº 127, 1991, p. 29-62.
9. L’accord n’est pas total concernant la délimitation de la deuxième et de la troisième
partie, surtout en raison du statut transitionnel du ch. 10 ; à ce sujet, cf. maurice GiLBeRt,
art. cit., p. 20-25.

97
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page98

DoSSieR

de sa délimitation que de sa cohérence interne. aux impératifs adressés aux


« tyrans » du v. 11 fait suite sans transition la déclaration solennelle du v. 12
concernant la nature de la sagesse, « brillante et immarcescible », et la
deuxième personne disparaît désormais du texte au profit de la troisième :
le discours passe alors à l’énonciation de vérités générales et se fait plus
gnomique. Le sorite des v. 17-21, en raison de sa forme bien particulière,
peut être considéré comme une nouvelle unité. Le v. 16 est donc bien la
conclusion de notre passage, dont l’unité est signalée par l’auteur grâce à la
répétition du verbe « chercher » au v. 12 et au v. 16, qui produit une
inclusion ad verbum10.
Cette inclusion est un premier indice de la structure de la péricope. en
effet, on peut isoler 12a qui, en proposant une courte description, assez
statique, de la sagesse (notez le verbe « être » et les attributs), forme une
sorte d’introduction au développement suivant, qui décrit plutôt un
processus, à l’aide de verbes d’action11. on constate alors que les trois
stiques formant les v. 12b-13 ont leur correspondant dans les trois stiques
du v. 16 : le participe zètountôn12 (« ceux qui [la] cherchent ») en 12c se
retrouve sous une forme à peine différente en 16a (zètousa, littéralement
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


« [les] cherchant ») ; du point de vue du sens, les verbes théôreïtaï (« elle
est contemplée ») en 12b et phantazétaï (« elle apparaît ») en 16b se
complètent l’un l’autre ; enfin, 13 et 16c se répondent selon l’idée, dans la
mesure où les deux stiques, d’une part, évoquent plus directement le monde
intérieur de l’esprit et de la pensée avec les mots prognôsthènaï (« être
préconnue », 13) et épinoïa (« pensée », 16c) et, d’autre part, décrivent
l’action de la sagesse à l’aide des termes assez proches que sont phthaneï
(« elle devance ») et hupanta (« elle rencontre »), qui se recoupent

10. Cf. La délimitation proposée par paolo Bizetti, Il Libro della Sapienza. Struttura e
genere letterario, Brescia, paideia editrice, 1984, p. 63, citant le cours d’introduction au Livre
de la Sagesse donné par maurice GiLBeRt à Rome en 1976, et reprise par ce dernier dans
« Sagesse de Salomon (ou Livre de la Sagesse) », Supplément au Dictionnaire de la Bible,
t. 11, 1986, col. 68, puis par michael KoLaRCiK, op. cit., p. 48-50.
11. il est possible que l’adjectif « brillante » prépare l’idée que la sagesse n’est pas
cachée et se laisse trouver facilement (cf. José VíLCHez-LínDez, op. cit., p. 232 ; paul
HeiniSCH, Das Buch der Weisheit, münster, aschendorff, 1912, p. 116). L’autre adjectif,
« immarcescible », semble moins relié au contexte, mais sa présence est peut-être motivée
par le ton de louange dont l’auteur est animé et prépare ainsi l’éloge de la deuxième partie
du livre.
12. Les normes internationales étant variables et peu satisfaisantes, nous faisons le choix
de translittérer en utilisant comme critère la prononciation de la langue cible, le français.

98
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page99

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

partiellement13. ajoutons que les deux groupes de trois stiques décrivent de


la même manière un rapport entre la sagesse et « ceux » qui la cherchent et
la désirent, désignés ici par un pluriel généralisant. au verset 14, ce pluriel
disparaît pour laisser la place à un singulier évoquant plutôt l’homme « qui
s’est levé tôt pour elle » comme un type ; les deux stiques formant ce verset
font de cet homme le héros d’une sorte de parabole miniature, qui parvient
très vite à un heureux dénouement. on peut dire la même chose de 15b, qui
met en scène un personnage semblable, « celui qui a veillé à cause d’elle »,
et dont l’histoire, racontée de manière encore plus rapide, se termine elle aussi
très bien. entre ces deux paraboles, le v. 15a énonce une vérité générale
concernant le rapport entre intelligence (phronèsis) et sagesse. La péricope
révèle ainsi une forme concentrique que l’on peut présenter comme suit :
6,12a. Introduction Brillante et immarcescible est la sagesse
b. A et facilement elle est contemplée par ceux qui l’aiment
c. et elle est trouvée par ceux qui la cherchent ;
13. elle devance ceux qui la désirent en étant préconnue.

14a. B Celui qui s’est levé tôt pour elle ne peinera pas,
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


b. car il la trouvera assise à sa porte.

15a. C Car penser à elle avec désir est la perfection de l’intelligence.

b. B’ et celui qui a veillé à cause d’elle sera vite sans souci ;

16a. A’ parce que ceux qui sont dignes d’elle, elle-même va çà et là


les chercher
b. et sur les chemins elle leur apparaît avec bienveillance
c. et en toute pensée elle vient à leur rencontre.

13. Selon maximilianus zeRWiCK, le verbe phthaneïn à l’époque hellénistique a tendance


à perdre le sens précis de « devancer » (praevenio) et se trouve couramment utilisé pour
signifier simplement « arriver », « atteindre » (advenio/pervenio), comme on le voit par son
emploi néotestamentaire (cf. mt 12,28 // Lc 11,20 ; 1 th 2,16 ; Rm 9,31 ; ph 3,16) ; cf. le
commentaire philologique de mt 12,28 dans Analysis philologica Novi Testamenti graeci,
Rome, institut biblique pontifical, 19844. Dans notre texte, le verbe a certes le sens de
devancer, mais comprend en même temps l’idée plus générale d’« arriver », de « venir au
devant de », ce qui de ce point de vue le rapproche du simple « rencontrer » au v. 16c. il est
proche du verbe hébreu qdm, qui lui aussi conjugue les divers sens « précéder », « venir au
devant », « rencontrer » (cf. ps 18,6.19 ; 95,2 ; prophthaneïn dans la Lxx), et peut même
prendre la nuance de « secourir » (cf. ps 59,11 ; 79,8).

99
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page100

DoSSieR

Segment A (v. 12b-13)


Dans chacun des trois stiques qui forment le segment a (v. 12b-13), la
sagesse est le sujet d’un verbe qui spécifie ses rapports avec ceux qui sont
à sa recherche : théôreïtaï (« elle est contemplée »), heuriskétaï (« elle est
trouvée ») et phthaneï (« elle devance »), dont le sens est précisé par
prognôsthènaï (« en étant préconnue ») ; c’est aussi le cas dans le segment
a’ (v. 16). mais cette comparaison montre immédiatement une différence
significative : tandis qu’au v. 16 les verbes périerkhétaï (« elle va çà et là »),
précisé par zètousa (« cherchant »), phantazétaï (« elle apparaît ») et hupanta
(« elle vient à la rencontre ») sont à la voie active ou moyenne, aux v. 12b-
13 les verbes sont clairement conjugués au passif ; bien sûr, ce n’est manifes-
tement pas le cas du dernier, phthaneï, mais, dans la mesure où l’infinitif
passif qui suit, prognôsthènaï, lui donne son contenu propre (tout comme,
de manière plus courante, un participe serait censé le faire14), il prend lui
aussi une nuance passive. La structure syntaxique complexe de ce dernier
stique, qui s’efforce de mêler les voix active et passive, indique de manière
condensée le sens dans lequel il faut comprendre la structure de la péricope
dans son ensemble, qui cherche à exprimer la rencontre entre l’homme et la
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


sagesse comme le résultat de leurs initiatives respectives. ainsi, dans le
segment a, la sagesse est bien le sujet des verbes, mais la tournure passive
fait de l’homme l’agent de l’action qu’ils expriment : quant au sens, c’est en
fait la sagesse qui est l’objet de la contemplation (12b), de la découverte (12c)
et de la « préconnaissance » (13) de l’homme ; le segment a’, dans lequel la
sagesse est sujet de verbes à l’actif qui ont clairement l’homme pour objet,
apparaît alors comme le complément du segment a, en ce que la rencontre
est cette fois envisagée du point de vue inverse : c’est la sagesse qui cherche
et trouve l’homme (16a), lui apparaît (16b) et vient à sa rencontre (16c)15.
mais dès le début, l’auteur tente visiblement de nuancer la complémentarité

14. Cf. Chrysostome LaRCHeR, op. cit., p. 420.


15. michel Coune, art. cit., p. 9, parle de « chassé-croisé ». José VíLCHez-LínDez
commente ainsi le lien entre le v. 12 et le v. 16 : « au v. 12 l’homme va à la recherche de la
sagesse ; au v. 16, la sagesse à la recherche de l’homme ; si l’homme cherche la sagesse, il
la trouvera ; si la sagesse cherche l’homme, il a déjà été trouvé par elle et jugé digne d’elle. »
(op. cit., p. 233).
16. Cf. Luis aLonSo SCHöKeL (Eclesiastés y Sabiduría, madrid, ediciones Cristiandad,
1974, p. 118), qui écrit : « nous pouvons appeler ces versets la rencontre de la sagesse et du
sage, ou vice-versa. pour une rencontre, nous avons besoin de deux mouvements ou d’un seul;
l’auteur en envisage deux ; théoriquement les deux peuvent commencer en même temps ;
l’auteur dit que la sagesse devance ».

100
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page101

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

des deux mouvements16, qui risquerait de suggérer une égalité entre l’homme
et la sagesse, alors que celle-ci est chargée de représenter le pôle divin de
la relation. ainsi s’explique la tournure passive des deux premiers stiques
et, dans le troisième, le sens complexe, quasi contradictoire, de l’expression
« devancer en étant préconnue »17. Cependant, cette complexité syntaxique
n’est pas seulement due au problème théologique de fond que révèle la
structure de la péricope. À un niveau plus explicite, elle est aussi liée à
l’orientation protreptique du discours18 : il s’agit surtout pour l’auteur
d’encourager à chercher la sagesse, en insistant sur la facilité de cette
recherche ; si la sagesse est « facilement » (12b)19 trouvée, c’est parce
qu’elle n’est pas seulement l’objet mais aussi le sujet d’une recherche et
d’une découverte dont l’homme est en quelque sorte le « complément
d’agent ». Dans l’action de l’homme, c’est elle qui, d’une manière
mystérieuse, est déjà à l’œuvre et le « devance ». toutefois, pour des raisons
esthétiques et théologiques à la fois, l’auteur tient pour l’instant à retarder
le développement explicite de cette idée jusqu’au segment conclusif du
poème, où apparaîtront enfin des tournures clairement actives. La construc-
tion mixte du v. 13 est seulement destinée à amorcer la transition.
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


Segment B (v. 14)
peut-être conscient de la difficulté que pose la tournure paradoxale du v. 13,
l’auteur propose maintenant un autre moyen d’exprimer sa réflexion, en la
transposant dans le genre du récit. précédemment, l’initiative humaine était
signifiée par les compléments d’agent agapôntôn (« ceux qui [l’]aiment ») et
zètountôn (ceux qui [la] cherchent ») au v. 12 et par le complément d’objet
épithumountas (« ceux qui [la] désirent ») au v. 13 ; elle est maintenant
envisagée comme sujet à part entière, et mise en scène comme un personnage,
celui de l’homme « qui s’est levé tôt », c’est-à-dire avant l’aurore, pour (ou

17. nous verrons plus loin pour quelles raisons les traductions habituelles sont conduites
à utiliser, pour rendre les verbes en question, les périphrases verbales « elle se laisse contem-
pler », « elle se laisse trouver » et « en se faisant connaître la première ».
18. Cette orientation, que James m. ReeSe a été le premier à développer (cf. Hellenistic
Influence on the Book of Wisdom and its Consequences, Rome, editrice pontificio istituto
Biblico, coll. « analecta Biblica », nº 41, 1970), n’est cependant pas la seule manière de
qualifier le genre du livre, qui relève aussi de l’éloge (c’est l’aspect que maurice GiLBeRt a
privilégié, cf. « La Sagesse de Salomon et l’hellénisme », dans maurice GiLBeRt, op. cit.,
p. 27-44) ; globalement sapientiel, il intègre en outre des traits apocalyptiques et midrashi-
ques.
19. L’emploi de ce mot rappelle prLxx 3,15 (cf. David-marc D’HamonViLLe, La Bible

101
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page102

DoSSieR

vers) la sagesse, c’est-à-dire pour la chercher (orthrisas ep’autèn)20. La sagesse


est donc cette fois-ci franchement l’objet de la recherche, et d’une recherche
dont le caractère actif, urgent et appliqué est souligné par l’effort qu’implique
le fait de « se lever tôt » : ainsi sont bien mis en relief la réalité et le sérieux
de la volonté et de l’initiative humaines. Le verbe suggère aussi habilement
que la recherche pourra se révéler difficile : s’il faut se lever tôt, c’est que le
chemin est supposé long. une forme d’intrigue est donc nouée dès le début,
et l’enjeu dramatique consiste à découvrir comment cette recherche pourra,
malgré la difficulté, parvenir à son terme. or, contre toute attente, un heureux
dénouement vient aussitôt clore le récit, à l’aide d’un simple mot : l’homme
qui s’est levé tôt « ne peinera pas ». ainsi, toute difficulté a été surmontée avant
même de se présenter réellement. mais la rapidité de ce happy end ne fait que
raviver la curiosité du lecteur, car l’auteur omet volontairement d’en indiquer
la cause et les modalités précises, ménageant, pendant une fraction de seconde,
un subtil suspense. introduit par un gar explicatif, l’énoncé de cette cause ne
se fait cependant pas longtemps attendre : l’homme ne peinera pas « car il
trouvera [la sagesse] assise (parédron)21 à sa porte ». il n’est pas nécessaire de
raconter la réaction de l’homme, car l’effet de surprise que cette habile mise
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


en scène est censée produire sur le lecteur a pour but de lui faire ressentir
directement l’étonnement du personnage : finalement, c’est l’objet de la
recherche qui la fait lui-même aboutir.
Cependant, cette explication du succès « facile » de l’homme (cf. v. 12b),
si elle met un terme au récit de sa recherche, ouvre en même temps une
perspective nouvelle et inattendue, celle d’un autre récit présent en filigrane
qui, pour l’instant, n’est que suggéré par le dénouement et demeure donc
implicite, mais sera clairement développé un peu plus loin, dans le segment
final, au v. 16. Cet autre récit, qui naît du questionnement attendu de la part
du lecteur (pourquoi la sagesse était-elle déjà là, assise à la porte de
l’homme ?) est parfaitement renversé par rapport au premier : son intrigue
prend pour point de départ l’initiative de la sagesse elle-même, partant à la
recherche de l’homme. Son dénouement rejoint exactement celui du récit
précédent, et se produit aussi en surmontant une difficulté : arrivée à l’entrée

d’Alexandrie. t. 17 : Les Proverbes, paris, Cerf, 2000, p. 177).


20. Ce terme a des résonances bibliques fortes qui le chargent d’un sens théologique
complexe et déjà bien élaboré, comme le montre bien Chrysostome LaRCHeR, op. cit., p. 420-
421.
21. Ce mot permet à l’auteur de suggérer de manière imagée le fait que la sagesse sert
de médiation entre l’homme et Dieu : en 9,4 elle est « parèdre » du trône divin.

102
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page103

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

de la maison de l’homme, la sagesse a dû constater que sa porte était


fermée ; elle s’est alors assise pour attendre. mais finalement, comme
précédemment, c’est l’objet de sa recherche qui la fait lui-même aboutir :
l’homme ouvre sa porte et la rencontre peut ainsi se produire. La symétrie
est parfaite, hormis peut-être concernant la surprise, puisque, comme nous
l’apprend la suite du texte, la sagesse, même si elle a attendu que l’homme
ouvre et n’a ni frappé à sa porte ni ne l’a ouverte elle-même, n’avait pas
orienté sa recherche au hasard (cf. v. 16a).
au moyen du récit, le segment B parvient donc à exprimer de manière
saisissante la complexité du problème théologique. La parabole, d’une
concision extrême, développe et articule avec la plus grande précision
possible les deux aspects de la réflexion engagée depuis le début : d’une part,
la nécessaire complémentarité des deux initiatives, qui n’aboutissent chacune
que grâce à l’autre, et, d’autre part, la non moins nécessaire asymétrie de la
relation, qu’illustrent ici la prévenance de la sagesse et la facilité qui en résulte
pour la recherche de l’homme. L’originalité de l’auteur, à cet égard, est bien
visible si l’on compare le texte avec ses précédents bibliques : en Si 14,20 –
15,10 par exemple, l’homme doit rechercher avec attention les traces d’une
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


sagesse qui ne se donne pas facilement, presque comme le ferait un chasseur
sur la piste d’un animal sauvage (cf. 14,22). il doit faire tous ses efforts pour
l’apercevoir en guettant les entrées de sa maison, pour finalement établir son
campement contre ses murs (cf. 14,24s). Comme en pr 9,1-6, le discours de
Ben Sira se focalise sur la maison de la sagesse, dont la dignité exige que l’on
vienne à elle et non l’inverse. Dans Sagesse, au contraire, la focalisation porte
sur la maison de l’homme du début à la fin, puisque celui-ci n’a même pas
eu le temps d’en sortir pour atteindre son but. pourtant, de manière subtile,
cette focalisation met autant en valeur le rôle actif de l’homme que celui de
la sagesse ; en effet, en situant la totalité de l’action dans l’espace propre de
l’homme, l’auteur fait ressortir la bienveillance active de la sagesse, qui va
jusqu’à se déplacer elle-même au lieu d’attendre d’être trouvée chez elle ou
ailleurs, et fait tout ce qui lui est possible pour atteindre l’homme, sans
toutefois le forcer, autrement dit sans ouvrir elle-même sa porte22.

22. Cette parabole pourrait être prise comme un parfait exemple de « sérendipité », dont
un des sens possibles est le fait de trouver ce que l’on cherchait d’une manière inattendue ;
à ce sujet, voir l’étude de Sylvie CateLLin, Sérendipité. Du conte au concept, paris, Seuil,
2014. pour l’aspect théologique, voir marie-Hélène RoBeRt, « Sagesse biblique et révéla-
tion trinitaire dans l’annonce du salut », dans marie-Hélène RoBeRt et alii (éd.), Sagesse
biblique et mission, paris, Cerf, 2016, p. 238-241.

103
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page104

DoSSieR

Segment C (v. 15a)


Le v. 15a, qui constitue le segment central du poème, semble à première
vue sortir du cadre narratif installé par la parabole du segment B, au point
que certains n’y ont vu qu’une parenthèse23. il est vrai que le caractère
abstrait du verbe enthumèthènaï (« penser avec désir »24) et de l’expression
phronèséôs téléiotès (« perfection de l’intelligence ») rappelle plutôt les
éléments présents dans le segment a, en particulier au v. 13, où le participe
épithumountas faisait déjà apparaître l’idée de désir. pourtant la conjonction
gar relie fortement le stique à ce qui précède, comme pour y ajouter une
explication. Si l’on tient compte de ces deux observations, on peut considérer
que l’auteur cherche ici à renforcer la continuité de son texte en éclairant la
parabole du segment B à l’aide de la réflexion engagée dans le segment a.
en effet, « penser avec désir » renvoie aussi bien à l’attitude de ceux qui
cherchent et désirent la sagesse (v. 12c-13) qu’à celle de l’homme qui s’est
levé tôt pour elle (v. 14a). La « perfection de l’intelligence », quant à elle,
désigne en fait l’achèvement d’un processus qui, en l’occurrence, ne peut être
que celui de la recherche évoquée de manière conceptuelle en 12c puis de
manière narrative en 14a; l’expression équivaut alors à « trouver la sagesse ».
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


Ce segment C fournit donc bien une explication de ce qui précède, en
donnant une réponse, non narrative, à la question soulevée par la présence
inattendue de la sagesse que l’homme « trouve » devant sa porte en 14b : elle
est déjà là, « car » se mettre à sa recherche, c’est déjà l’avoir trouvée. La
circularité d’un tel raisonnement, qui pourrait laisser penser que les capacités
humaines suffisent pour atteindre la sagesse, puisque la désirer, c’est être déjà
sage, est tempérée par le choix du mot « intelligence », qui en est un quasi-
synonyme et permet d’envisager la sagesse sous un double aspect, l’un
accessible à l’homme et l’autre au-delà de lui. L’intelligence devient sagesse
quand elle se fait désir, c’est-à-dire comprend son propre accomplissement
non comme l’assimilation d’un objet recherché mais comme une relation
avec une altérité à la fois au-delà et en amont d’elle-même, une relation avec
un sujet qu’elle ne rencontre que dans la mesure où lui-même la recherche.

23. Comme par exemple Chrysostome LaRCHeR, op. cit., p. 421. Karl L. W. GRimm
argumente de manière assez convaincante en sens contraire et estime que, si l’on comprend
bien le sens des mots, le stique est parfaitement relié à ce qui précède en ce qu’il « expliqu[e]
[…] comment déjà le simple souhait de la sagesse amène avec soi la possession de celle-ci »
(Commentar über das Buch der Weisheit, Leipzig, Hochhausen und Fournes, 1837, p. 155).
24. C’est la traduction la moins mauvaise de ce verbe grec sans équivalent satisfaisant
en français.

104
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page105

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

La rencontre est immédiate car le désir même qui la motive est l’ouverture
d’un espace relationnel dont la possibilité, en fait, le précède. C’est ce que
signifie la prévenance de la sagesse : le pas encore de la recherche est aussi
bien le déjà là de la découverte.
ajoutons que l’explication fournie par le segment C permet de faire
ressortir un autre aspect du symbolisme de la parabole du v. 14 et confirme
sa précision : l’histoire de l’homme qui rencontre la sagesse au moment
même où il sort de chez lui pour la chercher exprime parfaitement l’idée que
l’entrée dans la relation est en fait une sortie de soi, c’est-à-dire une
reconnaissance des limites de l’intelligence autonome symbolisées par
l’espace clos de la maison. Le désir de la sagesse est une porte qui s’ouvre
sur l’extérieur25.

Segment B’ (v. 15b)


Sans transition, le segment B’ revient au genre narratif du segment B,
auquel il est strictement parallèle, et ouvre ainsi l’autre versant de la structure
concentrique du poème. un simple « et » réintroduit le lecteur dans le
contexte de la parabole du v. 14 : on retrouve les mêmes personnages, un
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


homme et la sagesse, mais cette fois-ci l’homme, plutôt que de se lever tôt,
« veille » ; c’est là simplement une autre manière de suggérer pareillement
l’effort que suppose sa quête, en utilisant le même registre. Comme
précédemment, ce rapide récit se termine parfaitement bien, puisque
l’homme est « vite sans souci » ; et l’auteur, de la même manière, diffère un
instant l’énoncé de la cause de ce succès. au lieu toutefois de donner
l’explication dans un stique supplémentaire, comme dans le segment B, il
la réserve au segment final, ce qui permet de clore la structure en évitant les
répétitions.

Segment A’ (v. 16)


L’explication de la facilité de la recherche forme tout le contenu du v. 16.
puisqu’elle vaut à la fois pour le segment B’ et pour le poème entier, elle est
cette fois introduite par la conjonction de subordination hoti (« parce que »),

25. un verset de la prière du chapitre 9 éclaire bien le sens de 15a : l’auteur demande la
sagesse, car « même si quelqu’un est parfait parmi les fils des hommes, s’il lui manque la
sagesse qui vient de toi, il sera compté pour rien » (9,6) ; la perfection de l’intelligence n’est
pas fermeture sur soi, mais sagesse, c’est-à-dire ouverture sur l’altérité de Dieu et dynamique
relationnelle.

105
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page106

DoSSieR

plus forte que le simple « car » de 14b. il s’agit, bien sûr, de la prévenance
de la sagesse, mais son initiative est maintenant franchement développée, à
l’aide d’une série de trois stiques destinée à donner son pendant au segment
a, dont on retrouve le ton gnomique. Le personnage type des deux paraboles
disparaît lui aussi au profit du pluriel généralisant utilisé au début du poème.
La sagesse est à nouveau le sujet de trois verbes dont le sens est ici claire-
ment actif, à l’inverse de ceux du segment a.
Le premier, périerkhétaï (« elle va çà et là »), forme une unité de sens
avec le participe qui l’accompagne, zètousa (« cherchant »), et tous deux
répondent clairement à zètountôn (« ceux qui [la] cherchent »), qui désignait
l’action des hommes au v. 12c. La mention de la recherche active effectuée
ici par la sagesse « elle-même » (hautè) et non plus par les hommes vient
en même temps compléter la forme passive qui était donnée à son action en
12c, où elle « était trouvée », tout en expliquant pourquoi il en est ainsi.
inversement, les hommes qui, là, étaient agents de l’action, se retrouvent ici
en position d’objet. au deuxième stique, phantazétaï (« elle apparaît »)
correspond quant à lui à théôreïtaï (« elle est contemplée ») en 12b, et le
complète. L’idée est simple et, là encore, fait se répondre l’aspect passif et
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


l’aspect actif du comportement de la sagesse : elle « est contemplée » par les
hommes qui l’aiment parce qu’elle « leur apparaît ». Le dernier stique, 16c,
exprime à nouveau l’initiative de la sagesse, mais en atténuant le registre
imagé de la recherche et du voir, pour viser de manière plus abstraite,
comme au v. 13, la réalité mentale qui est en question. il s’agit bien encore
d’un mouvement de la sagesse, d’un déplacement qu’elle effectue, d’une
« rencontre » qu’elle provoque, mais c’est dans la « pensée » que cela se
passe et même « en toute pensée »26.
La composition d’ensemble de la péricope, particulièrement minutieuse,
a pour but de donner à voir dans la forme même du discours la probléma-
tique de son contenu : il s’agit bien d’art littéraire, et non d’un simple
artifice. L’idée que la sagesse est trouvée facilement parce qu’elle est

26. Le parallélisme entre « sur les chemins » 16b, et « en toute pensée » 16c (relevé par
Karl L. W. GRimm, op. cit., p. 156, ou encore alfred t. S. GooDRiCK, The Book of Wisdom,
Londres, Rivingtons, 1913, p. 175) suggère en outre une généralisation (peut-être aussi
entraînée par le retour au pluriel ?) : il ne s’agit plus seulement du moment de la rencontre
tel que l’envisageait le v. 14 (l’unicité d’un tel moment, d’ailleurs, relève pour une part d’un
schématisme fictionnel propre à la parabole, qui lui permet de fixer l’idée de manière plus
saisissante), mais d’une sorte de compagnonnage habituel (cf. Chrysostome LaRCHeR,
op. cit., p. 423-424).

106
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page107

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

prévenante, thème essentiel du poème, est exposée au moyen d’une progres-


sion linéaire : le segment a’ dit plus que le segment a ; mais la structure
concentrique donnée à l’ensemble permet en même temps d’articuler cette
idée avec celle de la responsabilité humaine, qui correspond à l’orientation
éthique de toute la première partie du livre, placée sous l’horizon du
jugement eschatologique27. L’argument de la facilité, en effet, prend sens
dans le cadre d’un encouragement, d’une exhortation, qui font appel à
l’initiative de l’homme. Le salut auquel conduit la sagesse ne peut être que
le produit d’une rencontre, d’une relation. La structure concentrique a donc
un sens directement théologique : aux deux extrémités, l’auteur décrit
alternativement l’aspect passif de la sagesse correspondant à l’aspect actif
de l’homme et l’aspect actif de la sagesse correspondant à l’aspect passif de
l’homme. mais ce ne sont là que les points de départ opposés de deux trajec-
toires qui ne trouvent leur sens que dans leur jonction; aussi nécessaires l’une
que l’autre, les deux initiatives sont en même temps nécessaires l’une à
l’autre pour que la rencontre puisse se produire. Cette complémentarité est
encore suggérée dans le segment final, qui est pourtant dominé par la
description de la part active de la sagesse : elle va chercher « ceux qui sont
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


dignes d’elle » (v. 16a), c’est-à-dire ceux qui déjà la désirent et la recher-
chent. ainsi, sa prévenance, tout en renvoyant à l’asymétrie fondamentale
de la relation, peut être articulée à la complémentarité dans la mesure où elle
est décrite comme, en quelque sorte, une disponibilité maximale. L’asymé-
trie n’est pas liée à une puissance dominatrice, mais « bienveillante »,
comme le suggère le v. 16b. on peut en effet remarquer que l’auteur a tenu
à renforcer encore la correspondance entre les segments extrêmes du texte
en y introduisant deux adverbes dont les sonorités se font écho : si la sagesse
« est contemplée facilement (eukhérôs) par ceux qui l’aiment » (v. 12b), ce
n’est pas parce qu’elle s’impose, mais parce qu’elle « leur apparaît avec
bienveillance (euménôs) » (v. 16b), donc sans les forcer28.

27. on peut appliquer à notre péricope les remarques de michael KoLaRCiK à propos de
l’ensemble de la première partie (1,1 – 6,21), dont la structure est à la fois concentrique et
dynamique : « Les unités parallèles ne se reflètent pas simplement l’une l’autre. [… Les]
différences entre les unités parallèles donnent l’espace pour un développement et une
dynamique (momentum) au sein de la structure concentrique » ; la meilleure image est
finalement celle d’une « spirale en mouvement » (op. cit., p. 63).
28. ici apparaît donc déjà le paradoxe de la puissance miséricordieuse de Dieu, essentiel
au propos du livre, et auquel l’auteur consacrera plus loin un long développement (cf. 11,17
– 12,18).

107
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page108

DoSSieR

Le contexte littéraire

Le lien entre Sg 6,12-13 et Sg 1,2


Jusqu’à présent, nous avons vu comment la problématique théologique
du texte s’exprime à travers sa forme littéraire. mais la structure concen-
trique, en jouant sur les possibilités syntaxiques offertes par l’usage avisé
des voix active et passive, montre que cette problématique renvoie, plus
fondamentalement, à la question des possibilités du langage. De ce point de
vue, un aspect important n’a pas encore été abordé : celui de la traduction.
or, il révèle que la complexité du problème se reflète jusque dans la morpho-
logie. L’auteur exploite en un sens théologique l’ambiguïté de formes
verbales que les langues européennes, trop précises, ne peuvent rendre de
manière adéquate.
nous avons considéré les verbes du segment a comme des formes
passives, en remarquant néanmoins que le troisième de la série, phthaneï
prognôsthènaï (« elle devance en étant préconnue », v. 13) montrait un
curieux mélange d’actif et de passif, dont le sens est mentalement difficile à
fixer ; c’est pour laisser voir cette difficulté que nous avons préféré respecter
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


la forme passive de prognôsthènaï au lieu de suivre les traductions habituelles,
qui proposent : « en se faisant connaître la première ». en effet, la périphrase
verbale employée par l’auteur a manifestement pour but d’exprimer l’idée que
l’on ne peut connaître la sagesse que parce qu’elle s’offre elle-même à la
connaissance ; le passif « être connu » ne peut à lui seul exprimer la relation
dont nous avons exploré les modalités, car il renvoie uniquement à l’initia-
tive humaine : c’est bien l’homme qui connaît. or, son initiative est précédée
par celle de la sagesse, ce que signifie le verbe phthaneï (« elle devance »).
mais ce couplage d’un verbe à l’actif et d’un verbe au passif est apparemment
insuffisant : l’auteur veut introduire ce mélange jusque dans le verbe même
qui exprime l’action de connaissance, en adjoignant à l’infinitif passif
gnôsthènaï le préfixe pro-, qui vient alors redoubler le verbe principal
phthaneï29 en insistant sur la priorité du sujet qui subit l’action d’être connu ;
ces efforts semblent donc exiger que l’infinitif passif soit plutôt à traduire
comme un réfléchi causatif (« en se faisant connaître la première » ou « à

29. Chrysostome LaRCHeR signale quelques occurrences de cette forme pléonastique


(phthaneïn suivi d’un participe auquel est adjoint le préfixe pro-) dans la littérature grecque
classique (op. cit., p. 420).

108
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page109

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

l’avance ») ou, mieux, comme un passif-réfléchi causatif (« en se faisant être


connue la première » ou « à l’avance »30). mais de quelle priorité s’agit-il ?
elle ne peut être à proprement parler temporelle, comme si l’on avait affaire
à une connaissance en deux étapes (la sagesse se fait connaître avant d’être
connue), car si c’était le cas, cette préconnaissance apparaîtrait comme la
cause du désir de l’homme, et lui ferait perdre, du même coup, la consistance
nécessaire à la complémentarité des initiatives que tout le passage cherche
pourtant à exprimer ; en effet la sagesse irait çà et là chercher ceux qu’elle a
elle-même rendus dignes qu’elle les cherche31. De plus, en tant qu’expression
du pôle divin de la relation, la sagesse devance éternellement l’action de
l’homme ; et l’éternité, sans proportion avec le temps, ne peut, au sens strict,
le devancer puisqu’elle ne se situe pas avant lui. il faut alors reconnaître que
le registre temporel introduit par phthaneï et par le préfixe pro- a une fonction
métaphorique anticipant le cadre narratif de la parabole qui suit immédiate-
ment au v. 14 ; conscient, d’ailleurs, que la temporalité doit y jouer un rôle
illustratif, l’auteur forge un récit qui se déroule dans un temps le plus court
possible. en fait, la priorité en question est plus métaphysique que temporelle:
il s’agit d’aider à se représenter une forme de connaissance qui diffère non
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


seulement de la connaissance d’un objet assimilable par un sujet qui est lui
seul actif, mais aussi de la connaissance mutuelle de deux sujets égaux, qui
sont à la fois sujet actif et objet passif de la connaissance qu’ils ont l’un de
l’autre. une telle complémentarité est bien sûr nécessaire, comme nous
l’avons vu, à la connaissance relationnelle visée par l’auteur, mais elle est
articulée, c’est là son originalité, à une asymétrie selon laquelle l’homme est
par définition plus connu que connaissant et la sagesse plus connaissante que
connue. C’est cette articulation paradoxale qu’il tente d’exprimer au moyen
d’une forme verbale elle-même nécessairement paradoxale, qu’on peut alors
interpréter comme un passif-réfléchi causatif et traduire « en se faisant
connaître la première ».
Cet aspect causatif, assez clair au v. 13 en raison de l’actif phthaneï et
du préfixe pro-, influence l’interprétation des verbes présents dans les deux
stiques précédents : bien qu’ils aient une forme passive, théôreïtaï (« elle est
contemplée ») en 12b et heuriskétaï (« elle est trouvée ») en 12c sont

30. C’est là une forme développée de la précédente, dans laquelle l’infinitif actif
« connaître » a déjà, en français, un sens passif.
31. Pace Hans HÜBneR, qui estime que la sagesse, avant qu’on la désire, « a déjà fait le
principal (das Entscheidende) », et qu’« elle détermine (bestimmt) déjà celui qui la cherche
avant sa recherche » (op. cit., p. 86).

109
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page110

DoSSieR

généralement traduits : « elle se laisse contempler » et « elle se laisse


trouver ». Ces formes, moins causatives, correspondent à ce qu’on appelle
le passif-réfléchi tolératif, et nous renvoient au substrat biblique qui sous-
tend constamment l’expression grecque de l’auteur32. en hébreu, le nifal
tolératif, selon Bruce K. Waltke et michael patrick o’Connor, « combine
l’idée de réfléchi et l’idée de permission »33 ; il n’est pas le pendant passif-
réfléchi du qal (actif), mais plutôt une forme passive-réfléchie du hifil
(causatif). en effet, selon l’expression de Jean margain, le tolératif est
« une atténuation du causatif »34, c’est-à-dire qu’il occupe une position
intermédiaire entre le passif à proprement parler, qui exprime le cas où le
sujet subit sans en avoir la volonté l’action de l’agent exprimée par le verbe
(dans ce cas, par exemple, le sujet « est vu ») et le passif-réfléchi causatif,
qui dénote la volonté du sujet de subir l’action (dans ce cas, le sujet « se fait
voir », ou plus précisément « se fait être vu »35) ; le mélange des deux
exprime alors la permission donnée par le sujet de subir l’action, ce qui
équivaut à une demi-volonté, grâce à laquelle l’action peut s’accomplir36
(dans ce cas le sujet « se laisse voir », ou plutôt « se laisse être vu »). alors
que, dans le cas d’un nifal franchement passif, le complément d’agent peut
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


être introduit par bₑ ou lₑ, dans celui d’un nifal tolératif il ne l’est que par lₑ ;
ceci se comprend dans la mesure où le propre de cette construction est
précisément de donner au complément d’agent l’aspect d’un complément
d’attribution, de même que, inversement, le sujet qui subit l’action est
présenté comme permettant à l’agent de l’accomplir. ainsi le caractère
passif du sujet de l’action et le caractère actif de son agent sont tous deux
tempérés de manière inversement proportionnelle. Ceci se produit en particu-
lier quand le sujet du verbe est Dieu37, que la piété la plus élémentaire

32. Cf., à ce sujet, Chrysostome LaRCHeR, Études sur le Livre de la Sagesse, paris,
Gabalda, 1969, p. 101-103.
33. Bruce K. WaLtKe et michael patrick o’ConnoR, An Introduction to Biblical Hebrew
Syntax, 23,4,f, Winona Lake (indiana), einsenbrauns, 1990, p. 389 ; cf. aussi paul JoÜon,
Grammaire de l’hébreu biblique, 51c, Rome, institut biblique pontifical, 1923, p. 115.
34. Jean maRGain, « Causatif et tolératif en hébreu », Comptes rendus du Groupe
Linguistique d’Études Chamito-Sémitiques, xViii/xxiii, 1974, p. 26.
35. Cf. par exemple Gn 18,1 ; ex 6,3.
36. Cf. Bruce K. WaLtKe et michael patrick o’ConnoR, op. cit., 23,4,g, p. 389-390.
37. C’est spécialement le cas quand il s’agit d’expliquer comment l’homme peut
« trouver », « voir » ou « connaître » Dieu (pour ce dernier verbe, cf. par ex. ez 20,5). mais
un passif à nuance tolérative peut aussi s’utiliser, dans d’autres cas, avec un sujet humain,
comme par ex. en qo 12,12 pour l’hébreu (« laisse-toi avertir »), ou en Rm 12,2 pour le grec
(« laissez-vous transformer »). Signalons aussi le passif tolératif présent un peu plus loin dans
le texte de Sagesse : « laissez-vous instruire » (6,25).

110
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page111

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

rechigne à se représenter comme subissant l’action de l’homme ; le nifal


tolératif permet alors de le désigner comme objet passif de la connaissance
de l’homme sans qu’il la subisse, tout en désignant l’homme comme agent
d’une connaissance seulement permise. Les traducteurs de la Septante
connaissent la spécificité de cet usage, qu’ils retranscrivent en traitant
pareillement le complément d’agent comme un complément d’attribution,
donc au datif, au lieu d’en faire un génitif introduit par hupo, comme on
l’attendrait normalement après un verbe au passif ; c’est le cas dans
l’exemple type d’is 65,1 : nimts’éti lₑ- est rendu en grec : heuréthèn toïs, ce
qui équivaut à « je me suis laissé trouver/être trouvé par/à ceux… ». Les
périphrases verbales possibles en français, on le voit, ne fournissent pas
d’équivalent satisfaisant.
Sagesse utilise une formulation semblable au tout début du livre, où
l’auteur encourage à chercher Dieu « parce qu’il se laisse trouver (heuris-
kétaï) par/à ceux (toïs) qui ne le mettent pas à l’épreuve, et qu’il se manifeste
à ceux qui ne lui refusent pas leur foi » (1,2). il s’inspire ici de is 55,638 ;
65,139 et de Jr 29,1440, mais glose, semble-t-il, plus précisément, 1 Ch 28,941
et 2 Ch 15,2.4.1542, qui ajoutent à ce thème le motif de la nécessité des
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


bonnes dispositions du cœur et de l’âme, et évoquent aussi l’éventualité
inverse de l’éloignement de Dieu dû à l’absence de ces mêmes dispositions.
en effet, Sagesse insiste ensuite sur les dispositions intérieures qui condition-
nent le succès de la recherche43. au v. 2, le passif heuriskétaï suivi du datif
retranscrit clairement le nifal tolératif hébreu, comme c’est le cas dans la
version grecque des références qu’on vient de citer en 1 et 2 Ch ; mais il est
immédiatement développé, en parallélisme synonymique, par le verbe
emphanizétaï, un moyen-passif dont le sens se rapproche nettement d’un

38. « Cherchez yHWH pendant qu’il se laisse trouver, appelez-le pendant qu’il est
proche. »
39. « Je me suis laissé approcher (ou bien : chercher) par/à ceux qui ne me questionnaient
pas, je me suis laissé trouver par/à ceux qui ne me cherchaient pas. »
40. « et je me suis laissé trouver par/à vous… »
41. « … Si tu le cherches il se laissera trouver par/à toi, mais si tu l’abandonnes, il te
rejettera pour toujours… »
42. « yHWH est avec vous quand vous êtes avec lui (litt. dans votre être avec lui). Si vous
le cherchez, il se laissera trouver par/à vous, mais si vous l’abandonnez, il vous abandon-
nera. » (2) ; « … et il se laissa trouver par/à eux. » (4.15).
43. tout le passage, en mettant au premier plan la figure de la sagesse et en se concen-
trant sur le monde de l’intériorité, développe l’idée de « bonté » et de « simplicité de cœur »
qui, dès le v. 1, qualifient l’attitude demandée au lecteur (cf. 1,1b-c.3a-b.4a.5b) ; cf.
2 Ch 15,12.15.

111
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page112

DoSSieR

passif-réfléchi causatif (« il se fait manifeste »)44 ; l’auteur suit peut-être ici


le modèle de is 65,1 (où emphanès égénomèn, « je suis devenu manifeste »,
traduit nidrashti, « je me suis laissé chercher », en parallèle à heuréthèn suivi
du datif et traduisant nimts’éti, « je me suis laissé trouver ») et de JrLxx 36,14
(où épiphanoumaï, « je me manifesterai », rend le verbe vₑnimts’éti, « je me
laisserai trouver », de Jrtm 29,1445). Ces passages de la Lxx montrent une
tendance des traducteurs à utiliser la racine de l’« apparaître » pour traduire
le nifal tolératif de « trouver »46, ce qui pourrait indiquer qu’ils le rapprochent
du nifal réfléchi causatif du verbe « voir », comme en Gn 18,1 ou ex 6,3,
où ils utilisent la forme ôphthè, « il se fit voir », rendue célèbre par son usage
néotestamentaire47. C’est qu’en fait la nuance qui sépare le causatif et le
tolératif est aussi subtile que l’est la distinction entre une volonté entière et
une demi-volonté, et souvent on ne peut pas décider entre « je me fais » ou
« je me laisse » voir, trouver ou connaître48. Ces formes comportent une
ambiguïté irréductible qui rend impossible une distinction parfaitement

44. Cf. l’emploi de ce verbe en mt 27,53. Friedrich V. ReiteReR interprète les deux verbes
comme des « moyens-réflexifs », sans toutefois noter la nuance qui les distingue, « philoso-
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


phische Lehre und deren Wirkung aus der Sicht eines Weisheitslehrers. untersuchung von
Weish 1,1-15 », dans Géza G. xeRaVitS et József zSenGeLLÉR (éd.), Studies in the Book of
Wisdom, Leiden, Brill, 2010, p. 140, n. 50 et 51.
45. La BHS fait l’hypothèse que l’hébreu devrait se lire vₑnir’éti, « je me laisserai/ferai
voir », ce qui correspond mieux au grec (cf. Biblia Hebraica Stuttgartensia, Stuttgart,
Deutsche Bibelgesellschaft, 1997, ad loc.); mais on peut opposer à cette correction le fait qu’il
s’agirait là de l’unique occurrence d’une telle traduction : il ne fait aucun doute que les traduc-
teurs auraient rendu l’hébreu vₑnir’éti par ophthèsomaï, ce qui correspond à l’immense
majorité des occurrences (plus de 44 fois, cf. takamitsu muRaoKa, A Greek-Hebrew/Aramaic
Two-way Index to the Septuagint, Leuven, peeters, 2010, p. 86).
46. Les deux traductions paraissent même interchangeables, comme le suggère Rm 10,20
qui cite is 65,1 en inversant les deux verbes, que cette inversion soit due à une défaillance
de la mémoire de paul ou à l’existence d’une telle variante à son époque.
47. À ce sujet, cf. xavier LÉon-DuFouR, Résurrection de Jésus et message pascal, paris,
Seuil, 1971, p. 75-78.
48. Ceci semble confirmer l’avis de p. a. SieBeSma, qui estime qu’« en hébreu biblique,
les notions distinctives de réfléchi-passif-tolératif, telles qu’elles sont applicables dans les
langues européennes, ne s’appliquent pas » (The Function of the Niph’al in Biblical Hebrew,
Studia Semitica neerlandica, assen, Van Gorcum, 1991, p. 170). L’étude de Jean maRGain
conduit toutefois à une opinion plus mesurée ; certes, il faut se garder de plaquer « sur l’hébreu
des catégories étrangères au système de la langue et à la conscience des “hébréophones” de
jadis » (art. cit., p. 27), mais ce n’est pas parce que les distinctions en question ne s’expri-
ment pas morphologiquement qu’elles ne sont pas présentes, à titre de nuances induites par
le contexte et le sens global du discours. puisque, dans de nombreux cas, on peut de fait
reconnaître au causatif une valeur tolérative, il est permis à une traduction de la donner à voir,
à condition de rester bien conscient que le sens du texte n’a pas à être ordonné à une
absence d’ambiguïté qui, en réalité, ne vaut que pour le monde du traducteur.

112
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page113

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

claire entre le passif et l’actif ; c’est là précisément leur intérêt pour la


question qui nous occupe, car elles permettent de bien cerner sa difficulté :
exprimée d’un point de vue logique, il s’agit de la possibilité de penser une
relation entre deux grandeurs incommensurables, c’est-à-dire d’articuler
complémentarité et asymétrie.
Voyons, avant de revenir à Sagesse, comment le problème est traité par
deux autres auteurs alexandrins, dans des développements qui présentent de
fortes affinités avec notre texte. Le premier, philon, dans un commentaire
célèbre de Gn 12,7 (« Dieu se fit voir [ôphthè] à abraham »), tente de clarifier
la manière dont se croisent, dans cette rencontre, les initiatives humaine et
divine. pour lui, abraham, comme type du sage, a bien effectué une recherche
active du vrai Dieu et son âme s’est peu à peu élevée au-dessus du sensible ;
mais en raison de la difficulté de cette opération, l’âme d’abraham
put à peine saisir, comme par temps clair et pur, la vision de celui qui aupara-
vant était caché et sans forme ; celui-ci, puisqu’à cause de sa philanthropie il
ne s’est pas détourné d’elle mais l’a pré-rencontrée (proüpantèsas), [lui]
montra sa propre nature, autant qu’était capable de voir celui qui regardait.
C’est pourquoi il est dit, non pas que le sage vit Dieu, mais que Dieu « se fit
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


voir » au sage ; et en effet il était impossible que quelqu’un saisisse par lui-
même l’être véritable sans que celui-ci se soit lui-même manifesté et montré49.
on peut noter ici la volonté de philon de préserver la priorité de l’initiative
divine en ajoutant le préfixe pro- au verbe exprimant la rencontre (hupantaô,
utilisé aussi en Sg 6,16), tout comme le fait l’auteur de Sagesse pour
tempérer le passif gnôsthènaï en 6,13.
De la même manière, origène, en un passage du Contre Celse où il
commente Timée 28c50, cherche à spécifier et à distinguer la part humaine
et la part divine ; le problème est, là encore, de préserver la priorité divine
malgré la nécessaire complémentarité des initiatives :
mais nous, nous déclarons que la nature humaine ne peut en aucune manière
être suffisante pour chercher (zètèsaï) Dieu et le trouver (heureïn) de manière
pure, si elle n’est pas aidée par celui qui est cherché (zètouménou), qui est
trouvé (heurikoménou : qui se laisse trouver) par/à ceux qui confessent51,

49. De Abrahamo, 79-80, trad. Jean Gorez, paris, Cerf, 1966, p. 56-57 (trad. modifiée).
50. « trouver (heureïn) l’auteur et le père de cet univers est laborieux, et une fois
trouvé, le dire à tous est impossible ».
51. Le datif, au lieu du complément d’agent introduit par hupo semble indiquer une
nuance tolérative ou causative.

113
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page114

DoSSieR

après avoir fait ce qui leur était possible, avoir besoin de lui, qui se manifeste
(emphanizontos) lui-même à ceux à qui il juge raisonnable de se faire voir
(ophthènaï), autant qu’il est naturel à Dieu d’être connu (ginôskesthaï : se
faire connaître) par/à l’homme52, et à l’âme de l’homme, encore dans le corps,
de connaître Dieu53.
Les fortes ressemblances lexicales qui rapprochent ce texte des versets de
Sagesse que nous examinons permettent de penser qu’origène, ici, les a
certainement en tête.
La comparaison entre notre péricope et le début du livre suggère que
l’auteur de Sagesse, au fond, cherche lui aussi à élucider les modalités de
la relation entre Dieu et l’homme. alors qu’en 1,2 il affirme que Dieu « se
laisse trouver à ceux qui ne le mettent pas à l’épreuve et se manifeste à
ceux qui ne lui refusent pas leur foi », en 6,12, c’est la sagesse qui « est
contemplée par ceux qui l’aiment et est trouvée par ceux qui la cherchent ».
Dans le premier cas, le complément d’attribution indique clairement que
le passif heuriskétaï est bien un passif-réfléchi tolératif ; mais dans le
second, les compléments d’agent conduisent plutôt à interpréter les formes
comme strictement passives. Dans la mesure, cependant, où le même
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


verbe « trouver » a pour sujet, alternativement, Dieu et la sagesse, il est
compréhensible que les traductions usuelles aient tendance à rapprocher les
formes en question. Le fait qu’ailleurs dans le livre, Dieu et la sagesse
soient parfois sujets des mêmes attributs, des mêmes verbes ou des mêmes
actions54, indique en effet que l’auteur lui-même veut les confondre et les
distinguer à la fois. en tant que la sagesse se distingue de Dieu, elle
permet, tout en préservant sa transcendance, d’exprimer sa dimension
relationnelle55, en vertu de laquelle il renonce à exercer sa toute-puissance
et laisse ou fait dépendre son action de celle de l’homme ; c’est ce qui se
produit dans le cas positif de la rencontre décrite en 6,12-16 (anticipé en
1,1-2), où la sagesse doit attendre l’initiative de l’homme pour se donner

52. ici encore au datif.


53. Contre Celse, Vii, 42, trad. marcel Borret, t. iV, paris, Cerf, 1969, p. 114-115 (trad.
modifiée).
54. Comparez par exemple 1,6 avec 11,27 ; 7,17 ; 8,6 et 14,2 avec 13,1 ; 7,17 avec 7,21.
C’est ce rapport d’identité et de différence que 7,25-26 tente d’exprimer en désignant la
sagesse comme « haleine », « émanation », « rayonnement », « miroir », « image ».
55. elle n’est pas plus hypostasiée qu’en proverbes ou Siracide, ainsi que les commen-
tateurs le reconnaissent aujourd’hui ; cf. à ce sujet l’étude approfondie de martin neHeR,
Wesen und Wirken der Weisheit in der Sapientia Salomonis, Berlin – new york, Walter de
Gruyter, 2004, p. 152-153 et 240.

114
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page115

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

à lui, mais aussi dans le cas négatif, évoqué en 1,3-5, où le péché sépare
l’homme de Dieu : la sagesse « n’entre pas dans une âme malfaisante ni
n’habite dans un corps tributaire du péché », car face à l’injustice, elle
« fuit », « se retire », et même « est confondue »56. Si l’on rangeait les
formes en question sur une échelle de degrés (causatif, tolératif, passif), les
deux premières conviendraient plutôt à Dieu et les deux dernières à la
sagesse ; de même qu’en 1,2 on peut, concernant Dieu, hésiter entre
causatif et tolératif, de même en 6,12 (surtout si l’on tient compte du v. 13),
on se situe entre tolératif et passif57.

Le lien entre Sg 6,15a et Sg 8,21


Comme on le voit, l’auteur développe son propos théologique en exploi-
tant l’ambiguïté non seulement au niveau syntaxique mais aussi au niveau
morphologique. elle apparaît comme un moyen de préserver une tension qui
permet d’articuler les deux dimensions nécessaires et pourtant contradictoires
de la relation entre Dieu et l’homme : l’asymétrie et la complémentarité. il
reste à évoquer l’aspect lexical, abordé plus haut dans l’analyse du v. 15a.
pour expliquer la facilité de la recherche, l’immédiateté de la rencontre,
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


l’auteur y propose un raisonnement à la limite de la circularité : le désir de
la sagesse (sophia), c’est la perfection de l’intelligence (phronèsis), c’est-
à-dire déjà, d’une certaine manière, la sagesse. en effet, les deux mots se
distinguent et se recoupent à la fois, en ce que phronèsis est un quasi-
synonyme de sophia ; ils ne désignent pas vraiment deux réalités différentes,
mais deux aspects complémentaires d’une réalité complexe58, et l’auteur, à

56. Cet emploi étonnant du verbe élegkhô au passif a quelque peu gêné les commenta-
teurs, comme par exemple, récemment, Friedrich V. ReiteReR, art. cit., p. 146, note 71. De
même, Chrysostome LaRCHeR, Le Livre de la Sagesse, t. 1, paris, Gabalda, 1983, p. 178,
cherche à atténuer le sens passif. Émile oSty, dans la Bible de Jérusalem, traduit le verbe
en lui donnant une nuance réfléchie qui en atténue aussi le sens : « elle s’offusque ».
57. L’effort de l’homme, logiquement, peut être exprimé comme un mélange, inverse,
d’actif et de passif. Ceci ne se produit pas dans notre péricope mais juste avant, quand l’auteur
invite en 6,11 les puissants à l’écouter en disant : « désirez et vous serez instruits », on pourrait
interpréter le deuxième verbe, païdeuthèsesthé, comme un nifal tolératif signifiant plus
précisément « vous vous laisserez instruire », cf. supra, note 37.
58. Les mots équivalents en hébreu, ḥokhmah et tₑvounah, sont toujours employés
comme synonymes ou quasi-synonymes en proverbes, où ils sont constamment mis en
correspondance au sein de parallélismes synonymiques, comme c’est le cas en 3,13 par
exemple : « Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse, et l’homme qui obtient l’intelligence »
(cf. aussi 2,2 ; 2,6 ; 3,19 ; 5,1 ; 8,1 ; 24,3) ; l’autre mot rendu par phronèsis, binah, est lui aussi
souvent utilisé en parallèle avec ḥokhmah, comme en 4,5 ; 4,7 ; 7,4 ; 9,10 ; 16,16.

115
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page116

DoSSieR

plusieurs reprises, les emploie l’un pour l’autre59. quand il les distingue, c’est
selon un rapport hiérarchique qui réserve phronèsis à une forme de sagesse
accessible à l’homme60 et sophia à une forme accomplie de la même sagesse,
en tant que c’est Dieu qui la donne. ainsi l’intelligence, en se faisant désir,
atteint sa perfection, c’est-à-dire devient sagesse dans la mesure où elle
s’ouvre à la relation avec Dieu. L’ambiguïté lexicale due à cette quasi-
synonymie se voit bien dans un passage stratégique du livre, où l’auteur
introduit le texte de sa prière pour obtenir la sagesse en expliquant les
raisons qui l’ont amené à s’adresser à Dieu : « mais sachant que je ne serais
pas possesseur [de la sagesse]61 autrement que si Dieu [me la] donnait, – or
cela aussi relevait de l’intelligence : savoir de qui est la grâce – je sollicitai
le Seigneur et le suppliai, et je dis de tout mon cœur… » (8,21). Le jeu subtil
de la quasi-synonymie introduit ici la même difficulté qu’en 6,15a62. Faut-
il comprendre que l’intelligence, ce « savoir de qui est la grâce », est, par
elle-même, devenue désir, relation et sagesse, comme semble l’impliquer la
parenthèse63 ? Dans ce cas, Dieu apparaît complètement soumis à l’initiative
propre de l’homme. Cette intelligence doit-elle donc être comprise comme
une forme de sagesse inchoative, elle aussi donnée préalablement par
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


Dieu ?64 Si oui, c’est l’initiative humaine qui cette fois perd sa consistance,

59. D’après Karl L. W. GRimm, op. cit., p. 154, c’est le cas en 3,15 ; 4,9 ; 7,7 et 8,21.
60. Comme en 6,15 ; en 8,7, comme vertu cardinale, elle est enseignée par la sagesse.
61. Selon la grande majorité des commentateurs, c’est le mot « sagesse », présent deux
versets auparavant et dans tout le développement précédent, qu’il faut ici sous-entendre
comme complément du nom « possesseur ».
62. Commentant 8,21, Karl L. W. GRimm varie par rapport à ce qu’il affirme au sujet de
6,15 (cf. supra note 59) et écrit : « ici, phronèsis ne peut être synonyme de sophia, puisqu’elle
est déjà attribuée à l’auteur avant la possession de cette dernière, mais plutôt quelque chose
d’analogue à la sophia, qui la prépare… » (op. cit., p. 225).
63. L’expression « cela aussi » renvoie en effet au bilan des versets précédents (8,17-18),
qui évoquent la réflexion personnelle qui a conduit l’auteur à chercher la sagesse : c’est bien
l’intelligence qui, avant le don, comprend aussi que la sagesse ne peut être qu’un don. il faut,
selon nous, nuancer ce qu’écrit paul HeiniSCH, op. cit., p. 177 : « À partir de sa propre force,
l’homme ne peut même pas reconnaître que la sagesse est une grâce de Dieu. Celui-ci doit
d’abord l’illuminer et le pousser à la demander. C’est ainsi que la sagesse elle-même vient
au devant de l’homme (6,13.15) ».
64. C’est ce que pensent, à la suite de paul HeiniSCH (cf. note précédente), Hans HÜBneR
(op. cit., p. 123, cf. supra note 31) ou Helmut enGeL (Das Buch der Weisheit, Stuttgart, Verlag
Katholisches Bibelwerk, 1998, p. 145-146). Selon nous, l’auteur renvoie plutôt aux capacités
naturelles qu’il vient de décrire en 8,19-20 et dont l’insuffisance le pousse à prier. Ce bon
naturel, euphuïa (8,19), il l’a bien sûr reçu mais, pour expliquer comment, il semble vouloir
éviter d’utiliser le registre du don (réservé à la sagesse qu’il va demander) et préfère dire qu’il
l’a « reçu par le sort » : élakhon. L’interprétation que Giuseppe SCaRpat

116
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page117

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

puisque Dieu en est à l’origine65. Dans les deux cas, non seulement la
complémentarité disparaît, et avec elle la relation, mais aussi l’asymétrie,
dans la mesure, tout simplement, où une réponse définitive est apportée à la
question. en effet, en dernière analyse, il semble que l’impossibilité d’une
solution logique univoque soit elle-même l’expression de cette asymétrie,
non pas en tant qu’elle serait visée, désignée et circonscrite par le discours
théologique et trouverait ainsi une place parmi ses éléments en faisant
nombre avec eux, mais en tant qu’elle renvoie, dans l’expérience même de
l’aporie, à une extériorité irréductible, à une altérité, celle précisément d’un
objet recherché qui se révèle sujet à jamais inassimilable. L’ambiguïté que
l’auteur de Sagesse, autant que possible et par divers moyens, s’efforce
d’entretenir, permet au mystère de s’attester lui-même dans le discours.

Le contexte historique
il est en la matière héritier d’une tradition sapientielle qui, plutôt que de
rendre compte du réel en procédant par mode d’abstraction et de définition,
c’est-à-dire en séparant le particulier et l’universel comme le font les
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


philosophes grecs, préfère l’envisager comme un continuum, un tout d’expé-
rience aux aspects multiples, éventuellement en tension ou en contradiction
les uns avec les autres66. Cette différence, même s’il ne faut pas l’exagérer,
est due, entre autres, aux possibilités spécifiques des langues et se reflète

donne de ce mot nous paraît forcée et sans réel appui dans le texte: « Le verbe élakhon indique
la gratuité du don d’être une âme bonne, non pas tant une causalité qu’une grâce sans mérite
concédée par Dieu », Libro della Sapienza, vol. 2, Brescia, paideia editrice, 1996, p. 174.
De même, Luis aLonSo SCHöKeL, commentant 6,12-21, cherche à atténuer l’idée que l’intel-
ligence en est venue par elle-même à désirer la sagesse : « Le premier désir de l’homme a
déjà été suscité par [la sagesse], ce qui est premier, c’était une présence sans figure, en forme
de splendeur (“est brillante”), qui illumine et attire. » (op. cit., p. 118) ; pourtant le texte, à
aucun moment, ne dit explicitement que l’auteur a été « attiré » par le caractère brillant de
la sagesse, noté au v. 12. La gêne des commentateurs s’explique en réalité par des précom-
préhensions dépendant d’élucidations théologiques ultérieures ; mais l’auteur de Sagesse, lui,
tâtonne encore, comme en témoignent ses hésitations dans l’emploi du concept difficile de
nature (cf. 7,1-6 ; 8,19 ; 12,10 ; 13,1.6.8).
65. Commentant 8,21, John J. CoLLinS note subtilement : « Ce n’est pas un raisonnement
platonicien, mais pas non plus une révélation apocalyptique. La sagesse aide les facultés
naturelles de raisonnement, elle ne les remplace pas simplement d’en haut » (« La reinter-
pretazione delle tradizioni apocalittiche nella Sapienza di Salomone », dans Giuseppe
BeLLia et angelo paSSaRo [éd.], op. cit., p. 164).
66. on peut, par exemple, comparer la description de la sagesse que fournit le long titre
des proverbes avec la définition stoïcienne qui en est donnée en 4 m 1,16.

117
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page118

DoSSieR

aussi dans le style67 et dans le ton des textes issus de l’une et l’autre
cultures68. ainsi, concernant l’origine de la sagesse, Ben Sira ne craint pas
la contradiction : alors qu’en Si 1,14 on peut lire : « Le principe de la
sagesse, c’est de craindre le Seigneur, et pour les fidèles, elle a été créée avec
eux dans la matrice », le sage déclare en 1,26, à peine quelques versets plus
loin : « ayant désiré la sagesse, garde les commandements, et le Seigneur te
la procurera »69. une ambiguïté semblable est présente, avant lui, dans les
proverbes. au chapitre 2, les v. 1-4 décrivent l’effort actif demandé au
disciple, qui doit écouter l’enseignement et rechercher la sagesse comme un
trésor ; s’il le fait, alors il « comprendr[a] la crainte de yHWH et trouver[a]
la connaissance de Dieu; car c’est yHWH qui donne la sagesse, de sa bouche
[proviennent] la connaissance et l’intelligence » (pr 2,5-6)70. Dans le cadre
de la foi monothéiste, qui sépare radicalement Dieu et le monde, la réflexion
sur l’origine de la sagesse prend nécessairement un aspect paradoxal.
or, cet aspect n’a pu que se renforcer dans le contexte alexandrin de
Sagesse, qui mettait l’auteur en présence d’une culture philosophique
capable de donner une forme « scientifique »71 au monothéisme dont le
judaïsme s’estimait le dépositaire privilégié. D’un côté, cette théologie
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)


naturelle pouvait lui apparaître comme une alliée de taille pour la défense

67. Le parallélisme poétique, en particulier, permet de ne pas trancher quand une seule
réalité montre divers aspects mêlés.
68. Selon michael KoLaRCiK (op. cit., p. 29-34), qui s’appuie sur des distinctions
empruntées à paul RiCœuR (« Biblical Hermeneutics », Semeia, nº 4, 1975, p. 29-145, trad.
française dans paul RiCœuR, L’herméneutique biblique, paris, Cerf, 2010, p. 147-255, cf. en
particulier p. 217-252), l’utilisation constante de l’ambiguïté dans le livre est aussi fondamen-
talement liée au caractère poético-religieux du discours, qui ne cherche pas seulement à
persuader par mode d’argumentation, mais aussi par mode de présentation, en utilisant le
pouvoir de « redescription » propre aux techniques poétiques ; l’équivoque, l’ambiguïté, la
métaphore, les expressions-limites comme le paradoxe proposent un monde en rupture avec
l’expérience ordinaire.
69. Selon Box et oSteRLey, cités par alexander a. Di LeLLa, The Wisdom of Ben Sira,
new york, Doubleday, coll. « the anchor Bible », nº 39, 1986, p. 146, le v. 26 « offre un
bon exemple de combinaison de la grâce et de la volonté libre ».
70. andré BaRuCq relève bien le renversement qui se produit dans le texte : « La seconde
partie (v. 6-9) invite à faire le chemin inverse. yahweh une fois trouvé, s’avère être la source
de toute sagesse, science et intelligence. » (Le Livre des Proverbes, paris, Gabalda, 1964,
p. 35).
71. Cette expression s’inspire de philon, qui écrit dans le De Praemiis, 41 et 43 (trad.
a. Beckaert, paris, Cerf, 1961) : « S’il en est qui ont été capables de se représenter par science
le créateur et guide de l’univers, ils ont – comme on dit – procédé de bas en haut […] comme
par une échelle céleste, induisant par un raisonnement vraisemblable le démiurge à partir de
ses œuvres. »

118
Transversalité 148_553 04/01/2019 11:13 Page119

prévenance de La sagesse et désir de L’Homme

de l’identité juive dans le cadre de l’hellénisme (il la prend d’ailleurs à son


compte en 13,1-9) ; mais d’un autre côté, elle faisait, par contraste, mieux
ressortir le caractère proprement religieux de l’approche biblique de la
connaissance, qu’il ne fallait pas moins valoriser72. ainsi s’explique la
présence de l’ambiguïté dans notre texte et à de multiples niveaux dans
l’ensemble du livre. Fort d’un héritage biblique dont les spécificités, en
particulier linguistiques, savent peut-être mieux que la philosophie approcher
le mystère sans le dissiper, il y propose une synthèse qui refuse de choisir
entre universalisme et particularisme, entre eschatologie et histoire, entre
âme et corps, entre genre sapientiel et genre apocalyptique, entre théologie
naturelle et révélation.

Stéphane BeauBœuF
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 29/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.162.183.34)

72. Le tiraillement identitaire propre au judaïsme de diaspora, spécialement en Égypte


et en Syrie, explique qu’il ait eu besoin de mêler, autant que possible, l’héritage biblique et
ce qu’il estimait le meilleur de la culture hellénistique. Selon John J. CoLLinS, la « tentative
de combiner la théologie naturelle, à travers le medium de la philosophie grecque, avec la
tradition biblique, donne le ton d’une bonne part de la théologie occidentale jusqu’aux temps
modernes » (Jewish Wisdom in the Hellenistic Age, Louisville, Kentucky, Westminster John
Knox press, 1997, p. 231).

119

Vous aimerez peut-être aussi