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Le mystère
de la relation entre Dieu et l’homme selon Sagesse de
Salomon 6,12-16
Stéphane Beaubœuf
Dans Transversalités 2019/1 (n° 148), pages 93 à 119
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.148.0093
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Stéphane BeauBœuF
Institut Catholique de Paris
1. Cf. pr 8,17.
2. Cf. pr 1,20-21 ; 8,1-3.
3. Cf. pr 9,1-6.
4. Cf. Si 4,11-19 ; 6,18-37 ; 14,20 – 15,10.
5. Cf. Si 6,22.
6. Cf. Si 14,22-25, en parallèle à 6,34-36, et s’inspirant de pr 8,32-36.
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7. C’est le cas de José aLonSo Díaz (« La sabiduría divina anticipándose a que le sale
al encuentro [Sab 6,13-17] », Sal Terrae, Lx, 1972, p. 838-845) et de michel Coune (« La
quête de la Sagesse. Sg 6,12-16 », Assemblées du Seigneur, n.s. Lxiii, 1971, p. 6-12), dans
des articles proprement théologiques destinés à la liturgie, le texte étant lu lors du 32e
dimanche du temps ordinaire de l’année a. parmi les exégètes, mentionnons Chrysostome
LaRCHeR, qui renvoie à d’autres auteurs anciens, Le Livre de la Sagesse ou La Sagesse de
Salomon, vol. ii, paris, Gabalda, 1984, p. 420, José VíLCHez-LínDez, qui renvoie à José
alonso Díaz, Sabiduría, estalla (navarra), editorial Verbo Divino, 1990, p. 232, ou encore
Hans HÜBneR, Die Weisheit Salomons, Göttigen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 85-86.
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Analyse
notre péricope se situe au chapitre 6, qui conclut la première partie du
livre et amorce la deuxième. L’organisation concentrique de l’ensemble de
la première partie (1,1 – 6,21) conduit l’auteur à revenir dans cette section
conclusive sur le thème déjà abordé au tout début du livre (1,1-15) : les rois
de la terre sont à nouveau invités à pratiquer la justice en cherchant la
sagesse8. pour les encourager à se laisser instruire par lui, l’auteur développe
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10. Cf. La délimitation proposée par paolo Bizetti, Il Libro della Sapienza. Struttura e
genere letterario, Brescia, paideia editrice, 1984, p. 63, citant le cours d’introduction au Livre
de la Sagesse donné par maurice GiLBeRt à Rome en 1976, et reprise par ce dernier dans
« Sagesse de Salomon (ou Livre de la Sagesse) », Supplément au Dictionnaire de la Bible,
t. 11, 1986, col. 68, puis par michael KoLaRCiK, op. cit., p. 48-50.
11. il est possible que l’adjectif « brillante » prépare l’idée que la sagesse n’est pas
cachée et se laisse trouver facilement (cf. José VíLCHez-LínDez, op. cit., p. 232 ; paul
HeiniSCH, Das Buch der Weisheit, münster, aschendorff, 1912, p. 116). L’autre adjectif,
« immarcescible », semble moins relié au contexte, mais sa présence est peut-être motivée
par le ton de louange dont l’auteur est animé et prépare ainsi l’éloge de la deuxième partie
du livre.
12. Les normes internationales étant variables et peu satisfaisantes, nous faisons le choix
de translittérer en utilisant comme critère la prononciation de la langue cible, le français.
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14a. B Celui qui s’est levé tôt pour elle ne peinera pas,
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des deux mouvements16, qui risquerait de suggérer une égalité entre l’homme
et la sagesse, alors que celle-ci est chargée de représenter le pôle divin de
la relation. ainsi s’explique la tournure passive des deux premiers stiques
et, dans le troisième, le sens complexe, quasi contradictoire, de l’expression
« devancer en étant préconnue »17. Cependant, cette complexité syntaxique
n’est pas seulement due au problème théologique de fond que révèle la
structure de la péricope. À un niveau plus explicite, elle est aussi liée à
l’orientation protreptique du discours18 : il s’agit surtout pour l’auteur
d’encourager à chercher la sagesse, en insistant sur la facilité de cette
recherche ; si la sagesse est « facilement » (12b)19 trouvée, c’est parce
qu’elle n’est pas seulement l’objet mais aussi le sujet d’une recherche et
d’une découverte dont l’homme est en quelque sorte le « complément
d’agent ». Dans l’action de l’homme, c’est elle qui, d’une manière
mystérieuse, est déjà à l’œuvre et le « devance ». toutefois, pour des raisons
esthétiques et théologiques à la fois, l’auteur tient pour l’instant à retarder
le développement explicite de cette idée jusqu’au segment conclusif du
poème, où apparaîtront enfin des tournures clairement actives. La construc-
tion mixte du v. 13 est seulement destinée à amorcer la transition.
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17. nous verrons plus loin pour quelles raisons les traductions habituelles sont conduites
à utiliser, pour rendre les verbes en question, les périphrases verbales « elle se laisse contem-
pler », « elle se laisse trouver » et « en se faisant connaître la première ».
18. Cette orientation, que James m. ReeSe a été le premier à développer (cf. Hellenistic
Influence on the Book of Wisdom and its Consequences, Rome, editrice pontificio istituto
Biblico, coll. « analecta Biblica », nº 41, 1970), n’est cependant pas la seule manière de
qualifier le genre du livre, qui relève aussi de l’éloge (c’est l’aspect que maurice GiLBeRt a
privilégié, cf. « La Sagesse de Salomon et l’hellénisme », dans maurice GiLBeRt, op. cit.,
p. 27-44) ; globalement sapientiel, il intègre en outre des traits apocalyptiques et midrashi-
ques.
19. L’emploi de ce mot rappelle prLxx 3,15 (cf. David-marc D’HamonViLLe, La Bible
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22. Cette parabole pourrait être prise comme un parfait exemple de « sérendipité », dont
un des sens possibles est le fait de trouver ce que l’on cherchait d’une manière inattendue ;
à ce sujet, voir l’étude de Sylvie CateLLin, Sérendipité. Du conte au concept, paris, Seuil,
2014. pour l’aspect théologique, voir marie-Hélène RoBeRt, « Sagesse biblique et révéla-
tion trinitaire dans l’annonce du salut », dans marie-Hélène RoBeRt et alii (éd.), Sagesse
biblique et mission, paris, Cerf, 2016, p. 238-241.
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23. Comme par exemple Chrysostome LaRCHeR, op. cit., p. 421. Karl L. W. GRimm
argumente de manière assez convaincante en sens contraire et estime que, si l’on comprend
bien le sens des mots, le stique est parfaitement relié à ce qui précède en ce qu’il « expliqu[e]
[…] comment déjà le simple souhait de la sagesse amène avec soi la possession de celle-ci »
(Commentar über das Buch der Weisheit, Leipzig, Hochhausen und Fournes, 1837, p. 155).
24. C’est la traduction la moins mauvaise de ce verbe grec sans équivalent satisfaisant
en français.
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La rencontre est immédiate car le désir même qui la motive est l’ouverture
d’un espace relationnel dont la possibilité, en fait, le précède. C’est ce que
signifie la prévenance de la sagesse : le pas encore de la recherche est aussi
bien le déjà là de la découverte.
ajoutons que l’explication fournie par le segment C permet de faire
ressortir un autre aspect du symbolisme de la parabole du v. 14 et confirme
sa précision : l’histoire de l’homme qui rencontre la sagesse au moment
même où il sort de chez lui pour la chercher exprime parfaitement l’idée que
l’entrée dans la relation est en fait une sortie de soi, c’est-à-dire une
reconnaissance des limites de l’intelligence autonome symbolisées par
l’espace clos de la maison. Le désir de la sagesse est une porte qui s’ouvre
sur l’extérieur25.
25. un verset de la prière du chapitre 9 éclaire bien le sens de 15a : l’auteur demande la
sagesse, car « même si quelqu’un est parfait parmi les fils des hommes, s’il lui manque la
sagesse qui vient de toi, il sera compté pour rien » (9,6) ; la perfection de l’intelligence n’est
pas fermeture sur soi, mais sagesse, c’est-à-dire ouverture sur l’altérité de Dieu et dynamique
relationnelle.
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plus forte que le simple « car » de 14b. il s’agit, bien sûr, de la prévenance
de la sagesse, mais son initiative est maintenant franchement développée, à
l’aide d’une série de trois stiques destinée à donner son pendant au segment
a, dont on retrouve le ton gnomique. Le personnage type des deux paraboles
disparaît lui aussi au profit du pluriel généralisant utilisé au début du poème.
La sagesse est à nouveau le sujet de trois verbes dont le sens est ici claire-
ment actif, à l’inverse de ceux du segment a.
Le premier, périerkhétaï (« elle va çà et là »), forme une unité de sens
avec le participe qui l’accompagne, zètousa (« cherchant »), et tous deux
répondent clairement à zètountôn (« ceux qui [la] cherchent »), qui désignait
l’action des hommes au v. 12c. La mention de la recherche active effectuée
ici par la sagesse « elle-même » (hautè) et non plus par les hommes vient
en même temps compléter la forme passive qui était donnée à son action en
12c, où elle « était trouvée », tout en expliquant pourquoi il en est ainsi.
inversement, les hommes qui, là, étaient agents de l’action, se retrouvent ici
en position d’objet. au deuxième stique, phantazétaï (« elle apparaît »)
correspond quant à lui à théôreïtaï (« elle est contemplée ») en 12b, et le
complète. L’idée est simple et, là encore, fait se répondre l’aspect passif et
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26. Le parallélisme entre « sur les chemins » 16b, et « en toute pensée » 16c (relevé par
Karl L. W. GRimm, op. cit., p. 156, ou encore alfred t. S. GooDRiCK, The Book of Wisdom,
Londres, Rivingtons, 1913, p. 175) suggère en outre une généralisation (peut-être aussi
entraînée par le retour au pluriel ?) : il ne s’agit plus seulement du moment de la rencontre
tel que l’envisageait le v. 14 (l’unicité d’un tel moment, d’ailleurs, relève pour une part d’un
schématisme fictionnel propre à la parabole, qui lui permet de fixer l’idée de manière plus
saisissante), mais d’une sorte de compagnonnage habituel (cf. Chrysostome LaRCHeR,
op. cit., p. 423-424).
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27. on peut appliquer à notre péricope les remarques de michael KoLaRCiK à propos de
l’ensemble de la première partie (1,1 – 6,21), dont la structure est à la fois concentrique et
dynamique : « Les unités parallèles ne se reflètent pas simplement l’une l’autre. [… Les]
différences entre les unités parallèles donnent l’espace pour un développement et une
dynamique (momentum) au sein de la structure concentrique » ; la meilleure image est
finalement celle d’une « spirale en mouvement » (op. cit., p. 63).
28. ici apparaît donc déjà le paradoxe de la puissance miséricordieuse de Dieu, essentiel
au propos du livre, et auquel l’auteur consacrera plus loin un long développement (cf. 11,17
– 12,18).
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Le contexte littéraire
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30. C’est là une forme développée de la précédente, dans laquelle l’infinitif actif
« connaître » a déjà, en français, un sens passif.
31. Pace Hans HÜBneR, qui estime que la sagesse, avant qu’on la désire, « a déjà fait le
principal (das Entscheidende) », et qu’« elle détermine (bestimmt) déjà celui qui la cherche
avant sa recherche » (op. cit., p. 86).
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32. Cf., à ce sujet, Chrysostome LaRCHeR, Études sur le Livre de la Sagesse, paris,
Gabalda, 1969, p. 101-103.
33. Bruce K. WaLtKe et michael patrick o’ConnoR, An Introduction to Biblical Hebrew
Syntax, 23,4,f, Winona Lake (indiana), einsenbrauns, 1990, p. 389 ; cf. aussi paul JoÜon,
Grammaire de l’hébreu biblique, 51c, Rome, institut biblique pontifical, 1923, p. 115.
34. Jean maRGain, « Causatif et tolératif en hébreu », Comptes rendus du Groupe
Linguistique d’Études Chamito-Sémitiques, xViii/xxiii, 1974, p. 26.
35. Cf. par exemple Gn 18,1 ; ex 6,3.
36. Cf. Bruce K. WaLtKe et michael patrick o’ConnoR, op. cit., 23,4,g, p. 389-390.
37. C’est spécialement le cas quand il s’agit d’expliquer comment l’homme peut
« trouver », « voir » ou « connaître » Dieu (pour ce dernier verbe, cf. par ex. ez 20,5). mais
un passif à nuance tolérative peut aussi s’utiliser, dans d’autres cas, avec un sujet humain,
comme par ex. en qo 12,12 pour l’hébreu (« laisse-toi avertir »), ou en Rm 12,2 pour le grec
(« laissez-vous transformer »). Signalons aussi le passif tolératif présent un peu plus loin dans
le texte de Sagesse : « laissez-vous instruire » (6,25).
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38. « Cherchez yHWH pendant qu’il se laisse trouver, appelez-le pendant qu’il est
proche. »
39. « Je me suis laissé approcher (ou bien : chercher) par/à ceux qui ne me questionnaient
pas, je me suis laissé trouver par/à ceux qui ne me cherchaient pas. »
40. « et je me suis laissé trouver par/à vous… »
41. « … Si tu le cherches il se laissera trouver par/à toi, mais si tu l’abandonnes, il te
rejettera pour toujours… »
42. « yHWH est avec vous quand vous êtes avec lui (litt. dans votre être avec lui). Si vous
le cherchez, il se laissera trouver par/à vous, mais si vous l’abandonnez, il vous abandon-
nera. » (2) ; « … et il se laissa trouver par/à eux. » (4.15).
43. tout le passage, en mettant au premier plan la figure de la sagesse et en se concen-
trant sur le monde de l’intériorité, développe l’idée de « bonté » et de « simplicité de cœur »
qui, dès le v. 1, qualifient l’attitude demandée au lecteur (cf. 1,1b-c.3a-b.4a.5b) ; cf.
2 Ch 15,12.15.
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44. Cf. l’emploi de ce verbe en mt 27,53. Friedrich V. ReiteReR interprète les deux verbes
comme des « moyens-réflexifs », sans toutefois noter la nuance qui les distingue, « philoso-
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49. De Abrahamo, 79-80, trad. Jean Gorez, paris, Cerf, 1966, p. 56-57 (trad. modifiée).
50. « trouver (heureïn) l’auteur et le père de cet univers est laborieux, et une fois
trouvé, le dire à tous est impossible ».
51. Le datif, au lieu du complément d’agent introduit par hupo semble indiquer une
nuance tolérative ou causative.
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après avoir fait ce qui leur était possible, avoir besoin de lui, qui se manifeste
(emphanizontos) lui-même à ceux à qui il juge raisonnable de se faire voir
(ophthènaï), autant qu’il est naturel à Dieu d’être connu (ginôskesthaï : se
faire connaître) par/à l’homme52, et à l’âme de l’homme, encore dans le corps,
de connaître Dieu53.
Les fortes ressemblances lexicales qui rapprochent ce texte des versets de
Sagesse que nous examinons permettent de penser qu’origène, ici, les a
certainement en tête.
La comparaison entre notre péricope et le début du livre suggère que
l’auteur de Sagesse, au fond, cherche lui aussi à élucider les modalités de
la relation entre Dieu et l’homme. alors qu’en 1,2 il affirme que Dieu « se
laisse trouver à ceux qui ne le mettent pas à l’épreuve et se manifeste à
ceux qui ne lui refusent pas leur foi », en 6,12, c’est la sagesse qui « est
contemplée par ceux qui l’aiment et est trouvée par ceux qui la cherchent ».
Dans le premier cas, le complément d’attribution indique clairement que
le passif heuriskétaï est bien un passif-réfléchi tolératif ; mais dans le
second, les compléments d’agent conduisent plutôt à interpréter les formes
comme strictement passives. Dans la mesure, cependant, où le même
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à lui, mais aussi dans le cas négatif, évoqué en 1,3-5, où le péché sépare
l’homme de Dieu : la sagesse « n’entre pas dans une âme malfaisante ni
n’habite dans un corps tributaire du péché », car face à l’injustice, elle
« fuit », « se retire », et même « est confondue »56. Si l’on rangeait les
formes en question sur une échelle de degrés (causatif, tolératif, passif), les
deux premières conviendraient plutôt à Dieu et les deux dernières à la
sagesse ; de même qu’en 1,2 on peut, concernant Dieu, hésiter entre
causatif et tolératif, de même en 6,12 (surtout si l’on tient compte du v. 13),
on se situe entre tolératif et passif57.
56. Cet emploi étonnant du verbe élegkhô au passif a quelque peu gêné les commenta-
teurs, comme par exemple, récemment, Friedrich V. ReiteReR, art. cit., p. 146, note 71. De
même, Chrysostome LaRCHeR, Le Livre de la Sagesse, t. 1, paris, Gabalda, 1983, p. 178,
cherche à atténuer le sens passif. Émile oSty, dans la Bible de Jérusalem, traduit le verbe
en lui donnant une nuance réfléchie qui en atténue aussi le sens : « elle s’offusque ».
57. L’effort de l’homme, logiquement, peut être exprimé comme un mélange, inverse,
d’actif et de passif. Ceci ne se produit pas dans notre péricope mais juste avant, quand l’auteur
invite en 6,11 les puissants à l’écouter en disant : « désirez et vous serez instruits », on pourrait
interpréter le deuxième verbe, païdeuthèsesthé, comme un nifal tolératif signifiant plus
précisément « vous vous laisserez instruire », cf. supra, note 37.
58. Les mots équivalents en hébreu, ḥokhmah et tₑvounah, sont toujours employés
comme synonymes ou quasi-synonymes en proverbes, où ils sont constamment mis en
correspondance au sein de parallélismes synonymiques, comme c’est le cas en 3,13 par
exemple : « Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse, et l’homme qui obtient l’intelligence »
(cf. aussi 2,2 ; 2,6 ; 3,19 ; 5,1 ; 8,1 ; 24,3) ; l’autre mot rendu par phronèsis, binah, est lui aussi
souvent utilisé en parallèle avec ḥokhmah, comme en 4,5 ; 4,7 ; 7,4 ; 9,10 ; 16,16.
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plusieurs reprises, les emploie l’un pour l’autre59. quand il les distingue, c’est
selon un rapport hiérarchique qui réserve phronèsis à une forme de sagesse
accessible à l’homme60 et sophia à une forme accomplie de la même sagesse,
en tant que c’est Dieu qui la donne. ainsi l’intelligence, en se faisant désir,
atteint sa perfection, c’est-à-dire devient sagesse dans la mesure où elle
s’ouvre à la relation avec Dieu. L’ambiguïté lexicale due à cette quasi-
synonymie se voit bien dans un passage stratégique du livre, où l’auteur
introduit le texte de sa prière pour obtenir la sagesse en expliquant les
raisons qui l’ont amené à s’adresser à Dieu : « mais sachant que je ne serais
pas possesseur [de la sagesse]61 autrement que si Dieu [me la] donnait, – or
cela aussi relevait de l’intelligence : savoir de qui est la grâce – je sollicitai
le Seigneur et le suppliai, et je dis de tout mon cœur… » (8,21). Le jeu subtil
de la quasi-synonymie introduit ici la même difficulté qu’en 6,15a62. Faut-
il comprendre que l’intelligence, ce « savoir de qui est la grâce », est, par
elle-même, devenue désir, relation et sagesse, comme semble l’impliquer la
parenthèse63 ? Dans ce cas, Dieu apparaît complètement soumis à l’initiative
propre de l’homme. Cette intelligence doit-elle donc être comprise comme
une forme de sagesse inchoative, elle aussi donnée préalablement par
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59. D’après Karl L. W. GRimm, op. cit., p. 154, c’est le cas en 3,15 ; 4,9 ; 7,7 et 8,21.
60. Comme en 6,15 ; en 8,7, comme vertu cardinale, elle est enseignée par la sagesse.
61. Selon la grande majorité des commentateurs, c’est le mot « sagesse », présent deux
versets auparavant et dans tout le développement précédent, qu’il faut ici sous-entendre
comme complément du nom « possesseur ».
62. Commentant 8,21, Karl L. W. GRimm varie par rapport à ce qu’il affirme au sujet de
6,15 (cf. supra note 59) et écrit : « ici, phronèsis ne peut être synonyme de sophia, puisqu’elle
est déjà attribuée à l’auteur avant la possession de cette dernière, mais plutôt quelque chose
d’analogue à la sophia, qui la prépare… » (op. cit., p. 225).
63. L’expression « cela aussi » renvoie en effet au bilan des versets précédents (8,17-18),
qui évoquent la réflexion personnelle qui a conduit l’auteur à chercher la sagesse : c’est bien
l’intelligence qui, avant le don, comprend aussi que la sagesse ne peut être qu’un don. il faut,
selon nous, nuancer ce qu’écrit paul HeiniSCH, op. cit., p. 177 : « À partir de sa propre force,
l’homme ne peut même pas reconnaître que la sagesse est une grâce de Dieu. Celui-ci doit
d’abord l’illuminer et le pousser à la demander. C’est ainsi que la sagesse elle-même vient
au devant de l’homme (6,13.15) ».
64. C’est ce que pensent, à la suite de paul HeiniSCH (cf. note précédente), Hans HÜBneR
(op. cit., p. 123, cf. supra note 31) ou Helmut enGeL (Das Buch der Weisheit, Stuttgart, Verlag
Katholisches Bibelwerk, 1998, p. 145-146). Selon nous, l’auteur renvoie plutôt aux capacités
naturelles qu’il vient de décrire en 8,19-20 et dont l’insuffisance le pousse à prier. Ce bon
naturel, euphuïa (8,19), il l’a bien sûr reçu mais, pour expliquer comment, il semble vouloir
éviter d’utiliser le registre du don (réservé à la sagesse qu’il va demander) et préfère dire qu’il
l’a « reçu par le sort » : élakhon. L’interprétation que Giuseppe SCaRpat
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puisque Dieu en est à l’origine65. Dans les deux cas, non seulement la
complémentarité disparaît, et avec elle la relation, mais aussi l’asymétrie,
dans la mesure, tout simplement, où une réponse définitive est apportée à la
question. en effet, en dernière analyse, il semble que l’impossibilité d’une
solution logique univoque soit elle-même l’expression de cette asymétrie,
non pas en tant qu’elle serait visée, désignée et circonscrite par le discours
théologique et trouverait ainsi une place parmi ses éléments en faisant
nombre avec eux, mais en tant qu’elle renvoie, dans l’expérience même de
l’aporie, à une extériorité irréductible, à une altérité, celle précisément d’un
objet recherché qui se révèle sujet à jamais inassimilable. L’ambiguïté que
l’auteur de Sagesse, autant que possible et par divers moyens, s’efforce
d’entretenir, permet au mystère de s’attester lui-même dans le discours.
Le contexte historique
il est en la matière héritier d’une tradition sapientielle qui, plutôt que de
rendre compte du réel en procédant par mode d’abstraction et de définition,
c’est-à-dire en séparant le particulier et l’universel comme le font les
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donne de ce mot nous paraît forcée et sans réel appui dans le texte: « Le verbe élakhon indique
la gratuité du don d’être une âme bonne, non pas tant une causalité qu’une grâce sans mérite
concédée par Dieu », Libro della Sapienza, vol. 2, Brescia, paideia editrice, 1996, p. 174.
De même, Luis aLonSo SCHöKeL, commentant 6,12-21, cherche à atténuer l’idée que l’intel-
ligence en est venue par elle-même à désirer la sagesse : « Le premier désir de l’homme a
déjà été suscité par [la sagesse], ce qui est premier, c’était une présence sans figure, en forme
de splendeur (“est brillante”), qui illumine et attire. » (op. cit., p. 118) ; pourtant le texte, à
aucun moment, ne dit explicitement que l’auteur a été « attiré » par le caractère brillant de
la sagesse, noté au v. 12. La gêne des commentateurs s’explique en réalité par des précom-
préhensions dépendant d’élucidations théologiques ultérieures ; mais l’auteur de Sagesse, lui,
tâtonne encore, comme en témoignent ses hésitations dans l’emploi du concept difficile de
nature (cf. 7,1-6 ; 8,19 ; 12,10 ; 13,1.6.8).
65. Commentant 8,21, John J. CoLLinS note subtilement : « Ce n’est pas un raisonnement
platonicien, mais pas non plus une révélation apocalyptique. La sagesse aide les facultés
naturelles de raisonnement, elle ne les remplace pas simplement d’en haut » (« La reinter-
pretazione delle tradizioni apocalittiche nella Sapienza di Salomone », dans Giuseppe
BeLLia et angelo paSSaRo [éd.], op. cit., p. 164).
66. on peut, par exemple, comparer la description de la sagesse que fournit le long titre
des proverbes avec la définition stoïcienne qui en est donnée en 4 m 1,16.
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aussi dans le style67 et dans le ton des textes issus de l’une et l’autre
cultures68. ainsi, concernant l’origine de la sagesse, Ben Sira ne craint pas
la contradiction : alors qu’en Si 1,14 on peut lire : « Le principe de la
sagesse, c’est de craindre le Seigneur, et pour les fidèles, elle a été créée avec
eux dans la matrice », le sage déclare en 1,26, à peine quelques versets plus
loin : « ayant désiré la sagesse, garde les commandements, et le Seigneur te
la procurera »69. une ambiguïté semblable est présente, avant lui, dans les
proverbes. au chapitre 2, les v. 1-4 décrivent l’effort actif demandé au
disciple, qui doit écouter l’enseignement et rechercher la sagesse comme un
trésor ; s’il le fait, alors il « comprendr[a] la crainte de yHWH et trouver[a]
la connaissance de Dieu; car c’est yHWH qui donne la sagesse, de sa bouche
[proviennent] la connaissance et l’intelligence » (pr 2,5-6)70. Dans le cadre
de la foi monothéiste, qui sépare radicalement Dieu et le monde, la réflexion
sur l’origine de la sagesse prend nécessairement un aspect paradoxal.
or, cet aspect n’a pu que se renforcer dans le contexte alexandrin de
Sagesse, qui mettait l’auteur en présence d’une culture philosophique
capable de donner une forme « scientifique »71 au monothéisme dont le
judaïsme s’estimait le dépositaire privilégié. D’un côté, cette théologie
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67. Le parallélisme poétique, en particulier, permet de ne pas trancher quand une seule
réalité montre divers aspects mêlés.
68. Selon michael KoLaRCiK (op. cit., p. 29-34), qui s’appuie sur des distinctions
empruntées à paul RiCœuR (« Biblical Hermeneutics », Semeia, nº 4, 1975, p. 29-145, trad.
française dans paul RiCœuR, L’herméneutique biblique, paris, Cerf, 2010, p. 147-255, cf. en
particulier p. 217-252), l’utilisation constante de l’ambiguïté dans le livre est aussi fondamen-
talement liée au caractère poético-religieux du discours, qui ne cherche pas seulement à
persuader par mode d’argumentation, mais aussi par mode de présentation, en utilisant le
pouvoir de « redescription » propre aux techniques poétiques ; l’équivoque, l’ambiguïté, la
métaphore, les expressions-limites comme le paradoxe proposent un monde en rupture avec
l’expérience ordinaire.
69. Selon Box et oSteRLey, cités par alexander a. Di LeLLa, The Wisdom of Ben Sira,
new york, Doubleday, coll. « the anchor Bible », nº 39, 1986, p. 146, le v. 26 « offre un
bon exemple de combinaison de la grâce et de la volonté libre ».
70. andré BaRuCq relève bien le renversement qui se produit dans le texte : « La seconde
partie (v. 6-9) invite à faire le chemin inverse. yahweh une fois trouvé, s’avère être la source
de toute sagesse, science et intelligence. » (Le Livre des Proverbes, paris, Gabalda, 1964,
p. 35).
71. Cette expression s’inspire de philon, qui écrit dans le De Praemiis, 41 et 43 (trad.
a. Beckaert, paris, Cerf, 1961) : « S’il en est qui ont été capables de se représenter par science
le créateur et guide de l’univers, ils ont – comme on dit – procédé de bas en haut […] comme
par une échelle céleste, induisant par un raisonnement vraisemblable le démiurge à partir de
ses œuvres. »
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Stéphane BeauBœuF
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