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Écologie en islam et dialogue interreligieux

Emmanuel Pisani
Dans Transversalités 2016/4 (n° 139), pages 53 à 64
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
ISBN 9791094264096
DOI 10.3917/trans.139.0053
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Transversalités, Oct.-déc. 2016, n° 139, p. 53-64

éCOLOgIE EN ISLaM
Et DIaLOgUE INtERRELIgIEUx

emmanuel PisAni
Maître de conférences
theologicum – Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses
Directeur de l’Institut de Science et de Théologie des Religions
Institut Catholique de Paris

dans sa monumentale Histoire des civilisations, l’historien Arnold J.


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toynbee soutient que si les civilisations sont mortelles comme l’affirmait en
son temps Paul Valéry, elles peuvent aussi connaître un sursaut mais à la
condition qu’elles soient en mesure de relever le défi auquel elles sont
confrontées1. il montrait aussi que c’est au contact les unes des autres, dans
l’interaction de leurs mythes et de leurs théologies que se créent les
conditions de l’avenir. La crise écologique qui traverse le monde est l’un des
défis majeurs d’aujourd’hui2. elle concerne tous les continents, toutes les
générations, toutes les civilisations. Classiquement, elle se caractérise par la
destruction des habitats, la raréfaction de l’eau potable, le dérèglement
climatique, les crises sanitaires, l’érosion de la biodiversité, le dérèglement
des écosystèmes. L’exploitation de la terre y apparaît démesurée et
menaçante pour les sociétés humaines. Là où l’homme abîme la terre,
l’éventre et la dessèche, là aussi l’homme est blessé, mutilé, assoiffé. Là où
la terre gronde, l’homme crie. tel est le diagnostic que pose le pape François
dans son encyclique Laudato si’. Cette crise peut être appréhendée comme

1. Arnold J. tOynBee, A Study of History, Oxford, Oxford university Press, 1934-1961.


2. André BeAuChAmP, « Création et écologie. redéfinir notre rapport à la terre »,
Christus, nº 185, 2000, p. 29-37.

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un « signe des temps », où l’Église, en dialogue avec le monde, écoute et


décrypte afin de guider, d’éclairer et de proposer une réponse. elle y voit
pour l’humanité le terreau d’une conversion, la possibilité de « renouveler
notre façon de penser » (rm 12,2).
une conviction y est affirmée : l’enjeu nécessite le concours de tous. Le
pape invite tous les habitants de la « maison commune » à une conversion
spirituelle qu’il fonde sur l’Évangile de la création ; il situe sa contribution
au sein d’une réflexion qui implique toutes les Églises, toutes les religions,
tous les hommes de bonne volonté. Or, ce concours est déjà à l’œuvre et
François souligne que « nous ne pouvons pas ignorer qu’outre l’Église
catholique, d’autres Églises et communautés chrétiennes – comme aussi
d’autres religions – ont nourri une grande préoccupation et une précieuse
réflexion sur ces thèmes qui nous préoccupent tous » (LS 7). dans le sillage
du concile Vatican ii, l’encyclique insiste sur la contribution des religions
en tant que vecteur d’une vision et d’une relation à la nature qui permet de
répondre aux défis environnementaux et de proposer une alternative ancrée
dans une sagesse séculaire pour éviter « l’indifférence, la résignation facile
ou la confiance aveugle dans les solutions techniques » (LS 14). elles
constituent une richesse « pour une écologie intégrale et pour un dévelop-
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pement plénier de l’humanité » (LS 62). il s’agit donc pour toutes les
religions de puiser dans « leur propre héritage éthique et spirituel », de
revenir « à leurs sources » pour « mieux répondre aux nécessités actuelles »
(LS 200). « tous, nous pouvons collaborer comme instruments de dieu pour
la sauvegarde de la création, chacun selon sa culture, son expérience, ses
initiatives et ses capacités » (LS 15). Cette crise, source de migrations
violentes et contenant en elle la possibilité prochaine des guerres, peut
aussi être un lieu de rencontre, de dialogue et d’action (LS 15) entre tous les
hommes. dans une perspective dont on a souligné les accents blondéliens3,
le pape y voit la possibilité de susciter une communion d’action afin d’ouvrir
à une « nouvelle solidarité universelle » (LS 14).
Ainsi, si le pape François apporte un éclairage magistériel en puisant dans
« le trésor de l’expérience spirituelle chrétienne » (LS 15), il ne réduit pas
son propos à la seule spiritualité chrétienne mais reconnaît la valeur des
Écritures et des enseignements des autres religions comme contenant des

3. Juan Carlos sCAnnOne, « La filosofia dell’azione di Blondel e l’agire di papa


Francesco », Civiltà Cattolica, nº 3969, 14 novembre 2015, p. 216-233.

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éléments de réponse à la crise actuelle. en suivant la théologie des religions


dessinée par le Concile, le pape ne limite pas ces sources à des éléments de
réponse pouvant être mobilisés par les peuples non chrétiens. il s’agit aussi
par le dialogue et la connaissance de l’autre de leur reconnaître une authen-
tique valeur spirituelle qui légitime de recourir à ces héritages religieux
comme venant confirmer, prolonger, approfondir chaque tradition religieuse.
Ainsi, si une part belle est faite à l’œcuménisme, François se réfère dans son
encyclique au maître spirituel musulman ‘Alī al-Ḫawwāṣ et à son enseigne-
ment sur l’empreinte de dieu dans le créé. Le maître soufi affirmait en effet :
il y a un « secret » subtil dans chacun des mouvements et des sons de ce
monde. Les initiés arrivent à saisir ce que disent le vent qui souffle, les arbres
qui se penchent, l’eau qui coule, les mouches qui bourdonnent, les portes qui
grincent, le chant des oiseaux, le pincement des cordes, les sifflements de la
flûte, le soupir des malades, le gémissement de l’affligé…4
À la lumière de cette citation, le pape reconnaît l’« héritage écologique »
de l’islam et sa portée universelle. il invite les chrétiens à se laisser enseigner
par les sources des autres dans le chemin de la conversion écologique. une
spiritualité écologique ne saurait donc se réduire à la spiritualité chrétienne
mais, tout en en dessinant le cadre harmonique entre l’homme et la nature,
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elle interagit et puise dans les religions, qu’il s’agisse de l’hindouisme, des
religions traditionnelles africaines ou encore de l’islam. Ainsi, non seulement
les sources religieuses permettent aux non-chrétiens de pouvoir penser le
rapport de l’homme à la nature et de promouvoir une éthique soucieuse d’un
équilibre entre les hommes et la terre, mais l’écologie devient un lieu
concret de dialogue, d’ouverture, de stimulation à scruter, à puiser et à
partager dans les trésors de chaque tradition religieuse pour nourrir et
enrichir la conversion écologique. La nature n’y est pas envisagée comme
une ressource instrumentale et un objet de maîtrise mais comme création,
liée à l’existence pérenne de l’homme5. Le regard porté par l’encyclique
s’insère donc dans une théologie des religions et du dialogue interreligieux
où à la lumière du défi posé, il s’agit aussi d’écouter et de se laisser
enseigner par l’autre tradition.

4. Cité par eva de VitrAy-meyerOVitCh (éd.), Anthologie du soufisme, Paris, sindbad


1978, p. 200.
5. isabelle PriAuLet, « repenser la place de l’écologie dans le christianisme avec les
autres religions », dans Jean-marie GueuLLette et Fabien reVOL (éd.), Avec les créatures.
Pour une approche chrétienne de l’écologie, Paris, Cerf, 2015, p. 51-72.

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si l’articulation entre crise écologique, d’une part, et dialogue interreli-


gieux et action commune, d’autre part, est clairement exprimée dans l’ency-
clique Laudato si’, qu’en est-il dans le monde musulman ? L’écologie y est
devenue une préoccupation et les déclarations islamiques y sont nombreuses,
mais quel lien s’établit-il avec les religions ? Peut-on identifier du point de
vue musulman la prise en compte d’une évaluation positive de l’apport des
autres traditions religieuses pour une œuvre écologique commune ? dans un
contexte de politisation de l’islam et d’un discours musulman à la fois
identitaire et exclusiviste, la crise écologique conduit-elle à rebours à une
métanoïa dans l’appréhension des autres traditions religieuses reconnues
comme lieu de maïeutique permettant de fonder et de légitimer du point de
vue musulman la rencontre, le dialogue et l’action commune entre religions ?
Pour répondre, nous analyserons le discours des principales déclarations
émanant de savants ou de diverses obédiences musulmanes afin d’évaluer
la place accordée au rapport entre la thématique écologique et le dialogue
interreligieux. Puis, en repartant du Coran, nous nous demanderons si la
vision coranique de l’articulation entre l’harmonie du créé et la responsabilité
des actes des hommes propose et développe une approche promouvant la
reconnaissance et le dialogue avec les autres traditions religieuses. nous
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répondrons par l’affirmative en montrant comment dans le Coran la question
du respect de l’harmonie du créé participe d’une émulation voulue par
dieu. nous conclurons en nous demandant comment la question écologique
permet de repenser et de refonder le dialogue interreligieux du point de vue
musulman.

Déclarations musulmanes et écologie


depuis les années 1960, la question écologique est inscrite dans l’agenda
de nombreuses instances internationales. Les colloques ou congrès qu’elles
ont organisés attestent de leur certitude que les religions constituent un acteur
incontournable pour promouvoir une réponse adaptée au drame écologique
et influer sur la conversion écologique de leurs fidèles6. en effet, en
recentrant le regard sur l’origine de toutes choses, en proposant une
cosmologie et en embrassant toutes les réalités de la création, la plupart des

6. steven A. kOLmes, russell A. Butkus, « science, religion, and Climate Change »,


dans Science 316, 2007, p. 540 ; edward O. WiLsOn, The Creation. An Appeal to Save Life
on Earth, new york, norton, 2006.

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religions constituent par conséquent une ressource pour transformer l’agir


des hommes. définies par des rites où s’affirment des attitudes singulières
où s’entremêlent monde spirituel et monde matériel, elles sont aptes à
susciter un habitus écologique7. dans ce cadre, des OnG ont sollicité des
responsables de différentes religions de proposer une lecture théologique de
l’écologie à la lumière de leurs sources respectives.
Ainsi, en 1986, le prince Philip, duc d’Édimbourg, a organisé à Assise –
la ville de saint François que Jean-Paul ii a déclaré en 1979 saint patron des
écologistes – une rencontre entre juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes et
hindous afin d’évaluer comment chaque religion pouvait contribuer à la
protection de l’environnement. dr Abdullah umar naseef, secrétaire général
de la Ligue islamique mondiale, y a donné une conférence intitulée « déclara-
tion musulmane sur la nature » mais il a d’emblée situé son propos au sein
d’une théologie de la création : « L’essence de l’enseignement islamique est
que l’univers entier est la création de dieu ». dans cette création, l’homme
a un statut à part: il est la seule des créatures qui peut se révolter contre dieu8.
À partir de l’étymologie du mot islam qui renvoie à la fois à l’obéissance et
à la paix, il montrait que l’homme ne peut trouver la paix qu’en obéissant à
dieu, cette paix se déclinant à tous les niveaux dont celui avec la nature.
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L’homme a été promu par dieu pour être son lieutenant (khalif) : il lui revient
donc d’être « responsable du maintien de l’unité de la création et de préserver
l’équilibre et l’harmonie de la création entière » alors qu’il sera jugé au Jour
du Jugement sur sa capacité à avoir maintenu cette « balance » (mīzān)9. si
la déclaration ne renvoie à aucun verset coranique, elle s’appuie sur un dit
(ḥadīth) célèbre de muḥammad qui permet à Abdullah umar naseef de
souligner l’articulation entre l’islam et l’attention au soin de la création :
La terre est verte et belle et dieu vous a désignés comme les administrateurs
de cette terre. La terre entière a été créée comme un lieu de culte pur et

7. richard C. FOLtz, Frederick m. denny et Azizan BAhAruddin (éd.), Islam and


Ecology. A Bestowed trust, Cambridge (massachusetts), harvard university Press, 2003,
p. xi-xii.
8. il faudrait cependant ajouter que ce pouvoir est aussi donné aux anges, à l’exemple
d’iblīs qui, selon le Coran, refusa de se prosterner devant la créature humaine (s. 7, 11 ; 18,
50 ; 20, 116).
9. Abdullah umar nAseeF, « the muslim declaration on nature », The Assisi Declara-
tions : Messages on Humanity and Nature from Buddhism, Christianity, Hinduism, Islam and
Judaism, Basilica di s. Francesco Assisi, WWF 25th Anniversary, 29 september 1986,
Alliance of religious and Conservation (ArC), 1986, p. 11.

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propre. Celui qui plante un arbre et s’en occupe diligemment jusqu’à ce qu’il
mûrisse et porte ses fruits est récompensé. si un musulman plante un arbre
ou sème un champ et que les humains et les bêtes et les oiseaux s’en nourris-
sent, tout cela est de l’amour de sa part10.
La shari‘a, concluait l’auteur, rassemble ces principes et injonctions, à
partir desquelles les juristes ont développé un cadre de législation de protec-
tion des espaces naturels, des ressources en eau, mais aussi un cadre de
restriction et de limitation. La shari‘a ne saurait donc se limiter au domaine
des crimes et des châtiments mais, en embrassant toute la vie de l’homme,
elle répond à l’enjeu éthique de la préservation de l’équilibre environne-
mental. Pour l’auteur de la déclaration, la crise écologique est la triste
conséquence de l’absence d’éthique musulmane universelle : les scientifi-
ques, les techniciens, les économistes ou les politiques agissent de manière
contraire aux règles environnementales édictées par l’islam. Le défi posé à
l’humanité est donc celui de la diffusion et de l’adoption de ces valeurs. À
suivre son auteur, la crise écologique est le signe emblématique que l’huma-
nité n’est pas encore « musulmane ». La teneur du discours est sans doute
religieuse mais le cadre y est politique : le propos s’inscrit clairement dans
la lignée du slogan qui s’impose dans le monde musulman à partir des années
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1980 : « l’islam est la solution »11. il n’y est question d’aucune ouverture à
l’autre, d’aucun dialogue, d’aucune œuvre commune, d’aucun espace aux
autres religions. Le discours est politique et apologétique.
Par la suite, d’autres initiatives ont eu lieu aux accents plus neutres. Ainsi,
en juillet 2009, à istanbul, se sont réunis quelques cinquante savants
musulmans et chefs politiques, sous la houlette du très célèbre prédicateur
yusūf al-Qaraḍawī afin d’établir un plan d’action pour lutter contre le
changement climatique : c’est le plan The Muslim Seven Year Action Plan
on Climate Change 2010-2017 organisé par mACCA (Muslim Associations
for Climate Change Action)12 et dont l’objectif est de mobiliser la
communauté musulmane (umma) afin de promouvoir « un environnement
sain pour nos enfants et les prochaines générations où toutes les nations de

10. Aḥmad b. Ḥanbal, Musnad, t. iV, 61 et 374.


11. Georges COrm, Pensée et politique dans le monde arabe, Paris, La découverte, 2015.
12. Parmi les intervenants, on trouvait notamment le sheikh Ali Goma’a, Grand mufti
d’Égypte, dr ‘ikrama Ṣabrī, mufti de Palestine, dr salmān al-’Ūda, éminent savant saoudien,
l’ayatollāh sayyd ‘Alī muḥammad Ḥusayn Faḍlallāh, libanais ši’īte, ainsi que des représen-
tants des ministères de l’environnement et des Awqaf des États du koweït, Bahreïn, maroc,
indonésie, sénégal et turquie.

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toutes les religions vivront en harmonie avec la nature et jouiront de la justice


et des bienfaits de dieu »13. si le projet rappelle la notion d’harmonie de
l’humanité avec la nature, contrairement à la déclaration d’Assise, il sous-
entend la possibilité de vivre cette harmonie indépendamment de l’appar-
tenance à l’islam. L’harmonie et la justice peuvent se réaliser au sein d’une
humanité religieusement plurielle.
La déclaration d’istanbul des 17-18 août 2015, peu avant la COP21, est
une contribution importante, fruit de l’initiative conjointe de la Fondation
islamique pour l’Écologie et les sciences environnementales, d’Islamic
Relief Worldwide mais aussi de Green Faith, réseau interconfessionnel sur
l’environnement. elle a réuni une soixantaine de leaders musulmans venus
de vingt-deux pays. d’emblée, le Préambule situe l’homme comme un être
créé pour « servir le seigneur de tous les êtres, pour œuvrer autant que nous
le pouvons pour le bien de toutes les espèces, tous les individus et toutes les
générations des créatures de dieu ». elle affirme la responsabilité de
l’homme qui consiste à maintenir l’équilibre (mīzān) créé par dieu : si la
création est confiée à l’homme, elle n’appartient qu’à dieu. La corruption
de la terre (fasād) est dénoncée comme la conséquence de l’action des
hommes et de leurs appétits effrénés alors même que l’homme ne dispose
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aucunement du droit d’opprimer les créatures. ici, il s’avère que la déclara-
tion ne distingue pas les musulmans des non-musulmans : elle dresse le
constat d’une responsabilité collective, d’une détérioration générale. en
retour, elle appelle dans un premier temps toutes les nations, les peuples et
leurs dirigeants à promouvoir un système alternatif. elle exhorte à un
changement de système financier sans pour autant présenter la finance
islamique comme le système à mettre en œuvre. elle conclut par un vibrant
appel destiné aux musulmans afin qu’ils s’engagent pour lutter contre les
habitudes, les mentalités et toutes les causes qui entraînent et accentuent la
crise écologique. La structure et le caractère exhortatif ne sont pas sans
rappeler l’encyclique du pape François : constat, théologie, appel à une
conversion. Adressée à tous les dirigeants, elle invite avant tout les
musulmans à agir, à peser dans les débats et les décisions politiques, mais

13. Le plan est très ambitieux : de manière très concrète, il envisage la construction pilote
d’une « mosquée verte », d’un « pèlerinage (Haǧǧ) vert » sans bouteille plastique et afin de
conscientiser les pèlerins à la signification de la création et d’en faire un acte de foi ; établir
des labels islamiques pour différents produits, développer deux ou trois villes vertes qui
pourront être des modèles pour les autres villes islamiques ; développer une attention à la
formation sur l’environnement.

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elle n’explicite pas la nécessité d’un travail commun. La crise écologique


n’apparaît pas comme le lieu de reconnaissance d’une éthique écologique
partagée par l’islam et les autres religions à partir de laquelle doit pouvoir
se fonder une mobilisation commune.
une telle perspective n’est cependant pas absente, mais elle se trouve dans
des initiatives à proprement parler interreligieuses. Ainsi, en est-il du Uppsala
Interfaith Climate Manifesto de 200814. il atteste de la prise de conscience
d’une autocritique commune aux religions : elles ne sont pas seulement des
ressources pour pallier le problème écologique : elles ont pu y contribuer.
Ainsi, les théologiens et savants des religions soulignent que « nous sommes
confrontés au défi consistant à reconsidérer les valeurs, les philosophies, les
croyances et les concepts moraux, ayant non seulement modelé et guidé nos
comportements mais aussi mis en évidence notre relation dysfonctionnelle
avec notre environnement naturel ». Ce propos s’inscrit dans une perspective
dialogale de reconnaissance de la responsabilité et de l’apport de chacun :
« nous nous engageons à assumer et à partager la responsabilité d’une
gouvernance morale au sein de nos diverses confessions et sans exclure
quiconque. nous exhortons tous les auteurs influents en matière d’éducation
intellectuelle et spirituelle à s’engager en faveur d’une réorientation profonde
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du regard que l’humanité porte sur elle-même et sur le monde, tout en
reconnaissant nos différences et notre volonté de vivre en harmonie avec la
nature et avec notre prochain ». Les différentes croyances sont décrites
comme des dons pour soutenir l’effort de nouveaux styles de vie et de
développement durable. une telle perspective trouve-t-elle un fondement
coranique ? Quand le Coran traite de la question de l’environnement,
l’associe-t-il à une collaboration, à une responsabilité de tous les hommes, à
un dialogue entre religions en tant qu’il conditionne la pérennité des hommes
sur la terre ? de cette réponse dépend la légitimité « islamique » de la
perspective qui se dessine dans cette déclaration interreligieuse et par suite
de la capacité de l’islam à répondre au dialogue promu par Laudato si’.

écologie et dialogue interreligieux dans le Coran


L’insistance sur les dangers du consumérisme, de l’exploitation des
ressources de la terre, des limites de l’anthropocentrisme et du danger du
paradigme technologique ne saurait trouver de références coraniques. il est

14. https ://www.svenskakyrkan.se/default.aspx?id=664984

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symptomatique que le mot arabe communément utilisé pour la préservation


de l’environnement (ḥimāya) ou le mot environnement lui-même (bī’a) sont
absents du Coran. Pour autant, comme l’attestent les déclarations ci-dessus,
le Coran renvoie à une théologie de la création qui permet de définir des
principes éthiques qui dessinent un modèle écologique. dans le Coran, la
nature revêt une dimension sémiotique puisque tout en elle est signe de dieu,
tout fut créé par dieu et tout dépend de dieu. Le message central du Coran
est fondamentalement théocentrique : rien ne saurait exister sans que dieu
ne le veuille. mais si la nature suit le commandement de dieu, seul l’homme
a le pouvoir d’affirmer son indépendance à l’égard de l’autorité divine. dans
nul verset du Coran il n’est dit que la nature se rebelle contre dieu ou lui
désobéit. Aussi, le Coran invite l’homme à regarder, à contempler la nature
pour y lire les signes de la création et découvrir en quoi consiste l’obéissance
à dieu. Le sens des mots islam et musulman doivent être ainsi compris : la
nature est musulmane en tant qu’elle obéit à la loi de dieu. Le muslim, c’est-
à-dire le musulman, désigne d’abord une attitude existentielle et spirituelle
de reconnaissance de dieu et d’une soumission à sa volonté. Ainsi, la nature
a une vocation pédagogique : elle est l’image du parfait musulman. Pour
décrire cet état spécifique de soumission, le Coran recourt à la notion de
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fiṭra : elle renvoie à l’état originel de l’humanité (s. 30, 30) qui est cette foi
qui reconnaît qu’il n’y a que dieu qui est dieu et que tout vient de Lui. Aussi,
si l’homme se rebelle, ce n’est pas pour nuire à la nature ou la défier, mais
c’est d’abord contre dieu. Or, sa rébellion menace l’équilibre, l’harmonie
du monde créé. dans sa révolte, l’homme a l’arrogance d’oublier la cause
première et de croire que les fruits de la terre ne sont dus qu’à son travail :
il en oublie qu’ils sont d’abord un don du Créateur. Ainsi donc, l’état de
soumission (islam) implique le respect par l’homme de l’harmonie du
cosmos et de l’écosystème. Le « soin écologique » devient une expression
de la foi, une de ses œuvres : il atteste d’une gratitude au Créateur et de la
foi en la nécessité de préserver l’ordre donné. dans cette perspective, toute
forme de pollution ou de dommage de l’environnement est une forme
d’associationnisme car l’homme réduit le don divin à un réservoir auquel il
peut puiser indéfiniment. Ainsi, même si la question environnementale
n’est pas dans le Coran, on y trouve la problématique : les actions des
hommes sont en mesure de contribuer à la disharmonie de toute la création.
Pour autant, il convient de tenir que celle-ci n’est jamais réalisée sans le bon
vouloir divin. Par conséquent, la crise écologique peut être comprise comme
la manifestation d’une pédagogie divine pour provoquer le retour de

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l’homme à dieu : « La corruption est apparue sur la terre et dans la mer à


cause de ce que les gens ont accompli de leurs propres mains; afin qu’[Allāh]
leur fasse goûter une partie de ce qu’ils ont œuvré ; peut-être reviendront-
ils (vers Allah) » (s. 30, 41). il reste que le Coran affirme cette responsabi-
lité qui est donnée à l’homme : il est khalīf, c’est-à-dire l’héritier, le
lieu-tenant de dieu (s. 6, 165 ; 27, 62 ; 35, 39). il lui revient donc de contri-
buer au maintien de l’harmonie (mīzān). mais qui est calife ? Le musulman
en tant qu’il a embrassé l’islam ou tout homme en tant qu’il dispose de la
religion originelle, du souffle de l’esprit divin ou de la connaissance
lumineuse ?15 Les interprétations fluctuent entre deux systèmes juridiques,
anthropologiques et épistémologiques16. dans la perspective du dialogue
interreligieux, plusieurs penseurs ont soutenu l’existence d’une approche
pluraliste des religions au sein du Coran17. Ainsi en distinguant la religion
(dīn) de l’islam, le penseur turc mahmut Aydin conclut de son analyse du
Coran la nécessité de distinguer la religion musulmane de l’attitude d’islam
qui concerne tous les hommes, y compris ceux des autres religions. La
relation entre les musulmans et les non-musulmans est donc nécessairement
inclusiviste et suivre le commandement de dieu (amr) à la lumière du
témoignage de la nature est un impératif pour tout homme : tel est le message
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éthique de l’islam, au-delà de l’attestation de foi islamique (šahāda).

15. Al-Ḥakīm al-tirmiḏī (m.318/930), le mystique de la région du Ḫūrasān identifie la


fiṭra, en tant que connaissance innée et naturelle de la suzeraineté divine (rubūbiyya), par la
compréhension (fahm), la pénétration (ḏakā’), la mémoire (ḥifẓ), la science (‘ilm) et l’enten-
dement (ḏihn) : Geneviève GOBiLLOt, Le livre de la profondeur des choses, Villeneuve-
d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 1996, p. 223.
16. dans son étude sur la fiṭra, Geneviève Gobillot a montré l’existence de deux systèmes
épistémologiques : l’un, de type « universaliste » où la fiṭra est le point commun in divinis
de tous les êtres humains et l’autre, « exclusiviste », où la fiṭra ne concerne que les
musulmans : Geneviève GOBiLLOt, La fiṭra. La conception originelle, ses interprétations et
fonctions chez les penseurs musulmans, Cahiers des Annales islamologiques, nº 18, Le Caire,
institut Français d’Archéologie Orientale, 2000.
17. imtiyaz yusuF, « islamic theology of religious Pluralism : Qur’an’s Attitude
towards Other religions », Prajna Vihara, vol. 11/1, janvier-juin 2010, p. 123-140 ; Adnane
mOkrAni, « Le pluralisme religieux dans le Coran », mélanges de l’institut dominicain
d’études orientales, nº 28, 2010, p. 279-292 ; mahmoud AyOuB, « Al-Qawniyya wa l-
šumuliyya wa l-ta’addudiyya fī l-masihiyya wa l-islām » (Universalism, inclusivism and
pluralism in Christianity and Islam), dans Center for Christian-muslim studies, Summer
Symposium, koura, university of Balamand, 1999 ; mahmoud AyOuB, « religious Pluralism
and the Challenges of inclusivism, exclusivism and Globalism : An islamic Perspective »,
dans th. sumArtAnA et al. (éd.), Commitment of Faiths : Identity, Plurality and Gender,
yogyakarta (indonésie), institute of diAn/interfidei, 2002.

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ÉCOLOGie en isLAm et diALOGue interreLiGieux

Cependant, le lien le plus explicite entre le défi écologie et le dialogue


interreligieux d’un point de vue coranique est affirmé par Asma Asfaruddin
dans sa lecture conjointe de deux versets : le premier est issu de la sourate
al-Ḥuǧrāt (s. 49, 13), « Ô vous les hommes ! nous vous avons créés d’un
mâle et d’une femelle. nous vous avons constitués en peuples et en tribus
pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous,
auprès de dieu, est le plus pieux d’entre vous – dieu est celui qui sait et qui
est bien informé ! »18 ; le second est celui de la sourate al-mā’ida (s. 5, 48b) :
« si dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté, mais
il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Cherchez à vous
surpasser les uns des autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se
fera vers dieu ; il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ». Après
avoir contextualisé le premier verset dans le cadre d’une reconnaissance de
la diversité au sein de l’humanité, elle voit dans cet appel la nécessité de se
connaître mutuellement (ta‘aruf) en découvrant ce qui constitue la vie de
l’autre. Pour Asfaruddin, ce verset ne saurait se réduire à tolérer l’autre mais
il est une exhortation à un engagement pour découvrir qui est l’autre. dans
son contexte initial, ce verset est un appel explicite à dépasser les rivalités
tribales, à établir des relations, à ouvrir un cadre universel au-delà des
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frontières sociales définies par le clan ou la tribu. dans une relecture
moderne, elle y voit le fondement du dialogue interreligieux et l’exhortation
à établir un dialogue engagé avec ceux de différentes cultures, pays et
religions. Le second verset fait clairement du pluralisme une réalité apparte-
nant au dessein de dieu. si la perspective est celle d’une émulation et
d’une certaine façon d’une rivalité, une lecture conjointe au verset précédent
lui permet de fonder le dialogue, l’approfondissement de la connaissance de
l’autre et de ses sources religieuses comme ce qui permet d’accomplir le
bien. ici, si chaque personne doit suivre sa religion – la perspective se défend
de toute forme de syncrétisme – la réalisation de la justice, de l’équité, de
l’harmonie (mīzān) nécessite la connaissance de l’autre et du dialogue mis
en œuvre avec lui dans une dynamique de ralliement, de réconciliation des
cœurs (ta’līf al-qulūb) qui va au-delà de la réalité historique des ralliés
(mu’allafa qulūbuhum, ceux dont il convient de rallier les cœurs)19 mais qui

18. Asma AFsAruddin, « Celebrating Pluralism and dialogue : Qur’anic Perspectives »,


Journal of Ecumenical Studies, nº 42/3, 2007, p. 389-406.
19. historiquement, ils bénéficiaient de la zakāt en vue d’une conversion à l’islam : henri
LAOust, Précis de droit d’Ibn Qudāma, damas, institut français du Proche-Orient, 1950,
p. 59.

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s’étend à tout homme et à chaque culture ou religion en tant qu’elle est


voulue par dieu.

Conclusion
La crise écologique est un fait quantifiable et la part de responsabilité de
l’homme peut être en partie appréciée. il s’ensuit pour le monde musulman
une interpellation théologique et éthique. dans ce contexte, le pape François
soutient dans l’encyclique Laudato si’ que cette crise est un lieu possible de
dialogue entre les religions : elle est l’occasion d’un enseignement existen-
tiel et moral sur la base des héritages propres ; elle embrasse des préoccu-
pations communes ; elle ouvre et invite à un regard serein et constructif dans
la lecture des textes sacrés des autres religions. dans les éclairages propres
aux traditions monothéistes du bassin méditerranéen, une attention commune
à la création se dégage, laissant découvrir l’action en profondeur du même
esprit dans le cœur des hommes qui ont accueilli l’inspiration sacrée. en
islam, une lecture du Coran permet de fonder un dialogue interreligieux, une
reconnaissance et une connaissance mutuelle. mais l’enjeu ne doit pas se
réduire à l’émulation réciproque : il doit être l’occasion d’un travail commun,
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d’un lien éthique pour une justice écologique où s’affirme avec résolution
la crainte révérencielle que saint thomas appelle « vertu de religion » et
l’espérance. Co-créateur, intendant du monde, l’homme dispose en lui de ces
ressources capables de transfigurer le monde qui lui est confié. une telle
approche est inséparable d’une théologie de la beauté où les lectures anthro-
pocentristes sont rééquilibrées par celles du silence, de l’émerveillement, de
la louange, de l’ouverture. C’est de sa capacité à se laisser provoquer,
enseigner par les autres traditions religieuses et à entrer en dialogue que les
religions seront en mesure de répondre au défi de la crise écologique. À
croire toynbee, c’est de leur capacité à s’ouvrir et à interagir que dépend leur
pérennité.

emmanuel PisAni

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