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'identité ?
Alain Ménil
Dans Rue Descartes 2009/4 (n° 66), pages 8 à 19
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
ISBN 9782130573210
DOI 10.3917/rdes.066.0008
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 12/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 187.246.233.19)
ALAIN MÉNIL
La créolisation, un nouveau
paradigme pour penser
l’identité ?
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1. Des phénomènes aussi différents que «la crise des banlieues», le «rap», ou une revendication sociale
comme la lutte contre la vie chère (Guadeloupe, janvier-février 2009) paraissent n’être intelligibles
que rapportés à l’hypothèse d’un malaise identitaire dont ils seraient à la fois le signe, l’effet, et
l’expression –comme si l’essentiel de la politique, ou de ce que le politique consent à enregistrer, ne
pouvait être recevable qu’en étant replié sur une thématique de l’identité, et non par exemple, de
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C’est à partir de ce contexte que nous pouvons comprendre le rôle joué par la notion de
créolisation, dont il faut bien constater qu’elle est passée dans le domaine public des connais-
sances, en ayant quitté le registre scientifique et académique où son emploi était jusqu’alors
cantonné (principalement en linguistique et en anthropologie sociale et culturelle), pour
s’appliquer à des objets aussi différents que des faits de société, des usages sociaux, ou des
pratiques artistiques. Face à cette considérable extension du domaine d’application de cette
notion, on ne peut alors manquer de s’interroger sur sa pertinence ou sa justesse, et si elle se
révèle aussi plastique à l’usage. Il y a, bien sûr, de bonnes et de mauvaises raisons à ce succès,
comme à ces torsions de sens : d’un côté, la précipitation journalistique pour rendre compte
des événements conduit à replier sur des approches déjà répertoriées (comme la créolité, par
exemple, alors que l’idéologie de cette dernière est aux antipodes absolus de la pensée de la
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constitue l’un des instruments majeurs permettant d’en élucider le cours, jusque dans sa
survivance postcoloniale – et notamment en remontant aux Centres des anciens Empires.
2. De la notion de créolisation
En quoi le concept de créolisation permet-il de sortir de l’impasse d’une conception fermée
de l’identité – que celle-ci soit conçue à partir d’un modèle ou d’une norme idéale censée
contenir son noyau fixe et permanent, ou qu’elle relève d’une approche substantialiste, où la
pensée de l’identité ne peut affronter les changements qu’on y repère, que selon une balance
destinée à assurer l’équilibre entre la permanence du vieux fonds – le substrat permanent –, et
la superficialité des modifications. Au demeurant, la différence entre ces deux approches est
affaire de degré ; dans les deux cas, il y assignation à une identité pensée comme reçue en
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3. De Stuart Hall, un recueil d’études est depuis peu disponible en France, sous le titre Identités et
cultures, Politique des Cultural studies, 2007, Paris, Éd. Amsterdam.
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qu’on pourrait appeler la formation des sociétés créoles – mais pour caractériser l’âge du
Monde entré dans l’ère de la mondialité, comme Tout-Monde.
Dans l’intention de ces penseurs, la « créolisation » définit non seulement un processus
sociétal, mais aussi les effets de ces rencontres sur les peuples mis ainsi en relation : contacts
violents, arraisonnement des uns au profit d’une domination exclusive, inscription inégalitaire
au titre de représentant de l’humanité – l’esclavage est impossible sans une racialisation
différencialisante de l’humanité. Si la créolisation se confond avec certains aspects du
métissage, notamment culturel, ce n’est ni un processus irénique ou neutre, encore moins le
modèle harmonieux de coexistence au sein de la pluralité : la créolisation invite à réinterroger
les figures du métissage, comme elle oblige à envisager autre chose que le melting pot ou les
simples rencontres entre cultures distinctes par dérivation ou affiliation à partir d’un modèle
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formes, des croyances qui ont parfois continué de survivre par-delà la traversée mais ils doivent
aussi composer avec le manque, la perte ou l’absence (des produits connus, ou des ressources
anciennes).
À cet égard, une asymétrie caractérise la situation des Colons et celle des esclaves : au lieu que
les premiers sont arrivés possesseurs d’un certain nombre de techniques, d’objets et qu’ils
n’ont pas eu à renoncer à « ce » qu’ils étaient, les esclaves sont en état de démunition absolue,
selon une formule de Glissant. Le transfert des éléments en provenance d’Afrique résistera
sans doute moins longtemps à l’idée d’une permanence absolue et inaltérable que les
éléments censés venir d’Europe, mais rien ne demeure en son état originel. Une réalité
originale et bigarrée, faite d’emprunts et de rapiéçage illustrera l’apparition de cette réalité
nouvelle, qui ne peut donc s’analyser en empruntant aux schémas classiques de l’engen-
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4. Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, 2006, Paris,
La découverte. |5. La ruse, le détour, la pratique du détournement, la trace seront quelques-unes des
figures qui scandent les analyses du procès de créolisation en Terre d’Amériques. La place nous manque
pour développer ces quatre figures, qui caractérisent aussi bien une praxis (celle de l’esclave, par
exemple), une attitude politique (la relation constamment instable entre des catégories sociales
duelles qui s’affrontent selon une logique triangulaire implicite (l’instance étatique de la Métropole
ne coïncide pas avec la dualité Maître-Esclave), une poiétique (qui va de la production des objets uti-
litaires à l’invention d’un art de vivre), et une esthétique. On doit à Édouard Glissant une méditation
soutenue sur le détour et la trace. Cf. Le Discours antillais, 1981, Paris, Seuil, n.b. ch.12.
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territoire pourvu d’une identité nationale (unité de peuplement et de langue). Glissant croise
ainsi deux couples qu’il oppose terme à terme : aux identités à racine unique, il oppose
l’identité rhizome ; et aux cultures ataviques fondées sur le privilège de l’Un et obéissant au
principe de la filiation et du récit épique de la fondation, il oppose l’idée des cultures
composites, et pour lesquelles il est impossible de remonter aux antécédents en ligne directe,
et de faire des ancêtres les détenteurs d’une identité pérenne, et verrouillée par un rapport de
filiation directe et unicentrée. C’est pourquoi le concept de créolisation ne fait signe ni vers
une authenticité perdue (à retrouver), ni vers un lieu stable entré en possession durable et
dont le titre de propriété garantirait la pérennité du lien identitaire – entre le territoire et son
peuplement, entre ce peuplement et son unité généalogique.
Il y a, en quelque sorte, une contradictio in terminis entre le concept de créolisation et les
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cette distinction, Glissant ajoute cette précision : « cette partition ne comporte pas de
frontière ; il y a des imbrications de ces trois Amériques 6. »
Bastide souligne que la spécificité des Amériques noires réside dans une rupture entre l’ethnie
et la culture. Les processus d’acculturation ne suivent nullement une filiation chronologique
ni une logique numérique susceptible d’en rendre raison. Une supériorité quantitative en
termes d’ethnie n’entraîne nullement la suprématie des formes et valeurs qu’elle aurait
emmenées avec elle ; c’est même l’exception, selon Bastide 7. La conséquence est le caractère
nécessairement diasporique des croyances et des faits de culture, et cela, dès le début : les
esclaves d’une même ethnie et d’une même famille étaient, on le sait, systématiquement
séparés dès le moment de la traversée, de manière à éviter la constitution d’une force
menaçante rendue possible par la possession d’une langue et d’une culture communes.
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6. É. Glissant, Introduction à une poétique du Divers, 1996, Paris, Gallimard, p.13. |7. R. Bastide, Les
Amériques noires, 1996, Paris, L’Harmattan, p. 15-17. |8. Ibid, p. 30. |9. Ibid, p. 33.
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sation se conçoit alors comme une forme de production proprement indigène, ou, confor-
mément à l’étymologie de ce terme, ingénue : produites par ceux qui sont nés là-bas, et non en
Afrique, ces nouvelles formes ne lui permettent que d’opposer à l’« identité à soi » du modèle
africain, le principe d’une altération peut-être balbutiante à ses commencements, mais promise
en réalité à un devenir indéfini. Le terme de créolisation vise donc, dans ce cadre, à suggérer
l’altération illimitée de l’héritage censément pérenne – héritage qui, par ailleurs, ou sur
certains plans, s’efforce de se maintenir, via les esclaves qui continuent d’arriver adultes des
côtes africaines. Et ensuite, Bastide l’applique aux autres cultures, y compris celles venues
d’Europe – avec comme corollaire, l’effacement du marqueur d’authenticité.
2. Parce qu’aucun événement historique ne semble devoir mettre un terme final à l’Histoire,
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même, aujourd’hui ? Dira-t-on que les deux termes participent des deux ? C’est sans doute ce
qui se passe, puisque nos catégories instituent les données qu’elles enregistreront objecti-
vement à partir des cadres qui auront permis de les accueillir.
C’est en ce sens que la créolisation a pu se proposer comme une catégorie féconde,
susceptible de rendre pensable ce devenir, en tant que s’y inclut l’imaginaire du possible, mais
aussi de se proposer comme un régime proprement anachronique de notre historicité. Nos
sociétés ne changent pas seulement par contact ou par influence, elles se métamorphosent
sous l’effet de formes anciennes que nous n’avons pas toujours eu le talent d’identifier. On
peut alors comprendre pourquoi les analyses de Glissant s’efforcent de cerner, à propos de
phénomènes souvent très différents, la part de possible ouvert, lequel est toujours
doublement vectorisé, une fois vers l’avenir, une fois vers le passé. C’est ce qui fonde alors son
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10. Introduction à une poétique du divers, p.15. Dans La Cohée du Lamentin, il précise que si «le monde se
créolise, il ne devient pas créole». (2006, Paris, Gallimard, p. 229) |11. C’est ce caractère indéduc-
tible qui autorise Glissant à sortir le procès de créolisation de la catégorie générique de métissage,
de manière à séparer radicalement les métissages culturels (dont la créolisation fait partie) de tout
métissage entendu au sens biologique et génétique.
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Ces mécanismes mis en lumière sont sans doute redevables de l’existence de plusieurs sources
matérielles et formelles d’inspiration, mais ce qu’ils configurent fait apparaître un possible
que rien ne permettait d’anticiper ou de prévoir. Ce qui s’offre ainsi à l’expérimentation,
suggérant ainsi l’ouverture d’une voie nouvelle, participe de l’ensemble des « réponses »
trouvées face à une situation donnée et qui relèverait de ce que l’on entend par créolisation :
pas seulement une adaptation ingénieuse de ce qui est déjà là ou pas encore révolu. Elle est
plutôt l’opération ingénieuse qui trouve une solution avec les moyens du bord.Ainsi, la créoli-
sation se trouverait exemplairement saisie dans ce flottement entre des pratiques et des
poiétiques, qui oppose et réunit tout à la fois bricolage, système D et techniques de la survie
rusée aux avancées plus décisive que sera l’invention d’une langue, d’un art, d’une esthétique.
Que le concept de créolisation ne soit pas l’alpha et l’oméga des discours identitaires, ni des
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la Métropole, et ce qui s’y passe ne saurait l’affecter (même si tout l’offusque). En retour, que des
hommes pensent quelque chose depuis ce lieu exotique qu’est la colonie ne saurait être qu’un
détail insignifiant par rapport à la trame continue d’une Histoire dont le fil peut, certes, s’éloigner
du Centre, mais jamais se rompre ou s’emmêler.
Ce n’est donc pas un hasard si le concept de « créolisation » s’est appliqué, en premier lieu, à
toute histoire coloniale et impériale. Ce qui était déjà une première extension de son objet
initial. La créolisation n’est donc pas seulement une catégorie qui rendrait compte d’un aspect
jusqu’alors mal identifié, ou improprement identifié et nommé ; elle est bien une construction
requalifiante, à tous les sens de ce terme. Donner sens à ces productions disparates observées
au cours de l’Histoire, et qui se révèlent distinctes des cultures conquérantes ou dominantes,
comme extérieures à la conscience de ceux qui sont venus apporter leur « savoir » ou leur
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12. On pourra à cet égard rapprocher la pensée de la créolisation du travail effectué par Arjun
Appadurai dans Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, 2001, Paris,
Payot.
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dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se vit aussi par les
poétiques, loin de toute généralisation 13. »Malgré le contexte essentiellement politique de
l’inscription du concept de créolisation dans notre contemporanéité, la catégorie de poétique
ne doit pas surprendre. Elle joue comme contrepoids, et elle apparaît alors comme une mise
en crise du sens trop vite apposé sur les événements. De même, l’emploi de la catégorie de
poétique ne se restreint pas au seul domaine de l’Art, parce qu’il s’agit de penser l’ensemble
d’une production. Celle-ci concerne des phénomènes susceptibles d’apparaître dans ces
contextes de mise en contact violente de plusieurs communautés, et dont certains témoignent
de l’apparition de nouvelles manières de « faire » et d’« être » « ensemble » – encore qu’on ne
puisse parler, ni d’un « être-ensemble » au sens proprement politique, ni d’un « faire ensemble »,
puisque la division sociale du travail est articulée à une division raciale des statuts qui interdit
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13. Traité du Tout-Monde, p.176; je souligne. |14. Introduction à une poétique du divers, p. 17-18. Je
souligne. |15. J. Rancière, «Le voile ou la confusion des universels», in Rue Descartes, n° 44, 2004,
p.124-125.