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Événements et formation tout au long de la vie.

Les
enseignements d’une recherche internationale
Martine Lani-Bayle
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2015/1 (n° 19), pages 165 à 179
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749247465
DOI 10.3917/nrp.019.0165
© Érès | Téléchargé le 10/05/2023 sur www.cairn.info via ISBA Sousse - CNUDST (IP: 41.229.79.13)

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Événements et formation tout au long de la vie
Les enseignements d’une recherche
internationale

Martine Lani-Bayle
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« Deux impératifs se posent à la sociologie du présent. Le premier est
d’interroger un événement imprévu, de voir ce qu’il révèle, modifie, innove.
Le second consiste à se vouer à la connaissance d’une réalité concrète. »
Edgar Morin, 2008, p. 161

La fonction de l’événement est étudiée de longue date en sociologie.


En sciences de l’éducation nous ne disposons guère, encore, de travaux
permettant d’en évaluer l’impact, notamment dans ses rapports à la forma-
tion de la personne et l’efficience de ses apprentissages. Sauf à remarquer
que, quand une personne ou un collectif, de quelque taille qu’il soit, est
mis en grave difficulté dans ses conditions de vie, les apprentissages ordi-
nairement assurés s’en ressentent. Souvent, ce sont les psychologues qui
sont alors appelés à la rescousse, censés régler, par un travail psychique,
des manifestations cognitives dont les motifs sont, pourtant, à reporter
avant tout à l’environnement de vie de la personne concernée.
Quelle est donc notre marge d’absorption entre ce qui nous arrive
objectivement et la façon dont nous y réagissons subjectivement ? Quel
est notre périmètre d’« affectation » par ce qui nous atteint ou nous
touche et comment repérer notre zone de « sécurité suffisante », tant
dans l’espace que dans le temps, pour nous ouvrir à l’apprendre ? Cette
zone interfacielle est-elle personnelle et/ou en lien avec des modalités de
l’ordre du collectif qui nous entoure ?

Martine Lani-Bayle, professeur en sciences de l’éducation, université de Nantes,


cren. martine.lani-bayle@dartybox.com

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Les dires de et sur l’événement

L’hypothèse centrale mise à l’épreuve dans ce questionnement est


que les diverses modalités de ressenti-réactivité à l’événement – à ce qui
se passe d’inattendu – sont culturellement marquées et agissent sur le
rapport formation/transformation de la personne. Celles-ci modulent égale-
ment l’efficience des politiques d’éducation et d’enseignement formels
– y rendant plus ou moins réceptifs –, autant que les (in)compréhensions
interculturelles. Nous nous sommes dès lors proposé d’interroger, rela-
tivement au contexte de vie (incluant le culturel, le social, le national,
l’international), les facteurs de formation non formelle, dite « tout au long
de la vie », dans leurs rapports à la formation formelle instituée.

Une origine polonaise

Cette recherche trouve son origine dans la proposition d’une collègue


polonaise en théorie de l’éducation, Olga Czerniawska, d’étendre à la
France une étude qu’elle démarrait à Łódź concernant une population
d’adultes, essentiellement des seniors. Son protocole de recueil de
données était au départ constitué du questionnaire suivant, composé de
phrases à compléter :
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– un événement personnel, c’est… ; un événement global, c’est… ;
– un événement personnel/un événement global dans ma vie pendant
l’enfance… ; pendant mon adolescence… ; depuis que je suis adulte…
– un événement pour moi cette année… ; l’an passé…
L’originalité de ce questionnement provient de la distinction entre
événement dit « personnel » et événement « global ». Acceptant cette
proposition, nous avons conservé les termes de cette catégorisation, à
la fois pour maintenir une certaine cohérence entre les données récoltées
dans les différents lieux et en raison de son ambiguïté : elle obligeait à
se questionner sur le sens à donner à ces expressions, évidentes pour
certains, incompréhensibles pour d’autres. D’où l’intérêt de proposer en
préalable à chaque personne interviewée de donner ses propres défini-
tions, afin de mettre en rapport le registre évoqué et les associations
faites.
Pour autant, cette entrée en forme de phrases à compléter, tout en
nous intéressant, nous a vite semblé insuffisante. Aussi, outre l’extension
vers d’autres pays en lien avec nos opportunités de recherche, avons-
nous proposé des explorations complémentaires, dont Olga Czerniawska
a accepté le principe : ne pas se limiter aux questionnaires mais réaliser
des entretiens ; intégrer, dans l’étude :
– Un effet génération : la « mondialisation » et la médiatisation géné-
ralisée modifient-elles la façon de recevoir et d’être touché par ce qui
survient plus ou moins loin de nous ?

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– Un effet temporel : le temps qui s’est écoulé entre l’événement


cité et l’âge de la personne à sa survenue – chacun pouvant aussi être
fortement marqué par ce qui a pu se produire avant même sa naissance –
change-t-il la portée de l’événement sur elle ? Peut-on dire que plus
l’impact est fort, plus il franchirait les frontières du présent ?
– Un effet localisation : l’onde de transmission de l’événement et ses
modalités de découverte-apprentissage s’affranchissent-elles de critères
de proximité-distance, tant dans l’espace que dans le temps ?
Le questionnement qui a alors conduit notre investigation se présente
ainsi : quelle serait la part de cette proxémie subjective et contingente
(Hall, 1966) dans la façon dont nous sommes touchés et réagissons à ce
qui se passe (un avènement, ce qui survient, Leclerc-Olive, 1997), que
cela se soit produit il y a plus ou moins longtemps et plus ou moins loin ?
Quels impacts sur la pensée et la représentation du monde, sur la forma-
tion et l’apprentissage, la transmission et l’enseignement ?

Une extension internationale ayant touché les cinq continents

Inductive car partie de Pologne et d’une enquête de terrain avant


toute exploration théorique, la recherche s’est étendue, en fonction de
nos contacts, dans différents pays avec lesquels nous collaborions et qui
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ont été intéressés par un tel projet. Pour chacun, ce sont des résidents
locaux qui ont effectué le recueil puis le travail de lecture des données,
collègues ou étudiants (parfois plusieurs par pays) connaissant suffisam-
ment le français, langue fédératrice de nos travaux, pour traduire les
entretiens et nous en rendre compte, ainsi que la culture et l’histoire du
pays concerné pour contextualiser les données recueillies.
Nous n’avons évidemment pu poser aucune contrainte d’exhausti-
vité, de représentativité ni même de saturation du modèle : vu le nombre
de pays en jeu, un tel objectif aurait été illusoire, la recherche ayant suivi
les opportunités qui se présentaient. Par contre, le nombre important
de questionnaires et d’entretiens recueillis – tous ne sont pas présents
dans le tableau ci-dessous qui montre que les modalités de recueil ont
été différentes selon les pays – nous a permis de dégager une quantité
très importante d’informations, dont beaucoup pourraient encore être
exploitées.

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Pays Génération Génération Génération Total


« Jeunes » « Adultes » « Pers. âgées »
Pologne Q 95 - - Q : 95
France Q 161 26 48 Q : 235
E 4 3 5 E : 12
Allemagne E - 1 8 E:9
Roumanie Q - - - Q : 28
Maroc E 20 20 20 E : 60
Togo E 8 1 E:9
États-Unis Q 26 7 16 Q : 49
E 2 E:2
Québec Q 62 8 - Q : 70
Brésil (sud) Q 21 16 10 Q : 224
Brésil (nord) Q 85 49 43 E:-
Japon Q 3 6 4 Q : 13
E 3 6 4 E : 13
Chine Q 45 27 12 Q : 84
E 2 2 2 E:6
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Corée-du-Sud Q 4 7 - Q : 11
E - 3 - E:3
Inde Q 28 25 7 Q : 60
TOTAUX Q 530 171 140 Q : 841
E 39 36 39 E : 114
Q : nombre de questionnaires recueillis
E : nombre d’entretiens réalisés et transcrits (Lani-Bayle et Mallet, 2010,
p. 180)

Résultats généraux

L’ampleur et la répartition du chantier a rendu délicate autant qu’enri-


chissante la tâche de traitement des données, d’autant qu’elles étaient
inégales dans leur répartition et hétérogènes.
Différents ouvrages ont été publiés à partir de ces recherches
(Lani-Bayle et Mallet, 2006, 2010 ; Lani-Bayle et Slowik, 2012). Nous
retiendrons, dans cet article, quelques résultats autour de l’impact de
l’événement sur la personne, en rapport avec la notion d’événement en
lien avec la formation tout au long de la vie de la personne.

Oscillations entre personnel et global

La démarcation événement personnel/événement global, selon le


choix de définitions que nous avons présenté plus haut, s’est révélée
variable.

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a) Les résultats les plus marquants concernent la prégnance de


l’environnement et de la culture dans la perception/intégration de ce
qui survient : à savoir la distance entre chacun (dimension de l’intime,
événement considéré comme « personnel ») et le reste du monde (dimen-
sion macrosociale ou publique, événement considéré comme « global »)
avec entrant, selon les cas dans l’une ou l’autre catégorie, la dimension
familiale et la dimension micro ou mésosociale (amis, professionnels,
collègues).
Comme nous pouvions nous y attendre, les démarcations de la part
globale ou personnelle de l’événement ont donc bien été différentes selon
les cultures d’appartenance, mais aussi selon le lieu de vie. Par exemple,
et comme l’a souligné Olga Czerniawska, pour les Polonais (résidents
ou expatriés) ayant participé à l’enquête, la mort de Jean-Paul II a été
évoquée comme événement personnel alors que pour les enquêtés
d’autres pays ayant cité cet événement il est signalé comme « global ».
b) Pour apprécier la portée et la variance du rapport personnel/global
auprès des personnes des trois zones géographiques avec qui elle a effec-
tué la recherche, Marie-Anne Mallet (2010, p. 182) a relevé des démar-
cations proxémiques intéressantes entre France, États-Unis et Australie.
– Les Français interviewés restent plutôt individualistes et le
« personnel » s’arrête à eux. Par exemple, l’un d’entre eux a répondu :
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« [Un événement personnel ?] : quelque chose qui peut paraître anodin
mais qui a du sens pour moi 1 par rapport à mon histoire » (Lani-Bayle et
Mallet, 2006, t. 1, p. 34) ; « [Un événement global ?] : un événement qui
ne touche pas uniquement moi ; [qui] ne nous concerne pas forcément »
(ibid., p. 36).
– Aux États-Unis, la notion de « personnel » a tendance à englober
la famille (événements familiaux) et les amis (fêtes, anniversaires) ; le
global est souvent associé au terrorisme (Lani-Bayle et Mallet, 2006,
t. 2, p. 217-234). Cela se rapproche des résultats obtenus au Brésil où
le registre personnel s’associe aussi à la famille, toujours très importante.
Il est « ce qui marque notre vie » (ibid., p. 201). Le global renvoie plutôt
au collectif et au macrosocial, il est « ce qui marque une époque ou une
génération » (ibid.). À ce niveau, les évocations les plus fréquentes enten-
dues au Brésil tournent autour des grands spectacles (Coupes du monde
de foot) et de la mort de personnes médiatisées (Ayrton Senna).
– Les Australiens, pour qui le sport revêt également une importance
majeure, semblent rivés à eux-mêmes pour le personnel, mais la famille se
rapproche des amis vers le cadre global (ibid., p. 303-318).
Il est ainsi possible de repérer des contrastes, parmi les diversités rele-
vées auprès des personnes de ces cultures, montrant que les frontières de

1. Utilisé spontanément par les personnes interviewées, le mot « moi » y est à


entendre au sens du Larousse et non en concept psychologique, à savoir : « Ce
qui constitue l’individualité, la personnalité consciente du sujet ».

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protection et zones d’atteinte de chacune sont différentes – et que ces


différences peuvent se rapporter à des facteurs culturels.
c) Ces diversités sont plus nettes encore quand il s’agit des contrastes
Orient/Occident. Les Occidentaux interviewés ne comprennent en géné-
ral que difficilement la notion d’« événement global ». Au contraire, les
Orientaux mobilisés pour cette recherche n’ont, dans leur ensemble, pas
compris ce que pouvait signifier « événement personnel ». Pour eux, si
la personne est marquée ou touchée, c’est que l’événement est global
– donc personnel. L’un est confondu avec l’autre. Sinon, on ne parlera
pas d’événement, juste d’un avènement restant extérieur et à ce titre
inoffensif, non « retenu ». D’ailleurs, la traduction des mots pour signifier
« événement » et « avènement » a justifié de nombreux questionnements
et a été passionnante, notamment entre les chercheurs japonais, coréen
et chinois, visant à s’accorder sur ce que peuvent évoquer ces termes
dans leur langue et à trouver des idéogrammes communs pouvant y être
associés.
– Chez les Coréens-du-Sud, Hyun-Mi Kim Jang signale « […]
l’étrangeté de ce mot “l’événement” personnel. En général, la première
réaction fut de répondre : “C’est difficile” […]. Les Coréens ont une
notion commune pour l’événement personnel ou global, c’est le Han »
(Lani-Bayle et Mallet, 2006, t. 2, p. 128-129). Et la plupart des événe-
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ments cités dans cette unique catégorie tourna autour des performances
scolaires et de la réussite des apprentissages en vue de l’indispensable
concours public, le gosi (ibid., p. 134).
– Au Japon, après avoir inversé nos représentations et relié, compte
tenu des premiers résultats obtenus, le « personnel » à la tradition et la vie
communautaire (Lani-Bayle et Mallet, 2006, t. 1, p. 65) et le « global » à
ce qui menace la vie personnelle – les guerres, les tremblements de terre,
le 11 septembre 2001, la mort de l’Empereur… (ibid., p. 67) –, Makoto
Suemoto a proposé de sortir de la dichotomie entre ces deux catégories.
En effet, leur différenciation lui est apparue trop fragile pour la maintenir,
eu égard aux personnes qu’il a entendues : « Il serait donc nécessaire de
ne pas dissocier les deux pôles, mais de les étudier en les rattachant par
le sens commun qui existe entre “événement personnel” et “événement
global” » (ibid., p. 123). C’est davantage leur valence, positive ou néga-
tive, qui différencie selon lui les événements.
– En Inde aussi il a été difficile, pour Malini Ranganathan, de trouver
des équivalents sémantiques aux notions étudiées. Elle a proposé « samb-
havam » pour événement, dont la signification se situe entre devoir,
dharma, et destin, karma (Lani-Bayle et Mallet, 2006, t. 2, p. 157).
Le personnel est tourné vers le sujet intérieur, quand il est positif il est
rappelé spontanément ; le global est tourné vers l’extérieur, il a besoin
d’un temps de réflexion pour apparaître (op. cit., p. 160).
Au-delà de ces contrastes liés à la position de chacun dans l’espace,
de grands marqueurs globaux, observables dans tous les lieux enquêtés,

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ont fait l’unanimité : les guerres. C’est à travers celles qui sont évoquées
que ressortent non seulement la référence à un pays mais aussi, comme
nous allons le voir, le repérage générationnel.

Oscillations espace/temps

Ainsi, il s’est avéré que les temps de la vie ponctuent, à peu près de
la même façon dans tous les lieux de la recherche, le rapport aux avène-
ments et ce, quelle que soit la génération. Les plus universels d’entre eux
sont en priorité les naissances et les morts, qui sont citées tant au plan
personnel qu’au plan global – quand cette démarcation est faite –, ainsi
que la santé, les événements familiaux, les rites de passage, la scolarité,
l’emploi, les accidents. Leur évocation varie dans tous les cas selon les
âges.
À l’adolescence, les événements sont faits surtout des découvertes
et rencontres sociales plus ou moins proches, à l’interface entre le réseau
familial et le monde plus lointain. Les générations actuelles étant de
surcroît marquées, à la différence de leurs aînés au même âge, par les
catastrophes naturelles et le terrorisme. Chez les adultes, la démarca-
tion entre personnel et global est plus nette : événements de vie (nais-
sances…) pour le personnel ; événements politiques pour le global. Pour
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la génération des seniors, l’événement majeur, toutes catégories et loca-
lisations confondues, est toujours la Seconde Guerre mondiale.
Chaque génération et chaque lieu ont leur(s) guerre(s) de référence.
Aux États-Unis, ce sont les guerres agies hors du territoire qui rythment
le rapport entre générations (Mallet, 2010, t. 3, p. 184) : guerres en Irak
pour la génération des jeunes ; guerre du Vietnam pour la génération de
leurs parents ; Seconde Guerre mondiale et guerre de Corée pour la géné-
ration des grands-parents.
Notons que la médiatisation, généralisée et globalisée maintenant
en temps réel, abolit les frontières entre les espaces et les générations.
Elle conduit à ce qu’on pourrait appeler, au-delà du global, un événement
mondial, voire universel (exemple récurrent du 11 septembre 2001).
Mallet (ibid., p. 259) a ainsi proposé, pour modéliser ces différences
et rapprochements, un « schéma de globalisation événementielle » (sge)
qui pointe un réseau de convergences/divergences auprès des populations
enquêtées, distinguant avec elles des événements communs, relevés par
tous les enquêtés, et des événements différenciés car n’apparaissant
que chez certains. Ceci met en évidence une « zone commune de sensi-
bilité aux événements » qui permet, autour des repérages d’événements
personnels et globaux, que des populations diversifiées se retrouvent
dans ce qu’il propose d’appeler une « globalisation du culturel ».
Le recours à la proxémie (Hall, 1966) a, dans cette lignée, permis
d’établir une distance, distincte selon les pays, entre soi et ce qui
marquera le soi, venant de (plus ou moins) loin. La zone interface de

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contact se montre donc à géométrie variable et à plus ou moins grande


distance de la personne ; distance en partie en lien avec le pays de vie et
que l’on a pu observer en distinguant les résidents des expatriés ou exilés.
Or si Vygotski parle de « zone de développement proche », évoquant
les apprentissages mutuels favorisés par la proximité (Vygotski, 1997),
Jean-Michel Baudouin évoque en complément une « zone de développe-
ment distale » (Baudouin, 2010, p. 491-492) qui serait également effi-
ciente, développant cette fois un « rapport exotopique » à la formation
(ibid.). L’action formatrice se situerait dès lors à l’interface des deux,
entre proximité et distance, selon cette « zone commune » proposée par
Mallet (Lani-Bayle et Mallet, 2010) avec, selon les circonstances et les
âges, apparition-dominance du proche ou du lointain – ceci dans l’espace
comme dans le temps.
Sans réduire la diversité apparue selon les situations, il est possible
d’avancer que :
– Les frontières entre le personnel et le global sont plus floues qu’on
pouvait s’y attendre, au point d’être situées différemment selon les points
du monde enquêtés, voire d’être sans fondement. Une nette différence
est apparue dans nos travaux entre Orient, avec un « individuel-collectif »
qui s’étend à la part extérieure à la personne, et Occident, avec plutôt
un « individuel-personnel » centré sur l’intérieur ou le très proche de la
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personne.
– L’écart de générations se révèle marqué par des différences plus
subtiles qu’on aurait pu l’imaginer, chacun réagissant aussi aux avène-
ments sur d’autres critères que sa position générationnelle ou son âge
– d’une façon qu’on pourrait qualifier d’« anthropologique » et qui serait
alors relativement universelle.
– Au-delà, ce qui rassemble le plus les peuples et les cultures serait,
paradoxalement, ce qui est le plus proche de soi, à savoir les événements
dits personnels (naissances, décès, événements de la vie…), caractérisés
par des émotions et sentiments manifestant cet aspect universel, comme
un irréductible fond commun à tous.
– En complément, les distinctions viennent plutôt du ressenti des
événements globaux, reliés à chaque localisation majeure.
– Enfin, la médiatisation de plus en plus active froisse les distances et
frontières (le 11 septembre 2001, par exemple, n’est pas cité que par les
Américains et il a couvert d’autres événements importants qui ont eu lieu
ailleurs le même jour, imposant une mémoire et une proximité communes
aux différents lieux enquêtés dans le monde) tout en maintenant, quoique
les abrasant, les spécifications locales ou générationnelles.
Tout ceci peut conduire à avancer que si un avènement fait événe-
ment pour quelqu’un selon les définitions que nous avons proposées pour
ces termes, c’est qu’il le « touche » et, par-là, devient ou est personnel
– même s’il peut, par ailleurs, être considéré comme global.

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Événements et formation tout au long de la vie 173

La question se pose alors de prendre en compte, pour l’apprentis-


sage, un monde que l’on ne déconnecterait pas de l’expérience vécue
et ressentie. En tenant compte du constat que la distance spatiale s’y
conjugue avec celle du temps.

Des inférences en termes d’apprentissage ou de formation

« L’essentiel de l’événement se situe [en effet] dans sa trace, dans


ce qu’il devient de manière non linéaire au sein de multiples échos de son
après-coup », remarque François Dosse (2010, p. 321). Ceci renvoie à
ce que chacun se trouve, contextuellement, en mesure d’en faire. Dès
lors, comment est-il possible de composer avec cette subjectivité, dans
notre rapport au monde et aux savoirs, en direction de ce que l’on peut,
dans des « programmes » communs construits autour de l’objectivable,
considérer comme enseignable ?
En effet le personnel, considéré comme expérience subjective, ne
s’enseigne pas, s’il retentit sur les apprentissages comme facilitateur ou
entrave. Et le global, s’il n’est pas perçu pour divers motifs, peut-il être
« appris » autrement que par un enseignement ? Suffit-il d’avoir été proche
d’un événement (dans l’espace et/ou dans le temps) pour « savoir » ce qui
s’est produit ? Le fait d’être trop proche, ou trop loin, peut-il empêcher de
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(sa)voir ? En cas de trop de distance, qu’est-ce qui fait relais ? Autrement
dit, ce qui « touche » est-il facteur ou perturbateur d’apprentissage ? Et
si l’on n’est pas touché (par perception d’une « saveur », ce qui nécessite
une forme de proximité), comment le devenir, en vue de construire des
savoirs qui nécessitent une appropriation ?

Ce que l’on peut « retenir »…

Il est courant de croire qu’il suffit de faire circuler toujours tant et


plus d’informations sur une grande toile virtuelle, sans odeur et sans
saveur ni goût ni contact, pour apprendre/découvrir le monde – comme
si cela suffisait… Croyance en la force de la virtualité qui affecte aussi
les liens sociaux, parfois s’y substitue, allant jusqu’à créer de véritables
addictions… Or, comme cette recherche nous l’a confirmé, c’est ce qui
« touche » qui marque et reste… L’événement, le vécu et sa qualité, sont
donc directement parties prenantes, au cœur même de nos apprentis-
sages de la vie et du monde. Nos travaux ont en effet montré combien
la valence de l’événement – qu’il soit proche ou lointain dans l’espace
comme dans le temps –, sa force, sa connotation, sont essentielles
dans leurs conséquences en termes de formation/transformation de la
personne.
Cet impact sur la mémorisation n’est pas sans provoquer d’impor-
tantes inférences sur la scolarité ou autres secteurs d’apprentissage.
Domaine très présent dans le corpus et toujours associé à des tonalités

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174 Nouvelle Revue de psychosociologie - 19

affectives ou émotionnelles majeures et contrastées : la neutralité n’est


pas ou que peu apprenante. Par exemple, l’évocation des échecs (relevés
surtout côté français) ou des réussites (aspect apparu notablement côté
américain) occupe une place fondamentale, tant dans les réponses au
questionnaire qu’au cours des entretiens : la tonalité ressentie et son effet
sont donc aussi affectés par le lieu de vie.
Ceci touche non seulement l’éducation formelle ou instituée, mais
aussi et avant tout l’éducation informelle : les dites « leçons de la vie »,
largement sollicitées par les événements traversés, viennent en effet
de ce que l’on capte malgré soi. Ce processus s’effectue dans un sens
comme dans l’autre, de la révélation apprenante à l’extrême de la sidéra-
tion inhibante. Car qui fera événement, parce que marquant la personne,
est heureux ou malheureux. L’événement malheureux entretient dès lors
aussi des liens étroits avec la formation, au sens général de « mise en
forme » de la personne, car l’incitant soit à tout laisser tomber, se fermer
tant au monde et à son apprentissage qu’aux autres et ceci, de façon plus
ou moins durable ; soit, au contraire, à lutter contre cet aspect négatif en
compensant, dans son rapport au monde et aux autres, par une surstimu-
lation des apprentissages.
Ainsi, l’événement pourra, selon la valence qui lui sera associée,
être surdimensionné, voire au contraire sous-estimé. De plus, dans
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leur succession de marquages sur la personne, les événements ne se
contentent pas de s’accumuler : chaque nouvelle survenue requestionne
et remanie ce qui s’est produit avant, la mémoire est donc réinventée en
permanence. Avec et par ce que l’on sait après coup, elle se modifie au
fil de la vie, vit au présent. Dès lors, les suites des événements potentiel-
lement marquants sont souvent imprédictibles : le ressenti (tant positif
et/ou heureux que négatif et/ou malheureux) peut éveiller, stimuler ou au
contraire inhiber.
Et certains événements de l’extrême, aux plans tant personnel, fami-
lial que global, restent souvent plus ou moins longtemps non dits, voire
mal dits ou déniés (Lani-Bayle, 2006). Une fois passés, ils formeront,
avec les moins connotés, ce qu’Olga Czerniawska appelle le « milieu
invisible », puisqu’ils ne sont plus présents, ne sont plus palpables mais
néanmoins encore souterrainement actifs. Le temps s’arrête, le silence
oblitère la pensée. Plusieurs chercheurs des pays participants ont ainsi
établi une césure :
– entre héritages concurrents provoquant des conflits de mémoire et
de loyauté et infléchissant la portée ressentie des événements (Togo et
Maroc) ;
– entre les façons de vivre son appartenance nationale selon que l’on est
résident, expatrié ou exilé (Roumanie, Pologne, Maroc) ;
– entre avant et après une coupure révolutionnaire ou de guerre
(Roumanie, Brésil, Chine, Allemagne).

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Événements et formation tout au long de la vie 175

Des croisements peuvent aussi se produire entre ces registres. La


position de la personne au regard de ces épisodes événementiels globaux,
extrêmes dans leur valence, conduit ainsi à établir une distinction, dans
la façon de les considérer, entre une position de victime, une position
d’observateur et une position de criminel. Le rapport au savoir en est
profondément et différemment altéré.
Ce qui renvoie à la fonction de la mémoire et à sa nécessité pour faire
lien entre les différentes temporalités que ponctuent les événements ;
mémoire, nous le constatons, connotée selon la valeur accordée à l’évé-
nement et qui pose la question de sa fiabilité et des manipulations dont
elle peut faire l’objet.

Événement, transmission, savoir

Alors, entre ce qui se passe qui nous marque ou pas, que ce soit
ressenti comme personnel et/ou global, et ce que l’on en fait, que
découvre-t-on ? Nous entrons là dans cette zone de sensibilité commune
(Mallet, 2010, t. 3, p. 269) face à ce qui peut affecter tout un chacun et
construire, au fil du temps, sa mémoire, garante de ses apprentissages.
En dehors des rappels commémoratifs qui se font de plus en plus
insistants pour ce qui constitue souvent le pire de la mémoire collective,
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quel est le mode d’intervention du système scolaire en ce domaine ?
Comment différencier l’intervention des différents « sachants », les
enseignants et ceux qui ont appris par l’expérience ? Pour ces derniers,
cela passe par une mémoire malgré soi (sans avoir à apprendre), mais
circonscrite à l’environnement alors proche, sans globalisation possible
ni relativisation – en tout cas sur le moment. Ce qui peut fonctionner
comme un échange. Comme le constate par exemple Makoto Suemoto
sur l’île d’Okinawa au Japon, les âgés apprennent les guerres qu’ils ont
connues aux jeunes qui en retour, leur apprennent les ntic 2 (Lani-Bayle
et Mallet, 2006, t. 2, p. 115).
Or, très vite maintenant, après un avènement notable qui fera événe-
ment, la « mémoire des alentours », la mémoire sociale, les discours
entendus ou lus sur l’événement vont plus ou moins radicalement couvrir
la mémoire individuelle, voire prendre le pas sur elle. En effet, celle-ci
reste limitée aux ressentis propres en ce qui concerne les épisodes vécus,
voire perturbée ou empêchée par eux quand la sidération de l’extrême
aura pu aller jusqu’à ne pouvoir inscrire ce qui, de ce moment, aura été
vécu. Car avoir été au cœur de l’événement peut constituer une possibi-
lité de non-mémorisation, d’un non-apprentissage, et même d’un contre-
apprentissage. Ce qui reste alors, au mieux, ce sont quelques bribes,
des détails souvent insignifiants et qui pourront couvrir, voire oblitérer,
le contexte trop angoissant. D’où des difficultés à construire un récit en

2. Nouvelles technologies de l’information et de la communication.

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176 Nouvelle Revue de psychosociologie - 19

vue d’un savoir à chaud. Mais plus le temps passe, plus le récit peut se
construire et devenir cohérent. Grâce aux effets des récits portés par une
mémoire collective plus globale.
Denis Peschanski (2013) a centré ses travaux sur la mémoire des
épisodes extrêmes de l’Histoire : par exemple, celle du 11 septembre
2001 pour les rescapés des tours du World Trade Center. Ainsi, à
Columbia et à la New School, universités américaines, ont pu être recueil-
lis directement des témoignages à distance de cet événement d’un an,
trois puis dix ans. Ces investigations ont permis d’analyser le phénomène
de construction, de consolidation et de socialisation mémorielle au cours
du temps. Ce dernier, en effet, loin de toujours amoindrir la mémoire,
peut au contraire la décupler : de quelques mots épars de sensations non
reliées et encore abasourdies sur le moment, d’une année sur l’autre le
témoignage qui relate peut se renforcer en intégrant les images vues et
revues sur les écrans télévisés, autant que les récits maintes fois réitérés
des témoins, puis des médias. Éléments qui permettent la construction
d’un récit structuré quasi semblable aux récits généraux relatés sur le
sujet qu’un étranger éloigné peut produire (mis à part l’implication et le
positionnement spécifique et peut-être grâce à cela), récit venant de la
mémoire des autres et qui sera, pourtant, ressenti a posteriori comme
personnel.
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Ainsi les savoirs, quelle que soit la façon dont ils nous touchent et
sont acquis, sont en lien avec une mémoire composite. Dès lors ils se
montrent, comme elle, fluctuants avec le temps, liés tant à l’expérience
propre de vie qu’au contexte culturel.

Vers un au-delà de l’événement qui conduit aux extrêmes

Ce vaste chantier ouvre différents horizons de réflexion. Ceux-ci


intéressent notamment la construction de savoirs didactiques qui pren-
draient en compte l’environnement géographique historique culturel. Pour
reprendre les remarques de Mathieu Mallet dans son schéma de globalisa-
tion événementielle, il serait en ce sens important de considérer, dans les
politiques éducatives, ces zones communes et différenciées de sensibilité
à l’événement.
Et de prendre en compte les filtres agissant entre nous et le monde,
du plus proche au plus lointain, établissant autour de nous une sorte de
« zone de sécurité 3 » ou plutôt « zone de sécurisation », autrement dit
« zone de familiarisation » pour apprivoiser l’étrangeté et l’inconnu, zone-
tampon entre la personne et le monde, variable en fonction de périodes
alternées d’expansion et de rétractation 4 dans le développement de la

3. À relier à ce que Bernard This appelle la « sécurité de base » (This, 1991, p. 14).
4. Ce qui renvoie à ce que Wallon, dès 1945, appelle les « stades centri-
fuges » et « centripètes », qui selon lui se succèdent alternativement dans tout
développement.

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Événements et formation tout au long de la vie 177

personne. Interface fluctuante, donc, mais dont la mouvance est indispen-


sable pour assumer la prise de risque obligée par tout mouvement vers ce
qu’on ne connaît pas encore, qui reste potentiellement angoissant mais
que tout apprentissage convoque.
Bâtir, à partir de ce constat, des programmes ou modalités d’ensei-
gnement dont on escompterait des effets analogues pour tous est une
gageure, indispensable autant qu’hasardeuse. Faire avec, ou plutôt
malgré la vie, la vie de chacun et de tous, dans cette vaste opération de
construction de savoirs qui est souvent associée à une certaine anxiété
et sans qu’elle n’en devienne l’objet ou l’otage, n’est pas transmissible
en soi. Juste éprouvable. Souvent éprouvant. Ce qui signe les limites du
processus.
Car la vie nous fait et, dans le même temps, nous défait. Et les
savoirs que nous construisons à notre insu (Lani-Bayle, 1996, 2006)
peuvent empêcher ceux qu’elle devrait contribuer à construire : qu’ils
soient rendus impossibles car impensables, qu’ils soient refusés, voire
déniés, détournés ou « lustrés », « blanchis » dans une tentative de rendre
acceptable, ou simplement audible, ce qui ne l’était pas… Nous entrons
là dans le domaine de l’extrême que nous avons traité dans d’autres
travaux 5, réflexions qui convoquent les notions de coping – cette capacité
à faire face sur le moment – ou de résilience (Cyrulnik, 2009 ; Cyrulnik et
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Jorland, 2012) qui, après un lâcher-prise, suscite à plus ou moins longue
échéance un rebond, avec reprise d’un autre développement permettant
au sujet de devenir, ou redevenir, apprenant.

Perspectives

« Les événements prennent [donc] des effets différents selon le niveau de


développement, la structure du milieu et la façon dont l’entourage en parle. »
Boris Cyrulnik, 2014, p. 275

Au-delà des dissensus autour de leur définition, « […] les résultats


de cette enquête tendent à montrer qu’il existe un véritable consensus
quant à la désignation d’événements globaux et individuels », comme
en convient Mathieu Mallet (Lani-Bayle et Mallet, t. 3, 2010, p. 269),
consensus qui pourrait aboutir à la désignation d’un « élément inter­
culturel fédérateur », ajoute-t-il. Ces résultats conduisent à redonner une
pleine place à la prise en compte d’effets de résonance des événements
tels qu’ils sont vécus et ressentis et à penser les modalités de cette prise
en compte dans la formation, sans réduire les apprentissages aux seules
nécessités d’appropriation des savoirs constitués.

5. Cf. notamment Lani-Bayle,2006 et Lani-Bayle et Milet, 2012.

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178 Nouvelle Revue de psychosociologie - 19

Bibliographie

Baudouin, J.-M. 2010. De l’épreuve autobiographique, Berne, Peter Lang.


Cyrulnik, B. 2009. Je me souviens…, Le Bouscat, L’Esprit du Temps.
Cyrulnik, B. ; Jorland, G. 2012. Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile
Jacob.
Cyrulnik, B. 2014. Les âmes blessées, Paris, Odile Jacob.
Dosse, F. 2010. Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre
sphinx et phénix, Paris, Puf.
Hall, E.-T. 1966. La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1984.
Lani-Bayle, M. 1996. Généalogie des savoirs enseignants. À l’insu de l’école ?,
Paris, L’Harmattan.
Lani-Bayle, M. 2006. Taire et transmettre. Les histoires de vie au risque de
l’impensable, Lyon, Chronique sociale.
Lani-Bayle, M. ; Mallet, M.-A. (sous la direction de). 2006. Événements et
formation de la personne. Écarts internationaux et intergénérationnels,
tomes 1 et 2, Paris, L’Harmattan.
Lani-Bayle, M. ; Mallet, M.-A. (sous la direction de). 2010. Événements et
formation de la personne. Écarts internationaux et intergénérationnels, tome
3, Paris, L’Harmattan.
Lani-Bayle, M. ; Milet, É. 2012. Traces de vie. De l’autre côté du récit et de la
résilience, Lyon, Chronique sociale.
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Lani-Bayle, M. ; Słowik, A. (sous la direction de). 2012. Formation de
l’événement, événements en formation… Regards croisés, Wrocław, Oficyna
Wydawnicza atut.
Leclerc-Olive, M. 1997. Le dire de l’événement (biographique), Villeneuve
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
Lévy, A. 2010. Penser l’événement. Pour une psychosociologie clinique, Lyon,
Parango/Vs.
Morin, E. 1999. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Le
Seuil.
Morin, E. 2008. Mon chemin, Paris, Fayard.
Peschanski, D. (sous la direction de). 2013. Mémoire et mémorialisation. De
l’absence à la représentation, Paris, Hermann.
Pineau, G. 2014. « L’autoformation : une rencontre à jouer avec la mondialisation »,
Le journal des psychologues, 321, 69-75.
This, B. 1991. Le père. Acte de naissance, Paris, Le Seuil.
Vygotski, L. 1997. Pensée & langage, Paris, La Dispute.
Wallon, H, 1945. Les origines de la pensée chez l’enfant, Paris, Puf.

Martine Lani-Bayle, Événements et formation tout au long de la vie

Résumé
L’événement est ce qui provoque une rupture dans l’intelligibilité, en ce sens il
nous bouscule en bousculant notre façon d’apprendre, qui n’est pas indépendante
de ce que nous vivons, à titre individuel comme à titre collectif. En 2003, en
Pologne, une recherche sur ce thème a été amorcée, qui s’est étendue à quatorze
pays répartis sur les cinq continents. S’appuyant sur un court questionnaire et
recueillant des témoignages, elle a interrogé ce qui nous marque et nous (dé)forme

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Événements et formation tout au long de la vie 179

dans la vie, dans notre vie, en lien avec ce qui se passe en nous comme autour de
nous, du plus proche au plus lointain, dans l’espace comme dans le temps. En ont
été tirés des enseignements pour la compréhension du processus d’apprentissage
et de formation en lien avec les conditions de vie.

Mots-clés
Distance, extrême, histoire, mémoire, proxémie, ressenti, transmission.

Lani-Bayle Martine, Events and formation throughout the life

Abstract
The event is what provokes a break in the comprehensibility, by this way it pushes
aside us by pushing aside our way of knowing, which is not independent from
what we live, individually as collectively. In 2003 during a journey in Poland, we
opened a research on this theme, which has later opened its area in 14 countries
distributed on the 5 continents. With a short questionnaire and collecting
interviews we have questioned, around the world and generations, what marks
us and transforms our life and construction of knowledge, in connection with
distance or time from our position to the event. We have progressed, from this
research, in the understanding of the process of learning and formation, according
to the ways of life.
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Keywords
Distance, extreme, history (story), memory, proxémie, felt, transmission.

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