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15.

Que nous apprennent les neurosciences sur les


meilleures pratiques pédagogiques ?
Stanislas Dehaene, Claire Montialoux
Dans Regards croisés sur l'économie 2012/2 (n° 12), pages 231 à 244
Éditions La Découverte
ISSN 1956-7413
ISBN 9782707175007
DOI 10.3917/rce.012.0231
© La Découverte | Téléchargé le 28/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.107.21.194)

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15
Que nous apprennent
les neurosciences sur les meilleures
pratiques pédagogiques ?

Stanislas Dehaene
professeur au Collège de France, chaire de
psychologie cognitive expérimentale, et
directeur de l’unité mixte INSERM‑CEA de
neuroimagerie‑cognitive. Il est notamment l’auteur
de La bosse des maths (1997), des Neurones de la
lecture (2007), et de Apprendre à lire (2011).
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Comment se développe l’apprentissage de la lecture
et des mathématiques chez les enfants ?

Le cerveau de l’enfant possède des structures


déjà bien organisées avant d’apprendre à lire et à compter à
l’école.
Dans le cas des mathématiques, plusieurs laboratoires de
neuro‑imagerie cognitive, dont le nôtre, ont démontré l’exis‑
tence d’un « sens des nombres ». Ce « sens des nombres » fait
référence à des régions cérébrales qui permettent à l’enfant
de comprendre ce qu’est un ensemble d’objets et de savoir
qu’il existe quelque chose qui s’appelle «  le nombre  », qui
est le cardinal de cet ensemble. Le «  sens des nombres  »
permet aux petits enfants de développer des compétences de
calcul approximatif, qui sont partagées avec d’autres espèces
 232 L’école, une utopie à reconstruire

animales. Cette compétence est nécessaire à la survie des


espèces et leur permet de discriminer les quantités à 20 % ou
30 % près.
Dans le cas de la lecture, les circuits du langage parlé se
mettent vite en place dans le cerveau de l’enfant  : on peut
les observer dès l’âge de deux mois, et ils sont très large‑
ment en place à cinq ans. L’apprentissage de la lecture se fait
en deux étapes : l’enfant apprend d’abord à « décoder » les
mots, c’est‑à‑dire à associer des lettres et des sons. À la fin
du CP, l’enfant est capable de lire tous les matériaux qu’on
lui présente grâce à cette compétence de décodage. Il faut
entre six mois et un an à l’enfant pour apprendre à déco‑
der dans la langue française, et parfois moins pour d’autres
langues, car en Français toutes les lettres ne sont pas pronon‑
cées de manière régulière (pensez par exemple à «  on  »
dans « bonbon » et dans « tonneau »).
La deuxième étape est celle de l’automatisation du
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décodage. Se développe alors un accès plus direct au lexique
mental par le biais de la vision, ce qui permet à l’enfant de
reconnaître des mots. Cette étape prend en général trois ans.

Comment l’enfant passe‑t‑il d’une compétence de


calcul approximatif à une compétence de calcul
exact ?

Nous ne comprenons pas encore complète‑


ment la transformation massive qui s’opère dans le cerveau
de l’enfant à cette étape‑là. Il semble que le cerveau réalise
la synthèse entre des activités de comptage, des activités de
calcul et des activités de reconnaissance d’ensembles d’objets.
Un nourrisson est capable de reconnaître qu’un petit ensemble
d’objets sous ses yeux en comprend exactement trois. Puis,
l’enfant apprend à attacher des symboles (comme les chiffres
Que nous apprennent les neurosciences  233

arabes  1, 2, 3) à chacune de ces formes. L’association de


symboles à des objets se généralise progressivement : l’enfant
comprend alors qu’au‑delà de un, deux, et trois, quatre est
aussi un nombre, de même que cinq, six, etc. Cette transfor‑
mation mentale dans le cerveau de l’enfant se produit vers
l’âge de trois ans. Elle peut être stimulée par les premiers
apprentissages à l’école maternelle. Se greffe ensuite une pyra‑
mide d’acquisitions arithmétiques, qui permettent de déve‑
lopper des compétences de calcul exact.

Quelle est la part de l’inné et de l’acquis


dans les compétences de lecture et de calcul ?

L’arithmétique et la lecture ne sont pas innées :


en l’absence d’éducation, les enfants n’apprennent ni à lire,
ni à écrire, ni à compter. La lecture et l’arithmétique sont
deux véritables inventions de l’homme.
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L’élaboration de notre alphabet a demandé des milliers d’an‑
nées d’efforts et d’apprentissages. Pour que l’enfant apprenne
bien à lire, la complexité de l’invention de la lecture doit lui
être explicitée  : la lecture s’opère de droite à gauche, chaque
lettre ou groupe de lettre correspond à un son, chaque mot est
composé par une série de syllabes, etc. – autant de choses que
l’adulte a oubliées, avec l’autonomisation de lecture. Je milite
pour un enseignement explicite de tous ces concepts à l’enfant.
Une personne illettrée n’est pas capable d’individualiser les
phonèmes élémentaires qui composent le mot « Paris ». Si elle
entend bien que le mot « Paris » est composé de deux sons succes‑
sifs « pa » et « ri », elle ne sera pas capable de reconnaître qu’il
existe un premier phonème « p » communs aux mots « paris »
et « poterie » (mais elle pourra reconnaître la rime en « ri »).
Prendre conscience des phonèmes, et en comprendre la corres‑
pondance avec les lettres, sont le résultat de l’alphabétisation,
 234 L’école, une utopie à reconstruire

une transformation irréversible du cerveau humain créée par


l’enseignement de la grande maternelle au CP.
De la même manière, l’arithmétique exacte ne se met pas en
place spontanément chez les enfants. Nous avons fait des études
sur des personnes adultes  –  des Indiens d’Amazonie  –  chez
lesquels le langage ne comprend pas de mots pour compter.
Dans leur langue, seuls des mots approximatifs, comparables
aux mots comme «  une dizaine  », «  une douzaine  » ou une
«  centaine  » en français, existent pour désigner les nombres.
Leur langage ne fait pas de place à des mots qui signifieraient
« exactement trois ». Ces personnes‑là ne peuvent pas compter
exactement sans aller à l’école.
En résumé, les concepts d’espace, de temps, et de nom­­
bre – les concepts kantiens – sont présents chez les animaux
et les humains dès la naissance. Ce qui est particulier à l’es‑
pèce humaine, c’est sa capacité à construire un système de
symboles, et à attribuer des symboles à chacun des objets
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qu’ils représentent, c’est‑à‑dire de les coordonner à l’espace. Le
lien « nombre – espace » est fondamental en mathématiques.
Dans La bosse des maths (1997), je défends l’idée qu’un cerveau
ouvert aux mathématiques est un cerveau qui a capacité à
conceptualiser de différentes manières les objets mathéma‑
tiques : un enfant qui est bon en mathématiques conçoit les
nombres à la fois comme des morceaux d’espace, des mesures,
mais aussi des quantités, des cardinaux d’ensembles d’objets.
L’école joue un rôle très particulier dans la transformation de
ces représentations mentales.

Y a‑t‑il un âge optimal pour cette grande


transformation du cerveau ?

Il est certainement plus facile d’apprendre à


lire pour un enfant que pour un adulte. Je ne crois pas en
Que nous apprennent les neurosciences  235

revanche qu’il y ait de période critique au-delà de laquelle il


ne serait plus possible d’apprendre à lire. Nous avons montré
récemment dans un article de Science que des personnes non
alphabétisées pouvaient apprendre à lire raisonnablement
bien à l’âge adulte. L’apprentissage de la lecture à l’âge adulte
modifie les structures cérébrales de la même manière que
chez les enfants.

Inversement, pourrait‑on avancer les apprentis‑


sages de la lecture à l’école ? Pourquoi apprendre à
lire à l’âge de six ans ?

Je n’ai pas trouvé de données précises en


neurosciences indiquant qu’il y ait un tournant dans
le cerveau de l’enfant à l’âge de cinq ou six ans. Plus la
recherche expérimentale en neuroscience avance, plus nous
nous apercevons que le cerveau de l’enfant apprend tôt, à
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rebours des recherches en psychologie de Jean Piaget dans
la première moitié du XXe  siècle, qui situait l’apprentissage
des opérations logico‑mathématiques très tardivement chez
l’enfant.
Dans certains pays, comme en Suisse, on apprend la
lecture à sept ans. Dans certaines familles, on apprend à lire
à quatre ans, ou même encore avant. Rien ne nous permet de
dire en neurosciences que cet apprentissage précoce est délé‑
tère pour le cerveau de l’enfant. En fonction de l’intérêt de
l’enfant, on peut tout à fait lui apprendre à lire avant six ans.
On sait en revanche de façon certaine que la grande mater‑
nelle peut préparer à l’apprentissage de la lecture. Pratiquer
des jeux de langage, des rimes et des comptines peut préparer
très efficacement à la lecture, et même prévenir les problèmes
de dyslexie et les difficultés d’apprentissage de la lecture, s’il y
a une préparation spécifique à l’école maternelle.
 236 L’école, une utopie à reconstruire

Comment l’école maternelle pourrait‑elle mieux


préparer les apprentissages de la lecture et des
mathématiques ?

Il y a un scandale français, celui de la « fracture


sociale » à l’école : les enquêtes internationales PISA montrent
que la France est un des pays où le niveau socio‑économique
des parents a le plus d’influence sur la réussite scolaire des
enfants. Je pense que cette mauvaise performance du système
scolaire français réside dans le fait qu’il ne prépare pas suffi‑
samment aux apprentissages de la lecture et de l’arithmétique.
Sans révolutionner le système scolaire – nous n’en avons
pas besoin, l’école maternelle de demain pourrait être une
école dans laquelle il y aurait de nombreux jeux cognitifs.
J’insiste sur le mot jeux : il ne s’agit pas d’exercices scolaires.
Nous savons que les jeux de langage, les jeux visuels et
les jeux tactiles, qui stimulent la parole, la vision et le geste,
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sont préparatoires à l’apprentissage de la lecture et de l’écri‑
ture. Les jeux phonologiques sont aussi variés que le chant de
comptines, les jeux de rimes, la reconnaissance d’un même
son à la fin de différents mots, la composition de nouveaux
mots, le mélange des syllabes, etc. Les jeux tactiles consistent
par exemple à toucher des lettres en mousse, ou à tracer des
lettres pour faire le geste de l’écriture.
De manière générale, tous les jeux de course, où un dé
est tiré avant d’avancer sur un plateau, sont préparatoires
à l’arithmétique. Pensez à la bonne paye, au jeu des petits
chevaux, au jeu de loi, etc. Tous ces jeux mettent en place
des structures qui permettent à l’enfant de comprendre qu’un
nombre est comme une dimension de l’espace. D’autres activi‑
tés préparent aux mathématiques : le pliage de papier requiert
par exemple de concevoir à quoi ressemblera un objet en trois
dimensions sur la base de mesures en deux dimensions  ; le
Que nous apprennent les neurosciences  237

tissage est également une activité proto‑mathématique  : il


faut créer des séries, des alternances, et imaginer le résultat
final sur la base d’une règle élémentaire. Les mathématiques
formelles commencent en Grèce avec la notion de démons‑
tration. Ces notions ne sont enseignées à l’école qu’à l’âge de
neuf ou dix ans. Jusqu’à cet âge‑là, les enfants doivent conser‑
ver une curiosité vis‑à‑vis de tous ces objets mathématiques et
aller au‑delà des apparences.
Ces jeux sont pratiqués dans de nombreuses familles,
mais pas forcément par les familles « défavorisées ». Si l’école
maternelle introduit ce genre de jeux, alors la préparation des
enfants aux mathématiques et à la lecture changera fonda‑
mentalement. Les conseils généraux pourraient aussi distri‑
buer ces jeux aux familles modestes, plutôt que de distribuer
les très onéreuses tablettes iPad…
Je suis aussi impressionné par la méthode d’éducation
« Montessori », qui fournit des matériaux concrets, simples,
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et riches aux enfants.

Existe‑t‑il des différences innées de capacités entre


les enfants ? Si oui, d’où viennent‑elles ?

Certains enfants sont dyslexiques ou dyscalcu‑


liques, ou souffrent de dysfonctionnements cérébraux.
La recherche progresse dans la compréhension de la
dyslexie : on sait qu’elle met en jeu des facteurs génétiques ;
et qu’elle est générée, chez certains enfants, par une migra‑
tion anormale de certains neurones dans certaines régions du
cerveau. Cette migration neuronale s’opère au cours des 2e et
3e trimestres de la grossesse, indépendamment du contrôle
des parents.
Cependant, ces cerveaux sont aussi plastiques que les
autres, et sont capables d’apprentissages. Les mêmes recettes
 238 L’école, une utopie à reconstruire

pédagogiques s’appliquent à tous. Les apprentissages doivent


simplement commencer plus tôt, être plus intenses et plus
structurés pour les enfants qui connaissent des difficultés. Il
est important de pouvoir détecter de petits problèmes phono‑
logiques dès l’âge de quatre ans ou cinq ans, et de pratiquer
des jeux avec ces enfants tous les jours. Seule la régularité des
jeux permet de consolider les apprentissages. C’est là que les
parents ont un grand rôle à jouer, puisqu’ils passent beau‑
coup plus de temps avec leur enfant que l’enseignant.
S’il devait y avoir une deuxième transformation à l’école,
ce serait celle‑là : associer plus les parents aux apprentissages
qui sont dispensés à l’école. Si on apprend aux parents des
gestes très simples – comme le proposent certains programmes
internationaux, les capacités de rééducation sont décuplées.
Il ne faut surtout pas penser qu’il y a d’un côté, les experts
qui savent, et de l’autre côté des parents qui ne savent pas.
Ce mur existe parfois dans la relation parents‑orthopho‑
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niste. Instruire et éduquer les enfants sont les métiers de
tout le monde : les parents ne doivent pas hésiter à inventer
eux‑mêmes des jeux !
Nous élaborons également des logiciels de jeu dans notre
laboratoire  : la «  course aux nombres  » pour commencer à
calculer et l’ « attrape‑nombres », un jeu plus avancé sur les
nombres à deux chiffres et le principe de la base 10 sont télé‑
chargeables gratuitement sur notre site internet. Une cher‑
cheuse du laboratoire développe des «  manuels adaptés  »,
destinés aux enfants qui ont des troubles de l’attention ou
qui souffrent de dyspraxies. La lecture d’un manuel classique
est difficile pour ces enfants, car trop d’informations appa‑
raissent sur une même page. Les manuels adaptés consistent à
reformater les supports scolaires et à créer des interfaces pour
que l’enfant puisse bien voir l’exercice et y répondre, même si
le geste lui pose problème (en particulier, les enfants peuvent
Que nous apprennent les neurosciences  239

répondre sans écrire, en tapant sur un clavier)1. Nous travail‑


lons à l’ouverture d’un site (« mon cerveau à l’école »), qui
sera un portail d’accès à tous ces outils ainsi qu’à des informa‑
tions sur le cerveau de l’enfant.

Faut‑il adapter les méthodes d’apprentissages en


fonction des « capacités » des enfants ?

La même méthode peut fonctionner pour


tous les enfants, mais il faut simplement adapter le degré
d’avancement et de difficulté en fonction des apprentis‑
sages de chaque enfant. Il n’y a pas des enfants «  visuels  »
et d’autres «  auditifs  »  : tous les enfants apprennent à lire
avec le même circuit. Ce sont les mêmes changements céré‑
braux qui s’opèrent, à quelques millimètres près, aux mêmes
endroits dans le cerveau.  Seule la vitesse d’apprentissage
diffère : certains enfants bloquent sur une étape particulière,
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la découverte des phonèmes par exemple, et il faut alors les
aider en pratiquant de nombreux exercices spécifiques pour
surmonter cette difficulté.

Un bon lecteur est‑il un bon mathématicien  ?


Y a‑t‑il des compétences communes à tous les
apprentissages ?

Il existe des compétences transversales. L’at‑


tention exécutive par exemple, correspond à l’ensemble des
ressources que nous mobilisons quand nous disons que nous
nous «  concentrons  »  : elle nous permet d’éviter de nous
laisser distraire, et est nécessaire pour la réalisation de n’im‑
porte quelle activité. La recherche a montré que les capacités

1 Cf. http://www.unicog.org/pm/pmwiki.php/Main/Dyspraxia pour plus d’in‑


formations.
 240 L’école, une utopie à reconstruire

d’attention exécutive ne sont pas figées, et peuvent être


développées. Lorsque cette compétence est développée par
une activité de lecture par exemple, les gains vont se géné‑
raliser aux mathématiques. L’attention exécutive des enfants
peut être entraînée de plusieurs manières  : la pratique de
la musique, ou de jeux informatiques très simples, où l’en‑
fant est concentré sur un but bien précis, contrôle la souris,
etc., augmentent le système de contrôle exécutif et ont des
retombées universelles sur l’apprentissage scolaire. Beaucoup
d’enseignants le savent : un enfant qui entre en CP n’est plus
le même à la fin de l’année, car il a appris à se contrôler, à
respecter les autres, à ne pas parler en même temps qu’eux – il
a développé des capacités de contrôle et d’inhibition de ses
propres comportements.

Quel est l’apport de l’imagerie cérébrale  dans


la compréhension du cerveau humain  ? Est‑elle
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simplement un outil de recherche pour comprendre
le fonctionnement du cerveau, ou permet‑elle égale‑
ment de diagnostiquer des difficultés d’apprentis‑
sage ?

La révolution essentielle dans la compréhen‑


sion du cerveau a été de se rendre compte que même le
cerveau du tout jeune enfant abrite des mécanismes d’ap‑
prentissage hiérarchiques  –  y compris des principes de très
haut niveau. Le principe de causalité – le pinacle de l’abstrac‑
tion – est déjà présent dans le cerveau du tout jeune enfant.
De même pour le principe de la permanence de l’objet, ou
de sa continuité spatio-temporelle – ce sont des notions qui
nous sont données. Kant avait raison  : on vient au monde
doté de catégories extrêmement abstraites qui vont structu‑
rer tous les apprentissages. Je dis aux éducateurs : ne prenez
Que nous apprennent les neurosciences  241

pas les enfants pour des têtes vides que vous allez remplir,
mais pour des systèmes abstraits capables d’apprentissage.
Donc donnez‑leur des objets intéressants qui vont piquer
leur curiosité et mobiliser leurs structures abstraites innées.
Actuellement, il me semble que l’école sous-estime le poten‑
tiel des enfants.
L’imagerie cérébrale est un outil de recherche qui nous sert
à comprendre comment le cerveau est transformé par l’éduca‑
tion. L’imagerie cérébrale de personnes alphabétisées et non
alphabétisées, a permis de dessiner une carte complète des
changements qui ont lieu dans le cerveau grâce à l’alphabéti‑
sation. Le circuit principal est celui qui passe de la vision à la
phonologie : si on essaye d’apprendre à quelqu’un une recon‑
naissance « globale » du mot, au lieu de lui apprendre les corres‑
pondances entre les syllabes et les sons comme dans la méthode
« syllabique », le sujet n’apprend pas bien à lire ; l’imagerie céré‑
brale montre qu’un circuit de l’hémisphère droit est sollicité à
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la place de l’hémisphère gauche. Sur la base des observations
réalisées avec l’imagerie cérébrale, des modèles d’apprentissage
peuvent être élaborés, pour ensuite avoir des conséquences sur
l’éducation. L’imagerie cérébrale est l’outil qui permet d’assurer
un pont entre les neurosciences fondamentales et les applica‑
tions de certains résultats à l’enseignement scolaire.
En revanche, l’imagerie cérébrale ne joue pas, pour l’ins‑
tant en tout cas, de rôle de diagnostic des difficultés d’appren‑
tissage, et ce pour deux raisons : d’une part, cette technique
est lourde et difficilement généralisable ; d’autre part, c’est le
comportement de l’enfant qui est, à ce jour, le plus révéla‑
teur de difficultés d’apprentissage. La dyslexie ne se traduit pas
dans l’anatomie du cerveau, mais se détecte dans les perfor‑
mances de lecture. Ce diagnostic comportemental doit venir
en premier avant de faire des tests d’orthophonie.
 242 L’école, une utopie à reconstruire

L’imagerie cérébrale et la recherche en neuro­


sciences ont‑elles permis de développer des méthodes
d’apprentissage particulières ?

La recherche en neurosciences ne permet pas


de recommander telle ou telle méthode d’apprentissage, mais
permet de dégager des principes généraux. Par exemple, nous
avons pu mettre en lumière le rôle du sommeil dans l’appren‑
tissage de l’enfant. Il lui permet de consolider les apprentis‑
sages de la journée. On sait parfaitement en sciences cogni‑
tives qu’il faut distribuer les apprentissages  : dix minutes
d’apprentissage tous les jours valent beaucoup mieux que
cinquante minutes une fois par semaine. Les apprentissages
doivent être réguliers  –  et ne pas être confinés aux quatre
jours d’école  ! Ces règles universelles ne peuvent pas être
ignorées par les enseignants – à eux ensuite de s’en emparer et
de créer les environnements éducatifs adéquats. Pour que les
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enseignants soient informés des avancées réalisées, un volet
«  noyau de connaissances  » pourrait être introduit dans la
formation des maîtres : qu’est‑ce que l’attention ? Comment
fonctionne la lecture ? etc.
Nous avons organisé avec la Direction Générale
de l’Enseignement Scolaire, en Novembre 2012, un grand
colloque consacré à ces thématiques, afin de proposer une
esquisse de programme de sciences cognitives à destination
des enseignants. (Le colloque est entièrement disponible en
vidéo sur le site Internet du Collège de France.)
J’incite vigoureusement les enseignants, les
parents, et surtout les responsables des futures Ecoles Supé‑
rieures de Professorat et d’Education (ESPE) à s’en emparer !
Que nous apprennent les neurosciences  243

La révolution numérique entraîne‑t‑elle des chan‑


gements dans notre cerveau  ? Faut‑il adapter les
apprentissages d’aujourd’hui à cette révolution ?

Il y a une grande inertie du cerveau  : nous


avons le même cerveau aujourd’hui que celui de l’homme de
Cro‑magnon il y a 20 000 ans. L’homo sapiens moderne, il y
a 30 000‑40 000 ans, peignait déjà et avait le même cerveau
que nous. Grâce à l’éducation, l’homme exploite les fenêtres
de plasticité dans le cerveau et s’en sert pour modifier ses
compétences. Mais la fenêtre de plasticité n’est pas immense
et n’a pas fondamentalement changé au cours des quelques
dizaines de milliers d’années passées.
Ce n’est pas le cerveau qui est affecté par l’ordinateur,
mais l’ordinateur qui s’adapte au cerveau : tout est fait pour
nous donner l’impression d’objets concrets (les fenêtres, la
troisième dimension, le toucher, etc.). Le cerveau fait un petit
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pas dans l’autre direction – mais modeste.
L’équipement des classes en tableaux numériques et
autres objets coûteux ne me parait pas constituer une prio‑
rité. Les classes s’orien­tent de plus en plus vers le virtuel,
alors qu’il faudrait au contraire qu’elles évoluent vers plus
de tangible. Le rôle des objets concrets  est sous‑estimé  : le
cerveau de l’enfant est particulièrement sensible aux objets
manipulables en trois dimensions. Ces objets sont essen‑
tiels – on l’a vu – en mathématiques. Le geste d’écriture est
important pour apprendre à lire – il ne suffit pas d’apprendre
à taper sur un clavier. L’essentiel dans les petites classes est
d’entraîner l’attention exécutive – par exemple en entraînant
les enfants à marcher sur une ligne, ou à porter un verre d’eau
sur un plateau. Nul besoin d’informatique ici !
L’apprentissage des concepts informatiques est en
revanche fondamental un peu plus tard, et il se joue là une
 244 L’école, une utopie à reconstruire

grande bataille pour l’éducation. À l’âge de dix ou douze ans,


les enfants devraient apprendre les concepts du monde numé‑
rique et de la programmation, un outil mental essentiel de
l’homme moderne. Ces cours pourraient remplacer les cours
de technologie au collège. Il ne s’agirait pas d’apprendre à se
servir d’Excel ou de Google  : nous l’apprenons tous sponta‑
nément  ; il s’agirait d’apprendre à se servir des concepts de
l’informatique. Il me semble que l’école française est ici très
en retard, notamment par rapport à certains pays asiatiques
ou d’Amérique Latine. Là‑bas, je rencontre des jeunes issus
de milieux défavorisés qui savent programmer en langage
Python, participent à des concours de programmation, savent
programmer des applets sur iPad à dix‑sept ans. Au lieu de
discourir sur l’importance du sport dans les banlieues, créons
des clubs d’informatique !

Propos recueillis par Claire Montialoux (RCE)


© La Découverte | Téléchargé le 28/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.107.21.194)

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