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Supports de travail et inégalités d’apprentissages à l’école

élémentaire
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Catherine Delarue-Breton,
Patricia Richard-Principalli
Dans Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle 2020/3 (Vol. 53), pages 31 à 48
Éditions CIRNEF
ISSN 0755-9593
ISBN 9782918337430
DOI 10.3917/lsdle.533.0031
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Supports de travail et inégalités
d’apprentissages à l’école élémentaire

Élisabeth Bautier*, Jacques Crinon**, Catherine Delarue-Breton***


et Patricia Richard-Principalli****

Résumé : Nous nous intéressons aux élèves placés dans le contexte actuel
d’une confrontation aux exigences du traitement de documents complexes
visant la construction de savoirs et de significations, albums de jeunesse et
manuels scolaires. La recherche évoquée décrit la façon dont des élèves de
milieux contrastés s’approprient ces supports de travail, ce qu’ils mobilisent
des documents et d’eux-mêmes. Ces supports d’apprentissage et les échanges
langagiers autour de ceux-ci permettent aux élèves issus de milieux sociaux
favorisés de construire des significations et des savoirs ; mais ces supports
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autorisent la participation de beaucoup d’élèves de l’enseignement priori-
taire sur un autre registre, celui du langage quotidien, où ils verbalisent des
expériences familières.

Mots-clés : Album. Apprentissage. Inégalités scolaires. Littératie. Manuel.

* Professeure émérite en sciences de l’éducation, Circeft-Escol (EA 4384), Université Paris 8.


** Professeur émérite en sciences de l’éducation, Circeft-Escol (EA 4384), Université Paris Est
Créteil.
*** Professeure des Universités, Dylis-Sociodidacq (EA 7474), Université de Rouen,
Chercheure associée Circeft-Escol.
**** Maître de Conférences, LIRDEF (EA 3749), Université de Montpellier, Chercheure
associée Circeft-Escol.
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

Nous nous intéressons dans cet article aux obstacles que rencontrent les
élèves placés dans le contexte actuel de la confrontation aux exigences d’une
littératie étendue (Goody & Watt, 2006) et plus spécifiquement d’une litté-
ratie liée au traitement de documents complexes visant la construction de
savoirs et de significations (Bautier, 2011 et 2012 ; Fraenkel & Mbodj, 2010 ;
Grossmann, 1999 ; Scribner & Cole, 2010).
Les évolutions des formes d’enseignement et d’apprentissage dans les
pratiques de classe ont conduit à accorder une large place à l’activité de
l’élève. Ces évolutions sont sous-tendues par des conceptions constructi-
vistes de l’apprentissage, qui, non seulement rendent nécessaire l’activité
propre de l’élève, mais également les interactions qui conduisent les élèves à
justifier et expliquer leur travail, leur manière de faire, leurs résultats.
Ces activités sont le plus souvent sollicitées et mises en œuvre à partir
de confrontations à des documents divers : il s’agit simultanément d’inter-
préter la tâche elle-même, souvent réduite en apparence à la réponse à des
questions, et le document, fréquemment composé de plusieurs éléments
(textes, images, graphiques). L’hétérogénéité (sémiotique et énonciative) et la
discontinuité sont en effet des caractéristiques des documents actuels, ce qui
nous a conduits à proposer pour les désigner le terme de textes composites
(Bautier, Crinon, Delarue-Breton & Marin, 2012 ; Bonnéry, 2015 ; Bonnéry,
Crinon & Simons, 2015 ; Bonnéry, Crinon & Simons, 2016 ; Richard-Princi-
palli, Ferone & Crinon, 2017).
Cette confrontation rend complexe l’analyse de l’activité des élèves,
elle-même hétérogène : décodage, compréhension, mise en relation d’élé-
ments variés, construction du rapport texte-images et d’une signification à
partir de systèmes sémiotiques divers, production d’énoncés écrits et oraux.
Les difficultés de lecture au sens cognitif du terme ne sont pas seules en cause
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et ici les concepts bernsteiniens (Bernstein, 2007) de cadrage, de classifi-
cation, de construction des significations socialement situées sont particuliè-
rement heuristiques 1. Pour Bernstein (1975) comme pour nous ici, les types
de régulations langagières, les utilisations du langage sont parties prenantes
des formes de relations sociales et des modes de socialisation qui contribuent
pour les locuteurs à des constructions de significations, plus universalistes
ou plus particularistes, c’est-à-dire de modalités d’appréhension cognitive du
monde, des situations, des objets… Ces principes s’appuient sur la conception
d’une relation étroite entre pratiques sociales, socialisation, outils sémio-
tiques et outils mentaux. Bernstein a ainsi distingué des sujets sociaux plus
sensibles à la structure des objets, à leurs relations, et des sujets sociaux plus
sensibles au contenu. Dans ce dernier cas, cette réduction de chaque objet
(court texte, schéma, exemple, photo…) à lui-même, corrélée à l’inscription

1. L’analyse qui suit des concepts bernsteiniens qui constituent le cadre de notre recherche
est pour partie reprise de Bautier (2015).
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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

dans le contexte immédiat, gêne particulièrement les élèves dont les familles
sont les plus éloignées de la culture scolaire dans la construction de signifi-
cations génériques à partir de documents composites qu’il est nécessaire de
saisir dans leur globalité. Aujourd’hui, les élèves qui ne sont pas de plain-pied
avec les attendus implicites de l’école construisent majoritairement des signi-
fications particularistes, en mobilisant non le texte et ses caractéristiques,
mais leurs expériences ou connaissances de la vie non scolaire. À l’inverse,
les autres élèves élaborent des significations universalistes (génériques), donc
détachées du contexte spécifique de sa présentation scolaire ; ils s’autorisent à
dépasser la réalité des documents et des situations proposées et identifient les
phénomènes que ces documents permettent de construire (Bautier, 2005).
Travaillant à la compréhension des processus qui sous-tendent les inéga-
lités sociales d’apprentissage, compte tenu des activités rapidement décrites
précédemment et des implicites qui accompagnent souvent l’usage de ces
supports de travail dans les classes, nous avons conçu un protocole d’obser-
vation et d’entretiens, afin d’explorer des facteurs potentiels d’inégalités
dans les savoirs acquis. Qu’il s’agisse des albums de jeunesse ou de textes
documentaires, nous avons cherché à mettre au jour la façon dont les élèves
s’approprient ces documents, dont ils travaillent avec ces supports, si diffé-
rents de ceux auxquels les élèves des générations précédentes se confron-
taient (Bonnéry, 2012 ; IGEN, 1998 ; Vigner, 1999).
Souvent conscients des obstacles et difficultés que les élèves rencontrent,
les enseignants composent eux-mêmes des fiches de travail simplifiées
qui sont des supports d’exercices, de réponse à des questions, de repérage
d’informations, laissant à l’élève la tâche la plus complexe de recompo-
sition de la totalité signifiante. Or la suppression des obstacles, au lieu d’un
apprentissage des usages qui permettraient de les franchir, ne résout pas les
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problèmes de fond : apprendre la littératie scolaire, c’est apprendre à lire et
travailler avec des documents complexes, mais aussi apprendre à mettre en
œuvre ces activités complexes de linéarisation des textes épars, de textuali-
sation des phrases disjointes.
Il ne s’agit pas ici de rendre raison de pratiques de classes effectives mais
d’identifier les modalités différenciées de lecture des élèves, ce qui dessine
évidemment en creux les apprentissages scolaires nécessaires pour que tous
puissent bénéficier des situations de travail en classe. Et ce travail avec des
textes complexes et composites, qu’il s’agit de considérer dans leur cohérence
d’ensemble sous leur diversité apparente, supposant des activités d’élabo-
ration plus que de restitution, est bien ce qui aujourd’hui s’appelle lire et
comprendre (OCDE, 2001). Il s’agit en outre, lors des activités d’inférence,
de mise en relation ou d’interprétation, malgré les questions des enseignants
ou des documents, de pouvoir mobiliser des connaissances, de faire des
hypothèses conceptuelles, au-delà de ses propres émotions, expériences ou
opinions. Tous les élèves n’identifient pas ces contraintes implicites à l’œuvre
derrière les sollicitations énoncées souvent sur des registres personnels.

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

C’est ce que nous allons analyser plus précisément dans cet article afin
d’identifier moins des difficultés de lecture que des malentendus concernant
les objectifs des activités, malentendus liés à la méconnaissance et à la non
familiarité des usages scolaires du langage dans ce passage de la confron-
tation aux textes à l’élaboration de leur signification scolaire. Ces malentendus
adviennent lorsque les enseignants ne considèrent pas les usages scolaires
du langage comme nécessitant un enseignement ; car savoir déchiffrer et lire
couramment n’entraine pas de facto la capacité à utiliser des textes composites.
Nous conduirons cette analyse successivement sur un album de jeunesse
et sur une double page de manuel de sciences destiné au cycle 2 de l’école
primaire, à partir de deux enquêtes réalisées au cours de l’année scolaire
2012-2013.

Lire un album de jeunesse, en éducation prioritaire et en


milieu urbain favorisé

Méthode
Un album de jeunesse a été lu à voix haute collectivement aux élèves de
plusieurs classes de CE1 (élèves de 7-8 ans) par le chercheur au cours du
deuxième trimestre. Cette lecture a été suivie d’un entretien individuel,
visant à faire rappeler l’histoire par chaque élève, et soutenu par un question-
nement renvoyant aux significations centrales de l’album. Ces entretiens ont
été enregistrés.
Les classes de CE1 où ont été proposées ces tâches ont été choisies dans des
environnements sociaux très contrastés : une école d’un quartier socialement
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favorisé de Paris, et des écoles d’éducation prioritaire de banlieue parisienne.
L’album support de cette activité, Le loup sentimental 2, conte l’histoire de
Lucas, jeune loup qui quitte sa famille pour découvrir le monde, muni d’une
liste de tout ce qu’il lui est conseillé de manger (les personnages de différentes
histoires de loup, des sept chevreaux au petit Chaperon rouge) ; mais au fil
des rencontres, Lucas ne peut se résoudre à manger ceux qui lui ont ainsi été
désignés et c’est finalement de l’ogre du petit Poucet qu’il fera son repas.
Textes et images y sont dans un rapport de complémentarité, à l’opposé
des images illustratives d’albums plus traditionnels. En outre, Le loup senti-
mental, sous l’apparence d’une suite de rencontres se répétant sur le même
modèle, est organisé par une série de similitudes entre les situations du début
du livre (les adieux successifs de Lucas aux membres de sa famille) et les
rencontres qu’il fera, similitudes que le lecteur doit repérer pour construire
la signification des réactions du loup.

2. De Pennart G. Le loup sentimental. Paris : Kaléidoscope, 1998.


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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

Les élèves d’éducation prioritaire


Élodie, élève d’une école d’éducation prioritaire, confrontée à la lecture du
Loup sentimental, offre un exemple caractéristique des obstacles rencontrés
par les élèves de ces classes. Ceux-ci sont principalement de quatre ordres.
1. Une compréhension « en ilots », souvent signalée par les spécialistes de
la compréhension en lecture (Gaonac’h & Fayol, 2002), renforcée dans le cas
d’albums complexes (Richard-Principalli & Fradet, 2016), qui correspond
à une difficulté à mettre en lien les informations que l’album ne relie pas
explicitement. Élodie évoque la plupart des actions et évènements du récit,
le départ de Lucas de chez lui, les rencontres avec les autres personnages
(les petits cochons, Pierre, l’ogre, etc.). Elle affirme que le loup ne mange pas
ces personnages, pour diverses raisons (il est triste…). Elle est capable de
définir formellement le mot « sentimental ». Mais elle échoue à relier toutes
ces informations entre elles.
2. Une mémorisation non opérationnelle des informations qui constituent
la matière du récit. La première réaction d’Élodie à la consigne de rappel du
texte est de dire qu’elle ne « se rappelle plus ». Lorsqu’elle se lance, elle donne
certaines informations saillantes, mais pas les adieux successifs des membres
de sa famille à Lucas, pourtant indispensables à la compréhension du récit.
3. L’appui sur l’image : les informations apportées par l’image semblent
être ce qui guide sa compréhension du récit. Mais c’est ici aux dépens des
informations apportées par le texte, lorsqu’il n’y a pas redondance entre les
deux. Ainsi, Élodie n’a pas retenu que l’ogre est mangé par Lucas, à la fin.
Cette information est pourtant capitale puisqu’elle constitue la chute du
récit ; elle est portée uniquement par le texte, alors que l’illustration est ellip-
tique. L’ajout de l’ogre sur la liste, à la place des personnages barrés, reste
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donc une énigme pour elle.
4. L’expérience du monde du lecteur constitue également un obstacle.
Paradoxe fréquent de la lecture : comprendre un texte oblige à convoquer
des connaissances extérieures au texte. La compatibilité de ces informations
inférées avec l’ensemble du « modèle de situation » (Van Dijk & Kintsch,
1983) en cours de construction est cependant un critère de pertinence. Or
Élodie, à propos de la liste des personnages « à manger », semble se laisser
entrainer par sa propre expérience, sans pouvoir en évaluer la pertinence par
rapport à ce récit, sans réussir à voir qu’elle est contradictoire avec les autres
informations fournies par le texte. Elle affirme ainsi que Lucas barre les noms
des animaux sur la liste « parce qu’il fait exprès » (entendu comme « il fait
semblant ») de les avoir mangés, « comme ça il désobéit pas à son papa » ;
autre élément de l’expérience quotidienne, la liste de courses, où on barre les
objets choisis. Et du coup, l’ajout de l’ogre sur la liste est le signe qu’il n’a pas
été mangé. Convoquer sans contrôle les connaissances extérieures au texte
apparait donc bien ici comme un obstacle important. Lire, ici, n’est pas, pour

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

ces élèves, être attentif à ce que dit le texte, mais y plaquer ce qu’on s’attend
à ce qu’il dise 3.
On retrouve peu ou prou ces obstacles chez la majorité des autres élèves
d’éducation prioritaire, à des degrés variables 4 :
– Difficulté à mettre en lien les informations qui ne sont pas reliées explici-
tement dans le récit.
– Difficulté de mémorisation de ces informations perçues de manière
ponctuelle. La plupart des élèves de la classe de ZEP, invités à rappeler l’his-
toire, répondent : je ne me souviens plus.
– Difficulté à ne pas se laisser guider par l’image, mais à faire de l’image un
auxiliaire de la construction d’une représentation du récit.
– Difficulté à ne pas se laisser envahir par l’expérience.

Les élèves de milieu urbain favorisé


Les élèves de la classe parisienne à recrutement social favorisé offrent massi-
vement un profil en contraste avec celui des élèves d’éducation prioritaire.
Prenons l’exemple d’Octave.
1. Le contraste ne porte pas sur la difficulté à mettre en correspondance
les adieux du début et la pitié que le loup éprouve pour les personnages qu’il
rencontre ensuite et qu’il était invité à dévorer. Octave reconnait, dans un
premier temps, qu’il n’a pas vraiment compris pourquoi le loup renonce à
manger tous ces personnages. L’obstacle, inhérent à ce support de lecture, à
faire du continu avec le discontinu, à rapprocher ce qui n’est pas contigu et
qui n’est pas explicitement relié est bien présent, chez ces élèves comme chez
les autres. La différence pourtant est qu’Octave est conscient de ce qui gêne
sa compréhension et que, comme la plupart des élèves de cette classe, il fera
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ensuite le lien, grâce à l’étayage de l’adulte.
2. En revanche, le contraste est saisissant entre les élèves du quartier
favorisé et ceux de l’éducation prioritaire quant à la manière dont l’histoire
est racontée ici dans tous ses détails. Pas de « je me rappelle plus », pas de
rappel lacunaire des grands moments de l’action, mais bien un récit complet
dont les éléments s’enchainent.
3. Contraste aussi sur le traitement de l’image, qui est toujours mise en
complémentarité avec le texte, comme si une longue fréquentation de ce type
d’albums rendait naturelle l’idée que leur lecture implique d’aller chercher
des informations complémentaires dans le texte et dans l’image. Une autre
élève de cette classe, Ilana, explicite les résonances qu’a, pour elle, l’image :
plus qu’un appui pour comprendre, l’illustration apporte un plaisir esthétique

3. Voir notamment sur ce point Bautier, Crinon, Rayou & Rochex, 2006 ; Viriot-Goeldel
& Crinon, 2014.
4. Pour plus de détails, voir Delarue-Breton et Bautier, 2013.
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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

supplémentaire (« j’adore cet illustrateur »), plaisir qui consiste pour bonne
partie à découvrir, à la relecture, des détails amusants dans l’image (« Oh je
n’avais pas remarqué qu’il y avait Pierre ici »). Accorder des significations à
cet album ne se borne pas pour cet enfant à construire un déroulement des
actions, mais consiste aussi à trouver des échos, à croiser plusieurs manières
d’envisager l’œuvre.
4. L’expérience personnelle, ici, ne semble pas faire obstacle à la compré-
hension du récit, sans doute en partie parce que l’éventail des connaissances
où puiser de quoi combler les « blancs » du texte (Eco, 1979) est suffi-
samment étendu pour y trouver des hypothèses compatibles avec celui-ci.
Cette expérience où puiser est d’ailleurs aussi, chez ces élèves, une expérience
culturelle des livres. Ainsi Octave s’empare du texte, il ne se satisfait pas
d’une représentation préconstruite. Il est prêt à être bousculé, à accueillir
le nouveau, l’inédit, tout en reconnaissant ce qu’il a déjà rencontré ailleurs.
Lire est pour ces élèves un jeu continu de mise en déséquilibre suivie de la
construction d’un nouvel équilibre.
Cette grande opposition ne doit pas évidemment aboutir à une caricature.
Les contrastes entre élèves existent aussi au sein d’une même classe. Chez
Nesma, élève dans une école d’éducation prioritaire, les connaissances du
genre structurent la compréhension : le loup, dit-elle, mange l’ogre méchant
« qui s’est mal conduit », il ne mange pas les gentils. Cette première interpré-
tation ne l’empêche pas, cependant, d’affiner ensuite sa vision de l’histoire et
d’affirmer que les personnages que le loup ne mange pas (ceux de sa liste) lui
rappellent sa famille. De nombreux autres, au contraire, dans la même classe,
comme Gaël, restituent la suite des actions, en s’aidant de l’album qu’ils
feuillètent. Mais Gaël échoue à répondre aux « pourquoi » du chercheur, à
mettre en relation les éléments séparés. Le « après, après » domine dans sa
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stratégie de restitution. Sa connaissance du genre le conduit à interpréter les
intentions du loup uniquement à partir de la règle : il ne mange pas ceux qui
sont gentils. C’est en cela qu’il est sentimental, dit Gaël.
Ainsi les textes composites et plus généralement les textes complexes
présentent des obstacles pour tous les élèves du niveau de classe considéré.
Mais certains élèves possèdent des ressources, des habitudes cognitives et
culturelles (des dispositions), des connaissances métacognitives sur les
stratégies à mettre en œuvre qui leur permettent, soit de surmonter seuls ces
obstacles (comme l’hétérogénéité sémiotique), soit d’apprendre rapidement
à les surmonter, accompagnés par l’adulte (comme la discontinuité des
informations à mettre en relation). C’est bien la nature de ces ressources qu’il
importe de décrire, y compris dans la perspective didactique qui consiste
à cibler des objectifs en fonction non seulement des obstacles épistémo-
logiques, mais aussi de ce qui peut permettre aux apprenants, dans leur
diversité, de franchir ceux-ci.
De ce point de vue, il faut aussi s’intéresser aux corpus recueillis dans les
CE1 d’éducation prioritaire et dans celui du centre de Paris du point de vue

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

de la langue produite. La mémorisation de l’histoire dans tous ses détails que


nous avons relevée plus haut chez les élèves de milieu favorisé s’accompagne
d’une attention à la forme linguistique même du texte lu. Octave, aussi bien
qu’Ilana, réemploie dans son rappel certaines des formes présentes dans le
texte, en particulier lorsque ce sont des paroles de personnages, et qu’elles
caractérisent ceux-ci (« Tu es le soleil de ma vie »). Ce sont ainsi les dialogues
qui sont intégrés comme des citations du texte source (« Vous êtes sur ma
liste, je dois vous manger, qui êtes-vous ? »), alors que le récit lui-même est
reformulé. Mais la même sensibilité à une restitution précise des dialogues se
manifeste chez beaucoup d’élèves de ZEP, comme l’illustre le rappel de Jade
(« C’est votre jour de chance », « Moi et mes frères, on vous remercie de tout
notre cœur »).
L’épreuve de rappel oral suivi de réponses à des questions est certes un
moyen d’observer la manière dont ces élèves construisent des significations
à propos de l’album, mais c’est aussi une situation de production, tributaire
des compétences de production langagière. À cet égard, nous sommes en
face d’une situation ambigüe. La reprise de la forme du texte source à l’iden-
tique est généralement interprétée, dans l’analyse des rappels de lecture,
comme l’indice d’une absence de retraitement cognitif, à l’opposé de la
reformulation, qui indique que le sujet s’est fait une représentation mentale
de la situation décrite par le texte et la linéarise ensuite avec ses propres
mots. Ces affirmations sont sans doute à nuancer lorsqu’il s’agit d’élèves du
cycle 2 en situation d’apprentissage, chez lesquels l’apprentissage des mots,
des tournures syntaxiques et des procédés de la langue écrite passe par leur
réemploi. Le jeu entre reprise à l’identique et reformulation est donc ici plus
délicat à interpréter que par la simple opposition binaire traditionnelle.
Plusieurs caractéristiques opposent en revanche ici la production orale
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d’Octave et celle de Jade.
− Le texte d’Octave est monogéré : il se met à la place de l’auditeur en lui
précisant ce qui rend le récit intelligible, par exemple que le loup ne mange
pas la chèvre. À l’inverse, Jade est dépendante des questions de l’adulte qui
conduit l’entretien.
− Octave contrôle son expression. Des hésitations marquent une pensée
qui se cherche, la recherche du mot juste. Il se corrige lui-même au fur et à
mesure lorsqu’il y a des scories. On n’observe pas chez Jade cet autocontrôle,
cette surveillance de l’expression presque simultanée à celle-ci.
− Octave utilise des modalisateurs (« je pense ») : signe de régulation de la
lecture, mais aussi de compétence langagière liée à cette prise de recul. Jade
demeure dans l’énoncé des actions des personnages et de leur succession.
− Octave emploie à plusieurs reprises le connecteur causal « parce que »,
jamais présent chez Jade. Il s’agit pour le premier de rendre compte d’une
cohérence logique, et plus particulièrement des raisons psychologiques du
personnage qui constituent le moteur de l’histoire (« Il peut pas faire ça parce
que il est trop sentimental. »). La seconde n’est pas étrangère à l’idée que les

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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

intentions du personnage ont une importance capitale (« Il voulait manger


la chèvre et ses sept chevreaux, il voulait manger les trois petits cochons, il
voulait manger Pierre, il voulait manger… »). Mais des motifs qui empêchent
Lucas d’assouvir sa faim, il n’est pas question.

La lecture d’un manuel scolaire de SVT

Méthode
Le document proposé est une double page issue d’un manuel de « décou-
verte du monde 5 » ; elle fait partie de la section consacrée à l’étude du vivant
et s’intitule « Que faut-il manger ? ». Y figurent des questions aux élèves,
des images de statuts variés, des informations dans des blocs de texte, un
schéma illustré indiquant « les groupes d’aliments dont le corps a besoin »,
des questions visant l’exploration de ce schéma, une suggestion d’« atelier »,
une rubrique « Je retiens ».
Nous l’avons présenté à des élèves d’écoles fréquentées par des popula-
tions très contrastées (zones d’éducation prioritaire de la banlieue est de
Paris, ci-après ZEP, et une école d’un quartier favorisé de Paris, ci-après
A). Ce contraste a mis immédiatement en évidence un problème que les
évaluations nationales en lecture ont largement souligné : au mois de mai,
en CE1, niveau ciblé et correspondant au manuel choisi, les élèves de ZEP
ne peuvent pas lire les textes des deux pages proposées tandis que les élèves
de l’école A ne rencontrent pas de problème particulier non seulement pour
lire/déchiffrer mais pour se saisir des textes lus. C’est pourquoi, après un
premier essai infructueux de comparaison au CE1, et afin que les différents
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élèves puissent lire le document sans obstacles liés au déchiffrement, nous
avons choisi de comparer les productions orales et écrites d’élèves de CE1
(classe A) et de CM1 (ZEP), soit environ 80 élèves pour les deux populations.
Le protocole de recueil a consisté à demander aux élèves de lire l’ensemble
de ce qui était écrit dans ces pages, puis le chercheur lors d’un entretien
individuel a posé des questions sur le document, enfin les élèves ont eu à
indiquer par écrit ce que le document leur permettait d’apprendre et ce qui
leur paraissait important à retenir.

Résultats
Les premiers constats indiquent de grandes différences de traitement de ces
textes par les élèves, que l’on peut aisément corréler avec leur niveau scolaire

5. Blandino G., Bourgouint P., Guéhin J. & Guéhin M. Découverte du monde CP-CE1.
Paris : Hachette, 2012, pp. 110-111.
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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

et l’établissement dans lequel ils sont scolarisés. Certes, sont présents dans
les deux populations des élèves qui n’ont pas les mêmes caractéristiques que
la majorité des élèves de leur groupe classe. Quand nous utilisons les expres-
sions « les élèves de ZEP » ou « les élèves de la classe A », il s’agit davantage
pour nous de désigner des modes de faire et de produire avec les textes qui
nous semblent emblématiques, significatifs de publics scolaires en réussite
ou en difficulté scolaire, que de désigner une catégorie sociale homogène
d’élèves.
Les élèves de milieux très favorisés n’ont que peu ou pas de problème
d’interprétation et de compréhension, donc de traitement de l’hétérogénéité
et de la discontinuité, pour construire une signification générique et globale
du document, centrée sur les savoirs et les classifications académiques. Les
autres élèves considèrent les différents éléments de façon segmentée (lecture
en ilots comme vu précédemment) et effectuent les tâches qu’ils suscitent
séparément les unes des autres sans entrer dans la cohérence d’ensemble. Les
difficultés et obstacles qu’ils rencontrent ne peuvent au demeurant être situés
sur le seul registre du traitement cognitif de la lecture et de la compréhension
tel qu’il est souvent défini par les évaluations scolaires. Ces dernières portent
en effet principalement sur des processus de recherche d’information, d’iden-
tification des réponses à des questions, procédures auxquels les élèves sont
largement entrainés en classe.
Cependant, nos analyses mettent en évidence des difficultés d’origines
diverses qui se cumulent pour faire obstacle à la construction de significa-
tions correspondant aux attentes scolaires à l’égard d’un élève-modèle 6 socia-
lement construit en connivence avec les habitudes de la littératie scolaire. Ce
n’est donc qu’en mettant en relation les différentes sources de difficultés que
l’on peut comprendre que certains élèves ne semblent pas pouvoir construire
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des significations scolaires à partir de ces textes, de même que, quand il
s’agissait d’albums de jeunesse, ils échouaient à en construire une signifi-
cation générale dépassant la linéarité et la successivité des évènements.

Des façons très différenciées de « faire avec le texte »


L’entretien met en évidence des façons de penser simultanément l’activité
comme scolaire et comme lecture-saisie du texte selon des modalités très
différentes : ainsi, les élèves de A (sauf deux, nous ne mentionnerons plus
cette exception) ont, à l’inverse des autres, une autonomie non seulement de
lecture mais surtout de construction des significations globales et scolaires.
Ils identifient l’activité et le texte comme se situant dans le champ spécialisé
des savoirs, dirait Bernstein (2007), bien que le texte ne le spécifie pas comme

6. L’« archi-élève » sur lequel l’enseignant va régler son activité, pourrait-on dire après
Ronveaux (2014).
40
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

tel. Par autonomie, nous signifions ici que leur démarche s’effectue de façon
spontanée sans étayage de l’adulte ; il s’agit bien d’une habitude de lecture.
Nous détaillons ci-après les différents éléments qui construisent et
constituent ces rapports différents à la lecture scolaire et à l’activité scolaire
elle-même, éléments qui sont sans doute au cœur des malentendus potentiels
entre enseignants et élèves d’éducation prioritaire quand il s’agit d’utiliser
des documents pour apprendre (Bautier & Rochex, 1997/2007).

Lecture synoptique vs lecture segmentée


À la demande du chercheur : quel est l’objet de ce texte, de cette leçon ? les
élèves de ZEP dans leur grande majorité ont spontanément 7 des réponses
ponctuelles correspondant à une saisie segmentée du document sans signi-
fication générale ni lien explicite avec d’autres éléments du document. Avec
l’étayage du chercheur, ils formulent au mieux des réponses énumératives
d’éléments du texte pris successivement sans logique apparente.
À l’inverse les élèves de A, presque systématiquement, utilisent la totalité
de ce qui est écrit pour construire la signification de la double page, les
éléments constituant pour eux un tout.

Lire des savoirs vs lire des injonctions


La centration sur les savoirs scolaires est évidente chez les élèves de l’école A,
qui désignent les textes de savoir sur les différentes familles d’aliments comme
étant la partie la plus importante du document. En revanche, la majorité des
élèves de ZEP considère que le document formule des injonctions pour avoir
un corps en bonne santé : ils retiennent que « l’on DOIT » boire de l’eau à
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tous les repas par exemple.
Les productions écrites font apparaitre que les élèves de A mettent en
relation ce que les aliments apportent au corps avec ce que les textes disent
de ce qu’il faut manger et comment (varié, équilibré), et écrivent qu’il s’agit
de ce que l’« on doit manger pour donner au corps ce dont il a besoin » et
pour être en forme là où les élèves de ZEP expriment le « devoir » en termes
d’interdits.
Ces constats conduisent à se demander si, avec certaines populations
d’élèves, l’école ne vient pas renforcer des comportements normatifs, ici
alimentaires, visant ainsi implicitement à former des élèves moins centrés
sur le registre cognitif que sur celui d’une socialisation scolaire comporte-
mentale. Cette hypothèse va dans le sens de l’étude des nouveaux modes de

7. Nous désignons comme spontanée une réponse qui n’a fait l’objet d’aucun étayage
(reformulation, demande de précisions etc.) de la part du chercheur.
41
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

domination scolaire à l’œuvre au sein du collège unique français (Bonnéry,


2012).

Se centrer sur la base matérielle locale (expérientielle, personnelle,


affective) vs se centrer sur les savoirs génériques académiques
En reprenant les termes de Bernstein (2007), on peut opposer deux types de
lectures ou de construction de signification.
L’un des types est celui très fréquent chez les élèves de ZEP pour lesquels
« la base matérielle locale », c’est-à-dire leurs expériences familiales, leurs
valeurs, fait obstacle à l’accès aux savoirs génériques du texte, y compris
lorsque cette « base locale » est scolaire : certains élèves mentionnent ainsi
que le document présente la chaine alimentaire, notion vue précédemment
mais qui n’est nullement pertinente ici. La plupart des élèves mentionnent les
informations sous forme d’injonctions qui sont sans rapport avec le contenu
effectif de la double page : « il faut manger cinq fruits et cinq légumes par
jour ».
Cette orientation de lecture est plus grande encore dans les productions
écrites même lorsqu’ils écrivent avec les documents devant eux, ce qui semble
bien confirmer que ce n’est pas le texte qui fait référence mais la vie sociale.
Les élèves de A au contraire se centrent sur les savoirs génériques, ici sur
les familles ou groupes d’aliments et ce que ceux-ci apportent au corps ; ils
sont en outre en mesure de formuler que cet apport différencié constitue
le principe de classement ou regroupement des aliments. Ils mentionnent
également le double objectif du document, savoirs et conseils, en inter-
prétant, nous l’avons dit, ces conseils comme étant liés aux besoins du corps
humain au-delà de leur propre corps 8.
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Lire des images vs lire ensemble des images ET des textes
On peut également décrire les différences de lecture par l’importance
respective accordée au texte et aux images. Comme lors de la lecture d’albums,
la centration initiale sur l’un ou l’autre des codes est très différenciatrice des
populations d’élèves. Les élèves de ZEP ont pris l’habitude de construire le
sens du document à partir des illustrations, considérées comme essentielles,
au risque, comme pour la lecture d’albums, de construire des interprétations
erronées.
Là encore, les élèves de l’école A ont un comportement de lecteur presque
contraire dans la mesure où ils se centrent sur les textes en premier lieu,
les considèrent comme essentiels et proposent donc de supprimer certaines

8. Certes, on peut faire l’hypothèse que pour une part au moins de ces élèves, les savoirs
académiques font partie de leur socialisation familiale, de leur « base matérielle locale ».
42
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

illustrations, ils n’isolent pas les images du texte et ne formulent jamais de


réponse qui vienne contredire le texte.
En conséquence, il apparait que le rapport au document comme source de
savoirs et même d’informations est également fort différent.

Le texte n’est pas pour tous un lieu de réponse à des questions, un


moyen d’apprendre
C’est tout au moins ce que l’on peut inférer des échanges oraux à partir des
questions portant sur les savoirs acquis avec le document comme ressource
pour répondre. Non seulement les élèves de ZEP (sauf quatre dans notre
population) ne parviennent pas seuls à identifier des savoirs, mais ils n’iden-
tifient pas spontanément le document comme permettant de répondre aux
questions posées par le chercheur. C’est sans doute ce rapport aux documents
comme source de savoirs et ressource qui est très problématique chez
certains élèves et qui, compte tenu des démarches didactiques et pédago-
giques contemporaines, les pénalise fortement dans la compréhension des
activités en classe et des savoirs eux-mêmes. Là encore, l’étayage de l’adulte,
son insistance dans l’indication, l’injonction même parfois, de prendre
le texte comme ressource pour répondre aux questions posées permet à
certains élèves d’identifier le rôle du document, mais on peut constater que
ce comportement de lecteur et d’élève n’est toujours pas acquis en fin de
CM1.
En revanche, en CE1 les élèves de l’école A non seulement trouvent dans
les textes les réponses aux questions, mais ils s’en saisissent globalement dans
un registre de compréhension et de savoir, ce qui leur permet d’effectuer
des inférences. Ainsi dans notre exemple, spontanément, certains élèves ont
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lu la légende du schéma indiquant la signification différente des familles
d’aliments et en infèrent que les matières grasses sont à manger en faible
quantité et les féculents en grande quantité. Ce qu’ils écrivent sans référence
au support et en résumant l’ensemble avec leurs propres mots.
Ces rapports différents au document comme source de savoir se retrouvent
dans les écrits que les élèves produisent à partir de celui-ci : les élèves de ZEP
copient des phrases ou plutôt des morceaux du document, de façon parfois
incomplète (la partie copiée n’a guère de sens) quand les élèves de l’école A
produisent un texte nouveau.

Produire avec les mots (de savoir) du texte vs produire avec ses
propres mots
Ce rapport au texte et au document, qui est sans doute aussi à mettre en
relation avec le rapport au savoir des élèves, est confirmé par l’utilisation ou
non des mots des savoirs, des mots du texte pour produire à l’oral des énoncés

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

dans l’échange avec l’adulte sur le contenu du texte. Là encore, la différence


dans les productions des élèves des deux groupes est grande.
Les élèves de l’école A utilisent quasi systématiquement les mots du texte
dans des énoncés qui leur sont propres, à l’oral comme à l’écrit et même sans
le support disponible, ils reconstituent un texte de savoir pour répondre aux
questions ou pour produire spontanément des énoncés concernant l’alimen-
tation. Quand ils n’ont pas recours aux mots du texte, les paraphrases qu’ils
produisent en utilisant leurs propres mots (« manger de tout » pour manger
équilibré) sont adéquates et manifestent une appropriation des contenus.
Les mots du texte génériques comme « famille d’aliments » sont repris pour
produire des énoncés généraux.
Les élèves de ZEP alors même qu’ils apparaissent très démunis linguisti-
quement pour répondre aux questions n’ont à l’oral pas recours au vocabu-
laire ou aux expressions du texte, même quand l’adulte insiste pour que
l’élève identifie dans le texte les éléments de réponse. Dès lors, on ne peut
que constater qu’ils apparaissent très en difficulté pour construire un texte de
savoir en dehors de la copie du manuel, pratique cependant plus mécanique
qu’instructive.
Si certains énoncés produits par les élèves peuvent laisser penser qu’il
existe de leur part des éléments de compréhension des savoirs, l’impossi-
bilité d’utiliser une langue très différente de leur répertoire linguistique et
langagier habituel les maintient éloignés des savoirs et discours littératiés
scolaires.

Conclusion : enseigner la construction de significations


universalistes ou renforcer la domination sociale
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Compte tenu des différences constatées et qui ne se réduisent pas à celles
que ce corpus met en évidence mais sont confirmées par d’autres travaux
(Bautier et al., 2006 ; Rochex & Crinon, 2011), on peut souligner que les
supports d’apprentissage, qu’il s’agisse de doubles pages de manuels ou
d’albums contemporains, et les échanges langagiers autour de ces supports
hautement littératiés permettent aux élèves issus de milieux sociaux favorisés
de construire des significations et des savoirs. D’autre part, ces supports
autorisent la participation de beaucoup d’élèves de l’enseignement prioritaire
sur un autre registre, celui de la quotidienneté des échanges langagiers, où ils
verbalisent des expériences familières. Dès lors, le risque pour l’enseignant
est soit d’ignorer l’existence d’élèves qui ne réagissent pas à ces supports
selon les modalités qui permettent la construction des significations, de la
culture des textes ou des savoirs scolaires attendus, soit d’accepter le travail
des élèves sur un registre dénivelé. Dans les deux cas, ces élèves passent à côté
des apprentissages. Ces pratiques contribueraient alors à la construction des
inégalités et à la domination sociale dès l’école primaire, voire maternelle. Il

44
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.

existe évidemment une alternative à ces phénomènes : la prise en charge, par


les enseignants, de l’apprentissage des exigences littératiés attendues, mais
celle-ci suppose la saisie des composantes que nous avons esquissées et des
actions pédagogiques et didactiques qui les transforment.

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n° 3, 2020

Reading material and learning inequalities


at elementary school

Abstract: We focus on students placed in the current context of a confron-


tation with the requirements of the processing of complex documents aimed
at the construction of knowledge and meanings, youth albums and textbooks.
This study describes how students in contrasting backgrounds make use of
these materials, what they mobilize from documents and themselves. These
learning materials and the language exchanges around them allow students
from privileged social backgrounds to construct meanings and knowledge;
but these materials allow the participation of many students from priority
areas on another register, that of everyday language exchanges, where they
verbalize familiar experiences.

Key words: Children’s books. Learning. Educationnal Inequality. Literacy.


Textbooks.

Materiales pedagógicos y desigualdades


de aprendizaje en la escuela primaria

Resumen: Nos interesamos a los alumnos en el contexto actual de una


confrontación a las exigencias del tratamiento de documentos complejos
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cuyo objetivo es la construcción de conocimientos y significados: álbumes
infantiles o para jóvenes y libros de textos. La investigación describe la
manera cómo alumnos de entornos sociales diversos reaccionan frente a
esos materiales pedagógicos, lo que aprovechan de los documentos y de sí
mismos. Esos materiales de aprendizaje y los intercambios lingüísticos en
torno a ellos permiten a los alumnos de entornos sociales más altas construir
conocimientos y significados; pero esos materiales permiten también la
participación de muchos alumnos de la enseñanza prioritaria en otro plano,
el del habla cotidiana, en el que se verbalizan las experiencias familiares.

Palabras claves: Álbum. Aprendizaje. Desigualdades escolares. Alfabetismo.


Libro de texto.

Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Catherine Delarue-Breton et Patricia Richard-


Principalli. Supports de travail et inégalités d’apprentissages à l’école élémentaire.
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, no 3, 2020, pp. 31-48. ISSN 0755-
9593. ISBN 978-2-918337-43-0.
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