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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Catherine Delarue-Breton,
Patricia Richard-Principalli
Dans Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle 2020/3 (Vol. 53), pages 31 à 48
Éditions CIRNEF
ISSN 0755-9593
ISBN 9782918337430
DOI 10.3917/lsdle.533.0031
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Résumé : Nous nous intéressons aux élèves placés dans le contexte actuel
d’une confrontation aux exigences du traitement de documents complexes
visant la construction de savoirs et de significations, albums de jeunesse et
manuels scolaires. La recherche évoquée décrit la façon dont des élèves de
milieux contrastés s’approprient ces supports de travail, ce qu’ils mobilisent
des documents et d’eux-mêmes. Ces supports d’apprentissage et les échanges
langagiers autour de ceux-ci permettent aux élèves issus de milieux sociaux
favorisés de construire des significations et des savoirs ; mais ces supports
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Nous nous intéressons dans cet article aux obstacles que rencontrent les
élèves placés dans le contexte actuel de la confrontation aux exigences d’une
littératie étendue (Goody & Watt, 2006) et plus spécifiquement d’une litté-
ratie liée au traitement de documents complexes visant la construction de
savoirs et de significations (Bautier, 2011 et 2012 ; Fraenkel & Mbodj, 2010 ;
Grossmann, 1999 ; Scribner & Cole, 2010).
Les évolutions des formes d’enseignement et d’apprentissage dans les
pratiques de classe ont conduit à accorder une large place à l’activité de
l’élève. Ces évolutions sont sous-tendues par des conceptions constructi-
vistes de l’apprentissage, qui, non seulement rendent nécessaire l’activité
propre de l’élève, mais également les interactions qui conduisent les élèves à
justifier et expliquer leur travail, leur manière de faire, leurs résultats.
Ces activités sont le plus souvent sollicitées et mises en œuvre à partir
de confrontations à des documents divers : il s’agit simultanément d’inter-
préter la tâche elle-même, souvent réduite en apparence à la réponse à des
questions, et le document, fréquemment composé de plusieurs éléments
(textes, images, graphiques). L’hétérogénéité (sémiotique et énonciative) et la
discontinuité sont en effet des caractéristiques des documents actuels, ce qui
nous a conduits à proposer pour les désigner le terme de textes composites
(Bautier, Crinon, Delarue-Breton & Marin, 2012 ; Bonnéry, 2015 ; Bonnéry,
Crinon & Simons, 2015 ; Bonnéry, Crinon & Simons, 2016 ; Richard-Princi-
palli, Ferone & Crinon, 2017).
Cette confrontation rend complexe l’analyse de l’activité des élèves,
elle-même hétérogène : décodage, compréhension, mise en relation d’élé-
ments variés, construction du rapport texte-images et d’une signification à
partir de systèmes sémiotiques divers, production d’énoncés écrits et oraux.
Les difficultés de lecture au sens cognitif du terme ne sont pas seules en cause
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1. L’analyse qui suit des concepts bernsteiniens qui constituent le cadre de notre recherche
est pour partie reprise de Bautier (2015).
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dans le contexte immédiat, gêne particulièrement les élèves dont les familles
sont les plus éloignées de la culture scolaire dans la construction de signifi-
cations génériques à partir de documents composites qu’il est nécessaire de
saisir dans leur globalité. Aujourd’hui, les élèves qui ne sont pas de plain-pied
avec les attendus implicites de l’école construisent majoritairement des signi-
fications particularistes, en mobilisant non le texte et ses caractéristiques,
mais leurs expériences ou connaissances de la vie non scolaire. À l’inverse,
les autres élèves élaborent des significations universalistes (génériques), donc
détachées du contexte spécifique de sa présentation scolaire ; ils s’autorisent à
dépasser la réalité des documents et des situations proposées et identifient les
phénomènes que ces documents permettent de construire (Bautier, 2005).
Travaillant à la compréhension des processus qui sous-tendent les inéga-
lités sociales d’apprentissage, compte tenu des activités rapidement décrites
précédemment et des implicites qui accompagnent souvent l’usage de ces
supports de travail dans les classes, nous avons conçu un protocole d’obser-
vation et d’entretiens, afin d’explorer des facteurs potentiels d’inégalités
dans les savoirs acquis. Qu’il s’agisse des albums de jeunesse ou de textes
documentaires, nous avons cherché à mettre au jour la façon dont les élèves
s’approprient ces documents, dont ils travaillent avec ces supports, si diffé-
rents de ceux auxquels les élèves des générations précédentes se confron-
taient (Bonnéry, 2012 ; IGEN, 1998 ; Vigner, 1999).
Souvent conscients des obstacles et difficultés que les élèves rencontrent,
les enseignants composent eux-mêmes des fiches de travail simplifiées
qui sont des supports d’exercices, de réponse à des questions, de repérage
d’informations, laissant à l’élève la tâche la plus complexe de recompo-
sition de la totalité signifiante. Or la suppression des obstacles, au lieu d’un
apprentissage des usages qui permettraient de les franchir, ne résout pas les
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C’est ce que nous allons analyser plus précisément dans cet article afin
d’identifier moins des difficultés de lecture que des malentendus concernant
les objectifs des activités, malentendus liés à la méconnaissance et à la non
familiarité des usages scolaires du langage dans ce passage de la confron-
tation aux textes à l’élaboration de leur signification scolaire. Ces malentendus
adviennent lorsque les enseignants ne considèrent pas les usages scolaires
du langage comme nécessitant un enseignement ; car savoir déchiffrer et lire
couramment n’entraine pas de facto la capacité à utiliser des textes composites.
Nous conduirons cette analyse successivement sur un album de jeunesse
et sur une double page de manuel de sciences destiné au cycle 2 de l’école
primaire, à partir de deux enquêtes réalisées au cours de l’année scolaire
2012-2013.
Méthode
Un album de jeunesse a été lu à voix haute collectivement aux élèves de
plusieurs classes de CE1 (élèves de 7-8 ans) par le chercheur au cours du
deuxième trimestre. Cette lecture a été suivie d’un entretien individuel,
visant à faire rappeler l’histoire par chaque élève, et soutenu par un question-
nement renvoyant aux significations centrales de l’album. Ces entretiens ont
été enregistrés.
Les classes de CE1 où ont été proposées ces tâches ont été choisies dans des
environnements sociaux très contrastés : une école d’un quartier socialement
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ces élèves, être attentif à ce que dit le texte, mais y plaquer ce qu’on s’attend
à ce qu’il dise 3.
On retrouve peu ou prou ces obstacles chez la majorité des autres élèves
d’éducation prioritaire, à des degrés variables 4 :
– Difficulté à mettre en lien les informations qui ne sont pas reliées explici-
tement dans le récit.
– Difficulté de mémorisation de ces informations perçues de manière
ponctuelle. La plupart des élèves de la classe de ZEP, invités à rappeler l’his-
toire, répondent : je ne me souviens plus.
– Difficulté à ne pas se laisser guider par l’image, mais à faire de l’image un
auxiliaire de la construction d’une représentation du récit.
– Difficulté à ne pas se laisser envahir par l’expérience.
3. Voir notamment sur ce point Bautier, Crinon, Rayou & Rochex, 2006 ; Viriot-Goeldel
& Crinon, 2014.
4. Pour plus de détails, voir Delarue-Breton et Bautier, 2013.
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supplémentaire (« j’adore cet illustrateur »), plaisir qui consiste pour bonne
partie à découvrir, à la relecture, des détails amusants dans l’image (« Oh je
n’avais pas remarqué qu’il y avait Pierre ici »). Accorder des significations à
cet album ne se borne pas pour cet enfant à construire un déroulement des
actions, mais consiste aussi à trouver des échos, à croiser plusieurs manières
d’envisager l’œuvre.
4. L’expérience personnelle, ici, ne semble pas faire obstacle à la compré-
hension du récit, sans doute en partie parce que l’éventail des connaissances
où puiser de quoi combler les « blancs » du texte (Eco, 1979) est suffi-
samment étendu pour y trouver des hypothèses compatibles avec celui-ci.
Cette expérience où puiser est d’ailleurs aussi, chez ces élèves, une expérience
culturelle des livres. Ainsi Octave s’empare du texte, il ne se satisfait pas
d’une représentation préconstruite. Il est prêt à être bousculé, à accueillir
le nouveau, l’inédit, tout en reconnaissant ce qu’il a déjà rencontré ailleurs.
Lire est pour ces élèves un jeu continu de mise en déséquilibre suivie de la
construction d’un nouvel équilibre.
Cette grande opposition ne doit pas évidemment aboutir à une caricature.
Les contrastes entre élèves existent aussi au sein d’une même classe. Chez
Nesma, élève dans une école d’éducation prioritaire, les connaissances du
genre structurent la compréhension : le loup, dit-elle, mange l’ogre méchant
« qui s’est mal conduit », il ne mange pas les gentils. Cette première interpré-
tation ne l’empêche pas, cependant, d’affiner ensuite sa vision de l’histoire et
d’affirmer que les personnages que le loup ne mange pas (ceux de sa liste) lui
rappellent sa famille. De nombreux autres, au contraire, dans la même classe,
comme Gaël, restituent la suite des actions, en s’aidant de l’album qu’ils
feuillètent. Mais Gaël échoue à répondre aux « pourquoi » du chercheur, à
mettre en relation les éléments séparés. Le « après, après » domine dans sa
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Méthode
Le document proposé est une double page issue d’un manuel de « décou-
verte du monde 5 » ; elle fait partie de la section consacrée à l’étude du vivant
et s’intitule « Que faut-il manger ? ». Y figurent des questions aux élèves,
des images de statuts variés, des informations dans des blocs de texte, un
schéma illustré indiquant « les groupes d’aliments dont le corps a besoin »,
des questions visant l’exploration de ce schéma, une suggestion d’« atelier »,
une rubrique « Je retiens ».
Nous l’avons présenté à des élèves d’écoles fréquentées par des popula-
tions très contrastées (zones d’éducation prioritaire de la banlieue est de
Paris, ci-après ZEP, et une école d’un quartier favorisé de Paris, ci-après
A). Ce contraste a mis immédiatement en évidence un problème que les
évaluations nationales en lecture ont largement souligné : au mois de mai,
en CE1, niveau ciblé et correspondant au manuel choisi, les élèves de ZEP
ne peuvent pas lire les textes des deux pages proposées tandis que les élèves
de l’école A ne rencontrent pas de problème particulier non seulement pour
lire/déchiffrer mais pour se saisir des textes lus. C’est pourquoi, après un
premier essai infructueux de comparaison au CE1, et afin que les différents
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Résultats
Les premiers constats indiquent de grandes différences de traitement de ces
textes par les élèves, que l’on peut aisément corréler avec leur niveau scolaire
5. Blandino G., Bourgouint P., Guéhin J. & Guéhin M. Découverte du monde CP-CE1.
Paris : Hachette, 2012, pp. 110-111.
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et l’établissement dans lequel ils sont scolarisés. Certes, sont présents dans
les deux populations des élèves qui n’ont pas les mêmes caractéristiques que
la majorité des élèves de leur groupe classe. Quand nous utilisons les expres-
sions « les élèves de ZEP » ou « les élèves de la classe A », il s’agit davantage
pour nous de désigner des modes de faire et de produire avec les textes qui
nous semblent emblématiques, significatifs de publics scolaires en réussite
ou en difficulté scolaire, que de désigner une catégorie sociale homogène
d’élèves.
Les élèves de milieux très favorisés n’ont que peu ou pas de problème
d’interprétation et de compréhension, donc de traitement de l’hétérogénéité
et de la discontinuité, pour construire une signification générique et globale
du document, centrée sur les savoirs et les classifications académiques. Les
autres élèves considèrent les différents éléments de façon segmentée (lecture
en ilots comme vu précédemment) et effectuent les tâches qu’ils suscitent
séparément les unes des autres sans entrer dans la cohérence d’ensemble. Les
difficultés et obstacles qu’ils rencontrent ne peuvent au demeurant être situés
sur le seul registre du traitement cognitif de la lecture et de la compréhension
tel qu’il est souvent défini par les évaluations scolaires. Ces dernières portent
en effet principalement sur des processus de recherche d’information, d’iden-
tification des réponses à des questions, procédures auxquels les élèves sont
largement entrainés en classe.
Cependant, nos analyses mettent en évidence des difficultés d’origines
diverses qui se cumulent pour faire obstacle à la construction de significa-
tions correspondant aux attentes scolaires à l’égard d’un élève-modèle 6 socia-
lement construit en connivence avec les habitudes de la littératie scolaire. Ce
n’est donc qu’en mettant en relation les différentes sources de difficultés que
l’on peut comprendre que certains élèves ne semblent pas pouvoir construire
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6. L’« archi-élève » sur lequel l’enseignant va régler son activité, pourrait-on dire après
Ronveaux (2014).
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tel. Par autonomie, nous signifions ici que leur démarche s’effectue de façon
spontanée sans étayage de l’adulte ; il s’agit bien d’une habitude de lecture.
Nous détaillons ci-après les différents éléments qui construisent et
constituent ces rapports différents à la lecture scolaire et à l’activité scolaire
elle-même, éléments qui sont sans doute au cœur des malentendus potentiels
entre enseignants et élèves d’éducation prioritaire quand il s’agit d’utiliser
des documents pour apprendre (Bautier & Rochex, 1997/2007).
7. Nous désignons comme spontanée une réponse qui n’a fait l’objet d’aucun étayage
(reformulation, demande de précisions etc.) de la part du chercheur.
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8. Certes, on peut faire l’hypothèse que pour une part au moins de ces élèves, les savoirs
académiques font partie de leur socialisation familiale, de leur « base matérielle locale ».
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Produire avec les mots (de savoir) du texte vs produire avec ses
propres mots
Ce rapport au texte et au document, qui est sans doute aussi à mettre en
relation avec le rapport au savoir des élèves, est confirmé par l’utilisation ou
non des mots des savoirs, des mots du texte pour produire à l’oral des énoncés
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Bibliographie
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Élisabeth Bautier, Jacques Crinon et al.
du français : du côté des élèves. Comprendre les discours et les pratiques des
apprenants. Louvain-la-Neuve : De Boeck, 2014, pp. 123-138.
Scribner S. & Cole M. La littératie sans l’école : à la recherche des effets
intellectuels de l’écriture. Langage et société, 2010, no 133, pp. 25-44.
Van Dijk T. A. & Kintsch W. Strategies of discourse comprehension. New
York : Academic Press, 1983.
Vigner G. La représentation du savoir : mise en page et mise en texte dans les
manuels scolaires. Cahiers du français contemporain, 1997, no 4, pp. 47-81.
Viriot-Goeldel C. & Crinon J. Lire des albums complexes en CP :
stratégies d’anticipation et construction des significations. Pratiques,
2014, no 161-162. En ligne : [http://pratiques.revues.org/2133], consulté
le 19 avril 2020.
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