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Kelly Poulet
Dans Plein droit 2017/3 (n° 114), pages 32 à 35
Éditions GISTI
ISSN 0987-3260
DOI 10.3917/pld.114.0032
© GISTI | Téléchargé le 24/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.82.175.106)
L’émigration comme
horizon à Dakar
Kelly Poulet, docteure en sociologie, Curapp-Ess (UMR qui ont affecté le Sénégal. Entre recul de l’âge d’accès
à l’emploi et à l’autonomie financière, report de la vie
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Cette volonté de réussite sociale, associée à la institutions de développement que se construisent les
migration, se comprend à la lumière des représenta- représentations d’un Nord « développé », source de
tions du « Nord » et de la valorisation historique de profit et de prestige, riche de savoirs et/ou de moyens
l’émigré au Sénégal. Mais l’hypothèse migratoire, qui matériels à transmettre, et de potentialités migratoires.
se construit bien en amont d’un départ qui n’abou- Ces images et discours tenus quotidiennement condui-
tit pas forcément, révèle également des aspirations sent implicitement à percevoir le quotidien comme
différentes au sein d’une jeunesse dakaroise très insatisfaisant ou « sous-développé », et renvoient à
hétérogène 4. l’idée que l’émigration est l’une des voies possibles
pour accéder à un avenir meilleur et revenir tel un
Une migration existentielle, héros.
le Tekki comme horizon Car une autre dimension agit également comme
potentialité de départ : l’empreinte héroïque de l’émi-
« On veut tous partir ici. Cette idée-là, tu vois, des gré sénégalais dans l’histoire populaire, réactivée de
fois elle peut nous hanter, sans qu’on le dise aux autres. manière institutionnelle par l’État. En effet, l’histoire
Mais on n’a pas besoin de le dire, tout le monde veut aller orale fourmille de récits exemplaires quant à la mobilité
au Nord et revenir plus grand, devenir quelqu’un quoi, de personnages au retour glorieux ; cette valorisation
c’est ça tekki. Les jeunes ont l’impression d’être bloqués ayant été réactualisée avec des figures de la réussite par
ici, d’être rien, alors qu’on est l’avenir, on fait des études la migration, telles celles des moodu-moodu – que l’on
et tout, mais quel avenir on a ? On est sûr de rien. Et puis, peut associer aux migrants wolof, dont la trajectoire
on n’est pas écouté. Regarde, les mobilisations partout migratoire a débuté par l’exode rural et la conquête
dans le pays ! C’est des jeunes devant qui disent "y’en a de Dakar, pour ensuite parcourir l’Europe ou encore
marre" ; y’en a marre de tout en fait, mais surtout d’être les États-Unis, entre autres 8. De nombreux chanteurs
là à subir. » Ainsi s’exprime Mamadou, en juillet 2011, ont contribué à construire symboliquement la figure
à Dakar. de cet émigré, qui réussit économiquement et socia-
Partir pour Tekki, partir pour revenir grandi. Tekki, lement. À partir des années 1990, un tournant s’opère
c’est devenir quelqu’un, être un grand ou une grande. qui favorise la médiatisation d’une élite de la diaspora
Toutes ces expressions employées par les jeunes masculine (sportifs, musiciens) qui vient s’adjoindre à
indiquent leur volonté de dépasser leurs situations la figure du moodu-moodu 9. La réussite des hommes
présentes. Tekki, en wolof, signifie à la fois détacher, qui voyagent s’affiche, dans un contexte marqué par
dénouer, mais aussi réussir socialement. Tekki, ce sont les conséquences des politiques d’ajustement struc-
les aspirations à l’accomplissement de soi, à dépasser turel impulsées par le FMI, la Banque mondiale, et de
un statut présent pour s’émanciper. En ce sens, l’en- la dévaluation du franc CFA : montée du chômage des
quête de terrain ouvrait des hypothèses de recherche jeunes, explosion du secteur informel, paupérisation,
sur les causes de l’émigration se distinguant des etc.
approches qui accordent une grande importance à la Ces émigrés bouleversent alors les hiérarchies
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dimension familiale 5, mais aussi de celles présuppo- sociales de la société sénégalaise et affaiblissent les © GISTI | Téléchargé le 24/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.82.175.106)
sant la primauté du rôle des incitations économiques anciennes autorités morales, d’âge, de caste ou éco-
dans la décision de migrer 6. nomiques 10. De la valorisation de l’investissement
Dans tous les quartiers enquêtés, différents financier de ces élites émigrées à leur désignation
registres principaux de subjectivations permettent de comme acteur du co-développement, l’État commence
saisir ce qui donne sens à la volonté d’aller toucher alors à véhiculer un discours apparemment paradoxal :
ce « Nord » : il représenterait la modernité, la culture il contribue à reconstruire la figure historique des
savante et matérielle, et renverrait, en miroir, la percep- « Sénégalais de l’extérieur » tout en sommant ces der-
tion d’un quotidien insuffisant. Cet imaginaire n’est pas niers de contenir l’émigration des jeunes en participant
abstrait. Il est construit. Les logiques d’extraversion du au développement du pays. Au-delà de ce discours, les
Sénégal 7, c’est-à-dire le rapport intense qu’une grande valeurs d’initiation attribuées à la migration – celles qui
partie de la population sénégalaise entretient avec ce sont louées par les griots, les musiciens, les médias,
« là-bas », le Nord ou les mondes occidentaux, partici- l’État – contribuent à donner du sens et légitiment la
pent grandement à façonner ce champ des possibles. propre hypothèse de départ des enquêtés. Les difficul-
La pression migratoire est subtile mais omniprésente tés traversées par les émigrés sont retraduites comme
par les liens entretenus avec ce Nord. Programmes de autant d’épreuves nécessaires à l’acquisition d’un
développement, ONG, associations humanitaires : c’est nouveau statut, glorieux, que la migration permettrait 11.
en partie par le biais de la présence au Sénégal des Le départ devient un moyen d’acquérir une place gra-
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tifiante dans la société, tel un rite de passage vers un bi, bol bi » [le ballon (de foot), la théière, le bol pour
nouveau statut. manger, en wolof ]. Pourtant, les jeunes sont loin
L’hypothèse de départ des enquêtés s’apparente de n’être que des « charges » et leurs aspirations à
alors largement aux aspirations des jeunes étudiés dépasser l’insignifiance sont justifiées par le rôle qu’ils
par Jean Rouch 12, ou encore de ceux étudiés par jouent au sein même du foyer et/ou du quartier dont
Sylvie Bredeloup 13, c’est-à-dire une émigration motivée ils peinent à recevoir la considération. C’est de cette
par une logique beaucoup plus existentielle que collec- façon que se comprend la frustration qu’ils ressentent.
tive ou économique et qui, ici, correspond au désir de L’absence de reconnaissance devient insupportable.
s’extraire des rapports sociaux qui les contraignent : Il existe donc des aspirations et des blocages com-
ceux d’aînesse, de sexe, de caste, de classe. muns à cette jeunesse dakaroise. Mais les contraintes
ressenties ne pèsent pas de la même manière sur tous.
Émigrer pour s’émanciper Leurs aspirations à Tekki ne revêtent ni les mêmes
significations ni les mêmes enjeux : aux rapports
Les jeunes enquêtés mettent d’abord en avant les sociaux d’aînesse et de génération s’articulent d’autres
contraintes qui reposent sur eux en tant que jeunes, rapports sociaux, dont les jeunes veulent s’émanciper,
dans une société structurée par les rapports d’aînesse. notamment par la migration.
Les cadets doivent respect et obéissance aux aînés Le départ migratoire et le retour sont investis d’es-
d’une part mais, surtout, ils doivent rembourser la poirs différents selon les contraintes que ces jeunes
dette qui leur incombe auprès de celles et ceux qui vivent et la place qu’ils visent à occuper à leur retour
les ont nourris, éduqués : ils se doivent de devenir au sein de leur société. Les aspirations à partir sont en
des soutiens financiers et de participer à la circulation effet socialement déterminées. D’abord par la place
monétaire au sein de la famille. Or, tous les enquêtés, qu’ils occupent dans l’espace social. Par exemple, les
diplômés ou non, à l’instar des jeunes dakarois, sont individus appartenant aux classes populaires veulent se
»
confrontés au chômage, aux stages rapprocher avant tout des membres
non rémunérés ou encore au secteur de leur groupe d’âge appartenant aux
informel sous-payé. La précarité écono- Le départ classes aisées. Ensuite par leur sexe.
mique devient ainsi le vecteur commun devient un moyen Les jeunes femmes fustigent autant
de cette jeunesse contrainte de « res- d’acquérir une le droit d’aînesse qui contraint leur
ter jeune » 14, dépendante du chef de parole que la domination masculine
ménage, de celui qui prend en charge la place gratifiante qu’elles veulent contourner. Elles
cellule familiale élargie et a autorité sur dans la société, tel aspirent à la fois à dépasser leur statut
les cadets. Cette autorité peut s’affaiblir
lorsque les jeunes passent les étapes
un rite de passage de cadette générationnelle et à s’affir-
mer face aux hommes, en devenant
clés leur permettant d’accéder au statut vers un nouveau indépendantes financièrement avant
d’adulte, à savoir le mariage, la procréa- statut. le mariage pour ne pas être reléguées
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