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Maillage transdisciplinaire et fonction contenante :

clinique de la violence à l’adolescence


Anne-Claire Dobrzynski, Albert Ciccone
Dans Dialogue 2017/4 (n° 218), pages 125 à 140
Éditions Érès
ISSN 0242-8962
ISBN 9782749256962
DOI 10.3917/dia.218.0125
© Érès | Téléchargé le 06/07/2023 sur www.cairn.info via Université de Saint-Etienne (IP: 80.124.41.130)

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Maillage transdisciplinaire et fonction
contenante : clinique de la violence
à l’adolescence
Anne-Claire Dobrzynski et Albert Ciccone
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Mots-clés Résumé
Adolescence, Cet article présente les effets d’un dispositif de rencontre transdisciplinaire
violence, groupalité, dans l’accompagnement des adolescents commettant des agirs violents. Ces
fonction contenante, adolescents ont subi une double faillite de la fonction contenante dans les
transdisciplinarité. liens primaires et souffrent d’une faillite de la fonction de la groupalité psy-
chique. À travers l’agir violent, produit et producteur de leur errance subjective,
ces adolescents expulsent des fragments de subjectivité brute. La méthodo­
logie transdisciplinaire, adossée à la pensée complexe du sociologue Edgar
Morin, permet de constituer un maillage contenant pour et surtout avec ces
adolescents. La situation de Dorothée illustre l’effet subjectivant des rencontres
transdisciplinaires en tout petit groupe. L’article montre comment l’approche
clinique reposant sur une telle posture instaure un portage psychique groupal
pour ces sujets et relance le processus de subjectivation.

C et article présente la posture clinique transdisciplinaire adossée à la


 1

pensée complexe du sociologue Edgar Morin. Nous montrerons comment


l’approche clinique reposant sur une telle posture instaure un portage
psychique groupal pour des adolescents commettant des agirs violents et

Anne-Claire Dobrzynski, psychologue clinicienne, chargée d’enseignement et de formation en master de


psychopathologie clinique psychanalytique à l’université Lumière-Lyon 2, chargée de formation dans le
cadre de la formation continue. ac.dobrzynski@laposte.net
Albert Ciccone, psychologue, psychanalyste, professeur de psychopathologie et psychologue clinique à
l’université Lumière-Lyon 2, président d’alpace (Association lyonnaise pour une psychanalyse à partir de la
clinique de l’enfant). a.ciccone.99@gmail.com

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souffrant d’une faillite de la fonction de la groupalité psychique. La situa-
tion de Dorothée illustrera ce travail de maillage transdisciplinaire, qui
permet une relance du processus de subjectivation.

Des adolescents dans une impasse subjective grave

Clinique de l’abandon et du traumatisme :


faillite de la fonction contenante

Les adolescents commettant des agirs violents ont souffert et souffrent


encore d’un défaut de portage psychique. Au cœur des liens primaires,
ces adolescents ont subi une double faillite de la fonction contenante
(Dobrzynski, 2017), effet de la violence de l’environnement externe et
du déni de la détresse que cette expérience engendre. Cette double fail-
lite de la fonction contenante 1 produit une honte ontologique (Ciccone et
Ferrant, 2009) : l’adolescent est confronté à l’inhumain. Il se retrouve sans
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place. L’adolescent commettant des agirs violents, « pas sûr d’être né pour
quelqu’un », figure par son agir destructeur sa non-présence au monde
(Selosse, 2007). Jacques Selosse parle de négativité initiale qui provoque la
négation du sujet, le condamne à « être mort à soi-même ». Cette blessure
originelle conduit à la négation sociale : le sujet a été expulsé de la matrice
originelle sans introduction au social.
L’absence de répondant (Kaës, 2009) répétée et/ou prolongée, le vide inté-
rieur de l’objet primaire, les trous d’attention provoqués notamment par
les conduites addictives des parents, en somme, la discontinuité sans fond
suffisant de continuité, produisent un blanc dans l’être (Pinel, 2011), trace
interne de ce qui n’a pas pu être éprouvé. L’agir violent est la trace du
travail du négatif, au sens de la négativité relative de René Kaës (2009) : ce
qui n’a pas été réalisé, ce qui est resté en souffrance, qui n’a pas eu lieu
ou qui n’a pas trouvé de lieu. L’utopie, qui vient du latin utopia (« aucun
lieu »), est un des effets de cette négativité. Elle est paradoxalement
source d’espoir et de créativité. Cette négativité génère une pensée de
ce qui pourrait être, c’est-à-dire de ce qui n’a pas encore été contenu et
pensé : mouvement paradoxal de pensée de l’impensé. Sous cet angle,
l’agir violent témoigne d’un espoir inconscient de rencontrer un autre qui
va accueillir et transformer ce qui est resté en détresse dans sa psyché.

1. Dans tout l’article, nous parlons de la « fonction contenante » au sens de Wilfred R. Bion (1962), qui
consiste à accueillir et transformer la matière psychique brute.

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Face à eux, des équipes pluridisciplinaires :
un double mouvement désubjectivant

Ceux que l’on nomme « incasables 2 », « cas psy » ou d’autres appellations


chosifiantes se retrouvent souvent pris dans un double mouvement désub-
jectivant. D’abord en raison de la multitude d’intervenants qui gravitent
autour d’eux et d’une multiplicité de dossiers, les adolescents ne sont
souvent qu’un cas que l’on va prendre en charge, évaluer en référence
à une normalité (Karsz, 2004). L’écueil est la propension à produire un
morcellement désubjectivant. En effet, la pluridisciplinarité est l’étude
d’une même situation par plusieurs disciplines, les regards sont nombreux
mais ne se tissent pas entre eux. L’adolescent devient objet morcelé sur
lequel il s’agit d’intervenir.
Ensuite, les agirs violents ont un pouvoir effractant de la psyché de l’autre,
de plus d’un autre, selon l’expression de René Kaës. Ils attaquent la pensée
et les capacités de liaison des protagonistes des différents espaces grou-
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paux. Les pans de subjectivité brute expulsés par et dans l’agir hic et ubique 3
circulent par identification projective (Ciccone, 1999). Chacun, adolescent
ou professionnel, dépose inconsciemment des fragments psychiques bruts,
non mentalisés dans la psyché d’un autre. La personne qui subit ce trans-
fert se retrouve, à son insu, envahie, contaminée par des affects, souvent
massifs, dont elle ne connaît pas l’origine.
Les affects d’impuissance, de désespoir et les mouvements de rejet éprouvés
par les professionnels sont l’effet de ce processus. Si ces éléments bêta
(Bion, 1962) ne sont pas transformés, les professionnels vont expulser de
leur monde interne ce qui y a été déposé par les adolescents et d’autres
professionnels, rejeter tout ce qui devient porteur d’une menace effrac-
tante pour le groupe, l’institution. À ce moment du processus, le clivage
bon/mauvais s’installe, chacun se défend contre les éprouvés archaïques
importables psychiquement. Tous les propos dévalorisants au sujet des

2. Le mot « incasable » est un néologisme créé par les professionnels de terrain dans les années 1980
(Desquesnes et Proia-Lelouey, 2011). Au-delà de sa portée réifiante (Dobrzynski, 2017), ce vocable est
utilisé pour amorcer des travaux de recherche et construire de nouveaux outils et dispositifs à l’adresse
des adolescents. À titre d’exemple, on peut citer Jean-Pierre Chartier (1991) qui consacre une part
importante de sa pratique clinique à ces adolescents, pour lesquels il modélise la psychanalyse trans-
disciplinaire et péripatéticienne dans le contexte des accompagnements dits de « milieu ouvert ». Plus
récemment, cette fois dans le cadre des situations de placement, on peut évoquer Marion Feldman et
Malika Mansouri (2015, 2017) qui proposent, au sein de microstructures, une approche plurifocale qui
permet de favoriser la rencontre, d’accueillir et de transformer le mode d’être au monde d’adolescentes
en errance institutionnelle.
3. Ici et partout.

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adolescents, l’épuisement des équipes et le souhait d’arrêter l’accompa-
gnement sont l’effet de ces mouvements de survie psychique, produits et
producteurs de violence.

Clinique transdisciplinaire pour une relance


du processus de subjectivation

Une posture clinique transdisciplinaire

La logique transdisciplinaire permet d’intervenir dans la situation de l’ado-


lescent, plutôt que d’intervenir sur son cas ; de prendre en compte les réalités
intra/intersubjectives et groupales, plutôt que de prendre en charge ; de faire
le moins possible pour mais un peu plus avec (Karsz, 2004). L’adolescent
devient alors sujet de son accompagnement. Les regards des professionnels
vont se tisser entre eux et avec l’expression subjective de l’adolescent sur
et dans sa situation.
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La posture transdisciplinaire est adossée à ce que le sociologue Edgar Morin
(1990) nomme la « pensée complexe ». « Complexe » vient du latin complexus
qui signifie « tisser ensemble ». Pour œuvrer à ce maillage contenant, donc
humanisant, Edgar Morin propose de s’appuyer sur des « opérateurs de
reliance » : la boucle récursive, la dialogique et le principe hologramma-
tique. Éclairer ces concepts à la lumière de la psychanalyse fonde la posture
clinique transdisciplinaire, notamment auprès des adolescents commettant
des agirs violents.
Le travail de la dialogique se situe au niveau de la logique des contra-
dictoires, qu’elle fait tenir ensemble, créant une unité plus large qui les
unit. En psychanalyse, cette mise en tension des éléments d’apparence
contraire renvoie aux conflits intrapsychiques et intersubjectifs, conscients
ou inconscients, subjectivants ou mortifères. L’enjeu est de transformer
le conflit mortifère, figé, producteur de formation de compromis ou de
clivage, en conflictualisation dynamique et maturative de la psyché et de
l’intersubjectivité.
La posture dialogique réalise cette opération par une mise en perspective,
produisant une position méta qui enveloppe la scène des contradictoires.
La dialogique ne construit pas de compromis, qui déforme ou écrase, mais
elle soutient la rencontre. En cela elle transforme la logique binaire
et le conflit narcissique, inhérents à la violence fondamentale (Bergeret,
1984), en groupalité interne et externe. C’est une posture créatrice en son
essence.

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La boucle récursive se définit ainsi : le produit est le producteur de ce qu’il
produit. Il en existe deux sortes : les boucles récursives subjectivantes,
productrices de maturation psychique, et celles mortifères, désubjectivantes
(Dobrzynski, 2017). La récursivité est un puissant mécanisme, qui se répète
indéfiniment, par la voie d’un automatisme. Autrement dit, la boucle récur-
sive crée le mouvement dans lequel elle est prise elle-même. Ce processus
inconscient est fondé par et favorise la répétition, maturative et créative
ou mortifère et aliénante, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, ce que Sigmund
Freud nomme la « compulsion de répétition ». Ce phénomène est de nature
plurielle, c’est-à-dire qu’il se constitue d’un maillage complexe de boucles
récursives aussi bien aliénantes que maturatives.
Envisager comme un maillage complexe de boucles récursives une part de
la réalité psychique des trois espaces psychiques définis par René Kaës 4
permet d’investiguer et de traiter la complexité inhérente aux paradoxes.
Dès lors, le processus de soin traite un pan de cette réalité psychique non
pas au niveau du lien paradoxal mais à l’endroit d’un ou plusieurs anta-
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gonistes. Cette mise au travail provoque un effet sur la dynamique de ce
système complexe, transformant le paradoxe fermé, aliénant en paradoxe
ouvert, maturatif (Dobrzynski 2017).
Le principe hologrammatique soutient qu’une partie est dans le tout et
que le tout est dans la partie et renvoie au rapport d’emboîtement des
trois espaces psychiques. L’homologie fonctionnelle (Pinel, 2005) est un
de ses effets : le vécu intrapsychique de l’adolescent se rejoue dans le lien
intersubjectif, sur les différentes scènes institutionnelles et sur la scène
interinstitutionnelle. L’enjeu clinique de ce principe est que l’accueil et la transfor-
mation d’un pan de tourbillon 5 (Kaës, 2007) sur la scène inter­­institutionnelle
de ces adolescents produit un effet sur l’ensemble du processus.

Fondement clinique des rencontres transdisciplinaires


en tout petit groupe

Les rencontres se déroulent dans un espace circulaire : table ronde ou


fauteuils en cercle. Le cadre matériel pose d’emblée l’idée d’être ensemble.
Ce dispositif réunit un adolescent, son éducateur référent et le psychologue

4. Intrapsychique, intersubjectif, transsubjectif.


5. Dans la clinique des adolescents commettant des agirs violents, la scène interinstitutionnelle fonctionne
souvent selon cette modalité groupale (Dobrzynski, 2017). Ce puissant processus, traversé par le paradoxe
et qui produit un déferlement événementiel, est en partie un effet de résonance du chaos et de la faillite
de la fonction contenante caractéristiques des scènes intrapsychique et intersubjective de ces adolescents
(ibid.).

Maillage transdisciplinaire et fonction contenante : clinique de la violence à l’adolescence 129


du service dans un espace-temps où les relations ne sont pas hiérarchisées,
où la parole de chacun est aussi importante que celle des autres.
Un des enjeux est de créer une « oasis de décélération 6 » (Rosa, 2010) en
réponse à l’accélération produite par les conduites agies, formant des îlots
de résistance à la violence, à l’abandon, à la destructivité… Résister, au sens
de ne pas laisser tomber (Ciccone, 2012a), c’est-à-dire porter psychiquement
et institutionnellement.
En réponse au défaut de demande explicite de ces adolescents, nous déca-
lant de la position aliénante qui consiste à formuler pour l’adolescent : « Tu
es demandeur mais tu ne le sais pas encore », la posture clinique est celle
qu’énonce Sylvie Tordjman au sujet des équipes qui se déplacent auprès
des adolescents : « Nous sommes demandeurs parce que tu ne vas pas
bien et on ne peut te laisser comme cela » (Tordjman et Garcin, 2010). Des
professionnels ont une demande implicite vis-à-vis de l’adolescent, celle de
reprendre le chemin de sa construction psychique et sociale, et créent les
conditions pour qu’il puisse se mettre à penser.
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Nous coconstruisons ces rencontres avec l’adolescent (durée, fréquence)
sous forme de conversations ordinaires (Winnicott, 1986) qui rassemblent
hic et nunc les pans de subjectivité brute que l’adolescent expulse hic et
ubique sur la scène interinstitutionnelle. Une des spécificités de ce dispositif
est que les rencontres transdisciplinaires se déroulent en présence ou en
l’absence de l’adolescent. Ce portage psychique en l’absence constitue un
antidote au risque de répétition du lâchage psychique des liens primaires.
Pour rendre la rencontre prévisible et l’absence signifiante, nous organisons
un calendrier de rencontres cocréé avec l’adolescent. C’est une posture
d’emblée créative afin de permettre à l’adolescent de sortir du sentiment de
passivité mortifère.

Une groupalité externe

La posture transdisciplinaire permet que la rencontre se déploie sur un mode


groupal dans le but de produire de la groupalité externe en réponse au
défaut de groupalité interne de ces adolescents. La présence de l’éducateur
référent crée du familier qui sécurise l’adolescent, favorise une rencontre
possible avec l’étranger et l’inconnu, en soi et en l’autre. Pour autant, nous

6. Face à une société où, dès qu’on s’arrête, on est en retard, le sociologue et philosophe allemand Hartmut
Rosa (2010) utilise la métaphore des « oasis de décélération » comme de petites formes de résistances
individuelles. Ce sont des îlots où l’on est préservé des sollicitations permanentes. Les moyens techniques
ne sont pas disponibles, ce qui permet de nous autoriser à ne rien faire.

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ne sommes pas dans un rendez-vous psychoéducatif. Le préfixe « trans »
signifie au-delà et par-delà, de l’autre côté et à travers. Les frontières se
décloisonnent, tandis que notre singularité subjective est préservée. L’écoute
à deux atténue le risque pour l’adolescent de se sentir menacé psychique-
ment, de se vivre sous l’emprise inconsciente d’une violence meurtrière ou
incestueuse, d’une séduction pénétrante et menaçante. La diffraction du
transfert par dépôt, dès que le groupe existe, lui donne plus de chance
d’être contenu (Vacheret, 2010). La groupalité transdisciplinaire qui émerge
au fil des rencontres a des effets de contenance, donc d’apaisement des
agirs violents et de relance du processus de subjectivation.

Situation de Dorothée

La prérencontre avec la situation de Dorothée, 15 ans et demi, a lieu


lors d’une réunion interdisciplinaire 7 dans une unité éducative de milieu
ouvert de la Protection judiciaire de la jeunesse. L’éducatrice est désem-
parée, désespérée, très inquiète. Elle est comme le témoin impuissant
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d’une adolescente qui sombre petit à petit dans des conduites de plus en
plus violentes.
Il y a une semaine, Dorothée a été déférée 8 pour violences aggravées
avec arme : elle a donné plusieurs coups de couteau dans l’abdomen et la
cuisse d’une autre adolescente à la sortie d’une séance de cinéma. Dans
un premier temps, elle se vante de son agir. Fermée à tout échange et
sans émotion apparente, elle revendique : « Je suis violente, je suis comme
ça. » L’éducatrice nous relate des éléments de la situation de Dorothée :
violences intrafamiliales, rejet du lieu de placement, renvoi de l’établisse-
ment scolaire…
Dorothée est une adolescente à la dérive, prise dans un système qui nourrit
paradoxe et violence. Les institutions produisent l’expulsion de Dorothée
tandis qu’elle est en situation de survie psychique. Les institutions et l’ado-
lescente sont prises dans une boucle récursive mortifère, qui nourrit les
vécus d’abandon désubjectivants et produit une violence meurtrière que
Dorothée agit à son insu.

7. Ce sont des réunions qui rassemblent le chef de service, les éducateurs, l’assistante sociale et la psychologue
de l’unité, où nous élaborons groupalement certaines situations d’adolescents. L’écoute clinique est inspirée
par l’esprit de la posture transdisciplinaire.
8. C’est-à-dire arrêtée par les forces de l’ordre, mise en garde à vue et présentée devant le juge pour enfants.

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L’unité ayant déjà éprouvé la contenance du dispositif de rencontre trans-
disciplinaire 9, je 10 propose à l’éducatrice de rencontrer Dorothée ensemble.
Toutes deux ont rendez-vous dans quinze jours : l’éducatrice va évoquer
notre projet avec Dorothée et nous présenter en fin de rencontre, l’espace
de quelques minutes.
Le jour J, l’éducatrice vient me chercher dans mon bureau et m’emmène
dans la salle où Dorothée et elle sont en entretien. Dorothée me regarde,
l’expression souriante et un peu questionnante. Je me présente et lui dis
que l’éducatrice m’a parlé d’elle, que je me suis dit qu’elle vivait des choses
très lourdes en ce moment et que nous pourrions en parler toutes les trois,
partager avec elle ce qui est difficile, qu’elle ne reste pas toute seule avec
cela. Dorothée écoute, très attentive, me regarde encore, acquiesce. Nous
planifions les premières dates. Cet arrimage de Dorothée à notre proposi-
tion de rencontre repose notamment sur la dilution des frontières discipli-
naires, mais aussi entre soi et l’autre, creuset et condition sine qua non de
la rencontre 11.
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Première rencontre, Dorothée est loquace. Elle investit l’espace de parole et
l’échange se tisse à trois. Dorothée parle avec nostalgie et au présent de ses
sorties dans un centre commercial : « Quand ça va être l’heure de rentrer,
on fait un terminus, on ramène tout le monde » ; « Le bus fait le tour et il
revient à M. : on galère ensemble. C’est notre délire » ; « Parfois on rentre
à deux à [centre commercial] et on ressort à 1000 : tous ceux qui galèrent,
on se regroupe. » Galérer, c’est une question d’ennui, quand il n’y a « rien
à faire » – « C’est tous les jours. » Dorothée dit qu’elle est « au chaud, dans
le bus », qu’elle préfère quand il roule. L’éducatrice dit : « T’es bien dans le
bus, ça berce. » Dorothée acquiesce et explique qu’elle se sent moins bien
quand le bus s’arrête.
La proposition de conversations ordinaires fonctionne d’emblée avec
Dorothée. Elle évoque les mouvements de dépressivité, le besoin de faire
groupe et sa belle métaphore de la régression dans le ventre maternel, où
elle est bercée et bien au chaud. L’approche transdisciplinaire permet de

9. Cf. la genèse de ce dispositif (Dobrzynski, 2017), qui a d’abord été proposé par la psychologue et
expérimenté avec certains éducateurs. Les cadres ont ensuite soutenu cette approche transdisciplinaire.
Ce portage institutionnel constitue dès lors un métacadre au dispositif.
10. Anne-Claire Dobrzynski.
11. Cette posture clinique produit la « légèreté du lien » (Jeammet, 1992), indispensable pour que l’adolescent
puisse l’investir. Elle crée aussi une interpénétration des espaces intimes, intrusion potentiellement violente,
incestuelle ou meurtrière. Pour autant, au cœur de l’accompagnement transdisciplinaire, on observe
l’apaisement de l’excitation psychique de l’adolescent. Ce paradoxe maturatif repose sur la double fonction
de la limite entre l’intime et le partageable (Dobrzynski, 2017).

132 DIALOGUE Familles & couples 218


tisser deux scènes indissociables : celle de l’agir violent et celle de la réalité
psychique de l’adolescent. L’une verrouille l’autre et, dans le même temps,
ouvre sur l’autre 12.
Dorothée évoque ensuite une scène de rivalité fraternelle et un sentiment
de trahison avec « une pote, comme une sœur », autour du prêt d’un « beau
tee-shirt ». Le conflit éclate au collège, Dorothée explique : « J’ai pas le droit
de me battre. J’étais au bout de ma vie. J’ai pleuré. » Malgré ses efforts pour
ne pas se battre, Dorothée est exclue définitivement du collège : l’équipe
pédagogique est trop insécurisée par l’adolescente, qui a déjà poussé une
surveillante. Une heure s’est déjà écoulée, Dorothée n’en finit pas de
raconter. L’éducatrice la coupe pour arrêter l’entretien.
Quatrième rencontre. Dorothée, le coude sur la table, la tête dans la main,
regarde l’éducatrice avec de grands yeux : « Vous m’avez manqué, lui dit-
elle, avant on se voyait tous les jours. » Encore plus que lors des deux
entretiens précédents, j’ai l’impression d’assister à un entretien éducatif.
Pendant quelques secondes, je me demande ce que je fais là, je me sens
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agacée, un peu saoulée, annulée. Je me dis que je pourrais partir, que cela
ne changerait rien… Puis je me rappelle le texte de Régine Prat (2008) : je
suis aux prises avec une tentative d’expulsion d’une matière brute indigeste
pour ma psyché. Comment survivre à ce dépôt mortifère inconscient ?
Comment résister psychiquement à la violence fondamentale ? Je donne ce
mouvement contretransférentiel violent à ma capacité de rêverie, afin de le
contenir pour rester présente psychiquement avec elles deux. Je me mets
alors à observer ce qui se déroule sous mes yeux. L’éducatrice ne lâche
pas Dorothée des yeux. Dorothée semble boire les paroles apaisantes de
l’éducatrice 13. L’adolescente jette quelques coups d’œil furtifs sur le bloc
de papier où j’écris. Tantôt sa tête est dans ses mains, tantôt ses mains
sont l’une sur l’autre, posées avec ses coudes sur la table, dans une atti-
tude d’élève attentive : « On m’a jamais fait confiance, normal, ils avaient
toujours un petit doute. »
Je suis à la place de témoin de leur relation symbiotique. En deçà du
contenu, j’éprouve que ma parole, comme une « chose en soi 14 », pourrait

12. Dorothée est en errance subjective, produit et producteur de l’agir violent. Ce désarrimage, ce défaut
de regard de l’autre provoque un vécu de nudité psychique, source de honte (Ciccone et Ferrant, 2009).
Dès que l’on s’intéresse à sa subjectivité, l’adolescente sort de cet état de nudité psychique. Ce mouvement
subjectivant favorise l’implication de Dorothée dans ce dispositif.
13. Pour éclairer les postures contrastées de l’éducatrice, on peut se référer à la notion de parentalité interne
soignante (Ciccone, 2012b).
14. W.R. Bion nomme ainsi les éléments bêta.

Maillage transdisciplinaire et fonction contenante : clinique de la violence à l’adolescence 133


être intrusive de cette bulle symbiotique. Nous sommes presque à la fin de
la rencontre, Dorothée poursuit : « Je veux être avocate depuis toute petite
mais ça n’est pas possible. » L’éducatrice est en train d’acquiescer. Le visage
de Dorothée commence à se crisper. Ça bondit dans mon monde interne :
je prends une inspiration, leurs deux têtes se tournent vers moi, la bulle
symbiotique s’ouvre tandis que je pense : « Tiens, elles avaient conscience
qu’un autre était là. » Je dis : « Tu as déjà rencontré une avocate ? Pourquoi ce
ne serait pas possible ? » Dorothée nous parle de « Charlotte », son avocate :
elle « aimerait parler comme elle ». C’est l’avocate de toute sa famille : sa
mère, son père, son frère, sa sœur. « Mais je ne peux pas, j’ai un casier. »
Je questionne l’éducatrice sur la question du casier, Dorothée a-t-elle déjà
été jugée ? Quel type de casier doit être vierge ? L’éducatrice doute. Je dis
que c’est une question à creuser. Dorothée s’adresse à l’éducatrice : « Le juge
va être content ? Je respecte tout. »
Hic et nunc dans la rencontre, je subis de plein fouet un transfert par dépôt
qui m’annule en tant que sujet, dans la continuité du mouvement subjectif
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du père en salle d’attente. J’observe, en témoin attentif, que cette abrasion
de la groupalité protège une relation symbiotique qui recharge narcissique-
ment Dorothée. En effet, l’adolescente est fortement fragilisée à cet endroit
dans une expérience de stage qui pourtant, de l’extérieur, se passe bien.
Je saisis ensuite au vol un désir de Dorothée qui allait être annulé à l’insu
de l’éducatrice. Ce désir s’inscrit dans un projet d’avenir et repose sur une
identification à une figure parentale qui a une place prépondérante sur la
scène familiale, celle de se préoccuper des intérêts de chacun. L’amorce de
l’annulation de ce désir a une portée désubjectivante pour Dorothée, dans
un micromouvement de violence fondamentale. C’est l’accueil et la trans-
formation immédiate de ce mouvement qui bondit sur ma scène interne de
clinicienne. Nous sommes au cœur du kairos 15, suspension momentanée
du temps, marqué par mon inspiration qui ouvre la bulle symbiotique et
permet une rencontre narcissisante de Dorothée avec elle-même.
Cinquième rencontre. Dorothée évoque la question de la liberté : « Depuis
bébé, j’avais de la liberté, sauf maintenant. » Nous basculons alors dans un
rêve éveillé provoqué par Dorothée : « Vous seriez tous des bébés et moi,
15. Kairos ne se mesure pas mais se ressent, ouvrant une porte sur une autre perception de l’univers,
de l’événement, de soi. Kairos constitue le temps métaphysique, immatériel. C’est le temps de l’occasion
opportune qui crée une profondeur dans l’instant, transcende hic et nunc. C’est le « O » de Wilfred R. Bion
(1970), « l’inconnu et l’inconnaissable », subjectivant en son essence.
La locution adverbiale hic et nunc signifie ici et maintenant. Aristote disait : « Ce qui se présente ne sera
plus. » C’est le kaïron gnôthi de la Grèce antique : « connais l’instant » ou encore « connais l’occasion » (Fleury,
2015). « Une fausse manœuvre est irréparable. Le proverbe, le lion ne bondit qu’une fois, a nécessairement
raison », disait Sigmund Freud concernant l’acte psychanalytique (Freud, 1937, p. 234).

134 DIALOGUE Familles & couples 218


une adulte : j’aurais de l’argent, une voiture et je resterais chez moi. » L’édu-
catrice dit qu’il faudrait s’occuper de tous ces bébés. Dorothée dit qu’elle
les confiera à sa grand-mère. L’éducatrice rétorque : « Mais elle sera bébé ! »
Je me dis que tous ces bébés sont encombrants : je pense aux parts bébés
en détresse (Ciconne, 2012c) de ses parents. Nous imaginons la manière
dont elle aura de l’argent. Puis, un moment après : « Et tous ces bébés ? »,
demande l’éducatrice. Dorothée répond : « Je les laisserai mourir. » L’édu-
catrice : « Et les odeurs des corps ? » Dorothée : « Je les mettrai dans des
sacs poubelles. » Je me dis que c’est une vision d’horreur. La construction
imaginaire se poursuit et Dorothée dit en s’adressant à moi : « Si vous étiez
bébé, je vous pique votre portable. » L’éducatrice, enjouée : « Et tu piques
pas sa voiture ? » Dorothée : « Ça dépend, qu’est-ce que vous avez comme
voiture ? » Quelques instants s’écoulent encore. Puis nous évoquons la fin
de l’entretien. Dorothée regarde vers la fenêtre derrière elle et dit avec une
pointe d’humour : « Est-ce qu’il y a plein de bébés dehors ? »
Pendant toute cette partie de l’entretien, Dorothée est adossée à sa chaise,
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bien droite, de face et nous regarde toutes les deux. La groupalité externe
est bien maillée. Ce rêve éveillé, conjoint et partagé, est sous-tendu par et
relance le travail du préconscient. La groupalité agit comme « préconscient
auxiliaire » (Benyamin, 2015). Dorothée éprouve une capacité à rêver et à
jouer en présence de l’autre et avec lui (Winnicott, 1958). L’espace potentiel
groupal l’inscrit dans chronos, liant présent, passé et futur.
Au cœur de cet espace-temps transitionnel, Dorothée déploie une fantas-
matique inconsciente peuplée de bébés en défaut de holding face à une
figure parentale démunie, qui laisse dépérir ces bébés pour survivre.
Ce vécu indigeste, mortifère et traumatique, est enfoui dans des sacs
poubelles, telle une crypte enterrée dans la psyché. La solution transgres-
sive de l’agir délictuel a une fonction de restauration narcissique face à ce
drame. Il s’agit de prendre à l’autre un dû qui nourrit les assises narcissiques
meurtries (téléphone, voiture). Dorothée rejoue dans le même temps le
rapt narcissique subi de la part d’une figure parentale vis-à-vis d’un bébé.
Toute cette fantasmatique évoque, et métabolise par le jeu, les liens infan-
tiles de Dorothée-bébé avec son environnement primaire, chargé de parts
bébés en détresse.
Neuvième rencontre : Dorothée est rescolarisée. Elle parle de la victime
de ses coups de couteau qu’elle a aperçue dans un lieu de restauration
rapide. Cela nous propulse sur la scène de l’agir délictuel violent. Depuis
une semaine, Dorothée se baladait avec ce couteau caché dans son dos,
coincé dans son pantalon, quand elle « descendait en ville ». Ce couteau,
c’est celui que sa mère utilise pour couper le poulet à la maison, mais cette

Maillage transdisciplinaire et fonction contenante : clinique de la violence à l’adolescence 135


dernière ne l’utilise pas souvent. La victime lui avait donné un « survêt’
blanc et noir » : la « base des bases » en matière vestimentaire. Dorothée
nous explique les enjeux de la tenue dans le quartier, le pantalon que
la victime a finalement redemandé. Dorothée lui a dit d’attendre… Puis :
« C’est pas pour le pantalon que je l’ai plantée, c’est pour ma mère. » Parce
que Dorothée a appelé sa mère ce jour-là et que la victime a commencé à
insulter cette dernière…
Tandis que Dorothée raconte et répond à des questions qui lui semblent
un peu incongrues, en écarquillant les yeux et haussant les sourcils d’une
manière étonnée – pourquoi ce pantalon était important ? ce couteau, où
l’a-t-elle trouvé ? à quoi servait-il ?… –, elle dessine un ours et le couteau,
tous deux aussi hauts que la feuille, aussi grands l’un que l’autre, côte à
côte. L’ours a l’air inoffensif, tranquille, timide, vulnérable. Dorothée dessine
ensuite, de l’autre côté du couteau, un plus petit ours au regard noir, prêt
à bondir. Pendant tout l’entretien, les échanges se déploient à trois. En
présence de son éducatrice référente et adossée à elle, figure familière et
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sécurisante, la posture clinique consiste à entrer dans la scène de l’agir
violent du point de vue subjectif de Dorothée et sans interpréter. Portée
psychiquement, Dorothée évoque alors en filigrane les enjeux narcissiques
latents, son insécurité interne massive, la survie psychique face à l’image
maternelle attaquée, le clivage bon-mauvais et le couteau, porte-agir de la
part omnipotente qui protège la part interne en détresse.
Dixième rencontre. Dorothée raconte que dernièrement elle a croisé des
filles qu’elle fréquentait à l’époque des faits : l’une l’a traitée de « sale pute ».
Dorothée, qui ne voulait pas se battre, a répondu : « Si je suis une pute, toi
t’es quoi alors ? » et elle est partie en souriant. Sa camarade l’a valorisée et
les autres ont dit : « Mais c’est pas la même Dorothée qu’avant ! » Dorothée
est fière de ce qu’il s’est passé et de le relater : elle a même noté sa réplique
sur son portable, pour s’en souvenir. Dorothée commente son attitude :
« Quelque chose m’a retenue à l’intérieur de moi. »
Nous sommes huit mois après des faits violents d’une extrême gravité.
Dorothée n’est plus écorchée vive dans la relation à ses pairs. Sa fonction
contenante (Bion, 1962) parvient à transformer en mots des attaques narcis-
siques qui auraient produit une violente joute féminine auparavant. Dans
les rencontres transdisciplinaires, Dorothée réalise un travail d’élaboration
de pans de son histoire en souffrance, tissé avec le fil associatif de ses
difficultés actuelles, et notamment sa capacité à investir les apprentissages.
L’enveloppe narcissique n’est plus à vif.

136 DIALOGUE Familles & couples 218


À 16 ans et demi, un an après le début de l’accompagnement dans une
approche transdisciplinaire, Dorothée est dans des préoccupations adoles-
centes, notamment celle de construire sa liberté, adossée à une recherche
de limites maturatives.
Après le défèrement, l’éducatrice relatait des éléments chaotiques et puissam-
ment mortifères dans la situation de Dorothée. Elle témoigne de l’apaisement
soudain et « spectaculaire » dès que l’accompagnement transdisciplinaire
débute. Et aucun agir de nature violente ou délictuelle n’a eu lieu depuis
un an.
On peut dire que la situation est prise en compte alors que la plaie psychique
de Dorothée est béante. L’accompagnement transdisciplinaire est posé tel
un drain, qui évacue et transforme les éléments bêta encryptés à travers
une écoute clinique tissée au suivi pénal. La plaie n’a pas le temps de se
refermer et de s’infecter à nouveau, de produire encore des éléments bruts
à expulser de la psyché par la commission et le commettage 16 de nouveaux
agirs violents.
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Ce travail transdisciplinaire est tissé à la scène externe, judiciaire et fami-
liale. L’événement « défèrement » et la mise sous contrôle judiciaire sont
centraux ; le travail de cadrage parental est essentiel aussi. L’accompagne-
ment transdisciplinaire soutient et maille ces différentes scènes à la scène
interne de Dorothée.

En conclusion :
les effets de la groupalité transdisciplinaire
La groupalité transdisciplinaire soutient le lien d’affiliation pour traiter les
avatars du lien de filiation (Kaës, 1985). Cette forme de groupalité est créa-
trice par essence, mais la logique transdisciplinaire n’est pas posée d’emblée.
Les disciplines, les professionnels, les institutions peuvent se côtoyer sans
se rencontrer, sans tisser leur regard entre eux et avec le langage subjectif
du sujet accompagné. Cette modalité de maillage nécessite, tout en préser-
vant l’identité professionnelle, institutionnelle, subjective de chacun, une
dilution des frontières entre les différents espaces d’accompagnement et
avec le sujet accompagné. Ce préalable est une condition sine qua non de
la rencontre, de l’émergence d’un espace transitionnel qui n’appartient à
personne mais qui nourrit chacun.

16. Le « commettage », terme emprunté au vocabulaire marin, désigne l’agir violent comme une quête de lien
intersubjectif contenant et subjectivant (Dobrzynski, 2017).

Maillage transdisciplinaire et fonction contenante : clinique de la violence à l’adolescence 137


Ces espaces groupaux en tout petit groupe ont la particularité d’émerger de
l’intérieur de la rencontre et dans le même mouvement de l’impulser : ils ne
se prescrivent pas, ils se proposent, ils se composent pour et surtout avec
l’adolescent. Ces formations de lien accueillent ce qui advient hic et nunc.
La capacité de rêverie transdisciplinaire (Dobrzynski, 2017) rassemble et
transforme les fragments psychiques en quête de figuration, en présence
ou en l’absence de l’adolescent et relance le processus de subjectivation.
Par ricochet, et parce que chacun est au cœur du dispositif, cette forme de
groupalité renforce aussi les capacités de contenance interne des profes-
sionnels. Ils supportent davantage dans leur psyché l’attaque produite par
les pans de fragments bruts expulsés par l’agir violent. Cette perspective
participe à l’apaisement du tourbillon sur la scène interinstitutionnelle.
C’est le clinicien qui tient le fil de ce travail de contenance. Pour cela
s’impose à lui un impératif éthique : être suffisamment désintoxiqué des
éléments bruts déposés à son insu dans sa psyché par les professionnels,
par l’adolescent et sa famille. Il repère les inévitables effets de contami-
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nation à son endroit grâce à une attention vigilante à ses états psychiques
internes. L’analyse de ce contretransfert, socle du processus de soin, a une
fonction de transformation de ces éléments bruts et de relance de la capacité
de rêverie du clinicien.

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Transdisciplinary meshing and containing function:


clinic of violence in adolescence

Keywords Abstract
Adolescence, The effects of a transdisciplinary encounter provision in accompanying ado-
violence, groupality, lescents committing acts of violence are described. These adolescents had
containing function, experienced a dual failing of the containing function in primary bonds and
transdisciplinarity. suffered from a breakdown in the psychic groupality function. Through acting
violently, as a product and producer of their subjective errance, these adoles-
cents expel fragments of raw subjectivity. The transdisciplinary methodology,
backed up by the complex thinking of the sociologist Edgar Morin, allows a
containing mesh to be constituted for and above all with these adolescents.
Dorothée’s situation illustrates the subjectifying effect of transdisciplinary en-
counters in small groups. It is shown how the clinical approach based on such
a posture brings in a groupal psychic portage for these subjects and revives
the subjectivation process.

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