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La lettre mensuelle

Revue des ACF et des CPCT

Dossier :
Vers le congrès de l’amp. « Un réel pour le xxie siècle » (1)

publiée par l’École de la Cause freudienne


Janvier 2014

Sommaire
324
la lettre mensuelle n° 324
1 ÉDITORIAL, Stella Harrison p. 3
L’Europe de la psychanalyse regarde la Belgique, Yves Vanderveken p. 5
« Nommer l’extime », Gil Caroz p. 6

ACF
2 action
La Première Séance, une Première, Armelle Gaydon et Pascale Bouda p. 7
Flash Back sur La Première Séance, Armelle Gaydon p. 8

clinique
La crise commence où finit le langage, Sébastien Rose p. 10
Julien et son psychologue « pratique », Emmanuel Chenesseau p. 11
Le(s) surmoi(s) d’Odette, Vincent Lucas p. 12

3 TIRÉ-À-PART
Pour une lecture borroméenne de l’autisme, Francesca Biagi-Chai p. 14
Sur la notion d’« autisme de la jouissance », Esthela Solano-Suarez p. 16

4 LES DOSSIERS DE LA LM : VERS LE CONGRÈS DE L’AMP


« UN RÉEL POUR LE XXIe SIÈCLE » (1)
Présentation du dossier, Camilo Ramirez p. 18
La rupture cause/effet, Guy Briole p. 19
Du réel dans une psychanalyse, Éric Laurent p. 20
Désir de l’analyste, Pierre Naveau p. 20
De la ponctuation à l’équivoque, Hélène Bonnaud p. 22
Vers une redéfinition du désir de l’analyste, Sonia Chiriaco p. 23
Notes sur le désir de l’analyste, Pierre Streliski p. 25
Inconscient transférentiel et inconscient réel, Philippe de Georges p. 26

5 CPCT
L’homme qui a appris à nager sur internet, Françoise Denan p. 27
Le corps en questions, Sylvie Goumet p. 29

6 ARTS & LETTRES


Kertész l’écrivain de l’impossible, entretien avec Nathalie Georges et Daniela Fernandez p. 31
Jeannette, alias Blue Jasmine, Rose-Paule Vinciguerra p. 33
S Ce qu’Hitchcock nous enseigne sur le réel dans le film Psychose, Élisabeth Marion p. 34
« Qui est cette femme dont je tombe ? »
1 À propos de L’Origine de la danse de Pascal Quignard, Carolina Koretzky p. 35

2
7 ÉVÉNEMENTS
Un apologue pour aujourd’hui, Vanessa Sudreau p. 38
3
Qui a peur du DSM ? Colloque organisé par l’Association franco-argentine de psychiatrie,
Dominique Wintrebert p. 39
4
Un devoir d’humanité, « Un chez-soi, pour quoi faire ? », Stéphanie Navas p. 40
5
8 LM CES LIVRES
6 L’American way of life, Lacan et les débuts de l’Ego Psychology, de Pamela King,
Franck Rollier p. 44
7 Le bateau sexuel de Françoise Haccoun, Jean-François Cottes p. 45

8
9 CONNEXIONS
9 Tisser des liens : voir, écouter, lire, Joëlle Hallet p. 47

10
10 AGENDA p. 48

–2–
Éditorial
éditorial
Stella Harrison

Je remercie Patricia Bosquin-Caroz, nouvelle Présidente de l’École de la Cause freudienne, de la


confiance qu’elle m’accorde en me nommant rédactrice en chef de la Lettre mensuelle, Revue des ACF
et des CPCT.
Tous nos vœux pour 2014, et celui-ci, d’abord : la nouvelle équipe de la LM souhaite ardemment
que la cause du désir l’emporte sur celle de sa grise régulation. Elle apporte son concours à l’action
menée en Belgique par les associations du Champ freudien, la Section Clinique de Bruxelles, l’APCF
et le Kring voor Psychoanalyse.
Il faut relire les textes « Psychanalyse : Spécial Belgique » et « Alerte ! » publiés dans Lacan Quotidien
n° 363 le 18 décembre dernier. Ils situent le contexte de la mobilisation de nos collègues belges qui
se sont opposés à un projet de loi assimilant et réduisant la psychanalyse à une spécialisation de la
psychothérapie  : création du Forum des psychanalystes dont les premiers numéros furent envoyés
aux parlementaires et largement diffusés  ; union des différentes associations analytiques en une
fédération, la FABEP, qui aboutit à la rédaction d’une pétition exigeant que la psychanalyse soit
reconnue comme une discipline à part entière. Malgré l’Appel des psychanalystes aux parlementaires
de Belgique récoltant près de 5000 signatures, et les déclarations de Madame Onkelinx, Ministre
des Affaires sociales et de la Santé publique, confirmant lors d’une conférence de presse que la
psychanalyse ne serait pas concernée par cette loi, rien n’était cependant acquis. C’est promptement
qu’un Forum Éclair a donc été organisé le 19 décembre à Bruxelles.
Vous trouverez deux textes témoins de cette actualité qui presse, attaque la psychanalyse et la
menace à nouveau, dès les premières pages de notre Lettre.  

Nous avons la chance de prendre le relai d’une équipe pionnière : c’est avec elle que la LM, Bulletin
de l’ECF depuis sa création, devenue Revue des ACF en 2010, puis des ACF et des CPCT en 2012, est
passée au numérique. Merci aussi à Francesca Biagi-Chai et à son équipe de leur générosité et leur
souci de clarté dans la transmission de leur expérience.
Impossible de taire ici cette surprise : c’est avec un enthousiasme souvent immédiat que chaque
un, sollicité à participer à l’équipée de cette nouvelle LM, me répondit. De Bruxelles à Angers, de
Toulouse à Strasbourg, de Nantes à Marseille, et j’en passe, l’École de la Cause freudienne suscite le
désir.
Il nous reviendra de faire entendre ce souffle sur… nos tablettes.

Bulletin ? Feuillet ? Mini-revue ? Blog ?

S La Lettre mensuelle de l’ECF, Lettre mensuelle des ACF et des CPCT, résiste, persiste, quels que soient
sa couverture, sa maquette, son format… Notre LM vit, vous le savez, depuis quelques mois de
1 délicates transitions radicales. Oxymore ? Elle est devenue numérique dès juin 2013, (PDF interactif)
et de nouveaux sauts technologiques l’attendent ; la réflexion est en cours avec le Directoire. Il est
2 envisagé de passer en format Epub3, format standardisé pour les livres électroniques qui peuvent
intégrer des images, du son, de la vidéo. Ce type de fichier est lisible par les tablettes et téléphones
3 Ipad et Androïd et également sur un ordinateur avec les logiciels (gratuits). Passer la Lettre mensuelle
en format Epub suggère que les lecteurs soient plutôt équipés de tablettes pour avoir le maximum
4 de confort de lecture, et pour se convertir à la publication numérique, même s’il s’agit encore d’un
format lisible sur téléphone et ordinateur.
5
Lettre des ACF et des CPCT
6
Si « trop n’est jamais assez », comme nous l’a dit Jacques-Alain Miller lors de l’Assemblée générale
7 de l’ECF du 15 novembre dernier, nous devrons accroître notre effort : il s’agit, toujours plus, de faire
exister l’ACF dans l’École, à l’École.
8 Pour donner voix à la singularité et au multiple, nous attendrons sans relâche les textes des ACF.
Ils viseront à nous éclairer de leurs innovations, de leurs points de butées, de leurs façons à eux
9 d’animer le désir de la psychanalyse.

10

–3–
Les textes seront, encore, présentés dans les rubriques « Clinique », « Actions », « Réflexions »,
éditorial
et ouvriront la Lettre. Le Dossier de la LM prendra la suite et traitera d’un thème vif de notre temps,
intime ou extime à notre Champ. Nous nous situons, ici, en continuité avec la politique éditoriale
menée par l’équipe précédente.
Vous trouverez dans cette LM ainsi que dans les deux suivantes un Dossier consacré au thème du
prochain Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse : Un réel pour le XXIe siècle.
Modes d’accès précieux à la psychanalyse, les CPCT témoignent depuis leur création d’une énergie
persistante ; ils poursuivent leur développement. À la LM de savoir leur donner voix afin que puissent
se recueillir les portées cliniques de cette expérience.
Il nous faut, enfin, mettre l’accent sur un souci plus vif que jadis, lié à la numérisation de notre
Lettre : le contenu de la rubrique CPCT et de la part clinique de la rubrique ACF sera pensé avec le
Directoire, du fait de la nécessité de confidentialité accrue concernant la diffusion des cas cliniques.
La psychanalyse doit savoir se transmettre, mais il nous reviendra de prendre en compte les effets de
notre nouvelle orientation technologique sur la préservation du secret des cas.
Le désir de cette lettre, s’il court, c’est grâce à chaque lecteur, auteur, qui, dans son style unique,
témoignera au plus près de la spécificité de son lien à l’École.
Continuité, persistance, poursuite… mais alors, rien de nouveau ?

Rendez-vous en février !

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–4–
L’Europe de la psychanalyse regarde la Belgique
éditorial
Yves Vanderveken

La question belge intéresse l’Europe sur son devenir politique. Mais au-delà, elle intéresse l’Europe
de la psychanalyse. C’est que s’y joue un nouvel épisode des volontés réglementaires des états dans
la société des normes où nous évoluons.
La fin de législature approchant, et la suivante étant loin d’être certaine, les bouchées législatives
redoublent. Pour la Vice-Première Ministre et Ministre de la Santé, figure de proue de la politique
socialiste francophone belge, pas une semaine sans l’annonce, semble-t-il de bonne foi, avec un
savoir-faire politique redoutable mais aussi une détermination qui se laisse peu détourner de ses
erreurs, d’une nouvelle réforme visant enfin à réguler les dysfonctionnements de l’humain. Ainsi,
là où d’autres s’y étaient cassé les dents, le serpent de mer réputé irréalisable d’une législation du
champ des professions de la santé mentale semble trouver enfin son point d’aboutissement, aux
côtés par exemple de l’interdiction des animaux sauvages dans les cirques, ou de la mise en place
de commissions qui statueront sur la nature artistique d’un travail. L’argumentaire est toujours
imparable. Qui la protection animale, qui le statut social de l’artiste. Dans notre cas, l’augmentation
du malaise psychique dans la société, la lutte contre la surmédication et le lobby pharmaceutique,
l’efficacité reconnue des psychothérapies et, bien entendu, la protection du consommateur et sus
au charlatanisme  ! Les bonnes intentions conduisant souvent au pire, le résultat qui se dessinait
fin août était pour la psychanalyse tout simplement désastreux  : si elle était «  reconnue  », ce qui
enchantait les Belles âmes, c’était en tant qu’une des spécialisations du champ d’une psychothérapie
entièrement chapeautée du belvédère de la médecine et de la psychologie, le tout auréolé de son
crédit académique. Les commissions d’accréditation à venir se voyant bien entendu réserver le
pouvoir de déterminer la reconnaissance de la pratique, le cursus de formation et les organismes
habilités à le dispenser. Le tout faisant surgir des coulisses des êtres insoupçonnés prêts à prendre
enfin leur part de gâteau longuement échafaudée, tels des associations de psychologues se targuant
de vérifier et de valider les parcours analytiques de leurs membres, s’étant, avec les associations
de psychothérapeutes, auto-proclamés voix de la psychanalyse, celle-ci étant dans ses associations
réputée trop fragmentée !
La réaction du monde de la psychanalyse et de ses amis – qui aura été jusqu’à étonner la ministre
elle qui se fait fort de ne s’étonner de rien – a jusqu’à présent permis d’infléchir la trajectoire du
paquebot juste à temps et fait tomber de leur chaise les sectataires en question. Jusqu’à introduire
dans les commentaires du texte de loi et dans les déclarations de la ministre que « l’exercice et le
titre de psychanalyste » n’étaient pas concernés par la dite loi. Il restait à valider juridiquement les
choses – ce qui semblait en bonne voie. Et là, quelle n’est pas la surprise – semble-t-il aussi de
bonne foi, décidément ! – de voir, d’abord sous couvert, puis, découvert, forcément à découvert, deux
S associations de psychanalyse dénoncer le pacte conclu et œuvrer pour revenir sur ce qu’elles avaient
elles-mêmes demandé et obtenu dans une plateforme commune avec l’ensemble des associations
1 de psychanalyse de Belgique ! Faute politique majeure1. Ce qui n’est évidemment pas sans fragiliser
la perspective de validation juridique par le politique, prompt à s’engouffrer dans la brèche pour s’en
2 remettre « à plus tard » - entendez au pouvoir d’interprétation judiciaire.
L’Europe de la psychanalyse regarde la Belgique. Il s’y joue l’un de ces rendez-vous avec le réel qui
3 toujours, dans l’histoire de la psychanalyse, aura mené à des lignes de fracture. Ces fractures, loin
d’être dissensions, sont réponses à ce réel. La marque qu’aura laissée Lacan, pour ceux qui l’auront
4 voulu, semble là, sans nous étonner, décisive.
Le monde politique belge doit savoir qu’il est là, sous l’œil attentif de l’Europe de la psychanalyse
5 lacanienne, convoqué à un de ces moments historiques. S’y défaussera-t-il  ? Prendra-t-il la
responsabilité de faire de la psychanalyse une psychothérapie – la définissant ainsi contre nature,
6 volant la discipline qui excède le seul champ du thérapeutique à elle-même ? La faute sera lourde
de conséquence, au regard de l’utilité publique de la psychanalyse2. Ou alors, la face éclairée du
7 maître moderne saura-t-elle, comme cela se dessinait, produire une loi intelligente, complexe3, qui
préservera la possibilité de la place d’extimité de la psychanalyse, signe de santé démocratique, et
8 aussi un lieu où puisse trouver à se loger le malaise dans la civilisation dans l’intime du hors-norme ?

1 Comme l’indiquait Jean-Daniel Matet, Président de l’EuroFédération de Psychanalyse, lors du forum-éclair de


9 Bruxelles du jeudi 19 décembre 2013. À paraitre dans le Forum des psychanalystes n° 3.
2 Lire à ce sujet la conférence d’Éric Laurent à l’Université Saint-Louis, « La psychanalyse n’est pas une psychothérapie,
10 mais…». du mardi 10 décembre 2013. Également à paraitre dans le Forum des psychanalystes n° 3.
3 Voir le texte de Gil Caroz, « Nommer l’extime », qui suit.

–5–
Nommer l’extime
éditorial
Gil Caroz

 
Mais oui, ils saisissent ce qu’est l’extimité. La preuve : selon le commentaire de l’article 31 de la
dernière épreuve de la Proposition de loi sur les professions de la santé mentale, «  l’exercice de
la psychanalyse et le port du titre de psychanalyste n’est pas du ressort de la présente loi ». Cette
formule de dénégation obéit à une structure topologique qui permet d’inscrire à l’intérieur d’une loi
un élément qui lui est extérieur. Le législateur a donc très bien compris ce qu’est l’extimité. Reste à
savoir s’il aura le courage d’en tirer les conséquences et d’introduire cette mention dans la loi afin
de reconnaître à la psychanalyse sa spécificité, celle d’être extérieure aux professions de la santé
mentale, tout en étant concernée par ces professions en tant que manifestations contemporaines du
malaise dans la civilisation.
 
La conférence d’Éric Laurent à l’université de Saint-Louis1 nous a permis de reconnaître dans
l’effort de légiférer les professions de la santé mentale un symptôme de notre temps. Exaspéré par
l’échec du savoir à couvrir le tout de l’humain, le législateur est appelé à réduire à zéro les « vides
juridiques » en soumettant toutes les obédiences du champ psy à une surveillance des universités et
de la médecine. Cette opération de surveillance à partir de quelques critères normatifs ne garantit rien
d’autre que l’accroissement de ce qui échappe à la norme sous forme de déchet. La norme se définit
comme la moyenne de tous les cas particuliers. Il n’y a donc pas de cas qui lui sont extérieurs. Elle ne
met personne à la porte, mais elle ségrégue ceux qui ne participent pas au calcul de la moyenne. Être
en dehors de la norme n’équivaut pas à être en dehors d’une loi, mais à chuter comme un reste de la
communauté conforme. On est dans la norme, ou bien on n’est nulle part.
 
Sauf si une place est creusée et nommée en dehors de la norme pour ce qui ne s’y inscrit pas. Le
fameux commentaire concernant la psychanalyse débute par une formule qui dévoile un tel effort de
nomination. Il précise que dans cette loi, « la psychanalyse n’est pas nommée ». Cette formule est
bien évidemment paradoxale, puisque la psychanalyse est bel et bien nommée comme extérieure à
cette loi. En effet, la nomination creuse dans le discours la possibilité d’un statut d’extime. La place
que le commentaire de la proposition de loi réserve à la psychanalyse par la négation résonne avec
la place du das Ding freudien dans la structure. Lacan le situe « au centre au sens qu’il est exclu [...]
étranger à moi tout en étant au cœur de ce moi »2. Notons que si le das Ding appartient au registre
de l’objet, c’est qu’il se constitue dans une conjoncture archaïque de nomination, au moment de la
naissance du sujet humain comme être parlant. « Ce das Ding, dit Lacan, était là au commencement,
[...] c’est la première chose qui a pu se séparer de tout ce que le sujet a commencé de nommer et
d’articuler »3.
S  
Faut-il le rappeler ? Nous ne voulons pas de cette loi. Mais si elle s’impose comme symptôme
1 de notre temps, elle pourra s’élever au rang d’une loi qui nomme plutôt que de se réduire à une
surveillance administrative, à condition de reconnaître la spécificité de la psychanalyse. Espérons que
2 cette opération de nomination soit approuvée.

3 1 Le 10 décembre 2013, sous le titre : « La psychanalyse n’est pas une psychothérapie, mais… », organisée par
L’Association de la Cause Freudienne en Belgique, en collaboration avec Le Réseau Interdisciplinarité et Société de
4 l’université Saint-Louis, Bruxelles.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 87.
3 Ibid., p. 100.
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–6–
ACTION
ACF / action
La Première Séance, une Première
Le film sur La Première Séance d’analyse était projeté à Nice le 9 novembre dernier. Voir et revoir
ce documentaire permet d’en apprécier toujours plus la profondeur (1er article). Il est l’occasion
aussi de s’interroger sur l’importance de la première rencontre entre un analysant et un analyste
(2e article).

Armelle Gaydon et Pascale Bouda sont efficaces) mais, avant tout, le talent de
G. Miller à créer le climat suscitant une parole
intelligente. Comme nous le faisons avec les
Samedi 9 novembre 2013 à Nice, pas loin de récits de cas, G. Miller procède en ayant recours
deux cents personnes se sont déplacées pour à l’art de la citation : accompagné de la caméra,
assister à la projection du film de Gérard Miller soulignant et ponctuant ici, commentant là, il
La Première Séance. Dans ce documentaire, s’efface pour donner tout l’espace à la parole
des patients exposent pour la première fois en analysante. Il a fallu attendre D’autres voix, le
cinquante-deux minutes chrono, pourquoi ils film d’Ivan Ruiz sur l’autisme sorti il y a un an –
ont choisi d’entrer en analyse et comment s’est qui reprenait ces principes en y ajoutant la dose
déroulée leur «  première  séance  ». Organisée de fiction qui le transcende et fait qu’il touche à
par l’ACF-ECA* la soirée laissait une large place l’art – pour prendre conscience de l’originalité
au débat organisé avec nos invités Philippe de la voie qu’avait ouverte G. Miller. Avec La
Hellebois et Chantal Bonneau, psychanalystes Première Séance, il donne une image fidèle de la
respectivement à Bruxelles et Nice. Il était animé psychanalyse telle que nous la vivons et trouve
par François Bony, alors Délégué Régional de une forme transmissible à ce qui pourtant
l’ACF et par Armelle Gaydon qui vient de lui relève de l’irreprésentable, de l’intransmissible,
succéder à ce poste. de l’impossible à dire  : l’expérience analytique
elle-même.
L’axe choisi pour ces soirées est de projeter
des films en relation avec la psychanalyse Son film aborde ces questions que tout un
lacanienne, faisant  usage de ses concepts, ou chacun se pose au moment de franchir le
témoignant d’un rapport au réel susceptible pas et dont pourtant nous ne parlons jamais
de nous enseigner. Il s’agit de cerner, avec nos ouvertement dans notre champ, non par
invités, le destin de la dimension imaginaire en passion du secret mais parce que l’impossible
fin d’analyse. De ce point de vue, voir et revoir La à transmettre convoque la pudeur. Pourquoi
Première Séance permet de prendre la mesure décide-t-on d’entamer une analyse ? Comment
de ce que G. Miller a inauguré, discrètement, trouver un psy puis savoir si c’est le bon  ?
avec ce film et dont nous n’avions pas pleinement Pourquoi la première séance est-elle si
S essentielle ? Et le divan, est-il obligatoire ? Est-
pris la mesure lors de sa sortie.
il vrai que le psychanalyste ne dit jamais rien ?
1 Est-ce aussi cher et aussi long qu’on l’entend
Il faut dire combien, de la première à la
cinquante-deuxième minute, La Première Séance dire ? Finalement combien ça coûte et combien
2 accroche les spectateurs, suspendus aux pro­ de temps ça dure ?
pos d’une grande sincérité de ces analysants
3 ainsi que de leurs psychanalystes, à qui G. Les analysants interviewés par G. Miller
Miller donne également la parole. Un tel évoquent le premier contact téléphonique avec
4 accueil est assez rare pour être souligné, la leur analyste, le lieu lui-même, la décoration
règle pour de tels objets audiovisuels étant du cabinet, le psy en chair et en os, son style
5 de susciter une attention plutôt discontinue. vestimentaire, sa voix, son ton. Ils témoignent
«  Ce qui frappe lorsqu’on assiste à plusieurs de la souffrance les ayant conduits à demander
6 projections du film, c’est le plaisir qu’on a à une analyse, au point parfois d’avoir eu l’envie
le revoir et à quel point il est subtil et drôle  », d’en finir. D’autres disent clairement pourquoi la
7 s’étonnait P.  Hellebois quand la lumière est psychanalyse n’est pas pour tous, ou comment
revenue dans la salle. Les choix de mise en ils ont fui un lieu ne permettant aucune accroche
8 scène illustrent en quoi avoir fait une analyse durable.
change le regard qu’un réalisateur porte sur son
9 objet. En témoignent le tournage, réalisé dans Se succèdent ainsi à l’écran inconnus ou
un théâtre et non au domicile des interviewés, célébrités (Carla Bruni, Marc-Olivier Fogiel),
10 la qualité du story-board (découpage et montage comédiens (Jacques Weber, Charles Berling),

–7–
réalisateurs (Patrice Leconte, Marc Jolivet), Ils comparent, veulent aller vite. L’Un-tout-seul
ACF / action
romancières (Marie Darieussecq, Christine veut jouir. Pour l’Un, tout ce qui relève de l’Autre
Orban), autant de sujets que l’écart entre le est second : le savoir devient une marchandise
personnage social et leur être le plus intime, comme une autre. Lorsque le surmoi commande
devenu source d’une trop grande souffrance, a « Jouis ! », ce que le sujet demande, c’est que
conduits, un beau jour, chez un psychanalyste. le sujet-supposé-savoir lui donne accès à un
savoir-y-faire immédiatement utilisable pour
servir cet impératif.
* ACF-ECA : Association Cause freudienne-Estérel Côte Cette apparente circonspection s’accompagne
d’Azur. Les projections sont organisées par l’activité
« Psychanalyse et Cinéma à Nice », dont l’équipe a choisi d’une confiance sans borne dans le pouvoir de la
de se constituer en un Cartel de lecture de textes sur le parole : parler est devenu un Droit de l’homme,
rapport psychanalyse et cinéma. parler ne peut faire que du bien, il faut tout
dire. La parole est le super-héros des temps
modernes, supposé vous sortir des situations
les plus abracadabrantesques. Nulle nostalgie
dans ce constat  : la psychanalyse n’ira pas
Flash back sur regretter que le sujet contemporain ait cessé
de croire aux semblants en même temps qu’au
La Première Séance Père Noël. Elle y a largement contribué. Avec
pour conséquence logique à ce délaissement
du symbolique, une hypermodernité marquée
Armelle Gaydon d’une part par un déploiement sans borne
de l’imaginaire (d’où l’inflation de super-
héros, de comics, et de blablabla), et de l’autre,
Aussi bien avons-nous démontré (…) par la montée au premier plan du réel
la fonction de la hâte dans la préci- – devenu d’autant plus consistant – auquel
pitation logique où la vérité trouve sa les sujets ont affaire. Les psychanalystes ne
condition indépassable. Rien de créé qui s’alarment que lorsque le symptôme, rebaptisé
n’apparaisse dans l’urgence, rien dans «  trouble du comportement  », devient un dys­
l’urgence qui n’engendre son dépasse- fonc­tionnement  à éradiquer et que nous avons
ment dans la parole.1  affaire à une demande «  formulée sous le
mythe du tout-traitable  »4, pour reprendre une
Pourquoi, décide-t-on, un beau jour de expression d’Annick Relier.
demander une analyse  ? C’est l’expression Mais si la forme que prend la demande varie,
consacrée  : une analyse se demande. Lacan ce qui ne varie pas, c’est le fond. Une demande
disait : « Demander, le sujet n’a jamais fait que d’analyse  se présente toujours avec un certain
ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons caractère d’urgence, parfois vitale. L’entrée en
la suite...  »2 La forme de cette demande varie analyse «  a essentiellement rapport, avant le
dans le temps : chaque époque a ses signifiants- début de l’analyse, avec l’urgence c’est-à-dire
S maîtres  pour envelopper le symptôme de avec l’émergence de ce qui fait trou comme
formulations prélevées dans le vocabulaire traumatisme  »5, rappelait J.-A. Miller. On vient
1 ambiant.  Aujourd’hui, les patients arrivent moins à l’analyse parce que l’on souffre, parce que
souvent en disant « je veux faire une analyse », quelque « Chose » d’invivable a surgi dans notre
2 «  j’aimerais comprendre ce qui m’arrive et vie. Généralement, on a tout fait auparavant
pourquoi », ou avec la question « qui suis-je ?». pour l’éviter, tout essayé pour ne pas y aller.
3 Dans le discours courant «  le “ce suis-je” du Mais «  entre la demande polie et l’exigence
temps [du poète] Villon s’est renversé dans le absolue »6 et en dépit du fait que l’Un pour jouir
4 “c’est moi” de l’homme moderne »3. puisse se passer très bien du savoir de l’Autre,
Les maîtres-mots de l’époque  - efficacité, chez le sujet parlant «  […il y a ] une faille  »7,
5 normalité, rapidité - donnent la coloration des faille qui est le propre de l’homme, produit son
prises de rendez-vous : « Allô, combien ça coûte ? symptôme et fait sa solitude.
6 Est-ce que cela sera long ? Il paraît que les psys
ne disent rien  : moi je veux quelqu’un qui me « Je te demande de refuser ce que je
7 parle ». t’offre parce que ce n’est pas ça »8
L’entrée en matière de nos contemporains
8 se présente un peu comme une demande de «  Je viens parce que mon fils est violent à
contrat d’assurance : les sujets se renseignent l’école, parce que ma fille a des TOC, parce que
9 sur l’étendue des garanties offertes, le rapport je suis anorexique, parce que je me fais virer de
qualité/prix, les conditions de remboursement, tous mes boulots, parce que je veux divorcer
10 l’efficacité du traitement, la durée du contrat. mais n’y arrive pas, parce que j’ai le sentiment

–8–
de passer à côté de ma vie, parce que j’ai peur d’une situation d’urgence, qu’en un éclair, le
ACF / action
de mourir à quarante ans comme mon père, sujet puisse «  identifier en une seule raison le
parce que je rate mes histoires d’amour, parce parti qu’il choisit et le désordre qu’il dénonce,
que je ne peux pas m’empêcher de me déguiser pour en comprendre la cohérence dans le
en fille, parce que depuis mon accident, je ne réel et anticiper par sa certitude sur l’action
me reconnais plus, parce que je n’ai plus goût qui les met en balance  »11. Cet «  instant de
à rien…  » La première séance est ce moment voir  »12 ordonne, dans une certitude anticipée,
clef où quelqu’un demande à être libéré d’une les éléments de l’histoire du sujet qui se
souffrance que rien n’a pu jusqu’alors apaiser. confirmeront ultérieurement comme essentiels,
Alors, d’une analyse, que peut-on espérer au terme du «  temps pour comprendre  ».
obtenir  ? Ce que propose la psychanalyse est De telles fulgurances se conjuguent au futur
modeste  : elle ne promet pas de guérir, mais antérieur. Dans la logique du Wo es war, soll ich
d’entrer dans une expérience qui vise à faire werden,  «  ce qui se réalise dans mon histoire,
parler le symptôme plutôt que de le faire taire. n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il
Ce symptôme qui fait la douleur d’un sujet et n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été
dont il ignore la cause est unique, sans pareil, dans ce que je suis, mais le futur antérieur de
incomparable. Il est ce que le sujet a de plus ce que j’aurai été pour ce que je suis en train
intime et de plus étranger à la fois pour répondre de devenir  »13. La première séance aura fait
au réel. Quelle que soit la structure, il s’agit de événement lorsqu’elle aura constitué, pour un
le mettre aux commandes du travail analytique, sujet, la coupure instaurant dans sa vie un avant
parfois de le déchiffrer et d’apprendre à le et un après.
lire (dans la névrose), et, toujours, de l’isoler,
l’élaguer, le ciseler – non pas tant pour en 1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole… », Écrits,
trouver le sens que pour en appréhender le Paris, Seuil, 1966, p. 241.
2 Lacan J., «  La direction de la cure  », Écrits, op. cit.,
poids de jouissance, dont il s’agit de se faire p. 617.
responsable. 3 Lacan J., « Fonction et champ de la parole… », Écrits,
Comment savoir, alors, si l’analyse est un op. cit., p. 281.
4 Relier A., « Une variation contemporaine de la de­man-
succès ? L’avancement du travail se mesure par de  », 30 décembre 2010, publié en ligne sur le site de
l’allègement qui s’obtient. Freud disait qu’une l’École de la Cause freudienne, rubrique « Psychanalyse
psychanalyse réussie est celle qui permet de et politique ».
5 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier
jouir de la vie, d’aimer, et de travailler. Pour sa Lacan  », enseignement prononcé dans le cadre du
part, Lacan parlait d’ « améliorer la position du département de psychanalyse de l’université Paris VIII,
sujet  »9. Il estimait que l’analyse touchait à sa leçon du 15 novembre 2006, inédit.
6 Georges N., «  Éditorial  », La Cause freudienne, n° 77,
fin lorsque le sujet pouvait témoigner de cette février 2011 sur « La demande en analyse », p. 7.
satisfaction-là : une capacité retrouvée de vivre 7 Ibid.
en bonne intelligence avec soi-même et de 8 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, ... ou pire, Paris, Seuil,
2011, p. 92 et Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
pouvoir aimer et travailler. 1975, p. 101.
9 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil,
Mais nous voilà déjà à la fin de l’analyse 2004, p. 70.
10 Miller G., La Première Séance (2010), coproduction
S et à la  «  dernière séance  », bien loin de cette France 3 et Morgane Production (en vente en ligne sur le
Première séance dont Gérard Miller a fait la site de Gérard Miller).
1 matière du documentaire auquel j’emprunte le 11 Lacan J., « Fonction et champ de la parole… », Écrits,
op. cit., p. 241.
titre de ce texte10. La toute première rencontre 12 Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude
2 d’un analysant avec son analyste est propice anticipée », Écrits, op. cit.
13 Ibid., p. 300.
à ces sortes de télescopages temporels. Il
3 peut arriver, dans la contingence et la hâte

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10

–9–
CLINIQUE La faute primordiale liée au rejet de la perte
ACF / clinique
va se rejouer à chaque fois que, dans sa vie, le
La crise commence où sujet sera confronté à une perte  : perte(s) de
santé, de pouvoir, d’un proche, perte quelquefois
finit le langage… anodine1… Devant la perte, le sujet sera confronté
à sa faute originelle d’exister, à sa faute d’avoir
Sébastien Rose rejeté la perte qui lui aurait donné sa raison de
vivre (chez Jeanne le renoncement de ses études
d’anglais pour s’occuper de sa mère malade).
« Ce sont les mots qui me font vivre… et je fais
vivre les mots », tels sont les propos de Jeanne Une bavarde au service de l’Autre…
que je rencontre depuis deux ans. Elle n’est point
artiste ou écrivain mais s’intéresse beaucoup Au fur et à mesure des séances, Jeanne
à la littérature et au langage. La parole et les témoigne de ce qui semble déterminant dans
mots ont une place essentielle dans sa vie. Sa sa vie  : sa «  manière d’exister, c’est d’être
vie et son discours mettent en lumière comment bavarde ». Elle justifie cela par sa position dans
un sujet habite les mots (et comment aussi les la fratrie et par les problèmes de santé de ses
mots habitent le sujet). frères et sœurs et de l’attention ainsi portée par
ses parents sur eux. « C’était peut-être ma façon
Une femme de paroles… à moi d’exister ». Je bavarde donc j’existe ! Cette
position d’existence a d’autant plus de valeur
Jeanne a la cinquantaine quand je fais sa inconsciente qu’elle est supportée par deux
connaissance en hospitalisation à la suite d’une événements. Elle associe ce rapport à la parole
tentative de suicide par ingestion médica­men­ avec deux souvenirs d’enfance. Le premier, à l’âge
teuse et par strangulation. Elle se présente, de cinq ans, alors que Jeanne parlait beaucoup,
lors de notre première entrevue, quasi mutique, son grand père dit à sa femme « fais-la taire ! ».
ralentie et perplexe. Les rares mots énoncés Elle en garde une trace. Cet événement est
font la trame d’un discours d’auto-reproches, redoublé par un autre événement avec son propre
d’auto-accusations, et teinté d’une extrême père, toujours dans son rapport au langage.
culpabilité. Elle «  a trahi tout le monde  », «  il Jeanne a six ans et elle regarde avec son père les
y a la vraie Jeanne et la fausse Jeanne  », elle informations à la télévision. Elle se souvient de
a « triché sur son identité ». Mais, qu’est-ce qui la gifle qu’elle a reçue de son père parce qu’elle
a poussé Jeanne à ce geste suicidaire ? Quelques parlait trop, ainsi que la parole paternelle « tais-
semaines avant son passage à l’acte, Jeanne est toi  !  ». L’incarnation surmoïque et mortifère du
très angoissée. Elle ressent une boule d’angoisse « tais-toi ! » par deux figures paternelles réduit
et ce, depuis un événement somme toute banal : le sujet à l’objet déchet. En effet, le «  tais-toi  »
l’impossibilité de traduire un texte du français à désaliène le sujet de la chaîne signifiante et le
l’anglais à son travail. En outre, le départ annoncé rapproche de l’objet a. Les séances ont ainsi pour
de son patron amorce la montée d’angoisse visée de contrer la jouissance mortifère de ce
S jusqu’au moment où les semblants vacillent avec dire. Contrer celui-ci tout en respectant le temps
cette traduction qui met à nu la faute originelle du sujet par rapport à la parole. Ne pas remplacer
1 du sujet mélancolique. «  J’ai perdu tous mes cet impératif surmoïque par un autre (le tais-
moyens  », «  Je ne suis pas à la hauteur  », dit- toi ! par un parle !). En outre, lors d’une séance,
2 elle lors de cet événement. Lisons-le d’une Jeanne m’apprendra qu’elle était représentante
manière littérale  : la perte effective de ses syndicale dans son premier travail, ce qu’elle
3 moyens comme appuis sur les semblants. De là, maintient toujours dans sa position existentielle.
apparaissent le sentiment d’indignité et les auto- Etant donné la fonction qu’elle occupe dans son
4 reproches. Ils sont liés à la duperie quant à son entreprise, elle a toujours une parole pour les
niveau «  licence  ». Elle n’a réellement qu’une salariés et pour leurs droits. Jeanne est bavarde
5 année d’étude d’anglais. Elle a dû s’occuper de mais cette fois… au service de l’Autre. Elle
sa mère souffrant de dépression. L’impossibilité représente et défend les intérêts des salariés
6 de traduire un texte pointe la faute symbolique faisant ainsi « chasuble à cet objet a qui du sujet
du sujet. Ce passage à l’acte met en lumière les fait la misère »2.
7 points d’appui de Jeanne dans son existence  :
un soutien sur les semblants (les idéaux de son Ranimer la dimension poétique
8 patron) ainsi que le lien existentiel à la parole contre la pulsion de mort
(une femme de paroles). Pour tout sujet, un
9 certain rapport au semblant et à la parole est Lors d’une séance, Jeanne évoque sa tristesse
nécessaire. Cliniquement, la mélancolie se joue et le « goût amer de la culpabilité » qu’elle
10 entre la dimension de la faute et celle de la perte. éprouve toujours. À chaque séance, elle me

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parle de son travail. Elle ne supporte pas la Comment « traiter l’impact de l’Autre
ACF / clinique
nouvelle organisation managériale qui réduit sur le corps »2 ?
les moments d’échange au sein de l’entreprise.
C’est un moment délicat que traverse Jeanne. Les séances suivantes débutent ainsi  : une
Ainsi, nos séances s’orientent de plus en plus partie du corps jaillit sous forme de mots
vers une conversation autour de la langue. vulgaires laissant l’autre de la relation dans
Jeanne insiste beaucoup sur son «  amour de l’angoisse d’un code social qui n’y est plus  :
la langue et des beaux mots ». Elle me fait état ça surgit et se répète. Du corps, ce sont les
de ses lectures et des films qu’elle va voir. J’en pieds qui portent une charge toute particulière.
prends acte. Le goût de la langue et des beaux Comment répondre sans exclure ce qui est en
mots – un certain esthétisme de la langue – vient- jeu ? Les inventions du sujet viennent au secours
il s’opposer et mettre à distance le goût amer du clinicien embarrassé. Il leur fait confiance.
de la culpabilité chez Jeanne  ? La poésie de Julien découvre l’évier caché dans le placard  :
la langue comme arme ? Il me semble. Les il veut utiliser l’eau et le gel hydroalcoolique,
séances deviennent un Autre lieu où il s’agit réclame un contenant  ; je trouve une boîte
de ranimer la dimension poétique de la langue qu’il va remplir d’eau. Mais il ne veut pas que
contre les effets dévastateurs de la pulsion de je regarde, je dois donc lui tourner le dos.
mort. Une conversation sous transfert, centrée Lorsque je lui dis : « Tu fais une expérience ? »,
sur son amour pour la langue, produit ainsi Julien répond par l’affirmative. Je lui demande
un usage du symptôme qui fait objection à la alors des précisions. Il me dit qu’il se masse
douleur d’exister. À ce jour, Jeanne se sent et que  c’est agréable. J’aperçois son pantalon
« plus légère ». relevé jusqu’aux genoux et les deux pieds dans
la boîte d’eau. Mais l’eau déborde et lui-même
n’est pas satisfait du peu de possibilités offertes
1 Deffieux J.-P., « Le risque suicidaire », La Cause freudienne,
Paris, Navarin Éditeur, n° 58, octobre 2004, p. 54.
à son expérimentation. Dans le service, il y a
2 Lacan J., «  Discours à l’École Freudienne de Paris  », des salles dites « pataugeoires » et, à la séance
Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 262. suivante, je propose à Julien d’y poursuivre son
expérience.

Dans cette salle, Julien se déshabille, prend


une baignoire d’enfant, la remplit et se met devant
le miroir. Il asperge son corps, fait différentes
grimaces devant le miroir, puis regarde lon­
Julien et son psycho­ guement ses pieds et plus particulièrement le
logue « pratique » dessous. Au bout de deux séances, alors que
jusqu’ici, je dois me tenir un peu de côté, il me
demande de venir auprès de lui : il a tourné la
Emmanuel Chenesseau baignoire, il est dos au miroir et c’est à moi
qu’il montre la plante de ses pieds  : «  C’est
S quoi  ? —  Tes pieds. —  Comment sont-ils ?  »
Exclu de l’hôpital de jour du fait d’une Je les qualifie par leur couleur, le nombre
1 «  sexua­lité  » qui déborde, Julien, douze ans, d’orteils, leur place dans le corps. Après cette
se voit proposer de rencontrer un homme, le séance, Julien ne demandera plus à retourner
psychologue, pour « parler de sexualité ».
2 dans cette salle.
Par la suite, le réel des pieds n’aura plus le
3 La rencontre, « une présence de même poids. Le pied se lie à l’image de femmes
l’Autre »1 gymnastes ou nageuses.
4
  Julien fait les cent pas, ne me regarde pas « Une réduction des équivoques »3
5 et débite des scénarii de films catastrophe qui
ne s’arrêtent pas. Je saisis alors un crayon, Ce qui l’intéresse alors est une sorte de code
6 une feuille et tente d’écrire ce flot de mots de conduite.  Julien pose des questions sur ce
que j’entends, cherchant comment y mettre qui est possible ou pas  : «  Est-ce que je peux
7 un point  : je saisis une petite suspension pour dire “T’es con  !” au directeur ?  ». Une à une,
demander : « C’est fini là ? » Il invente alors une les questions se suivent et il me demande ce
8 formule très singulière pour mettre fin à ses que j’en pense. Elles n’ont pas toutes le même
scénarii et clore nos rencontres. Julien reprend statut : pour certaines, Julien a la réponse, pour
9 la main sur les entretiens. d’autres, non. Il attend alors que j’y réponde.
Ces questions occupent toute la séance puis,
10 peu à peu, elles se raréfient.

– 11 –
Civiliser la pulsion
Le(s) surmoi(s) d’Odette
ACF / clinique
Parallèlement, Julien veut que j’apporte un
goûter pour marquer les dates importantes Vincent Lucas
(anniversaires, Noël, puis «  début et fin de va­
cances  »). Au fil du temps, toutes les séances
deviennent finalement des goûters. Dans Odette se tient devant moi souriante,
l’engloutissement sans mots du début de ces détendue, légère. Je ne la connaissais jusqu’ici
séances, j’introduis un verre, par exemple, et que harcelante à force d’angoisse, pleurant
Julien, quant à lui, me fait découvrir sa musique lourdement dans les couloirs de l’hôpital,
sur MP3 : un écouteur pour lui, l’autre pour moi, repoussée plus ou moins patiemment par tous
et nous voilà reliés dans l’écoute du Heavy metal ; ceux dont elle implorait l’aide.
je découvre le grunt (ou death growl), sorte de
chant très guttural que Julien qualifie de « lion Ce changement, inattendu, je le lis dans la
qui crie dans sa caverne  ». Il me demande là logique de nos entretiens, et même précisément
aussi de qualifier cette musique. Je me fais son dans la suite d’une phrase que je lui ai dite,
élève et il m’enseigne les différents noms de inhabituelle dans ma pratique : alors qu’elle
ce genre musical. Un couple signifiant semble éclate en sanglots disant ne plus arriver à rien
pour lui important : « triste » ou « joyeux ». Il me faire, et face ce qui se présente comme un
demande là aussi d’en attester quelque chose et abîme que je sais quasi mélancolique chez elle,
nous en parlons a minima à partir de son code je lui réponds : « Moi, je vois ce que vous faites ;
propre. et vous faites beaucoup de choses ».

Julien traite à la fois l’objet et l’Autre. Il n’y a pas de dialogue véritable avec Odette,
Concernant l’objet oral, les goûters se civilisent elle n’entre pas dans une conversation, elle
au cours de séances peu orthodoxes et à semble plutôt rester en dehors, interdite. Si elle
rebours de toute visée «  éducative  ». Puis, parle, c’est par épisodes, dans un jaillissement
les voix évoluent du «  Ça déchire  » vers les soudain, sans lien avec ce qui précède. Elle a
signifiants «  joyeux-triste  ». Enfin, l’autre cependant cette plainte récurrente et massive :
devient un partenaire. De mes réponses à ses elle ne peut plus rien faire et c’est une
questions, Julien déduit : « Tu préfères le rock à catastrophe. Son « cas » s’était ainsi construit
papa ». Par ailleurs, nous ne choisissons pas les au fil de nos entretiens : toujours sous la
mêmes boissons pour nos goûters. Je deviens menace du lâchage de l’autre, elle cherchait à
donc le psychologue qui n’aime pas le coca et faire tout pour lui et si cela ne pouvait être, tout
qui préfère le rock à papa. s’effondrait.
C’est donc souvent de tâches ménagères
Pour conclure avec Julien  (lors de sa dont il est question dans nos entretiens, Odette
dernière séance) : «  C’est pratique d’avoir un voulant être une épouse sans faille, après avoir
psychologue  » qui ne recouvre pas mala­ été l’enfant « qui faisait tout » pour sa mère  ;
S droitement l’effroi avec des mots hors sujet qui «  faisait tout  » sans métaphore, qui faisait
pour accueillir ce que Julien, là, a pu inventer. toutes les tâches ménagères. Mais la logique
1 Il a alors traité l’impasse dans laquelle il était de ce signifiant-maître qui a valeur de fantasme
pris, impasse que l’Autre risquait de qualifier se déroule réellement sans limite : elle fait tout
2 de « perverse ». Que je m’efface pour être là de le ménage, tout le temps. Et quand ce n’est pas
manière discrète l’aide à nouer quelque chose possible, elle ne sert plus à rien et se précipite
3 du corps, de l’image et du signifiant. à l’hôpital exiger qu’on la soigne, c’est-à-dire
qu’on lui donne le médicament qui lui permettra
4 de reprendre cette tâche, sans défaut.
1 Laurent É., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin
Éditeur, 2012, p. 93.
5 2 Ibid., p. 97. Ma réponse à Odette visait volontairement
3 Ibid., p. 98. une réduction de jouissance, essayant de retenir
6 Odette qui se précipite dans une jouissance
toute, fût-elle celle du déchet. Mais la forme
7 de ma réponse présente une face énigmatique.
Pourquoi cette implication soudaine d’un « moi,
8 je » ? Est-ce un tac au tac qui fait pièce au déficit
total d’imaginaire chez ma patiente à ce moment-
9 là ? Et avec ce « je vois », sensiblement accentué,
pourquoi donc faire sonner le surmoi et, pire
pour une structure psychotique, l’incarner ?
10

– 12 –
Il y a bien sûr ce qui m’appartient en propre. la mienne ont un poids équivalent. Je crois
ACF / clinique
Mais la suite me pousse à continuer à chercher d’abord que cela tient à une supposition de
des éclaircissements dans la clinique même de savoir attribuée à tout « soignant », mais je
la patiente. vais bientôt me rendre compte que toute parole
Car, contre toute attente, Odette va mieux  ; proférée par un autre a valeur de vérité pour
au point de finalement paraître tout à fait elle, tout le symbolique étant réel. Il n’y a pas
bien. Trop bien même, car, ne rencontrant d’Autre derrière l’autre, mais bien plutôt un
plus d´entraves, la logique du tout pour l’autre Autre éclaté en autant de petits autres qu’elle
prend son essor, et Odette se met à vivre et à rencontre, dont chaque parole a valeur de S1. Le
dire qu’elle peut tout faire. Il me faut donc à «  je vois  » (ce que vous faites) qui m’est venu
nouveau chercher avec elle ce qui pourrait tient, je crois, à cela, à une réponse anticipée
devenir limitation de jouissance, ce que nous dans l’énonciation à la place que la patiente
essayons de trouver dans la promotion de la m’assigne... comme à tout autre. En effet, ne se
mesure, l’impossibilité du vraiment tout, parce soutenant d’aucun discours établi, ne pouvant
que c’est trop, qu’on s’épuise, que ce n’est pas s’appuyer sur un Autre qui est toujours au bord
envisageable continuellement. Odette comprend de la disparition, Odette se soutient de paroles
facilement ce succédané de castration, y adhère, dites par une présence fraternelle.
et, conquise par les effets de la parole qu’elle a
constatés, demande à ce que je l’aide à réagir de C’est donc un travail de Sisyphe qui nous
façon moins entière en famille. Mais le procédé attend, nous amenant à traiter à mesure qu’elles
va rencontrer assez vite sa limite. se présentent les paroles qui l’ont déstabilisée,
risquant toujours de lui faire perdre ce soutien
Cette limite se présente sous la forme nécessaire. Cela n’est possible que grâce à la
d’un ébranlement : une infirmière d’un autre structure qui l’accueille, une hospitalisation de
organisme l’a longuement interrogée sur sa jour créée à partir de l’orientation lacanienne.
« maladie ». Or pour Odette, « malade » est Si l’on n’y prenait garde, on pourrait croire
le nom de sa castration impossible, son idéal, qu’Odette vient y faire diverses activités pour
être « normale » en étant l’opposé radical ; ici, occuper son temps. Alors que, se trouvant en
pas de mesure, ces signifiants ne peuvent être rapport potentiellement permanent avec une
que totalement opposés. Odette se sent donc équipe de soignants avisés, c’est le discours
moins bien, s’en inquiète, et je m’aperçois à que ces soignants constituent qu’Odette vient
cette occasion que la parole de l’infirmière et chercher, pour soutenir son existence.

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Pour une lecture tant qu’elle ne relève pas de la communication,
tiré-à-part
en tant qu’elle est, dans sa sonorité, fondatrice
borroméenne de du parlêtre, en tant qu’elle est « délestée de la
grammaire »4, n’a pas de négatif. Dans le dernier
l’autisme enseignement de Lacan, le signifiant à la fois
crée le sens, mais aussi bien crée le réel qui lui
est antinomique, hors-sens, trou, vacuole. Au
Francesca Biagi-Chai contraire de cette perspective lacanienne, l’idéal
secret des apprentis sorciers est la maîtrise
totale du réel visant à en faire leur réalité pour
Dans ce beau texte, Francesca aboutir à un dressage des autistes.
Biagi-Chai nous parle de la spé­
cificité du sujet autiste en lui Nous souhaitons interroger ici un autisme
abordé par le prisme lacanien : de quoi redonner
restituant ses lettres de noblesse à un autiste sa spécificité, sa consistance, en ne
par la fonction de la parole et l’excluant pas de la fonction de la parole ni du
le champ du langage, qui le champ du langage. L’autisme ne saurait être
concernent, aussi, ce sujet-là. Elle exempté du rapport fondamental de tout un
chacun au trou de « la forclusion généralisée »5,
poursuit dans cette veine pour laquelle est inhérente à l’incomplétude du
interroger, chez le sujet autiste, symbolique.
la nécessité de multiples savoir-
faire, et le développement de la Si l’autisme est à distinguer de la schizo­
phrénie ou de la paranoïa, doit-on pour autant le
mémoire : s’agit-il ici d’une forme soustraire à la forclusion comme une forme de
de suppléance  ?  Pas seulement ! réponse à celle-ci ? Cette forclusion qui plonge
Lisons. ce sujet dans l’exacerbation douloureuse de la
sensation, voire de l’hallucination sensorielle
Depuis que l’autisme est rapporté, dans et cénesthésique. C’est ce qui l’éloigne du
le domaine de la médecine notamment, à un monde en le rendant concerné par celui-ci et
désordre biologique, hormonal ou génétique, réciproquement.
la porte est ouverte à toutes sortes de causes
organiques, pourvu qu’elles restent fermées dans Trois caractéristiques sont généralement
le même temps à toute élucidation psychique. On admises comme spécifiques des fondements de
doit à Georges Canguilhem et au renversement l’autisme.
qu’il a opéré sur la conception du normal et
du pathologique dès 1967 en médecine, une 1) L’immuabilité ou la nécessité que l’environ­
référence précieuse. Il traite du biologique, du nement, le monde, les objets ne changent
corps, en supposant acquis dans le champ du pas. Ne peut-on y lire à quel point l’autiste
S psychisme le concept selon lequel « il n’y a pas semble parvenir, de par sa caractéristique
de pathologie objective  »1. Il refuse ainsi que même, à garantir la présence du sujet dans sa
1 le pathologique soit fixé, et considère que «  la permanence ? Tout décalage, tout dérangement
physiologie a mieux à faire que de chercher confrontant ce sujet en devenir au vide, a de fait
2 à définir objectivement le normal, c’est de pour conséquence un rapport d’équivalence au
reconnaître l’originale normativité de la vie  »2. néant tel qu’être ou disparaître.
3 Maintenant tout est à reprendre, puisqu’il s’agit
en retour de faire rentrer le psychique dans le Dès lors qu’en est-il de la forme, de l’image
4 somatique. comme limite, comme fonction du moi  ? Le
sujet dépend de l’Autre, de sa stabilité, mais
5 Jacques-Alain Miller ouvre la perspective, en ne peut, à travers une représentation de lui-
écrivant à propos de l’autisme, dans un hommage même, le reconnaître. « et la question, de savoir
6 rendu à Rosine et Robert Lefort  :  «  L’autisme ce qu’il connaît là de lui sans s’y reconnaître »6
comme état natif du sujet, comme catégorie est l’énigme retenue par Lacan à propos de la
7 fondamentale peut se recommander du tout forclusion. Pas de hors signifiant pour l’autisme
dernier Lacan, du symptôme qui se défait et puisque le sujet s’y loge de par sa jouissance
8 où Lacan réduit l’inconscient au fait de parler même. Que constate-t-on dans l’autisme  ?
tout seul. On parle tout seul parce qu’on ne dit L’autre n’est pas perceptible comme tel, pas
9 jamais qu’une seule et même chose. »3 Si cette différemment que l’intrusion d’un élément
seule et même chose est l’insistance du réel, étranger non identifié. Donna Williams écrit en
10 alors tout le reste est défense. Lalangue, en ce sens : « Je voyais le monde par bribes et par

– 14 –
petits bouts. Je ne percevais que des figures le sujet autiste par hasard, le plus souvent par
tiré-à-part
géométriques aux motifs attrayants ; des trian­ contiguïté, c’est-à-dire de manière centrifuge,
gles verts, des carrés dorés… »7 expérimentale donc non intrusive, partant de
ce qui est là tout près de lui. Accueillis par les
Le corps propre semble être pris dans un halo parents ou les personnes présentes auprès
perceptif aux contours flous. Le terme de « Un- de l’enfant (ce que l’analyste recommande
corps »8 amené par Jacques-Alain Miller, pour car il tient compte de l’intérêt de l’enfant), ces
rendre compte de l’être pris dans la dimension objets deviennent en eux-mêmes, progressive­
de l’autisme, acquiert une valeur conceptuelle ment, biface. D’un côté des objets autistiques,
vers quoi convergent les phénomènes clastiques de l’autre des médiateurs, seule chance de
d’alerte, d’angoisse, lorsque, comme corps- dégeler le rapport unique à l’Un-Corps, au
environnement, il est menacé. Avec l’orientation corps comme objet. Cette position attentive
lacanienne, le corps pris dans le signifiant subit voire discrètement active du psychanalyste se
l’incidence de ce qui se passe dans l’Autre : s’il conceptualise dans le droit fil de ce que Lacan
y a intrusion, toute perception signifie bien une avait recommandé à propos de la psychose,
différenciation des sensations et une intégration « Disons que semblable trouvaille ne peut être
minimale subjective. La modalité hiérarchisée que le prix d’une soumission entière, même
des réponses vérifie cette hypothèse et dessine si elle est avertie, aux positions proprement
déjà une voie de sortie de l’autisme, un pas-tout subjectives du malade […] »10 , être en prise avec
qui vaut pour tous. L’immuabilité est le nom de la le réel, ici l’apprivoisement de l’environnement
jouissance qui ne peut être entamée sans que le fût-il d’abord l’objet le plus banal mais le plus
corps le soit. Alors un savoir-faire du sujet plus proche.
ou moins aidé, une limite, un trait minimal lui
appartenant, le rendant visible à lui-même donc Faisons un pas en direction de l’image, support
aux autres, peut apparaître. Un bord peut dès lors de l’imaginaire (ici en défaut) et du lien à l’image.
se dessiner comme le théorise Éric Laurent.9 Le moment particulier de la naissance du je
dans le miroir associe subjectivité à virtualité.
2) L’îlot de compétence : l’îlot de compétence L’excitation libidinale du corps s’y diffracte et
est généralement tenu pour ce qui permet au se récupère à travers l’inadéquation du petit
sujet autiste de sortir de son enfermement. Il homme à son image ; assomption jubilatoire et
organise, oriente, décide de la manière dont un destinée mortelle, augurant du plus-de-jouir et
sujet, et pas un autre, va entrer dans le monde du manque-à-être.
à travers un goût, un talent, un intérêt. Est-
ce autre chose qu’un objet au sens de l’objet Dans la psychose, bien que cela se produise
a proposé par Lacan ? Un objet par lequel le différemment, le miroir comme renvoi d’une
savoir-faire équivaille au savoir-être. Est-il image n’est pas pour autant absent. La jouis­
autre chose qu’un condensateur, qui, de par sa sance menaçante de l’Autre méchant s’y pré­fi­
fonction projective et pragmatique, capture les gure pour le paranoïaque. Pour le sujet schizo­
phénomènes perceptifs ? phrène, le morcellement, tout comme le vase
S fêlé, est présent, mais non exprimé. Le moi y
À cet égard, le témoignage de Temple Grandin fait fonction de je, ce qui rend bien compte de
1 est paradigmatique. Elle a fait d’une machine la dimension mégalomane de la structure. Sans
à usage privé, destinée à régler les limites de déclenchement, la béance est hors apparition
2 son corps et de ses sensations, la matrice du réel ; personnalité marquante, caractérielle,
d’une machine industrielle reconnue dans le multiple ou psychose ordinaire.
3 domaine agricole, ce qui lui a conféré notoriété
et existence. Le concept lacanien de signifiant- L’absence de déclenchement revendiqué
4 maître rend compte de manière éclatante de pour l’autisme, la construction à proprement
cette mutation dans la continuité. Ceci d’autant parler d’un appui imaginaire à travers un autre
5 mieux que, dans la forclusion, le signifiant- (parfois un animal, un objet, un signifiant ou
maître isolé a valeur de condensateur de jouis­ un son qui se fait à partir de l’objet autistique
6 sance, d’objet a, dans ce cas inséparable  : il par apprivoisement des perceptions), le rapport
fait suppléance. Il est objet et fait fonction de direct du réel au réel11, comme le signale
7 nomination par antonomase. J.-A. Miller, ce qui passe par l’objet aussi
(jouissance et signifiant-maître isolé, ou holo­
8 3) L’objet autistique enfin : il va du minuscule phrasé), concourent à évoquer la forclusion du
intérêt pour de petites choses entrevues, miroir comme tel, mais également sa possibilité
9 repérées par l’entourage, aux manipulations de donner forme. La forclusion du regard fait
les plus visibles d’objets divers de manière une place au moi et au monde dans le même
10 réitérée. Parfois, cet objet est découvert par mouvement. Le sujet autiste doit suppléer à la


– 15 –
forclusion même du regard. Il doit construire
L’autisme de la
tiré-à-part
ses solutions par listes, par encombrement,
par réaction entre invasion et acquiescement à
l’autre, douleur et plaisir ou excitation. Ici encore
jouissance
s’entrevoit le retour de la jouissance sur le bord12.
L’enjeu étant de faire bord pour construire une Esthela Solano-Suarez
image de soi, écran entre l’Un-corps et l’Autre.

Aussi la construction de  « l’imaginaire par «  L’autisme de la jouissance  » est un terme


le réel  »13 me semble être celle d’un «  nouvel isolé par Jacques-Alain Miller. C’est le produit
imaginaire »14 ; soit dans le cas du sujet autiste d’une extraction pratiquée dans le dernier et le
d’un imaginaire intrinsèquement « verbeux »15. tout dernier enseignement de Lacan.
Une matérialité, des objets, des signifiants, qui
se succèdent métonymiquement équivalent à Ce terme qualifie le mode de fonctionnement
une tentative d’écriture. Parfois des écrits même de la jouissance du symptôme en cela qu’elle
viendront en place de vérité. Le développement est irréductible à l’Autre du langage, à l’Autre
de la mémoire serait-il donc une nécessité pour du sens. Cela comporte que la jouissance du
le sujet autiste, une forme de suppléance ? symptôme est solipsiste et opaque, puisqu’elle
exclut le sens. L’autisme de la jouissance traduit
La clinique borroméenne en effet est une le concept de sinthome élaboré par Lacan à
clinique de lalangue. Dans l’autisme aussi un l’instar de Joyce l’illisible.
lien peut se faire entre le corps, lalangue et
l’écriture pour faire être. Lien de conséquence Ce n’est que dans le cadre du discours de
entre trou, défense et suppléance. l’analyste que ce concept est concevable et
opé­ratoire. Il sert à rendre compte de ce que
l’expérience d’une analyse permettrait de
1 Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, cerner et de resserrer quand elle est orientée
p. 72. par le réel hors sens. Cette visée ne laisse pas
2 Ibid., p. 116.
3 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le Tout dernier
indemne la question attenante à la nature de
Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du l’opération de l’analyste.
département de psychanalyse de l’université Paris VIII,
leçon du 7 mars 2007, inédit.
4 Ibid.
Cette question fondamentale amènera Lacan
5 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait à concevoir l’opération analytique comme une
insigne », enseignement prononcé dans le cadre du coupure visant la disjonction de l’articulation
département de psychanalyse de l’université Paris VIII,
leçon du 27 mai 1987, inédit.
signifiante minimale S1-S2 productrice de sens,
6 Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, afin d’isoler le signifiant Un tout seul, qui peut
Paris, Seuil, 1966, p. 165. être n’importe quel signifiant pris comme Un,
7 Williams D., Si on me touche je n’existe plus, Paris,
Robert Laffont, coll. J’ai lu, 1992, p. 102.
hors sens. Il s’agirait alors de cerner l’Un du
8 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces signifiant dans son effet premier de jouissance.
détachées », enseignement prononcé dans le cadre du Ce cheminement se décline sur la distinction
S département de psychanalyse de l’université Paris VIII,
leçon du 24 novembre 2004, inédit.
introduite par Lacan entre la lalangue, carac­
1 9 Cf. Laurent É., La bataille de l’autisme, de la clinique à la térisant la matérialité sonore du signifiant,
politique, Paris, Navarin /Le Champ freudien, 2012. disjointe du signifié et affectant le corps du
10 Lacan J., «  D’une question préliminaire à tout
parlêtre, et le langage, lequel tombe au rang
2 traitement de la psychose  », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
d’une élucubration de savoir sur la lalangue.
p. 534.
11 Cf. Miller J.-A., «  L’orientation lacanienne,   Pièces Cette coupure s’en redouble d’une autre qui
3 détachées », op. cit.
dit que la jouissance de l’Un de lalangue n’est
12 Cf. Laurent É., La bataille de l’autisme, op. cit.
13 Formulation proposée par Jean-Claude Maleval dans pas un être de langage, voire une fiction, mais
4 plusieurs de ses ouvrages. qu’elle ex-siste au langage creusant le vide qui
14 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris,
sera peuplé par les fictions : rêves et fantasmes
5 Seuil, 2005.
notamment.
15 Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme »,
in Le bloc-notes de la psychanalyse n° 5, 1985.
6 C’est l’Un du signifiant, réduit à la matérialité
de la lettre, qui affecte le corps. La rencontre
7 contingente des mots avec le corps laissera une
trace, voire une marque de jouissance, laquelle
8 ne va pas sans comporter aussi un effet de trou.
D’où le troumatisme. Le symptôme y témoigne
9 en tant qu’événement de corps. Le corps qui se
jouit d’une jouissance réelle et opaque, ex-siste
10

– 16 –
à l’Un corps qui s’isole dans sa consis­tance La jouissance du sinthome c’est la jouissance
tiré-à-part
imaginaire, en tant que forme commandant qu’il y a, faute de celle qu’il n’y a pas. Et c’est
le principe de son adoration. Il serait plutôt avec cette jouissance-là, isolée comme telle
substance jouissante qui parlêtre tout seul, sans dans le cours d’une analyse, dans son caractère
savoir ce qu’il dit. de jouissance irrémédiable, autistique et irré­
ductible, commandant nos rencontres amou­
Si la jouissance est de l’Un, alors la jouissance reuses, aussi bien que nos ratages, nos joies
de l’Autre n’ex-siste pas. Cela comporterait que aussi bien que l’impuissance de notre pensée,
la jouissance d’un corps Autre est exclue de fait. bref, c’est avec ce qui reste qu’il s’agit en fin de
Cette radicalité s’accommode de la catégorie de compte de parvenir à savoir y faire Nous ferons
l’impossible au sens logique  : ce qui ne cesse le constat, en somme nous saurons, que ce
pas de ne pas s’écrire c’est le rapport sexuel. En reste opaque témoigne de notre façon singulière
revanche, ce qui ne cesse pas de s’écrire c’est la de répondre à l’énigme de la vie.
jouissance de l’Un, et pas de d’eux.

S
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3
4
5
6
7
8
9

10

– 17 –
le dossier vers le congrès de l’amp

Stéphane Daure

Le Dossier de la LM
Camilo Ramirez

C’est une chance d’ouvrir cette nouvelle série des Dossiers de


La lettre mensuelle avec trois numéros consacrés au thème du
prochain Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse  :
S Un réel pour le xxie siècle. Le cartel, qui a charge de préparer
les dossiers pendant ces deux prochaines années, a bénéficié
1 de l’aide précieuse de Guy Briole, directeur du Congrès, afin de
privilégier une cohérence thématique dans leur construction.
Des collègues de la commission scientifique ont accepté de
2
mettre à jour, de façon vive et percutante, la pratique analytique
à partir du statut du réel dans le dernier enseignement de
3
Lacan. Partant d’un texte commun, l’orientation donnée par
Jacques-Alain Miller dans la présentation du Congrès, chaque
4
auteur met en valeur un point précis qui renouvelle la prise en
compte de ce réel sans loi. L’analyste du XXIe siècle ne peut plus
5
se contenter de s’orienter dans la direction de la cure à partir
de l’Autre, de la relation cause-effet et de l’ordre symbolique,
6
mais doit prendre acte du fait qu’il a affaire au désordre d’un
réel contingent. C’est l’ensemble des concepts constituant le
7
cœur de la pratique analytique qui doit être remanié. Il s’agit de
définir l’inconscient proprement lacanien en le distinguant de l’inconscient transférentiel, forger une
8
interprétation analytique qui bouscule la défense, dégager comment les métamorphoses radicales,
en ce début de siècle, aussi bien que la façon dont Lacan subvertit l’abord du réel, nécessitent de
9
reformuler le désir de l’analyste.
Dans le prochain numéro, ce renouveau sera éclairé d’une autre lumière…
10

– 18 –
La rupture cause/effet le chapitre VII du Séminaire Encore, « Une lettre
le dossier vers le congrès de l’amp
d’âmour  », qu’il soulignera que dans son
schéma des formules de la sexuation S(A/ ) et a
Guy Briole sont du même côté  : celui de la «  fonction de
l’être ». Une « scission, un décollement, reste à
faire », dit Lacan.5 C’est ce qui le conduira à se
séparer de l’être.
Dans un parcours éclair et concis, Lacan avait déjà abordé la question de l’Un
Guy Briole fait saillir les grands séparé de l’Autre et énoncé ce Y’a d’l’Un, par
axes du prochain Congrès de lequel il ne s’agit pas de l’Un par rapport à
l’Autre mais de l’hénologie6 : l’Un sans l’Autre.
l’amp. Soit d’un Un tout seul, un Un disjoint du sens.
Ce Un est la marque constitutive du parlêtre, la
marque sur le corps. En ce sens, le langage est
«  […] La relation cause-effet est un préjugé
appareil de la jouissance, réduit alors à la lettre,
scientifique appuyé sur le sujet supposé savoir.
au singulier. Ce Un, là, renvoie à l’ex-sistence,
Cette relation ne vaut pas au niveau du réel sans
à la question ontique. Là où était la répétition
loi, elle ne vaut que comme rupture entre la cause
articulée au désir et la vérité, sera l’itération7
et l’effet. »1 Ce passage, extrait de la Conférence
liée à la jouissance et à ce qu’elle comporte
de Jacques-Alain Miller, sur la rupture cause/
de contingence, d’imprévisible, de rupture de
effet est comme la charnière d’une porte qu’il
causalité.
ouvre vers le changement qui marque le xxie
siècle et qui n’est pas sans incidences sur les
L’incurable
pratiques.
Cette évolution touche au désir de l’analyste
L’interprétation
et trouve ses répercussions dans la cure, dans
ce déplacement vers le hors-sens et un rapport
Le premier enseignement de Lacan n’a jamais
plus authentique au réel. L’orientation de la cure
négligé le réel que la cure parvenait à dégager
ne va pas dans le sens de l’élimination des restes
de la répétition. L’interprétation analytique s’y
symptomatiques mais vers un savoir y faire
présentait alors comme un franchissement
avec l’incurable. C’est une des conséquences
dont les effets de vérité ne suivaient pas une
du déplacement de «  l’interprétation du cadre
logique cause-effet mais un aléatoire, un indé­
œdipien vers le cadre borroméen  »8. Alors
ductible. L’interprétation est toujours de l’ordre
l’interprétation « change et […] passe de l’écou­
d’une rupture de la causalité et c’est ce qui
te du sens à la lecture du hors-sens.  »9 Le
la fait incalculable2. Mais, au-delà de ce que
déplacement dans la direction de la cure aura
l’interprétation aurait pu régler des impasses du
été de l’interprétation signifiante à l’équivoque
désir, Lacan pensait que ce réel était résorbable
qui se situe entre signifiant et lettre, sens et
par l’opération symbolique, par l’interprétation.
hors-sens, pour en venir au Un tout seul à partir
C’est dans son dernier enseignement qu’il
S duquel on peut avoir accès à ce qui, au-delà
insistera sur un réel inassimilable, sur ce qui
de l’Œdipe, reste comme marque singulière à
« dans le symptôme, est hors-sens »3. Ce réel, il
1 chacun et inscrite de manière contingente.
le met en relation avec une jouissance de corps
– un corps qui jouit seul –, une auto jouissance
2 Au-delà
du corps. Pour autant ce n’est pas non plus une
jouissance quelconque : elle n’est pas sans lien
3 avec le point d’insertion du signifiant sur le corps
Le désir de l’analyste est ce qui convient au
manque-à-être. Au-delà, l’analyste a affaire à un
et, en ce sens, elle est singulière à chacun.
4 analysant qui est confronté au trou que laisse
l’Un sans l’Autre. Désir de l’analyste et expérience
Vers l’ontique
5 du réel se séparent et viennent à se renouer,
mais autrement. C’est ce que les travaux du
Le vrai changement chez Lacan, celui qui
6 réordonne la théorie comme la pratique, c’est
Congrès devraient mettre en évidence.
celui que J.-A. Miller mettra en lumière dans
7 son cours de 20114 et qui est le passage de 1 Miller J.-A., Un réel pour le xxie siècle, Scilicet, Paris,
l’ontologique à l’ontique, de l’être à l’étant. Tout Collection rue Huysmans, 2013, p. 26.
8 le premier enseignement de Lacan se réfère
2 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps »,
enseignement prononcé dans le cadre du département
à l’ontologique et se situe dans le registre de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 2
9 de l’être qui contient à la fois le manque et le février 2000, inédit.
3 Miller J.-A., «  Lire un symptôme  », Mental n° 26, juin
désir ; manque-à-être et désir d’être. C’est dans 2011, p. 55.
10

– 19 –
4 Cf. Miller J.-A., à paraître sous le titre L’Un tout seul, serait la consistance du réel dans l’expérience
le dossier vers le congrès de l’amp
« L’orientation lacanienne. L’être et l’Un», enseignement
de la psychanalyse. Pour le réel, l’important,
prononcé dans le cadre du département de psychanalyse
de l’université Paris VIII, 2010-2011. c’est que le même soit le même matériellement,
5 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, « la notion de matière est fondamentale en ceci
1975, p. 77.
qu’elle fonde le même.1 » Le « démontage de la
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, Ou pire…, Paris, Seuil,
2011, p. 153. défense » est un démontage non seulement de
7 Miller J.-A., « L’être et l’Un », op. cit., leçon du 30 mars l’idole engagée à la place du manque phallique,
2011.
mais aussi du circuit de l’objet a pour rencontrer
8 Miller J.-A., « Lire un symptôme », op. cit., p. 57.
9 Ibid. le bord de jouissance que ces circuits cernent.
Autour de ce bord, les consistances se nouent.
«  J’ai affaire au même matériel que tout le
monde, à ce matériel qui nous habite.2 » Matériel
est pris au sens du réel de la jouissance. Lacan
propose là une autre version d’un inconscient
Du réel dans une qui n’est pas fait des effets de signifiant sur un
corps imaginaire, mais un inconscient qui inclut
psychanalyse* l’instance du réel qui est la pure répétition du
même, ce que J.-A. Miller, dans son dernier
Éric Laurent cours, a isolé dans la dimension de l’Un-tout-
seul qui se répète. Là, est vraiment la zone hors-
sens, et hors garantie.

Qu’est-ce qu’une interprétation


* Texte d’orientation publié sur le site de l’AMP.
qui prend acte de l’inexistence de 1 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de
l’Une bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976,
l’Autre de l’Autre ? Voici quelques Ornicar ?, Paris, Lyse, n°12-13, décembre 1977, p. 10.
pistes précieuses dégagées par 2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de
l’Une bévue s’aile à mourre », leçon du 11 janvier 1977,
Éric Laurent. Ornicar ?, Paris, Lyse, n°14, Pâques 1978, p. 5.

Il nous faut distinguer plusieurs régimes de


l’interprétation, qui ne s’excluent pas mutuel­
lement. Il y a l’interprétation selon le sens ou
selon la multiplicité de la dimension du sens.
Elle n’est pas pour autant ouverte à tous les Désir de l’analyste
sens. L’interprétation selon le sens ne doit pas
oublier l’objet a qui circule entre les lignes et qui Pierre Naveau
s’oppose à la conception d’une totalité du sens.
S Dans l’interprétation qui vise l’objet a entre les Prenant appui sur deux cas
lignes, il faut encore distinguer la zone où l’on
1 peut rendre compte d’une interprétation et de
célèbres commentés par Lacan,
sa « raison » dans l’espace subjectif, et la zone Pierre Naveau se penche sur une
2 où il n’est pas possible de rendre compte de ce notion clé  du Congrès  : déranger
3
point. Dans cette dimension, l’interprétation se la défense. De cette lecture se
retrouve réellement hors-sens. Le fantasme
se révèle un montage, un appareil qui peut être
détache une figure précise de
4 situé comme défense contre la jouissance qui l’analyste au xxie siècle : l’analyste
reste et qui échappe à tout montage pour se « surpreneur ».
5 maintenir dans l’itération.

6 Aborder la pratique de la psychanalyse à J.-A. Miller a fait remarquer, dans son


partir de la dimension de la non-garantie dans cours du 2 décembre 1998, que déranger la
7 sa dimension radicale nous amène à prendre défense, ce n’est pas la même chose qu’inter­
en compte ce qui de la substance jouissante préter le refoulement. On trouve ce terme –
8 ne s’articule ni dans le circuit pulsionnel, ni déranger – dans le passage de «  La direction
dans l’appareil du fantasme. C’est ce qui, de de la cure  » où Lacan évoque le cas de
9 la jouissance, reste non négativable et ne se l’homme au tour de bonneteau. Bref rappel.
comporte plus comme une quasi-lettre dans son Le patient, se montrant impuissant, propose
10 itération. C’est ainsi que peut s’aborder ce que à sa maîtresse de faire entrer un troisième

– 20 –
le dossier vers le congrès de l’amp

homme dans la danse. C’est là-dessus que à celui qui, quelques années auparavant, s’était
celle-ci fait un rêve. Résumons-le à cela : bien laissé aller à lui dire  : « Ça ne se fait pas  ! »4,
qu’elle ait un phallus, elle veut, pourtant, en Lacan rétorque-t-il alors : « Vous êtes à côté. »
S avoir un. L’effet du récit de ce rêve est immédiat. Lacan, prenant appui sur l’acting out du patient,
Le patient retrouve aussitôt ses moyens. dit bien ce que c’est que déranger la défense. Il
1 Commentaire de Lacan (en substance)  : la s’adresse directement à Kris : « Ce n’est pas que
femme ici restaure d’une ruse un jeu d’échappe votre patient ne vole pas, qui ici importe. C’est
2 que l’analyse a dérangé1. Entre parenthèses, qu’il […] vole rien. Et c’est cela qu’il eût fallu
cette expression « un jeu d’échappe  », qui fait lui faire entendre. »5 Ce rien indique, en effet,
3 allusion à la défense, intrigue. En tout cas, ce dont il s’agit : « c’est qu’il puisse avoir une
la morale de la fable, dit Lacan, est celle-ci : idée à lui, qui ne lui vient pas à l’idée »6. Le réel,
4 «  rien ne sert de l’avoir, [quand] son désir est certes, surprend. Mais il revient à l’analyste de
de l’être »2. Ne peut-on pas dire qu’à propos du surprendre le réel, là où résonne, du même
5 cas de l’homme aux cervelles fraîches, Lacan coup, l’incidence du traumatisme. Ce n’est pas
indique à Kris que, là où il interprète la défense, du psychanalyste surpris dont parle Théodore
6 c’est, au contraire, la déranger qu’il eût fallu Reik qu’il est question, mais de l’analyste
faire ? Là aussi, résumons. L’interprétation de surprenant et – le mot est de J.-A. Miller – de
7 Kris est celle-ci : le patient se défend de voler l’analyste « surpreneur ».
les idées des autres en s’accusant de vouloir
8 les leur voler. En fait, il ne vole pas. Il s’accuse 1 Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 632.
donc de vouloir voler pour s’empêcher de voler. 2 Ibid., p. 632.
9 C’est ce qui s’appelle, dit Lacan, « analyser la 3 Ibid., p. 599.
défense avant la pulsion, qui ici se manifeste 4 Ibid., p. 600.
5 Ibid., p. 600.
10 dans l’attrait pour les idées des autres »3. Aussi, 6 Ibid., p. 600.

– 21 –
De la ponctuation à Lalangue est essentiellement faite «  des
le dossier vers le congrès de l’amp
alluvions qui s’accumulent des malentendus,
l’équivoque des créations langagières, de chacun »2. L’inter­
prétation passe alors du vouloir-dire au vouloir-
jouir. C’est dans son Séminaire XX3 que Lacan
Hélène Bonnaud donnera une formule radicale de la coupure
entre la parole qui veut dire et la pulsion qui
veut jouir avec son concept de l’apparole :
Déranger le vouloir jouir qui est « l’apparole c’est ce que devient la parole quand
au cœur du symptôme, c’est ainsi elle est dominée par la pulsion et qu’elle
qu’Hélène Bonnaud conçoit l’inter­ n’assure pas communication mais jouissance.»4

prétation de la pulsion. Dès lors, l’interprétation portera non pas sur


le sens, mais cherchera à atteindre le vouloir-
jouir de la pulsion. En effet, d’avoir introduit la
L’interprétation analytique est, au début de pulsion comme prise dans le langage, a ouvert à
l’analyse, une réponse donnée par l’analyste à Lacan des perspectives inédites sur la façon de
l’énigme qu’est pour l’analysant, son symptôme. l’interpréter.
Elle agit comme une plongée dans le sens, Interpréter la pulsion, c’est déranger le vouloir-
puissant moyen du déchiffrage de l’inconscient, jouir qui est au cœur du symptôme. Certes, la
sa lecture se faisant de plus en plus serrée et question est de savoir comment l’atteindre,
précise. Les signifiants isolés par la ponctuation comment atteindre le réel par l’interprétation, ou
des séances, la mise en perspective du désir qui plutôt après que l’interprétation transférentielle
s’y entend, l’appui de l’inconscient-interprète ait elle-même vidé le sens inconscient, le
comme la chambre de résonnance de tout ce refoulé. L’interprétation vise alors l’abolition du
qui fait son invention — lapsus, rêves, oublis, — sens et elle l’atteint par l’équivoque. Qu’est-ce
figurent la puissance interprétative de l’analyse que l’équivoque  ? Elle opère à partir de l’écrit
quand elle s’inscrit dans ce registre de la qu’elle fait résonner. En jouant de l’équivoque,
recherche de la vérité. l’inter­prétation dérange le sens attendu, fait
apparaître son absurdité et débranche le savoir
L’enseignement de Lacan qui s’y réfère va de de sa position de vérité. De ce fait, l’interprétation
« Fonction et champ de la parole et du langage »1 n’est plus du côté de l’illimité de la parole en
jusqu’au moment où Lacan aborde la question tant que sens à déchiffrer, mais elle vient au
de lalangue. En effet, avec ce concept, Lacan contraire faire limite. C’est une interprétation
rompt avec la question du sens pour y substituer qui finitise, qui rompt avec la jouissance
celle de la jouissance. interprétative de l’inconscient comme savoir.

S
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2
3
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8
9

10 Ponctuation alvéolaire par Matinago

– 22 –
On passe dès lors de l’interprétation prise dans
Vers une redéfinition
le dossier vers le congrès de l’amp
le symbolique et l’imaginaire, à l’interprétation
du réel. «  En quoi est-ce que le réel s’assure
par l’interprétation  ?  »5, se demande Jacques-
du désir de l’analyste
Alain Miller dans ce même texte. Tant que nous
sommes dans l’interprétation de l’apparole, Sonia Chiriaco
l’interprétation reste au niveau de la jouissance
de la parole. Il n’y a aucun réel assuré. C’est
en quoi l’interprétation doit suivre une contre- Un désir de l’analyste dont la
pente au principe de plaisir. Elle doit introduire boussole n’est plus l’Autre mais la
l’impossible. C’est ce que Lacan indique dans le jouissance de l’Un-tout-seul, tel
Séminaire Encore. Si le sujet est heureux, même
dans le ratage que souligne l’interprétation, est le déplacement ici serré par
tout ce bonheur ne permet pas d’assurer le Sonia Chiriaco.
réel du rapport sexuel. Pour s’assurer du réel,
l’interprétation devra s’apparenter à une forma­
lisation si l’on admet que seule la formalisation « En fin de compte, à quel désir le sujet va-
mathématique atteint à un réel. Cela implique t-il s’affronter dans l’analyse, si ce n’est au
que l’interprétation se fait à l’envers du sens. désir de l’analyste ? »1, interroge Lacan lors de
Lacan fait de l’équivoque le moyen d’y parvenir : la dernière leçon de son Séminaire Le désir et
« nous n’avons que ça l’équivoque comme arme son interprétation. N’est-il pas remarquable
contre le sinthome  »6. Et il ajoute quelques qu’il désigne ainsi le désir de l’analyste, pour
lignes plus loin, «  jouer de cette équivoque la première fois, après avoir énoncé «  qu’il n’y
qui pourrait libérer du sinthome.  »7. Ces deux a pas d’Autre de l’Autre »2 ? Si Lacan ne définit
citations nous indiquent comment contrer le réel pas ici ce qu’est ce désir de l’analyste, il donne
du sinthome, et, dans un deuxième temps, s’en néanmoins un indice précis concernant son acte,
libérer. Il s’agit de passer, par l’interprétation, à savoir que « la coupure est sans doute le mode
du ça veut dire, à un ça ne veut rien dire qui le plus efficace de l’interprétation analytique »3.
permet d’extraire le ça veut jouir. « Et donc, pour Dès lors, il ne cessera plus d’interroger le désir
retrouver le ça veut jouir, il faut en passer par le de l’analyste en l’articulant à la fin de l’analyse.
ça ne veut rien dire. »8 Dans le Séminaire qui suit son excommunication,
Les quatre concepts fondamentaux de la psycha­
Interpréter fait alors de l’écriture le moyen nalyse, il pose les jalons d’une doctrine de la
d’atteindre au ça ne veut rien dire de la jouis­ fin de l’analyse, qui se concrétisera avec sa
sance. Elle touche le hors-sens de la jouissance proposition sur la passe, trois ans plus tard.
pour atteindre le réel du sinthome qui est, Lors de la dernière séance de ce Séminaire,
comme Lacan l’a formulé, un etc… Lacan lance des questions qui résonnent avec
1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage
celles que J.-A. Miller nous propose pour
en psychanalyse », Écrits, Seuil, Paris, 1966. aborder le prochain congrès de l’AMP4.  «  Que
S 2 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause doit-il en être du désir de l’analyste pour qu’il
freudienne n° 34, Paris, Navarin/Seuil, octobre 1996, p. 11.
opère d’une façon correcte ? »5 « Comment un
1 3 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil,
1975. sujet qui a traversé le fantasme radical peut-
4 Miller J.-A., «  Le monologue de l’apparole  », op. cit. il vivre la pulsion  ? Cela est l’au-delà de
2 p. 13.
l’analyse et n’a jamais été abordé. »6 Lacan nous
5 Ibid., p.17.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, offre alors une première ébauche de réponse :
3 Seuil, 2005, p. 17. «  Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur.
7 Ibid., p.17.
8 Miller J.-A., op. cit., p. 18 .
C’est un désir d’obtenir la différence absolue. »7
4 Cette «  différence absolue  » n’a jamais pris
autant de relief que depuis l’introduction du « Y
5 a d’l’Un » de son dernier enseignement. En nous
entraînant vers cet au-delà de l’analyse que
6 J.-A. Miller a appelé « l’outrepasse »8, cette zone
où «  tout reste à construire  »9, il nous incite à
7 reprendre les questions du Lacan de 1964 avec
un nouvel angle de vue, celui du réel.
8
«  La position de l’analyste, quand il se
9 confronte au Y a d’l’Un dans l’outrepasse, n’est
plus marquée par le désir de l’analyste mais par
10 une autre fonction qu’il nous faudra élaborer

– 23 –
par la suite.  »10 Cette autre fonction, si elle se L’analyste sait qu’il ne peut se passer de son
le dossier vers le congrès de l’amp
réfère encore un tant soit peu au désir, ne peut sinthome mais il a appris à s’en servir pour en
pourtant plus, au temps du non rapport, être faire un usage nouveau dans une pratique qui
référée à l’Autre. Dans l’outrepasse, c’est bien vise résolument le réel.
la jouissance du Un tout seul qui est concernée,
jouissance du corps tel qu’il a été percuté par le
1 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son
signifiant, et c’est une jouissance hors sens. Au- interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le
delà du désir, c’est au serrage du sinthome que Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 571
nous avons affaire. C’est toute la clinique qui en 2 Ibid., p. 353.
3 Ibid., p. 572.
est bousculée, au point que tous les cas sont 4 Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle », La Cause du désir,
devenus inclassables ! Ainsi, toujours seul dans n° 82, Paris, Navarin, 2012, p. 88-94.
son acte, l’analyste ne peut plus se référer à un 5 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 14.
quelconque ordre établi. S’il parvient à avancer 6 Ibid., p. 246.
avec « le sentiment d’un risque absolu »11, c’est 7 Ibid., p. 248.
qu’il sait comment ses propres arrangements 8 Miller J.-A., «  L’orientation lacanienne, L’être et l’Un »,
cours du 4 mai 2011, inédit.
névrotiques avec le réel furent surpris, dérangés, 9 Ibid., cours du 30 mars 2011, inédit.
démontés par l’équivoque qui défait le sens, 10 Ibid., cours du 11 mai 2011, inédit.
laissant le sujet aux prises avec sa jouissance 11 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris,
Seuil, 2005, p. 45.
opaque, et cela jusqu’à dénuder le sinthome. 12 Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, «  Le moment de
L’équivoque est l’outil qu’il a désormais à sa conclure », leçon du 15 novembre 1977, inédit.
main pour surprendre à son tour son analysant
et parvenir « à défaire par la parole ce qui s’est
fait par la parole. »12

S
1

2
3
4
5
6
7
8
Tresse, par Martine Soueix

10

– 24 –
Note sur le désir de du désir inconscient. Il dit une seule chose, qui
le dossier vers le congrès de l’amp
est titre d’un séminaire : Encore.
l’analyste À la fin de son enseignement, Lacan considère
cela autrement. «  Une analyse n’a pas à être
poussée trop loin », dit-il en 1975. « La fin de la
Face à un monde dominé par un vérité, ajoute-t-il, la vérité vraie est qu’entre les
réel déréglé et multiple, Pierre hommes et les femmes ça ne marche pas »7. La
Streliski fait valoir un désir de psychanalyse débouche donc sur un impossible,
un « Il n’y a pas », qui est notre réel, le réel de
l’analyste en mesure de le contrer.
la psychanalyse. «  Il y a pas d’autre définition
possible du réel que : c’est l’impossible »8.
Pierre Stréliski
L’analyste n’a pas pour tâche de définir
«  Le désir de l’analyste n’est pas un désir quelque chose. Comment définir quelque chose
pur, pas une pure métonymie infinie, mais nous qu’il n’y a pas ? La logification serre sans doute
apparaît comme un désir d’atteindre au réel, cet impossible, le gaine comme Nora gainait
de réduire l’Autre à son réel et de le libérer du Joyce. Mais le désir de l’analyste dans notre XXIe
sens  »1, dit Jacques-Alain Miller présentant le siècle, où le réel domine le monde, où il est sur
prochain congrès de l’AMP Un réel pour le XXIe le devant de la scène, continue de viser quelque
siècle. Il note que cette impureté du désir de chose, autre chose que de regarder le spectacle
l’analyste est une remarque de Lacan en 1964. de ce monde. Il vise sûrement moins cette vérité
On la trouve à la dernière page du Séminaire XI2. cachée dans le tableau clinique, que le réel lui-
La suite est l’explication de ce que serait ce désir même. C’est la seconde partie de la phrase de
« impur » :  le désir est toujours impur, il est impu­ J.-A.  Miller  : le désir de l’analyste est «  désir
reté lui-même, il est le grain de sable qui enraye d’atteindre au réel, de réduire l’Autre à son réel
l’ordre symbolique, la machination que fait le et de le libérer du sens ».
surmoi pour tout figer, tout arrêter. Cette impureté
dans l’ordre de l’univers3 est en même temps une Comment atteint-on l’impossible ? Par la contin­
nécessité pour que ce monde ne soit pas tout à fait gence. Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, ça se
vain, cynique ou désespéré. Pierre Naveau, dans rencontre évidemment. Mais, dans ce qui se répète,
un texte d’orientation pour ce Congrès, évoque dans l’addiction symptomatique, dans l’itération,
« l’homme au tour de bonneteau » dont le symp- il n’y a pas que la figure d’un destin. L’analyste,
tôme, une impuissance sexuelle, arrêtait le désir. ce réel il «  a pour mission de le contrer  »9, «  en
contrer la part toujours obscure, toujours opaque,
Dans cette configuration si classique, le propre au sens et qui s’appelle la jouissance  »10,
désir de l’analyste est de relancer le désir précise Laure Naveau. Si la définition du réel c’est
via l’inconscient transférentiel. «  Le désir de l’impossible, il y a aussi que «  reale e impossibile
l’analyste » est en somme une expression pléo­ sono antitetici, non possono andare insieme »11,
nastique  : le psychanalyste est désir. Lacan dit Lacan dans un entretien en Italie. Comme la
S en donne la définition dans son Éthique  : «  La paire vérité/jouissance, la paire réel/impossible
morale traditionnelle s’installait dans ce que est antithétique, incompatible. Elles compatissent
1 l’on devait faire dans la mesure du possible, l’une de l’autre, disait Lacan de la première.
comme on dit, et comme on est bien forcé Le désir de l’analyste vise cette jouissance
2 de le dire. Ce qu’il y a à démasquer, c’est qui ne cesse pas, jusqu’à ce que se dégage un
le point pivot  par où elle se situe ainsi – ce fragment inattendu, surprenant, contingent : un
3 n’est rien d’autre que l’impossible, où nous sinthome.
reconnaissons la topologie de notre désir   »4,
4 avec un peu plus loin cette phrase célèbre  : 1 Miller J.-A., «  Le réel au XXIe siècle, Présentation du
« Je propose que la seule chose dont on puisse thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir n° 82,
Paris, Navarin, 2012, p. 94.
5 être coupable, au moins dans la perspective 2 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fon-
analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir  »5. damentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
L’analyste est placé, ou se place, dans le discours 3 Cf. Lacan J., «  Subversion du sujet et dialectique du
6 désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.
analytique comme objet désirant. Il désire quoi ? 4 Lacan, J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psy­
7 Que l’analyse se fasse, qu’elle existe, au-delà de chanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 364.
toute identification contraignante. Il défend la 5 Ibid, p. 368.
6 Cf. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de
8 voie – ou la voix – de la révélation de la vérité. son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, p. 641.
Il est dénonciateur de vérité. Lui, toutefois, 7 Lacan J., « Yale University, Kanzer Seminar », Scilicet
n’énonce nul oracle, sa position vertueuse — 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 16.
9 8 Lacan J., « M.I.T », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, p. 55.
« Un saint qui décharite », dira plus tard Lacan — 9 Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79,
est de désigner de son « doigt levé »6 cet horizon Paris, Navarin, 2011, p. 19.
10

– 25 –
10 Naveau L., «  Faire du hasard notre destin  », exposé théoricien incontestable de l’inconscient (qui
le dossier vers le congrès de l’amp
aux 42e Journée de l’École de la Cause freudienne le
n’est ce qu’on croit, je dis  : l’inconscient, soit
2 octobre 2012. Commentaire de la phrase de Lacan  :
«  Le piquant de tout ça, c’est que ce soit le réel dont réel, qu’à m’en croire)2  ». Ce texte est daté du
dépende l’analyste dans les années qui viennent, et non 17 mai 1976, soit une semaine après la dernière
pas le contraire », inédit.
séance du séminaire Le sinthome. Ainsi éclairée,
11 Lacan J., Entretien avec Emilia Granzetto pour Pano­
rama le 21 mai 1974, inédit. cette phrase permet d’entendre qu’à croire
Lacan plutôt que on, l’inconscient est en fait réel.
Entre les lignes, cet hapax déduit de l’œuvre de
Joyce la logique du sinthome.

J.-A. Miller peut alors affirmer que « l’incons­


Inconscient cient est affaire de réel, vise un noyau de réel,
transférentiel et non assimilable, dont le modèle est le trauma, de
telle sorte que la répétition est conceptualisable
inconscient réel comme la répétition de l’évitement d’un noyau
de réel3 ».
Philippe de Georges
L’inconscient réel, c’est l’inconscient du dernier
Lacan4. Il se différencie profondément non seu-
lement de ce que Lacan appelait « l’inconscient
Averti du ressort de jouissance freudien » au moment du séminaire XI5, mais aus­-
propre à l’inconscient, Philippe de si de celui qu’il appelait alors « le nôtre ». L’in-
Georges fait surgir une figure de vention freudienne n’est pas réductible au seul
versant signifiant. Le motif profond de la seconde
l’analyste au travail de «  contrer topique, dans « Le moi et le ça »6, était en effet
le réel ». que le refoulement n’est pas la cause ultime : il
y a en 1923 pour Freud un inconscient pulsion-
La mise en valeur de l’inconscient réel nel implacable, ininterprétable et muet qu’il dé-
et de l’inconscient transférentiel est un finit comme ça. Le ça est l’inconscient réel de
aboutissement. Celle de l’élucidation par Freud, « interne » et directement en prise sur le
Jacques-Alain Miller du long parcours fait par biologique et les besoins. J.-A. Miller en dit que
Lacan partant de l’invention freudienne de « l’être préalable est un être de jouissance7 ». Il
l’inconscient, pour aboutir à sa propre invention lui substitue, avec Lacan, l’Un de la première ren-
du réel. Ce binaire est établi en 20061, chaque contre traumatique avec cette jouissance, qui fait
terme étant caractérisé par un mécanisme de trace et pousse à réitération8.
constitution et un paradigme, déterminant une
logique de direction de la cure. L’inconscient réel est le concept qui permet
d’avancer dans la tâche qui revient à l’analyste :
Pour résumer à grands traits, l’inconscient non seulement interpréter, mais «  contrer le
S transférentiel est constitué de signifiants et réel9 ». Il éclaire la forme la plus actuelle de la
«  structuré comme un langage  ». Sa mise en direction de la cure : bouger les défenses.
1 place résulte du processus que Freud nomme
refoulement. Il s’inscrit dans la dialectique 1 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps »,
entre le sujet naissant et l’Autre du langage. enseignement prononcé dans le cadre du département de
2 psychanalyse de l’université Paris VIII, 1999-2000, inédit.
Il est cause du symptôme, qui sous forme « L’inconscient réel », Quarto, n° 88-89, p. 6.
métaphorique procède du retour du refoulé 2 Lacan J., « Préface à l ‘édition anglaise du séminaire XI »,
3 Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.
par cryptage des représentations censurées.
3 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps »,
Actualisé dans l’expérience analytique par le
4 enseignement prononcé dans le cadre du département de
transfert, il donne matière à l’interprétation. psychanalyse de l’université Paris VIII, séance du 15 dé-
­­cembre 1999, inédit.
5 4 Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle », La Cause du désir,
L’inconscient réel s’en différencie point n° 82, octobre 2012, p. 94.
par point : il ne naît pas du refoulement des 5 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
6 fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 21
représentations, mais a pour référent le trau­
et suivantes.
matisme. Il n’est pas corrélé au sujet supposé
7 6 Freud S., «  Le moi et le ça  », Essais de psychanalyse,
savoir et à la production de sens. Son ressort Payot, 1981, p. 219.
n’est pas le signifiant, mais la jouissance. Le 7 Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La
8 Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p.21.
répondant de celle-ci (qui est le réel du vivant), 8 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un »,
c’est la défense. C’est d’une phrase sibylline du enseignement prononcé dans le cadre du département de
9 psychanalyse de l’université Paris VIII, 2010-2011, inédit.
dernier Lacan, que J.-A. Miller extrait la formule
9 Lacan J., «  La troisième  », texte établi par Jacques-
écrite qui fixe l’élaboration de Lacan : « Inventée
10 Alain Miller, La Cause freudienne, n° 79, septembre 2011,
par un solitaire [il s’agit de la psychanalyse], p. 11 à 33.

– 26 –
Deux vignettes cliniques  : dans la première, un sujet cherche à
CPCT
s’appuyer sur un discours établi comme solution à sa déprise
sociale. Il y a urgence, et Françoise Denan sait utiliser ce trait dans
la manœuvre du transfert, moyennant quoi le sujet fait la trouvaille
d’un objet incongru lui permettant de se construire un corps. Dans
la deuxième vignette, Sylvie Goumet éclaire finement non seulement
le diagnostic, mais aussi la dialectique de cette cure. La problématique
d’allure hystérique se dévoile tout autrement dans une clinique
sous transfert.   En effet, c’est dans une clinique sous transfert que
l’on peut faire des différences aussi subtiles qu’essentielles.

Rendez-vous clinique au cpct de Marseille,


le 14 juin 2013 : « Solitudes »

L’homme qui a appris ses journées à surfer sur internet, qu’il ne sort
quasiment plus.
à nager sur internet La moindre démarche dans le champ social lui
est difficile, notamment pour bénéficier du RSA :
« Je saurais pas quoi répondre si on me demande
Françoise Denan pourquoi j’ai pas travaillé depuis cinq ans ».
Comment orienter un traitement fondé sur la
parole avec quelqu’un qui parle aussi peu ? Le
Paul, trente ans, a été adressé au CPCT par dispositif du CPCT place le clinicien en situation
le Pôle insertion pour ses difficultés d’insertion d’urgence, pour provoquer une avancée en seize
professionnelle. Il a un corps mou, voire informe, séances. C’est ce qui pousse à faire au patient
dénué de l’armature la plus élémentaire – des propositions de travail à partir des rares
celle que donne le signifiant du phallus qui éléments qu’il amène.
précisément manque dans la psychose ; un corps
envahi d’affects aussi, trahis par une auréole Les paris
de transpiration grandissant au fil de la séance.
La jouissance non appareillée par le langage À une question sur ce qui a occasionné
s’inscrit directement sur le réel de son corps. la première rupture, au lycée, Paul répond,
S
Ce corps se modifiera visiblement au cours du toujours lapidaire : « Y a eu une grève des profs.
traitement, accouchant d’un véritable athlète, Quand y a une rupture, ça me déquille ». Pensant
1
grâce au travail de parole sur mesure proposé que le simple intervalle entre deux séances au
au CPCT. Ainsi que l’affirme Jacques Lacan en CPCT pourrait suffire à le « déquiller » à nouveau,
2 1970  : «  […] l’être qui [se] soutient [du corps] je lui propose d’écrire entre les rendez-vous.
ne sait pas que c’est le langage qui le lui Il écrit donc chez lui, me plaçant en position
3 décerne »1. d’adresse : comme jadis, il fait ses devoirs qu’il
récite en séance comme une leçon. Cependant,
4 État des lieux les écrits de Paul surprennent par leur richesse,
leur finesse et leur maîtrise de la langue.
5 Paul présente ses difficultés de façon laco­ Cette aisance insoupçonnée à l’écrit m’incite
nique  : après les années collège où il réussit à un nouveau pari  : j’attrape au vol la mention
6 bien, il arrête le lycée brutalement, à dix-sept qu’il fait de son goût pour le Japon pour lui
ans. Il reste un an et demi cloîtré chez lui. proposer de faire des recherches systématiques
7 Puis il passe le bac et s’inscrit dans une école sur internet. Il commence à sortir de chez
d’infirmiers qu’il abandonne aussitôt. Deux ans lui pour fréquenter la bibliothèque de son
8 se passent, dans un repli complet chez lui. quartier, timidement puis de manière assidue,
Il travaille trois ans dans une blanchisserie empruntant livres et DVD pour autant qu’ils
9 industrielle et lâche prise à nouveau. Depuis  ? soient susceptibles de répondre à ses questions.
Quelques semaines brancardier, quelques jours Il reprend à son compte les idées issues
10 livreur et plus rien. Voilà cinq ans qu’il passe de forums et, ainsi, peut s’appuyer sur un

– 27 –
CPCT

Corps en mouvement, par V. Velickovic

savoir sûr parce que partagé avec d’autres, Comment  ? Il visionne de petits films sur
grâce à internet. Il peut alors demander un YouTube, puis va faire les travaux pratiques à la
ren­sei­gnement à un vendeur de Décathlon piscine.
à condition de s’être renseigné au préalable Il construit ainsi son corps muscle après
par internet sur les modèles qui l’intéressent. muscle, méthodiquement, il lui donne une
« Quand on me parle, j’ai une réponse en tête au forme, dans le miroir de la toile. Ce sera
lieu de rien ». d’ailleurs son bilan du travail au CPCT, lors de
De cette expérience, il déduit un véritable l’ultime séance  : «  J’ai perdu sept kilos, je me
savoir-faire pour s’appuyer dorénavant sur un suis coupé les cheveux, j’ai bronzé, je me suis
discours établi avant de s’aventurer dans le musclé ».
monde. Ce n’est pas tout.

Le corps discipliné Mauvaises rencontres

Un jour, il mentionne en passant une La dernière séance est le récit de sa première


expérience dont il tire la plus grande fierté  : (et unique) expérience sexuelle, intervenue
S avec un copain, il a fait, il y a quelques années, pendant son dernier emploi. Cette confidence,
le marathon Marseille-Cassis. «  On a réussi à qui le remplit de honte, confirme sa confiance
1 se tenir à une discipline de l’entraînement, de la dans le dispositif de parole. Il assume son
nourriture. La discipline, ça aide. Un planning, énonciation, mais seulement parce que le
2 ça évite de réfléchir ». traitement se termine.
Je lui propose aussitôt de faire un planning, Virginie est l’ancienne petite amie de l’un de
3 une liste de choses à faire d’ici à la séance ses « collègues », Luc. Elle vient de rompre avec
suivante. Il adopte le procédé grâce auquel il ce dernier, qui en parle beaucoup à Paul. «  Il
4 ne   [se] réveille pas avec rien  : se réveiller avec m’avait dit : “Vous iriez bien ensemble.” J’en étais
rien rend vide toute la journée. Un traitement fou.  » Ainsi indique-t-il que le choix amoureux
5 du temps est ainsi amorcé par ces listes qu’il s’est fait par transitivisme, via une identification
appelle «  des habitudes  » dont les névrosés spéculaire à Luc, qui lui désigne en somme
6 méconnaissent à quel point elles sont réglées cette jeune fille. Aussi bien, l’amourette une
par le signifiant. fois entamée, une bagarre violente oppose
7 C’est alors qu’il se met à  apprendre à nager les deux hommes, lors de laquelle Paul dit sa
sur internet. La formule est incongrue, mais jouissance à entendre le bruit de la tête de Luc
8 accueillie dans le dispositif comme une trouvaille tapant contre le mur. Par ailleurs et surtout,
du patient. Paul peut alors l’expliciter  : il sait la rencontre sexuelle est problématique  : «  Je
9 nager, mais il perfectionne la position du pouce, n’ai pas réussi à faire l’amour avec elle. Je l’ai
la façon d’entrer dans l’eau, de la pousser, fait saigner en l’embrassant. Elle m’a foutu
10 le travail de tel petit muscle de l’épaule, etc. dehors ». La dimension cannibale de l’objet oral

– 28 –
se réalise dans cette scène sinistre  : la dévo­ refuser au débiteur le droit de prélever la livre de
CPCT
ration est la modalité que prend le réel du sexe chair. Le névrosé sait y faire avec ces questions,
pour ce patient. répondre à partir du sens, jouer du malentendu,
Cette scène permet de construire a posteriori recouvrir la question du corps vivant par un
les ruptures successives qui ont jalonné la vie tour de passe-passe, évitant qu’il ne soit livré
de Paul selon un même schéma  : une perte en pâture à l’autre. La psychose dévoile au
d’étayage imaginaire et une rencontre avec le contraire sans fard la chair du sujet qui s’offre
réel du sexuel font voler en éclats le monde à la jouissance d’un autre dont le verbe peut
symbolique déjà fragile. faire autant de dégâts que le couteau acéré d’un
usurier du XVIe siècle. Comment faire en sorte
Pour conclure que la livre de chair lui reste attachée ?

Qu’à partir du lien social a minima que Clémentine, vingt ans, s’adresse au CPCT
constitue le discours analytique, cet homme pour une difficulté qui « compromet la réussite
complètement déconnecté consente à se re­ de ses examens ».
bran­cher un peu sur l’Autre, c’est ce qu’a permis
le CPCT. Clémentine évoque ce corps qui ne lui
Le traitement de Paul se termine sur une toute convient pas : « Le haut et le bas ne vont pas
relative reprise langagière, grâce aux listes, ensemble, ça ne colle pas. » N’entendez aucune
plannings, mesures etc., qui le soulagent d’une équivoque, cette ligne de fracture dévoile un
énonciation difficile. Il s’approprie désormais défaut symbolique. Depuis que des signes du
un savoir validé par l’Autre via internet, qui lui corps sexué sont apparus, elle éprouve un
permet de sortir un peu de chez lui. Par ailleurs, malaise. Mais les choses se sont dégradées
il s’est fabriqué un miroir où son corps trouve depuis quelques mois. Le haut de son corps est
forme avec les vidéos de YouTube montrant les masculin, tandis que le bas est celui d’une femme.
exercices sportifs destinés à développer tel ou Clémentine n’a pas de seins, les épaules larges,
tel muscle. les bras musclés ; ses hanches sont larges,
Ces progrès nécessitent cependant un faites pour enfanter, ses fesses grasses. C’est
appareillage sophistiqué, donc fragile. Sa ainsi que se décrit Clémentine. Elle interpelle
trajectoire, ses avancées avérées ne doivent ses proches. Ne la trouvent-ils pas changée
pas faire oublier sa structure. Les rencontres depuis quelque temps ? Non ? C’est qu’ils ne la
sexuelles et les ruptures subséquentes restent regardent pas avec suffisamment d’attention.
possibles, la violence n’est jamais loin, et la Elle demeure convaincue que l’autre ne perçoit
problématique d’insertion professionnelle reste rien de l’étrangeté qui envahit son corps, par un
intacte en fin de traitement, ces difficultés défaut d’attention.
nécessitant une prise en charge au long cours
que Paul a entamée à la suite de son passage au Il y a un avant. Son corps adolescent dérange
CPCT. Il y est très assidu. Clémentine par l’apparition de signes désor­
donnés : trop de poils, des seins qui forment un
S bourrelet  ; ces manifestations ne s’ordonnent
1 Lacan J., «  Radiophonie  », Autres écrits, Paris, Seuil, pas sur le versant de la sexuation, rien ne se
2001, p. 409.
1 formule en terme d’identité sexuelle. Son dit
semble l’expression subjective d’un mal-être
2 liée à l’apparition des signes de la féminité mais
son dire témoigne de la perplexité.
3
Il y a un après. Dans son reflet, Clémentine dit :
4 Le corps en questions « Je vois quelque chose en plus. Deux morceaux
de corps qui ne vont pas ensemble. Aucun d’eux
5 Sylvie Goumet n’est effrayant, c’est leur association qui l’est. »
Les signes désordonnés, marques du corps
6 sexué, prennent sens, s’ordonnent sur deux
Dans Le marchand de Venise de Shakespeare, axes dissociés : une moitié fait signe d’un corps
7 un jeune homme s’endette auprès d’un usurier, d’homme, l’autre moitié d’un corps de femme.
s’engageant à donner une livre de chair s’il
8 ne parvient à rembourser sa dette. Il sort de Ces deux temps sont placés sous le signe de
l’impasse où l’a conduit son inconséquence l’étrangeté mais sur un mode différent. Depuis
9 grâce à l’usage symbolique  : l’impossibilité de quand exactement s’est-elle aperçue de cette
déterminer, avant de trancher dans le vif, le disjonction entre les deux parties de son corps ?
10 poids exact de la dette, convainc les juges de « C’est devenu flagrant un matin, je sortais de

– 29 –
la douche chez mon petit ami. Je me suis vue Selon Lacan, l’enfant est l’inscription, dans
CPCT
dans le grand miroir de sa salle de bain. Je ne le réel, par le biais de la génétique, du seul
m’y attendais pas, j’ai cru qu’il y avait quelqu’un rapport possible entre un homme et une femme.
d’autre. – Dans ce miroir seulement ? » C’était Le corps de Clémentine, dans sa version
la première fois, peut-être la seule parce que imaginaire, réalise cette opération : la conjonc­
depuis, elle évite de se regarder entièrement, tion, le rapport  ; mais ce qui s’articule dans le
surtout lorsqu’elle est nue. Tantôt elle se réel organique et s’étaie du symbolique ne colle
regarde dans le miroir au-dessus du lavabo et pas sur le plan imaginaire. Le haut et le bas de
passe de longues heures à se maquiller pour se son corps sont discordants.
faire un visage de femme. Tantôt elle observe
« ses formes basses », pour vérifier sa tenue. Traitement ?
J’arrêterai la séance en reprenant l’embryon
de stratégie qu’elle a trouvé pour enrayer le Le suivi de Clémentine est empreint d’in­
processus de dissociation : « Oui, se maquiller satisfaction. Comment parer aux halluci­nations,
c’est être femme.» tarir leur source ? Le projet d’enfant de son ami
ne l’interroge pas, la met tout juste mal à l’aise.
Le déclenchement Quelles voies d’intervention nous indique-t-
elle ?
Se pose-t-elle la question d’être homme ou La première tient au bricolage imaginaire  :
femme ? Non, Clémentine ne dialectise pas ce l’habillage de sa partie homme. Elle a confié
point  ; elle témoigne d’un instant énigmatique passer beaucoup de temps à se maquiller
où voyant son reflet, elle constate  : le haut de pour se faire un visage de femme. Cet appui
son corps est corps d’homme, le bas est corps imaginaire qui tient à l’identification ouvre à un
de femme. Elle ne sait pas répondre à ce point autre étayage provisoire : la date de ses examens
d’énigme et rencontre un trou dans le savoir. s’approche, sa demande initiale, soit ne pas
Lacan, à propos de Joyce, indique : « Il faut être parasitée et se concentrer sur son diplôme
mettre la réalité du corps dans l’idée qui le persiste. Soutenir une identification imaginaire
fait.  »1 Il s’agit donc de déterminer quelle idée à l’étudiante très occupée fait déconsister
soutient cette perception troublée, générant ce l’imminence d’une grossesse.
trouble de l’image spéculaire. Clémentine donne La seconde tient au poids des mots. Clémentine
les coordonnées de la première hallucination au en fait l’expérience douloureuse  : parler de
miroir : chez son ami après la douche. Ce qu’elle grossesse a un effet sur son corps. Induire un écart
nomme « ses parties basses » localise le lieu de entre le mot et le réel qu’il désigne permettra un
la sexualité. Or, Clémentine a perdu sa virginité léger déplacement : « Vous dites grossesse ? Je
depuis plusieurs années et la rencontre sexuelle croyais que vous me parliez d’avoir un enfant. »
n’a pas produit d’interférences hallucinatoires. S’il Clémentine évoque alors son désarroi face aux
faut mettre la réalité du corps dans l’idée qui le fait, pleurs de bébés, son défaut de savoir-faire. Elle
c’est qu’une idée nouvelle a surgi entre temps. revient très enjouée à la séance suivante : elle a pu
faire entendre à son ami son besoin d’apprendre à
S Le couple qu’elle forme avec son partenaire être mère avant d’avoir un enfant. « C’est comme
est, pour elle, plutôt apaisant. Ils vivent dans un espace de liberté qui s’ouvre devant moi. Je
1 des villes différentes mais elle ne s’en plaint vais avoir du temps pour apprendre ! »
pas. Elle entame sa dernière année d’études et
2 son ami anticipe sur l’avenir. Elle revient sur ce Du temps pour apprendre, c’est quasiment
point : depuis qu’ils se connaissent, il envisage le point de bouclage des séances. Du temps
3 d’avoir un enfant d’elle. Jusqu’à présent, cela lui pour apprendre, c’est ce qu’il lui fallait pour se
semblait un projet lointain et indéterminé. Cet concentrer sur ses examens et les réussir. Du
4 été il est devenu plus pressant : il essaie de la temps pour apprendre, c’est aussi ce qu’il lui
convaincre qu’elle peut être enceinte avant son fallait pour accepter l’adresse à un psychiatre,
5 diplôme. dans la ville où elle emménagera auprès de
son compagnon. Au fil des dernières séances,
6 Ainsi, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’attention de Clémentine se décentre des
le phénomène hallucinatoire est une réélisation troubles spéculaires dans le même temps
7 des propos de son partenaire : en l’interpellant qu’elle se recentre sur une identification à
avec insistance comme la mère d’un enfant l’étudiante, mais c’est un statut qui n’est pas
8 à venir « ses parties basses » ne sont plus pérenne. Ce report de grossesse n’augure pas
seulement investies par le rapport sexuel mais pour autant d’une issue bénéfique.
9 par la maternité, c’est cette idée qui lui dessine
un demi corps de femme. Ce n’est qu’une moitié
1 Lacan J., Joyce le symptôme II, Joyce avec Lacan, sous
10 d’explication...
la direction de J. Aubert, Paris, Navarin, 1987, p. 33.

– 30 –
Kertész, l’écrivain de il a traité le trauma collectif qui a nom Auschwitz.
arts & lettres
C’est une grande leçon pour nous
l’impossible LM – Vous écrivez  : « l’écriture est le temps ».
Comment la dimension du temps, ici, se noue-
« […] sur les rapports de l’art d’écrire avec la t-elle avec celle de la mémoire et de l’écriture ?
persécution. En y serrant au plus près la sorte de L’expression d’« écriture atonale » que Kertész
connaturalité qui noue cet art à cette condition, il utilise au sujet de son œuvre a-t-elle un lien
laisse apercevoir ce quelque chose qui impose ici avec la musique atonale qui prive l’oreille du
sa forme, dans l’effet de la vérité sur le désir. » sujet de ses repères classiques ?
« Jacques Lacan, Écrits »
NGL – J’ai cherché à différencier le temps de la
LM – à Nathalie Georges-Lambrichs : Comment séance et celui du livre, qui est un objet. Par sa
avez-vous rencontré Imre Kertész, son œuvre, présence tangible, le livre fait coupure dans
l’homme ? la trame du temps ; il y imprime un texte qui
représente son auteur et va lui survivre, tandis
NGL – Pour moi cela s’est passé en deux temps: que la séance est le lieu où le signifiant tend à se
celui de la lecture lente, réitérée et progressive réduire à une ou quelques lettres. L’écrivain est,
d’Être sans destin, puis des romans et autres avec son corps, au service de l’écriture qui est
textes (Journaux, essais et conférences) d’Imre son art, et il est pris dans une relation avec ses
Kertész au fur et à mesure de leur parution, puis, livres. Par exemple, il constate que ses livres ont
en 2005, le choc de la représentation, au théâtre, des effets sur sa mémoire, qu’il pense en termes
de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, à d’oubli. L’écriture a été en ce sens un traitement
Paris, dans la mise en scène de Joël Jouanneau. La qui a donné lieu, littéralement « dans » les livres, à
présence inoubliable de Jean-Quentin Châtelain ce qui, autrement, ne cessait pas de ne pas s’écrire.
à ce monologue qui n’est qu’un cri modulé à En effet, la répétition n’est pas le temps, c’est
l’infini, au bord d’une scène ourlée de manuscrits, même tout le contraire. Le battement, ce n’est pas
m’accompagne depuis, vision, son et silence mêlés. l’articulation. L’affaire de l’écriture atonale reste
Pour rencontrer « l’homme » il fallut vaincre une mystérieuse. Pour l’éclairer en restant dans la
timidité « naturelle » et supporter la barrière littérature, je me suis reportée au Dr Faustus de
linguistique. Quand la garde rapprochée d’Acte- Thomas Mann qui est construit sur la fracture de
Sud s’opposa à ce que nous rencontrions Kertész la tonalité à l’atonalité. Des lois ont été abolies, et
venu à Paris pour la publication de Journal de ce qui garantissait le juste et le faux a été emporté.
galère, Daniela Fernandez, qui venait d’exposer Dans quelle tourmente, et avec quels tourments,
son travail sur la fiction chez Kertész à l’ecf et le roman le relate, et les échos que cela a dans
avait réussi à approcher « l’homme » et même à l’œuvre de Kertész ne sont pas les moindres.
échanger quelques mots avec sa femme, Magda,
et lui en 2009 au Salon du livre, et moi-même nous LM  –  Qu’est-ce qui vous touche chez l’homme
mîmes en route vers Berlin, où il nous reçut toutes Imre Kertész et dans son style, cet «  effort
S les deux, plus de trois heures durant, avec je crois d’irréalisation » qui le sépare du vécu réel ?
un certain bonheur, ô combien partagé.
1 NGL  –  Catherine Lazarus-Matet a parfaitement
LM  –  Comment vous est venu le désir d’un résumé en peu de mots les facettes de cet
2 ouvrage collectif ? homme qui ne cesse pas, et de vouloir parler pour
transmettre l’intransmissible, « enseigner ce
3 NGL – Personne n’est sans doute plus que Kertész qui ne s’enseigne pas », et de lutter pour ne pas
réfractaire au « collectif ». Il ne s’agissait pas de se laisser enfermer dans des formules. Ce qui
4 contredire cette antipathie, mais d’engager plus m’a le plus touchée est certainement sa gaieté,
que nos personnes dans ce travail. Le moyen de durement acquise, simple et très généreusement
5 produire une certaine insistance sans tomber dans répandue autour de lui. Elle donne envie de le
la répétition était donc de demander à quelques- citer : « c’est le bien qui est une énigme, le mal,
6 unes et uns de se joindre à nous pour donner leur lui, est l’ordinaire. »
écho propre. Cette première série de lecteurs, Il a fallu à Kertész beaucoup de temps pour
7 précurseurs peut-être, donnera, je l’espère, prendre acte de ce qu’il ne pourrait rien raconter
envie à d’autres, en France et ailleurs, auxquels des événements qu’il avait vécus. Il nous a
8 nous espérons communiquer le goût de lire dit dans l’entretien comment, lorsqu’il tentait
Kertész, de poursuivre la réflexion sur le temps précisément de faire entrer ces événements dans
9 et la manière de construire une position juste. Car le récit, la réalité des « faits » grimaçait, devenait
c’est bien l’enjeu, aussi, d’une cure analytique. La inaccessible. Il n’y a rien de vécu qui ne nécessite
10 « position » de Kertesz équivaut au style dans lequel de passer par le crible d’une langue adéquate,

– 31 –
c’est-à-dire forgée en résonance avec ce qui, la destruction, car ses zélateurs, qui devaient sans
arts & lettres
justement ne peut se dire « directement », jamais. cesse démontrer la force et l’inventivité de cette
C’est ce qui rend Kertész si proche de l’expérience idéologie, contribuaient ainsi à en accélérer le
analytique, et donne à ses essais la marque du mouvement, la course frénétique. La bureaucratie
passant. socialiste était plus inerte et rétive au changement.
Kertész s’est employé à le démontrer par son
LM – L’holocauste est une expérience universelle choix assumé d’y demeurer pour écrire, ce qui,
pour Kertész mais comment comprends-tu la dans un camp d’extermination, était absolument
formidable torsion qu’il opère se faisant «  l’un impensable.
de ces criminels » ? Reste la dimension, inéliminable, de la contin­
gence, cette note qui se détache de l’apparent
NGL – C. Lazarus-Matet a dit dans sa préface ronron de la cacophonie ordinaire – laquelle
comment Kertész savait tenir le lecteur en respect : s’accommode du meilleur comme du pire – et
en l’agaçant, en le provoquant, en le blessant, qui est celle de la rencontre avec l’inattendu,
en le violentant, tous actes qu’il revendique et l’imprévisible sous les espèces d’un acte noble,
assume, sans qu’on puisse pour autant le réduire comme celui de « Monsieur l’instituteur » devenu
à aucun de ces modes ni même à leur somme. la mémoire du bien dans des temps de férocité et
Kertész ne s’est habitué à rien, il est toujours sur de cruauté déchaînées. Une telle mémoire n’est-
la brèche, sur le qui-vive. Provoqué par les effets elle pas le fondement de la véritable culture ?
de la parole sur lui, il les réfracte, les prolonge,
donne une chance à ses interlocuteurs de profiter LM – à Daniela Fernandez. Face au trou du
de cette relance pour mettre en jeu, à leur tour, traumatisme d’Auschwitz, Kertész trouve sa
leur désir. La force du désir de Kertész, chaque solution d’écrivain dans l’usage de sa « mémoire
livre, loin de ne rien tarir en lui, semble l’avoir créative ». Pourrions-nous utiliser cette formule
augmentée, et quand il a été (a)nobéli, les moyens comme une sorte d’indication clinique ?
de la parole (discours, conférences, interviews)
l’ont encore décuplée. Il n’est jamais d’accord, ni DF  –  Ce n’est pas un devoir de mémoire qui
avec lui-même, ni avec quiconque. L’accord a vécu, pousse Kertész à écrire. C’est d’ailleurs pour cela
le discord est la règle, et l’atonalité la nouvelle que son nom ne s’inscrit pas dans la littérature
exigence, de faire avec les chocs, les à-coups. Le dite concentrationnaire. Ce qui le pousse à écrire,
signifiant le heurte ; il n’en est évidemment pas de c’est le réel. Kertész est un écrivain. Lorsque
plus marquant que celui qui, ramené à un signe nous sommes allées le rencontrer à Berlin avec
cousu sur un revers de veste, l’a aspiré dans un Nathalie, Janos Can Togay, notre interprète lors
camp de concentration ; tout conspirait contre sa de l’entretien, nous a raconté qu’une journaliste
vie, il n’avait plus qu’à consentir à son assassinat. française avait récemment demandé à Kertész de
Qui donc serait aujourd’hui en capacité ou en droit dire quelque chose sur le chemin qui l’avait conduit
de confisquer le signifiant « juif » ? L’usage qui en du train jusqu’au portail d’Auschwitz. Kertész lui
a été fait entre 1933 et 1945 en Europe marque au avait alors rétorqué qu’il pouvait davantage lui dire
fer le destin de la civilisation qui s’en est révélée quelque chose du chemin qui l’avait conduit du
S solidaire. En ce sens, je me suis plu à penser que train jusqu’au portail du Stockholm Concert Hall
Kertész ne récuserait pas une ligne du petit livre (où il a reçu le Prix Nobel en 2002). La particularité
1 de François Regnault intitulé Notre objet a. Quelle de la démarche d’écriture de Kertész, c’est que le
que soit la réponse du sujet à cette marque fatale, sujet de ses romans, Auschwitz, a bel et bien existé
2 qu’il y assente ou la refuse, la nie ou l’accepte, il et qu’il l’a vécu. On pourrait donc penser qu’il ne
participe du crime qui a eu lieu et qui se perpétue va pas mentir. Mais est-ce que les hystériques de
3 sous mille formes dans la civilisation. Freud mentaient parce que la scène de séduction
n’avait pas eu lieu dans la réalité ? Lacan
4 LM – Kertész évoquant la femme du directeur démontre que ce sont plutôt les mots qui sont
de Buchenwald, Ilse Koch, parle de la situation des menteurs et Kertész le sait. Ce qu’il a vécu,
5 du nazisme et du régime soviétique. Qu’est-ce l’expérience traumatique des camps, devient pour
que le « dynamisme de cette destruction » dont lui un problème technique, un problème d’écrivain.
6 parle Kertész ? Auschwitz a tué les mots. Kertész réclame son
droit au mensonge, qu’on veut lui ôter à chaque
7 NGL – S’il a pu lier les deux régimes qui se sont fois que l’on cherche à démontrer que ses romans
succédé en Hongrie, à savoir la collaboration avec sont véridiques. C’est pour cela qu’il s’acharne à
8 le régime nazi, puis le socialisme de l’empire affirmer contre tous, et même contre lui-même,
stabilisé pendant quarante ans sous l’appellation que ses romans sont des fictions !
9 « bloc de l’Est », Kertész les a disséqués et en a
mis en évidence quelques traits différentiels. C’est LM – Qu’est-ce que la psychanalyse apprend de
10 à propos du nazisme qu’il a parlé du dynamisme de Imre Kertész sur le traitement du réel du trauma

– 32 –
par l’écriture ? Quelle différence de traitement de l’image, l’impossible à voir auquel le visible
arts & lettres
relevez-vous entre l’écriture de G. Semprun et fait écran  ? Est-il possible d’avoir affaire à
celle d’I. Kertesz ? autre chose qu’au donner à voir de la facticité
d’un plat présent ? Car c’est ici un remake d’Un
DF – Kertész nous apprend ce que la psychanalyse tramway nommé désir sans la violence sombre
enseigne. Il nous révèle son mode singulier de et l’érotisme qui y régnaient. Sur fond d’affaire
traiter le troumatisme par la fiction et l’écriture. Madoff. Une histoire de craques. Fausseté de la
Muni de ces deux outils, l’écrivain se sépare du vie filmée.
personnage qu’il a été, restant alors en dehors On pourrait épiloguer sur la position féminine,
de ce qu’il raconte, ce qui lui permet d’éviter que comparer comme cela a été fait Jeannette alias
le lecteur ne plonge dans le pathos. Par rapport Jasmine à Emma Bovary et disserter sur les
à G. Semprun, Kertész pointe une différence deux sœurs adoptées  : l’aimée, la rejetée  ; la
majeure dans leur technique du roman. Si de son femme riche, la femme pauvre  ; la menteuse,
côté, G. Semprun n’épargne pas le pathos aux l’authentique  ; la cynique, la bonne fille, sauf
lecteurs, I. Kertész démontre dans son Être sans que tout ici n’est que simulacre. Passons sur le
destin que l’enfer des camps de concentration dessin plutôt hâtif des personnages, dépourvu
est aussi une fiction. Et il en rend compte par son de tension dramatique, les hasards forcés et
choix technique du « pas à pas ». Ce qui oppose les coïncidences malheureuses, même si le
Semprun et Kertész est aussi ce qui oppose Steven scénario recèle une certaine complexité. C’est
Spielberg et Roberto Benigni. Dans son texte À l’histoire d’une femme qui vit dans le semblant
qui appartient Auschwitz  ?, Kertész qualifie La et qui a tenté d’escamoter le réel mais voilà, le
liste de Schindler de « kitsch » et il l’oppose à film n’arrive pas à nous faire sortir du semblant.
la « puissance du conte » de La vie est belle. Si Car le personnage de Jasmine (la belle et
Kertész soutient que la fiction est vouée à l’échec, élégante Cate Blanchett) qui s’égare dans
il démontre que son inlassable travail d’écriture son propre mensonge et se met à y croire, ne
permet, de façon contingente, que quelque chose promène dans tout le film qu’une vacuité de
cesse de ne pas s’écrire. Ainsi en est-il de ces jeu qui n’évoque rien de ce que pourrait être la
pages extraordinaires de son roman où, face à la face polie et trouble d’une menteuse. Le visage
mort, Kertész crie son envie de continuer à vivre impénétrable et lisse de Tipi Hedren, menteuse
dans ce beau camp de concentration… Ce sont héroïque dans Pas de printemps pour Marnie me
là des moments miraculeux où l’on est face à un revenait. Direction autrement plus puissante
écrivain. d’une actrice. Jasmine serait-elle alors une
femme absente d’elle-même  ? Malgré les
LM  –  À quand la traduction en espagnol de ce soliloques désarrimés, sa raideur suffisante
livre ? n’in­cline pas à y penser.
Il y a bien aussi l’allusion de Woody Allen à sa
DF – Vous serez les premiers à le savoir ! propre histoire : le mari Madoff (sic !) s’éprend
« sérieusement » d’une jeune baby-sitter et « ô
rage, ô désespoir », sa femme téléphone au FBI
S pour se venger. Mais rien de la sombre beauté
d’un acte de « vraie femme » comme on pourrait
1 l’imaginer à la survenue de cet acte. Il n’y a là
qu’une poupée de chiffons de luxe, qui engloutit
2 des calmants et se rue sur le téléphone. Cela
reste au niveau des identités moïques.
3 Jeannette alias  Blue En apparence donc au service d’un intimisme
qui saurait révéler la face cachée des êtres,
4
Jasmine, hélas ! Blue Jasmine pourrait tomber sous la critique
de Stéphane Zagdansky1 selon lequel le cinéma
5 Rose-Paule Vinciguerra est « glue hypnotique » au service d’une volonté
d’annihilation de la réalité.
6 Je dis «  presque  » car Stéphane Zagdansky
L’Amérique se pâme, dit-on, au dernier film invalide à cet égard la totalité du cinéma. Mais
7 de Woody Allen. Le goût américain qui a su de fait, nous sommes avec ce genre de films
engendrer et reconnaître pour ce qu’ils étaient dans une société où la production, matérielle et
8 de si grands créateurs, n’est-il plus qu’avide cinématographique, a pris le pas sur la moindre
d’entertainment ? Est-il aujourd’hui encore pos­ vérité, où la reproduction figée de la réalité
9 sible de concevoir le cinéma autrement que prescrit la fin de l’inquiétante étrangeté. Sans
comme collection d’images, de concevoir un doute ce film est-il syntone avec ce qui tient lieu
10 traitement du visible qui respecte l’invisibilité de zeitgeist au XXIe siècle !

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Posons enfin la question de la psychanalyse
Ce que Hitchcock nous
arts & lettres
appliquée au cinéma. Peut-on réduire la vision
d’un film au déchiffrage d’un scénario, même
bien fait, à sa traduction en énoncés significatifs ?
enseigne sur le réel
Cela ne reste-t-il pas toujours dans le cadre dans le film Psychose
imaginaire sur lequel le spectateur accorde sa
réalité  ? Car un cinéaste, en combinant image
Élisabeth Marion
du corps en mouvement, puissance expressive
du visage et durée, scénario, prouesses tech­
niques, montage… opère une création du monde
Hitchcock met en œuvre son savoir faire pour
toujours renouvelée ; il produit, allons jusque là,
produire sur le spectateur un effet d’angoisse, là
de l’ex-sistence.
où « le sujet est étreint, concerné, intéressé, au
Cette recréation de la vie produit toujours un
plus intime de lui-même  »1 selon Lacan. Nous
effet de vérité et met en présence d’un réel. Le
allons voir comment il procède dans le film
regard principalement mais aussi la voix y sont
Psychose (1960).
convoqués. Un effet de vérité peut faire parler
Dès l’introduction, le ton est donné : la caméra
mais sur ce réel, il n’y a pas tant à discourir qu’à
survole Phoenix et soudain plonge par une
revenir et c’est pourquoi, à un bon film comme
fenêtre ouverte dans une chambre d’hôtel.
à n’importe quelle œuvre d’art, le spectateur
Le sort en est jeté. Notre regard voyeur est là
ne cessera de revenir encore et encore… Sa
dans l’intimité de cette chambre où un couple
perception certes s’éduque au contact de l’œuvre
semble à l’étroit. Marion en femme amoureuse
d’art (au point que sur la scène mozartienne, le
désire changer de vie. Le hasard insiste. À son
convive de pierre se promène parmi nous tout à
travail, une grosse somme d’argent liquide lui
fait couramment2, comme l’a dit Lacan) ; elle se
est confiée. Elle quitte sa routine, vole cet argent
forme et se modifie au contact de l’œuvre. Mais
et s’enfuit, seule. La nuit, il pleut, les phares
jamais ne l’épuise.
des voitures l’éblouissent. Norman Bates ayant
Devant un film de créateur, le spectateur a
allumé, juste ce soir là, l’enseigne de son motel,
tout d’abord l’œil attiré, il s’engage, persuadé
Marion s’y arrête. Dans la vie de cette jeune
que l’au-delà du visible, ce que personne n’a
femme qui s’aventure seule et vient de faire une
jamais vu, va lui être enfin dévoilé. Mais il faut
mauvaise rencontre, le réel surgira dans ces
bien avouer que comme dans la peinture, il va
imprévus, la surprendra ainsi que le spectateur
«  déposer  » son regard pour être tout entier
identifié à elle. Les choix scénaristiques en
sous le regard du cinéaste qui a su calmer
soulignent la contingence. Ainsi, sur le plan
son ardeur, son « fais voir » et lui montrer une
de l’image, la vision brouillée à l’écran, quand
représentation qui voile le manque. Car l’artiste
Marion approche du motel, représente la limite
a affronté directement le manque, à ses risques.
entre semblant et réel, et la bascule qui va
Un objet regarde alors le spectateur, le regard
s’opérer.
de cet auteur là, posé sur lui et devant lequel
Anthony Perkins est un jeune acteur séduisant.
lui-même abaisse le sien. L’imaginaire n’était
Dans le rôle de Norman, il paraît d’abord un peu
S donc là que pour cerner un réel.
timide. Il donne à Marion la chambre qui jouxte
son bureau. Elle semble y avoir trouvé un refuge
1 1 Zagdanski S., La mort dans l’œil. Critique du cinéma
comme vision, domination, falsification, éradication, fasci­ et le spectateur n’est plus sous tension. Puis
nation, manipulation, dévastation, usurpation. Paris, Libella la voix de la mère de Norman se fait entendre
2 Maren Sell, 2004.
sans qu’on la voie. En colère, elle refuse qu’il
2 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, «  La logique du
fantasme », leçon du 16 novembre 1966, inédit. dîne avec Marion, ce repas s’associant dans ses
3 paroles au désir sexuel. Il lui crie de se taire.
Ainsi Hitchcock réinstalle un climat d’inquiétude,
4 d’abord avec cette voix qui, précise Lacan, est
l’objet «  le plus originel  » dans la fonction du
5 désir « cet objet essentiel qui fait fonction de a »2
dans un rapport du désir à l’angoisse. Norman
6 apporte le dîner dans une petite pièce près du
bureau. Ils parlent des oiseaux qu’il empaille,
7 sa passion, puis de sa mère dont il ne peut se
séparer. Son père puis l’amant de sa mère sont
8 morts «  un fils ne peut remplacer un amant  »
dit-il. Il est question de la folie de sa mère. Il
9 dit : « elle est aussi inoffensive que ces oiseaux
empaillés », lesquels, filmés en contre-plongée
10 avec leur ombre large, leurs ailes déployées et

– 34 –
leurs becs pointus, ne semblent pas inoffensifs. Dans le film suivant,  Les oiseaux (1963),
arts & lettres
«  Elle a juste des petits moments de folie, ça Hitchcock choisit inversement de n’expliquer en
nous arrive à tous, pas à vous ? » Pour Marion, ce rien le comportement insolite de ces volatiles.
n’est pas la même folie, mais celle d’une femme Ils y incarnent le réel, la tuché5, qui inopinément
prête à tout pour l’homme qu’elle aime. La peut croiser notre route.
conversation terminée, elle décide de retourner
à Phoenix rendre l’argent. Elle va prendre une
1 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil,
douche. Sous les oiseaux empaillés, il y a des 2004, p. 202.
petits tableaux, reproductions de la Vénus au 2 Ibid., p. 295.
miroir du Titien et d’une scène biblique  : une 3 Ibid., p. 188.
4 Stevens A., «  Réel  », Scilicet, Les objets a dans
jeune femme, Suzanne surprise alors qu’elle l’expé­rience psychanalytique, Paris, École de la Cause
se baigne, par des vieillards qu’elle repousse. freudienne, 2008, p. 361.
Norman ôte ce tableau et observe Marion par 5 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973,
un trou dans le mur. Hitchcock fixe en gros plan p. 53.
son œil de profil. Ce regard de voyeur indique
quelque chose du désir et l’impossible du
rapport sexuel. Cela signe la fin de l’histoire de
Marion.
La scène de la douche marque le moment où
le film bascule. La virtuosité d’Hitchcock dans
cette scène mythique nous met en condition
« Qui est cette femme
d’éprouver de l’angoisse. L’effet de réel est dont je tombe ? »
présent de plusieurs façons  : par les cassures
dans le fil du sens et par les coupures dans l’image À propos de L’Origine de la
et le son. Les hurlements stridents, hachés,
des violons et violoncelles, les coupures du danse de Pascal Quignard
montage morcellent l’image de Marion. L’ombre
de son meurtrier est immense et indistincte
« cet etwas devant quoi l’angoisse opère comme
Carolina Koretzky
signal est de l’ordre de l’irréductible du réel »3.
La caméra filme le trou d’évacuation par où Point de départ du livre  : « Écrire l’origine
s’écoule le sang. La scène se clôt sur l’œil de de la danse comme l’origine de la détresse
Marion en gros plan. Cet œil unique, reste de ce humaine  »1. Je décide de ne pas tout de suite
découpage, nous regarde. Cet objet chu, séparé le refermer et cela, malgré mon aversion vis-à-
du corps, non spécularisable, surgit en gros plan vis des tentatives d’approcher par le sens ce qui
comme « objet en trop »4, objet a qui provoque relève de l’ordre de la causalité. L’enseignement
l’angoisse. de Jacques Lacan m’a permis de comprendre
De l’œil du voyeur où pouvait se condenser qu’on ne peut pas sérieusement approcher la
l’objet de notre désir, répétition du regard question de la cause sans préserver un X, une
S de son amant au début du film, regard qui lui énigme.
donnait un habillage phallique, on passe à cet
1 œil comme reste réel. Quelque chose se dénude Si malgré cette thèse de départ, fort surpre­
et nous attrape. Dans ce film, Hitchcock réussit nante, je poursuis la lecture, c’est que l’écriture
2 à faire éprouver au spectateur l’effet que produit poétique de Pascal Quignard me fait dire que
l’approche du réel. Il déchire le voile, l’habillage l’auteur ne noie jamais, dans sa longue et
3 phallique tombe. La belle actrice est poignardée, ancienne méditation autour de l’origine, la
et Norman ne peut se comporter en homme. Il question de l’impossible. Je gardais bien
4 revêt les habits de sa mère et apparaît comme présente à l’esprit cette belle citation d’un livre
une grande femme aux allures d’épouvantail. précédent : «  Les sociétés et le langage ne
5 Cette mère dont on parle beaucoup, redoutable, cessent de se protéger devant ce débordement
nous la découvrons en sursautant à la fin du qui les menace. L’affabulation généalogique
6 film. Son cadavre nous regarde, goguenard, de a chez les hommes le caractère involontaire
ses orbites vides. Hitchcock nous a joué un bon du réflexe musculaire  ; ce sont les rêves pour
7 tour. Le fil de l’histoire est alors raccroché, le les animaux homéothermes voués au sommeil
cinéaste nous reconduisant vers les semblants. cyclique ; ce sont les mythes pour les sociétés ;
8 L’etwas est nommé. Un psychiatre nous explique ce sont les romans familiaux pour les individus.
la folie de Norman présentifiée à l’écran par la On invente des pères, c’est-à-dire des histoires,
9 superposition des visages de Norman et de sa afin de donner sens à l’aléa d’une saillie
mère qui font un. qu’aucun de nous – aucun de ceux qui en sont
10

– 35 –
les fruits après dix mois lunaires obscurs – ne fusion et la mère. Si on s’avance sérieusement
arts & lettres
peut voir. »2 vers la question de l’origine, on ne rencontre pas
le binôme  : fusion et mère mais, au contraire,
Pour l’auteur, la première danse est la perte et féminité.
danse perdue, c’est celle des mouvements du
fœtus dans le milieu aquatique, mouvements Ainsi, P. Quignard, grand érudit en mytho­
brutalement interrompus par sa chute soudaine logie, construit-il, comme nous l’avons vu, un
dans le monde atmosphérique, et « Tout à coup mythe pour approcher la question de la perte,
ils dansent vraiment – tout à coup ils surgissent question qui pourrait s’énoncer ainsi : une danse
dans la lumière, dans le froid, dans l’air et là est perdue. «  De même qu’il y a une voix
ils tombent » ; depuis lors : « ils sont devenus perdue lors de la mue des adolescents (quand
des enfants envahis de souffle, immergés leur voix, au fond de leur corps, devient autre
dans l’air lumineux et l’audition d’une langue et, brusquement s’abaisse) de même il y a
parlée dont ils n’ont pas l’usage  »3. Alors, une danse perdue (dans le corps tombé, natal,
présenter l’origine de la danse comme une désorienté, souillé, atterré, vagissant) lors de la
réponse à détresse humaine primordiale, à la nativité des enfants. »8
grande chute qu’est l’arrivée au monde, c’est
produire encore un mythe. C’est écrire une Après la perte vient la féminité. Médée9.
fiction qui tenterait d’attraper l’aléa absolu de Elle arrive au début du texte pour rappeler
la reproduction sexuelle4. Cette fiction, le livre quoi ? P. Quignard commence par rompre avec
la déploie tout au long de ses belles pages en les stéréotypes de ce qu’est être une mère, la
faisant appel à une galerie de références  : le mère n’est jamais ce qu’on croit, « Qui est cette
Butô, les mythes, le grec, les étymologies, les femme dont je tombe ? »10
anecdotes personnelles, les souvenirs, Colette,
Marie l’Egyptienne, la chatte de l’auteur, l’enfant La dimension multiple du féminin fait son
autiste qu’il fut. Le lecteur intéressé pourra entrée. On connaît Médée, la sorcière trahie et
s’y plonger. Les pages décrivant ses périodes emportée dans l’abîme de sa haine pour Jason,
d’autisme infantile (p. 43 à 47) sont d’une beauté Médée qui, ivre de vengeance, tue de ses mains
à couper le souffle  : « Ce que les modernes ses propres enfants. Pourtant, il n’est pas sûr
appellent l’autisme n’est pas une maladie que l’essentiel du mythe soit la dimension
[…] Pour l’infans il y a un vrai choix – et ce choix d’horreur absolue de l’acte meurtrier. C’est
se fait à la limite de sa propre vie »5. aussi la division du désir au cours de la tragédie.
La tragédie est là pour déployer les femmes que
Ma curiosité s’est également arrêtée sur Médée était avant l’acte final. Elle a été sorcière,
un autre aspect. Dans cette démarche, Pascal magicienne, mère, vraie femme, elle est mul­
Quignard n’invite pas le lecteur à suivre Otto tiple, «  Médée regarde les deux enfants que
Rank et son traumatisme de la naissance dont Jason a mis en elle quand ils s’aimaient. Pour
Lacan disait qu’il s’agissait d’un mythe parasite lui, elle a trahi son père, elle a tué son jeune
ayant profondément vicié la pensée analytique6. frère, elle a tué Pélias, elle lui a donné deux fils
S Pas du tout même, car à aucun moment de cette et il la répudie.  »11 D’autre part, cela rappelle
fiction sur l’origine, il ne s’agit pour l’auteur de que l’amour maternel ne peut se supporter qu’à
1 l’arrachement d’un être à l’autre maternel, avec la condition qu’une femme dans la mère reste,
lequel il serait fusionnel. pour un homme, la cause de son désir12 : « Le
2 père, dans l’homme qu’elle a aimé, sera évincé
L’Origine de la danse débute par deux courts puisque l’amant, dans l’homme qu’elle a aimé,
3 textes qui ne se trouvent pas là par hasard, au s’en va. »13
contraire. Le premier est un court texte où un
4 enfant s’épuise jusqu’à la mort à chercher un Et finalement, comme dans certaines grandes
objet perdu. «  Il cherchait dans les buissons, tragédies, Médée illustre un régime autre que
5 dans les fossés, dans les tiroirs, dans les livres celui du plus grand bien, du beau, du plaisir et
ce qui s’était perdu. »7 Le texte suivant, c’est le de la loi commune. L’outrage subi ouvre vers
6 mythe de Médée. un au-delà, et l’illimité de sa vengeance ne
s’arrêtera pas face aux intérêts communs dictés
7 Au début du livre, P. Quignard établit les par le discours de la cité. Alors, le mythe d’une
prémisses à toute interrogation autour de harmonie fusionnelle entre la mère et l’enfant
8 l’origine. Deux dimensions, à l’extrême opposé laisse la place à un désir qui ne répond pas tout à
du mythe de la fusion avec l’Autre, font leur fait à la loi du désir. Dans cette zone, P. Quignard
9 entrée et donnent le ton à la suite  : la perte invite le lecteur à s’avancer. Le lecteur ne craint
et la féminité. Donc, le contraire de ce que la rien car on ne s’y engouffre jamais, l’écriture
10 vulgate psy a toujours fait circuler, à savoir, la poétique nous tient bien fort par la main.

– 36 –
1 http://www.youtube.com/watch?v=hXqivnF6AFE 9 Pascal Quignard évoque dans le premier chapitre
arts & lettres
2 Quignard P., Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, intitulé « La création de Medea » un livret écrit et destiné
p. 12-13. à la danseuse de Butô Carlotta Ikeda, avec une musique
3 Quignard P., L’Origine de la danse, Paris, Galilée, 2013, improvisée par Alain Mahe sur un koto (cithare japonaise
p. 35. à treize cordes). Ce livret, intitulé Medea méditante
4 Une image manque dans l’âme. Nous dépendons d’une (chapitre III), est le point de départ de L’Origine de la danse.
posture qui eu lieu de façon nécessaire mais qui ne se 10 Ibid., p. 22.
révélera jamais à nos yeux. On appelle cette image qui 11 Quignard P., Le sexe et l’effroi, op. cit., p. 172.
manque «  l’origine  ». Cf. Quignard P., La Nuit sexuelle, 12 Miller J.-A., « Une femme ma mère ? », La petite Girafe,
Paris, Flammarion, p. 11. n° 18, Paris, Champ freudien, décembre 2003, p. 7.
5 Quignard P., L’Origine de la danse, op. cit., p. 44. 13 Quignard P., L’Origine de la danse, op. cit., p. 122.
6 Cf Lacan J., Le Séminaire, livre XV, « L’Acte analytique »,
leçon du 13 mars 1968, Inédit.
7 Quignard P., L’Origine de la danse, op. cit., p. 13.
8 Ibid., p. 36.

S
1

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3
4
5
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7
8
9

10

– 37 –
événements

© Léa Crespi

Un apologue pour l’envie «  d’être une surprise pour Christine


Angot  ». La surprise fut aussi pour nous, car
aujourd’hui c’est d’un franchissement dont il a été question.
En effet, si nous entendons parler du déclin de
la fonction paternelle depuis belle lurette, pour
Vanessa Sudreau nombre d’entre nous, c’est, la plupart du temps,
dans un halo de regret. La tonalité était tout
autre sur la scène du Sorano, ce 24 avril.
Christine Angot a été invitée à
une conversation avec Jacques- Contre toute évidence, J.-A. Miller nous pro­
Alain Miller, Marie-Hélène Brousse po­­sa de lire Une semaine de vacances comme
«  un apologue pour aujourd’hui  », dans une
et Christiane Alberti lors des 43es civili­sation qui « n’en peut plus du père ».
Journées de l’ecf. Le Séminaire
vi, paru récemment, éclaire son J.-A. Miller isola le père du livre, « il », comme
dire. « Ce qui est à prouver par le emblème de la dimension pathogène du père,
tragédie d’aujourd’hui, comme hier le père
névrosé, à savoir la subsistance
S d’Hamlet.
de son désir, devient dans la
1 perversion la base de la preuve ».1 Ce n’est pas seulement l’histoire prise au
niveau des faits – les relations sexuelles entre
2 elle et lui – qui porte ce roman au rang de mythe
Il y a dans l’écriture de Christine Angot, moderne, c’est tout autant ce qu’il lui dit à
3 une façon inouïe de nous installer dans une «  elle  », qui révèle cette dimension pathogène
zone particulière – post ou outre œdipienne – et l’inexorabilité de son démantèlement. Ce père
4 susceptible de nous éclairer sur ce qu’est le père est celui qui sait tout : comment jouir, comment
quand il se réduit au signifiant-maître, quand il prononcer les mots, ce qui peut être dit ou ne
5 est «  un effet de sens paradoxalement réel  »2. doit pas l’être ; nulle division ne vrille son être,
De ce point de vue, la lecture d’Une semaine de «  il  hait le désir  ». Une scène du livre, isolée
6 vacances3 par Jacques-Alain Miller, tombait à par J.-A. Miller, nous y rend particulièrement
point nommé. sensibles : elle a fait un rêve, elle lui en parle,
7 indigné, pris d’une colère insurmontable, il la
Quatre jours durant, le Théâtre Sorano de déposera brutalement à la gare, n’ayant d’autre
8 Toulouse confia les clés à Christine Angot, fin solution que de se séparer d’elle. C’est là la
avril 2013. Sur cette scène, elle voulut entendre figure du père qui ne peut supporter que le désir
9 et faire entendre J.-A. Miller qui, de son aveu, vienne « gâcher la fixité de sa jouissance », figure
n’avait pas envie de lui dire non ! Touché par son du père « comme l’impossible à supporter », ce
10 « exigence non transactionnelle » il se découvrit n’est pas un père, c’est Le père.

– 38 –
Ainsi, quelques semaines avant la parution 1 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son
événements
interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller,
du Séminaire Le désir et son interprétation, dans
Paris, La Martinière & Le Champ freudien, coll. Champ
lequel Lacan «  déplace tout à fait les lignes  » Freudien, juin 2013, p. 548.
d’une perspective œdipienne de la psychanalyse, 2 Toutes les citations non référencées sont des extraits
de la conférence de J.-A. Miller, donnée au Sorano le
J.-A. Miller fit d’Une semaine de vacances un
24 avril 2013  : http://www.dailymotion.com/video/
roman contemporain du Séminaire vi  : l’accent x133fb1_christine-angot-au-theatre-sorano-rencontre-
mis sur la métonymie du désir à ce moment avec-jacques-alain-miller_news.
3 Angot C., Une semaine de vacances, Paris, Flammarion,
de l’enseignement de Lacan venant effriter,
2012.
dès 1959, le système du Nom-du-Père conçu 4 Voir sur ce point la conférence de Miller J.-A., « l’Autre
comme Autre de l’Autre4. sans Autre », présentation du thème du prochain Congrès
de la NLS à Gand (mai 2014), exposé de clôture du XIe
Congrès de la NLS, « Le sujet psychotique à l’époque Geek »,
Alors même qu’au dehors bruissait la rumeur Athènes, 19 mai 2013.
anxieuse de ceux qui désirent l’éternisation de 5 Angot C., Not to be, Paris, Gallimard, coll. L’Arpenteur,
1991.
l’Œdipe avec «  un papa, une maman  !  », dans
6 Angot C., Pourquoi le Brésil, Paris, Stock, 2002, p. 14.
ce moment joyeux et douloureux, alors que J.-A. 7 Miller J.-A., « l’Autre sans Autre », op. cit.
Miller venait de s’exprimer au Sénat pour faire
entendre que face aux craquements de l’ancien
monde il ne sert à rien de soupirer, il nous
apprit, il nous révéla – nous sommes au théâtre
quand même, avec un apologue pour les temps
actuels – que nous étions cette fois-ci « en phase
de sortie de l’âge du père  », que désormais, Qui a peur du dsm ?
nous ne pouvions plus l’ignorer. Il interpréta
avec Christine Angot que nous sommes après
Colloque organisé par
l’Œdipe. Pour lui «  les analystes n’ont pas à l’Association franco-
arrêter l’histoire à l’ordre patriarcal », d’autant
qu’il y a une dimension du père, quand il est argentine de psychiatrie
trop symbolique, quand il n’est qu’ordre et fixité
– celui du roman en est un paradigme – qui
(afapsm) le 12 octobre 2013
est plus mortifère qu’apaisante. Pour la suite,
rien ne garantit que ce soit un progrès, mais Dominique Wintrebert
rien n’indique que ce soit un recul  : la société
avance en marchant, mieux vaut cheminer avec,
puisque nous en sommes. La parution de la cinquième version du Manuel
diagnostique et statistique américain, le DSM-5,
Celle qui répondit Not to be5 à la question la première à être affublée d’un chiffre arabe1,
de Shakespeare, sait parfaitement traduire ce provoque de nombreux débats, commentaires et
qu’il en coûte quand le père ni ne doute, ni ne écrits. La thèse de philosophie des sciences de
vacille, quand le savoir obture toute la vie, elle Steeves Demazeux, Qu’est-ce que le dsm?2 dont
S le formule à merveille dans Pourquoi le Brésil : le sous-titre, «  Genèse et transformations de
«  É-pui-sée. Épuisée. Fatiguée. Pourquoi  ? la Bible américaine de la psychiatrie  » montre
1 […] Je connaissais tous les pièges. Je pouvais l’ambition, a donné une lecture documentée
terminer leurs phrases avant qu’ils ne les du virage pris par le DSM lors de sa troisième
version, sous la houlette de Spitzer, sans en
2 commencent, je connaissais tout.  »6 Mais à la
mesurer toutes les conséquences. L’Association
différence d’Hamlet, le personnage principal
franco-argentine faisait un coup d’éclat en
3 de ses romans ne se voue pas au père, elle dit
invitant, le 12 octobre dernier, Nancy Andreasen,
«  non  », elle accueille ses rêves, comme en
membre de la task force de huit personnes qui
4 témoignent ses romans, elle soumet le sens à
a, avec Spitzer, conçu le virage «  athéorique  »
rude épreuve, nouant et dénouant les fictions et
radical opéré par la troisième version du célèbre
5 la vie, faisant jouer la fiction contre la fixation. Ce
manuel. Elle était en bonne compagnie. Patrick
faisant, elle restitue à l’événement sa dimension
Landman, l’animateur du mouvement Stop dsm,
6 vivante pulvérisant la consistance pathogène de
Nicole Garret Gloanec, pédopsychiatre très
l’ordre symbolique, par l’écriture.
connue des milieux syndicaux, François Gonon,
7 neurobiologiste, dont l’article de la revue Esprit3
La rencontre de J.-A. Miller avec celle
a fait un tabac, allaient prendre successivement
8 dont «  l’écriture vous installe dans un espace
la parole avant qu’Éric Laurent ne ferme le ban
difficile » était un « bon-heur » pour entrer dans
avec une très brillante intervention.
9 l’ère de l’Autre sans Autre7.

10

– 39 –
Le contexte seur de l’esprit («  a healer of the spirit  »). Elle
événements
faisait de la mise en cause de l’autorité de
Il faut remonter aux États généraux de l’église l’aube de la science moderne. Passant
la psychiatrie, à Montpellier, en 2003. Les par Francis Bacon, les Lumières, Pinel, Tukes,
principales associations psychanalytiques sont Chiarugi et Rush, elle citait les principes de
représentées. Pour l’ECF, Dominique Laurent et base de la psychiatrie naissante et s’interrogeait
Alexandre Stevens lisent un texte, si j’ai bonne ainsi : « Quand, comment et pourquoi l’Amérique
mémoire. Se dégagent de ces États généraux a-t-elle divergé de ces valeurs partagées  ?  »
une charte, dont les orientations sont au Elle notait que dans les années 1970, à partir
nombre de douze. La première est d’actualiser d’études internationales, sont apparus deux
la nosographie française, la douzième, de faits majeurs : les psychiatres nord-américains
faire valoir la spécificité de la psychiatrie surdiagnostiquaient les maladies mentales,
française sur la scène internationale. Ce n’est et leurs diagnostics et évaluations cliniques
qu’au début des années 2010 qu’un double n’étaient pas fiables. L’expérience du psychiatre
mouvement commence à s’incarner. D’une part, britannique Kendell avait marqué les esprits.4
en partie grâce à Patrick Landman qui en prend Feighner publie alors ses fameux critères – c’est
le flambeau, un collectif nommé Stop dsm voit l’article le plus cité de l’histoire moderne de
le jour. Jacques-Alain Miller délègue François la psychiatrie – établissant une description de
Leguil pour participer, au nom de l’École, à quatorze troubles différents. Cette description
l’écriture d’un manifeste présenté en avril 2011 est destinée à la recherche plus qu’à la pratique
à la Maison de l’Amérique latine. Deux journées clinique et se présente sous forme d’une liste
de travail ont lieu en 2011 et 2012 auxquelles d’items simplifiés. C’est le moment choisi
F. Leguil et moi-même sommes intervenus. par Bob Spitzer. Il rassemble huit personnes,
Parallèlement, l’idée germe de créer une clas­ des «  mid-atlantics  » principalement de la
si­fication française des troubles mentaux de Washington University de St. Louis, d’où vient
l’adulte sur le modèle de celle qui existe pour les Feighner, et de l’Iowa University, dont Andreasen
enfants et les adolescents depuis 1987 et dont la est un éminent représentant. Ils vont former ce
deuxième révision est parue l’année dernière : la que Demazeux appelle un « collège invisible »,
CFTMEA R-2012. Un groupe se forme autour de parvenant à la célébrité par citations mutuelles.
Roger Misès et Jean Garrabé. Le décès de Roger Lucchelli parlait de mutation avec le DSM-III5.
Misès en juillet 2012 n’a pas remis en question le Fidélité inter-juges et critères diagnostics étaient
projet. Le travail avance, référé à la psychiatrie mis en avant pour remédier à la confusion des
classique et au diagnostic de structure. psychiatres américains. Les choses sont allées
de travers selon Andreasen, car le DSM est devenu
La puissance invitante l’autorité définitive concernant le diagnostic et
la psychopathologie, il est devenu la base de
L’Association franco-argentine de psychiatrie la formation et de la sélection des psychiatres,
a été fondée en 1999 sur le principe lacanien tandis que la psychiatrie classique a été ignorée
de la permutation. Elle lui doit sa vitalité. et que la recherche en psychopathologie est
S Son sixième président, Juan Pablo Lucchelli, mourante. Le DSM dissuadait les cliniciens de
s’est personnellement occupé d’inviter Nancy chercher à connaître leurs patients. La validité
1 Andreasen. L’association a régulièrement convié a été sacrifiée au profit de la fiabilité. Au final,
des collègues de l’ECF et de l’AMP à participer à les chercheurs disposaient sans doute d’une
2 ses soirées et ses colloques. Sous son impulsion, classification, mais dont les diagnostics ne sont
la CFTMEA a été traduite en espagnol, et, en pas utiles pour la recherche. N’en jetez plus.
3 2003, Garrabé et moi-même allions la présenter Le risque de la «  sursimplification  » opérée
aux pédopsychiatres argentins. par le DSM est la perte de l’humanisme qui a
4 formé les origines de la discipline. Andreasen
La journée elle-même va jusqu’à imaginer un plan Marshall inversé  :
5 les psychiatres européens deviendront les
Lucchelli introduisait le colloque par un em­­- formateurs d’une psychiatrie américaine ayant
6 prunt à la pièce de théâtre Fin de partie de perdu tout sens clinique.
Beckett adressé directement au Professeur
7 Andreasen, très critique aujourd’hui vis à vis Patrick Landman s’est référé à Georges
d’une classification qu’elle a contribué à établir. Lantéri-Laura. Ce dernier soutenait à la fin de sa
8 Le fils, accablé de reproches par le père, lui vie qu’il n’y aurait plus de paradigme dominant
demande pourquoi il l’a conçu. Le père répond : la discipline, et que, même si le paradigme
9 « parce que je ne savais pas que c’était toi. » biomédical s’affirme, son mésusage comporte
son effondrement. Le surgissement de fausses
10 Nancy Andreasen, se référant à la Grèce épidémies (aujourd’hui, un autiste pour quatre-
antique, situait le psychiatre comme un guéris-­ vingt-huit naissances), la surmédicalisation de

– 40 –
l’existence, les colossaux enjeux économiques, Il a relaté que les firmes pharmaceutiques
événements
imposent de dénoncer la confusion grave entre fermaient leurs laboratoires de recherche pour
corrélation, identité et causalité. Il a donné trois raisons : le défaut de cibles thérapeutiques,
le programme de la prochaine lutte du mou­ l’absence de modèles animaux de la maladie
vement Stop dsm : s’attaquer aux études clini­ mentale et l’absence de groupes homogènes
ques randomisées qui sont à la base des de patients. Les progrès de la génétique ont,
conférences de consensus. Je le cite : « Deux ecr selon lui, démontré qu’il n’y avait pas de
publiées dans des revues à grand impact factor causalité génétique des troubles mentaux.
(souvent citées) ont “démontré” la supériorité L’avenir appartient à l’épigénétique qui prend en
de l’éducation thérapeutique calquée sur le compte l’environnement. Dans des pathologies
comportementalisme, associée aux médicaments, comme le THADA et la dépression, les facteurs
par rapport aux prises en charge classiques (suivi environnementaux sont prépondérants et il
de secteur, entretiens, mesures institutionnelles, n’y aurait rien à attendre de la biologie. Après
etc.) pour éviter les rechutes des patients étiquetés avoir rappelé que les antipsychotiques à long
schizophrènes et bipolaires selon les critères dsm, terme et les benzodiazépines pouvaient avoir
d’où un “consensus d’experts” internationaux dont des effets délétères, il a rappelé la façon dont
s’inspire la has pour prôner la mise en place les Pays-Bas accueillent les déprimés  : toute
obligatoire de cette éducation thérapeutique selon prescription d’antidépresseurs est précédée
un protocole déterminé dans toutes les institutions de cinq entretiens avec un psychologue. Les
recevant des adultes (au-dessus de dix-huit ans) Hollandais consomment trois fois moins d’anti­­
schizophrènes et bipolaires selon le dsm. Les dépresseurs que les Français avec un taux de
récalcitrants se verraient menacés d’un retrait de suicides particulièrement bas.
l’agrément par les ars.  »6 Il notait les pressions
des Américains sur la CIM 11 pour que soient Éric Laurent a opposé la vitalité des conflits
pris en compte des diagnostics aussi discutables de l’Université américaine au silence des
que le syndrome dysphorique prémenstruel et universitaires français. «  Pour un Bernard
appelait à une psychiatrie post DSM. Golse qui résiste aux diktats de la HAS, combien
d’universitaires discrets au service des
Nicole Garret-Gloanec a centré son inter­ bureaucraties sanitaires  ?  » s’interrogeait-il.
vention sur les dangers que comporte la vogue Soulignant l’urgence des enjeux, il a rappelé que
de la comorbidité, qui permet de traiter un le plan Marshall avait eu l’appui d’Harvard. Il a
élément d’un ensemble de façon totalement ensuite repris les positions de Allen Frances qui,
déconnectée. Ainsi en est-il du développement après avoir considéré que le DSM avait sauvé
de la neuropédiatrie et de son attrait pour les la psychiatrie, appelle à une nouvelle instance
troubles des apprentissages, attrait fondé sur et à la destitution de l’American Psychiatric
une supposée pureté de ces troubles. Mais le Association (APA).7 Dans l’intervalle entre ces
même type de problèmes se pose concernant deux positions, un événement majeur selon
les troubles de l’hyperactivité avec déficit de Frances : la publicité des médicaments est
l’attention (THADA) ou les troubles du spectre autorisée auprès des consommateurs. À la suite,
S autistique. Il y a une tendance moderne, favorisée quatre grandes épidémies de troubles mentaux
par le DSM, à les considérer de façon isolée, au voient le jour. Frances en rejette la faute sur big
1 point qu’aujourd’hui, les parents arrivent en pharma, mais il aperçoit une baisse de tolérance
consultation avec l’exigence que l’on pose le à la différence et une pente à la médicaliser.
2 diagnostic. La CFTMEA, étant une classification É. Laurent propose une lecture plus lacanienne de
typologique, permet, à la différence du DSM, de ce « choix forcé » : le mélange des jouissances du
3 considérer un regroupement de signes qui tient monde globalisé provoque un malaise qui pousse
compte de la psychopathologie et laisse sa place à une nomination par des instances biopolitiques
4 à la complexité de la clinique. affolées. Ce mouvement de civilisation, bascule
d’une description des pathologies à la gestion
5 François Gonon a fait valoir que le dogme médicale des populations à risque, aperçue par
selon lequel les enfants hyperactifs souffrent Michel Foucault, est plus éclatant en Europe en
6 d’un excès de transporteurs de la dopamine s’est raison de la centralisation des pouvoirs.
effondré. C’est aujourd’hui totalement démenti, Il a poursuivi son commentaire en prenant
7 mais la prescription de Ritaline, fondée sur un autre abord : une référence à Demazeux et
ce dogme, reste le traitement en vigueur et la Ian Hacking et aux «  natural kinds  »8, faisant
8 presse ne publie jamais ces invalidations. Pour valoir le projet logico-positiviste du DSM de créer
Gonon, il n’y a pas de marqueurs biologiques une langue parfaite du type « meaning is use »
9 fiables. Ayant à son tour critiqué le DSM, il s’est comme le disait Wittgenstein, de définir, par une
demandé si une classification plus valide aurait désignation rigide, des catégories parfaitement
10 permis d’y adjoindre de la biologie. distinctes quels que soient les problèmes de

– 41 –
comorbidité rappelés par Nicole Garret-Gloanec.
Un devoir d’humanité
événements
Pour Hacking, il s’agit dans ce classement
d’une reductio ad absurdum de la psychiatrie à
la botanique. La rupture est consommée entre
« Un chez-soi,
chercheurs et cliniciens. Le modèle devient pourquoi faire ? »
celui de l’aéronautique où le pilote est l’assistant
de l’ordinateur. Cette rupture est incarnée par
Stéphanie Navas
le patron actuel du NIMH,9 Thomas Insel, et son
programme, le RDoC.10
L’abandon des patients qui coûtent trop cher et
Le 28 septembre dernier s’est tenu le 4e colloque
la raréfaction des crédits alloués à la psychiatrie
de l’association Intervalle-CAP1, qui fête cette
sont compensés par une surveillance de tous les
année ses dix ans d’existence. Ce fut un après-midi
instants des populations ainsi laissées à elles-
de travail enthousiaste qui réunit de nombreux
mêmes. Le DSM, qui s’est montré un instrument
professionnels d’institutions à caractère médico-
puissant de gestion des populations, trouve son
social autour du thème : « Home sweet home, un
échec dans la création de bulles inflationnistes
chez-soi pour quoi faire ? »
dans lesquelles les sujets sont rangés et même
parfois demandent à l’être. Nicole Garret-
Les diverses interventions mirent en avant
Gloanec le rappelait.
toute l’équivoque de ce titre, subvertissant
Trois voies s’ouvrent à la psychanalyse,
ce signifiant – un chez-soi – en en dépliant les
concluait É. Laurent :
usages possibles  : comment pouvoir faire d’un
- Favoriser la critique, dans le champ de la
logement un chez-soi lorsqu’on ne se sent pas
psychopathologie, des effets d’abandon de cette
même chez soi dans son propre corps ? Lorsque
orientation forclusive. Le sujet est par définition
la langue maternelle, le sens commun, sont
inclassable.
vécus comme une langue étrangère, un hors-
- Être attentif aux effets de subversion des
sens ?
catégories hors étiquettes, laisser place dans la
classification à la subversion du sujet.
Une première séquence réunissait des
- Rappeler aux sujets la singularité de leurs
professionnels de centres d’hébergement qui
désirs, de leurs fantasmes, de leurs symptômes
présentèrent notamment, de façon critique, le
et leur aspect hors-cadre, hors normes.
protocole national expérimental Housing first. Il
Ici, la psychanalyse rejoint Allen Frances et
s’agit d’un programme de réinsertion – sociale
son « saving normal », qui n’est rien d’autre que
et dans le soin – par le logement, pour des
rappeler que tout le monde est un peu malade.
malades mentaux à la rue. Ils démontrèrent
que seule la logique à l’œuvre pour chacun
1 Andreasen N., le 12 octobre  : «  Ainsi désigné pour peut permettre de mesurer la possibilité qu’un
donner de la vie au document. » logement ait une fonction efficiente, ou pas : de
2 Demazeux S., Qu’est-ce que le dsm ? Paris, Éditions mise à l’abri, d’inscription, de stabilisation. Ça
Ithaque, 2013.
ne va pas de soi.
S 3 Gonon F., «  La psychiatrie biologique  : une bulle spé­
culative  ?  », Revue Esprit, novembre 2011, article télé­
chargeable avec le lien suivant  : http://www.esprit. Les cas cliniques exposés clairement et
1 presse.fr/archive/review/article.php?code=36379.
sans jargon – tant celui de deux éducatrices
4 Demazeux S., op. cit. p.113. À partir d’un cas filmé,
69 % des psychiatres américains diagnostiquaient une spécialisées d’un centre d’hébergement que
2 schizophrénie alors que seulement 2 % des Anglais le ceux, très précis, des membres de l’équipe
faisaient.
5 Lucchelli J.-P., « Qui a peur du DSM-5 ? : Le DSM-machine », d’Intervalle – démontrèrent que pour qu’un
3 Lacan quotidien, n°347, 23 octobre 2013. logement fasse un chez-soi, il est nécessaire
6 Non publié. Courrier personnel. de prendre en compte les éléments de la réalité
4 7 Frances A., Sommes-nous tous des malades mentaux ?
psychique auxquels il s’articule  : le corps du
Paris, Odile Jacob, 2013.
8 S. Demazeux, op. cit., p. 229. sujet, son rapport au langage, la particularité de
5 9 National institute of Mental Health. sa position dans le lien social.
10 Research Domain Criteria.
6 Ce fut le témoignage d’une clinique vivante,
où, pour reprendre les termes de la présidente
7 de l’association Intervalle-CAP, M.-H. Brousse,
les sujets accueillis et présentés se distinguaient
8 par un souci du bien dire remarquable, sans
doute favorisé par l’éthique psychanalytique
9 qui soutient le dispositif dans son fondement et
depuis sa création.
10

– 42 –
Quel plus bel hommage que ce colloque Ce colloque, en effet, – à l’heure où les
événements
à notre collègue et amie Gudrun Scherer, financements des structures d’hébergement se
psychanalyste, qui nous a quittés cet été, et qui réduisent tant et plus, où le manque de moyens
participa à l’expérience d’Intervalle depuis ses alloués à la psychiatrie publique a pour effet
débuts, singulièrement, par sa présence et son direct que soit reporté au champ social le soin
désir toujours vifs. de se confronter toujours plus à la psychose –
Rappelons aussi que ce colloque, qui a connu nous rappelle qu’il est urgent et nécessaire
un franc succès, n’aurait pu avoir lieu – ni de se pencher sur la façon dont notre société
d’ailleurs l’expérience inédite qu’est Intervalle – pense l’accueil de ceux qui sont à sa marge  :
sans le désir décidé d’au-moins-une, à savoir ses indigents, ses « fous », ses « sans domicile
Catherine Meut, fondatrice et directrice de fixe  ». Intervalle en fait le pari et en prend le
l’association. risque  : offrir un lieu d’adresse à leur parole
précaire mais aussi un lieu de réponse autre que
Les nombreuses demandes de publication médicale qui ménage une place à la jouissance.
d’actes du colloque témoignent de ce succès, C’est un devoir d’humanité2.
au-delà même du public présent. Ils seront
1 Intervalle-CAP, consultations et accueils psycha­
prochainement publiés, apportant leur contri­ nalytiques. Ouvert tous les week-ends de 10h à 18h  ;
bution à ce qui est déjà et constituera de plus consultations gratuites et sans rdv, 169 bis Boulevard
en plus un défi et un objet de recherche pour Vincent Auriol 75013 Paris. www.cap-intervalle.org.
2 L’auteure emprunte cette expression à Alfredo Zenoni,
la psychanalyse, en des temps où la pauvreté, faisant lui-même référence à Jacques-Alain Miller,
conséquence d’un capitalisme que rien ne vient dans son livre L’autre pratique clinique, Psychanalyse et
réguler, se fait galopante. institution thérapeutique, Érès, coll. Points hors ligne,
2009, p.18.

S Ils rêvent quand même, par Martine Soueix

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La psychanalyse,
LM ces livres
Lacan et l’American
way of life de Pamela
King
Franck Rollier

New York 1941. La psychanalyse a le vent en


poupe. Lady in the dark, une comédie musicale
de Kurt Weill, émigré viennois, fait un triomphe
en mettant en scène une analysante et les rêves
clefs de sa cure. La cinquantaine d’analystes
qui, fuyant le nazisme et la guerre, émigrent aux
Etats-Unis entre 1933 et 1944, y sont accueillis
«  comme des stars  ». Le triumvirat formé par
Heinz Hartmann (l’un des derniers patients de
Freud à Vienne et futur président de l’IPA), Ernst
Kris (dont le nom reste pour nous attaché au cas
de L’homme aux cervelles fraîches) et Rudolph
Loewenstein (qui fut à Paris l’analyste de Lacan),
est le fer de lance de la Psychologie du moi qui va
rapidement s’imposer, ravalant la psychanalyse
au rang d’un outil performant.

Pamela King, d’origine américaine et formée


en France à la psychanalyse, s’est intéressée aux l’inconscient. Dans les années cinquante, il
origines et aux étapes de ce succès, peu connues pourfend «  une équipe d’egos3 moins égaux
des lecteurs français. Elle relate comment Anna sans doute qu’autonomes  », qui «  s’offre aux
Freud, en supposant un « besoin de synthèse » Américains pour les guider vers la happiness »4.
du moi face à l’angoisse qui le menace, a ouvert Il ne se contente pas de railler « l’obscurantisme
la voie au courant de l’Ego Psychology. Le moi, sans précédent » de cette « orthopédie psychi­
regardé comme éducable et n’ayant «  besoin que qui s’acharne avec une obstination gâteuse à
que d’être fortifié », peut ainsi voir son intégrité un renforcement du moi »5 devenu la « théologie
rétablie et enfin devenir « maître de la réalité ». de la libre entreprise »6, mais en se livrant à une
Publié à Vienne en 1936, Le moi et les mécanismes lecture critique de cas cliniques exemplaires de
S de défense, eut des conséquences décisives sur cette orientation, il s’emploie à restituer la place
l’establishment psychiatrique américain. Il fut le du sujet de l’inconscient.
1 terreau sur lequel se développa une psychanalyse
conforme aux idéaux puritains des descendants Aux États-Unis, J. Lacan sera réduit à un
2 des pionniers, dégagée du « pessimisme du maître sujet d’étude universitaire, sous la bannière de
viennois » et centrée sur l’adaptation du patient la philosophie et dans l’ignorance de la clinique
3 à son entourage. À rebours de Sigmund Freud, analytique. À partir des années soixante-dix,
H. Hartmann exaltera la sublimation, rejetant les militantes féministes initiatrices des gender
4 les théories sexuelles infantiles et la pulsion de studies, obnubilées par la dénonciation du
mort. Les pulsions étant « neutralisées », la voie patriarcat, ne voudront trop souvent rien en­
5 sera ouverte pour une transmission universitaire tendre de la place faite par Lacan à la sexualité
de la théorie analytique ramenée à la succession féminine.
6 des trois stades, oral, anal et génital.
Depuis plusieurs années pourtant, des
7 L’auteure procède à un examen précis et bourgeons lacaniens éclosent aux États-Unis,
critique des thèses de l’Ego Psychology, à la qui donnent vie à des journées cliniques et à
8 lumière de la doxa freudienne et surtout de la plusieurs publications. La dernière en date,
lecture qu’en a fait Jacques Lacan1. Dans sa Culture / Clinic7, réalise un nouage inédit et
9 préface du livre2, Pierre-Gilles Guégen rappelle prometteur entre le monde universitaire et le
que Lacan a interprété comme un symptôme champ de la pratique analytique d’orientation
10 l’avènement de cette psychologie qui fait fi de lacanienne.

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C’est dire que nous attendons avec impatience 3 Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil,
LM ces livres
1966, p. 590.
la suite du travail de Pamela King, qui portera sur
4 Lacan J., ibid., p. 591.
Lacan et les USA. 5 Lacan J., La psychanalyse vraie, et la fausse  », Autres
écrits, Paris, Seuil, 2000, p.168.
6 Lacan J., «  Variantes de la cure-type  », Écrits, op. cit.,
note p. 335.
1 Le lecteur trouvera dans « L’index raisonné des concepts
7 Culture / Clinic 1, We’re all mad here, University of
majeurs  », p. 901 des Écrits de Lacan, les références
Minnesota Press 2013.
présentes dans les Écrits concernant «  L’idéologie de
libre-entreprise ».
2 King P., L’American way of life, Lacan et les débuts de l’Ego
Psychology, Lussaud, 2013.

« Le Bateau sexuel » Une préface, d’Hervé Castanet, ouvre ce


volume. H. Castanet y analyse avec précision
de Françoise Haccoun l’affect de gêne qui le saisit à la lecture de Météo
des Plages de Christian Prigent, roman en vers
dans lequel le sexuel est central.
Jean-François Cottes Le fil rouge est un syntagme de Lacan,
tiré de sa Télévison, qui fait titre de l’ouvrage.
Prenant appui sur les récents développements
de l’enseignement de Jacques-Alain Miller,
l’auteure éclaire pour nous ce dit de Lacan.
Mais il ne faut pas s’attendre ici à l’exem­-
plification didactique de la théorie psycha­
nalytique qui viendrait en surplomb. Tout au
contraire, chaque sujet est considéré du point
de vue de sa singularité et de ce que son cas
apporte au savoir psychanalytique.
C’est un recueil précieux de la pragmatique
psychanalytique centré sur une thématique
contemporaine. On y découvre la variété, la
souplesse, le polymorphisme des interventions
d’un psychanalyste lacanien dans sa pratique
actuelle – cette faculté d’adaptation ne cédant
en rien à la rigueur nécessaire.
La question du diagnostic de structure n’est
S pas évitée, mais elle ne fait pas obstacle à la
singularité, elle oriente l’analyste dans les choix
1 qu’il fait dans la conduite de la cure.
L’attention est portée au signifiant, et non à
2 la signification et au sens sur lesquels flotte le
bateau sexuel.
3 Vue d’une Fenêtre, ca. 1940, par Josef Sudek
L’analyste non seulement recueille les
trouvailles, les inventions de ses analysants,
4 mais surtout il accompagne l’élaboration de
Qu’en est-il de la question sexuelle en ce début ces inventions et leur mise en fonction. En ce
5 de XXIe siècle ? Quel éclairage la psychanalyse sens, ce sont des inventions psychanalytiques,
peut-elle apporter à ce propos ? car elles sont élaborées dans le dispositif, sous
6 Dans son ouvrage incisif, Françoise Haccoun transfert. Ainsi, si avec Paul l’analyste se livre
y répond de sa pratique de psychanalyste, ce à des «  assauts interprétatifs  », avec Jean il
7 faisant elle se risque à s’exposer, à exposer son accrédite son bricolage  : «  pleurer des heures
rapport au savoir, là où, dans les cures qu’elle en regardant une émission triste ».
8 dirige, le savoir lui est supposé. Exercice délicat Une clinique de l’acte se déploie tout au long
dont l’auteure s’acquitte avec élégance. de ces pages.
9 L’ouvrage est structuré en huit chapitres, Cette pragmatique est orientée par le réel de
chacun centré sur la cure d’un sujet, plus un la jouissance. Ce ne sont pas les coordonnées
10 chapitre d’introduction. familiales, les accidents de la vie qui font l’objet

– 45 –
de l’attention centrale de l’analyste, mais sujets comme point d’adresse à l’analyste mais
LM ces livres
d’emblée, dès les premiers entretiens, son dont l’analyse va les détacher pour orienter le
mode de jouir. Et la question est de savoir si ce travail de la cure vers leurs propres signifiants-
mode de jouir pourra se convertir en un style maîtres. Au-delà encore de ces signifiants, c’est
de vie, donnant au sujet un point d’appui pour l’orientation vers le réel qui prime et qui ouvrira,
vivifier son existence. pas au hasard mais de façon contingente, à un
Le témoignage est convaincant  : une page a nouveau régime de la jouissance.
été définitivement tournée, et la psychanalyse
s’écarte ici de toute référence normative qui
orienterait le traitement. Le Bateau sexuel , Françoise Haccoun, préface
Frigidité, homosexualité masculine ou d’Hervé Castanet, Éditions Lussaud, mai 2013.
féminine, violence conjugale, phobie sociale,
patient atteint du VIH, autant de signifiants-
maîtres ou de symptômes qui ont servi aux

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Tisser des liens : voir, écouter, lire
connexions
Joëlle Hallet

« Qu’est-ce qui a plus tissé […] que le lys des champs ?


[Sinon,] l’inconscient tiss[ant] et fi[lant] le savoir [?]
Jacques Lacan, Les non-dupes errent

Comme nous avons pu le constater lors des dernières Journées de l’ECF sur le Traumatisme, il n’y
a de réel, en psychanalyse, que relatif à chacun.
Sur fond de discours contemporain, ce réel-là, et les traitements qu’il appelle de la part du parlêtre,
s’isole à partir du langage et de la parole à laquelle se risque le sujet. Au psychanalyste, et à qui
s’oriente avec l’enseignement de Jacques Lacan, de répondre à celui qui l’interroge à ce propos.

En 1972, un jeune homme apostrophe, de manière peu commune, Lacan qui a été invité à Louvain :
« J’aimerais que vous me répondiez » lui dit-il. « Mais bien sûr que je vais vous répondre » ponctue
Lacan. On peut écouter et voir ce document exceptionnel filmé par Françoise Wolff « Jacques Lacan
parle », sur le DVD co-produit par la RTBF 1982 et ARTE VIDEO 2008, mais aussi ici :
Jacques Lacan parle - YouTube

Quarante ans plus tard, Marie-Hélène Brousse, qui vient régulièrement en Belgique, nous a parlé
du corps, car, dit-elle, « nous sommes confrontés dans notre clinique quotidienne à une modification
S des pratiques du corps, au temps de la science ». On peut lire le texte de son intervention dans « Corps
sacralisé, corps ouverts  : de l’existence, mise en question, de la peau  » publié dans le no 101-102
1 de la revue Quarto (p. 132-138) et l’écouter ici :

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3 Marie-Hélène Brousse à Bruxelles (21-01-12) Marie-Hélène Brousse à Bruxelles (21-01-12)
partie 1 - YouTube partie 2 - YouTube
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Agenda 2014
agenda

18 janvier 2014 8 février 2014


« S’inscrire dans la modernité. L’insu des « Question d’École », ECF, Paris.
nouvelles gouvernances et les issues du
désir », journée d’étude de l’ACF Val de Loire/
Bretagne. Rennes. 14-18 avril 2014
http://www.associationcausefreudienne-vlb. « Un réel pour le xxie siècle », 9e Congrès de
com/ l’AMP, Palais des Congrès, Paris.
www.congresamp2014.com

18 janvier 2014
« Mirages et miracles de l’amour à la lumière 17-18 mai 2014
de la psychanalyse », séminaire des échanges « Ce qui ne peut se dire Désir, Fantasme,
2014, conférence de Sonia Chiriaco, Bordeaux. réel  », Congrès de la NLS à Gand. Précédé
http://psychanalyse-aquitaine.blogspot.fr/ d’une Conversation Clinique des membres le 16
mai sous l’égide de l’AMP.
http://www.amp-nls.org/page/fr/170/le-congrs
25 janvier 2014
« C’est insupportable ! Mais, de quel insu-
portable s’agit-il ? », Journée interdisciplinaire
organisée par les laboratoires parisiens du CIEN
et l’Association des psychologues freudiens,
www.psychologuesfreudiens.org, Paris (Salle
des fêtes de la Mairie du XXe).
http://www.inscriptions-cienparis-pf.fr

Abonnement à la Lettre en ligne


http://www.ecf-echoppe.com/index.php/catalogue-produits/abonnements/lettre-
mensuelle/abonnement-d-un-an-a-la-lettre-mensuelle.html
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LISTE DES RESPONSABLES DE L’ACF
la lettre mensuelle
Aquitania • Marie-Agnès MACAIRE-OCHOA : marieagnes.macaire@orange.fr
Belgique • Guy POBLOME : poblome.guy@gmail.com
Bourgogne-Franche Comté • Didier MATHEY : didier.mathey@orange.fr
Champagne-Artois-Picardie-Ardennes • Catherine STEF : stef.catherine@wanadoo.fr
Est • Jean-Pierre GALLOY : jean-pierre.galloy@wanadoo.fr
Esterel-Côte d’Azur • Armelle GAYDON : armelle@gaydon.fr 
Île-de-France • Charles-Henri CROCHET : chcrochet@free.fr 
La Réunion • Georges YCARD : ycardg@wanadoo.fr
Massif Central • Jean-Pierre ROUILLON : jp.rouillon@orange.fr
Méditerranée-Alpes-Provence • Dominique PASCO : dominique.pasco@orange.fr
Midi-Pyrénées • Eduardo SCARONE : scaronedu@gmail.com
Normandie • Marie Claude SUREAU : mc.sureau@wanadoo.fr
Restonica • Jean-Pierre DENIS : j.p.denis@wanadoo.fr 
Rhône-Alpes • Pierre-Régis FORESTIER : pierreregis.forestier@wanadoo.fr 
Val-de-Loire – Bretagne • Anne-Marie LE MERCIER : lemercier.am@wanadoo.fr 
Voie Domitienne • Julia RICHARDS : julia.richards@wanadoo.fr
L’Envers de Paris • Philippe BÉNICHOU : philelis@noos.fr

LA RÉDACTION
Rédactrice en chef : Luc Garcia (luc.garcia12@wanadoo.fr)
Stella Harrison (stella.harrison@orange.fr) Hélène Guilbaud (guilbaudhelene@yahoo.fr)
Rédactrices en chef adjointes : Françoise Haccoun (frhaccoun@orange.fr)
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Mathilde Braun (braunm@free.fr) Julia Richards (julia.richards@wanadoo.fr)
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Hélène Combe (combe.helene@gmail.com) Eduardo Scarone (scaronedu@orange.fr)
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Liliane Mayault (liliane.mayault@gmail.com) Gérard Seyeux (g.seyeux.dr@wanadoo.fr)
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1 Comité de rédaction : Rose-Paule Vinciguerra
Solenne Albert (solennealbert@hotmail.fr) (rosepaule.vinciguerra@orange.fr)
2 Marga Auré (marga.aure@wanadoo.fr) Iconographie :
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3 (baillehache.mariechristine@9business.fr) Victor Rodriguez (victorrodriguezcourrier@gmail.com)
Maria Arminda Brinco de Freitas Hélène Skavinsky (helska@free.fr)
4 (brincodefreitas@free.fr)
Dominique Carpentier (do.carpentier@wanadoo.fr)
5 Conception graphique & réalisation :
Philippe Cousty (phcousty@club-internet.fr)
Atelier Patrix (atelier@atelierpatrix.com)
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6 René Fiori (rene.fiori@orange.fr) Directeur de publication :
Isabelle Galland (i.galland@noos.fr) Patricia Bosquin-Caroz
7
8 Nous remercions les auteurs de bien vouloir envoyer leur texte sous format Word avec deux mots-clés
et de respecter les longueurs demandées. Les textes sont à envoyer à :
9 Stella Harrison : stella.harrison@orange.fr
Rose-Marie Bognar : rosemarie.bognar@wanadoo.fr
10 Thérèse Petitpierre : therese.petitpierre@sfr.fr
Dans l’objet de votre envoi, vous indiquerez LM.

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