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PLUS LOIN QUE L’AMOUR

Christiane Alberti

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2016/1 N° 92 | pages 22 à 26
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040954
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2016-1-page-22.htm
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Faire couple… aujourd’hui

PLUS LOIN QUE L’AMOUR


Christiane Alberti
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U
n rien énigmatique, l’expression de Lacan « faire couple » nous a bien vite
entraînés, à un rythme endiablé, dans un travail d’étude aux multiples
ressources de doctrine et une exploration aux quatre coins des discours
contemporains.
Le couple pousse chacun à savoir. Sait-on vraiment pourquoi on a choisi tel parte-
naire ? Par quelle alchimie nous sommes-nous unis pour animer notre existence ? Pas sans
lui, pas sans elle… Pourquoi rester avec celui-ci alors qu’il m’est insupportable ? Et pourquoi
quitter celui-là alors que je l’aime ? Par quelle bizarrerie mon frère est-il si présent dans mes
amours ? Pourquoi avais-je noué ce lien si douloureux, ou si addictif ou encore si ennuyeux
avec mon partenaire ?
Quand il arrive que ces questions conduisent à s’adresser à un psychanalyste, il s’agit
moins d’incriminer l’autre dans sa plainte ou sa revendication que de savoir quelle
harmonie obscure me lie à lui ou, au-delà, aux traces de mon enfance. Faire couple est une
énigme pour chacun parce que « la signification même du mariage est pour chacun de
nous une question qui reste ouverte »1, comme si le mystère demeurait, comme si le

1. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 152 : « Ce n’est pas simplement parce que nous
ignorons trop la vie du sujet que nous ne pouvons lui répondre s’il vaut mieux se marier ou ne pas se marier dans
telle circonstance, et que nous serons, si nous sommes honnêtes, portés à la réserve – c’est parce que la signification
même du mariage est pour chacun de nous une question qui reste ouverte, et ouverte de telle sorte que, quant à
son application à chaque cas particulier, nous ne nous sentons pas en mesure de répondre lorsque nous sommes
appelés comme directeur de conscience. »

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couple recelait à l’évidence une raison insondable, un sans pourquoi, une jouissance
obscure non questionnée. Faire couple va donc plus loin que l’amour, et c’est pourquoi
ces journées d’étude s’attachent au fondement du couple, au-delà de l’amour et du désir.
Il n’est pas nécessaire d’aimer ou de désirer pour s’apparier : on peut faire couple autour
d’une cause, d’un objet commun, de la jalousie, et aussi bien dans la séparation.
Le couple est d’actualité comme jamais. Pour quelles raisons ? Les identifications qui
traditionnellement nous venaient de la famille sont brouillées, voire obsolètes. L’idéal
du conjugo s’étiole, au point de s’en remettre tendanciellement au pouvoir de l’image
silencieuse, telle cette marque de vêtements qui affiche sur de grands espaces publici-
taires la pose de couples ordinaires. En témoigne également la vogue actuelle du Just
divorced, dont notre blog s’est fait l’écho2, où l’on célèbre gaiement l’événement par un
selfie souriant. Ne s’agit-il pas de fixer dans l’image le fait que ce couple a bien existé, et
même qu’il existe tout court ?
Notre civilisation est celle du règne du consommer sans désirer, celle du primat de la
jouissance hors norme et impérative : un jouir tout le temps et à tout prix, qui nous isole
et nous assigne à nous-mêmes. Cet état de la civilisation gagne et nous pousse précisé-
ment à faire couple, à œuvrer pour se lier à l’Autre, c’est-à-dire à façonner un type de lien
plus ou moins problématique, car pour les êtres parlants que nous sommes, ce lien est
réellement vital. Faire couple nous arrache à nous-mêmes : ce mouvement vers l’Autre a
valeur de cause pour notre vie. En somme, la question du lien social n’étant plus réglée
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par la famille, faire couple s’avère être une solution privilégiée à la douleur d’exister, à la
solitude fondamentale du parlêtre. Dans la faille de l’Autre s’est engouffré le désir de
couple qui fait symptôme aujourd’hui.
Jacques-Alain Miller nous invite à prendre la mesure des bouleversements actuels du
lien social, de ce qui fait tenir les corps ensemble : « Dans cette recomposition commu-
nautaire, exigée par le déracinement qui gagne, sans doute le couple est-il la communauté
fondamentale. Au moins, la forme du couple est subjectivement essentielle. »3 Faire
couple donc comme forme essentielle du lien social, où le multiple domine – une infinie
variété de mariages possibles.
En l’absence de rapport sexuel programmé, on ne peut maçonner son couple qu’en
inventant des semblants. Chacun se passionne, notamment pour toutes sortes de fictions
qui nous rendent captifs et nous fascinent. Elles nous font rêver de prétendre faire exister
le rapport sexuel, rapport sexuel qu’il n’y a pas : la somme un homme plus une femme,
un homme plus un homme… ne donne pas automatiquement un couple ; il faut le
faire. C’est pourquoi nous admirons à l’occasion des couples célèbres : Sartre et Beauvoir
(la liberté du couple existentialiste), Vadim / Bardot (la nudité sans culpabilité),
Bacall / Bogart, et plus récemment Barack et Michelle Obama (faire team), couples
sublimes ou couples d’enfer, qui ont inventé ou incarné de nouveaux scénarios avec ses
possibles identifications.

2. http://www.fairecouple.fr/just-divorced-par-herve-damase/
3. Miller J.-A., « La théorie du partenaire, les effets de la sexuation dans le monde », Quarto n° 77, juillet 2002.

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Faire couple… aujourd’hui

Mais, au-delà de cette fascination, autre chose que l’illusion romantique du couple
parfait vaut réellement. Autre chose nous oriente vers l’autre dans ce qu’il a de plus réel.
C’est ce que Lacan a nommé objet a : « en lui, mon partenaire, il y a plus que lui »,
parfois trois fois rien, un regard, une voix, à partir de quoi tout se construit, sachant
qu’en nous-mêmes également quelque chose de plus fort que nous nous habite. C’est le
couple masqué, celui qui étonne son entourage – Qu’est-ce qu’elle lui trouve ? –, souvent
issu d’une rencontre improbable où deux êtres désassortis (que le film de Lucas Delvaux
nomme excellemment Pas son genre !) finissent par faire la paire.
La psychanalyse parie sur ce lien possible, allégé des idéaux. Elle prend en effet au
sérieux les impasses du couple, ses échecs, afin de rendre le malentendu entre les sexes
plus léger. Car le ratage est aussi le lieu d’une jouissance possible, compatible avec l’autre :
un goût, un désir d’être dans ce rapport-là. En somme, faire couple malgré le malen-
tendu entre les sexes et avec ce qui dans l’autre me touche, fait mouche. Si l’amour
implique l’attente, l’attente d’un être au-delà du partenaire idéalisé, faire couple implique
un travail et donc une énergie, disons-le une santé ! La jouissance de la vie qui nous
déborde passe dans ce faire qui la traite.
Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir d’évoquer les tac au tac4 au programme de la
journée du samedi : des duos de psychanalystes que j’ai proposés en ouverture des simul-
tanées. Ces collègues de l’École de la Cause freudienne ont bien voulu se prêter au jeu
de vingt-deux questions sur faire couple aujourd’hui. En voici quelques morceaux choisis.
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Marguerite Duras, le trio 5
Marguerite nous propose de trouver une issue aux affres du duo. Comme le deux est
tourment, douleur, eh bien sautons le pas d’être à trois ! « J’ai toujours pensé, dit-elle, que
l’amour se faisait à trois : un œil qui regarde, pendant que le désir circule de l’un à l’autre. »

Dom Juan 6
« Faire couple avec moi c’est faire couple avec un rêve. Elvire, celle qui m’aima plus
que tout, voulait que je survive pour m’aimer à l’infini, jouir de moi encore et toujours. »

Molly Bloom, la dispute 7


Molly déteste les longues disputes au lit. Alors on ne se dit plus rien. On se dispute
en silence.
Leopold Bloom : Et si je lui avais parlé. Pour lui dire quoi ? / Jamais un bon plan que
de commencer la conversation sans savoir comment la finir. Posez-leur une question /
elles vous en posent une autre. Bon truc quand on est à court. Ça gagne du temps. Mais
alors on peut se trouver bête.

4. Le lecteur peut retrouver ces vingt-deux Tac au tac, publication numérique de l’École de la Cause freudienne :
www.ecf.echoppe.com.
5. Jaudel N. et La Sagna Ph., « Dialogue des ravissements », Tac au tac, op. cit.
6. Lazarus-Matet C. et Hellebois Ph., « Le donjuanisme sera féminin », ibid.
7. Naveau P., « Molly Bloom et la dispute », ibid.

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Christiane Alberti, Plus loin que l’amour

Molly Bloom : … ce qui le rend fou / c’est les dessous / c’est clair / toujours à zieuter ces
espèces d’effrontées sur leurs bicyclettes avec leurs jupes qui leur remontent jusqu’au nombril…
En tout cas, toute seule au milieu de la nuit, Molly s’étonne de ce que « son » Leopold lui
ait demandé, avant de s’endormir, de lui servir, le lendemain matin, son petit déjeuner au lit
avec deux œufs. Pourquoi, donc, lui a-t-il demandé cela ? Nous aussi on cherche encore !

Boris Vian et le couple du progrès : « La complainte du progrès »8


Autrefois pour faire sa cour
On parlait d’amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son cœur

Maintenant c’est plus pareil


Ca change, ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l’oreille
- Ah Gudule !

Viens m’embrasser et je te donnerai


Un frigidaire
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Un joli scooter
Un atomixaire
Et du Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pelles à gâteaux

Une tourniquette
Pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur
Pour bouffer les odeurs

Des draps qui chauffent


Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux
Et nous serons heureux

8. Marret S. et Adam R., « Instruments, machines et autres partenaires », ibid.

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Faire couple… aujourd’hui

Emma Bovary : faire couple pour exister enfin9


Et pour terminer, Emma Bovary. Emma souffre d’un ennui mortel, un sentiment de
vide douloureux. Comme elle n’a pas trouvé d’écoute bienveillante auprès du curé de
Yonville, elle aurait pu s’adresser à un psychanalyste en ces termes : « Aurais-je pu dans
ce que vous appelez une psychanalyse lacanienne, ne pas finir par en mourir de ce mal
qui n’en est même pas un ? Je le crois, n’avez-vous pas permis à nombre de vos patientes,
si proches de moi, ces femmes frappées de bovarysme de trouver en elles, fût-il minuscule,
un goût, un désir d’y être, d’être là… »
Emma ne demandait qu’à faire couple, selon son expression : « qu’à m’appuyer sur
quelque chose de plus solide que l’amour ».

9. Biagi-Chai F., « Emma, l’ennui », ibid.


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