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2012/2 N° 81 | pages 7 à 17
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040787
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2012-2-page-7.htm
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Lilia Mahjoub — Plutôt que de les traiter en folles, voire de les faire enfermer, comme
ce fut le cas pour de nombreuses hystériques, ou encore de les laisser à leurs maux de
« bourgeoises », il est vrai que Freud leur offrit la liberté de parole en les écoutant. C’est
à Lacan, lequel fait un retour à ce que Freud découvrit avec les hystériques, soit l’in-
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L’équipe de rédaction de La Cause du désir a adressé ses questions à Lilia Mahjoub par courriel ; elle y a répondu on line.
1. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 79.
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Freud, Ruth Mack Brunswick, Helene Deutsch, Karen Horney, et plus tard encore Ella Sharp
ou Joan Rivière ont-elles joué un rôle dans le mouvement analytique. Comment expliquer
l’affinité des femmes avec la cause analytique sinon par leur rapport spécial au réel ?
L. M. — Les noms des femmes analystes que vous citez sont en effet célèbres dans la
littérature analytique, diversement cependant. Lacan ne les assimile pourtant pas les unes
aux autres. Ainsi qu’il l’énonça, il ne reconnaît pas toutes les femmes, il n’en fait pas un
tout. Justement parce que, pour lui, elles sont réelles. Si l’on peut dire, ainsi que le fit
Lacan dès 1954, qu’une petite fille, déjà en tant que femme virtuelle, est « un être beau-
coup plus engagé dans le réel que les mâles »2, il n’y a pas de raison que ça change plus
tard, quand elle deviendra une femme réelle. Je mettrai cependant un bémol, car si elle
est moins encombrée par le signifiant phallique qu’un homme, il lui faudra toutefois
avoir recours au signifiant pour ne pas rester engluée dans le réel. L’on sait l’hommage
que Lacan rendit aux femmes en disant qu’elles sont les meilleures analystes, tout en
s’empressant de rajouter à l’occasion les pires3. Les meilleures, pourquoi ? À cause de leur
façon de traiter l’inconscient, c’est-à-dire avec « une sauvagerie, une liberté d’allure tout
à fait saisissante »4, pour reprendre les mots de Lacan, ce qui pourrait désigner, par
exemple, Melanie Klein qu’il qualifiait de géniale tripière 5. À propos d’Anna Freud, par
contre, il n’était point aussi élogieux, puisque s’il la rapproche du réel, c’est pour en faire
un objet a bien peu attrayant, en la traitant de « chiure de mouche »6, et en ajoutant que
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A. L.-Q. — Il y a un mode de jouir spécifique aux femmes formalisé par Lacan dans le
Séminaire XX. Mais ce mode de jouir ne concerne pas uniquement les femmes au sens
anatomique de ce terme. Pourquoi alors nommer « féminine » cette jouissance Autre ?
2. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 187.
3. Cité par Razavet J.-C., De Freud à Lacan. Du roc de la castration au roc de la structure, Bruxelles, De Boeck, 2002,
p. 188.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, in Ornicar ?, n° 4, octobre 1975, p. 95.
5. Cf. Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 488.
6. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 17.
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Alors pourquoi appeler féminine cette jouissance ? Je dirais que c’est pour prolonger le
débat ouvert par Freud, à savoir qu’il n’y a pas deux côtés de l’être parlant qui seraient
équivalents voire complémentaires et qui, si c’était le cas, se rangeraient du côté universel,
c’est-à-dire reformeraient un tout. Freud posait une libido unique, masculine, commune
aux deux sexes, celle qui a trait à la jouissance phallique, et le côté femme était Autre,
énigmatique, non codifié, au-delà de cette jouissance phallique, supplémentaire donc.
Supprimer le terme « féminine », à propos de cette jouissance, serait ni plus ni moins
supprimer cet au-delà indicible et c’est pour cela que Lacan prend la voie logique pour
l’articuler.
L. M. — Que les femmes aient un rapport privilégié à la parole, c’est patent. Ce sont les
bouches d’or des hystériques qui sont à la source de la psychanalyse. Ce rapport à l’objet
voix que vous soulignez relève d’une jouissance pulsionnelle, donc phallique.
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7. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 193.
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Alors pourquoi n’en irait-il pas aussi de la voix ? La voix dans les chants mystiques, la voix
des divas, dans les « Airs sacrés » de Mozart, de Cécilia Bartoli dans « Il trionfo del Tempo e
del Disinganno » de Haendel, opéra interdit par l’Église au XVIIIe siècle, enfin toutes ces voix
qui s’élèvent vers un au-delà, vers non pas l’autre mais l’Autre. Et comme le soulignait Lacan,
« c’est en tant que sa jouissance est radicalement Autre que la femme a davantage rapport à
Dieu »8. Ce qui doit en effet faire peur à l’ordre établi. L’on sait que les femmes étaient pros-
crites dans les chœurs de la Chapelle Sixtine, et remplacées par des castrats.
Et cette peur est une vieille histoire. N’est-ce pas de cette voix des femmes dont il est
aussi question dans le XIIe chant de l’Odyssée, celle des femmes-oiseaux, les Seirènes, une
voix qui perdait à jamais ceux qui l’entendaient ? Ce serait donc dire que la voix a un
statut différent des autres objets et qu’au-delà de son rapport premier à la pulsion invo-
cante, elle n’est pas sans rapport avec la jouissance féminine, cette jouissance qui fait que
la femme n’est pas-toute dans la jouissance phallique. Lacan mentionnait déjà, en 1958,
quant aux méconnaissances et préjugés sur la femme, qu’il convenait « d’interroger si la
médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme »9.
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tique avec cette dimension S(A/). C’est bien pourquoi Lacan avançait dans « L’étourdit »
qu’il prétendait rompre l’analyste à la logique de cet Autre « signifié de S de A barré »11.
Aurélie Pfauwadel — Dans son tableau de la sexuation, dans le Séminaire Encore, Lacan
indique que la jouissance féminine se dédouble entre F et S(A/ ), et il en souligne la
dimension d’« ex-stase » (avec l’exemple des mystiques) ou d’« ex-sistence » (avec
l’exemple de Kierkegaard). Qu’est-ce que ce S(A/ ) auquel la femme a spécifiquement
affaire ? Quel est ce « bien au second degré qui n’est pas causé par un objet a »12 ?
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L. M. — Selon le cas exposé par Joan Rivière, la femme concernée – craignant la rétor-
sion des hommes, du fait de la puissance qu’elle leur soustraie en réussissant profession-
nellement –, se livre à toutes sortes de procédures sacrificielles, de dévouement, de
modestie et de dérobade, pour montrer qu’il n’en est rien et qu’elle n’a pas le phallus.
C’est ce masque symptomatique qui consiste à se rabaisser pour tromper l’autre qui
prend le nom de mascarade. Lacan fait un pas de plus sur le masque, avec le semblant,
puisqu’il l’articule dans un discours mais aussi avec les trois registres du réel, du symbo-
lique et de l’imaginaire. Mais alors pourquoi les femmes seraient-elles plus à l’aise avec
le semblant, en d’autres termes avec « le signifiant en lui-même »14 ? C’est en effet parce
qu’elles sont plus proches du réel et qu’elles sont moins encombrées par le signifiant
phallique, qu’elles sont plus libres quand elles parlent, comme je l’ai déjà souligné. Ce
n’est pas pour rien que le discours hystérique situe le sujet à la place du semblant qui
règnerait sur le signifiant. Le semblant ne cache pas quelque chose, comme le fait le
masque. Il n’est pas le masque de la vérité. Mais c’est la dimension de la vérité, soit dans
les discours la place qui se situe en dessous de celle du semblant, qui supporte donc celui-ci.
Cacher et supporter, ce n’est pas pareil et cela est une indication précieuse dans la cure
d’hystériques femmes, quand on sait qu’une certaine pratique de la psychanalyse, qui ne
prend pas en compte l’apport de Lacan, continue à les soupçonner de cacher la vérité.
Deborah Gutermann-Jacquet — Les cas d’hystérie, tels qu’ils se présentaient au XIXe siècle,
avec une symptomatisation sur le corps « spectaculaire », ne se rencontrent plus aujourd’hui.
De même que l’on pourrait postuler que les codes de la féminité bougent, l’hystérie d’au-
jourd’hui n’est plus celle d’hier. Quel portrait feriez-vous de l’hystérie contemporaine ?
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L. M. — Vaste sujet ! Mais si les codes de la féminité ont changé, l’hystérique n’est pas plus
docile aux codes d’aujourd’hui qu’elle ne l’était hier à d’autres codes. Elle bouscule plutôt
les codes, et son corps, s’il n’est plus la proie de la conversion spectaculaire d’une époque,
fait de plus en plus l’objet de traitements qui, s’ils ne sont pas visibles, n’en sont pas moins
destructeurs : médicaments divers, régimes, interventions médicales invasives, mini-
invasives, etc. Le corps est rempli, vidé, soumis à diverses tensions, trituré, piqué, ouvert, recousu.
Il s’offre, non plus au discours du maître, mais au discours du capitaliste, et aux marchés qui sous-
tendent ces méthodes, laissant bien souvent le sujet trop longtemps dans l’errance.
Ainsi, faudra-t-il compter sur ce qui intéresse plus le sujet hystérique que ces codes
de la féminité imposés par les modes de l’époque, et qui n’est justement pas codifiable,
à savoir l’Autre femme, cette Autre que l’hystérique promeut comme absolue et qui se
présente à elle comme énigme et non comme modèle.
L. M. — Ayant en quelque sorte déjà répondu à cette question, il y a un trait que nous
pourrions ajouter au portrait de l’hystérique d’aujourd’hui, c’est la solitude. C’est assez
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C. L. — Si, longtemps, nous avons pensé que l’hystérique rejetait avec dégoût la posi-
tion d’être l’objet du désir d’un homme pour maintenir une identification virile, la
clinique contemporaine montre que cette position n’est souvent plus écartée, voire peut
être activement recherchée dans un pousse-à-jouir féroce. Comment dès lors situer
aujourd’hui la différence entre l’hystérie et la féminité dans leur rapport à l’objet a ?
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personnage féminin offre son corps et les trous de celui-ci à toutes sortes de manipula-
tions, pénétrations, et autres actes, sans que l’on puisse parler à ce propos d’une nouvelle
érotique. Pour le moins, on peut dire que cette femme se fait l’objet a de ces expériences.
Cela me fait alors penser à ce que disait Jacques-Alain Miller lors de sa conférence à
Comandatuba en 2004, à propos de notre époque de sujets déboussolés, et plus préci-
sément à « la dictature du plus-de-jouir »18. Car, il se dégage une folle solitude de ces
expériences où « l’un-tout-seul [est] commandé par un plus-de-jouir qui se présente sous
son aspect le plus anxiogène »19.
C. L. — Dans une époque que nous interprétons souvent avec la clé de la « forclusion
généralisée » donnée par J.-A. Miller en 1985 à son Séminaire de DEA, époque de la géné-
ralisation de la psychose ordinaire et des objets de jouissance au zénith, comment pour-
rions-nous repérer les manifestations de la « forclusion restreinte » que serait celle de la
forclusion du signifiant de La femme ? Comment le régime du pas-tout phallique trouve-
t-il à s’inscrire aujourd’hui ?
L. M. — J’enchaîne avec la réponse précédente pour rappeler qu’une femme peut comme
l’homme avoir accès à la jouissance phallique, or, avec cette « montée au zénith social de
l’objet a », formule issue aussi de la conférence que je viens de citer, l’on peut se demander
si cette forclusion du signifiant de La femme, dans notre société actuelle, n’expose pas
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L. M. — Je dirai que, déjà au cours d’une analyse, ce point de réel devrait trouver à se loger
hors de la cure, car l’analyste doit veiller à ne pas se faire indéfiniment l’objet-partenaire de
cette demande. C’est pour cela que Lacan a formalisé sa position en tant que « semblant »
d’objet a. Il est vrai que la passe apparaît de plus en plus comme une solution pour sortir
de cette impasse de la demande d’amour infinie chez la femme. Mais bien des passes ne se
soldent pas par une fin d’analyse, même quand elles sont assorties d’une nomination. Alors ?
17. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 10.
18. Miller J-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005, p. 19.
19. Ibid.
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Benoît Delarue — Lacan a pu dire, dans « La signification du phallus », que le désir d’une
femme trouve son signifiant « dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour »20,
pointant un certain fétichisme féminin qui porte sur le phallus. Quelles sont pour vous
les spécificités de ce fétichisme féminin, qu’on retrouve également dans la mascarade ?
L. M. — La mascarade, telle que Lacan l’a abordée et que j’ai décrite à la suite d’une question
antérieure, est un symptôme. Parler de fétichisme n’est pas la même chose que de parler du
symptôme. Est-ce qu’il y a un fétichisme féminin ? Il y a des cas de névroses obsessionnelles
féminines, rares certes, mais qui montrent bien la « phallicisation » des objets du monde du
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L. M. — C’est une vieille histoire. Les inventions quant à l’amour sont souvent le fait
de femmes, et ce, à travers les époques, ou sinon, quand elles proviennent aussi
d’hommes, c’est l’objet féminin qui en est la cause. C’est ce qui s’est produit avec l’amour
courtois. Lacan disait d’ailleurs que quand un homme aime, il se situe du côté féminin.
Quand il désire, c’est-à-dire quand il bande, il est du côté masculin.
Freud lui-même, dans Malaise dans la civilisation, insiste sur cet amour féminin qui, en
plus de faire partie des idéaux culturels, et grâce à ses exigences, a établi les bases de la civi-
lisation. Il ajoute toutefois que les femmes ne tardent pas à contrarier le courant civilisa-
teur, à le ralentir ou à l’endiguer, laissant cette affaire aux mains des hommes. Ce qui n’est
plus vrai aujourd’hui. Mais il perdure cependant, au-delà de cet amour féminin universel
relevant d’un pour-tout, un amour émanant du pas-tout, plus réel et partant plus singulier.
Alice Delarue — En 2008, J.-A. Miller avait avancé le terme de « post-féminisme » pour
désigner l’émergence de certaines figures de femmes – par exemple Sarah Palin, Hillary
Clinton – qui, loin de chercher à « faire comme les hommes », ne prennent plus le phallus
au sérieux et font la démonstration d’une féminité décomplexée. L’époque est-elle propice
à ce que certaines femmes ne se sentent plus concernées par la castration ?
L. M. — Peut-être ne croient-elles pas au rapport sexuel, ce qui doit alléger leur déplacement
dans le monde, car quand même, pour ce qu’il en est du phallus, elles y paraissent, dans leurs
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L. M. — Vous voulez dire qu’elles se jugent elles-mêmes dans l’imposture ? Par rapport aux
hommes ? Bien sûr, puisqu’il est fort courant que les hommes s’étonnent qu’une femme puisse
occuper certaines fonctions. Il n’y a qu’à voir par exemple les inégalités qui règnent en France et
comment les femmes acceptent d’être moins payées que les hommes, pour un travail égal. Nous
rejoignons en effet la question de la mascarade, quand elles en souffrent. Quant à leur féminité,
vous voulez parler de la féminité invisible je suppose, pas de celle qui s’affiche, mais bien de celle
dont elles ne parlent pas, celle qui les fait absentes et partant, différentes, moins dans la perfor-
mance et moins soumises à l’évaluation phallique, et qui, lorsqu’elles l’assument, les rend telle-
ment plus créatives. Ce serait dès lors une imposture assumée, eu égard aux valeurs phalliques.
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