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LE RÊVE ANALYSEUR

René Lourau
in Nadia Veyrié et al., Penser la formation en travail social

Champ social | « Le Sociographe »

2021 | pages 297 à 315


ISBN 9791034606535
DOI 10.3917/chaso.veyri.2021.01.0297
Article disponible en ligne à l'adresse :
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René Lourau

Le rêve analyseur *
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« La mesure, l’expertise du Rêve. La jeunesse du rêve. La saveur
incomparable du rêve. Tout ce qu’on dit sur lui, tout ce qu’on a psychologisé
(sic) se réduit à : le Rêve seul est ce qui peut donner le goût d’un autre
monde ». Victor Segalen, Essai sur soi-même, posthume (1986).

Rêver est une activité humaine (et animale) qui mérite que l’on
s’intéresse à elle comme mille autres pratiques : respirer, marcher, - 297
manger, fabriquer, etc. Néanmoins nous sommes impressionnés par
quelques millénaires d’une autre activité – l’interpréter – qui finit
par se confondre abusivement avec l’action de rêver.

* Ce texte a été repéré par Nadia Veyrié, docteur en sociologie, formatrice et


chercheuse, en parcourant les archives de René Lourau qui ont été confiées à
l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) en 2007. Il correspond
au premier texte d’un ouvrage inédit de cet auteur intitulé Le Rêver. Enquête sur
la logique. Nadia Veyrié et Catherine Tourrilhes, co-directrices de l’ouvrage Penser
la formation en travail social (Champ social, 2021) tiennent à remercier François
Bordes de l’IMEC pour son aide dans cette démarche de publication, les ayants-
droit de René Lourau et Jean-Marie Brohm pour son soutien. Ces archives sont
constituées de manuscrits et elles sont consultables à l’Abbaye d’Ardenne, en
Normandie, sur réservation à l’adresse suivante : chercheurs@imec-archives.co.
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Le songe de Stockhausen
« Tout est venu d’un songe. Le festival de Salzbourg m’avait
passé commande d’un quatuor à cordes. Je n’en écrirai jamais ; de
même que je n’ai jamais écrit de symphonie ou de concerto parce
que je pense que forme égale contenu, que contenu égale matériau
et que matériau égale forme… » (Stockhausen, 1998).
Le compositeur répond, au cours d’un entretien, à la question
suivante : « “Il faut dire que vos idées prêtent le flanc parfois aux
commentaires fantaisistes. Notamment quand vous utilisez quatre
hélicoptères dans une œuvre !” » (ibid.). Karlheinz Stockhausen
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poursuit : « Puis j’ai rêvé de quatre musiciens jouant des hélicoptères ;
j’ai trouvé cette perspective intéressante et j’ai commencé à réfléchir
et à sa réalisation. Je me suis rendu au studio quelques jours plus tard
et, à travers une large fenêtre du quatrième étage, j’ai vu quatre
hélicoptères tournoyer devant moi. Je me suis alors trouvé conforté
dans l’idée qu’il fallait réaliser ce rêve (on notera l’association
immédiate entre le rêver et l’idée de réalisation, qui dans les derniers
298 -
mots prend une allure d’une nécessité d’agir et non d’une simple
éventualité que l’on caresse). J’y suis parvenu, continue Stockhausen,
après bien des difficultés, en 1995 en Hollande. Il s’agit maintenant
de la troisième scène de Mercredi, de Lumière. Elle sera donnée à
Leipzig en 1999, dans le cadre du festival d’art de Saxe. Quelquefois
la vie change » (ibid.).
Bien que le compositeur – pas plus que moi – n’ait besoin de
faire appel à la numérologie, on remarque tout de suite l’insistance
du chiffre 4 : quatuor semble produire la récurrence de quatre
musiciens, du quatrième étage et enfin des quatre hélicoptères tout
aussi réels que la commande initiale du quatuor. La coïncidence
donnerait plutôt envie de se référer à la théorie surréaliste du hasard
objectif, dont la définition est parallèle à celle de la métaphore
surréaliste (rapprochement de deux réalités ou images distantes très
distantes). Dans le hasard objectif, le rapprochement-coïncidence
opère d’abord entre deux évènements, dont l’un, comme pour la
synchronicité de Carl Jung, peut être psychique.
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Dans le rêve de Stockhausen, le rapprochement opère entre la


commande d’un quatuor et le passage de quatre hélicoptères. La
récurrence onirique du 4 (quatre musiciens jouant dans des
hélicoptères) s’inscrit dans le processus associatif inconscient, tandis
que le quatrième étage s’intègre lui aussi dans la trame du hasard
objectif. Il est intéressant de constater qu’un seul élément de la
situation globale – les quatre musiciens – est onirique. Le rêve n’est
ici pertinent qu’en s’inscrivant dans une situation réelle, avec un
avant et un après. Si l’on tente d’en isoler un « contenu » à partir
de la seule grille libidinale (freudienne) ou archétypale (jungienne)
– démarches tout à fait légitimes par ailleurs – l’on risque de sous-
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estimer le rêve comme acte déclenchant, autorisant, lié à des actions
réelles antérieures et postérieures. Le risque est d’autant plus grand,
dans l’hypothèse où le rêveur avait raconté son rêve le lendemain
même sur le divan : l’interprète aurait été privé de la temporalité
globale par l’absence des évènements extérieurs – les quatre
hélicoptères vus du quatrième étage et la ferme décision de
composer une pièce musicale faisant appel, entre autres
- 299
« instruments », à des hélicoptères. Si le rêve de Stockhausen
apparaît, pour cette étude, une sorte de cas princeps, c’est bien parce
que son interprétation et sa réécriture, selon une grille quelconque,
apparaissent moins nécessaires que l’enchaînement de proche en
proche d’évènements réels et/ou imaginaires. En ce sens, Gaston
Bachelard (1941 et 1967), forçant peut-être le trait, n’a pas tort
d’affirmer que ce qui est purement factice pour la connaissance
objective reste profondément réel et fictif pour le rêve et que ce
dernier est plus fort que l’expérience.
Le travail de réécriture du rêver – des très anciennes grilles
politico-religieuses à leur point culminant qu’est l’institutionnalisation
freudienne – est l’équivalent d’un rapt. Imaginez un voleur
professionnel de tableaux de maître : pour dérober telle œuvre
maîtresse, il utilise un rasoir ou un cutter et emporte sous sa veste la
Joconde ou tout autre tableau. Lui ou son commanditaire éprouvent
désormais la jouissance qui consiste à posséder Le tableau tellement
désiré. Ce passage à l’acte est dénégation et en même temps
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reconnaissance de la réalité physique, institutionnelle, du tableau : de


sa réalité d’objet social, réalité spatio-temporelle dans laquelle il
s’inscrit. On peut, en gros, en dire autant d’une photographie, à propos
de laquelle un professionnel, s’insurgeant contre « le plus grand
mensonge qui soit », basé sur la croyance selon laquelle « c’est en
photographie, donc c’est vrai », déclare : « […] il est évident que les
informations ne proviennent pas de l’intérieur de l’image, mais de
l’extérieur » (Caujolle, 1998).
L’esthétique d’un tableau, d’un morceau de musique, d’un
texte, d’une photographie, d’une pièce de théâtre, etc., est tout
entière impliquée dans un contexte social, un ensemble matériel-
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institutionnel situé et daté. Pour ce qui est de la peinture : le cadre
du tableau, sa situation sur un mur, la situation du mur dans une
pièce, la situation de la pièce dans un ensemble bâti dans un espace-
temps urbain (musée), éventuellement rural (riche collectionneur),
tout cela étant impliqué dans une configuration intellectuelle,
idéologique, financière, mercantile, etc. Ces considérations sont
300 -
d’une banalité à peine excusable : sans attendre les esthéticiens,
sociologues et historiens de l’art, des artistes ont compris depuis
longtemps que, par exemple pour la peinture, c’est la galerie
d’exposition (ou l’achat par un collectionneur et plus tard le musée)
qui produit l’objet esthétique « tableau ».
Découper au rasoir, de manière à la fois iconophile (l’amour
du beau) et iconoclaste (le viol d’un espace public ou privé), la toile
imbibée de peinture et représentant la Joconde, c’est un peu
l’équivalent (j’essaie d’être didactique) de ce que font depuis
quelques milliers d’années (de l’histoire connue de nous
aujourd’hui) les interprètes officiels ou officieux des rêves de
l’humanité. L’entreprise que je tente est, suivant l’exemple vertueux
de Guillaume Apollinaire après quelques jours de prison, de
restituer au Louvre La Joconde, qui hors de cet édifice ou d’un
espace équivalent, ne serait peut-être qu’une des productions, parmi
d’autres, de Léonard de Vinci. Découper au cutter notre production
de rêves – en général un bien faible parti de cette production –
dénote une intention utilitariste (y compris esthétique) qui néglige
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le lien que les rêves entretiennent avec un ensemble d’autres


pratiques humaines légitimes en tant qu’elles visent, souvent à
l’aveuglette, une certaine cohérence existentielle. C’est le fait de
rêver, non le contenu graphique du rêve pris isolément, qui nous
servira de fil conducteur.

Politique du rêve
L’intérêt pour la vie onirique est une constante universelle. Les
historiens trouvent des traces de cet intérêt dans les plus anciennes
civilisations connues. Au Moyen-Orient comme en Extrême-
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Orient, en Afrique, l’interprète des songes occupe, dans les divisions
du travail social et politique, une place de choix.
Bien après le premier grand choc des civilisations qui s’inaugure
en 1492 avec l’installation des premiers Européens, le continent
amérindien et afro-américain montre à l’anthropologie ce même
souci de considérer le rêve comme essentiel dans la construction de
la personnalité. En plein milieu du vingtième siècle, les - 301
anthropologues nord-américains et aussi Georges Devereux (1998)
révèlent l’extraordinaire richesse culturelle de l’onirisme pour les
Indiens des plaines au cœur des USA. L’approche macro-sociale de
Roger Caillois (1983), micro-sociale de Maurice Halbwachs (les
« cadres sociaux » de la mémoire onirique) (1925) puis de Roger
Bastide (les rêves des Noirs brésiliens) (1950 et 1972) contribuent,
avec quelques autres, à la lente édification d’une sociologie d’un
rêve.
Dans l’un de ses tout derniers textes, la postface à un livre de
Georges Pérec, Bastide propose de « concevoir une politique du
rêve, ou, plus exactement, tester le rêve comme une action
politique » (1973). Cette hypothèse a été récemment testée, selon
les deux polarités qui lui étaient chères et travaillent également le
noyau dur du paradigme de l’analyse institutionnelle – l’instituant
et l’institué – le troisième terme qui dialectise les deux premiers
étant, comme l’indique la dernière conférence de Bastide à Genève,
l’institutionnalisation, avec Marc Augé (1997) sur le thème ultra-
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bastidien et « ethno-fictionnel » de l’enjeu étatique à propos des


rêves. On reviendra sur ces auteurs (texte III).
Le mérite de la sociologie du rêve est de mettre l’accent sur une
forte réalité : la socialisation de la vie onirique, sa « sécularisation »,
avec ce que cela comporte d’enjeux, de pressions, de destructions
et de constructions silencieuses. Socialisation et désocialisation.
Certes, il ne s’agit pas, comme dans la paranordinaire (1) de la vie
quotidienne : en l’occurrence, entre des évènements de l’existence
vigile et des évènements de l’existence frontalière, entre sommeil et
réveil. Nous voici, qu’on le veuille ou non, devant le problème de
l’interprétation.
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(1) Par contraction de paranoïaque et d’ordinaire, le néologisme paraordinaire
peut, en dehors de toute crise persécutive méritant l’appellation psychiatrique de
302 - paranoïa, qualifier le climat habituel, sujet à de très fortes différences d’intensité,
qui est constitué, dans une collectivité quelconque (village, quartier, ghetto
urbain, minorité ethnique, famille, réseau, lieu de travail et tout isolat culturel)
par le mode de transmission et d’amplification des émotions : ragots, rumeurs, sous-
entendus, malentendus, mauvaise réception de l’information, sous-information,
désinformation, tensions de groupe dissimulées sous un code formel, voire
humoristique et convivial, scènes entre supérieurs et subordonnés, entre enfants
et parents, scènes de ménage, etc. Au-delà des interprétations psychologiques et
sociologiques, le rêve, plus fidèle en cela à Dali (cf. plus bas, Texte III, activité
paranoïaque-critique) qu’à Freud, Jung, Halbwachs ou Bastide, est notre commère
hyper-émotive et « paranoïaque-critique » attirée. Intervenant sur un autre plan
d’égalité avec les évènements réels ou crus comme tels, les rêves peuvent s’intégrer
dans un système paranoaïque-critique, tel celui des Indiens Hopi évoqués par
Lévi-Strauss dans sa préface à la traduction française de Soleil Hopi de Don C.
Talayesva : « Tout est lié : un désordre social, un incident domestique, mettent en
cause les systèmes de l’univers, dont les niveaux sont unis par de multiples cor-
respondances » (1982, p. 5). Les commérages hyperlocalistes ou cosmiques, un
peu comme les griffonnages, pour celles ou ceux d’entre nous qui, comme moi,
gribouillent, griffonnent (Lenglet, 1992), ont peut-être quelque chose à voir
avec ce qui, très confusément et souvent selon un schéma délirant, exigerait de se
centrer sur le problème de l’affectivité et de l’émotion.
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Le rêve suit la bouche


Depuis la clé des songes les plus archaïques jusqu’à la
psychanalyse, la pulsion d’interpréter ne connaît pas de repos.
Quitte à choquer non seulement les scientifiques de son époque
mais aussi tous ceux qui feignent de n’attribuer à leurs rêves aucune
signification autre que celle qu’ils confèrent à leur poubelle ou à la
cuvette de leur WC, Sigmund Freud ose, avec un humour discret,
annoncer lors d’une conférence : « Faisons donc nôtre le préjugé
des anciens et du peuple et engageons-nous sur les traces des
interprètes des songes de jadis » (1978, p. 73).
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On ne saurait sous-estimer la place de L’Interprétation des rêves
(1998) dans l’invention de la psychanalyse, même si elle est
postérieure aux Études sur l’hystérie (1956) que Freud mène en
collaboration avec son aîné Joseph Breuer. Avant et après Freud,
entre le rêve et la pratique interprétative, le lien est tellement un
allant de soi qu’il finit par imposer l’idée (très « talmudique », chez
Freud, si l’on en croit certains psychanalystes) selon laquelle le rêve
- 303
serait porteur d’un message caché – donc à décrypter. Qu’on puisse
lui faire dire autre chose que ce qu’il dit n’implique en rien qu’un
contenu latent est déjà là, en train de se cacher honteusement (par
la force de la censure, notion juridico-politique transposée de
manière assez arbitraire dans le champ du psychique) derrière un
contenu manifeste. Le symbolisme est bâti sur l’idée d’une absence,
d’un ailleurs qui monopolise le sens, aux dépens de la présence,
considérée comme la servante de l’ab-sens, de la vérité toujours
absente, cachée. La communication langagière est à ce prix : mais
rien ne dit – ou plutôt tout dit le contraire – que même avec
l’appoint des silences éloquents ou calculés, le langage articulé soit
l’unique, voire la meilleure forme de communication dans cette
catégorie du règne animal qu’est l’espèce humaine, et, a fortiori,
hors de l’espèce humaine. Au reste, ce n’est jamais le phénomène
onirique lui-même qui « dit » quelque chose qu’il faudrait nier pour
le renvoyer à autre chose, puisque le contenu « manifeste » du rêve,
ainsi que Georges Politzer (1973), après Georg Christoph
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Lichtenberg (1830) et bien d’autres, le note est un « récit second »,


un artefact et déjà une première interprétation à partir des symboles
langagiers – lesquels tentent plus ou moins péniblement de mettre
à l’endroit – mieux vaudrait dire : à l’envers – les traces mnésiques
souvent très fuyantes du ou des rêves de notre dernier (mais non
ultime) sommeil.
Dans sa singularité irréductible, le rêve se prête docilement à
tous les délires d’interprétation, dont aucun n’épuise son
« message », si message il y a (pourquoi ce message et pourquoi pas
celui des lignes de nos mains, de la forme de notre nez et autres
mancies pour stand de fête foraine ?) : « Vingt-quatre interprètes
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de songes étaient établis à Jérusalem. Il m’arriva de faire un rêve et
j’allai faire le tour de tous les interprètes. Chacun me donna une
interprétation différente et toutes se réalisèrent en moi,
conformément à ce qui est dit : le rêve suit la bouche qui
l’interprète » (Le Talmud, 1967). À défaut d’un sphincter onirique
localisable, le sphincter buccal prend en effet tout le pouvoir.
304 -
Implication du chercheur
La spécificité du rêve comme évènement est qu’il n’existe que
par son premier interprétant : moi-même. Nul autre phénomène
humain intéressant jusqu’ici l’humanité, qu’il s’agisse des plus
extrêmes délires de la libido sexuelle, de la libido politique de
connaissance ou encore de ce que l’on constate des états modifiés
de conscience ou des comportements les plus autistiques ou
déments au sens clinique du terme, ne présente cette caractéristique
à l’état aussi « pur ». Certes, les femmes ont, par rapport aux
hommes, une singularité irréductible, celle d’actualiser dans la
grossesse et dans l’accouchement une situation dont l’homme, y
compris le plus grand gynécologue, n’a qu’une connaissance
virtuelle, et non potentielle – encore moins actuelle. Si l’on met –
peut-être à tort pour l’objet de cette étude faite par un homme –
hors champs cette exception (alors qu’il existe, on le verra, Texte V,
des rêves d’incubation), on peut dire que c’est dans la situation
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onirique que « je » est au sens le plus rigoureux de la phrase de


Rimbaud (1871), « un autre », et simultanément il n’y a que « je »
qui puisse rendre compte de cette dissociation.
Loin de s’évader vers les visions interprétatives et
surinterprétatives, la démarche ici proposée consiste à s’interroger
sur ce constat de la singularité de l’interprétant de l’évènement
universel du rêve, en direction d’un champ d’interférences qui n’est
pas spécifiquement sociologique, ou, psychanalytique, ou
physiologique ou même anthropologique, mais plutôt ontologique
– le rêve comme phénomène récurrent de notre individuation (de
notre devenir-humain de tous les jours, de toutes les nuits), aussi
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pertinent pour comprendre cette dernière que la faim et la soif, le
désir sexuel ou l’envie méta-psychique d’être écouté, touché,
supporté, aimé.
Le parti pris ainsi énoncé se réfère à une théorie de l’implication
du chercheur dans ce qu’il cherche et dans la situation de recherche.
Le rêve n’est réductible ni à un message en code – à décoder – ni à
une splendide création poétique, ni à une pure fonction - 305
physiologique comme les sécrétions et exsudations – sueur, sang,
mucus, larmes, etc. – ou le fonctionnement de nos sphincters : il
est un analyseur de notre individuation, de la construction
permanente de nous-même. Il suggère l’existence, au sens fort du
terme, d’une autre logique : non pas une de celles que la magnifique
imagination mathématique découvre en tant qu’alternatives à la
logique instituée, mais une logique en acte, non discursive, en
interférences fréquentes avec la logique dite rationnelle et cependant
irréductible à toutes celles que supposent les divers délires
d’interprétation, qu’ils se couvrent ou non du masque de la logique
classificatrice.
Notre implication dans nos rêves est totale. Là est le hic. Il ne
s’agit plus, selon la formule rationalisante à la mode dans certaine
sociologie, « d’expliciter nos présupposés », mais de tenir compte
d’un fait – notre face nocturne, occulte – pour l’investigation de
laquelle les outils théoriques et méthodologiques habituels sont
inappropriés. Si les analyses interprétatives satisfont une large
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clientèle, la perspective ici proposée consiste à faire l’hypothèse que


c’est le rêve – ou plutôt le rêver – qui nous analyse, un peu comme
l’expérience peut être parfois un apprentissage.
Là est la jouissance d’une recherche dont les conditions initiales
sont placées sous le signe de l’analyseur comme élément du réel qui
non seulement révèle un champ oublié ou écarté du savoir, mais
transforme le rapport du chercheur à sa recherche, l’oblige à prendre
parti. L’activité interprétative, malgré sa place éminente dans la
division du travail, n’est peut-être pas la plus importante. L’analyse
des rêves, c’est bien, à condition de ne jamais oublier que c’est
d’abord le rêve qui nous analyse, nous et notre obédience non
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dialectique à la logique traditionnelle, laquelle est réduite
soudainement en poussière dès que l’on s’occupe des choses
sérieuses – comme la survie, l’érotisme, mais aussi le pouvoir et la
connaissance.

« Je » ne sais pas ce que « je » cherche


306 -
Dans la mesure où la socialisation, l’institutionnalisation de la
vie onirique en référence à telle ou telle culture qui est la mienne,
introduisent plus ou moins le plagiat, le pastiche, la parodie, la
paraphrase, je ne suis plus l’unique auteur de mes rêves que de mes
écrits ou de tels actes que l’institution pourrait attribuer, en bien
ou en mal, à une quelconque « subjectivité ». Ici encore, il convient
de retourner comme un gant les fausses évidences. Le rêve ne fait
pas de moi un auteur, mais il autorise quelque chose de mes « moi »
multiples à rêver que je suis moi, que j’ai moi (croyance au
demeurant fort utile, si l’on tient à éviter l’enfermement mental ou
même institutionnel). Accompagnant sans nul doute des
préoccupations et des informations apparues dès le début de cette
recherche, l’un de mes rêves ici transcrits sous forme de journal (on
devrait dire « nuital » ou « hypnal ») m’a offert (entrée du 12 janvier
1998) ce beau cadeau de l’expression journal autorisant. Le participe
présent « autorisant » renforce en moi – si cela était nécessaire –
l’hypothèse d’une autre logique, instituante, menant de son étrange
manière une lutte continuelle contre la logique instituée.
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Ayant décidé de transcrire, plus systématiquement que


d’habitude, les rêves que je fais depuis que j’ai commencé cette
recherche (et cela, pour une période que je limiterai arbitrairement),
le nouveau genre sous sous-genre de diarisme dont le nom – journal
autorisant – m’a été donné durant le sommeil, figure ici bien moins
en tant que matériau sous la main, que comme substitut du journal
de recherche, tel que j’ai l’habitude, depuis plus de quinze ans, de
l’introduire dans presque tous mes ouvrages publiés.
Le sociologue durkheimien Maurice Halbwachs m’avait
amplement précédé, sinon pour la publication du récit de ses rêves,
du moins quant à leur recueil, non publié mais utilisé
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fragmentairement dans l’exposé de son travail. Pour préparer son
ouvrage sur les cadres sociaux de la mémoire (1925), il a noté et
examiné ses propres rêves pendant quatre ans, depuis le 1er janvier
1920 (il rédige son livre en 1924). Naturellement, ce matériau était
complété par de multiples références à la littérature onirologique
française, germanique (Freud), anglaise, américaine, ainsi que par des
consultations directes auprès de chercheurs comme le psychologue - 307
expérimentaliste Henri Piéron (1905) ou le philosophe Henri Bergson
(1961), eux-mêmes adonnés à l’observation de leurs visions nocturnes.
Le physiologiste et onirologue Michel Jouvet (1997) nous dit
qu’il a accumulé, tout au long des années, des centaines, voire plus
d’un millier de ses propres rêves. Il ne publie pas tout ou partie de
cette production. En revanche, en compagnie de l’ethnologue
Monique Gessain, il dévoile et analyse les nombreux rêves d’un
Africain sénégalais séjournant à Paris (Jouvet et Gessain, 1997).
Quant à l’islamologue et historien Vincent Monteil (également
traducteur d’Ibn Khaldûn), il reproduit dans l’un de ses ouvrages
la traduction, probablement condensée, de soixante-deux rêves d’un
marabout africain noir, Moussa Aminou, tué par l’armée française
au lendemain de la révolte anti-coloniale que ce marabout avait
organisée en 1949. C’est par de nombreux rêves, soit les siens, soit
ceux de ses proches, qu’il avait été conduit à se considérer comme
le chef de la Guerre sainte, monté sur un cheval blanc (Monteil,
1980, pp. 258-268).
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Le journal onirique est, par ailleurs, comme une redécouverte


d’un genre qui à la fin de l’antiquité romaine et aux débuts du haut
Moyen-Âge s’est fait connaître sous le nom d’autobiographie
onirique – recueil de rêves ou texte organisé autour de quelques
rêves afin d’affirmer la volonté de confession, de mise en avant de
la subjectivité chrétienne.
L’exemple le plus connu en est les Confessions d’Augustin
(1998), théologien berbère qui vit à cheval entre le quatrième et le
cinquième siècle de notre ère et constitue encore aujourd’hui, avec
son antipode et antidote Thomas d’Acquin, l’un des deux piliers
historiques du dogme catholique – et le pilier central du
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protestantisme par sa théorie de la grâce divine comme don gratuit,
ne dépendant que très faiblement de notre volonté.
Ce texte célèbre est articulé autour de deux rêves-évènements :
alors que son fils est encore dans « l’erreur » manichéenne, le rêve
prémonitoire de sa mère, laquelle est connue chez les catholiques sous
l’appellation de sainte Monique ; et le rêve de conversion du jeune
308 - Africain carthaginois enseignant à Milan, quelques années plus tard
(Le Goff, 1985). Dans la culture francophone, ce n’est pas dans les
Confessions de Jean-Jacques Rousseau (qui le prend pourtant pour
modèle), ni même dans les admirables Rêveries du promeneur solitaire
(1961) du même (puisqu’il s’agit bien de rêveries, non de rêves), mais
dans la nouvelle de Gérard de Nerval, Aurélia (1855) que s’accomplit
avec une beauté tragique – le tragique de la folie assumée, très
provisoirement contrôlée – le genre de l’autobiographie onirique.
Pour Nerval, et même si ces récits de rêves sont partiellement
recomposés pour s’intégrer dans la trame de l’écriture
autobiographique, le fameux incipit d’Aurélia. « Le rêve est une
seconde vie », n’est pas une simple formule littéraire. Le texte de
Nerval est un compte-rendu clinique, cette clinique autoscopique
(ici, d’une névrose qui évolue en psychose) que préconisera et
pratiquera Victor Segalen et dont il est de bon ton de nier la valeur
psychologique. En même temps, il est vrai que les interférences avec
la mythologie grecque et égyptienne – ainsi qu’avec les visions du
mystique suédois Emanuel Swedenborg (très influent aussi sur
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Honoré de Balzac) – travaillent le compte-rendu de l’écrivain


romantique. La phrase qui suit la première – déjà citée – est une
référence implicite à Homère avec les « portes d’ivoire et de corne »
qui font entrer dans la vie onirique (la porte d’ivoire est celle des
mauvais rêves ou des faux rêves, la porte de corne est celle des rêves
véridiques). Quant à la troisième phrase, elle adopte le ton clinique
pour décrire avec concision le passage de la veille au sommeil : « […]
un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons
déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue
l’œuvre de l’existence » (ibidem, p. 753) . La seconde partie de cette
dernière phrase n’indique pas seulement le fil conducteur du récit
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qui va suivre : elle suggère tout un programme de recherche
ontologique sur le rêver, à partir d’une théorie de l’individuation
que l’on trouve ébauchée par exemple chez Lichtenberg ou
Friedrich Nietzsche (1958), aussi bien que chez Jung (1998) ou que
chez des physiologistes comme Jouvet, tandis que Gilbert
Simondon (1989), dans un champ autre que le rêver, cherchera à
donner à la théorie de l’individuation une base méta-logique à partir
- 309
du phénomène de la transduction (Cf. plus bas, Texte VII).
Malgré la présence du Journal autorisant, mon livre ne prétend
qu’accessoirement au genre autobiographique – même onirique. En
accord avec Freud ou Bettelheim (1991) – et quelques autres – je
ne crois pas à la possibilité de l’autobiographie – sauf, peut-être,
sous forme dialoguée.
Néanmoins la contradiction continue d’être attisée, entre les
droits de ce que crois bêtement mais fermement être ceux de la
subjectivité et la recherche d’une réalité autre que celle que nous
propose le très vieux schéma binaire sujet-objet – l’une de mes
préférences implicites ou explicites est le surréalisme, son intérêt, son
intérêt récurrent pour les objets et la crise de l’objet, intérêt que l’on
retrouvera par exemple chez Gilbert Simondon (1958), Jean
Baudrillard (1968), François Dagognet (1989), Georges Pérec (1965),
etc.
Je ne sais pas ce que je cherche. Je crois savoir que je cherche.
Je me crois plus proche de telle « petite sainte » de la mythologie
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catholique, disant qu’elle ne s’est jamais cherchée elle-même, que


du sacro-saint Socrate et de toute la tradition occidentale qui mène
à Freud – Socrate disant que l’impossibilité de connaître le monde
l’a conduit à la recherche de la connaissance de soi-même. Il
négligeait le fait que c’est à l’intérieur du monde que je connais le
monde et que le je fait partie de ce même monde.
Je n’existe pas. Je n’existais pas, en tant qu’être individuel, avant
que le coït de mon père et l’ovulation de ma mère ne me fassent
naître. Bientôt – je n’existerai plus. Quelque chose de moi que
j’ignore, que ne sauraient atteindre les slogans très problématiques
comme « Connais-toi toi-même » ou « Là où était ça, je dois
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advenir », existe, a existé, existera. Les songes nous disent que je ne
suis pas réductible à ce que je crois être ».

Néoténie
En deçà, au-delà de notre très archaïque besoin d’interpréter,
310 - ne serait-ce que dans l’effort spontané de se remémorer, le pari de
cette étude est de décrire l’action sur nous, sur notre rapport au
monde – de ce que je nomme le rêver.
Le choix du mode inchoatif évite de considérer a priori le
phénomène onirique comme une donnée déjà-là, de l’objectiver
comme si la production d’images intraperceptives (Simondon,
1966) équivalait à celle de nos sens à l’état vigile, et d’abord de nos
yeux ouverts. C’est entre le globe oculaire et les paupières que
l’appareil de projection, avec ou sans interférences lumineuses d’une
ampoule non éteinte ou du soleil ou d’un lampadaire indiscret en
face de notre habitation, passe ses bobines de film, dans un désordre
qui me rappelle celui qu’expose l’une des scènes les plus délirantes
du film burlesque américain, Hellzapopin, la scène de la cabine de
projection où l’on voit le malheureux projectionniste, objet d’une
tentative de viol de la part d’une très plantureuse ouvreuse, se
débattre dans une jungle de pellicule jaillie de l’appareil de
projection. L’éventuel mystère d’un troisième œil spécialement
consacré à des visions surnaturelles est par ailleurs bien inutile :
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nous avons le constat des mouvements oculaires observés durant le


sommeil paradoxal. Néanmoins, les considérations du sorcier don
Juan de Castaneda (1983) sur le déplacement du point d’assemblage
de notre personnalité peuvent nous aider à… rêver sur le rêver...
Les substantifs obtenus à partir de verbes inchoatifs (qui
expriment un commencement d’action ou un passage d’un état à
un autre) peuplent notre langage – le boire et le manger, l’agir – à
quoi Pascal (1976) ajoutait le moucher, le tousser, l’éternuer, etc. –
ou sont construits, non sans préciosité parfois, pour produire un
certain effet de commencement, d’évènement, d’une chose qui
avance (Gradhiva, elle avance) ; par exemple, chez Victor Segalen,
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dans son ouvrage d’ethno-fiction Les Immémoriaux, avec le
Nouveau parler ou le « Maître-du-Jouir » (1995, pp. 107-151) ;
chez Fernand Deligny, spécialiste des autistes, avec le tracer, le
repérer, etc. J’ai eu l’occasion de rapprocher l’écriture inchoative de
Deligny essayant de décrire au plus près, en modifiant l’instrument
linguistique, le comportement des enfants autistes (Deligny, 1978
et 1979) de ce que Henri Michaux, dans Connaissance par les gouffres - 311
(1988), nomme l’écriture néoténique, obtenue ou imposée par la
transcription de ses expériences (en général sous contrôle) de
drogues (Lourau, 1997a). La théorie néoténique en biologie pose
l’inachèvement à la naissance et pendant une longue période de la
vie comme caractéristique de l’être humain, à la différence des
animaux qui deviennent presque immédiatement ou très
rapidement adultes. Pour Georges Lapassade, la rémanence de cet
état de foetalisation prolongée permet de faire l’hypothèse que la
notion instituée d’adulte n’a qu’une faible valeur anthropologique
(Lapassade, 1963). L’écriture néoténique, inachevée, s’impose – ce
n’est pas une question de choix esthétique ou technique – pour
« décrire », en l’absence de repères, de contexte et donc de
l’indexicalité familière en général à l’acte d’écrire, les états modifiés
de conscience, les états multiples de l’être produits par le rêve aussi
bien que par les hallucinations du délire ou les expériences avec des
substances hallucinogènes. Sur un autre plan, l’écriture automatique
peut probablement atteindre parfois celui de nos états multiples
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qu’est un « moi » fœtal.


Cet éclairage du processus d’individuation n’est pas sans intérêt
pour l’étude du rêver. Le psychologue expérimental et clinicien
Daniel Stern (1995) a mis fortement en doute la théorie piagetienne
et canonique des « stades » de l’évolution de l’intelligence chez
l’enfant, en montrant que les phases successives étaient cumulatives
et non éliminatoires des précédentes (Stern, 1995). Ce point de vue
conduit à des conclusions anthropologiques révolutionnaires,
comparables à celles que le vieux Lucien Lévy-Bruhl (1922), à
l’extrême de la vie, avait entrevues en reniant les termes de « pré-
logique » ou « inférieur » appliqués spécialement aux « primitifs »
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– reniement qui pouvait rabattre sur les civilisés l’existence plus ou
moins refoulée, insue, d’un « pré-logique » (Lourau, 1988) : aucune
des transformations que nous subissons pendant les premières
années de notre vie ne disparaît comme provisoire ou « inférieure » ;
l’individuation est plus cumulative que sélective, même si
l’éducation et l’idéologie de l’état adulte exigent que nous nous
312 -
fassions de notre développement affectif et cognitif une idée
uniquement, éliminatoire, et non régressive-progressive.
L’adulte est un état métastable – un parmi d’autres, des états
modifiés de conscience (Lapassade, 1987), une façon parmi d’autres
de se dissocier, même si ce type de dissociation n’est pas compris
dans la classification des pathologies. Le rêver nous fait passer,
inchoativement, néoténiquement, d’un état modifié de conscience
à un autre état – disons plutôt d’un moment à un autre moment
au sens hégélien de phases et déphasages concomitants. La variable
vitesse est essentielle dans la narration que chacun de nous essaye
de reconstituer sur le rêver. C’est la tyrannie de la vitesse absolue,
que connaissent les cadres commerciaux, industriels ou
administratifs. Le libéralisme a rendu de plus en plus onirique le
budget-temps diurne du bon cadre, dont 50 % des actions, paraît-
il, ne durent pas plus de neuf minutes. Avec Internet, le risque de
fragmentation, de dissociation, ne cesse de croître pour ces cadres
et pour ceux qui tentent de les singer. La division du travail
productif est asymptotique à la division du travail du rêve ou aux
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visions soi-disant utopiques mais en fait très post-modernes de


Charles Fourier, dont la passion papillonne (changements très
fréquents d’activité dans la journée, comme le papillon butine de
fleur en fleur) est en passe de devenir un modèle pour l’ergonomie.
L’idée de continuité logique, si précieuse pour les théories classiques
de l’institution, n’en sort pas indemne. Tout n’est que séquences,
ruptures, déphasages transductifs, dans un continuum qui n’a rien
à voir avec celui que nous imaginons. Le rêver pourrait apparaître
comme une métaphore, sinon plus, d’un nouveau paradigme, d’une
autre logique de l’individuation.
Certes, il n’est pas facile, dans cette étude, de se distancier par
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rapport aux discours institués sur les rêves. En particulier, comme
le montrent les maladroites réfutations de certains physiologistes
de l’activité onirique, il est malaisé de déprendre de la culture –
souvent sous-culture – que le psychanalysme a fini par imposer dès
que l’on se met à raconter un rêve. S’il faut en passer par là, par un
back-ground culturel hérité, on pourra dire que la démarche ici
proposée est en partie imposée par l’implication culturelle de - 313
l’auteur. À partir du processus qui, depuis les millénaires, impose
les grilles d’interprétation religieuse ou politico-religieuses
(mythologiques), pour aboutir dans la seconde moitié du vingtième
siècle à l’hégémonie de la grille psychanalytique et à la timide
manifestation de la phénoménologie des rêves, un autre regard tente
de déceler une autre logique, complémentaire et éventuellement
critique des herméneutiques instituées, dans le souci principal de
contribuer à une autre vision et à une autre pratique de notre
développement personnel. Cette autre vision, cette autre pratique
reposent sur l’hypothèse que notre rêver ne produit pas que du
marginal, du déchet, de l’apocryphe que seules la religion, l’État, la
psychanalyse, la sociologie, les marchands de clés des songes ou tout
autre institution pourraient intégrer, recycler et légitimer.

René Lourau était Professeur de sociologie, puis Professeur émérite


de sciences politiques et de sciences de l’éducation à l’Université
Paris VIII.
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Bibliographie
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Gallimard, 1998.
Bachelard, Gaston, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris,
José Corti, 1941.
Bachelard, Gaston, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une
psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1967.
Bastide, Roger, « Rêves de noirs » in Psyché. Revue internationale des sciences de
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l’homme et de psychanalyse, n° 49, novembre 1950, pp. 802-911.
Bastide, Roger, Le Rêve, la transe et la folie, Paris, Flammarion, 1972.
Bastide, Roger, « Postface », in Georges Perec, La boutique obscure. 124 rêves, Paris,
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Bergson, Henri, « Le rêve », in Les études bergsoniennes. 6, Paris, PUF, 1961.
Bettelheim, Bruno, Le Poids d’une vie, Paris, Robert Laffont, 1991.
314 -
Breuer, Joseph et Freud, Sigmund, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956.
Castaneda, Carlos L’Art de rêver. Les quatre portes de la perception de l’univers,
Monaco, Éditions du Rocher, 1994.
Caillois, Roger, L’Incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1983.
Dagognet, François, Éloge de l’objet. Pour une philosophie de la marchandise, Paris,
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Deligny, Fernand, Les Détours de l’agir ou le moindre geste, Paris, Hachette, 1979.
Deligny, Fernand, Les Enfants et le silence, Paris, Galilée, 1980.
Devereux, Georges, Psychothérapie d’un indien des Plaines. Réalités et rêve, Paris,
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Freud, Sigmund, L’Interprétation des rêves, Paris, Albin Michel, 1998.
Freud, Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1978.
Halbwachs, Maurice, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925.
Jouvet, Michel, Le Château des songes, Paris, Odile Jacob, 1997.
Jouvet, Michel et Monique Gessain, Le Grenier des rêves. Essai d’onirologie
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Jung, Carl Gustav, Sur l’interprétation des rêves, Paris, Albin Michel, 1998.
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Éditions de Minuit, 1963, avant-propos de Lucette Colin et Rémi Hess, préface
de René Lourau.
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Lapassade, Georges, Les États modifiés de la conscience, Paris, PUF, 1987.


Le Goff, Jacques, L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985.
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Lourau, René, Le Journal de recherche. Matériaux d’une théorie de l’implication,
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Lourau, René, La Clé des champs. Une introduction à l’analyse institutionnelle, Paris,
Anthropos/Economica, 1997.
Michaux, Henri, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1988.
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Piéron, Henri, « Études de cent nuits de rêves », in Revue de psychiatrie et de
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Politzer, Georges, Critique des fondements de la psychologie, Paris, PUF, 1967.
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Segalen, Victor, Essai sur soi-même, posthume, Fata Morgana, 1986.
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Socrate
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Stern, Daniel, Le Monde interpersonnel du nourrisson, Paris, PUF, 1985.
Talmud (Le), Paris, 1981.

Films
Hellzapopin, réalisé par H. C. Potter, Universal Pictures, 1941.

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