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(2) esquisse d'une théorie des rapports sociaux médiatisés les trois moments de la
configuration médiatique de la réalité : production, usages, représentations
Éric Macé
Lavoisier | « Réseaux »
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2001/1 no 105 | pages 199 à 242
ISSN 0751-7971
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2001-1-page-199.htm
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QU’EST-CE QU’UNE SOCIOLOGIE
DE LA TELEVISION ? (2)
Eric MACE
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n a vu dans la première partie de cet article1 comment les
1. Voir Réseaux, n° 104, 2001. Ce texte a bénéficié des lectures critiques de Danilo
Martuccelli, Dominique Pasquier, Louis Quéré et Erik Neveu. Il reprend et actualise un
raisonnement présenté dans ma thèse (MACE, 1994).
2. Voir la synthèse dirigée par Dominique Pasquier dans un numéro spécial consacré aux
professionnels de la télévision, Sociologie du travail, XXXV, n° 4, 1993.
3. Je rejoins ici la problématique de la « mise en intrigue » du « récit » producteur de sens
soulignée par Paul Ricœur (1983) dans sa réflexion sur la configuration narrative. Ce concept
de configuration (shaping) des programmes de télévision par l’action conjuguée des acteurs
sociaux et des professionnels de la télévision est au cœur de l’analyse de la « fabrique » des
programmes de la télévision américaine faite par Todd Gitlin, 1983.
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techniques qui « disent la société » : « Nous nous sommes vite rendu compte
que c’était une erreur de nous focaliser sur les objets, comme si le sujet de
nos recherches était des tableaux statistiques, des cartes, des récits
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ethnographiques ou des films. Il a semblé plus fécond de considérer ces
artefacts comme les traces figées d’une action collective (as the frozen
remains of collective action), réanimée à chaque fois que quelqu’un se les
approprie : en rédigeant ou en lisant une carte ou un texte, en produisant ou
en regardant un film. Parler d’un ‘film’ renvoie autant à ‘faire un film’ qu’à
‘voir un film4’. » Par là, Becker montre d’un côté comment les objets sont en
réalité des rapports sociaux et des points de vue dont la chaleur de leur
production (les coups de force, les dominations, les conflits) se trouve en
quelque sorte attiédie, refroidie par leur « chosification », et d’un autre côté
la manière dont ces objets, une fois produits et diffusés, réalimentent un
nouveau cycle de production5.
C’est ce que, dans un autre registre, Bruno Latour illustre à travers le « coup
du marteau6 ». Le marteau que trouve Bruno Latour sur l’atelier de sa
maison de campagne n’est pas une « chose », il garde plié en lui des temps
hétérogènes (« celui du minerai qui a servi à le fondre, l’âge du chêne qui
donne le manche, les dix années passées depuis sa sorti de l’usine allemande
qui l’a mis sur le marché »), des espaces hétérogènes (« les forêts
d’Ardennes, les mines de la Ruhr, le camion d’outillage qui propose des
discounts chaque mercredi sur les routes du Bourbonnais »), des acteurs
hétérogènes (« aux lieux et aux temps invisibles qu’il faudrait déployer afin
de rendre justice à ce marteau, nous devrions donc ajouter, si les historiens,
les préhistoriens, les paléontologues et les primatologues nous y autorisaient,
la stupéfiante variété des formes dont il a hérité »). Et de plus, une fois pris
en main par le travailleur ou le bricoleur du dimanche, ce marteau redéploie
le monde dans lequel il apparaît : « il offre à mon poing une force, une
direction, une tenue que le bras maladroit ne savait pas posséder ; avec lui en
main, les possibles se multiplient, offrant à celui qui le tient des schèmes
d’action qui ne précédaient pas la saisie. Grâce au marteau, me voici
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C’est de ce point de vue, me semble-t-il, qu’il faut considérer la culture de
masse et les objets télévisuels : comme des objets qui garde en eux la trace de
ce que leur contexte de production y a plié (par de multiples médiations,
traductions, déplacements) et qui, par le fait même de leur existence (leur
diffusion), redéploient le contexte social et symbolique dans lequel il est à
nouveau traduit, déplacé, produit ; pour enfin, d’une manière ou d’une autre,
entrer dans les plis de nouvelles productions. Ce qui conduit à définir trois
« moments » du même continuum d’une sociologie de la culture de masse :
l’observation ou la reconstitution de ce qui est plié dans tel ou tel objet de la
culture de masse (au-delà des logiques des industries culturelles, le contexte
national et international de production) ; l’analyse des formes d’appropriation
et des formes d’action liées aux usages de ces objets (dans la mesure où les
contextes de « réception » sont ipso facto compris dans les contextes de
« production ») ; l’observation pour elles-mêmes des « traces » culturelles et
symboliques que sont ces objets (et ce qu’elles nous « disent » du monde qui
les produit, sans jamais permettre d’en déduire les usages qui en seront fait).
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Ainsi, ce qui est « plié » dans la production des contenus de la télévision est
le produit d’une double médiation/traduction de la réalité sociale : celle de
l’espace public comme « arène » et « controverse », et celle des industries
culturelles comme « organisation » et comme « scène ». Or, ce qui
caractérise ces deux médiations, c’est leur plasticité et leur instabilité. D’un
côté, on l’a vu dans la première partie de cet article, l’espace public n’est pas
un espace d’exercice critique et éclairé de la raison et de « l’éthique de la
discussion », mais un espace conflictuel où s’opposent des formes de
pouvoir, des visions du monde et des stratégies de communication. D’un
autre côté, les industries culturelles ne sont pas cet instrument d’une totalité
unidimensionnelle dont parlait Herbert Marcuse7, mais le site d’une double
instabilité. Dans L’esprit du temps, Edgar Morin avait bien montré la
contradiction structurelle propre à l’industrie culturelle entre standardisation
et innovation, entre « production » et « création8 » : d’un côté, les industries
culturelles doivent plaire au plus grand nombre tout en amortissant leurs
investissements, ce qui conduit à la fois à un conformisme moral et culturel
et à une forte standardisation répétitive ; mais de l’autre côté, les industries
culturelles doivent renouveler leur style d’offre, à la fois pour introduire des
ruptures vis-à-vis de la concurrence et pour accompagner les ruptures
effectuées au sein de l’espace public et des pratiques sociales, ce qui conduit
à la fois à des innovations et à des transgressions, tant dans la forme que
dans le fond. Morin introduit de la sorte au cœur de l’industrie culturelle,
brisant l’unité supposée par les théories critiques, un principe d’instabilité
des modèles de la culture de masse, lié à l’intensité des tensions existantes, à
la fois au sein de l’industrie culturelle et au sein du contexte plus large
(national et international) de production. On a là l’illustration d’un premier
principe diachronique d’instabilité propre au « conformisme provisoire » des
représentations télévisuelles qu’est celui de réversibilité, en fonction du
niveau d’intensité du conflit des représentations au sein de l’espace public et
des « théories » du public imaginé par les programmateurs, les scénaristes et
les réalisateurs. C’est d’ailleurs ce qui conduira Morin à montrer comment la
culture de masse a accompagné la construction d’une « mythologie du
bonheur » dans les années 1950 (dans Névrose, 1962) et sa crise dans les
années 1960 (dans Nécrose, 1974).
7. MARCUSE, 1968.
8. MORIN, 1975.
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idéologique « de gauche », féministe, des minorités), c’est l’unité même de
ces significations qui est remise en cause : autrement dit, l’instabilité des
contextes conduit à considérer comme une donnée structurante l’instabilité
des « textes » eux-mêmes. C’est ce que propose Noël Burch à travers la
définition cette fois d’un principe d’ambiguïté des textes de la culture de
masse9, de sorte que l’instabilité des significations n’est pas seulement
diachronique (alternative) comme le soulignait Morin, mais aussi
synchronique : chaque « texte » de la culture de masse est un assemblage de
« sous-textes » et de « double langage » (différents niveaux de signification)
qui renvoie (le plus souvent de façon inconsciente, par l’alchimie des
subjectivités des professionnels ; parfois intentionnellement dans des
stratégies marketing) aux tensions et contradictions des sociétés qui
constituent à la fois leur contexte de production et leur contexte de réception.
C’est cette double instabilité diachronique et synchronique de la réversibilité
et de l’ambiguïté des représentations médiatiques qui donne toute son
importance sociologique à leur « conformisme provisoire » : étant le résultat
de ces opérations de traduction, dans les catégories de « l’information » et du
« divertissement », de l’état du débat au sein de l’espace public et de
« l’opinion », il donne accès à la manière dont une société nationale se
représente elle-même, à un moment donné, par la médiation (spécifique) de
ses récits médiatiques – ses implicites, ses « allant de soi », ses refoulés, ses
tensions, ses « problèmes », ses normativités. C’est ainsi que
paradoxalement, et comme le soulignait déjà Edgar Morin, « la culture de
masse est réaliste10 », en ce qu’elle « épouse les pleins et les creux de la
civilisation qui l’a produite11 » : à l’évidence, la télévision ne reflète pas la
« réalité », mais elle donne à voir les compromis historiquement situés et
provisoires des représentations de soi de chaque société nationale.
9. BURCH, 2000.
10. MORIN, 1975, p. 237.
11. MORIN, 1975, p. 240.
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et Merton aux Etats-Unis et au sens républicain du gaullisme en France12.
Lorsque les sociétés, depuis la fin des années 1960, se pensent de moins en
moins comme des sociétés nationales intégrées, mais comme le produit de la
gestion politique et démocratique complexe de logiques économiques,
culturelles et sociales dissociées et aux échelles temporelles et spatiales
différenciées, alors la télévision a tendance à se penser comme un substitut
institutionnel dans un monde social de plus en plus désinstitutionnalisé. En
effet, à mesure que la sociologie contemporaine parle de plus en plus de la
désinstitutionnalisation de la famille, de l’école, des rôles et des statuts sociaux
et sexués (c’est-à-dire le passage d’une culture normative du respect des règles
à une culture normative de l’autonomie et de la performance individuelle13),
les analyses savantes et indigènes des mutations de la programmation de la
télévision contemporaine parlent de plus en plus « d’individualisme assisté par
téléviseur » à destination des milieux populaires, que ce soit dans les
interactions amoureuses, familiales ou sociales14 ; les chaînes se disant elles-
mêmes explicitement, pour leur profit, le substitut d’institutions défaillantes en
prise avec des mutations internes génératrices d’incertitude. Dans le cas de la
France, les analyses du « discours » et des dispositifs de TF1 montrent ainsi
que la popularité de cette chaîne se fonde sur les deux dimensions de sa
programmation. D’un côté, apparaître dans chaque émission comme proche
des préoccupations et des attentes des « gens » (c’est-à-dire des milieux plutôt
populaires qui constituent la majorité de son audience), en reconstituant, ainsi
que le décrivait Hoggart, un « nous » opposé à tous les « eux » des autres
chaînes (trop « jeunes », trop « élitistes », etc.) et à ceux du monde politico-
institutionnel des décideurs. Il s’agit en effet, pour TF1, d’apparaître en tant
qu’acteur autonome de l’espace public et via l’ensemble de ses programmes et
de son « ton », comme une médiation centrale entre l’expérience sociale de
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classiques (école, justice, pouvoirs publics, système politique15).
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Autrement dit, si nous pouvons faire, par exemple, l’analyse sociologique de
l’état du conflit des représentations concernant les rapports sociaux de sexe
ou l’identité nationale qui a présidé à la configuration de toute émission (à
travers l’analyse des représentations inscrites dans les dispositifs scéniques,
les attributs des personnages et leurs interactions, le thème et l’intrigue),
cette analyse ne doit pas pour autant être littérale et faire comme s’il
n’existait pas de « genres » télévisuels spécifiques ayant des temporalités et
des contraintes propres et renvoyant par convention tantôt au genre
informatif (« c’est pour de vrai »), tantôt au genre fictif (« c’est pour de
faux »), tantôt au genre ludique (« c’est pour de rire »), tantôt, même, au
mélange des genres comme « genre » spécifique (« infotainment19 »).
19. JOST, 1997. Comme le soulignait déjà Roland Barthes, il n’est pas pertinent de considérer
le catch comme un « sport ignoble » puisque le catch n’est pas un sport mais une comédie
dramatique ; voir « Le monde où l’on catche », (BARTHES, 1957) et le commentaire de ECO
et PEZZINI, 1983.
20. Pour une présentation précise des dispositifs, des contraintes et des rhétoriques du journal
télévisé, voir MERCIER, 1996 ; CHARAUDEAU, 1997.
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contemporain, a fortement différencié ses deux éditions quotidiennes. Le
journal de 20 heures est pensé comme le « journal de la France21 », c’est-à-
dire d’un monde social, culturel et politique national intégré dont la
« Télévision française n° 1 » serait l’expression, ayant à faire face à des
désordres et à des manquements (y compris de la part des institutions) ;
tandis que le journal de 13 heures est pensé comme le « journal des
Français », c’est-à-dire d’un monde social et culturel familier à un « nous »
socialement modeste et culturellement majoritaire, confronté aux drames de
l’existence et aux mondes des « eux », et faisant appel aux réassurances
populistes du proche et du « connu » pour y faire face22.
21. Déclaration d’Etienne Mougeotte, directeur général de l’antenne, Libération, 4 juillet 1998.
22. La sensibilité provinciale et populaire du journal de 13 heures de TF1 est d’ailleurs
redoublée depuis de nombreuses années par le jeu qui le précède, « Le juste prix », dont le
ressort principal est celui d’une ambiance de kermesse villageoise (ses candidats « natures »
d’origine sociale modeste, ses lots de supermarché), ambiance d’ailleurs prolongée dans
l’émission « d’infotainment » « Combien ça coûte ? » qu’anime le présentateur du 13 heures.
Sur les implicites de programmation du « Juste prix », voir MACE, 1993.
23. MOLOTCH, LESTER, 1996.
24. CEFAI, 1996.
25. SCHLESINGER, 1992.
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dominés. Dans le cas contraire, et parce que le « public » de la télévision
n’est ni un public « passif », ni le « public captif » d’une seule chaîne, ni le
seul « public » de la télévision, ni même composé d’individus qui ne seraient
définis que par leurs attributs de « cibles » marketing indépendant de leur
expérience sociale, le journalisme télévisé accompagne, au prix de multiples
réversions de point de vue, les déplacements politiques et idéologiques en
cours au sein de l’espace public26 – de façon plus ou moins directe ou
distante en fonction du style de relation que telle ou telle chaîne aura établi
avec un « public » dont elle imagine qu’il est le « sien27 ».
26. Pour un étude de cas minutieuse de ces renversements, à propos de la lutte de points de vue
et de stratégies de communication entre l’association écologiste Greenpeace et le ministère
français de la Défense concernant les essais nucléaires de 1995, voir DERVILLE, 1997.
27. Malgré ces contraintes, et comme le montrent les approches ethnographiques du travail
des journalistes de télévision, la production de l’information télévisée demeure toujours au
sein des rédactions le site d’un conflit de représentations qui se traduit par de multiples
négociations, compromis et luttes de pouvoirs, que ce soit dans le choix d’un « sujet », d’un
« angle » d’enquête et de tournage ou d’un « propos » interprétatif dans le choix du montage
et du commentaire ; un conflit de représentations qui concerne autant la relation des
journalistes au « terrain » et à leurs sources que leur relation avec leurs collègues et leur
hiérarchie, et dont les débats politiques et éthiques constituent autant de « jeu » inséré dans les
contraintes de production. Voir TUCHMAN, 1978 ; SCHLESINGER, 1978 ; ACCARDO,
1995 ; LEMIEUX, 2000.
28. MACE, PERALVA, 2000.
29. MACE, 1998.
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racisme, etc.) et d’un renouvellement des politiques publiques de sécurité et
de la « ville », on observe depuis le début des années 1990 une déprise du
politique à mesure que cette même politique de la ville est devenue la cible
même des violences (voir les émeutes de 1990 à Vaux-en-Velin, « vitrine »
de la politique de la ville) et que le discours sécuritaire des victimes et de la
police l’emporte dans l’analyse politique des significations de ces violences
collectives. C’est d’ailleurs la direction centrale des renseignements
généraux qui marque dès 1993 cette dépolitisation en diffusant avec succès
dans les discours politique et médiatique la notion de « violence urbaine »
définie comme catégorie policière de « trouble à l’ordre public », une
expression « administrative » qui conduit en réalité à occulter les dimensions
politiques contestataires de violences alimentées pour l’essentiel par la
violence des processus sociaux, institutionnels et culturels d’exclusion et de
disqualification31. La question du traitement politique des « violences
urbaines » dépend ainsi pour l’essentiel des représentations qui en sont faite
(des « référentiels ») : s’il s’agit d’un « désordre » de la part de « déviants »
mal socialisés, alors il faut mettre en œuvre une « pédagogie de la
répression » ; s’il s’agit de « menaces » de la part des « groupes à risques »
que sont les perdants de la nouvelle économie, alors il faut laisser faire les
logiques sociales et urbaines de ségrégation entre l’underclass et les classes
moyennes ; s’il s’agit d’une violence manifestante contre la violence de la
relégation, de la disqualification et de la discrimination, alors il faut
transformer cette violence en conflit politique en créant les conditions de
formation d’acteurs porteurs de ces significations contestataires32. L’état du
débat public et des rapports de force politiques et symboliques entre groupes
sociaux est ainsi d’autant plus important qu’il détermine la principale
ressource de traitement journalistique de la « réalité » que sont les
« sources » d’information : plus le niveau de conflictualité dans l’espace
public politique est élevé, et plus les sources d’information des journalistes
sont diversifiées, et plus le répertoire interprétatif des journalistes est
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Ainsi, tant qu’il « va de soi » que la principale source d’information – et
donc d’interprétation – concernant les « violences urbaines » est la police (à
travers ses rapports, ses statistiques, ses concepts, ses syndicats, son
ministère), et que, par ailleurs, il n’existe pas de « source » d’information
abondant les rédactions de données concernant les violences
institutionnelles, sociales et symboliques qui s’exercent au sein des quartiers
populaires, alors la routinisation du point de vue en termes « d’ordre public »
l’emporte jusque dans la constitution par l’AFP d’une rubrique « violence-
banlieue34 ». Pour autant, peut-on affirmer que c’est la « course à
l’audimat » qui commande le traitement journalistique des violences
urbaines sous une forme principalement spectaculaire ? L’observation du
travail des journalistes montre que « faire de l’audience » n’est pas le ressort
principal du traitement des violences urbaines, mêmes si, au final, les
journalistes ne traitent de la question des banlieues et des violences urbaines
qu’à travers les expressions spectaculaires de cette violence : la situation est
ainsi celle de violences urbaines quasi invisibilisées par la « routine » de la
production de l’information et qui font soudain l’objet « d’emballements »
médiatiques en raison précisément du sous-investissement éditorial et
professionnel dont ces situations de violence sont l’objet35. C’est que, à
l’inverse des violences paysannes, l’espace politique des violences urbaines
n’est pas structuré, de sorte que c’est un traitement « fait divers » qui
l’emporte, ce qui a pour conséquence de dévaloriser la question elle-même et
son traitement. Ce sont en effet les services les moins nobles
« d’informations générales » animés par les journalistes soit les plus
débutants, soit les plus engagés dans les relations avec les sources policières
qui traitent ces informations, sans qu’il soit possible, à l’exception notable de
la presse écrite nationale, de capitaliser une véritable culture professionnelle
de la « question » des banlieues et des violences urbaines – d’autant que les
journalistes sont souvent eux-mêmes la cible de violences et de prédations.
Le faible investissement éditorial et professionnel des journalistes sur la
question les conduit soit à de la sidération naïve en situation de violence
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postures attendues (victimes excédées, jeunes cagoulés véhéments, autorités
rassurantes).
36. Sur les émeutes urbaines des années 1990 en France, voir BACHMANN et LE
GUENNEC, 1997 ; et PERALVA, 1997.
37. Pour une étude de cas du traitement journalistique de l’émeute au Mirail à Toulouse en
1997, voir MACE et PERALVA, 1999.
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l’arrêt de travail total et « spontané ») qui seule permet d’accéder à l’espace
public médiatique et compter par là faire entendre un point de vue autrement
invisibilisé par la routine du traitement médiatique ordinaire. Avec
cependant pour limite que si la violence ou la manifestation contre
« l’insécurité » permettent encore « d’attirer l’attention des médias », le
traitement politique, et donc médiatique, en reste limité à la question de
« l’ordre public », de sorte que l’instrumentalisation des journalistes par les
auteurs de violences urbaines se retourne le plus souvent en
instrumentalisation politique et médiatique de ces violences par une
rhétorique sécuritaire38. On peut dès lors penser qu’une repolitisation de la
question des violences dites « urbaines » à travers leur analyse en termes de
conflits en les rapportant aux violences sociales, institutionnelles et
symboliques qui les alimentent, pourrait élargir le « répertoire interprétatif »
du traitement journalistique des « banlieues » et des « violences urbaines » et
trouver une alternative aux discours dominants sur les « ratés de
l’intégration » et sur les « dommages collatéraux » de la globalisation.
38. Sur l’instrumentalisation de l’insécurité par les services publics et leurs effets de
« coproduction » de cette même insécurité, voir MACE, 1997 ; sur la mise en scène de la
violence pour les journalistes par les membres des « gangs » aux Etats-Unis et ses effets
pervers, voir SANCHEZ-JANKOWSKI, 1994.
Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? 215
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des luttes d’influence que mènent les sources auprès des journalistes et des
capacités d’autonomie des journalistes ; d’un autre côté, ce traitement
journalistique est en permanence sous la pression d’un « emballement
médiatique » où c’est à la fois les logiques purement spectaculaires du média
télévisuel et les interprétations les plus dramatisantes et les plus
simplificatrices qui l’emportent39. Cela conduit ainsi à des phénomènes de
« balancier40 » et de réversibilité dans le traitement de l’actualité, parfois
dans la même édition du journal, parfois d’une période gouvernementale et
idéologique à une autre, parfois d’une stratégie de communication ratée à
une stratégie réussie. Ce qui fait, qu’au fond, la configuration des récits
d’information dépend moins de l’arbitraire de sélection des informations par
les journalistes, que de l’état des débats et des conflits entre acteurs au sein
de l’espace public et leur prolongement au sein même des rédactions.
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façon « réaliste » ou idéalisée dans un téléfilm45. A chaque fois, ce sont des
imaginaires de la famille qui sont proposés, comprenant leur part de
conformisme, mais instillant aussi de façon variable selon les heures, les
genres et les chaînes la part d’innovation, d’ambiguïté ou de modification de
point de vue qui paraît convenir au public virtuel imaginé par les
programmateurs et les professionnels.
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beaucoup plus créatives, diversifiées et ambiguës que les séries françaises50).
Cette dynamique de la création sous contrainte n’est d’ailleurs pas nouvelle
dans la culture de masse et, de ce point de vue, comme le souligne Umberto
Eco, la télévision prolonge l’expérience de « littérature populaire »
développée par Eugène Sue, lorsque tirant à la ligne son feuilleton sur Les
mystères de Paris en raison de son succès, Sue respecte les lois du genre
(ordre, drame, retour à l’ordre au moyen d’un « surhomme » providentiel,
« kitsch » de la souffrance et de la consolation) tout en « travaillant » les
controverses politiques en cours sur les inégalités sociales et l’iniquité de
l’institution judiciaire51.
49. Il arrive ainsi qu’aux yeux de certains membres du public, le renversement des figures
auparavant légitimes à la suite d’actions conflictuelles de configuration fasse apparaître la
télévision comme trop progressiste : ainsi cet homme déclarant que « personnellement, je
souhaiterais voir plus de films érotiques et d’action à la télévision. Les féministes ont trop
d’influence sur la télévision et sur ce qui ne peut pas être montré », dans GAUNTLETT,
HILL, 1999, p. 237.
50. Voir le récit des stratégies de programmation d’un sitcom atypique, Roseanne, mettant en
scène une famille ouvrière dont le personnage principal est une grosse femme féministe dans
MAYERLE, 1994 et ROWE, 1997. Il en est de même avec des séries « réalistes » mettant en
scène la police comme New York Police Blues et Homicide, ou la prison comme Oz ; ou pour
les séries mettant en scène l’ambiguïté des identités sexuées et des sentiments (Ally McBeal
en particulier).
51. SUE (1842), 1989 ; ECO, 1993.
218 Réseaux n° 105
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faire les intellectuels des cultural studies, de constituer la télévision et ses
programmes comme un objet sociologique intéressant, légitime et central de
la réflexivité des sociétés contemporaines concernant ses grands « enjeux »
et dont il s’agit moins de faire la « preuve » des dominations qui s’y exercent
que d’en décrire l’état de conflictualité et les formes de compromis
provisoires qui l’animent, tant dans l’information que dans la fiction. C’est
sans doute pourquoi Dominique Pasquier insiste tant sur la revendication de
la dimension « créative » du travail des scénaristes de télévision et de son
rapport avec le cinéma, considéré lui comme un genre « légitime » : c’est
parce que, tout comme le jazz, le cinéma n’est devenu tel qu’à la suite d’un
profond travail d’investissement théorique et d’engagement intellectuel, de
sorte que les « professionnels » du jazz et du cinéma ont pu se constituer
comme des artistes et devenir aussi leurs propres intellectuels (c’est le cas
sans doute aujourd’hui du mouvement hip-hop52 et de l’hypermédia53 : la
télévision, elle, demeure illégitime intellectuellement, sinon en termes de
mystification – ce qui revient au même54).
A partir du moment où il est établi que les interprétations des « messages » des
médias de masse par des individus ne peuvent être déduites de l’analyse
savante de leurs contenus, faut-il pour autant séparer théoriquement le
« moment sociologique » de la réception du « moment sémiologique » du
message ? La limite de cette dissociation entre une lecture « savante » et une
lecture « profane » est qu’elle fait comme si les contenus de la télévision
n’étaient que la rencontre aléatoire entre des « textes » complexes et des
subjectivités complexes (plus ou moins bien « saisies » par diverses méthodes
« d’études de réception »), alors que ces contenus, parce qu’ils sont le produit
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« ethnologie de la réception », mais se dédouble au sein d’une même
sociologie de la configuration : d’un côté, l’analyse des contenus comme le
produit culturel « refroidi », comme dirait Becker, d’une configuration
conflictuelle au sein de l’espace public et de l’industrie culturelle ; de l’autre
côté, l’analyse de la relation aux contenus comme l’expression des diverses
modalités qu’ont les individus de participer à la configuration de ces mêmes
contenus. Concernant les objets de la culture de masse (un film de cinéma, une
affiche publicitaire dans le métro, un sitcom à la télévision, un reportage
télévisuel d’actualité d’une minute trente), on peut rendre compte de cette
double dimension en désignant chaque objet de la culture de masse comme un
« avatar-modèle » : d’un côté, il est le produit métamorphosé (avatar) des
multiples formes spécifiques de médiations et de traductions qui concourent à
sa production comme « représentation du monde » ; d’un autre côté, dès lors
qu’il est inscrit dans l’environnement culturel des individus et des « publics »
en tant que représentation (modèle), il est, d’une manière ou d’une autre
(comme nous allons le montrer), inscrit (tout comme un « modèle » dont
s’inspire un peintre), dans une expérience spectatorielle, elle-même inscrite
dans une expérience sociale, et pouvant donner lieu à des formes, en retour,
d’action de configuration des objets de la culture de masse et de modification
des « représentations » de la réalité sociale.
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télévision sont socialement normés, le partage ne se fait pas entre une élite
vigilante et une masse populaire acritique : chacun sait qu’il y a « souvent
des conneries » à la télévision et que l’on peut se les accorder (mais aussi
qu’il y a souvent des émissions « très intéressantes ») ; chacun sait que les
programmes de télévision (de divertissement ou d’information), sont le
produit de l’intentionnalité de ceux qui dirigent et animent la télévision ;
chacun sait qu’il existe des « genres » télévisuels, plus ou moins respectés,
plus ou moins repérables, qui orientent les modalités d’interprétation ;
chacun sait que les programmes de télévision font l’objet de débats publics
quant à leur qualité, leur pertinence, leurs significations ; chacun sait enfin
que regarder la télévision, c’est toujours s’inscrire dans des cercles
d’identification relatifs à soi, à ceux avec qui on regarde dans la même pièce,
à ceux dont on imagine qu’ils constituent le public imaginé par les
programmateurs, ou au-delà de ça, qui constituent une « communauté de
public » réelle, autant de cercles avec lesquels on « négocie » ses propres
formes d’identification, d’interprétation, d’appropriation et de contestation
des contenus de la télévision56. L’expérience spectatorielle est bien ce lieu
de la rencontre entre des représentations culturelles telles qu’elles ont été
construites par les « théories » des programmateurs, et l’expérience sociale
d’individus inscrit dans des rapports sociaux sans jamais être complètement
« socialisés » au sein de sociétés modernes jamais aussi « intégrées » que le
voudraient les sociologues fonctionnalistes et critiques, et qui génèrent de
multiples décalages entre le « moi » social et le « je » subjectif, entre la
norme et sa légitimité, entre les logiques des systèmes et des rôles et
l’individualisme moral des individus, entre les assignations identitaires
(sociales, sexuées, ethniques) et les bricolages identitaires métissés 57.
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formes stratégiques de trajectoire sociale et les formes conflictuelles de
définition autonome de soi58. Illustrant cette intrication négociée entre la
fiction et la pratique, Sabine Chalvon-Demersay montre que l’appropriation
de la série hospitalière américaine « Urgence » par les milieux modestes en
France se fait à la fois sur le registre de l’identification aux personnages et
de la réflexivité vis-à-vis de l’expérience sociale : « le sentiment qui émerge
à l’issue de cette enquête est que cette familiarité a un coût différent pour les
différentes catégories de public et qu’il y a, au moment de l’épreuve de la
confrontation avec l’expérience ordinaire, dans cette intimité conquise dans
la fiction mais socialement impossible, quelque chose comme une promesse
non tenue, surtout pour ceux dont l’expérience du rapport à la médecine reste
finalement et fondamentalement une expérience de domination59 ».
58. Pour une illustration concernant la formation des identités sexuées : MAIGRET, 1995 ;
PASQUIER, 1999 ; LIVINGSTONE, 1999 ; LIEBES, 1999. Sur la dimension subjective du
rapport à soi via les personnages de fiction, LIEBES, 1994.
59. CHALVON-DEMERSAY, 1999, p. 281.
60. DAHLGREN, 1990.
61. FISKE, 1990, p. 78.
62. RADWAY, 1984.
222 Réseaux n° 105
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pour tel personnage, il faut s’engager à « donner un avis » sur telle information
ou telle prestation politique et éprouver ainsi la solidité de son opinion et les
décalages entre ce que l’on pense in petto et ce qu’il est possible d’exprimer au
sein de tel ou tel groupe, faisant ainsi de la « conversation télé » une forme
d’intégration au sein des groupes de sociabilité dans les cours d’école63
comme sur les lieux de travail64. Le cas échéant, ces conversations peuvent
être le lieu de formation d’une opinion qui n’est plus seulement
« personnelle », mais l’expression d’une « opinion » déjà travaillée
collectivement65 et conduisant, dans certains cas, jusqu’à la défense d’une
« cause » dont les programmes de télévision auront été le support, les
ressources ou la légitimation. Cela suppose alors de penser la conversation au-
delà du prolongement des « épreuves » de la constitution de soi comme public,
au-delà d’une « parole verbale » constatative, mais, comme le souligne Luc
Boltanski à propos du spectacle de la souffrance, comme une « parole
agissante » conduisant à des actions publiques de contestation politique et
symbolique des conditions sociales et politiques qui rendent possible non
seulement la souffrance et l’injustice, mais aussi l’indifférence vis-à-vis du
spectacle qui en est donné66.
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télévisuelles en fonction de deux grands axes. Un premier axe distingue les
actions qui sont menées en tant que « public » de la télévision de celles qui
le sont en tant « qu’acteur » de la société civile : dans le premier cas,
l’interlocuteur ou l’adversaire est la télévision comme instance relativement
autonome ; dans le second cas, l’interlocuteur ou l’adversaire est d’autres
acteurs au sein d’un conflit social, culturel et politique dont la télévision est
un des espaces symboliques d’affrontement. Un second axe distingue les
actions selon leur plus ou moins grande autonomie vis-à-vis des dispositifs
de la télévision, que ce soit en matière de programmation, de production ou
de plateau. On obtient ainsi un tableau à double entrée.
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éphémère du « quelconque », ni même l’appât du gain, que l’appropriation par
un public populaire d’espaces télévisuels d’expression et de représentativité
revendiqués contre la monopolisation de la télévision par les groupes sociaux
dominants et la parole dominante (« la télévision est à nous ! »). A l’évidence
cette participation du « public » est totalement instrumentalisée par les
dispositifs de la télévision, mais elle offre à « ceux d’en bas » une manière
d’affirmation identitaire et de culture du ressentiment (y compris à l’encontre
de la télévision, une fois s’y être « frotté »), à la fois comme « public
populaire » et comme « citoyen délaissé » par le système politique, faisant
ainsi de la télévision, du fait de la popularité de ses jeux, un acteur central de
la définition du populaire et de la controverse sur le « populisme ».
Il arrive que les individus s’expriment, de façon privée (le plus souvent par
courrier), en tant que membre du public, s’adressant tantôt aux
programmateurs pour défendre une émission déprogrammée, tantôt aux
animateurs et aux présentateurs pour les critiquer, leur donner des conseils
ou les féliciter, tantôt aux producteurs pour infléchir les caractères d’une
fiction, tantôt aux journalistes pour faire part de leur point de vue sur
l’actualité et son traitement. Ce « public manifesté » se fait ainsi coauteur,
programmateur ou journaliste, il revendique auprès des professionnels de la
télévision sa part de participation à la configuration, soit au nom d’un
« grand public » dont il s’estime membre représentatif, soit au nom de
sensibilités qui lui semblent légitimes de faire valoir, soit au nom d’un
« service public » à défendre, soit, enfin, au nom d’une « communauté
imaginée » qu’est celle des « fans ».
sont traités par la télévision, que ce soit pour orienter les scénarios ou les
figures des personnages de fiction ou pour alerter les programmateurs et les
dirigeants sur tel ou tel élément considéré comme « non recevable » ou « à
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risque » dans la programmation69.
Ce « public manifesté » peut également être rendu public. Soit par des
journaux de la « presse télévision » dont le point de vue éditorial « reflète »
le point de vue du « grand public » ou de certains publics ; c’est une manière
pour ceux qui écrivent à ces journaux et pour ces journaux eux-mêmes
d’intervenir dans le processus de configuration en inscrivant le point de vue
du « public » dans l’espace public médiatique. C’est ainsi que, lettres de
lecteurs-téléspectateurs à l’appui, le magazine populaire de télévision
Télé 7 Jours a pu faire campagne pour la reprogrammation d’un feuilleton en
« accès prime time70 » et qu’il organise une cérémonie de « prix du public »
(les « 7 d’or71 ») ; c’est ainsi également que le magazine culturel et critique
Télérama peut conduire, lettres à l’appui également, des campagnes contre
tel ou tel aspect discutable de la programmation.
69. Sur l’exploitation du courrier des téléspectateurs dans la programmation : GITLIN, 1983 ;
BLUM, 1991 ; ECO, 1993 sur Eugène Sue ; PASQUIER, 1999.
70. Par exemple, en 1992, en raison de leur stratégie de « rajeunissement » des programmes
(et, pensaient-ils, de leur public), les dirigeants de TF1 décidaient en septembre 1992 de
remplacer le feuilleton Santa Barbara par le talk show « Coucou c’est nous » animé de façon
ostensiblement « jeune » par Christophe Dechavanne. Comme il est d’usage, les lecteurs de
Télé 7 Jours (premier hebdomadaire de programmes de télévision et plus important tirage de
toute la presse française) se sont épanchés dans le courrier des lecteurs de cet hebdomadaire,
qui décidait alors de lancer une campagne de pression sur TF1 pour un retour de Santa
Barbara en « pré-Prime Time » (20/9/92). Cela n’a rien changé à la décision de TF1, mais a
conforté le statut de « porte-parole du public » de Télé 7 Jours.
71. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le directeur des programmes de TF1 (Etienne
Mougeotte) est un ancien directeur de l’hebdomadaire Télé 7 Jours, c’est au fond de la même
stratégie de connivence avec le « grand public » populaire de la télévision qu’il s’agit.
226 Réseaux n° 105
les producteurs faisaient circuler les acteurs et les jeunes fans dans la triple
« réalité » du personnage d’Hélène dans la série télévisée, de la chanteuse
« Hélène » dans ses disques et ses concerts, et de la personne ordinaire
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« Hélène » dans sa vie quotidienne révélée par le magazine « officiel72 ».
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Le « public manifestant » est au « public manifesté » mis en scène par les
producteurs de télévision ce que les « ultras » sont aux supporters de football
liés à la direction du club : un « public » pour lequel la relation à la
« communauté » du groupe est plus importante que la relation à la vedette ou
à l’équipe, ces derniers n’étant, au fond, que le support d’une socialisation
autonome au sein d’un groupe de pairs faisant valoir ses dimensions
identitaires76. Ces groupes de fans autonomes s’approprient et détournent les
modèles, les personnages, les récits de la télévision pour en faire une
« subculture » socialisante et identitaire, par affirmation ou par distinction et
dont le rapport aux médias peut être de fascination réciproque77 : c’est le
club « Hélène et les garçons » des étudiants de « Science Po » à Paris78, les
fanzines autour des « séries télé », plus récemment les « webzines » et tous
les « forums de discussion » sur l’internet où se retrouvent la communauté
des amateurs de récits médiatiques et de séries « cultes » – des magazines et
des forums sans doute observés par le service des études des
programmateurs de télévision qui trouvent là des éléments d’évaluation de la
réception de leurs programmes. Au-delà de l’expression d’une sensibilité
« potache », ce « public » manifestant publiquement sa qualité de public est
porteur de formes d’identification et d’appropriation pouvant très largement
excéder la qualité de « public » pour s’élargir à des problématiques
culturelles et politiques plus larges, représentées par les récits télévisuels
considérés : identités sexuelles, « valeurs » idéologiques ou politiques, etc79.
média, que ce soit pour les invités sur un plateau ou pour les collaborateurs
de la réalisation d’un programme.
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Tout à son « brassage » de l’expérience sociale de son public et des
« événements » du monde, la télévision se constitue en espace public et en un
de ses principaux acteurs à travers la mise en scène des « débats » et des
« réalités » de la vie sociale. Pour ce faire, elle « enrôle » dans ses « cadres de
participation » et de représentation des individus non plus définis comme
« public » de la télévision, mais comme « acteur » social auquel est proposé de
faire part publiquement de son expérience, de son point de vue critique
(concernant « la société », mais aussi les représentations médiatiques qui en
sont faites et le dispositif même de l’émission où il s’exprime) et de sa « vision
du monde », tant comme « expert » que comme « profane80 ». Pour les
individus, experts ou profanes, c’est là l’occasion d’agir (dans la mesure du
possible, compte tenu des contraintes des dispositifs de réalisation), sur
l’orientation des termes du débat et d’espérer ainsi contribuer à la
configuration des représentations culturelles de tel ou tel « problème public ».
80. LIVINGSTONE, LUNT, 1994. Sur les enjeux sexués de ce type de participation,
LIVINGSTONE, LUNT, 1994b. Voir aussi MEHL, 1998.
81. Toutes choses dont les spécialistes des dispositifs de la télévision et de ses « discours »
montrent les contraintes et les « jeux ». Voir en particulier NEL, 1990 ; CHARAUDEAU,
GHIGLIONE, 1997 ; CHARAUDEAU, 1997 ; BOURDIEU, 1996.
82. Sur les tensions entre dispositifs télévisuels, formes d’engagements en réception,
participation des acteurs et formes de critiques, voir l’étude de cas sur le Téléthon par
CARDON et al., 1999.
Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? 229
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ici que « l’indignité culturelle » dont est frappée la télévision, tout
particulièrement en France, est une des causes du sous-investissement (et de
la marginalisation) des intellectuels, des activistes et des créatifs dans le
procès de configuration et de production télévisuelle, la culture de la
dénonciation laissant ainsi le quasi-monopole de la production de la
télévision à un « petit monde » coopté83.
83. Sans doute parce que la télévision, et plus encore la « culture télé », est très loin, en
France, d’être constituée en objet scientifique et universitaire de production de connaissance
et de réflexivité, comme cela se fait couramment dans le monde anglo-saxon, ce qui
contribuerait à former, par l’université et la formation continue, des « professionnels de la
télévision » aux profils et aux trajectoires plus diversifiés.
84. C’est toute la problématique des rapports entre action collective, mouvements sociaux et
médias évoqué dans la première partie de l’article en termes de « conflit des représentations »
dans l’espace public, et qui fait l’objet d’une observation attentive en sciences politiques ;
voir une synthèse dans NEVEU, 1999.
230 Réseaux n° 105
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interprétatives ; à un nœud de tensions politiques, de dilemmes idéologiques et
de pressions économiques dans l’édition qui finissent par entraîner des
conséquences mondiales. L’exemple est certes extraordinaire, mais il montre
combien il est important de ne pas réduire la réception à un processus
essentiellement psychologique pour y reconnaître un processus culturel
profondément politisé86 ».
85. Pour l’analyse des stratégies de communication des associations de malades, entre consensus
de solidarité dans les émissions de divertissement (Téléthon) et dissensus de pouvoir par le
débordement de routine journalistique (Act-up), voir CARDON et al., 1999 et BARBOT, 1999.
86. ANG, 1993, p. 79.
Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? 231
Elle est une ethnologie des « mondes sociaux » représentés par chaque objet
télévisuel, ou, mieux encore, par chaque « genre télévisuel », ou même, de
façon encore plus systématique, par cet ensemble hétérogène et pourtant
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significatif que peut être une journée ou une semaine de télévision diffusée,
toutes chaînes et tout « genre télévisuel » confondus : nous avons affaire à
chaque fois à des populations, à des personnages, à des situations, à des
problèmes et à leurs solutions que nous pouvons décrire de l’intérieur, de
façon compréhensive, afin d’en reconstituer, comme l’ethnologue travaillant
dans le fatras du quotidien « réel », les logiques et les paradoxes internes.
87. George Gerbner publie régulièrement les résultats de cette enquête au long cours sur le
« mainstream » de la télévision américaine. On trouve une série d’articles actualisés sur le site
Internet www.mediaed.org/guides/gerbner : “Casting and fate: women and minorities on
television drama, game shows and news” ; “Fairness and diversity in television : update and
trends since 1993”. Il est bien clair cependant que je ne partage ni les prémisses, ni les
conclusions théoriques de Gerbner : ce qui fonde en effet son « cultural indicator project », c’est,
dans la continuité des « paniques morales » propres à l’apparition de chaque nouveau média,
l’idée que la télévision, devenu hégémonique dans « l’environnement culturel » des individus,
formate en profondeur et à leur insu les visions du monde des individus-téléspectateurs en les
socialisant (dans le sens sociologique fort – durkhémien – d’intériorisation des normes et des
valeurs, ce que Gerbner appelle « the cultivation »). C’est en raison de cet « effet fort »
232 Réseaux n° 105
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social entre les individus) apparaît plus riche d’enseignements quant aux
imaginaires collectifs du moment88.
Cette analyse des « mondes sociaux » de la télévision est aussi et surtout une
sociologie comparée entre ce monde social « télévisuel » et le monde social
« réel » dont parlent les sociologues, en en soulignant les similitudes, les
contrastes, les décalages, au regard d’une théorie générale des rapports
sociaux contemporains et de leurs formes de configuration télévisuelle. C’est
ce à quoi s’attachent les cultural studies lorsqu’elles analysent les
programmes de fiction, de publicité et d’information au regard d’une analyse
plus générale des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité dans la
société américaine ou britannique contemporaine89. C’est aussi une méthode
radicale pour exotiser par contraste le monde social « réel » qui nous est
familier : à la manière sans doute de Montesquieu et de ses Persans, à la
manière aussi de l’anthropologue Ruth Benedict dont Clifford Geertz nous
dit que son livre d’ethnologie comparée des cultures japonaises et
américaines90 « commence par la tentative familière d’élucider les mystères
de l’Orient et aboutit, avec une réussite éclatante, à la déconstruction avant
la lettre des certitudes occidentales91 ».
présupposé que Gerbner s’est donné les moyens méthodologiques de révélation des normes et
des valeurs véhiculées structurellement par la télévision, et qu’il est activement engagé dans des
formes de dénonciation et de sensibilisation à la culture réactionnaire de la télévision
(valorisation de la force et de la violence, disqualification des minorités, naturalisation du
patriarcat). Voir GERBNER, 1986, 1993.
88. CHALVON-DEMERSAY, 1994, 1996.
89. Voir KELLNER, 1995.
90. BENEDICT, 1987.
91. GEERTZ, 1996.
Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? 233
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rapports sociaux de domination que sont par exemple les rhétoriques de la
mobilité et de la performance individuelle, de la consommation, de
l’ethnocentrisme de classe moyenne et de l’identité nationale, du sexisme et
de l’hétérosexisme ordinaire. Ensuite l’invisibilisation du caractère partiel et
construit des cadres d’interprétations de tout ce dont parle la télévision (ce
qui cadre « ce dont on parle »), et qui fait passer pour « factuel », pour
« transparent », pour « objectif », pour « naturel » ce qui n’est que
l’aboutissement d’une série de médiations et de définitions conflictuelles de
la « réalité93 ». Troisième forme d’expression d’exercice du pouvoir, celle de
la clôture des représentations, par « anihilation symbolique », de tout ce dont
la télévision ne parle pas, que ce soit dans les thématiques de fiction ou de
journaux télévisés, ou bien dans les dispositifs de débats dont la composition
des plateaux d’invités rend compte de cette exclusion94.
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nationales ou locales uniquement composées d’hommes)95, l’introduction
d’une analyse des contenus de la télévision en termes de représentations des
rapports sociaux permet de problématiser des émissions « objectivées » par
leur « genre » télévisuel ou leur catégorie sur le marché des programmes96.
La question notamment du statut de la pornographie comme catégorie dans
l’offre médiatique doit ainsi être interrogée non seulement du point de vue
de ses conditions de production, mais également de son statut de
« spectacle » directement accessible à la télévision et mettant les individus
en situation de spectateurs de scènes qui sont aussi le reflet de ce qui est
socialement et culturellement acceptable dans les représentations des corps
et des relations entre les hommes et femmes97. On pourrait ainsi sans doute
de la même manière montrer la prégnance à la télévision française de
« l’allant de soi » d’une France blanche et non métissée au nom, pour les
programmateurs, de l’idée d’une définition identitaire commune qui soit
telle, et en vertu d’une discrimination « ethnique » structurelle au sein des
professionnels des médias et du journalisme98. Montrer cela, c’est constituer
en « problème » au sein de la sphère publique la question de l’identité
nationale française et de ses représentations médiatiques ordinaires, c’est
ouvrir des espaces de réflexivité et de contestation, et sans doute
accompagner le mouvement culturel et social d’interrogation de cette
identité nationale « métisse » qui se fait par les autres moyens que sont le
racisme, les violences urbaines, la musique, et, de plus en plus, le cinéma99.
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ouvrir des espaces de réflexivité sur les grands thèmes de la fin de siècle : le
multiculturalisme et l’identité nationale, les identités sexuées et les rapports
sociaux de sexe, les nouvelles normativités sociales et leurs formes
d’exclusion, de déviance et de thérapie, de non-dit, d’occultation, de tabous100.
Ce faisant, cela conduit à faire du chercheur un acteur de la configuration de
ces contenus, dès lors qu’il les réintroduit au sein des débats qui les
configurent dans l’espace public : montrer sociologiquement comment telle
société nationale expose publiquement les compromis considérés comme
« recevables » dans la représentation d’elle-même (plus ou moins progressiste
ou conservateur, plus ou moins proche des pratiques sociales « réelles », plus
ou moins intense dans ses ambiguïtés) est une participation directe à la
configuration de ces contenus, le sociologue devenant lui même un « acteur
participant » au sein de la sphère publique et de l’espace public médiatique,
contribuant ainsi à alimenter la réflexivité propre à la vie démocratique. On
trace ainsi un espace théorique et sociologique encore très largement inexploré
(du moins en France) qui réinsère et réintrique les flots télévisuels de signes
dans une problématisation généralisée du monde social.
100. Voir par exemple les enjeux symboliques et politiques de l’espace public médiatique au
sein d’une Turquie laïciste confrontée aux affirmations identitaires des musulmans via des
chaînes de télévision privées ; et les effets, au sein même du mouvement islamiste turc, de
cette « médiatisation » en raison du fort investissement professionnel de la télévision par les
femmes islamistes : GOLE, 1997.
REFERENCES
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