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LA CONSTRUCTION DES DISCOURS VOCATIONNELS COMME SUPPORT

DE LÉGITIMITÉ DANS LE CHAMP DE L'INTERVENTION SOCIALE

Ruggero Iori, Sandrine Nicourd

Érès | « Vie sociale »

2014/4 n° 8 | pages 101 à 112


ISSN 0042-5605
ISBN 9782749246352
DOI 10.3917/vsoc.144.0101
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2014-4-page-101.htm
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La construction des discours vocationnels


comme support de légitimité
dans le champ de l’intervention sociale

Ruggero Iori
Sandrine Nicourd
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d Epuis les origines des métiers de l’action sociale, le sujet de la
vocation revient sans cesse dans les discours des professionnels et
des bénévoles, comme dans d’autres professions où la relation humaine
101

est au cœur du travail (médecins, infirmières, clergé…). En 1970, dans


sa thèse de 3e cycle, Claude dubar consacrait un long passage à l’idéo-
logie de la vocation chez les éducateurs spécialisés pour déconstruire
la justification du choix professionnel formulé en termes de vocation
et analyser cette dernière par rapport au vécu de l’individu et à sa condi-
tion professionnelle. dans cet article, il ne s’agit pas de savoir s’il
existe une « vocation » à l’intervention sociale, mais de comprendre
les conditions sociales de construction et de la mobilisation de ces
discours symboliques dans les pratiques des travailleur-e-s du social
ou de l’aide à autrui, qu’ils soient bénévoles ou salariés 1.
dans les entretiens réalisés avec des professionnels du social (au
sens large), les dispositions (voire prédispositions) vocationnelles sont
mises en valeur. Les propos récurrents font référence à la « foi », à la
« fibre » du social… on entend des discours tels que : « on m’a
toujours dit que j’étais faite pour ça », « aucun de mes amis n’était

ruggero iori et sandrine nicourd, laboratoire printemps, Cnrs, uvsq.


1. Cf. Claude dubar, La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles,
paris, a. Colin, coll. « u », 1991 (1re édition) et La crise des identités. L’interprétation d’une
mutation, paris, puf, 2000, où est définie la notion d’identité symbolique : « Les diverses
formes identitaires dans le champ des croyances politico-religieuses, les types de référence
à un nous et à un autre, corrélatifs de diverses définitions du collectif » (p. 153).

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étonné par le fait que j’avais choisi cette formation »… « je fais un


métier par passion, pas par dépit… c’est une vocation… ! » L’accent
est souvent mis sur une sorte de reconnaissance par l’entourage social
de la voie choisie, d’un processus presque inéluctable ou en tout cas
présenté comme « logique », « cohérent », sur l’engagement dans une
activité « non ordinaire » et fortement symbolique. nous souhaitons
comprendre comment se tisse cette « cohérence » ou cette construc-
tion vécue comme cohérente.
Le sens commun met en valeur des caractéristiques individuelles
explicatives de l’engagement, une « personnalité particulière » du
travailleur social ou du salarié associatif, avec un parcours « atypique »,
sa passion « pour les autres » ou son fort désintéressement. si la trajec-
toire biographique peut être mobilisée dans ces explications, les cadres
professionnel et organisationnel sont rarement mis en avant pour
comprendre la justification du mode d’implication. pourtant, sociolo-
giquement, l’engagement exprimé de façon vocationnelle est le produit
construit à la fois au cours du parcours de l’individu (expériences de
socialisation diverses, dynamiques de classes et reconversions profes-
sionnelles) et au sein des institutions productrices des socialisations
(l’école, le travail, l’association…) situées dans des contextes socio-
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politiques. Comment ces engagements professionnels ou bénévoles se
construisent-ils et tiennent-ils 2 ?
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par ailleurs, le discours sur la vocation dans les métiers du social
chez les jeunes générations est à contextualiser à l’aune des change-
ments qui ont affecté ce secteur : la démocratisation et la massification
des études en intervention sociale ont modifié la composition sociale,
la salarisation et la professionnalisation progressive de ces métiers et
ont contribué à en changer l’attractivité. malgré les différences et
inégalités dans la scolarité ou dans les trajectoires sociales (âge, capi-
taux culturel, scolaire et économique divers), qui opèrent entre ces
différents groupes et en leur sein même (assistantes sociales, éduca-
teurs, animateurs, salariés de coopération internationale ou nationale,
salariés et bénévoles associatifs divers…), on retrouve des fortes simi-
larités dans la construction et la mobilisation de ce discours vocation-
nel. nos données sont issues à la fois de travaux socio-biographiques
sur des bénévoles et étudiants-salariés du « social » et également d’en-
tretiens sur les trajectoires et les pratiques de travail sous l’angle des
dynamiques professionnelles et des cadres organisationnels.
nous faisons l’hypothèse que ce registre vocationnel peut constituer
une sorte de support, de protection face aux situations difficiles
auxquelles les professionnels sont confrontés. ils se retrouvent en effet

2. Jean-françois Gaspar, Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux, paris, La
découverte, coll. « Enquêtes de terrain », 2012.

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exposés à des cas complexes sur le terrain, devant un public de plus en


plus nombreux, à une faible reconnaissance au sein de leur travail, tant
au sein de l’équipe de travail ou de leurs collègues (qu’ils soient béné-
voles ou salariés) que de la société (pouvoirs publics et organisation du
travail ou encore discours médiatiques). si toutes ces difficultés sont
bien présentes lorsqu’on parle d’un bénévole, d’un travailleur social ou
d’un professionnel d’onG, nous expliciterons comment ces facteurs
contribuent à se justifier, à se protéger et finalement à éviter de poser la
question du sens de leurs actions, voire à rendre invisibles les référen-
tiels politiques et religieux de celles-ci. pourquoi ce registre vocation-
nel est-il encore mobilisé par les professionnels et bénévoles ? quelle
place trouve-t-il dans la rhétorique professionnelle ? nous présenterons
la façon dont la construction des discours vocationnels, mettant en jeu
des croyances, opère, principalement par trois registres de socialisation
(la trajectoire biographique, la formation et les organisations du travail),
et comment ces trois registres s’entrecroisent et donnent source à diffé-
rentes formes de justification et d’ancrage à ces discours.

II DES DISCOURS VOCATIONNELS FORGÉS


PAR DES TRAJECTOIRES BIOGRAPHIQUES
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s’engager dans une association ou une institution de travail social
renvoie toujours à mettre en jeu des croyances et plus largement une 103
dimension symbolique qui va donner du sens à l’implication concrète.
L’engagement est d’autant plus fort s’il fait écho à une trajectoire
biographique. il apporte alors des ressources pour construire un assem-
blage identitaire satisfaisant, de façon provisoire, un besoin de cohé-
rence et souvent une vision positive de soi-même. on le voit dans
l’expérience d’un parcours « heurté » et dans la volonté de sa répara-
tion : dans le cas de trajectoires non linéaires, l’individu peut arriver à
reconstruire subjectivement un choix sans que ce choix ait été vérita-
blement possible.
Les données intergénérationnelles confirment qu’il y a de fortes
reproductions dans les engagements. de nombreuses enquêtes démon-
trent la force des transmissions, notamment dans les engagements poli-
tiques et catholiques 3. un cadre normatif religieux peut également
permettre de justifier un engagement : une certaine éducation et socia-
lisation à des valeurs et principes religieux contribue à produire des
protections à des situations difficiles d’aide à autrui (l’individu comme

3. Le numéro de la revue Sociétés contemporaines coordonné par Julie pagis et Catherine


Leclerc (n° 84, 2011/4) montre les différentes facettes des « incidences biographiques des
engagements » et des transmissions des dispositions au militantisme. À ce propos, voir
aussi Lucie Bargel, Jeunes socialistes/Jeunes uMP. Lieux et processus de socialisation poli-
tique, paris, dalloz, coll. « nouvelle bibliothèque de thèses », 2009.

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porteur d’une image de pèlerin d’un autre temps). La socialisation


initiale au sein de la famille et de l’adolescence a, de toute évidence,
une forte influence.
parallèlement à ces trajectoires de reproduction, nous constatons que
le sens biographique peut aussi résoudre les contradictions d’une histoire
sociale en établissant de la continuité et de la cohérence, là où il pourrait
y avoir discontinuités et dissonances, chez tous ceux, en particulier, qui
ont connu des trajectoires de promotion sociale ou de déclassement 4.
L’engagement est alors une manière de résoudre, provisoirement, les
contradictions de son histoire. il donne un sens à une trajectoire. pour les
militants de l’éducation populaire, les engagements ont été et sont encore
des moyens de tisser un fil avec les expériences éducatives alternatives
des années 1970, de parents, parfois de grands-parents.
Les conditions de socialisation initiales forgent des dispositions qui
restent souvent déterminantes des engagements à l’âge adulte. La
biographie permet de justifier et formaliser l’engagement sur le registre
vocationnel.

II UNE JUSTIFICATION VOCATIONNELLE ANCRÉE


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DANS DES RÉGULATIONS PROFESSIONNELLES
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nous cherchons à comprendre comment des institutions, comme
les écoles de travail social ou des formations de bénévoles, peuvent
contribuer à créer ou à renforcer ces discours vocationnels. Cela permet
notamment de mettre en évidence les justifications produites lors de la
formation professionnelle en se concentrant sur l’expérience des
travailleurs sociaux formés par les instituts de formation spécialisée.
s’intéresser au centre de formation peut être utile pour voir comment
se (re)produit leur vocation. C’est effectivement lors de la formation
qu’on voit apparaître la construction d’un fort engagement, bien au-
delà du social (cf. J. Bertrand 5, m. simonet 6, J. Laillier 7 et v. dubois 8).

4. Cf. Catherine Leclercq, Julie pagis, « Les incidences biographiques de l’engagement.


socialisations militantes et mobilité sociale. introduction », Sociétés contemporaines,
n° 84, 2011/4, p. 5-23.
5. Julien Bertrand, « Entre “passion” et incertitude : la socialisation au métier de foot-
balleur professionnel », Sociologie du travail, n° 51, 2009/3, p. 361-378. Julien Bertrand,
« vocation au croisement des espaces de socialisation », Sociétés contemporaines, n° 82,
2011, p. 85-106.
6. maud simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, paris, La
dispute, coll. « travail et salariat », 2010.
7. Joël Laillier, « Les dynamiques de la vocation. Les évolutions de la rationalisation de
l’engagement au travail des danseurs de ballet », Sociologie du travail, n° 53, 2011/4,
p. 493-514.
8. vincent dubois, La culture comme vocation, paris, raison d’agir éditions, coll. « Cours
et travaux », 2013.

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Les trois ans de formation permettent aux élèves travailleurs sociaux


d’intégrer une série de dispositions et de « contradictions qu’il s’agira
d’intérioriser sous la forme d’une certaine culture professionnelle insé-
parable d’un certain style de vie 9 ». dans les entretiens, les cours théo-
riques sont souvent perçus comme moins importants que les stages.

il faut sans doute préciser que les instituts de formation en travail


social se situent à la frontière entre science psychologique et « humeur
anti-institutionnelle 10 » et anti-universitaire, où se fondent l’expérience
d’un entre-soi convivial et celle d’un lieu de vie d’exception. Les
maquettes de formation, les témoignages d’anciens élèves, les discours
des formateurs 11 contribuent également à reproduire une forte rhéto-
rique professionnelle et une vocation nécessaire « au social ». après
l’admission par dossier et l’épreuve écrite, le processus de sélection
dans l’école s’organise autour d’un oral qui encourage à l’explicitation
d’une certaine « foi » dans le travail social. différemment des dut, où
ce sont souvent les connaissances théoriques ou le comportement qui
constituent le préalable à l’admission, dans les instituts spécialisés, les
formateurs ou des psychologues testent les futurs étudiants dans un
entretien sur leurs capacités symboliques. L’accent est mis sur leurs
prédispositions socialement acquises, sur les « signes de l’élection 12 »,
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sur des « preuves de vocation », qui doivent être mobilisés par l’indi-
vidu, plutôt que sur les connaissances théoriques apprises à l’école. 105
Les étudiants, à la suite des conseils donnés sur les forums ou dans les
manuels spécialisés, préparent la présentation de leur biographie, de
leurs motivations, en soulignant les liens avec le social (bénévolat,
expériences en famille, stages, contacts, attitudes particulières…), être
« faits pour » tel secteur ou tel public. Cela se manifeste par la proxi-
mité à l’égard d’un certain type de public ou d’une cause particulière
ainsi que par une expérience de jeunesse dans l’associatif ou dans l’aide
à autrui, qui permettent d’obtenir le concours et d’intégrer une promo-
tion en institut social. Cet aspect vocationnel est souligné dans
plusieurs travaux, entre autres chez f. dubet 13, qui parle de « forme
profane de vocation » assurée par les écoles, bien que cet auteur ne
produise pas une véritable déconstruction de formes de production de
cette « vocation ».

9. romuald Bodin, Sens pratique et sens de la pratique en éducation spécialisée, thèse de


doctorat, paris, EhEss, 2008, p. 200.
10. Ibid.
11. Emmanuel Jovelin, Devenir travailleur social aujourd’hui : vocation ou repli ?, paris,
L’harmattan, 1999.
12. romuald Bodin, « Les signes de l’élection. repérer et vérifier la conformation des
dispositions professionnelles des élèves éducateurs spécialisés », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 178, 2009/3, p. 80-87.
13. françois dubet, Le déclin de l’institution, paris, Le seuil, coll. « L’épreuve des faits »,
2002.

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prendre le cas des instituts de formation en travail social nous


amène à expliciter comment le passage par divers moments, notam-
ment le stage, contribue à la formation d’un engagement formulé par
l’image d’un « déclic ». Le passage par la théorie étant généralement
rapide, ce « déclenchement », souvent vécu comme un « appel »,
permet de confirmer son choix professionnel et personnel (choisir un
public ou en rejeter un autre), renforce les convictions qui contribuent
à justifier son rôle, permet le maintien de l’engagement dans des situa-
tions limites. Le choix, de la part des formateurs ou des tuteurs, lors des
stages, de laisser les étudiants plus ou moins autonomes contribue à la
construction du vécu du social : le fait de se retrouver « en poste » ou
« laissé à soi-même », face à face avec l’usager, peut fréquemment
produire et faire vivre un choc émotionnel lors de la découverte du
terrain. Cette première expérience « du social » permet de s’habituer au
contexte de travail qui marquera la suite de la carrière professionnelle.
Le premier stage est censé avoir comme objectif l’observation et le
premier contact avec « le social ». se confronter à l’impuissance devant
l’usager, devoir régler des situations sans moyens (théoriques ou
pratiques), comprendre sa marginalité 14 sont autant de facteurs qui
contribuent à construire le rôle du travailleur social. Le stage aide à se
faire une vraie première image du travail, à « voir l’usager avec les
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yeux du travailleur social » pour réadapter une formule d’E. hughes.
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devant le choc, les élèves mettent notamment en valeur certaines
dispositions biographiques qu’ils ne pensaient pas avoir : la capacité de
gestion d’un moment de crise, la mise en place d’un réel esprit de
groupe par exemple. ils réutilisent des ressources qu’ils n’ont pas
apprises lors de la formation mais qui renvoient à des apprentissages
personnels, aux dispositions acquises et incorporées par le passage par
divers moments de socialisation.

dans ce premier contact professionnel avec le public, l’individu


n’est cependant pas laissé seul. Les moments de réflexivité sur la
pratique proposés par les instituts de formation, dans un aller-retour
entre l’école et le terrain, contribuent à interroger et à réinterroger les
moments difficiles vécus lors d’un stage, et à les mettre en relation
avec le parcours biographique propre à l’élève. Lors de ces séminaires,
les formateurs ou les psychologues recherchent l’ouverture de ces
professionnels à leurs collègues, la mise en commun des expériences
de stage, l’explicitation des chocs et des émotions vécues. Cette forme
d’auto-analyse comme outil d’introspection permet un retour sur soi,
sur ses expériences et ses vécus, ainsi qu’une individualisation du
parcours. La « prise de recul » sur son engagement personnel, sur ses
convictions, ses valeurs s’apprend en formation. La prise de distance

14. Claude dubar, Idéologies et choix professionnels des éducateurs spécialisés, thèse de
3e cycle, 1970.

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et la remise en cause de la pratique impliquent de se détacher de


certaines valeurs acquises au cours de socialisations antérieures. La
réflexion est centrée sur la pratique, sur son comportement profession-
nel et sur les « outils » appliqués, sur la réaction des collègues sollici-
tés sur tel aspect concret ou telle manière d’agir. L’accent est mis
davantage sur le parcours personnel, individuel et singulier de l’élève.
au total, le « social » est individualisé, les problèmes et les difficultés
de chacun ramenés à chaque trajectoire singulière.

étape fondamentale dans le processus de socialisation profession-


nel, l’école représente un moment d’encadrement et de formatage pour
des élèves aux origines hétérogènes, souvent dominés dans leur espace
de référence 15. L’école autorise la transformation ou la conversion de
ces individus et contribue à façonner les raisons de l’engagement qui
permettent de tenir dans cet espace. C’est en effet dans un processus
dual d’individualisation du parcours et de mise en commun des expé-
riences que l’identité collective est ainsi sollicitée, participant à renfor-
cer la culture professionnelle qui trouve sa source dans le registre
vocationnel. L’école permet de reproduire une vision particulière de la
société, de véhiculer une « culture » du travail social, de modes de
penser et de faire. si elle concourt au processus de transformation et de
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remise en question, elle est également dévalorisée dans les discours de
certains interviewés. insistant sur les apprentissages pratiques, les 107
savoirs théoriques (et scolaires) se voient souvent discrédités 16 face
aux épreuves techniques intégrées tout au long des trois ans. Ce sont
alors l’espoir d’ascension sociale et l’intériorisation d’un destin social
particulier qui façonnent un discours vocationnel centré sur les quali-
tés personnelles du travailleur. C’est donc du côté d’un double regard,
sur sa marginalité et son appartenance de classe, qu’il faut rechercher
la construction de ces discours et le recours à ceux-ci pour justifier le
besoin d’affirmer sa légitimité 17.

II LES ORGANISATIONS, COMME RESSOURCES VOCATIONNELLES


nous avons vu précédemment que les rhétoriques professionnelles
passent par un travail institutionnel en lien avec les dispositions
acquises tout au long du processus de socialisation. En laissant de côté

15. ruggero iori, Vivre du et pour le social. Enquête sur la socialisation professionnelle
des jeunes travailleurs sociaux en Île-de-France, mémoire de recherche, master université
de saint quentin-en-Yvelines, 2012.
16. À propos du rapport que ces professionnels entretiennent avec les connaissances
théoriques et la forme écrite, voir delphine serre, Les coulisses de l’État social. Enquête
sur le signalement des enfants en danger, raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2009.
17. Claude dubar, op. cit., 1970 ; vincent dubois, op. cit., 2013.

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l’école et en s’intéressant à l’institution au sens plus large, nous souhai-


tons tenir compte des éléments que l’organisation met en place pour fidé-
liser les individus dans leur structure, pour préserver l’engagement, dans
sa formulation vocationnelle. on parlera de relais organisationnel dans
la mesure où des formes d’organisation vont permettre de réactiver des
éléments de la trajectoire biographique. Les situations de travail sont
alors des collectifs d’engagement, notion qui permet de mettre en
évidence, d’une part, que les engagements sont socialement tenus par
des liens collectifs organisés et, d’autre part, que leurs formes dépendent
de la régulation de ces collectifs quel qu’en soit l’objet (politique, social,
religieux…) ou le secteur. Les rapports sociaux fondés sur des croyances
construisent des règles qui organisent les collectifs d’engagement 18.

En situation de travail, on constate tout d’abord, dans certaines orga-


nisations, le maintien d’une autorité charismatique, présente souvent
dans des associations militantes. s’en remettre à un leader devient alors
un ressort important de l’engagement. La vocation sera « médiée » par
un « autrui significatif 19 » qui confirme, par sa reconnaissance, la ou le
salarié-e dans son engagement. Ce registre se retrouve plus fréquem-
ment dans des organisations de petite taille ou avec des fondateurs
encore présents. finalement, la vocation est mobilisée dès lors que la
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croyance peut être incarnée dans un individu ou un projet singulier.
108
À l’heure où de nombreuses contraintes gestionnaires s’appliquent sur
les associations de travail social, il est important de considérer égale-
ment la permanence de ces ressorts dans la mobilisation des salariés et
des bénévoles. La rationalisation laisse encore des espaces de
croyances.

ainsi, le secteur public et le secteur associatif ont, depuis les années


1990, suivi les évolutions des entreprises privées en se dotant d’outils
de communication – voire de marketing – particuliers. L’altruisme, la
solidarité, la justice sociale ou encore l’écologie sont des registres
symboliques, des valeurs utilisées pour favoriser l’enrôlement. si
certains discours ne restent que superficiels, d’autres peuvent faire écho
aux socialisations initiales. il y a donc des « emprunts croisés 20 » entre

18. sandrine nicourd, « introduction. pourquoi s’intéresser au travail militant ? », dans


s. nicourd (sous la direction de), Le travail militant, rennes, pur, 2009, p. 13-23.
19. Georges herbert mead, L’esprit, le soi et la société, paris, puf, coll. « Le lien social »,
2006 (1re éd. 1934).
20. dans leur travail sur les reconversions militantes à la solidarité internationale, marie-
hélène Lechien et sabine rozier précisent qu’il faut moins s’en remettre aux discours des
« engagés », sans s’intéresser aux conditions de production des engagements. Cf. marie-
hélène Lechien, sabine rozier, « du syndicalisme à la “solidarité internationale”, une
reconversion problématique », dans Christophe Gaubert, marie-hélène Lechien, sylvie
tissot (sous la direction de), Reconversions militantes, Limoges, pulim, 2006, p. 107-120.

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différents mondes sociaux qui sollicitent des répertoires symboliques.


Ce « nouvel esprit de l’associationnisme 21 » parie sur cette rétribution
subjective fondée sur des valeurs. toutefois, dans certains cas, quand
des salarié-e-s ou des bénévoles découvrent des décalages entre ces
valeurs affichées et la réalité, un processus de désengagement peut
s’amorcer et aboutir à des reconversions professionnelles.

pour comprendre comment s’organisent ces collectifs d’engage-


ment, nous pouvons faire un détour par les travaux de max Weber 22
qui s’est attaché à montrer les structures sociales accompagnant diffé-
rentes formes de domination. spécialiste des religions, il a proposé la
célèbre distinction idéal-typique entre deux concepts : « l’église » et la
« secte ». Ces deux catégories religieuses permettent de construire des
catégories sociologiques dont la capacité heuristique est intéressante
pour comprendre les collectifs d’engagement. Le type « église » en
tant qu’institution de salut vise à régler la conduite de la société globale
et s’oppose à la « secte » comme association de volontaires. À ces deux
finalités correspondent deux formes d’organisation fortement contras-
tées, deux modes idéaux-typiques de mobilisation des « croyants », de
pratiques sacrées, et finalement deux modalités de construction du sens
de l’engagement. il ne s’agit pas de réduire la pensée de Weber à une
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schématisation qui serait commode pour étiqueter des collectifs d’en-
gagement, mais de s’en saisir pour montrer la permanence dialectique 109
entre ces deux formes typiques, l’une étant instituée, l’autre étant plus
contractuelle. Cet instrument de réflexion a une portée qui dépasse les
groupes d’origine chrétienne sur lesquels il s’est fondé. Weber avait
lui-même non seulement élargi sa réflexion aux autres religions mais
aussi aux formes politiques. Ce ne sont pas les systèmes de croyance
qui intéressent Weber mais bien les systèmes de réglementation qui
sont liés aux croyances, les systèmes de régulation qui organisent les
croyances. L’analogie entre politique et religion est alors sociologique-
ment pertinente. de nombreuses associations de travail social ont
encore toutes les caractéristiques d’une institution de salut et donc
d’une église au sens wébérien.

La rationalisation marchande, dans laquelle nous vivons depuis


l’époque de Weber, engendre tout à la fois un désenchantement du
monde et des besoins de réenchantement permanent pour laisser place
à la dimension symbolique sous une forme politique ou religieuse. on
retrouvera, de façon transversale mais plus ou moins institutionnali-
sée, des rites d’initiation, de rassemblement, de conversion qui mettent

21. maud simonet, Le travail bénévole, op. cit.


22. max Weber, Sociologie des religions, paris, Gallimard, 1996 (1re éd. 1910).

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Ruggero Iori, Sandrine Nicourd

en jeu une dimension sacrée. La distinction heuristique entre « église »


et « secte » est structurante du débat entre les formes institutionnelles
organisées, souvent disqualifiées pour leur bureaucratisation et leur
rationalisation dans le travail social, et les formes associatives, valo-
risées pour leur souplesse contractuelle. il est intéressant toutefois de
remarquer que les formes idéales-typiques représentent deux contre-
modèles dans le sens commun : les dérives bureaucratiques (déci-
sions centralisées, formalisme) et sectaires (fermeture sur une
doctrine d’opposition). Les collectifs d’engagement cherchent la
plupart du temps à se définir entre ces deux contre-modèles et reven-
diquent leur indépendance, mais aussi leur capacité d’adaptation. il
n’en reste pas moins que la taille de l’organisation est sur ce registre
déterminante : avec le temps, le nombre de membres augmente, les
collectifs tendent à se formaliser et à se rapprocher du type « église ».
Les modes de coordination se formalisent de plus en plus, les rôles
deviennent des fonctions et même des statuts. dans le contexte actuel,
c’est ainsi que la référence à la professionnalisation 23 est souvent
mobilisée pour traduire ces changements dans la forme d’organisa-
tion : les savoir-faire sont plus associés à des certifications, y compris
dans des contextes bénévoles, et la rémunération devient un enjeu
plus fréquent. Ces mouvements restent encore très présents dans le
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secteur du travail social.
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Ces deux « façons d’agir en communauté morale » constituent une
clé pour comprendre l’organisation du travail des « croyants », mais
également un mode spécifique de régulation du pouvoir et des conflits.
philippe Cibois 24, à la suite des travaux de Charles suaud 25, montre
que la vocation à l’engagement ecclésial est collectivement construite
même si elle est vécue subjectivement comme un appel de dieu. par
une régulation spécifique du temps et des activités au sein du sémi-
naire, chacun est préparé à être en conformité avec les attentes de
l’église. L’intense socialisation est avant tout orchestrée par des choix
d’organisation de l’institution.

23. Johanna siméant (« urgence et développement, professionnalisation et militantisme


dans l’humanitaire », Mots, n° 65, 2001, p. 28-50) et didier demazière (« profession-
nalisations problématiques et problématiques de la professionnalisation », « postface »,
Formation et emploi, n° 108, 2009, p. 83-90) développent respectivement une analyse sur
les usages du terme « professionnalisation » en le distinguant des rhétoriques souvent
mobilisées par les acteurs.
24. philippe Cibois, « La construction sociale de la vocation sacerdotale », dans sandrine
nicourd, Le travail militant, rennes, pur, 2009, p. 37-46.
25. Charles suaud, La vocation : conversion et reconversion des prêtres ruraux, paris,
éditions de minuit, coll. « Le sens commun », 1978.

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La construction des discours vocationnels comme support de légitimité dans le champ…

Comprendre comment les engagements se construisent signifie aussi


comprendre comment les individus adoptent les rôles, comment les
normes s’agencent, s’imposent ou se discutent. si les socialisations
initiales sont essentielles, les collectifs d’engagement permettent égale-
ment des processus d’apprentissage, de véritables « carrières » – au sens
interactionniste du terme – avec des capitaux qui peuvent se renforcer,
se développer et se transférer dans d’autres champs 26.

s’intéresser aux organisations signifie finalement regarder les situa-


tions, les pratiques qui traduisent le travail de l’engagement vocationnel
comme une mise en acte d’une socialisation secondaire, apprendre les
répertoires d’action légitime et les « bonnes formes » de l’engagement ;
celles notamment qui permettent une reconnaissance. au total, les carac-
téristiques favorables aux engagements issues des socialisations initiales
ne constitueront des dispositions pertinentes que si elles peuvent s’em-
boîter dans des formes organisationnelles en correspondance.

on retrouve la variété des formes d’organisation des collectifs d’en-


gagement dans les différentes matrices socioculturelles 27 qui ont irri-
gué les actions associatives et militantes depuis la fin du xixe siècle en
france. Le mouvement ouvrier, l’éducation populaire et la philanthro-
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pie constituent en effet des ensembles historiques qui ont apporté
certaines réponses plus ou moins collectives et individuelles à la ques- 111
tion sociale qui se formule à la naissance du xxe siècle. À ce titre, on
remarque dans le travail social, en lien avec des demandes urgentes
d’usagers, la récurrence des référentiels implicites néo-philanthro-
piques 28 ou encore de nouveaux esprits de rationalisation, au point
parfois d’évoquer la résurgence de rapports sociaux fortement asymé-
triques, voire renforçant les formes de domination sociale.

II CONCLUSION
on constate empiriquement que lorsqu’il y a convergence dans les
relais biographique, professionnel et organisationnel, l’engagement
dans le métier, dans le travail, est fort. aujourd’hui, les relais organi-
sationnels peuvent apparaître plus flottants et en particulier souvent

26. olivier fillieule (« post-scriptum : propositions pour une analyse processuelle de l’en-
gagement individuel », Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 199-
217) reprend la définition d’E. hughes en mettant l’accent sur la dialectique permanente
entre histoires individuelles, institutions et plus généralement contextes.
27. Bénédicte havard duclos, sandrine nicourd, Pourquoi s’engager ? Bénévoles et mili-
tants dans les associations de solidarité, paris, payot, 2005.
28. robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, paris, fayard, 1995.

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Ruggero Iori, Sandrine Nicourd

divergents avec les relais biographiques. peut-on identifier ici un signe


de reconfiguration des ressorts des modes d’implication ? Ces diffé-
rents discours vocationnels, même s’ils sont socialement construits,
ont pour point commun d’individualiser les raisons des engagements.
même quand ils sont construits par une dynamique professionnelle ou
par un cadre organisationnel, ils apparaissent et sont présentés comme
un élan, liés soit à des raisons biographiques, soit à des personnalités
marquantes. il est frappant de constater que les référentiels politiques
ou sociaux apparaissent peu explicitement pour justifier l’action. un
peu comme si cette individualisation socialement construite pouvait
contribuer à les rendre invisibles et aussi à gommer les débats et/ou
controverses professionnels.
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