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Licenciements et aide au retour des travailleurs immigrés dans le conflit Talbot,
1983-1984
Vincent Gay
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Vincent Gay
Lutter pour partir ou pour rester ?
Licenciements et aide au retour des travailleurs
immigrés dans le conflit Talbot, 1983-1984
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Référence électronique
Vincent Gay, « Lutter pour partir ou pour rester ? », Travail et Emploi [En ligne], 137 | janvier-mars 2014, mis en
ligne le 01 janvier 2016, consulté le 03 septembre 2014. URL : http://travailemploi.revues.org/6193
La phase de restructurations dans l’industrie automobile à la fin des années 1970 et au début des
années 1980 se traduit par une diminution massive des emplois les moins qualifiés. À l’usine Talbot
de Poissy, la direction procède à des licenciements massifs, particulièrement en 1983, provoquant
une grève d’un mois. Alors que le point de départ de celle-ci est le refus des licenciements, la défense
de l’emploi et la survie de l’usine, l’épuisement de ces revendications conduit une partie des ouvriers
spécialisés (OS) immigrés, premiers concernés par les licenciements, à réclamer une aide au retour
dans leurs pays d’origine. Surgissant au milieu du conflit, cette demande oblige les différents
protagonistes à se repositionner. Si les organisations syndicales sont, à des degrés divers, mal à
l’aise avec une telle revendication, qui apparaît comme un renoncement à la lutte pour l’emploi,
elles finissent pourtant par l’accepter. Le gouvernement de son côté y voit une opportunité ouvrant
la voie à un nouveau dispositif d’aide au retour des travailleurs immigrés.
« Quelle image garder des événements Talbot ? Étudier ces licenciements et la grève qu’ils
[…] Des robots tentant de refouler des immigrés provoquent nécessite de les situer dans un contexte
dans leur village d’origine (1) ? » En quelques mots, industriel, social et politique général, mais aussi
cet extrait d’une brochure syndicale consacrée au dans l’histoire et les spécificités de cette usine. Sans
conflit de l’usine Talbot en 1983-1984 synthétise les nous livrer à une analyse exhaustive du conflit, nous
enjeux qui sont au cœur de cet article. voudrions éclairer certains de ses enjeux à partir
d’un fait : alors que la grève débute pour la défense
Après une longue période d’expansion, rendue
de l’emploi et contre les licenciements, une nouvelle
possible dans certaines usines par l’emploi massif
revendication émerge au bout de deux semaines, à
d’ouvriers immigrés, cantonnés aux métiers les plus
savoir l’obtention d’une aide au retour dans leurs
durs et les moins bien payés (Pitti, 2002), l’indus‑
pays d’origine pour les ouvriers immigrés. Cette
trie automobile française traverse, à partir de la fin
revendication n’est pas portée par les syndicats mais
des années 1970, une crise et subit des restructura‑
par un groupe d’OS immigrés grévistes, et oblige
tions profondes ; quel sort peut alors être réservé à la
les organisations syndicales comme le gouverne‑
fraction la moins qualifiée du groupe ouvrier, et en
ment à réajuster leurs stratégies respectives. Plus
particulier aux ouvriers spécialisés (OS) immigrés,
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à rassembler tous les salariés autour de la défense de « fortes tendances à la délégation (22) », qui privent
l’emploi, faisant l’impasse sur la réalité des catégo‑ les grévistes de la possibilité d’influer sur le cours
ries visées par les licenciements. Suite au maintien du conflit.
des 2 905 licenciements, la CGT, puis la CFDT,
Le 17 décembre constitue un premier tour‑
proposent aux salariés de débuter une grève recon‑
nant dans la grève. Les négociations entre PSA
ductible le 7 décembre.
et le gouvernement aboutissent à un accord, qui
diminue le nombre de licenciements de 2 905 à
Une grève et 1 905 licenciements
1 905, et offre certaines garanties aux licenciés :
Contrairement au conflit de 1982 où de violents toute entreprise embauchant un licencié de Talbot
affrontements avaient marqué les premières heures touchera 20 000 F, chaque licencié pourra obtenir
de la grève, cette fois la mobilisation démarre calme‑ une réduction de 20 000 F sur l’achat d’un véhi‑
ment, et la production du B3, l’atelier d’assemblage, cule Peugeot en cas de création d’entreprise, et une
déjà central lors de la grève de 1982, est rapidement formation sera mise en œuvre, pour 100 salariés
arrêtée. La désunion syndicale est déjà forte, et les au sein de l’entreprise, pour 1 300 en dehors, avec
mots d’ordre relativement différents entre la CGT maintien du salaire pendant neuf à douze mois ; de
et la CFDT, sans que cela n’entame pour autant la plus, 500 reclassements sont prévus. La fédération
dynamique de l’occupation. Les propositions de la CFDT de la métallurgie reconnaît là une première
CFDT, minoritaire (18), sur la nécessité de manifester avancée tandis que le syndicat du site appelle à
en dehors de l’usine ou d’élire des comités d’ate‑ poursuivre la grève pour la suppression des 1 905
lier pour contrôler et organiser la lutte rencontrent licenciements restants (23). L’appréciation de la
peu d’écho (19), la CGT ne laissant de plus que peu CGT est encore plus positive : « des solutions sont
d’espace. aujourd’hui avancées qui permettent aux travail‑
La première séquence de la grève se déroule entre leurs de ne pas aller au chômage […]. Des 2 905
le 7 et le 17 décembre. Parallèlement, le gouverne‑ licenciements annoncés initialement, le chiffre a
ment, en la personne de Pierre Bérégovoy, ministre chuté de 1 000. Pour les 1 905 restants, la négocia‑
des Affaires sociales, et de Jack Ralite, ministre tion doit s’ouvrir dans les prochaines heures sur
délégué chargé de l’Emploi, reçoit Jacques Calvet, notamment des stages de formation profession‑
puis la CGT, le 14 décembre. Celle-ci manifeste nelle de longue durée, des reclassements avec des
plutôt une certaine satisfaction au sortir de cette contrats à durée indéterminée. Ce qui est acquis,
rencontre, le gouvernement s’étant voulu rassurant c’est qu’aucun travailleur de Talbot n’ira pointer à
sur la question qui est au cœur du discours cégé‑ l’ANPE, ne sera au chômage. C’est un acquis d’im‑
tiste : le maintien du site de Poissy. L’accord sur portance (24). » Le syndicat CGT de Talbot appelle
la construction à Poissy de la future C28 semble donc à l’ouverture de négociations avec la direc‑
augurer de possibles négociations sur « la réduction tion de l’usine. Invitant les salariés à prendre en
du temps de travail, l’avancée de l’âge de la retraite compte la nouvelle situation ouverte par l’accord
pour les travailleurs sur chaîne, le développement PSA-gouvernement, la CGT n’évoque pas la pour‑
de la formation, le recyclage (20) ». La question des suite de la grève (25).
licenciements n’est pas au cœur des revendica‑ Si l’écart entre les positions des deux syndicats ne
tions cégétistes, tandis que la CFDT défend le mot semble pas toujours très important, les conséquences
d’ordre « zéro licenciement (21) ». Outre les revendi‑ que chacun en tire sont notables et les divergences
cations, la dissension syndicale porte également sur plus ou moins latentes s’exacerbent alors. Se
les formes de la lutte des salariés. La CFDT regrette confrontent deux visions des restructurations et de la
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nale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) mais aussi par le ministre délégué à l’Emploi (31),
créée en 2006 en est l’héritière. voire la CGT (32). Mais ce qui est inédit ici est
(2) « L’effet Talbot… », doc. cit.
(3) Richter D. (1984), « Entre fracture et recomposition du l’expression publique, dans le conflit, d’une voix
champ social », Alternative syndicale, n° 2, février. non autorisée, en dehors de tout appareil syndical,
dont la seule revendication est l’aide au retour, hors
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parole puisqu’un segment du groupe ouvrier, qui La dissidence comme enjeu syndical
ne se définit pas seulement par sa position dans le Après la conférence des « dissidents de la CGT »,
travail, la prend à son tour. Cette parole profane les tensions sont de plus en plus palpables, notam‑
témoigne de l’existence d’intérêts divergents, sinon ment entre la CGT et la CFDT. Si la première, dans
antagonistes, qui traversent le groupe ouvrier, à l’usine, prétend toujours refuser les 1 905 licencie‑
rebours des approches syndicales sur la nécessaire ments, sa position est ambiguë sur la poursuite de la
unité de classe. Une telle prise de position déplace grève, tandis que la CFDT, en appelant à poursuivre
donc en partie les enjeux du conflit. Elle oblige l’occupation, semble recueillir l’assentiment d’une
les différents protagonistes à prendre position, fait part importante des OS ; les journaux présentent
entrer en scène des acteurs qui y étaient jusque-là d’ailleurs à plusieurs reprises une CFDT en train de
extérieurs, et en fait même apparaître de nouveaux. damer le pion à la CGT (33), ce qui ne fait qu’exacer‑
Ainsi, le groupe désigné comme « dissidents de la ber la concurrence et les accusations réciproques.
CGT » est l’objet d’un certain nombre d’attentions Une tentative de la direction pour faire reprendre
médiatiques, politiques et syndicales. Cette expres‑ par le personnel d’entretien le bâtiment occupé
sion des travailleurs immigrés, ou qui se présente échoue, générant une montée de violence, suivie
comme telle, recèle cependant un certain nombre de l’expulsion des ouvriers de l’usine par les CRS
de contradictions : alors que la revendication le 31 décembre. Pour le gouvernement et la direc‑
d’aide au retour peut passer pour un renoncement à tion de Talbot, sinon pour certains syndicalistes, le
la lutte pour l’emploi, et même à la lutte tout court, conflit semble terminé : l’usine a été nettoyée et
elle devient un motif de poursuite du combat, mais repeinte dès le 1er janvier. Pourtant le 3 janvier, le
dans des termes distincts de ceux formulés par les B3 est réoccupé à l’appel de la CFDT, même si le
directions syndicales – sauvegarde de l’entreprise nombre des grévistes présents tombe rapidement
pour la CGT, zéro licenciement pour la CFDT. La à environ 200 (34). Les deux jours suivants, de très
dissidence va au-delà d’un simple ressentiment violentes bagarres éclatent dans l’usine : les occu‑
vis-à-vis de la CGT ; elle témoigne d’une prise de pants doivent affronter les agressions en règle de
distance avec des logiques syndicales qui seraient groupes de salariés, dirigés par la CSL, faisant de
incapables de prendre en compte le devenir social très nombreux blessés. Lorsqu’ils tentent de sortir,
des travailleurs immigrés, contrairement à la grève les grévistes sont accueillis par des slogans racistes
de 1982 où des intérêts en partie différents entre et par la Marseillaise (35). Les anti-grévistes et la CSL
syndicalistes et OS immigrés avaient pu converger. sont ce jour-là secondés par des militants d’extrême
Les relations avec ce groupe de travailleurs droite du Parti des forces nouvelles (36) qui reven‑
immigrés deviennent donc un enjeu syndical, pour diquent avoir « aidé les militants de la CSL Poissy
la poursuite de la grève ; quant au gouvernement et de tout le groupe Peugeot venus de Sochaux,
et à l’entreprise, ils cherchent à faire émerger de Aulnay, Nanterre, Rennes, Paris, etc. à entre‑
nouveaux interlocuteurs susceptibles de représenter prendre une vaste opération de nettoyage à l’usine
ceux qui, parmi les ouvriers, seraient concernés au de Poissy (37) ». Le niveau de violence incite la CGT
premier chef par les licenciements. Enfin, la ques‑ et la CFDT à faire appel aux forces de l’ordre pour
tion d’une aide au retour peut ouvrir la voie à une s’interposer entre les protagonistes et évacuer les
négociation pour le départ d’une partie des ouvriers ouvriers grévistes de l’usine. Le 5 janvier, l’occu‑
immigrés de l’industrie française. pation et la grève se terminent donc, tandis que la
direction organise la reprise du travail sous contrôle
policier.
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tout en défendant l’aide au retour pour ceux qui le dès 1981 (50). Talbot a, de son côté, mis précédem‑
souhaitent, insiste en effet sur l’état de division du ment en œuvre des « opérations concertées d’aide
mouvement : au retour », supprimées en 1982, qui ont conduit
au départ de 629 travailleurs (51). Malgré cela, « un
« Et parmi nous qui luttons, c’est la division. On se certain nombre d’entreprises (publiques et privées)
bagarre… mais maintenant ce n’est plus sur les mêmes
accordent de manière plus ou moins occulte des
motifs. C’est au plus offrant… à cause des suren‑
chères. On en rajoute au fur et à mesure. Tantôt c’est “primes au départ” qui sont parfois des aides au
non aux licenciements, tantôt c’est oui aux licencie‑ retour (52) », oscillant entre 60 000 et 200 000 F.
ments avec les droits estimés à 20 millions de francs. Parmi les organisations syndicales, les positions
Faudrait savoir ce que nous voulons au juste (46). » divergent. Force ouvrière estime, dès août 1983,
L’attitude des « dissidents » fait aussi preuve, qu’au vu de l’énorme difficulté des salariés immi‑
pour les syndicalistes, d’un profond manque de grés à retrouver des emplois durables, les pouvoirs
reconnaissance vis-à-vis de la CGT qui les a défen‑ publics doivent les aider à satisfaire leur désir de
dus pendant tant d’années (47). Un sentiment de retour dans leurs pays d’origine par divers disposi‑
trahison s’ancre dans un discours où la CGT est tifs, parmi lesquels une aide financière (53). La CSL
victime d’une opération, d’un complot qui vise à propose, lors de son congrès de novembre 1983, la
déstabiliser la seule réelle opposition au patronat et création d’un « carnet social de départ » pour « tous
à la CSL (48). les volontaires et notamment les chômeurs immi‑
grés (54) ». Pour la CGT et la CFDT, la question des
L’attitude des organisations syndicales vis-à-vis aides au retour n’est pas si évidente. Le souvenir
de la demande d’aide au retour est liée tant à la des mesures de Lionel Stoléru est encore frais, et
pertinence de la revendication elle-même, qu’à la il n’est pas question de cautionner un dispositif
façon dont elle est portée, et par qui. Aucun syndi‑ similaire. Cependant, cette revendication est peu à
cat n’en exprime un rejet total, mais des nuances peu reprise, mais sous des formes qui révèlent le
existent entre leurs positions ; surtout, alors que la malaise que suscite l’aide au retour parmi les syndi‑
CFDT espère capter la parole dissidente à travers cats. La CGT de Talbot et l’union locale de Poissy
son engagement dans la grève et face aux tergiver‑ proposent que « sur la base du volontariat, [les
sations de la CGT, cette dernière, surprise, dénonce travailleurs] se prononcent soit pour une formation,
les dissidents. Mais finalement, l’aide au retour est une reconversion ou pour le retour au pays, avec des
acceptée, à défaut d’être défendue avec allant, par indemnités substantielles (55) ». Bien qu’affichant un
les organisations syndicales. refus des « licenciements arbitraires (56) », les syndi‑
cats cherchent désormais à trouver des solutions
L’aide au retour, une revendication
individuelles pour les licenciés et à répondre à leurs
syndicale ?
aspirations personnelles, telles que le retour avec un
En 1983, le principe d’une aide au retour des pécule (57). La CGT revendique même le fait d’avoir
immigrés n’est pas chose nouvelle en France. été la première à porter cette demande auprès des
En 1977, Lionel Stoléru, secrétaire d’État chargé pouvoirs publics (58). Cependant, la fédération de la
des Travailleurs manuels et immigrés, avait déjà métallurgie comme la confédération se montrent
mis en place une telle aide ; celle-ci avait alors
été critiquée et combattue par les associations de
soutien aux immigrés, les partis de gauche et les
(50) Arrêté du 25 novembre 1981.
syndicats, la CGT y voyant une « duperie (49) ». (51) « Note relative aux opérations concertées d’aide au retour,
Le nouveau gouvernement l’a annulée d’ailleurs,
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à travers la fixation par les travailleurs eux-mêmes bondir. Ça veut dire quoi ? Qu’un immigré n’a pas © DARES | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 37.167.199.23)
des montants qu’ils estiment leur être dus, les moyens intellectuels d’être responsable syndical
à part entière ? Quand je m’exprime, c’est comme
« les ouvriers expriment ce qu’ils mettent derrière responsable syndical de la CGT et avec tout ce que
les droits acquis ; ils ne sont pas prêts à accepter des
discussions de “marchands de tapis” sur des montants
insuffisants. En ce sens, le rapport de force nécessaire
pour obtenir satisfaction sur les revendications du
je suis (67). » Après dix-sept ans passés dans l’usine, avant que la situation n’empire, alors que l’âge de
il estime avoir conquis le droit de parler en tant que ces travailleurs leur permet d’envisager une seconde
travailleur, alors que la demande d’aide au retour le carrière professionnelle et que « le temps qui passe
ramènerait au seul statut d’immigré. Il y oppose le réduit les chances de réintégration au pays (70) ».
droit à la formation qui démontrerait la capacité des Le gouvernement y voit là « un élément nouveau,
travailleurs immigrés à évoluer, le retour marquant dont il est souhaitable de tirer le meilleur parti »,
l’inéluctabilité de leur sortie du groupe ouvrier. pour répondre « à une demande – aussi fugace
risque-t-elle d’être », et signifier aux pays d’origine
Malgré des orientations différentes face au conflit
que « la demande ne provient pas seulement de la
et aux licenciements, les deux syndicats finissent
France, mais de leurs propres émigrés aussi (71) ». Il
donc par adopter des positions relativement proches,
s’agit alors, à partir de projets très vagues de « faire
qui consistent à accepter des aides au retour pour les
émerger des projets concrets », d’« inciter les inté‑
volontaires ; mais le volontariat, dans un contexte de
ressés à les faire connaître, notamment auprès des
crise et de restructurations, est une notion ambiguë,
gouvernements de leurs pays (72) ». L’aide au retour
qui individualise les situations, tandis que la lutte
est donc pensée et présentée comme un élément dans
pour l’emploi permettait de répondre collectivement
la négociation, d’abord vis-à-vis des pays d’origine
aux licenciements. Cette rhétorique du volontariat
qui rechignent à voir revenir leurs ressortissants, et
et du choix individuel se trouve également au cœur
vis-à-vis des syndicats et de l’entreprise à qui l’on
des réflexions et des discours gouvernementaux.
peut proposer une solution moins violente que des
licenciements secs ou d’hypothétiques reclasse‑
ments. À partir du cas de Talbot, le gouvernement
U ne voie de sortie partielle envisage donc de mettre en œuvre un nouveau dispo‑
pour le gouvernement sitif ; les propositions à faire aux salariés de Talbot
sont déterminantes car elles fixeront le minimum qui
Talbot est le premier conflit d’ampleur contre des pourra être accordé dans les cas ultérieurs de licen‑
licenciements que le gouvernement d’union de la ciements de travailleurs immigrés (73). Le sort des
gauche doit traiter. S’appuyant sur la demande d’aide licenciés de Talbot n’est pas envisagé comme un cas
au retour, il doit dans le même temps répondre à des isolé, mais comme un précédent sur lequel bâtir un
attentes contradictoires. La création d’un nouveau dispositif permettant d’envisager le départ de l’indus‑
dispositif à partir du cas de Talbot pose ensuite de trie française de 20 000 immigrés. Les échanges au
nouvelles questions. sein du gouvernement concernent également l’affi‑
chage et la communication qui doivent accompagner
Agir face à la demande d’aide au retour les nouvelles mesures. Où en effet situer l’aide à la
réinsertion ? Relève-t-elle des politiques d’immi‑
Les dispositifs pour faire face aux licenciements gration ou des politiques industrielles et d’emploi ?
collectifs sont encore balbutiants en 1983. La solu‑ Comment peut-elle être intégrée aux orientations en
tion la plus souvent préconisée est la mise en place matière d’immigration, redéfinies depuis août 1983
de préretraites financées par le Fonds national dans un sens plus restrictif ? Comment marquer une
pour l’emploi (68). Entre 1974 et 1983, plus de deux rupture avec l’aide au retour de Lionel Stoléru ?
millions de salariés, hors sidérurgie, en ont bénéfi‑ De plus, l’aide à la réinsertion doit répondre à des
cié (Cornilleau et al., 1990). L’aide au retour, qui attentes contradictoires : celles des pays d’origine ;
sera finalement baptisée aide à la réinsertion (69), peut celles des « communautés immigrées » demandeuses
permettre de compléter la palette de ces dispositifs d’une politique d’insertion et qui refusent une aide
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Finalement, une démarche en deux temps est de l’année 1983, les conflits sont offensifs, les
adoptée : un dispositif temporaire, dédié aux licen‑ ouvriers revendiquant des augmentations salariales,
ciés de Talbot uniquement, est mis en place. Il servira l’amélioration des conditions de travail, des liber‑
par la suite de base à la mesure qui sera destinée tés syndicales et le respect de leur dignité. Dans
aux cas de restructurations où des salariés immi‑ les usines Citroën et Talbot, les grèves de 1982
grés sont concernés. Le dispositif Talbot s’articule semblaient ainsi avoir constitué une voie d’intégra‑
autour d’une aide de 20 000 F au titre de l’entre‑ tion dans la vie sociale et syndicale française. Un an
prise, d’un versement de 20 000 F par les Assedic, et demi plus tard pourtant, une partie des grévistes,
et d’une aide de 17 000 à 20 000 F conditionnée par d’origine immigrée, revendique une aide pour
le retrait des titres de séjour et de travail et financée quitter leur entreprise et la France. Un tel revire‑
par les budgets destinés à la formation des licenciés ment questionne les conditions du conflit antérieur
de Talbot (85). Parmi ces derniers, dans un premier à Talbot, qui profite d’une configuration particulière
temps, une minorité choisit de demander une aide à rendant possible une grève victorieuse. Par contre,
la réinsertion ; ils sont ainsi seulement 202, six mois dès que le maintien des emplois semble perdu,
après les licenciements (86) ; par la suite leur nombre l’aide au retour devient un recours. Les revendica‑
augmente, à la surprise des syndicalistes qui n’imagi‑ tions pour l’emploi, puis pour le retour alternent, se
naient pas que la mesure puisse intéresser beaucoup percutent, voire entrent en concurrence, mais c’est
de salariés (87). Le dispositif d’ensemble est quant à seulement quand la lutte pour l’emploi s’épuise que
lui défini de la manière suivante (88) : le salarié licen‑ la demande de retour prend toute sa force et conduit à
cié doit être en possession de titres de séjour et de un repositionnement des acteurs – syndicalistes, OS
travail, avoir été licencié depuis moins de six mois immigrés, direction de l’entreprise, gouvernement.
et avoir été salarié d’une entreprise ayant passé une Enjeu de lutte ou élément de division pour certains
convention avec l’Office national d’immigration syndicalistes, elle finit pourtant par dessiner une
(ONI). Il ne doit pas être ressortissant d’un pays de forme de consensus qui s’appuie sur les notions de
la Communauté économique européenne (CEE) ou choix et de volontariat. Ce consensus est cependant
en cours d’adhésion à cette dernière, et doit repartir ambigu dans la mesure où il pose la question de la
avec son conjoint. Enfin, il doit élaborer un projet de légitimité des travailleurs immigrés en France, alors
réinsertion professionnelle, validé par l’ONI. L’aide que ceux qui font de l’immigration un problème en
en elle-même consiste en un versement de 20 000 F appellent également au retour des immigrés dans
de la part de l’État, accompagné d’une aide au démé‑ leur pays (90). La notion de choix dans le contexte du
nagement, en un versement par les Assedic, et en une début des années 1980 dissimule mal le fait que le
aide de l’entreprise au moins égale à celle de l’État. retour est un produit de la pensée d’État qui fonde
En moyenne, un bénéficiaire touche 90 000 F (89). Le la légitimité de la présence immigrée en France sur
dispositif évoluera ensuite tout au long des années la condition de travailleur (Sayad, 2006). Les immi‑
1980, notamment de façon à inclure les chômeurs de grés eux-mêmes, ou du moins une partie d’entre
plus longue durée, l’année 1985 marquant un pic des eux, partagent cette conception, dont le retour est
retours, avec le départ de 32 898 personnes. une composante essentielle, de même que les orga‑
nisations syndicales dès qu’elles ne parviennent
plus à défendre l’emploi.
*
Par ailleurs, alors que les mesures d’aide à la
* * réinsertion concernent un segment particulier du
salariat, elles constituent également l’une des
La grève de 1983-1984 doit être replacée dans le nombreuses modalités de prise en charge par l’État
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