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LA COMPLEXITÉ DE LA LÉGITIMITÉ

Brigitte Bouquet

Érès | « Vie sociale »

2014/4 n° 8 | pages 13 à 23
ISSN 0042-5605
ISBN 9782749246352
DOI 10.3917/vsoc.144.0011
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2014-4-page-13.htm
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La complexité de la légitimité

Brigitte Bouquet

L E déBat sur la question de la légitimité est récurrent. La notion de


légitimité est aujourd’hui utilisée à profusion, dans des domaines
variés et avec des aspects différenciés. Elle est devenue un « concept
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carrefour » qui concerne soit le registre politique et de gouvernance,
soit divers domaines, dont le domaine social et professionnel.
13
ainsi, la légitimité, qui se veut fondatrice, est complexe, voire polé-
mique :
– les uns la fondent uniquement par le droit alors que d’autres la
pensent supérieure à la légalité et la définissent comme l’existence de
normes symboliques partagées, permettant aux membres d’une société
d’interagir. il y a donc une distinction entre la légitimité formelle et la
légitimité sociale ; la légitimité formelle est celle du droit, l’aspect légal
d’une organisation politique ; la légitimité sociale relie les citoyens sur
la base d’une identité collective forte et d’intérêts communs ;
– d’aucuns rappellent que la légitimité s’impose de diverses manières,
par la tradition, le statut, la connaissance, l’expertise, la conviction…
Et de ce fait, d’autres considèrent que cette pluralité de légitimités
dissout l’idée d’une légitimité absolue au profit d’un relativisme ;
– enfin, certains se demandent jusqu’à quel point l’affirmation d’une
légitimité ne pérennise pas un modèle défunt. Les « discours de légiti-
mation » seraient en quelque sorte un appel désespéré.

La réflexion sur la légitimité a ainsi varié dans le temps, elle a


emprunté des voies multiples, s’est complexifiée ; elle est toujours en

Brigitte Bouquet est professeure émérite, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

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construction. aussi cet article a pour but d’apporter une vision synthé-
tique. il rappellera d’abord le concept de légitimité, son évolution, puis
portera sur ses contours dans la dimension politique et dans la dimen-
sion sociale. Enfin, il se centrera sur la question de la légitimité dans
le travail social.

II RAPPEL ÉTYMOLOGIQUE ET BRÈVE APPROCHE DU CONCEPT


Le terme « légitimité » – venant de lex, loi, droit écrit – provient du
latin legitimus, fixé par les lois, conforme aux lois. Le dictionnaire des
notions philosophiques la définit comme ce qui est « conforme non
seulement aux lois mais aussi à la morale, à la raison ». Et le diction-
naire Littré la décline : « qualité de l’autorité légitime, des pouvoirs
légitimes, se référant à la loi ; qualité de ce qui est légitime, par des
conditions requises par la loi ; qualité de ce qui est fondé en équité, en
raison ».

différentes conceptions de la légitimité se sont succédé et enrichies.


d’un point de vue sociologique, la validité et l’effectivité de l’ordre
légitime se fondent sur des mécanismes sociaux. Les apports sociolo-
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giques sont nombreux et nous n’en évoquerons que certains : Weber,
14 habermas, Bourdieu, Boltanski et thévenot.

– Comme l’a rappelé hélène hatzfeld, le sociologue max Weber 1


distingue trois fondements de la légitimité : 1) un caractère rationnel,
reposant sur la croyance en la légalité et au droit de donner des direc-
tives pour ceux qui sont appelés à l’exercer (domination légale) ; 2) un
caractère traditionnel, reposant sur la croyance des traditions valables
de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à l’exercer
(domination traditionnelle) ; 3) un caractère charismatique, reposant
sur la soumission à la valeur exemplaire d’une personne (domination
charismatique) ;
– habermas 2 se pose contre la réduction de la légitimité à la légalité,
contre l’empirisme, contre le décisionnisme, et ouvre la voie à une
éthique communicationnelle ;
– les sociologies d’inspiration marxienne ou critique – marx, Bourdieu
et son école – dénoncent l’arbitraire fondamental de toutes les formes
de légitimité en montrant comment elles sont avant tout reliées à l’exer-
cice et à la justification du pouvoir ;

1. max Weber, Le savant et le politique, paris, éditions 10/18, 2002.


2. Jürgen habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme
avancé, paris, payot, 1978.

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La complexité de la légitimité

– plus récemment, Laurent thévenot et Luc Boltanski 3 ont également


renouvelé la réflexion sur la légitimité en dégageant six principes de
légitimation de l’action humaine.

dans la sociologie des organisations, autorité et pouvoir sont englo-


bés dans le concept de légitimité. « il n’y a pas de pouvoir sans légiti-
mité, c’est-à-dire sans acceptation par l’exécutant de la domination
exercée par l’activité investie du pouvoir formel 4. » Bref, comme le
rappelle amin maalouf, « la légitimité est ce qui permet aux peuples et
aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité d’une
institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse
de valeurs partagées 5 ». quant au concept de légitimation, il vise à
décrire un processus par lequel des individus sont amenés à reconnaître
la légitimité du pouvoir, des institutions, des comportements, des
discours, des usages…

après ce bref rappel, il importe de voir comment la légitimité se


construit.

II LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE, LÉGALITÉ ET LÉGITIMITÉ


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avec l’avènement de l’état de droit et le développement des démo- 15
craties modernes, l’exigence de légitimation est liée à celle de légalité,
au fur et à mesure de la socialisation du pouvoir par la mise en place
des institutions et des lois. Légalité et légitimité sont les deux pôles
correspondants de la vie politique. alors que la légalité est le caractère
de toute action conforme aux lois, la légitimité politique est le carac-
tère d’une décision qui a été prise soit selon des lois écrites – les lois
expriment des valeurs de la société et des choix démocratiques –, soit
par les représentants du peuple, votant en son nom, selon le principe de
démocratie : « la loi est l’expression de la volonté générale » et selon
le principe d’égalité « la loi est la même pour tous ». ainsi la légiti-
mité politique est reconnue pour définir et orienter l’action collective
et prendre les moyens d’assurer un certain degré de concrétisation.

Les politiques publiques peuvent donc revêtir deux principaux


aspects dans leur processus de légitimation sociale : d’une part, des
coproductions entre gouvernants et gouvernés caractérisées par l’éla-
boration gouvernementale des champs, axes et stratégies d’interven-
tion, et par la prise en compte des visions et aspirations spécifiques des

3. Laurent thévenot, Luc Boltanski, De la justification. Les économies de la grandeur,


paris, Gallimard, 1991.
4. philippe Bernoux, La sociologie des entreprises, paris, Le seuil, 1995.
5. amin maalouf, Le dérèglement du monde, paris, Grasset, 2009.

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gouvernés ; d’autre part, le consentement sur la pertinence des poli-


tiques élaborées et leur appropriation par la population. Les politiques
publiques sont d’autant plus légitimes et appropriées qu’elles s’articu-
lent sur les problèmes existentiels de celle-ci. ainsi il n’y a pas de poli-
tique sans légitimité, aucun pouvoir n’échappant, tôt ou tard, à
l’exigence de justification.

or, la légitimité politique est réinterrogée car la crise actuelle du


politique porte sur sa capacité d’action symbolique et matérielle. il a le
plus grand mal à imposer ses objectifs et se replie sur des régulations
procédurales et des coordinations souples de programmes.

pierre rosanvallon porte un diagnostic d’affaiblissement touchant


« les deux grandes façons de concevoir la légitimité : la légitimité déri-
vée de la reconnaissance sociale d’un pouvoir et la légitimité comme
adéquation à une norme ou à des valeurs […]. Ces deux formes croi-
sées de légitimité – procédurale et substantielle – sont sorties du
registre de l’évidence 6 ». dans son cours 7, il considère que la typolo-
gie distinguant la légitimité comme produit d’une reconnaissance
sociale et la légitimité comme adéquation à une norme est dépassée
par les légitimités d’impartialité, de réflexivité et de proximité.
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il n’existe plus un consensus de confiance suffisant. or, la confiance
facilite l’échange, la participation, et l’engagement citoyen ; elle est un
« réducteur de la complexité sociale » selon niklas Luhmann 8. diffé-
rentes recherches constatent le déficit des politiques publiques et en
montrent trois conséquences négatives : une méconnaissance des
processus de concertation avec le public ; un affaiblissement du rôle
régulateur de l’état et des collectivités publiques ; une perspective à
court terme qui pousse à introduire des éléments de rentabilité finan-
cière au sein de la gestion publique au détriment de la finalité sociale
et de la pensée économique.

La réponse actuellement donnée est la gouvernance, c’est-à-dire la


recherche, pour un problème donné, de l’espace de régulation le plus
adéquat et l’adaptation des politiques publiques aux trajectoires et aux
besoins des populations. prenant en compte la légitimité du rôle des
acteurs non étatiques et l’articulation du niveau local avec les autres
échelles de gouvernance, elle se veut une dynamique permanente, le

6. pierre rosanvallon, La légitimité démocratique : impartialité, réflexivité, proximité,


paris, Le seuil, 2008.
7. Cours de pierre rosanvallon, « Les métamorphoses de la légitimité », paris, Collège de
france, 2007-2008.
8. niklas Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale,
paris, Economica, 2006.

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La complexité de la légitimité

vecteur du pluralisme politique, incarnant la pluralité sociale, et non plus


celui d’une vision techniciste et instrumentale de la démocratie. néan-
moins, cette volonté d’innovation coexiste encore trop souvent avec le
souci de renforcer les modes d’intervention traditionnels de l’état.

II LA LÉGITIMITÉ SOCIALE
Comment trouver socialement une place légitime parmi et outre les
politiques traditionnelles de l’état ? pour pouvoir répondre à cette
question, observons la légitimité sociale, notamment par la légitimité
des associations, la légitimité institutionnelle et la légitimité profes-
sionnelle.

II La légitimité sociale et civique des associations

on peut distinguer deux aspects de la légitimité associative : d’une


part, des éléments relatifs à la construction de la légitimité « identitaire
» d’une association ; d’autre part, ceux relatifs à la légitimité « collec-
tive » au service de l’utilité générale. Les associations sociales veulent
contribuer activement au dynamisme du processus démocratique.
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prenant en considération la demande de publics extrêmement diversi-
fiés, elles ont pour but de tisser du lien social, de favoriser l’engage- 17
ment et la prise de responsabilités. parmi leurs critères spécifiques,
citons : la primauté de leur finalité, la non-lucrativité, la gestion désin-
téressée, l’apport social, le fonctionnement démocratique, et souvent
l’existence d’agrément 9.

Les associations ont considérablement évolué au cours des vingt


dernières années, tant sur le plan structurel que sur celui des compé-
tences. pourtant, une meilleure reconnaissance en tant que partenaires
des pouvoirs publics constitue pour elles une demande récurrente.
« L’ambition des associations de solidarité de participer au jeu démo-
cratique républicain, en proposant, en incitant la puissance publique à
infléchir ses analyses et orientations en matière de prise en compte des
plus fragiles de nos concitoyens, est plus fortement déniée aujourd’hui
par les autorités », précise dominique Balmary 10.

L’engagement, la conviction suffisent-ils à légitimer les associa-


tions ? face au questionnement de la légitimité et de la spécificité asso-
ciatives, henri noguès 11 a évoqué des repères évitant deux écueils – la

9. Critères élaborés par le Conseil national de la vie associative (Cnva).


10. dominique Balmary est président de l’uniopss depuis 2007.
11. henri noguès, « Les associations d’intervention sociale et médicosociale à la recherche
de nouvelles légitimités », dans Youcef Boudjémaï (sous la direction de), Quel devenir pour
le travail social ? Nouvelles questions, nouvelles légitimités, paris, L’harmattan, 2013.

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Brigitte Bouquet

surestimation des contraintes et la négligence du poids des contraintes


– et a rappelé que les associations devraient avoir une triple stratégie :
au plan social, mobiliser leur capital immatériel ; au plan économique,
réexaminer – voire modifier – leur catégorie d’appartenance ; au plan
politique, garantir la qualité et la cohérence de leur gouvernance.

La reconnaissance de la légitimité des associations passerait-elle


aujourd’hui par une « rationalisation » en termes de compétences et
par une certaine « professionnalisation » de l’engagement bénévole ?

II La légitimité institutionnelle

Les organisations portent en elles la référence à la loi, au cadre


réglementaire, aux missions reçues. Elles ont une compétence et un
intérêt général. aussi, elles ont à gérer deux caractéristiques centrales
et stratégiques : être légitimes et singulières. Leur légitimité se joue
dans leur capacité à se définir socialement et à situer leur champ d’ac-
tion sociale dans le cadre et dans le respect de l’intérêt général et d’une
certaine éthique.

selon mark suchman 12, la légitimité institutionnelle est caractéri-


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sée par « la perception ou présomption généralisée que les actions
18 d’une entité sont désirables, correctes et appropriées à l’intérieur d’un
système de normes, de valeurs, de croyances et de définitions sociale-
ment construites ». il distingue plusieurs types de légitimité des insti-
tutions : la légitimité pragmatique reposant sur la capacité de
l’organisation de satisfaire les intérêts des différents acteurs sociaux ;
la légitimité morale fondée sur la croyance collective que l’activité
promeut le bien-être sociétal ; la légitimité cognitive fondée sur la
cohérence entre les comportements de l’organisation et les schémas de
ce qui est compris des acteurs sociaux.

de même, si on se réfère à richard scott 13, outre le rôle adminis-


tratif – légitimité interne de rationalité –, les trois piliers de légitimité
des institutions sont le rôle réglementaire et régulateur, le rôle norma-
tif qui repose à la fois sur des systèmes de valeur et sur des normes, le
rôle culturel-cognitif pour adopter un cadre de référence commun. Ces
piliers sont le socle institutionnel légitimant l’existence et les pratiques
d’une organisation.

Beaucoup s’appuient sur la théorie néo-institutionnelle (nouvelle


économie institutionnelle), très variée et hétérogène, qui a connu de

12. mark C. suchman, « managing legitimacy : strategic and institutional approaches »,


Review Academy of Management, 1995, vol. 20, n° 3.
13. W. richard (dick) scott, Institutions and Organizations, sage publications, 2001.

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La complexité de la légitimité

forts développements au cours des vingt dernières années. Les concepts


de la théorie néo-institutionnelle sont : les modes de gouvernance, l’en-
vironnement institutionnel et l’interaction qui les anime.

mais de nombreux points sont controversés. Les organisations,


créées à des périodes historiques particulières, marquées de l’empreinte
de l’environnement du moment, peuvent persister avec une inertie
substantielle. Elles entrent non seulement en concurrence pour des
ressources et leur public, mais également par la recherche de pouvoir
et de légitimité. « pour gagner cette légitimité, les organisations inven-
tent des mythes sur elles-mêmes, s’adonnent à des activités symbo-
liques et créent des histoires, ce qui participe à leur survie et à leur
propre institutionnalisation. En ce sens, les composantes politiques,
voire rituelles, de la vie organisationnelle surpassent la poursuite de
l’efficacité 14. » Cependant, actuellement, la crise de légitimité est aussi
une crise de l’efficacité qui tient à la complexité de la gestion, aux
normes relatives à la productivité et à l’aggravation des problèmes
sociaux. Elle pose la question de la légitimité et de l’identité dans une
activité à caractère relationnel, supposée échapper aux enjeux
marchands.
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II La légitimité professionnelle
19
Les institutions sociales et les travailleurs sociaux emploient moins
le terme « légitimité » que celui de « reconnaissance », motivés par le
ressenti du « déni de reconnaissance 15 ». il est pourtant important de
relier les éléments fondateurs de la professionnalisation au processus
de légitimation.

La légitimité du travail social est historiquement forgée dans les


actions qui s’adressent aux personnes en difficulté ou handicapées…
La lente construction de la légitimité comporte la question de la fina-
lité et du sens, dans sa double dimension de signification et d’orienta-
tion, et de la relation professionnelle, en tant que relation humaine
impliquant des sujets. de plus, la légitimité professionnelle n’est pas
seulement un idéal-type historique. Elle découle des lois, règles et
contrats qui déterminent les conditions juridiques, elle s’appuie sur des
savoirs, des savoir-faire (procéduraux, comportementaux, pragma-
tiques…), des compétences (relationnelles, sociales, organisation-
nelles…), des principes éthiques, la nature même de l’acte. Elle fait
partie de la construction identitaire.

14. isabelle huault, « des organisations en quête de légitimité », dans isabelle huault,
sandra Charreire (sous la direction de), Les grands auteurs en management, éditions Ems,
2009.
15. axel honneth, La lutte pour la reconnaissance, paris, Cerf, 2000.

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aujourd’hui, les divers aspects de la légitimité du travail social sont


décrits ancrés au quotidien :
– la légitimité de proximité, basée sur la relation et la prise en compte
de la particularité des personnes. Elle nécessite la confiance ;
– la légitimité d’intention/attention à la réalité de la vie vécue, concrète,
des personnes ;
– la légitimité du travail d’accompagnement, mettant en œuvre une
interaction relationnelle basée sur les compétences professionnelles et
les atouts de la personne ;
– la légitimité d’action, engageant certes l’efficacité de l’agir, mais
dépassant les pièges de la contrainte et de la soumission, pour aider à
faire la reconquête d’une autonomie sociale et individuelle ;
– la légitimité d’expertise, liée tant à la compétence pour l’action qu’à
la capacité à contribuer à la performance de l’institution et à la partici-
pation aux politiques sociales.

pour reprendre l’expression d’ana marques 16, « ce travail quoti-


dien est de nature “micropolitique” » : il est « “politique” dans le sens
où, selon la définition de nicolas dodier 17, ce qui est en jeu, c’est la
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manière dont les acteurs établissent ou critiquent des pouvoirs et
20 pensent leur légitimité ; et il est “micro” car il se passe à l’échelle des
séquences d’échanges autour de prises en charge concrètes des
usagers ».

En résumé, l’intervention est reconnue comme une pratique légi-


time et instituée. Car au-delà du diplôme, en dehors de tout corpora-
tisme et des discours traditionnels de légitimation tenant notamment à
la possession de connaissances, la légitimité se situe au cœur de la
compétence, dans l’engagement d’agir pour une finalité sociale et
éducative. Elle repose sur la reconnaissance des activités de travail et
des manières de faire, sur la capacité relationnelle et sur l’expertise
professionnelle.

mais pour les uns, la légitimité du travail social s’effrite, et pour


d’autres, elle est quasiment contestée du fait que le travail social n’ar-
rive pas à atteindre efficacement les buts pour lesquels il a été créé. En

16. ana marques, Construire sa légitimité au quotidien. Le travail micropolitique autour


d’une équipe mobile psychiatrie-précarité, thèse de sociologie soutenue le 5 mars 2010,
école des hautes études en sciences sociales.
17. La définition de nicolas dodier, dans Leçons politiques de l’épidémie de sida, paru
aux éditions de l’EhEss en 2003, privilégie la notion de « travail politique » au sens de
rééquilibrage des pouvoirs entre cliniciens, agences d’état, firmes pharmaceutiques,
patients et opinion publique.

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La complexité de la légitimité

fait, la pertinence et l’efficacité de l’action des travailleurs sociaux sont


depuis longtemps soumises à de vives critiques et le débat sur la ques-
tion de la légitimité dans le travail social est récurrent. il tiendrait moins
des finalités du travail social que de sa réalité et ses capacités face aux
conditions structurelles et socio-économiques auxquelles il est
confronté.

actuellement, on en appelle à un travail social ayant la capacité


d’identifier, d’interpréter et de connecter des logiques plurielles
(logique thérapeutique et clinique réparatrice, logique administrative,
gestionnaire, logique politique, logique judiciaire) auxquelles sa
logique éducative et sociale se trouve confrontée, de mieux traduire les
demandes, d’analyser les conjonctures, de savoir ajuster ses réponses,
de partager des informations, de trouver sa place dans un système
concurrentiel, de pondérer des relations de force et de pouvoir… plus
généralement, entre la déconsidération des métiers d’aide à autrui, les
logiques normatives, les injonctions paradoxales et les menaces finan-
cières, se posent les enjeux de légitimation pour le secteur social et
médicosocial. La légitimité du travail social associée aux finalités et à
la justification de l’utilité sociale serait à reconquérir.
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II LA LÉGITIMITÉ DES USAGERS/CITOYENS 21
outre la légitimité sociale reconnue par la Constitution, en france
et plus généralement dans le monde occidental, les démocraties ont
évolué vers plus de participation des citoyens aux décisions publiques.
Leur objectif est de renforcer la légitimité démocratique. aussi des
méthodes de concertation s’appuyant sur la capacité des citoyens à
débattre, à élaborer un avis ont été expérimentées et utilisées comme
appui des prises de décisions publiques.

Les dispositifs participatifs ont progressivement acquis, notamment


en france, un caractère prégnant dans la conception, la conduite et
l’évaluation des politiques publiques, et répondent à une tendance de
notre société : « tous experts ». ainsi, la participation du citoyen aux
décisions locales a été considérablement renforcée depuis le début des
années 1990 et consacrée par les textes législatifs. L’implication des
citoyens dans la gestion de la cité est ce qu’on appelle la « démocratie
participative » (conseils de quartier, ateliers citoyens, référendums
locaux, budget municipal participatif…). quant à la participation du
citoyen à la vie publique nationale, elle suit des modalités différentes
(demandes d’avis, états généraux, conférence de citoyens, comités
nationaux des usagers…). Cette « co-élaboration » répond à une véri-
table demande des citoyens, dans un contexte de défiance vis-à-vis de
l’action politique.

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dans les institutions, les lois du 2 janvier 2002 et du 4 mars 2002


ont produit la légitimité de la participation et de la représentation des
usagers aux problématiques sociales, de santé… Ces lois ont rétabli la
considération des usagers, leur droit de parole dans le fonctionnement
quotidien des organisations, et nécessitent une reconnaissance mutuelle
de leur propre légitimité entre professionnels et usagers. malgré la légi-
timité nouvelle des usagers dans les institutions, conférée « du haut »,
la possibilité de mise en pratique de leur légitimité « quotidienne » est
cependant à questionner. de nombreuses personnes témoignent de leurs
difficultés à prendre la parole pour défendre leur point de vue et esti-
ment qu’elles sont peu écoutées. Elles ressentent le poids de l’exper-
tise professionnelle – qu’elle soit médicale, gestionnaire ou
administrative – et font face à des professionnels et des responsables se
connaissant de longue date et fonctionnant trop sur des implicites. dans
les conseils de la vie sociale 18, elles disent ressentir trop souvent des
doutes quant à leur légitimité à pouvoir parler au nom des usagers.

tout un travail reste donc à faire sur la reconnaissance profession-


nelle de la légitimité des usagers. pour les professionnels, elle implique
de respecter leurs préoccupations, qui débordent les cadres « objectifs
» des institutions ou le champ de pratiques professionnelles et sont plus
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larges, embrassant de nombreux éléments de leur vie au quotidien. Elle
22 engage à dominer la relation complexe entre expertise et codécision, et
nécessite que le travail avec les usagers prenne en compte leur situa-
tion, leur parcours de vie, leurs capacités et leur apport pour co-élabo-
rer les réponses. plus largement, il s’agit de reconnaître la légitimité
de la participation des usagers à des problématiques sociales, de renfor-
cer leur légitimité à interpeller la politique publique de manière
critique, à en montrer les problèmes mais aussi à l’influencer et à parti-
ciper à son élaboration, de les accompagner dans la construction de
leur parole collective.

II ENJEUX ET DÉFIS
aujourd’hui, il y a une crise de légitimité. La légitimité est de plus
en plus un parcours d’épreuves, elle se diffracte en une multiplicité de
preuves à apporter en fonction d’une diversité d’acteurs et de situa-
tions. de plus, la notion d’intérêt général rencontre un certain scepti-
cisme. Ce sentiment se trouve accentué par l’accroissement de la

18. Le Conseil de la vie sociale (Cvs) a pour objectif la participation et l’expression des
personnes accueillies dans un établissement ainsi que celles de leur famille ou tuteur, de
formuler des avis et des propositions sur toute question intéressant le fonctionnement de
l’établissement ou du service.

Vie Sociale n° 8 – 2014


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La complexité de la légitimité

gestion administrative. Le foisonnement des textes réglementaires n’ar-


rive plus à suivre la complexité de la vie sociale. Bref, la légitimité est
devenue une réalité fragile ; elle varie avec le contexte – la culture, le
secteur, l’organisation notamment – et surtout avec les caractéristiques
de celui qui l’attribue. Laissera-t-on la légitimité en panne ou fera-t-on
émerger de nouveaux fondements de légitimité, des métamorphoses de
la légitimité ?

d’une part, il ne s’agit pas d’abandonner toute prétention à une légi-


timité propre, mais de mieux comprendre et agir dans une « cohabita-
tion » des légitimités :
– la légitimité du pouvoir démocratique, législatif, des politiques
sociales ;
– la légitimité citoyenne ;
– la légitimité institutionnelle sociotechnique, de mise en œuvre ;
– la légitimité professionnelle à finalité sociale-pédagogique-éthique.

d’autre part, face aux diverses revendications de légitimité, il est


important de reconnaître la diversité des principes au nom desquels il
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est possible de vivre ensemble. Enfin, pour de nouvelles dynamiques
de légitimation, il devient urgent d’ouvrir des espaces d’argumentation
23
portant sur le rôle du travail social, sur les actions de solidarité à
promouvoir et sur un projet de société mobilisateur et novateur.

En somme, pour être reconnue, la légitimité demande un travail


continu portant sur sa nature, sa diversité, sa complémentarité avec les
autres légitimités ; elle requiert des mutations permanentes en fonction
de l’évolution de la société et des problèmes sociaux, et nécessite un
dialogue constructif dans les propositions de politiques sociales.

Vie Sociale n° 8 – 2014

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