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ÉCRITURES TRANSGRESSIVES ET PENSÉE DE LA TRANSGRESSION.

SADE ET BATAILLE LUS PAR FOUCAULT


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Philippe Sabot

De Boeck Supérieur | « Revue internationale de philosophie »

2020/2 n° 292 | pages 105 à 120


ISSN 0048-8143
ISBN 9782807393509
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2020-2-page-105.htm
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Écritures transgressives et pensée de la transgression
Sade et Bataille lus par Foucault

Philippe Sabot
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La transgression est un thème complexe et en un sens paradoxal puisque lui est
attachée à la fois une forme d’évidence (la « transgression », ça nous parle ; on a
une idée de ce que cela signifie parce que cela renvoie à une forme de radicalité
dans le geste ou dans l’action) et une forme d’opacité, liée non seulement aux
multiples dimensions ou terrains où elle peut s’expérimenter et se manifester
(l’art et la littérature, la religion, la politique) mais aussi à la valeur « négative »
qui lui est immédiatement associée. C’est l’idée, du sens commun, selon laquelle
la transgression est de l’ordre du mal, qu’elle nous confronte à quelque chose de
répréhensible (par rapport aux valeurs de la morale commune) et même quelque
chose de dangereux – qui peut être recherché pour lui-même ou au contraire
fui et craint : elle renvoie par là à une dimension de l’existence (personnelle ou
sociale) où cette existence elle-même est mise en danger, exposée à la condam-
nation, à la réprobation ou même à l’exclusion (il faut punir et enfermer ceux
qui se livrent à des actes transgressifs). Pour comprendre ce qui apparaît ainsi
comme la négativité de la transgression, il faut peut-être commencer par en
expliciter la signification ordinaire pour en interroger ensuite la portée à partir
de la pensée de Foucault et de deux écrivains qu’il a étudiés à partir de cette
question de la transgression : Sade et Bataille.

La transgression : du concept à l’expérience


Nous engagerons cette réflexion en faisant état d’une double surprise. Afin
d’élaborer une sorte de pré-détermination de la transgression pour encadrer
les analyses qui vont suivre, nous nous tournons naturellement vers quelques
dictionnaires pour en extraire des éléments de définition et les confronter les
uns aux autres. Or, première surprise : ni le dictionnaire des faits religieux, ni le
dictionnaire de la pensée politique, ni le dictionnaire des sciences humaines, ni
le dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, ni le dictionnaire du corps,
successivement consultés, ne comportent d’entrée spécifique consacrée à la notion
de « transgression ». Seul le Littré livre les indications suivantes, assez limitées
toutefois. La transgression y est renvoyée, comme on peut s’en douter, à une
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action, l’action de transgresser dont la signification – seconde surprise – est à la


fois géologique et anthropologique. Au sens géologique, la transgression signifie
en effet un débordement de terrain ou une avancée de la mer qui vient recouvrir
une couche inférieure ou un rivage érodé. Ce sens est littéral, il s’appuie sur
l’étymologie latine (trans- et gradere) qui implique la dynamique d’une traversée
ou d’un passage au-delà d’une limite. Dans le registre spatial des mouvements
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naturels des couches géologiques, un tel « passage » signifie à la fois donc un
déplacement hors de limites préalablement assignées (pour la mer, la délimita-
tion du rivage, et des terres) et le résultat de ce déplacement (la superposition de
couches géologiques, le recouvrement de terres : on parle alors de « stratification
transgressive »). Ces éléments empruntés à la géologie ne méritent toutefois d’être
rapportés ici que parce qu’ils éclairent le sens proprement anthropologique de
la transgression qui, pour être saisi, suppose toutefois quelques déplacements
importants. Là encore, il s’agit d’un rapport à la limite, par exemple aux limites
que manifeste le système des lois voire l’ordre social, qu’il soit lui-même établi
par les hommes (suivant les termes d’un contrat social) ou prescrit en fonction
de préceptes divins (formant un corpus d’interdits fondamentaux). Ce rapport
transgressif à la limite devient donc rapport à la loi et à l’interdit.
Mais nous comprenons aussi ce qui change et l’écart qui se marque entre les
deux terrains d’exposition du concept de transgression (le terrain géologique et
le terrain anthropologique). Dans le premier cas, la transgression est un mouve-
ment naturel qui vient en quelque sorte déplacer une limite elle aussi naturelle.
Nous restons donc dans le registre du nécessaire, des lois de la nature. Dans le
second cas au contraire, la transgression relève de l’exercice d’une liberté qui
se heurte à l’expression d’une loi et qui lui objecte en quelque sorte sa propre
détermination en l’outrepassant, et en s’inscrivant ainsi dans un rapport critique
à cette loi (humaine ou divine). En un sens, elle la met en crise en l’interrogeant
sur sa propre nécessité et en contrevenant à l’ordre qu’elle impose et que l’ordre
des lois tend à naturaliser en se faisant passer pour l’ordre (naturel) des choses.
Par conséquent, la transgression entendue en ce second sens, et à partir de cette
fonction critique, déploie son sens à partir d’une série de thématiques conver-
gentes. Chacune de ces thématiques s’articule elle-même à la dimension d’une
conflictualité interne qui nourrit au fond l’action, l’acte, le geste transgressif.
La première thématique est celle de l’ordre et du désordre, ou plutôt celle
de l’ordinaire et de l’extra-ordinaire. La transgression désigne en effet ce
mouvement où l’ordre supposé des choses vient à être sinon renversé du
moins pris à revers, poussé à sa propre limite et vers son propre dehors, vers la
bordure extérieure de l’ordre, à partir de laquelle cet ordre se trouve menacé :
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l’extra-ordinaire surprend (il a le statut et la force renversante d’un événement),


mais il inquiète aussi en ce qu’il dessine la possibilité d’un désordre. Ce mouve-
ment transgressif vers un au-delà de l’ordre des choses, vers une rupture de
l’ordre des choses et des limites qu’il impose d’ordinaire à nos actions et à nos
désirs, rencontre alors une seconde thématique qui est celle de l’expérience.
La transgression confère en effet à l’action humaine la forme d’une expé-
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rience, voire d’une expérimentation de la limite qui correspond à son franchis-
sement. Dans ce mouvement du passage de la limite, c’est en quelque sorte la
liberté qui s’éprouve elle-même, qui déploie une expression de son illimitation
face aux limites de l’expérience commune (ou ordinaire). Dans la transgression,
il n’y a donc pas seulement un rapport (négatif) à l’interdit, mais il y a également
la dimension, positive, de la mise à l’épreuve d’une liberté qui trouve ici la
possibilité de se prouver qu’elle existe et de poser dans un acte cette puissance
qui la porte en avant d’elle-même.
Disons alors, pour conclure ce bref décryptage conceptuel, que la transgres-
sion offre la possibilité, mais présente aussi le risque, le danger (à la fois pour
celui qui l’opère et pour ce à quoi elle s’attaque), d’une confrontation entre un
ordre, une limite donnée, et une liberté ou une expérience qui, au lieu de butter
sur cette limite, se décide à la franchir et à outrepasser ainsi la délimitation
prescrite des possibilités d’existence ou des formes de vie – telle qu’elle se
donne dans l’ordre des lois mais aussi dans l’ordre du discours où s’énonce la
limite de ce que nous sommes et de ce qui nous fait être, penser, agir.
Venons-en à présent au point d’application plus précis de cette réflexion.
Pourquoi et dans quels termes Michel Foucault a-t-il fait place dans sa pensée
à cette opération de la transgression ? Pour répondre à cette question très vaste,
nous allons nous concentrer sur deux figures majeures de la transgression qui
sont des figures d’écrivains-penseurs qui occupent chez Foucault une place
tout à fait particulière et privilégiée : Sade et Bataille. Nous souhaitons montrer
en particulier comment Foucault noue, à travers la littérature et à travers ces
deux auteurs en particulier, la question de la transgression à celle d’une « expé-
rience-limite ».1 dont la portée excède largement celle d’un acte gratuit pour
renvoyer plutôt à la dimension critique d’une réflexion sur l’ordre, sur la mise
en ordre des choses dans l’élément du discours et sur la puissance déstabili-
satrice du langage. Ce qui signifie que pour Foucault, au moins au début des
années soixante (de l’Histoire de la folie à Les Mots et les choses), la littérature

1. Cette expression est empruntée par Foucault à Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Éditions
Gallimard, 1969, Chapitre II.
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offre l’une des expressions les plus appropriées et les plus puissantes à cette
forme de « contestation » (une autre notion empruntée à Blanchot) qui permet
d’approcher le rapport critique à la limite par quoi se définit la transgression.
Nous verrons que ce qui est ainsi au cœur de la démarche de Foucault, c’est en
réalité une reprise de la problématique (kantienne) d’une critique de la raison.
Mais cette démarche d’une critique de la raison se trouve reprise ici sous la
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forme redoublée d’une critique de cette critique, confrontant les pouvoirs du
langage et du désir (et même : du langage du désir) à ceux de la rationalité.

Sade : une pensée du dehors


Dans les lignes qui suivent, nous ne parlerons que du Sade de Foucault, donc
de Sade tel que Foucault en réfléchit le langage et la pensée en particulier dans
le cadre du développement de son analyse de la modernité (et des Lumières).
D’après cette analyse, Sade apparaît comme le contemporain de Kant. Que
signifie cette contemporanéité et surtout comment permet-elle d’appréhender
et de qualifier la nature transgressive de l’opération sadienne (qui intéresse
davantage Foucault que « Sade » comme auteur d’une œuvre) ?
On peut dire pour commencer que, de l’Histoire de la folie (1961) à Les Mots
et les choses (1966), l’œuvre de Sade apparaît comme un contrepoint insistant et
fascinant du rationalisme éclairé : les Lumières sont alors comme dédoublées,
ouvertes sur leur propre incertitude, sur leur propre « jeu » – entre philosophie
et littérature, ordre et désordre, raison et déraison. À cet égard, il semble que
l’œuvre de Sade prend doublement place dans l’archéologie du savoir. Elle y
apparaît d’abord bien sûr au titre, local, d’un événement discursif, rapporté et
strictement corrélé à cet autre événement discursif que représente l’émergence
du thème transcendantal avec Kant (c’est-à-dire la réflexion sur les conditions
de possibilité de l’expérience). Mais elle y fonctionne également au titre, plus
global, d’un opérateur transgressif dans l’ordre du savoir, d’un passage à la
limite qui illustre les potentialités anti-dialectiques de ce que Foucault nomme
une « pensée du dehors », et qu’il associe à l’effort naissant de la littérature
moderne pour contrer les avatars philosophiques de la pensée du dedans ou du
Même, celle qui est finalement prise dans le « cercle anthropologique »2 d’une
autofondation de la finitude. La transgression sadienne est alors une contesta-
tion de cette logique de la finitude (et donc de la limite en tant que condition
de l’homme), une contestation dont le langage littéraire (et son pouvoir de

2. Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 ; rééd. Gallimard,
1972, Chapitre V.
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nomination illimité) constitue l’élément privilégié et dont la sexualité et le désir


sont le vecteur manifeste. Ces deux aspects sont clairement mis en valeur par
Foucault dans deux séries de textes contemporains : la première série culmine
dans le passage, explicitement consacré à l’œuvre de Sade, qui clôt la première
partie des Mots et les choses (consacrée à l’âge classique comme âge de la
représentation) ; la seconde série comprend les textes sur la littérature écrits
depuis le début des années soixante et dont un article sur Blanchot, « La pensée
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du dehors » (1966), récapitule au même moment les enjeux.
Lorsque, dans Les Mots et les choses, il cherche à décrire « la mutation qui
s’est produite vers la fin du XVIIIe siècle dans toute l’épistémè occidentale »3,
Foucault assigne en effet à l’œuvre de Sade la fonction archéologique d’iden-
tification critique d’un seuil : cette œuvre désigne et en un sens accomplit « la
fin de la pensée classique »4. Pourquoi ? Parce que justement elle marque la
limite du discours représentatif de l’âge classique, de ce discours voué à la mise
en ordre et en mots des choses dans l’élément taxinomique du tableau. Avec
Sade, on assiste à l’émergence de forces extra-représentatives (la violence, la
mort, la sexualité) au sein même de cet ordre du discours. Par conséquent, il
est important de noter que les livres de Sade intéressent d’abord Foucault dans
la mesure où ils appartiennent encore à l’espace de la représentation et qu’ils
tirent même leur force de cette situation à la limite qui les place en position de
contestation interne de la pensée classique : « Cette œuvre inlassable manifeste
le précaire équilibre entre la loi sans loi du désir et l’ordonnance méticuleuse
d’une représentation discursive. L’ordre du discours y trouve sa Limite et sa
Loi ; mais il a encore la force de demeurer coextensif à cela même qui le régit »5.
Cette citation nous permet d’accéder à une première compréhension du sens de
la transgression sadienne, telle que Foucault cherche à la caractériser. Il ne s’agit
pas d’une rupture radicale, du franchissement net d’une limite (par exemple du
débordement de la limite du représentable par la puissance sans limite du désir).
Il s’agit plutôt, comme l’indique l’expression à première vue paradoxale « loi
sans loi du désir », d’un passage à la limite, d’une « expérience limite » qui
est moins expérience de l’au-delà de la limite, expérience qui ouvre la limite
vers l’illimité, que mise à l’épreuve de la limite elle-même. La transgression
est donc analysée comme un jeu avec les limites, ces limites étant celles de la
représentation classique, fondée sur l’acte souverain de la nomination et sur
l’articulation du nom à l’être. Avec Sade, la nomination de l’être des choses

3. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Éditions
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 219.
4. Les Mots et les choses, p. 222.
5. Ibidem.
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(qui vaut mise en ordre des choses dans le discours) devient discours du désir,
tordant le discours pour lui faire représenter l’irreprésentable. Pour reprendre
les termes de Foucault, il y a coextensivité du désir et du discours et la trans-
gression opère dans cette tension qui désormais anime le discours et menace
de le rompre. On pourrait, suivant un anachronisme délibéré, caractériser cette
opération transgressive à l’aide d’une proposition élaborée par Foucault pour
rendre compte de la démarche de Pierre Boulez (et du rapport, au sein de cette
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démarche, entre contrainte formelle et inventivité) : il s’agit de « rompre les
règles dans l’acte même qui les fait jouer »6. Non pas donc se soustraire aux
règles et les laisser en quelque sorte derrière soi comme une limitation dépassée,
mais les faire jouer – y compris contre elles-mêmes, au point de les dérégler
et de venir régler l’ordre du discours sur ce dérèglement du langage du désir.
Dans cette perspective, selon la lecture qu’en propose Foucault, on dira que les
romans de Sade referment l’âge classique sur lui-même (et ils lui appartiennent
donc intégralement), davantage qu’ils n’ouvrent sur une nouvelle expérience
historique de l’ordre. Ceci apparaît encore plus clairement dans la suite de
l’analyse foucaldienne, au moment où la situation à la limite (de l’ordre et du
désordre) de ces romans devient alors exemplaire d’une sorte de dissension
interne du moment historique des Lumières.
En effet, Justine et Juliette forment, à la naissance de la culture moderne, le
pendant de Don Quichotte, dont les deux parties ménageaient, en creux égale-
ment, une transition entre la Renaissance et l’époque classique. Don Quichotte,
d’abord présenté comme le héros dérisoire du Même, en quête de similitudes
qui se mettaient à fonctionner comme autant de mirages offerts à son délire
interprétatif, devenait en effet lui-même dans la seconde partie du roman « pur
et simple personnage dans l’artifice d’une représentation »7 : un certain rapport,
immédiat et évident, des signes aux choses, était ainsi brouillé, laissant place
au « pouvoir représentatif du langage »8. À l’autre bout de l’âge classique, le
rapport de la ressemblance à la représentation se renverse donc, avec Sade, en
rapport de la représentation au désir : « Ce n’est plus le triomphe ironique de la
représentation sur la ressemblance ; c’est l’obscure violence du désir qui vient
battre les limites de la représentation »9.
Avec Justine, héroïne profondément vertueuse (Justine ou les malheurs de
la vertu, 1791), cette violence reste toutefois contenue dans « la forme légère,

6. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l’écran traversé » (1982), in Dits et écrits, Paris, Éditions
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, vol. 4, n°305.
7. Les Mots et les choses, p. 223.
8. Ibid., p. 62.
9. Ibid., p. 223.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 111

lointaine, extérieure et glacée de la représentation »10, tout comme le héros de


Cervantès, inclus dans le destin d’un livre dont il avait à parcourir les signes,
devenait malgré lui l’objet d’une représentation dont il tirait sa vérité et sa loi
d’existence. De manière symétrique et inverse, Juliette (sœur de Justine), incar-
nation sauvage du vice (Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, 1801),
paraît renouer avec les premiers errements de Don Quichotte : si ses désirs
« sont repris sans résidu dans la représentation qui les fonde raisonnablement
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en discours et les transforme volontairement en scènes », ces discours et ces
scènes deviennent à leur tour dérisoires tant ils se remplissent d’un désir qui
sature l’espace de la représentation et menace instamment de le déborder : le jeu
réglé de la représentation et du discours qui l’ordonne, est en train de craquer
devant la puissance envahissante d’un désir qui emporte tout. S’amorce ainsi
une critique interne de la représentation, symétrique de la critique de la ressem-
blance amorcée dans la seconde partie du Don Quichotte, et qui en exploite à
fond les pouvoirs jusqu’à en faire apparaître les limites. Ces limites sont celles
d’une « nomination » qui n’est plus ici soumise au jeu de la rhétorique, mais
qui suit la prolifération indéfinie des possibilités du désir, surgissant désormais
du dessous de la représentation, et irréductibles à son ordre propre : l’extra-
ordinaire de la transgression se manifeste dans la dimension sub-versive d’un
retournement par en bas des cadres de l’expérience classique.
Or, à un autre niveau d’analyse, Sade et Kant viennent occuper, dans la topo-
logie de Foucault, des positions symétriques – et strictement contemporaines, à
travers lesquelles se trouvent désignés les deux bords, interne et externe, d’une
même rupture dans l’ordre des champs de savoir. Là où les romans de Sade
dessinent une grammaire générale des perversions, soumettant l’expression du
désir à la rigoureuse « distribution du discours philosophique et du tableau »11,
la pensée kantienne met en question la possibilité même de toute représentation,
en interrogeant ce qui, d’un seul trait, la limite et la fonde. Selon Foucault,
Juliette, « dernier des récits classiques »12, fait ainsi face à la Critique de la
raison pure : de l’un à l’autre, un seuil a été franchi qui sépare et joint à la fois
deux discours des Lumières, deux formes de rationalité qui manifestement
s’excluent l’une l’autre tout en se réfléchissant l’une dans l’autre.
Insistons un peu sur ce point. Comme Foucault l’analysait déjà dans l’His-
toire de la folie, avec Sade, c’est en quelque sorte la tension entre la raison
et la déraison, initiée et instituée par le geste du « grand renfermement » au

10. Ibidem.
11. Michel Foucault, « Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) » (1963), in Dits
et écrits, vol. 1, n°13, p. 241.
12. Les Mots et les choses, p. 225.
112 Philippe Sabot

XVIIe siècle, qui est portée à son comble, de sorte qu’apparemment « Lumières


et libertinage se sont juxtaposés au XVIIIe siècle, mais sans se confondre ».
En effet, « l’effort de la raison pour se formuler dans un rationalisme où toute
déraison prend l’allure de l’irrationnel » d’une part, et les aléas d’« une déraison
du cœur qui plie à sa déraisonnable logique les discours de la raison » 13 d’autre
part, forment comme les deux pôles constitutifs d’une expérience historique
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marquée par le partage, l’exclusion même qu’autorise la pratique de l’interne-
ment. Pourtant, comme le note également Foucault dans la conclusion de son
Histoire de la folie, malgré ce glissement du libertinage vers la déraison, la
« raison de Sade » (comme la qualifie Blanchot dans un essai majeur publié en
1963, dont Foucault s’inspire largement) est cette raison paradoxale qui énonce
« les derniers mots de la déraison »14. Elle passe les murs de l’internement
pour communiquer, dans sa violence sans mesure, avec le monde moderne,
avec notre monde. De ce point de vue donc, l’écriture de Sade n’est pas en
défaut, mais bien en excès par rapport à la raison de Kant. À la pensée de la
finitude, et de la limite, posées comme conditions d’exercice d’une rationalité
maîtrisée, apte à articuler la légalité du monde naturel et celle du monde moral
(Kant), elle oppose la charge proprement transgressive d’un désir impossible à
assouvir autrement qu’en discours de monstration et de démonstration, absolu-
ment dégagé de toute référence à un besoin naturel et conduisant irrésistible-
ment chaque personnage à « l’abolition souveraine de soi-même »15. Sade est
donc bien en un sens contemporain des grandes constructions philosophiques
des Lumières, de tout ce « verbiage sur l’homme et la nature »16, qui procède
intégralement du partage classique de la raison et de la déraison, et qu’il met
en scène de manière ironique, et excessive, dans ses romans. Et pourtant son
discours clair-obscur, sa raison traversée par « une lacune […], un manque, une
folie »17 témoigne aussi, et de manière exemplaire, de cette « pensée du dehors »
qui, en marge des Lumières, ouvre le champ d’une expérience littéraire inédite
qui associe la découverte de la sexualité à un certain effacement du sujet désirant
dans l’extériorité du langage. Sade est notre contemporain (notre « prochain »
comme dit Klossowski), soit le contemporain de Bataille et de Blanchot, au sens
où à travers ses livres se transmet d’une certaine manière un contre-héritage
des Lumières, le principe occulte, et occulté, de ce qui reste à penser dans sa

13. Histoire de la folie à l’âge classique, p. 114.


14. Ibid., p. 551.
15. Ibid., p. 554.
16. Ibid., p. 552.
17. Maurice Blanchot, « La raison de Sade », in Lautréamont et Sade, Paris, Éditions de Minuit,
1949, p. 22.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 113

déraison – une fois celle-ci délivrée du schéma dialectique de l’aliénation et


rendue à sa vigueur tragique et explosive, proprement transgressive :
La première déchirure par où la pensée du dehors s’est fait jour pour
nous, c’est, d’une manière paradoxale, dans le monologue ressassant
de Sade. À l’époque de Kant et de Hegel, au moment où jamais sans
doute l’intériorisation de la loi de l’histoire et du monde ne fut plus
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impérieusement requise par la conscience occidentale, Sade ne laisse
parler, comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir.18

Aux côtés de Hölderlin, Sade apparaît donc comme le promoteur inactuel de


cette « expérience du dehors », comprise avant tout comme l’expérience d’un
langage sans sujet, assujetti au seul impératif, éminemment de « tout dire »,
c’est-à-dire de faire tenir dans un seul Livre toutes les formules du désir, et
d’accéder à la « nomination nue de ce qui est à l’extrême de ce qu’on peut
dire »19. À ce titre, le classicisme de Sade, qui consiste à « faire entrer toutes
les potentialités de son désir dans une combinatoire qui les épuise absolument
toutes »20, est aussi sa modernité, sa fonction critique dans le présent, par-
delà la modernité affichée d’un Kant qui finit par retourner le geste critique
vers l’intériorité du sujet autonome (ou d’un Hegel qui récapitule le parcours
réflexif de l’Esprit – ce sujet absolu – intériorisant dialectiquement le monde
et l’histoire). Se dessine ainsi la figure paradoxale d’un Sade transgressif et
« Aufklärer » à la fois, qui, par l’étalage narratif des excès scandaleux d’une
sexualité dénaturalisée, tout entière « absorbée dans l’univers du langage »21,
éclaire les limites de cette pensée moderne dialectisée et totalisante – que
la littérature contemporaine (avec Bataille, Blanchot, Klossowski, Artaud…)
parcourt à son tour en recueillant enfin l’héritage de la « raison de Sade ».
Concluons sur Sade. Aux yeux de Foucault, qui cherche à réinscrire Sade
dans une histoire critique du savoir, la littéralisation du désir que ce dernier
manifeste dans ses romans, marque sans doute, aux confins de l’âge classique,
la pointe du rationalisme déraisonnable de Sade. Mais elle accomplit également
sur le plan du discours le règne d’une « sexualité anonyme sans un sujet qui
en jouisse »22. Cet anonymat de la combinatoire érotique sadienne paraît ainsi

18. Michel Foucault, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits, vol. 1, n°38, p. 521.
19. Michel Foucault, « Le langage à l’infini » (1963), in Dits et écrits, vol. 1, n°14, p. 257.
20. « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Pietri » (1972), in Dits et écrits, vol. 2, n°109,
p. 375.
21. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 249.
22. « Interview avec Michel Foucault » – entretien avec I. Lindung (1968), in Dits et écrits, vol. 1,
n°54, p. 661.
114 Philippe Sabot

justifier ultimement pour Foucault dans les années soixante la situation privi-
légiée de Sade dans le champ du savoir et dans une histoire critique des figures
de la rationalité occidentale. Sade est en effet celui qui donne à la « pensée du
dehors » la forme d’une sexualité anonyme, si bien que Les 120 journées de
Sodome pourraient être lues à la limite comme des « structures élémentaires de
la sexualité » (voire comme une « érotique structurale ») où la transgression de
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la Loi provoque la dissolution de l’homme désirant, du sujet de la jouissance.
Foucault rapproche d’ailleurs explicitement le programme sadien d’une analyse
structurale mettant en crise la souveraineté du sujet :
Sade passe en revue toutes les possibilités, toutes les dimensions de
l’activité sexuelle et les analyses, très scrupuleusement, élément par
élément. C’est un puzzle de toutes les possibilités sexuelles, sans que les
personnes elles-mêmes ne soient jamais autre chose que des éléments
dans ces combinaisons et ces calculs. […] Les personnages sont pris à
l’intérieur d’une sorte de nécessité coextensive à la description exhaus-
tive de toutes les possibilités sexuelles. L’homme n’y participe pas. Ce
qui s’étale et s’exprime de lui-même est le langage et la sexualité, un
langage sans personne qui le parle.23

En soumettant les corps au processus dépersonnalisant d’un désir calculé et


d’un logos arithmétique, Sade paraît alors s’affranchir de l’impératif catégo-
rique kantien (qui forme le versant moral de la limitation des pouvoirs de la
raison). Il renverse la fondation rationnelle de l’autonomie du sujet moral par
l’excès discursif d’une combinatoire sexuelle où plus personne n’est envisagé
comme une personne (à respecter), mais où ne subsistent plus que les rouages
élémentaires (les simples moyens) d’une infernale machine à produire du sexe
avec des mots.

Bataille : la transgression à l’œuvre


D’une certaine façon, la lecture que Foucault propose de Sade est orientée par
sa lecture de Bataille et de Blanchot : c’est en effet à travers les œuvres et les
pensées de Bataille et de Blanchot que se nouent les thèmes de l’expérience et de
la limite, solidaires d’une pensée de la transgression. C’est à Bataille d’ailleurs
que Foucault consacre son texte le plus complet portant sur la question de la
transgression : ce texte, déjà mentionné, s’intitule « Préface à la transgression »
(1963), il paraît dans un numéro spécial de la revue Critique en hommage à

23. Ibidem.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 115

Georges Bataille. Dans cet article très dense, il est possible de retrouver et
aussi d’approfondir quelques-uns des schèmes de réflexion élaborés à partir
de l’examen de l’écriture sadienne. En particulier, il apparaît que si le terme
de transgression, associé au principe de la littérature moderne, conserve son
caractère de franchissement, il ne désigne ici, pas plus que rapporté à Sade, la
dynamique qui porte vers un au-delà. La transgression paraît plutôt vouée à
éprouver la limite, à la donner à voir, comme si au fond la limite se reformait
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derrière le geste fulgurant qui la traverse et en la traversant, la manifeste. La
transgression comme manifestation de la limite et comme expérience limite,
donc, plutôt que comme infraction caractérisée ou « effraction simple ». En
s’inscrivant pleinement dans cette ligne de pensée, Bataille n’est donc pas
envisagé par Foucault comme l’opérateur de gestes transgressifs à fonction
émancipatrice (ce qui correspond à l’image traditionnelle de l’écrivain trans-
gressif). Il renvoie plutôt à cette forme de critique qui interroge les limites,
provoque la loi et lui impose de se mettre en question au lieu de s’affirmer, à
l’appui de l’ordre (moral, social), dans la dimension de l’interdit.
Chez Bataille, la transgression apparaît d’emblée comme une notion transver-
sale puisqu’elle trouve son origine dans un modèle religieux, qu’elle s’applique
à l’érotisme et trouve certaines de ses manifestations les plus directes dans la
littérature (Histoire de l’œil, Madame Edwarda, Le Petit…). Aussi désigne-t-
elle, selon Foucault, un geste, la forme d’un mouvement ou d’un dispositif (de
pensée, d’écriture) qui circule entre plusieurs espaces et dont il est finalement
possible de retrouver le code opératoire dans une sorte d’attitude caractérisée
par le jeu du franchissement et de mise en visibilité d’une limite. Retenons en
tout cas que la transgression se présente comme un nouage singulier du négatif
et du désir. Si elle s’adresse à l’ordre qu’elle viole, ce n’est pas pour le détruire
ou pour en sortir, mais pour s’engager avec lui, tout contre lui, dans un jeu
d’essence érotique. La transgression ne nuit pas à la loi en s’en débarrassant,
mais en la rendant visible. Elle l’explicite en la mettant à nu.
Avec Bataille, Foucault déplace la question du désir, de la « loi sans loi »
du désir ordonné au discours qui la représente, telle qu’il l’avait posée à partir
de Sade, vers la question de la sexualité, envisagée sous l’angle de l’érotisme,
c’est-à-dire sous l’angle d’un rapport tendu entre la vie, le désir et la mort :
l’érotisme est « l’approbation de la vie jusque dans la mort »24. Si Foucault ne
déploie pas un discours très élaboré sur l’érotisme, il ouvre néanmoins sa lecture
de Bataille sur ce malentendu qu’il développera plus tard dans La Volonté de
savoir (1976) – à l’encontre de l’ « hypothèse répressive » et du mythe moderne

24. Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, « Arguments » p. 15.
116 Philippe Sabot

du sexe libéré : « On croit volontiers que dans l’expérience contemporaine, la


sexualité a retrouvé une vérité de nature qui aurait longtemps patienté dans
l’ombre, et sous divers déguisements, que seule notre perspicacité positive
nous permet aujourd’hui de déchiffrer »25.
Bataille représente justement aux yeux de Foucault une ressource pour résister
à cette opinion de la modernité qui veut que la surenchère de la présence du
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sexe, considéré comme pur et simple acquiescement à la nature et au plaisir,
soit une voie de liberté ou d’émancipation. La transgression ne se situe pas du
côté de cette libération de la sexualité, jusque-là enfouie ou dissimulée. Elle
a plutôt partie liée avec une expérience de l’érotisme, ce qui est tout autre
chose dans la mesure où cette expérience met en jeu les valeurs du sacré et
de l’interdit, et se développe aussi en étroite corrélation avec une expérience
spirituelle, d’ordre mystique : avant que ne naisse la « sexualité », il y avait
place pour une mystique, une spiritualité « qui ne savait point diviser les formes
continues du désir, de l’ivresse, de la pénétration, de l’extase et de l’épanche-
ment qui défaille : tous ces mouvements, elles les sentaient se poursuivre, sans
interruption ni limite, jusqu’au cœur d’un amour divin »26. Contrairement à
la « sexualité », l’érotisme ne fait pas la différence entre bouillonnements du
désir, chasteté désirante, tendresse, séduction, faiblesse, extase, désir, plaisir,
asservissement et éblouissement. Or, cette continuité entre le désir et le sacré,
entre l’érotisme et la mystique, est comme rompue quand advient la « mort
de Dieu ». Cet événement de la « mort de Dieu », « il ne faut pas l’entendre
comme la fin de son règne historique, ni le constat enfin délivré de son inexis-
tence, mais comme l’espace désormais constant de notre expérience »27. Ou
encore : « La mort de Dieu ôte à notre existence la limite de l’illimité ». Par elle
donc, l’homme perd la petite place qui lui était assignée et se retrouve seul en
charge de l’infini. C’est-à-dire que l’illimité était garant de nos limites et qu’en
disparaissant, il fait vaciller l’homme dans un vertige. L’épreuve de ce vertige
devient ainsi expérience de nos limites. Or, ajoute Foucault, « une profanation
dans un monde qui ne reconnaît plus de sens positif au sacré, n’est-ce pas à
peu près cela qu’on pourrait appeler la transgression ? »28.

25. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 261. Voir sur ce point la notice de
Philippe Chevallier à « Préface à la transgression » dans Michel Foucault, Œuvres, Paris, Éditions
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, vol. 1, p. 1580-1583.
26. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 261.
27. Ibid., p. 263.
28. Ibid., p. 262.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 117

Pour Bataille, la recherche d’une certitude est balayée par l’expérience ; le


confort d’une présence est dépassé par l’expérience, à faire, des limites de
l’existence. Il s’agit de tuer Dieu « parce qu’il n’existe pas et pour qu’il n’existe
pas : […] pour affranchir l’existence de cette existence qui la limite, mais aussi
pour la ramener aux limites qu’efface cette existence illimitée »29. En associant
sans ménagement la sexualité aux symboles chrétiens, et inversement ! dans
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l’Histoire de l’œil, en donnant à Dieu les traits d’une « fille publique » (dans
le récit Madame Edwarda), Bataille s’assure que cette place laissée vide par la
mort de Dieu ne va pas se refermer toute seule, que la positivité de notre culture
ne va pas suturer cette béance gênante et obscène. Dans l’œuvre de Bataille, il y
a place pour cette expérience (radicale) du vide en tant qu’elle fonde l’existence,
il y a place pour cette expérience de la nudité : nudité de l’existence, nudité
de la raison, projetées hors d’elles-mêmes par un mouvement de transgression
qui coïncide avec celui d’une extase – non pas pour rejoindre un au-delà, mais
plutôt pour s’enfoncer dans l’existence, pour déployer à même la matérialité
obscène des corps et de la sexualité la figure d’une souveraineté.
C’est la littérature qui, chez Bataille et pour Foucault, est chargée de prolonger
la mort de Dieu jusque dans l’ordre du langage, et jusqu’au point où cette mort
peut devenir expérience. La transgression bataillienne se donne alors, à l’envers
du jeu d’une négativité, comme une affirmation non positive qui noue avec la
limite un rapport paradoxal, de l’ordre de l’illimitation de la limite, dès lors
que s’est effondrée avec la mort de Dieu la perspective d’un accès à l’illimité
qui passerait par la négation de toute limite :
Rien n’est négatif dans la transgression. Elle affirme l’être limité, elle
affirme cet illimité dans lequel elle bondit en l’ouvrant pour la première
fois à l’existence. Mais on peut dire que cette affirmation n’a rien de
positif : nul contenu ne peut la lier, puisque par définition, nulle limite
ne peut la retenir.30

À la transgression-rupture qui s’élabore et se conçoit communément comme


négation de la limite et accès au domaine de l’illimité – au-delà de toute limite
(par exemple dans l’ordre de la sexualité), s’oppose ici chez Bataille l’épreuve
de la limite elle-même, la mise à l’épreuve de cette limite dans la dimension
d’une « affirmation qui n’affirme rien : en pleine rupture de transitivité ». Cette
mise à l’épreuve trouve son lexique adéquat dans la notion de « contestation »
(qui supprime l’équivoque d’un passage au-delà, d’un pur franchissement des

29. Ibid., p. 263.


30. Ibid., p. 266.
118 Philippe Sabot

limites restant attachée à la notion de transgression et qui fait signe vers la


notion, plus directement foucaldienne de résistance) : « La contestation n’est
pas l’effort de pensée pour nier les existences ou les valeurs, c’est le geste
qui reconduit chacune d’elles à ses limites… Là, dans la limite transgressée,
retentit le oui de la contestation… »31. Réarticulée comme contestation, la trans-
gression n’est donc pas une progression par la négative, ni une dissolution de
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l’expérimentateur dans le chaos qui l’entoure, mais bien une mise à l’épreuve
affirmative (« oui ») des limites de l’être, de l’ordre d’une connaissance « non
positive », non appropriable, – d’une connaissance qui se confond avec le
mouvement et la dynamique périlleuse d’une expérience – ex-periri : affronter
(et surmonter ?) un danger (periculum).

De la transgression à l’attitude limite ?


On pourrait dire, après avoir traversé avec Foucault les œuvres et les pensées de
Sade et de Bataille, que cette dimension de contestation qui définit la dimension
affirmative d’une critique mettant au jour les limites du dicible, de l’énonçable
ou même du vivable, correspond au fond à la démarche de Foucault lui-même :
ses livres peuvent en effet se lire comme autant de mises à l’épreuve des champs
de savoir/de pouvoir qu’ils convoquent et explorent. Chacun de ces champs est
interrogé de manière critique sur les limites qui le constituent ; et finalement est
affirmé, en même temps que la positivité du donné, la différence des possibles
qui l’articule à la dimension d’une histoire, d’une altération possible de ce que
nous sommes, disons, faisons et pensons actuellement.
Toutefois, cette analogie entre la notion de transgression que Foucault élabore
à travers sa lecture de Sade et de Bataille et l’usage endogène qu’il en propo-
serait dans son propre travail mérite d’être nuancée. Que reste-t-il vraiment de
la transgression dans la pensée de Foucault lui-même ? Jusqu’à quel point le
schème de la transgression (comme mise à l’épreuve des limites plus que leur pur
et simple franchissement) éclaire-t-il sa démarche ? On se contentera, en guise
de conclusion, de relever deux éléments de réflexion supplémentaires à ce sujet.
Le premier point concerne l’abandon progressif par Foucault du terme même
de transgression, abandon qui accompagne d’ailleurs la mise à distance de
la chose littéraire à partir des années 1970. Cet abandon tient notamment au
déploiement d’une critique de Sade qui cesse de définir pour lui la formule
obscure et transgressive des Lumières, en marge du kantisme, pour devenir
clairement le symptôme d’une perversion généralisée du rationalisme éclairé

31. Ibidem.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 119

dont les excès sadiens laissent apparaître au fond le vrai visage, celui d’une
disciplinarisation sans précédent de la sexualité. Ce changement d’orienta-
tion de l’analyse est particulièrement marqué dans un entretien que Foucault
accorde au Cinématographe en 1975 et dans lequel il est question notamment
du « sadisme de certains films récents », parmi lesquels figure le Salo ou les
120 journées de Sodome de Pasolini :
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Après tout, je serais assez prêt à admettre que Sade ait formulé l’éro-
tisme propre à une société disciplinaire : une société réglementaire,
anatomique, hiérarchisée, avec son temps soigneusement distribué,
ses espaces quadrillés, ses obéissances et ses surveillances. Il s’agit
de sortir de cela, et de l’érotisme de Sade. […]. Tant pis alors pour la
sacralisation littéraire de Sade, tant pis pour Sade : il nous ennuie, c’est
un disciplinaire, un sergent du sexe, un agent-comptable des culs et de
leurs équivalents.32

La « raison de Sade », qui était d’abord opposée comme un contre-modèle


crédible à la rationalité éclairée des Lumières, est donc à présent en butte à
une double objection. D’abord, il apparaît que, sous couvert de transgression,
la dépersonnalisation à l’œuvre dans le déploiement réglé d’une nomenclature
sexuelle et d’une classification des désirs est en réalité solidaire d’une certaine
technologie du pouvoir, telle que Foucault l’analyse à partir de Surveiller et
punir. De ce point de vue, l’écriture de Sade recueille bien, et pleinement,
l’héritage des Lumières, au point même d’en accomplir les dérives discipli-
naires. Par ailleurs, Sade aurait confiné l’expérience de la sexualité à l’intérieur
du langage en faisant de la tâche de « tout dire » sur le sexe l’un des ressorts
majeurs de sa fonction provocatrice. Or, il s’agit ici d’un nouvel aspect mis
en valeur par Foucault qui rejoint cette fois les analyses proposées au même
moment dans La Volonté de savoir : Sade ne fait en un sens que relancer et
accomplir le projet, déjà ancien, d’une « mise en discours » intégrale du sexe.
En tant qu’elle est vouée au « monologue ressassant » du sexe qui parle, son
œuvre scandaleuse ne fait donc pas rupture, mais elle s’inscrit plutôt dans le
droit fil de la pastorale chrétienne du XVIIe siècle et du « grand assujettisse-
ment » du sexe à la parole qui s’élabore à travers la procédure prescriptive de
l’aveu et ses usages disciplinaires.
Pour autant, cette critique du ressort transgressif de la démarche de Sade suffit-
elle à éteindre toute référence à ce que la transgression recèle comme ressource

32. Michel Foucault, « Sade sergent du sexe » (1975), in Dits et écrits, vol. 2, n°164, p. 821-822.
120 Philippe Sabot

en termes d’expérience et de rapport à la limite ? Il semble que non et que, par


un étonnant renversement de perspective, Foucault réinvestisse finalement cette
question de la transgression dans un prolongement bataillien de Kant et en jouant
en quelque sorte Kant contre lui-même – le Kant de Was ist Aufklärung ? contre le
Kant de la Critique de la raison pure. On sait en effet que pour Kant, la démarche
critique consiste à transformer de simples bornes de fait en limites de droit, donc à
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déclarer infranchissables les limites reconnues par la raison. Être rationnel, c’est au
fond être raisonnable, se maintenir à l’intérieur des limites prescrites par la raison.
Or, à rebours de cette limitation du possible, Foucault plaide pour un éthos conçu
comme franchissement toujours possible de la limite. Un franchissement qui, dans
un seul geste, constitue la limite et la met en question. La limite, c’est celle que
fait apparaître l’analyse de notre présent, de ce que nous sommes. Franchir cette
limite, ce n’est pas cesser d’être ce que nous sommes, mais ouvrir la possibilité
de ne plus l’être, la possibilité d’être autre, d’inscrire une différence dans notre
présent. Dans sa réflexion sur « Qu’est-ce que les Lumières ? », apparaît ainsi
un dernier état de la méditation de Foucault sur ce thème de la transgression qui
aura accompagné sa lecture de Bataille mais qui l’aura aussi poussé ailleurs,
jusqu’à la redéfinir dans les termes d’une « attitude limite »33 comprise comme
une « épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir », en écho
à ce qu’il désignera aussi dans l’introduction à L’Usage des plaisirs comme une
« épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité »34.
On pourrait penser que, ainsi reconfigurée, la transgression a perdu l’arête
tranchante qu’elle avait dans les jeux de la sexualité, du désir et de l’interdit qui
occupaient Sade et Bataille. Sans doute. Mais c’est pour mieux s’accorder aux
enjeux historico-pratiques de son déploiement éthique et politique, en opposant à
la fatalité des déterminations historiques et culturelles qui pèsent sur notre présent
la possibilité d’un surgissement de nouveauté et l’« impatience de la liberté »35
qui le provoque et qui le justifie.

Université Lille 3

33. Ce thème de l’ « attitude limite » rejoint celui de l’ « attitude critique » qui apparaît une première
fois dans une conférence à la Société française de philosophie, intitulée « Qu’est-ce que la
critique ? » (1978), rééd. par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Michel Foucault, Qu’est-ce que la
critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2015.
34. Michel Foucault, Histoire de la sexualité 2. L’Usage des plaisirs, Paris, Éditions Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984, p. 15.
35. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits, vol. 4, n°339, p. 578.
Citons intégralement la dernière phrase de cet article : « Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le
travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il nécessite, je pense, toujours, le travail
sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté ».

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