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Philippe Sabot
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La transgression est un thème complexe et en un sens paradoxal puisque lui est
attachée à la fois une forme d’évidence (la « transgression », ça nous parle ; on a
une idée de ce que cela signifie parce que cela renvoie à une forme de radicalité
dans le geste ou dans l’action) et une forme d’opacité, liée non seulement aux
multiples dimensions ou terrains où elle peut s’expérimenter et se manifester
(l’art et la littérature, la religion, la politique) mais aussi à la valeur « négative »
qui lui est immédiatement associée. C’est l’idée, du sens commun, selon laquelle
la transgression est de l’ordre du mal, qu’elle nous confronte à quelque chose de
répréhensible (par rapport aux valeurs de la morale commune) et même quelque
chose de dangereux – qui peut être recherché pour lui-même ou au contraire
fui et craint : elle renvoie par là à une dimension de l’existence (personnelle ou
sociale) où cette existence elle-même est mise en danger, exposée à la condam-
nation, à la réprobation ou même à l’exclusion (il faut punir et enfermer ceux
qui se livrent à des actes transgressifs). Pour comprendre ce qui apparaît ainsi
comme la négativité de la transgression, il faut peut-être commencer par en
expliciter la signification ordinaire pour en interroger ensuite la portée à partir
de la pensée de Foucault et de deux écrivains qu’il a étudiés à partir de cette
question de la transgression : Sade et Bataille.
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naturels des couches géologiques, un tel « passage » signifie à la fois donc un
déplacement hors de limites préalablement assignées (pour la mer, la délimita-
tion du rivage, et des terres) et le résultat de ce déplacement (la superposition de
couches géologiques, le recouvrement de terres : on parle alors de « stratification
transgressive »). Ces éléments empruntés à la géologie ne méritent toutefois d’être
rapportés ici que parce qu’ils éclairent le sens proprement anthropologique de
la transgression qui, pour être saisi, suppose toutefois quelques déplacements
importants. Là encore, il s’agit d’un rapport à la limite, par exemple aux limites
que manifeste le système des lois voire l’ordre social, qu’il soit lui-même établi
par les hommes (suivant les termes d’un contrat social) ou prescrit en fonction
de préceptes divins (formant un corpus d’interdits fondamentaux). Ce rapport
transgressif à la limite devient donc rapport à la loi et à l’interdit.
Mais nous comprenons aussi ce qui change et l’écart qui se marque entre les
deux terrains d’exposition du concept de transgression (le terrain géologique et
le terrain anthropologique). Dans le premier cas, la transgression est un mouve-
ment naturel qui vient en quelque sorte déplacer une limite elle aussi naturelle.
Nous restons donc dans le registre du nécessaire, des lois de la nature. Dans le
second cas au contraire, la transgression relève de l’exercice d’une liberté qui
se heurte à l’expression d’une loi et qui lui objecte en quelque sorte sa propre
détermination en l’outrepassant, et en s’inscrivant ainsi dans un rapport critique
à cette loi (humaine ou divine). En un sens, elle la met en crise en l’interrogeant
sur sa propre nécessité et en contrevenant à l’ordre qu’elle impose et que l’ordre
des lois tend à naturaliser en se faisant passer pour l’ordre (naturel) des choses.
Par conséquent, la transgression entendue en ce second sens, et à partir de cette
fonction critique, déploie son sens à partir d’une série de thématiques conver-
gentes. Chacune de ces thématiques s’articule elle-même à la dimension d’une
conflictualité interne qui nourrit au fond l’action, l’acte, le geste transgressif.
La première thématique est celle de l’ordre et du désordre, ou plutôt celle
de l’ordinaire et de l’extra-ordinaire. La transgression désigne en effet ce
mouvement où l’ordre supposé des choses vient à être sinon renversé du
moins pris à revers, poussé à sa propre limite et vers son propre dehors, vers la
bordure extérieure de l’ordre, à partir de laquelle cet ordre se trouve menacé :
Écritures transgressives et pensée de la transgression 107
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rience, voire d’une expérimentation de la limite qui correspond à son franchis-
sement. Dans ce mouvement du passage de la limite, c’est en quelque sorte la
liberté qui s’éprouve elle-même, qui déploie une expression de son illimitation
face aux limites de l’expérience commune (ou ordinaire). Dans la transgression,
il n’y a donc pas seulement un rapport (négatif) à l’interdit, mais il y a également
la dimension, positive, de la mise à l’épreuve d’une liberté qui trouve ici la
possibilité de se prouver qu’elle existe et de poser dans un acte cette puissance
qui la porte en avant d’elle-même.
Disons alors, pour conclure ce bref décryptage conceptuel, que la transgres-
sion offre la possibilité, mais présente aussi le risque, le danger (à la fois pour
celui qui l’opère et pour ce à quoi elle s’attaque), d’une confrontation entre un
ordre, une limite donnée, et une liberté ou une expérience qui, au lieu de butter
sur cette limite, se décide à la franchir et à outrepasser ainsi la délimitation
prescrite des possibilités d’existence ou des formes de vie – telle qu’elle se
donne dans l’ordre des lois mais aussi dans l’ordre du discours où s’énonce la
limite de ce que nous sommes et de ce qui nous fait être, penser, agir.
Venons-en à présent au point d’application plus précis de cette réflexion.
Pourquoi et dans quels termes Michel Foucault a-t-il fait place dans sa pensée
à cette opération de la transgression ? Pour répondre à cette question très vaste,
nous allons nous concentrer sur deux figures majeures de la transgression qui
sont des figures d’écrivains-penseurs qui occupent chez Foucault une place
tout à fait particulière et privilégiée : Sade et Bataille. Nous souhaitons montrer
en particulier comment Foucault noue, à travers la littérature et à travers ces
deux auteurs en particulier, la question de la transgression à celle d’une « expé-
rience-limite ».1 dont la portée excède largement celle d’un acte gratuit pour
renvoyer plutôt à la dimension critique d’une réflexion sur l’ordre, sur la mise
en ordre des choses dans l’élément du discours et sur la puissance déstabili-
satrice du langage. Ce qui signifie que pour Foucault, au moins au début des
années soixante (de l’Histoire de la folie à Les Mots et les choses), la littérature
1. Cette expression est empruntée par Foucault à Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Éditions
Gallimard, 1969, Chapitre II.
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offre l’une des expressions les plus appropriées et les plus puissantes à cette
forme de « contestation » (une autre notion empruntée à Blanchot) qui permet
d’approcher le rapport critique à la limite par quoi se définit la transgression.
Nous verrons que ce qui est ainsi au cœur de la démarche de Foucault, c’est en
réalité une reprise de la problématique (kantienne) d’une critique de la raison.
Mais cette démarche d’une critique de la raison se trouve reprise ici sous la
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forme redoublée d’une critique de cette critique, confrontant les pouvoirs du
langage et du désir (et même : du langage du désir) à ceux de la rationalité.
2. Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961 ; rééd. Gallimard,
1972, Chapitre V.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 109
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du dehors » (1966), récapitule au même moment les enjeux.
Lorsque, dans Les Mots et les choses, il cherche à décrire « la mutation qui
s’est produite vers la fin du XVIIIe siècle dans toute l’épistémè occidentale »3,
Foucault assigne en effet à l’œuvre de Sade la fonction archéologique d’iden-
tification critique d’un seuil : cette œuvre désigne et en un sens accomplit « la
fin de la pensée classique »4. Pourquoi ? Parce que justement elle marque la
limite du discours représentatif de l’âge classique, de ce discours voué à la mise
en ordre et en mots des choses dans l’élément taxinomique du tableau. Avec
Sade, on assiste à l’émergence de forces extra-représentatives (la violence, la
mort, la sexualité) au sein même de cet ordre du discours. Par conséquent, il
est important de noter que les livres de Sade intéressent d’abord Foucault dans
la mesure où ils appartiennent encore à l’espace de la représentation et qu’ils
tirent même leur force de cette situation à la limite qui les place en position de
contestation interne de la pensée classique : « Cette œuvre inlassable manifeste
le précaire équilibre entre la loi sans loi du désir et l’ordonnance méticuleuse
d’une représentation discursive. L’ordre du discours y trouve sa Limite et sa
Loi ; mais il a encore la force de demeurer coextensif à cela même qui le régit »5.
Cette citation nous permet d’accéder à une première compréhension du sens de
la transgression sadienne, telle que Foucault cherche à la caractériser. Il ne s’agit
pas d’une rupture radicale, du franchissement net d’une limite (par exemple du
débordement de la limite du représentable par la puissance sans limite du désir).
Il s’agit plutôt, comme l’indique l’expression à première vue paradoxale « loi
sans loi du désir », d’un passage à la limite, d’une « expérience limite » qui
est moins expérience de l’au-delà de la limite, expérience qui ouvre la limite
vers l’illimité, que mise à l’épreuve de la limite elle-même. La transgression
est donc analysée comme un jeu avec les limites, ces limites étant celles de la
représentation classique, fondée sur l’acte souverain de la nomination et sur
l’articulation du nom à l’être. Avec Sade, la nomination de l’être des choses
3. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Éditions
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 219.
4. Les Mots et les choses, p. 222.
5. Ibidem.
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(qui vaut mise en ordre des choses dans le discours) devient discours du désir,
tordant le discours pour lui faire représenter l’irreprésentable. Pour reprendre
les termes de Foucault, il y a coextensivité du désir et du discours et la trans-
gression opère dans cette tension qui désormais anime le discours et menace
de le rompre. On pourrait, suivant un anachronisme délibéré, caractériser cette
opération transgressive à l’aide d’une proposition élaborée par Foucault pour
rendre compte de la démarche de Pierre Boulez (et du rapport, au sein de cette
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démarche, entre contrainte formelle et inventivité) : il s’agit de « rompre les
règles dans l’acte même qui les fait jouer »6. Non pas donc se soustraire aux
règles et les laisser en quelque sorte derrière soi comme une limitation dépassée,
mais les faire jouer – y compris contre elles-mêmes, au point de les dérégler
et de venir régler l’ordre du discours sur ce dérèglement du langage du désir.
Dans cette perspective, selon la lecture qu’en propose Foucault, on dira que les
romans de Sade referment l’âge classique sur lui-même (et ils lui appartiennent
donc intégralement), davantage qu’ils n’ouvrent sur une nouvelle expérience
historique de l’ordre. Ceci apparaît encore plus clairement dans la suite de
l’analyse foucaldienne, au moment où la situation à la limite (de l’ordre et du
désordre) de ces romans devient alors exemplaire d’une sorte de dissension
interne du moment historique des Lumières.
En effet, Justine et Juliette forment, à la naissance de la culture moderne, le
pendant de Don Quichotte, dont les deux parties ménageaient, en creux égale-
ment, une transition entre la Renaissance et l’époque classique. Don Quichotte,
d’abord présenté comme le héros dérisoire du Même, en quête de similitudes
qui se mettaient à fonctionner comme autant de mirages offerts à son délire
interprétatif, devenait en effet lui-même dans la seconde partie du roman « pur
et simple personnage dans l’artifice d’une représentation »7 : un certain rapport,
immédiat et évident, des signes aux choses, était ainsi brouillé, laissant place
au « pouvoir représentatif du langage »8. À l’autre bout de l’âge classique, le
rapport de la ressemblance à la représentation se renverse donc, avec Sade, en
rapport de la représentation au désir : « Ce n’est plus le triomphe ironique de la
représentation sur la ressemblance ; c’est l’obscure violence du désir qui vient
battre les limites de la représentation »9.
Avec Justine, héroïne profondément vertueuse (Justine ou les malheurs de
la vertu, 1791), cette violence reste toutefois contenue dans « la forme légère,
6. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l’écran traversé » (1982), in Dits et écrits, Paris, Éditions
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, vol. 4, n°305.
7. Les Mots et les choses, p. 223.
8. Ibid., p. 62.
9. Ibid., p. 223.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 111
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en discours et les transforme volontairement en scènes », ces discours et ces
scènes deviennent à leur tour dérisoires tant ils se remplissent d’un désir qui
sature l’espace de la représentation et menace instamment de le déborder : le jeu
réglé de la représentation et du discours qui l’ordonne, est en train de craquer
devant la puissance envahissante d’un désir qui emporte tout. S’amorce ainsi
une critique interne de la représentation, symétrique de la critique de la ressem-
blance amorcée dans la seconde partie du Don Quichotte, et qui en exploite à
fond les pouvoirs jusqu’à en faire apparaître les limites. Ces limites sont celles
d’une « nomination » qui n’est plus ici soumise au jeu de la rhétorique, mais
qui suit la prolifération indéfinie des possibilités du désir, surgissant désormais
du dessous de la représentation, et irréductibles à son ordre propre : l’extra-
ordinaire de la transgression se manifeste dans la dimension sub-versive d’un
retournement par en bas des cadres de l’expérience classique.
Or, à un autre niveau d’analyse, Sade et Kant viennent occuper, dans la topo-
logie de Foucault, des positions symétriques – et strictement contemporaines, à
travers lesquelles se trouvent désignés les deux bords, interne et externe, d’une
même rupture dans l’ordre des champs de savoir. Là où les romans de Sade
dessinent une grammaire générale des perversions, soumettant l’expression du
désir à la rigoureuse « distribution du discours philosophique et du tableau »11,
la pensée kantienne met en question la possibilité même de toute représentation,
en interrogeant ce qui, d’un seul trait, la limite et la fonde. Selon Foucault,
Juliette, « dernier des récits classiques »12, fait ainsi face à la Critique de la
raison pure : de l’un à l’autre, un seuil a été franchi qui sépare et joint à la fois
deux discours des Lumières, deux formes de rationalité qui manifestement
s’excluent l’une l’autre tout en se réfléchissant l’une dans l’autre.
Insistons un peu sur ce point. Comme Foucault l’analysait déjà dans l’His-
toire de la folie, avec Sade, c’est en quelque sorte la tension entre la raison
et la déraison, initiée et instituée par le geste du « grand renfermement » au
10. Ibidem.
11. Michel Foucault, « Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) » (1963), in Dits
et écrits, vol. 1, n°13, p. 241.
12. Les Mots et les choses, p. 225.
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marquée par le partage, l’exclusion même qu’autorise la pratique de l’interne-
ment. Pourtant, comme le note également Foucault dans la conclusion de son
Histoire de la folie, malgré ce glissement du libertinage vers la déraison, la
« raison de Sade » (comme la qualifie Blanchot dans un essai majeur publié en
1963, dont Foucault s’inspire largement) est cette raison paradoxale qui énonce
« les derniers mots de la déraison »14. Elle passe les murs de l’internement
pour communiquer, dans sa violence sans mesure, avec le monde moderne,
avec notre monde. De ce point de vue donc, l’écriture de Sade n’est pas en
défaut, mais bien en excès par rapport à la raison de Kant. À la pensée de la
finitude, et de la limite, posées comme conditions d’exercice d’une rationalité
maîtrisée, apte à articuler la légalité du monde naturel et celle du monde moral
(Kant), elle oppose la charge proprement transgressive d’un désir impossible à
assouvir autrement qu’en discours de monstration et de démonstration, absolu-
ment dégagé de toute référence à un besoin naturel et conduisant irrésistible-
ment chaque personnage à « l’abolition souveraine de soi-même »15. Sade est
donc bien en un sens contemporain des grandes constructions philosophiques
des Lumières, de tout ce « verbiage sur l’homme et la nature »16, qui procède
intégralement du partage classique de la raison et de la déraison, et qu’il met
en scène de manière ironique, et excessive, dans ses romans. Et pourtant son
discours clair-obscur, sa raison traversée par « une lacune […], un manque, une
folie »17 témoigne aussi, et de manière exemplaire, de cette « pensée du dehors »
qui, en marge des Lumières, ouvre le champ d’une expérience littéraire inédite
qui associe la découverte de la sexualité à un certain effacement du sujet désirant
dans l’extériorité du langage. Sade est notre contemporain (notre « prochain »
comme dit Klossowski), soit le contemporain de Bataille et de Blanchot, au sens
où à travers ses livres se transmet d’une certaine manière un contre-héritage
des Lumières, le principe occulte, et occulté, de ce qui reste à penser dans sa
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impérieusement requise par la conscience occidentale, Sade ne laisse
parler, comme loi sans loi du monde, que la nudité du désir.18
18. Michel Foucault, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits, vol. 1, n°38, p. 521.
19. Michel Foucault, « Le langage à l’infini » (1963), in Dits et écrits, vol. 1, n°14, p. 257.
20. « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Pietri » (1972), in Dits et écrits, vol. 2, n°109,
p. 375.
21. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 249.
22. « Interview avec Michel Foucault » – entretien avec I. Lindung (1968), in Dits et écrits, vol. 1,
n°54, p. 661.
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justifier ultimement pour Foucault dans les années soixante la situation privi-
légiée de Sade dans le champ du savoir et dans une histoire critique des figures
de la rationalité occidentale. Sade est en effet celui qui donne à la « pensée du
dehors » la forme d’une sexualité anonyme, si bien que Les 120 journées de
Sodome pourraient être lues à la limite comme des « structures élémentaires de
la sexualité » (voire comme une « érotique structurale ») où la transgression de
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la Loi provoque la dissolution de l’homme désirant, du sujet de la jouissance.
Foucault rapproche d’ailleurs explicitement le programme sadien d’une analyse
structurale mettant en crise la souveraineté du sujet :
Sade passe en revue toutes les possibilités, toutes les dimensions de
l’activité sexuelle et les analyses, très scrupuleusement, élément par
élément. C’est un puzzle de toutes les possibilités sexuelles, sans que les
personnes elles-mêmes ne soient jamais autre chose que des éléments
dans ces combinaisons et ces calculs. […] Les personnages sont pris à
l’intérieur d’une sorte de nécessité coextensive à la description exhaus-
tive de toutes les possibilités sexuelles. L’homme n’y participe pas. Ce
qui s’étale et s’exprime de lui-même est le langage et la sexualité, un
langage sans personne qui le parle.23
23. Ibidem.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 115
Georges Bataille. Dans cet article très dense, il est possible de retrouver et
aussi d’approfondir quelques-uns des schèmes de réflexion élaborés à partir
de l’examen de l’écriture sadienne. En particulier, il apparaît que si le terme
de transgression, associé au principe de la littérature moderne, conserve son
caractère de franchissement, il ne désigne ici, pas plus que rapporté à Sade, la
dynamique qui porte vers un au-delà. La transgression paraît plutôt vouée à
éprouver la limite, à la donner à voir, comme si au fond la limite se reformait
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derrière le geste fulgurant qui la traverse et en la traversant, la manifeste. La
transgression comme manifestation de la limite et comme expérience limite,
donc, plutôt que comme infraction caractérisée ou « effraction simple ». En
s’inscrivant pleinement dans cette ligne de pensée, Bataille n’est donc pas
envisagé par Foucault comme l’opérateur de gestes transgressifs à fonction
émancipatrice (ce qui correspond à l’image traditionnelle de l’écrivain trans-
gressif). Il renvoie plutôt à cette forme de critique qui interroge les limites,
provoque la loi et lui impose de se mettre en question au lieu de s’affirmer, à
l’appui de l’ordre (moral, social), dans la dimension de l’interdit.
Chez Bataille, la transgression apparaît d’emblée comme une notion transver-
sale puisqu’elle trouve son origine dans un modèle religieux, qu’elle s’applique
à l’érotisme et trouve certaines de ses manifestations les plus directes dans la
littérature (Histoire de l’œil, Madame Edwarda, Le Petit…). Aussi désigne-t-
elle, selon Foucault, un geste, la forme d’un mouvement ou d’un dispositif (de
pensée, d’écriture) qui circule entre plusieurs espaces et dont il est finalement
possible de retrouver le code opératoire dans une sorte d’attitude caractérisée
par le jeu du franchissement et de mise en visibilité d’une limite. Retenons en
tout cas que la transgression se présente comme un nouage singulier du négatif
et du désir. Si elle s’adresse à l’ordre qu’elle viole, ce n’est pas pour le détruire
ou pour en sortir, mais pour s’engager avec lui, tout contre lui, dans un jeu
d’essence érotique. La transgression ne nuit pas à la loi en s’en débarrassant,
mais en la rendant visible. Elle l’explicite en la mettant à nu.
Avec Bataille, Foucault déplace la question du désir, de la « loi sans loi »
du désir ordonné au discours qui la représente, telle qu’il l’avait posée à partir
de Sade, vers la question de la sexualité, envisagée sous l’angle de l’érotisme,
c’est-à-dire sous l’angle d’un rapport tendu entre la vie, le désir et la mort :
l’érotisme est « l’approbation de la vie jusque dans la mort »24. Si Foucault ne
déploie pas un discours très élaboré sur l’érotisme, il ouvre néanmoins sa lecture
de Bataille sur ce malentendu qu’il développera plus tard dans La Volonté de
savoir (1976) – à l’encontre de l’ « hypothèse répressive » et du mythe moderne
24. Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, « Arguments » p. 15.
116 Philippe Sabot
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sexe, considéré comme pur et simple acquiescement à la nature et au plaisir,
soit une voie de liberté ou d’émancipation. La transgression ne se situe pas du
côté de cette libération de la sexualité, jusque-là enfouie ou dissimulée. Elle
a plutôt partie liée avec une expérience de l’érotisme, ce qui est tout autre
chose dans la mesure où cette expérience met en jeu les valeurs du sacré et
de l’interdit, et se développe aussi en étroite corrélation avec une expérience
spirituelle, d’ordre mystique : avant que ne naisse la « sexualité », il y avait
place pour une mystique, une spiritualité « qui ne savait point diviser les formes
continues du désir, de l’ivresse, de la pénétration, de l’extase et de l’épanche-
ment qui défaille : tous ces mouvements, elles les sentaient se poursuivre, sans
interruption ni limite, jusqu’au cœur d’un amour divin »26. Contrairement à
la « sexualité », l’érotisme ne fait pas la différence entre bouillonnements du
désir, chasteté désirante, tendresse, séduction, faiblesse, extase, désir, plaisir,
asservissement et éblouissement. Or, cette continuité entre le désir et le sacré,
entre l’érotisme et la mystique, est comme rompue quand advient la « mort
de Dieu ». Cet événement de la « mort de Dieu », « il ne faut pas l’entendre
comme la fin de son règne historique, ni le constat enfin délivré de son inexis-
tence, mais comme l’espace désormais constant de notre expérience »27. Ou
encore : « La mort de Dieu ôte à notre existence la limite de l’illimité ». Par elle
donc, l’homme perd la petite place qui lui était assignée et se retrouve seul en
charge de l’infini. C’est-à-dire que l’illimité était garant de nos limites et qu’en
disparaissant, il fait vaciller l’homme dans un vertige. L’épreuve de ce vertige
devient ainsi expérience de nos limites. Or, ajoute Foucault, « une profanation
dans un monde qui ne reconnaît plus de sens positif au sacré, n’est-ce pas à
peu près cela qu’on pourrait appeler la transgression ? »28.
25. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 261. Voir sur ce point la notice de
Philippe Chevallier à « Préface à la transgression » dans Michel Foucault, Œuvres, Paris, Éditions
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, vol. 1, p. 1580-1583.
26. Michel Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 261.
27. Ibid., p. 263.
28. Ibid., p. 262.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 117
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l’Histoire de l’œil, en donnant à Dieu les traits d’une « fille publique » (dans
le récit Madame Edwarda), Bataille s’assure que cette place laissée vide par la
mort de Dieu ne va pas se refermer toute seule, que la positivité de notre culture
ne va pas suturer cette béance gênante et obscène. Dans l’œuvre de Bataille, il y
a place pour cette expérience (radicale) du vide en tant qu’elle fonde l’existence,
il y a place pour cette expérience de la nudité : nudité de l’existence, nudité
de la raison, projetées hors d’elles-mêmes par un mouvement de transgression
qui coïncide avec celui d’une extase – non pas pour rejoindre un au-delà, mais
plutôt pour s’enfoncer dans l’existence, pour déployer à même la matérialité
obscène des corps et de la sexualité la figure d’une souveraineté.
C’est la littérature qui, chez Bataille et pour Foucault, est chargée de prolonger
la mort de Dieu jusque dans l’ordre du langage, et jusqu’au point où cette mort
peut devenir expérience. La transgression bataillienne se donne alors, à l’envers
du jeu d’une négativité, comme une affirmation non positive qui noue avec la
limite un rapport paradoxal, de l’ordre de l’illimitation de la limite, dès lors
que s’est effondrée avec la mort de Dieu la perspective d’un accès à l’illimité
qui passerait par la négation de toute limite :
Rien n’est négatif dans la transgression. Elle affirme l’être limité, elle
affirme cet illimité dans lequel elle bondit en l’ouvrant pour la première
fois à l’existence. Mais on peut dire que cette affirmation n’a rien de
positif : nul contenu ne peut la lier, puisque par définition, nulle limite
ne peut la retenir.30
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l’expérimentateur dans le chaos qui l’entoure, mais bien une mise à l’épreuve
affirmative (« oui ») des limites de l’être, de l’ordre d’une connaissance « non
positive », non appropriable, – d’une connaissance qui se confond avec le
mouvement et la dynamique périlleuse d’une expérience – ex-periri : affronter
(et surmonter ?) un danger (periculum).
31. Ibidem.
Écritures transgressives et pensée de la transgression 119
dont les excès sadiens laissent apparaître au fond le vrai visage, celui d’une
disciplinarisation sans précédent de la sexualité. Ce changement d’orienta-
tion de l’analyse est particulièrement marqué dans un entretien que Foucault
accorde au Cinématographe en 1975 et dans lequel il est question notamment
du « sadisme de certains films récents », parmi lesquels figure le Salo ou les
120 journées de Sodome de Pasolini :
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Après tout, je serais assez prêt à admettre que Sade ait formulé l’éro-
tisme propre à une société disciplinaire : une société réglementaire,
anatomique, hiérarchisée, avec son temps soigneusement distribué,
ses espaces quadrillés, ses obéissances et ses surveillances. Il s’agit
de sortir de cela, et de l’érotisme de Sade. […]. Tant pis alors pour la
sacralisation littéraire de Sade, tant pis pour Sade : il nous ennuie, c’est
un disciplinaire, un sergent du sexe, un agent-comptable des culs et de
leurs équivalents.32
32. Michel Foucault, « Sade sergent du sexe » (1975), in Dits et écrits, vol. 2, n°164, p. 821-822.
120 Philippe Sabot
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déclarer infranchissables les limites reconnues par la raison. Être rationnel, c’est au
fond être raisonnable, se maintenir à l’intérieur des limites prescrites par la raison.
Or, à rebours de cette limitation du possible, Foucault plaide pour un éthos conçu
comme franchissement toujours possible de la limite. Un franchissement qui, dans
un seul geste, constitue la limite et la met en question. La limite, c’est celle que
fait apparaître l’analyse de notre présent, de ce que nous sommes. Franchir cette
limite, ce n’est pas cesser d’être ce que nous sommes, mais ouvrir la possibilité
de ne plus l’être, la possibilité d’être autre, d’inscrire une différence dans notre
présent. Dans sa réflexion sur « Qu’est-ce que les Lumières ? », apparaît ainsi
un dernier état de la méditation de Foucault sur ce thème de la transgression qui
aura accompagné sa lecture de Bataille mais qui l’aura aussi poussé ailleurs,
jusqu’à la redéfinir dans les termes d’une « attitude limite »33 comprise comme
une « épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir », en écho
à ce qu’il désignera aussi dans l’introduction à L’Usage des plaisirs comme une
« épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité »34.
On pourrait penser que, ainsi reconfigurée, la transgression a perdu l’arête
tranchante qu’elle avait dans les jeux de la sexualité, du désir et de l’interdit qui
occupaient Sade et Bataille. Sans doute. Mais c’est pour mieux s’accorder aux
enjeux historico-pratiques de son déploiement éthique et politique, en opposant à
la fatalité des déterminations historiques et culturelles qui pèsent sur notre présent
la possibilité d’un surgissement de nouveauté et l’« impatience de la liberté »35
qui le provoque et qui le justifie.
Université Lille 3
33. Ce thème de l’ « attitude limite » rejoint celui de l’ « attitude critique » qui apparaît une première
fois dans une conférence à la Société française de philosophie, intitulée « Qu’est-ce que la
critique ? » (1978), rééd. par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Michel Foucault, Qu’est-ce que la
critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2015.
34. Michel Foucault, Histoire de la sexualité 2. L’Usage des plaisirs, Paris, Éditions Gallimard,
« Bibliothèque des histoires », 1984, p. 15.
35. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits, vol. 4, n°339, p. 578.
Citons intégralement la dernière phrase de cet article : « Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le
travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il nécessite, je pense, toujours, le travail
sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté ».