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Le Guetteur de Rêves.

Walter Benjamin et l'Utopie


Author(s): Miguel Abensour
Source: Tumultes , avril 99, No. 12, Ecrire aux tournants de notre histoire (avril 99), pp.
81-119
Published by: Éditions Kimé; L'Harmattan; Sonia Dayan-Herzbrun

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24596596

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TUMULTES, numéro 12, 1999

Le Guetteur de Rêves.
Walter Benjamin et l'Utopie

Miguel Abensour
Université Paris 7

A Marie-Cécile Dufour El Maleh

Utopie ou catastrophe ? Marquons d'emblée que telle est bien


l'alternative qu'élabore patiemment W. Benjamin et non pas
l'association facile entre ces deux termes à laquelle invitent tant la
résignation contemporaine que la haine de l'utopie. Deux pentes sur
lesquelles il suffit de se laisser glisser.

W. Benjamin est un magnifique initiateur au monde de l'utopie,


à ses traditions, en précisant aussitôt qu'averti de la rupture avec la
tradition, il n'a eu de cesse d'inventer un nouveau rapport à l'Autrefois.
Bref, il demeure un guide incomparable pour découvrir la terra
incognita des utopies qui reste voilée ou occultée de par l'effet des
condamnations provenant d'horizons divers.

W. Benjamin appartient à ces happy few qui au XXe siècle ont


interrogé le rapport de l'utopie à l'idée d'humanité, comme si l'utopie
mettait en scène, explorait l'énigme du lien humain1.

1. De ce voyage en Utopie qu'inaugure Paris, Capitale du XIXe siècle, retenons les


principales étapes dans le Livre des Passages :
- G : Expositions, publicité, Grandville.
- K : Villes de rêve et maisons de rêve, rêves d'avenir, nihilisme anthropologi- que, Jung.
- U : Saint-Simon, chemins de fer.
- W : Fourier
- X : Marx.
- k : La Commune.
- p : Matérialisme anthropologique, histoire des sectes.

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82 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

Le phénomène même des passages dans leur caractère


polymorphe, où se mêlent l'Ancien et le Nouveau, ne constitue-t-il pas
un des seuils de l'utopie ? Dans une note préparatoire de L'Exposé de
1935, W. Benjamin écrit : « Les passages comme image de rêve et de
désir du collectif »2. La force singulière de W. Benjamin n'est-elle pas
d'avoir rendu possible une confrontation avec l'utopie, enfin prise au
sérieux, accueillie comme une forme de pensée sauvage dans la
modernité sans être idolâtrée, mais pas davantage domestiquée ?
W. Benjamin n'est-il pas celui qui à travers sa propre exploration
- l'écriture interminable du Livre des Passages - s'est donné pour
tâche, à l'écart de tout arrêt dans le désenchantement, de recueillir, de
maintenir, de préserver une fragile promesse, non pas tant de bonheur
que de rédemption, au sens d'Adorno, en clôture de Minima Moralia :
« La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité
face à la désespérance serait la tentative de considérer toutes les choses
telles qu'elles se présenteraient du point de vue de la rédemption. La
connaissance n'a d'autre lumière que celle de la rédemption portant sur
le monde »3.

« Guetteur de rêves ». L'expression est de Hugo dans L'Homme


qui rit pour définir la position critique d'Ursus, philosophe cynique et
saltimbanque - nomade - à l'égard des rêveries de justice sociale de
son élève Gwynplaine qu'il juge dangereuses dans une société
reposant sur la domination des Lords. « Un philosophe est un espion,
Ursus, guetteur de rêves étudiait son élève »4. Guetteur de rêves,
philosophe-espion, W. Benjamin l'est en un autre sens. S'il nous
enseigne à tourner notre regard vers les rêves du collectif au XIXe
siècle, il travaille parallèlement à nous détourner de la fascination
néfaste qu'ils sont encore susceptibles d'exercer sur nous. « Nous
devons nous réveiller de ce qui fut l'existence de nos parents »5

S'il parvient à nous offrir une autre vision du XIXe siècle, loin
d'un rationalisme étroit, de l'éclectisme ou du positivisme, s'il nous
présente ce siècle dans toute sa luxuriance et ses extravagances, sans
exercer de censure, du même mouvement, il nous enseigne à repérer
les multiples fantasmagories qui le hantent pour être en mesure de
mieux leur résister. De là, la différence essentielle par rapport à
l'Aragon du Paysan de Paris (1926) dont la lecture pourtant faisait

In W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Ed. du Cerf, 1989, que nous citerons
désormais Paris, Capitale...
2. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 891.
3. T. W. Adorno, Minima Moralia, Ed. Payot, 1980, p. 230.
4. Victor Hugo, L'Homme qui rit. Ed. Gallimard, 1978, p. 295.
5. W. Benjamin, Paris, Capitale.. .. op. cit., p. 893.

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Miguel Abensour 83

battre le cœur si vulnérable de


(juin 1927-décembre 1929) W.
tendance de ce travail par rappor
à rester dans le domaine du r
constellation du réveil. Tandis
mythologie" - demeure chez A
mythologie dans l'espace de l'his
le réveil d'un savoir non encore c

Guetteur de rêves, en effet, c


il importe à W. Benjamin de d
rêves du XIXe siècle et dans cette
philosophe à la hache. Dans les
projet: « Défricher des domaine
abondance. Avancer avec la h
regarder ni à droite ni à gauche,
du fond de la forêt vierge, cherc
jour être défrichée par la raison
délire et du mythe. C'est ce qu'il
XIXe siècle »7.

Le lecteur de W. Benjamin ne
cesse - certes dosée de façons
tension irréductible entre la fasc
rêves de la mythologie modern
s'arracher à ce côté nocturne du
c'est-à-dire en construisant l'im
le titre du premier texte de 1928
mieux la tension fut ultérieurem
rappeler pour ne pas perdre de
celle des significations qui s'y at
le Paris de l'Empire comme des
de regards emplissait les passa
avec le néant »8. Mais loin de cu
son séjour, il s'agit pour W. B
dialectique du réveil ». À la diff
récits singuliers tente de dégage
intention critique, W. Benjamin

6. W. Benjamin, Ibid., p. 842. Égalemen


tout cela à la dialectique du réveil au lieu
"mythologie" ».
7. Ibid., p. 839.
8. Ibid. p. 870 et p. 874.

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84 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

affronté à des exigences pratiques, sous le signe de l'urgence, traite le


XIXe siècle « comme le rêve dont il faut s'éveiller : un cauchemar qui
pèsera sur le présent tant que son charme ne sera pas rompu »9.

C'est donc bien au sein de cet espace, entre fascination et réveil,


que W. Benjamin se poste en guetteur de rêves. Guide incomparable, il
nous fait certes pénétrer dans la forêt vierge des utopies, non pour
céder à leur magie, mais pour y pourchasser la mythologie ou le délire
qui les habite et les ruine. Non pas tant pour assurer la victoire de la
raison constituée, héritée, que pour sauver l'étincelle libératrice qui les
anime et, du même coup, aider à la naissance d'une raison « élargie »,
suffisamment aventureuse pour accepter de se confronter à un mode de
pensée sauvage qui, en tant que tel, marque les limites de la raison et
en désigne les points aveugles. Comme l'exprime très nettement
W. Benjamin dans un fragment essentiel du Livre des Passages, la
critique qu'il invite à pratiquer, loin d'être simplement destructrice se
définit bien plutôt comme cathartique-salvatrice ; elle comprend un
double mouvement : saisir les marques de déraison inscrites dans la
raison, mais également appréhender les traces de la raison que présente
la déraison10.

Quelle reconnaissance plus ouverte du caractère central de


l'utopie que ce texte : « Non seulement les formes sous lesquelles
apparaît le collectif de rêve au XIXe siècle ne peuvent plus être
négligées, non seulement elles caractérisent ce collectif d'une façon
beaucoup plus décisive que tout autre, mais elles sont, si elles sont bien
interprétées de la plus haute importance pratique ; elles nous font
entrevoir la mer sur laquelle nous naviguons et la rive d'où nous
sommes détachés. C'est ici que la "critique" du XIXe siècle pour le
dire d'un mot doit intervenir »11.

La mer sur laquelle nous naviguons ? Cette image doit nous


alerter. Pour reprendre une métaphore chère à Hannah Arendt dans son
essai sur W. Benjamin, ce guetteur de rêve n'est-il pas aussi un
pêcheur de perles ? Celui qui plonge au plus profond de l'océan pour y
arracher une chose rare et précieuse qu'il tentera de faire émerger à la
surface.

9. R. Tiedemann, Introduction à Paris, Capitale..., op. cit., p. 17.


10. T.W. Adorno, Trois études sur Hegel, Ed. Payot, 1979, p. 84.
11. W. Benjamin, Paris, Capitale... op. cit., p. 408.

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Miguel Abensour 85

Aux textes relatifs à l'utopie


Correspondance entre Adorno et
de l'été 1935 qui constituent un
autour de la question de l'utopie
W. Benjamin dans L'Exposé de 1
chez W. Benjamin, la place qu'il
à son égard n'atteignent leur pl
controverse avec Adomo.

Quels en furent les effets ? À la lecture de ces textes, est-on


fondé à conclure à une disparition de l'utopie de L'Exposé de 1939 ?
Ou bien, peut-on considérer que W. Benjamin stimulé par la critique
d'Adorno, mais aussi par la rencontre de Blanqui et la lecture de
L'Eternité par les astres, écrit par ce dernier en 1872, a élaboré au
cours de ces années une autre pensée de l'utopie - un nouvel esprit
utopique - telle que l'alternative, utopie ou catastrophe, se transforme
en une « diane » qui « secoue le kitsch du siècle précédent », en une
convocation de l'utopie contre la catastrophe ?

L'Exposé de-1935
L'utopie tient une place centrale dans L'Exposé de 1935. Le
texte d'ouverture s'intitule Fourier ou les Passages et en un sens il
peut se lire comme un commentaire critique de la phrase de Michelet
placée en exergue à mi-chemin de la section I : « Chaque époque rêve
la suivante. Avenir ! Avenir ! »

On l'a montré : la méthode W. Benjamin consiste à établir une


corrélation entre un aspect de la réalité parisienne, en l'occurrence la
nouveauté architecturale des passages, et « un homme qui a en quelque
sorte rêvé ces phénomènes ou, au moins, dont l'œuvre ou la biographie
fait ressortir le caractère fantasmagorique de ces phénomènes »13. La
corrélation dit assez combien W. Benjamin privilégie un schéma
expressif au détriment d'un schéma seulement causal, dans la mesure
où, selon lui, toute expression impliquant élaboration est du même

12. Ce corpus comprend, outre les textes cités précédemment extraits du Livre des
Passages et relatifs à l'utopie, les exposés du projet aux différents moments de son
élaboration, soit 1) Une féerie dialectique, L'Exposé de 1928-1929 avec les premières
notes qui s'y rattachent ; 2) L'Exposé de 1935 ; 3) L'Exposé de 1939. A ces textes, on
ajoutera à l'évidence le Baudelaire, et le texte ultime de W. Benjamin, Sur le concept
d'histoire, ainsi que L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée.
13. Dolf Oehler, « Paris, Capitale du XIXe siècle : la construction de l'histoire chez
Benjamin » in Paris au XIXe siècle, Aspects d'un mythe littéraire, Presses Universitaires
de Lyon, 1984, p. 15.

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86 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

coup, irréductible au simple effet de la causalité. De là, la distance


qu'il prend ouvertement à l'égard de la théorie du reflet14. Expression,
élaboration, bref un travail complexe qui exige de l'interprète de
tourner son attention vers la dimension imaginaire, plus, vers la
dimension du rêve, de faire intervenir dans son analyse un véritable
modèle onirique. « Pour comprendre les passages à fond, nous les
enfouissons dans la couche onirique la plus profonde »15. Rendre
compte d'une époque, c'est aussi rendre compte de ses rêves - « de la
conscience onirique du collectif ». « Le collectif, écrit W. Benjamin,
exprime tout d'abord ses conditions de vie. Celles-ci trouvent leur
expression dans le rêve et leur interprétation dans le réveil »I6. Ainsi
appréhendée, la création architecturale des passages se révèle
foncièrement ambiguë à l'image même du XIXe siècle dont elle offre
en quelque sorte une condensation.
D'une part, cette nouvelle forme de vie relève d'une analyse
marxiste : son apparition correspond à la conjonction de deux
conditions, le commerce des tissus et les débuts de la construction en
fer. Les passages appartiennent sans conteste au règne de la
marchandise. « Les passages sont des centres destinés au commerce
des marchandises de luxe »17. Ou encore : « les passages temples du
capital marchand »18. De l'autre, les passages dans leur ambiguïté
même qui est celle du XIXe siècle, fonctionnent comme de véritables
fantasmagories, c'est-à-dire l'ensemble des procédés qui consistent à
faire voir et à faire parler en public des fantômes grâce à des illusions
d'optique.
« Dans l'immédiateté de la présence sensible », la
fantasmagorie, en tant qu'illusion, opère une transfiguration qui
détourne le regard de l'homme de la réalité et le divertit. La
fantasmagorie exerce sur le spectateur un enchantement, une
fascination tels que le capitalisme dont elle est l'expression apparaît
comme ensorcelant et la marchandise comme enchanteresse. Lieu
d'apparition du spectral - les musées de cire n'y ont-ils pas élu
domicile ? - les passages, ce monde des miroirs au « sortilège
étouffant » exerce un charme maléfique sur celui qui s'y abandonne.

14. « Marx expose la corrélation causale entre l'économie et la culture. Ici, ce qui
importe, c'est la corrélation expressive. Il faut présenter non plus la genèse économique
de la culture, mais l'expression de l'économie dans la culture ». Paris, Capitale..., op.
cit., p. 476.
15. Cité par R. Tiedemann, « Introduction », Paris, Capitale... op. cit., p. 15.
16. W. Benjamin, Paris, Capitale... op. cit., p. 410.
17. Exposé, op. cit., p. 35.
18. Paris, Capitale... p. 68.

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Miguel Abensour 87

L'ambiguïté des passages est d'abord l'ambiguïté de l'espace


renforcée par la richesse et le jeu sans fin des miroirs. Ce monde des
miroirs, en même temps qu'il éveille le désir - le regard des choses -
« Un bruissement de regards emplit les passages »19, « dans sa
métamorphose ininterrompue fait signe vers le néant »20. Les clins
d'œil y sont à double sens. « Il n'est aucune chose ici qui, au moment
où l'on s'y attend le moins, n'ouvre fugitivement un œil pour le fermer
dans un clignement rapide»21. Aussi la déambulation dans les
passages s'effectue-t-elle comme un cheminement fantomatique. Dans
cet univers spéculaire, la fantasmagorie, source d'un charme magique
qui paralyse, met en œuvre, de par l'illusion qu'elle fait naître, un
processus d'idéalisation de la marchandise. À la révolution revient la
force de briser ce maléfice et de rendre vie à ce qui s'enfonçait vers la
mort et le néant. « Mais seule la révolution - juge W. Benjamin -
introduit définitivement l'air libre dans la ville. Plein air des
révolutions. La révolution désensorcelle la ville »22.

Ambiguïté redoublée des passages, car on ne peut limiter leur


rapport à l'imaginaire, aux seules fantasmagories. Reliés à la couche
onirique la plus profonde, les passages, paradigme de la modernité,
laissent entrevoir l'espace d'une « inquiétante étrangeté » où se mêlent
rêves et fantasmagories. Le XIXe siècle ne fait pas exception au destin
des générations. « Chaque époque a ce côté tourné vers les rêves qui
est son côté enfantin. Il apparaît très nettement pour ce qui est du siècle
précédent dans les passages »23. Enchevêtrement vertigineux d'où
résulte, au sein de la conscience onirique du collectif, comme un
procès d'échange permanent entre les fantasmagories et l'utopie : si les
fantasmagories révèlent une tonalité utopique, l'ensorcellement du
monde de la marchandise pris dans un jeu de miroirs ne joue-t-il pas
avec le rêve de bonheur propre à chaque génération ? Inversement,
l'utopie, la figure historique de ce rêve, n'est-elle pas affectée de
caractères fantasmagoriques ?

Fourier ou les passages. Le coup de force de W. Benjamin,


mais aussi le coup de génie n'est-il pas d'avoir inventé une
constellation nouvelle où viennent se cristalliser la magie des passages
et la luxuriance de l'utopie, « promesse de bonheur » ? Tandis que
l'interprétation traditionnelle associait les passages au flâneur, la

19. W. Benjamin, Paris, Capitale... op. cit., p. 557.


20. {bid., p. 874.
21. Ibid., p. 874.
22. Ibid., p. 440.
23. Ibid., p. 405.

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Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

pensée poétique de W. Benjamin dissocie cet espace de la


déambulation du flâneur pour l'associer à la rue-galerie du
phalanstère24. Les passages dans le rapport qu'ils entretiennent aux
rêves pointent irrésistiblement vers l'utopie. Figure inversée de ce
rapport, l'utopie n'échappe pas à l'emprise des fantasmagories du
XIXe siècle. En raison de cette ambiguïté, de cet enchevêtrement,
l'utopie n'est-elle pas le lieu non-lieu où se déploie une lutte
indécidable entre le sommeil, le mythe, le rêve et l'éveil ? « Le
capitalisme fut un phénomène naturel par lequel un sommeil nouveau
s'abattit sur l'Europe, accompagné d'une réactivation des forces
mythiques »25juge W. Benjamin. Au vu de cette analyse, indissociable
d'une lutte contre le mythe, figure de la dépendance et de
l'hétéronomie, on comprend l'importance toute nouvelle accordée par
W. Benjamin « aux formes sous lesquelles apparaît le collectif de rêve
au XIXe siècle » et l'on saisit mieux l'originalité de sa démarche.
Autant, à la différence des surréalistes, il veille à ne pas se laisser
envoûter par le charme des mythes tirant inexorablement vers le néant,
autant il lui importe de ne pas rejeter, ni négliger ces formes de rêve,
ces visions oniriques du collectif au sein desquelles le rapport à la mort
peut être surmonté. « Le rêve attend secrètement le réveil, celui qui
rêve ne se livre à la mort qu'à titre révocable, il attend la seconde où il
s'arrachera par la ruse à ses griffes. Il en va de même pour le collectif
qui rêve et auquel ses enfants donnent une heureuse occasion de se
réveiller »26. Prenant ainsi ces formes de rêve au sérieux, il s'efforce
de les accueillir, non dans leur immédiateté, mais en levant les
masques qui les constituent et sous lesquels se cache « un signal de
véritable existence historique ». « Déchiffrer ce signal, c'est ce que
propose de faire ce travail » annonce l'auteur27. On mesure d'autant
mieux la fécondité de la nouvelle corrélation forgée par W. Benjamin
entre Fourier et les passages qu'elle vaut, à l'évidence, pour
l'ensemble du projet. En effet, si l'on retient l'identification à maintes
reprises posée entre les passages et le XIXe siècle, cela signifie que
l'interprétation du siècle écoulé doit prêter toute son attention, être au
plus haut point sensible à la veine de l'utopie qui parcourt le siècle en
son entier. Non pour l'accepter telle qu'elle se manifeste, ni pour
simplement l'enregistrer, mais pour construire une constellation
saturée de tensions d'où éventuellement pourra surgir l'image
dialectique.

24. B. Lindner, Passagen-Werk... in Walter Benjamin et Paris, Ed. du Cerf, 1986, p. 19.
25. Paris, Capitale... p. 408.
26. Ibid., p. 407.
27. W. Benjamin, ibid., op. cit., p. 408.

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Miguel Abensour 89

A la différence d'Ursus, le
surveiller le caractère peut-êt
de l'ordre existant, mais il se
collectif - à rencontre des for
le sommeil de l'univers ca
provoque le réveil et arrache
Telle est la disposition di
W. Benjamin aborde l'utopie e
salvatrice. Dans l'utopie, form
strates28.

D'abord la strate historique : à l'apparition d'un nouveau


moyen de production correspond dans la conscience collective d'une
époque des images de souhait (Wunschbilder). Entendons qu'un
nouveau moyen de production, par les désirs qu'il engendre, suscite
des représentations d'une société meilleure. La simple représentation
se change ainsi en image-souhait (Wunschbild) qui porte une griffe :
« C'est ainsi que cela devrait être »29. Par ces images, « le collectif
cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l'inachèvement du
produit social aussi bien que les carences de l'ordre social de
production »30. Première ambiguïté de ces formes, puisqu'en leur sein
coexistent une portée critique - une aspiration vers un ordre meilleur -
et une dimension mythologique telle qu'elle apparaît dans le procès de
transfiguration. Images de surcroît mixtes, car l'Ancien s'y mêle au
Nouveau et c'est en raison de cette mixité que les utopies participent
jusqu'à un certain point aux fantasmagories du XIXe siècle. À noter
que pour W. Benjamin l'utopie ainsi rapportée à des images de souhait
ne désigne pas seulement un texte ou des pratiques, mais bien plutôt
une tonalité générale qui laisse sa trace dans « mille configurations de
la vie, depuis les édifices durables jusqu'aux modes passagères »31.
Une seconde strate a-historique qui constituerait en quelque
sorte le noyau invariant de l'utopie, comme si toute formation utopique
nouait un lien secret à l'âge d'or. Afin de ne pas simplifier cette

28. Nous analysons ici au plus près la partie de L'Exposé de 1935 explicitement
consacrée à l'utopie. Les notes préparatoires de L'Exposé contiennent deux autres
versions de ce passage. Nous y ferons éventuellement référence.
29. Ou encore, « Les souhaits ne font rien, mais ils se dépeignent une image de ce qui
devrait être fait et la conservent fidèlement ». E. Bloch, Le Principe Espérance, 1.1, Ed.
Gallimard, 1976, pp. 63-64. Sans vouloir débattre ici des rapports entre W. Benjamin et
E. Bloch, il paraît légitime de se reporter aux pages que ce dernier a consacrées à
l'image-souhait.
30. L'Exposé de 1935, in Paris, Capitale..., op. cit., p. 36.
31. Ibid., p. 36.

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90 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

compénétration de l'Ancien et du Nouveau, il faut bien voir que dans


le texte de W.Benjamin, l'Ancien désigne à la fois le passé le plus
récent - l'ancien moyen de production - et un passé autrement ancien
qui renvoie en deçà de l'histoire. C'est grâce aux images issues de ce
passé extrêmement lointain que le collectif parvient à se séparer du
passé encore proche, une fonction de distanciation étant ainsi reconnue
à ce passé préhistorique. C'est par cette voie complexe que les images
de souhait éveillent, ou plutôt réactivent l'image de la société sans
classes. « Ces tendances orientent vers le passé le plus ancien
l'imagination plastique à laquelle le Nouveau donna son impulsion.
Dans le rêve où chaque époque a sous les yeux en images l'époque
suivante, celle-ci apparaît mêlée à des éléments de la préhistoire
(Urgeschichte), c'est-à-dire d'une société sans classes. Les expériences
relatives à cette société, entreposées dans l'inconscient du collectif,
donnent naissance, avec la compénétration du Nouveau à
l'utopie... »32. Ainsi en va-t-il de l'utopie de Fourier. Elle trouve « son
impulsion la plus intime » dans l'apparition des machines - la strate
historique qui se manifeste par une véritable machinerie des passions.
Mais, et telle est la strate a-historique, l'utopie de Fourier réactive
l'image de la société sans classes. « Cette machinerie faite d'hommes
produit le pays de Cocagne, le très ancien symbole des désirs réalisés,
auquel l'utopie de Fourier a donné une nouvelle vie »33.
L'hypothèse benjaminienne de la structure dualiste de l'utopie
en souligne le caractère composite et met du même coup l'interprète
prêt à l'accueillir en garde contre les jugements univoques, soit tout
uniment favorables, soit défavorables. Le guetteur de rêves est invité à
pratiquer une herméneutique critique qui, loin de congédier ou de
dissoudre l'utopie, s'attache bien plutôt, de par le partage d'avec le
mythe, à en libérer les virtualités émancipatrices.

Ce travail paraît d'autant plus requis de l'interprète que dans la


première version préparatoire de L'Exposé de 1935 W. Benjamin
insistait sur la dimension fantastique de ces images de souhait,
sensiblement marquées par la compénétration de l'Ancien et du
Nouveau. « Cette compénétration - écrit-il - tire son caractère
fantastique surtout du fait que l'Ancien ne se détache jamais nettement
du Nouveau dans le courant du développement social et que le
Nouveau, dans son effort pour se distinguer de l'Ancien, redonne vie à
des éléments primitifs, archaïques. Les images utopiques qui
accompagnent l'éclosion du Nouveau recourent toujours, de manière

32. Ibid., p. 36.


33. Ibid., p. 37.

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Miguel Abensour 91

concomitante, à un passé très


comme une ruse de l'imagina
W. Benjamin précise : « Le No
image, doit toujours associer s
société sans classes »35. L'évoc
plus pour fonction de permettre
du passé le plus proche que de
d'un projet pour l'avenir36. Face
de « déchiffrer », sous le masqu
signal d'une véritable ouvertur
société future, trahit des tendances réactionnaires en arrachant les
passages à la sphère sociale pour en faire de simples lieux d'habitation,
il n'en avoue pas moins « une vision grandiose de l'être humain » qui
va bien au-delà de tout programme d'éducation des passions.
Or, au-delà de la thématique de la société sans classes, si
prégnante dans L'Exposé de 1935, se posait une nouvelle fois pour
W. Benjamin, à travers l'interprétation de Bachofen, la question du
mythe. De nouveau, il lui fallait inventer une voie étroite qui lui
permette de prendre en compte ce qui relève de l'expression
symbolique sans pour autant céder, à quelque degré que ce soit, aux
élucubrations fascistes de certains de ses contemporains, ni se réfugier
dans une réception passive des « images originaires »37.
Peut-on conclure, au terme de cette analyse, que par l'hypothèse
des deux strates, de la structure dualiste de l'utopie, W. Benjamin
ouvre, au-delà de l'ensorcellement du capitalisme, un « passage » entre
l'Eden de la société sans classes et la société émancipée de l'avenir ?
C'est entre autres sur cette relation entre « l'archaïque » et
l'utopie - comme si le communisme primitif était le secret inavoué des
utopies dans l'histoire - qu'Adorno va faire porter sa critique dans la
lettre du 2 août 1935 relative au premier exposé de W. Benjamin.

34. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 904.


35. Ibid., p. 904.
36. S. Buck-Morss, The Dialectics Of Seeing, Walter Benjamin And The Arcades
Project, M.I.T. Press, 1991, p. 116.
37. Sur ce point voir l'article très éclairant de M. Pezzela, « Image mythique et image
dialectique. Remarques sur le Passagen-werk », in Walter Benjamin et Paris, édité par
H. Wismann, Ed. du Cerf, 1986, pp. 517-528. Il écrit p. 518 : « L'enjeu de ce débat était
décisif. Il fallait élaborer une réflexion sur le mythe, sur l'inconscient personnel et
collectif, sur la structure symbolique de l'imaginaire, qui puisse s'opposer à la culture de
l'irrationalisme nazi. Il fallait éviter l'opposition sans nuance entre les forces imaginaires
considérées par Bachofen, et toute forme de conscience rationnelle. Mais il était aussi
nécessaire de dépasser les limites d'une attitude spirituelle absolument négative envers la
notion même d'image symbolique ».

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92 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

La controverse avec Adorno

La critique d'Adorno dans la Lettre du 2 août 1935 porte


essentiellement sur quatre points38.

1) L'auteur de Dialectique Négative commence par refuser


l'épigraphe choisie par W. Benjamin pour introduire son interprétation
de l'utopie. Il s'agit donc de la phrase de Michelet : « Chaque époque
rêve la suivante. Avenir ! Avenir ! ». Formule sans nul doute
séduisante pour W. Benjamin, car à la simple prévision de l'avenir,
thème dominant au XIXe siècle, qu'il s'agisse de la prévision
scientifique d'A. Comte ou de la prévision « sympathique » des saint
simoniens, elle ajoute la dimension du rêve. Et l'on comprend sans
peine comment W. Benjamin, si sensible à la dimension onirique d'une
époque, a pu décider d'intégrer la prévision onirique de Michelet à son
Exposé.
Or, aux yeux d'Adorno, cette formule compromet ni plus ni
moins l'idée même d'image dialectique ; elle la met fondamentalement
en péril en y introduisant une thématique non-dialectique : « C'est
autour de cette phrase que se cristallisent tous les thèmes de la théorie
de l'image dialectique qui me paraissent fondamentalement
critiquables, et ce en tant que non-dialectiques ». Point nodal puisque
Adorno va jusqu'à prononcer : « Eliminer cette phrase pourrait mettre
ordre à la théorie elle-même »39. Non dialectique, cette thèse le serait à
trois points de vue :
- elle réduirait l'image dialectique à un simple état de
conscience comme si l'image se contentait d'enregistrer un contenu de
conscience, fût-il même collectif ;
- le lien de l'image à l'avenir saisi comme utopie serait pensé de
façon linéaire, et même évolutive ;
- enfin, selon cette conception, l'époque serait conçue comme
un sujet unifié, c'est-à-dire comme un sujet non divisé, non traversé de
contradictions.

Bref, l'histoire serait pensée comme une progression du présent


vers l'avenir, sur les ailes du rêve, soit comme un processus temporel
se déroulant dans un temps homogène et non contrasté.

38. W. Benjamin, Correspondance 1929-1940, t. II, traduction par G. Petitdemange, Ed.


Aubier Montaigne, 1979, Lettres de T.W. Adomo à W. Benjamin du 2 août 1935,
pp. 170-182.
39. Ibid., p. 171.

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Miguel Abensour 93

Ajoutons à cela qu'ainsi r


l'évacuation de la dimension thé
rédemption - l'image dialectiqu
mouvement social, se dédialecti
l'idée même de contradiction ou

2) À dire vrai, à la lecture


qu'Adorno accuse déjà W. Ben
savoir, que pour vouloir être se
dimension imaginaire de la sc
contenterait d'enregistrer les c
que cette scène lui propose, san
d'interprétation ou de construct
effet, cette dernière ne peut se
de la contradiction et telle qu'e
son déclin et de sa relève.

3) Or, cet empirisme poétiq


consisterait non seulement à accueillir les formes immanentes de la
conscience, mais plus encore « à transposer l'image dialectique dans la
conscience sous la forme de "rêve" »40 se manifesterait au plus haut
point à propos de l'âge d'or présenté de façon bien trop univoque dans
L'Exposé.
L'âge d'or, selon Adorno se référant à Offenbach et très
certainement aux travaux de Kracauer sur ce dernier, doit être entendu
en un double sens, à la fois comme Arcadie et comme enfer, c'est-à
dire comme le monde des puissances souterraines, du mythe et de la
terreur. Reprochant à W. Benjamin d'avoir, en outre, abandonné
l'image du XIXe siècle comme enfer qui, dans ce cas, se distinguerait
de l'utopie comme rêve, Adorno écrit : « Or celle-ci seule (l'image de
l'enfer) pourrait mettre à sa juste place l'image de "l'âge d'or" »41.
Entendons que dans cette perspective, l'âge d'or serait désormais
conçu sous le signe de l'ambiguïté, sa part possible d'enfer le disputant
à sa part d'Arcadie. Faute de cette représentation, on aboutirait à une
simplification de l'âge d'or, telle qu'elle aurait de surcroît un effet sur
l'analyse de la marchandise, puisque l'on séparerait radicalement, d'un
côté l'âge d'or comme société sans classes, arcadienne, de l'autre,
l'univers de la marchandise comme enfer pur et simple. De même qu'il
faut procéder à une complication de l'âge d'or en sachant y reconnaître
une part d'enfer, de même il convient de compliquer - et donc de

40. Ibid., p. 172.


41. Ibid., p. 172.

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94 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

dialectiser - l'analyse du règne de la marchandise. Ce dernier, pour


autant qu'il soit construit dialectiquement n'est pas seulement enfer :
car, de par la mise au jour de ses contradictions internes, il contient la
possibilité d'un dépassement, à distinguer de la simple régression à un
état de fait antérieur. « Comprendre la marchandise comme image
dialectique - écrit Adorno - veut aussi dire la comprendre comme la
"cause" même de son déclin et de sa "relève" »42. D'où, à suivre la
démarche critique d'Adorno, l'interprète ne peut se satisfaire d'une
simple collecte des rêves du XIXe siècle ; il lui faut par une
« construction dialectique », extérioriser le rêve, à savoir le mettre en
rapport avec l'extériorité pour apprécier jusqu'à quel point il participe
d'une constellation du réel.

4) De par l'abandon de l'articulation nécessaire entre l'âge d'or


et l'enfer, W. Benjamin aurait manqué, selon Adorno, le rapport de
l'Ancien et du Nouveau en le concevant seulement sous la forme d'une
« référence utopique à la société sans classes »43. Référence
qu'Adorno juge dédialectisée dans la mesure où elle figure dans
l'interprétation de W. Benjamin comme « un élément surajouté et
complémentaire » et non « comme le plus neuf »44. W. Benjamin,
soucieux de faire droit aux recherches de Bachofen, aurait accepté de
façon acritique « la catégorie mythico-archaïque de l'âge d'or » et
aurait ainsi ouvert par l'hypothèse dualiste des deux strates de l'utopie,
la porte à une image mythique dont il serait resté prisonnier, faute
d'avoir réussi à la transformer pour élaborer à partir d'elle une
véritable image dialectique. De là une rechute toujours à craindre dans
« une pensée massivement mythique » ; car coupé de l'image de
l'enfer, le thème de la société sans classes subit le tropisme du mythe :
« L'image de l'absence de classe est antidatée dans le mythe au lieu
d'apparaître ici dans sa transparence comme une fantasmagorie
infernale »45.

À cette mise en garde, Adorno joint une critique de l'idée même


de « collectif », en tant que sujet du rêve. Le recours à ce sujet qui
rapprocherait W. Benjamin, à son insu, de Jung ou de Klages, n'aurait
il pas pour effet « d'hypostasier des images archaïques », donc de les
surévaluer en provoquant du même coup une cécité de l'interprète,
quant à la source possible des images dialectiques, qui serait non plus
« un collectif archaïque », mais l'individu sous l'emprise de

42. Ibid., p. 174.


43. Ibid., p. 173.
44. Ibid., p. 173.
45.Ibid., p. 173.

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Miguel Abensour 95

l'aliénation bourgeoise prop


conscience collective - juge A
de détourner de l'objectivité v
aliénée »46. Adorno ne nie p
l'Ancien et le Nouveau, mais
d'or à celle de l'enfer, il se ga
toute rassurante, une réactiva
comme si, pour reprendre
« dans le plus ancien le plus
l'âge d'or invite à discerner
images de souhait du XIXe siè
désigne dans le Livre des Pa
mythiques indissociable d
capitalisme en Europe, soit «
cessent de hanter les passages,
Cette ambiguïté remise en lu
catégorie dans laquelle l'archa
moins, me semble-t-il, l'âge d

Si nous faisons nôtre cett


s'ensuit que l'emprise de l'ar
celle de l'Arcadie que celle d
l'histoire du monde de la terreur.

Sans prétendre prendre ici en considération la critique d'Adorno


dans sa totalité, constatons seulement qu'elle paraît particulièrement
sévère, voire injuste, à l'égard de W. Benjamin. En effet, à suivre le
texte de ce dernier et l'interprétation dualiste de l'utopie qu'il propose
avec ses deux strates, on peut estimer que, cherchant à compléter
Michelet, il est déjà en rupture avec lui. Selon la phrase de Michelet, il
y aurait au sein de chaque époque une orientation vers la suivante, et
c'est sous forme de rêve - image de souhait et image onirique - que se
manifesterait cette orientation vers l'avenir. En un sens, cette image
onirique orientée à l'avenir serait le propre du progressisme moderne
qui, comme on le sait, déclare soit avec Saint-Simon, soit avec Fichte
critiquant Rousseau, que l'âge d'or n'est pas à situer derrière nous,
mais au-devant de nous.

W. Benjamin, critique de la conception moderne du progrès,


adopte une position originale telle qu'il refuse aussi bien la thèse

46. Ibid., pp. 173-174.


47. Lettre de Marx à Engels du 15 mars 1868, citée par M. Löwy, Rédemption et Utopie,
PUF, 1988, p. 150.
48. W. Benjamin, Correspondance 1929-1940, op. cit., p. 173.

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96 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

attribuée à Rousseau que celle de Fichte. Le rêve qui travaille chaque


époque ne serait pas seulement tendu vers l'avenir, mais inventerait ce
rapport au futur prochain en se tournant vers le passé le plus ancien, la
société sans classes, réanimant ainsi, sous l'impulsion d'une critique
du passé le plus proche, « le pays de Cocagne, le très ancien symbole
des désirs réalisés ». Donc à la simplification de Michelet, à
l'unidirection vers l'avenir, W. Benjamin, averti de la complexité de
l'expression symbolique, oppose l'hypothèse de la compénétration de
l'Ancien et du Nouveau, comme si ce mouvement vers le nouveau ne
pouvait s'effectuer que grâce à la reprise de l'image d'un passé
préhistorique, celle de la société sans classes, comme si la technique
s'emparait d'un symbole déjà là, hérité, pour le renouveler. C'est
reconnaître que l'image de souhait qui constitue l'utopie est mixte,
composite non seulement dans son contenu, mais plus encore dans son
orientation temporelle, puisque l'orientation vers l'avenir s'opère par
le détour d'un rapport au passé le plus ancien.

De là, le lien avec l'ancien symbole de l'âge d'or qui circonscrit


très exactement le lieu critique pour Adorno. Ce n'est pas tant la
vection vers le passé qu'Adorno critique - pour autant qu'elle soit
mise en œuvre de façon dialectique - que la transfiguration de ce passé
dont la part d'enfer est occultée pour n'en retenir que la part
d'Arcadie. Mais peut-on dire de W. Benjamin que cédant à un réalisme
grossier, il hérite du symbole de l'âge d'or tel quel, sans lui faire subir
de transformation, comme s'il s'agissait d'une positivité déposée dans
l'histoire qu'il suffirait de redécouvrir pour la reprendre sans plus ?
Peut-on soutenir qu'il ignore que la compénétration de l'Ancien et du
Nouveau donne naissance à une forme fantastique ?

On peut d autant moins accuser W. Benjamin de simplification


et de progressisme que la dernière section (VI) de L'Exposé de 1935,
« Haussmann ou les barricades », s'achève par un travail critique sur la
fameuse phrase de Michelet visant à lui injecter de la dialectique, à la
dialectiser, dans la mesure où il met à l'épreuve chacun des termes de
Michelet pour substituer à un schéma évolutif un tout autre tableau. À
vrai dire, que faut-il entendre par époque ? Comment fonctionne ce
processus onirique, et à partir de quels matériaux ? Or loin de
concevoir l'époque comme un tout unifié, voire harmonieux,
W. Benjamin y perçoit à l'œuvre une scission, plus une « fêlure », la
mise en marche d'un mouvement de déclin. N'est-ce pas par là même
s'ouvrir une autre voie qui mènera vers l'image dialectique ? Citant
Balzac qui évoque les ruines de la bourgeoisie, W. Benjamin observe
que cette chute, ces ruines affectèrent d'abord « les symboles des

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Miguel Abensour 97

aspirations du siècle précéden


de la classe dominante. Enten
siècle sont déjà en ruines, en
passages. Sur cet horizon de r
rêve : au lieu d'être l'unif
aspirations de l'époque présen
suivante, le rêve devient un e
morceaux, aussi hétéroclite qu
matériaux qui le constituent
de rêve »49. Le rêve n'est plu
passage sans douleur au fu
s'abandonner, mais il est,
capitalisme, la présence d'un u
bric à brac infernal - où se m
images mythico-archaïques
s'arracher s'il veut enfin c
reprendre une image chère à W
rêve de tendre un arc entre le sommeil et le réveil. Finie donc la
représentation toute souriante, apaisante jusqu'à l'engourdissement,
d'un voyage onirique vers le futur prochain, d'une entrée en douceur,
sur des eaux lisses dans le havre de l'avenir ; s'y substitue désormais
l'idée, l'exigence, l'impératif d'un travail difficultueux, à l'issue ô
combien incertaine, pour s'arracher à cet état où, sous des masques
séduisants, rôde la mort. Le réveil ou le néant. Ainsi W. Benjamin
conclut-il son parcours par une reprise, mais sous forme d'une
rectification de la phrase de Michelet. Or ce déplacement a
apparemment échappé au regard critique d'Adorno, alors qu'en un
sens, tout le trajet de W. Benjamin dans L'Exposé de 1935 a consisté à
produire cette correction essentielle. « Chaque époque, en effet, ne
rêve pas seulement de la prochaine et cherche au contraire dans son
rêve à s'arracher au sommeil »50.

Transposons la lecture d'Adorno en termes analytiques. Si pour


la pratique analytique, il ne suffit pas d'enregistrer les rêves ou les
lapsus du patient, s'il lui faut encore les interpréter en tant que
symptômes, afin de provoquer éventuellement la transformation d'une
structure névrotique, peut-on considérer que W. Benjamin ait eu
vraiment besoin de ce rappel à la vigilance ?

La construction dialectique - et l'image dialectique est le fruit


d'une telle construction - ne procède-t-elle pas, à l'instar de la pratique

49. L'Exposé de 1935, op. cit., p. 46.


50. Ibid., p. 46.

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98 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

analytique, ne vaut-elle pas interprétation, laquelle est de surcroît


grandement facilitée par l'état de ruine des symboles du XIXe siècle ?
Ces derniers ne s'imposent plus ni dans leur massivité, ni dans leur
pseudo-positivité, mais ne survivent qu'en morceaux, à l'état de
résidus, permettant le libre jeu de l'interprétation. Plutôt que
d'enregistrer passivement ou d'accueillir de façon réceptive « les
images originaires », W. Benjamin, aidé en cela par la destruction dans
le réel de ces images, n'a-t-il pas travaillé à désintriquer les éléments
de rêve de la terreur mythique qu'ils portaient en eux, donnant ainsi
pour finalité à son parcours interminable dans le labyrinthe des
passages, la sortie du sommeil, le réveil. « L'exploitation des éléments
du rêve au réveil - écrit-il - est le cas type de la pensée dialectique.
C'est pourquoi la pensée dialectique est l'organe de l'éveil
historique »51.
En outre, le dernier membre de la phrase de Michelet
« rectifiée » : « Chaque époque (...) cherche au contraire dans son rêve
à s'arracher au sommeil » n'ouvre-t-elle pas en quelque sorte la voie à
l'interprétation d'un passage problématique de L Exposé et décisif
pour l'utopie, dans la section V « Baudelaire ou les rues de Paris » ?
Ne s'agit-il pas de soumettre à un nouvel éclairage l'hypothèse dualiste
relative à l'utopie, en la faisant passer d'une description empirique
- celle des deux strates articulées l'une à l'autre - à une signification
philosophique, celle de l'ambiguïté ? On abandonnerait somme toute la
version rassurante des deux strates, avec sa tendance au réalisme,
quant à la société sans classes de la préhistoire pour penser désormais
l'utopie comme prise entre ensorcellement et désensorcellement.
L'utopie dans la compénétration de l'Ancien et du Nouveau serait une
expression parmi d'autres de l'ambiguïté propre au capitalisme
moderne, « ...l'ambiguïté qui est propre aux productions et aux
rapports sociaux de cette époque »52. Ainsi, par la voie de l'ambiguïté,
l'utopie rejoindrait l'ambiguïté du fétichisme de la marchandise, celle
des passages qui est ambiguïté de l'espace, le passage étant à la fois
éclat et misère, le lieu d'éveil des désirs et celui « de la complicité
avec le néant ». Une double signification, ni surajoutée, ni
complémentaire affecterait l'utopie : la tension entre le mouvement
vers le Nouveau et le détour vers l'Ancien - la société sans classes de
la préhistoire - tension redoublée, puisque ce très ancien symbole,
l'âge d'or ou le pays de Cocagne comprendrait une part d'Arcadie et
une part d'enfer. L'insistance sur l'idée de tension, aux lieu et place de

51. Ibid., p. 46.


52. Ibid., p. 43.

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Miguel Abensour 99

la complémentarité, met en lu
la dialectique. En effet, selon
considérer que « l'ambiguït
dialectique, la loi de la dialect

Expression, manifestat
l'ambiguïté peut introduire
dialectique à l'arrêt - plus c
classiquement à l'idée de dial
pas seulement déploiemen
mouvement, elle peut être au
l'un des lieux de naissance
dialectique. « Lorsque la pen
saturée de tensions, apparaît
revient donc la tâche de cons
lieu où la tension entre les co
construction d'une constellatio
n'est pas un suspens cont
arrachement à l'histoire - au continuum de la domination - bref,
sauvetage. Cette ambiguïté, cette double signification se retourne : au
lieu d'être signe, aveu de faiblesse qui affecterait l'utopie, elle se
révèle être la passerelle fragile entre l'utopie et la dialectique à l'arrêt.

« Cet arrêt est utopie », prononce W. Benjamin. Entendons que


cet arrêt de la dialectique, pour autant qu'il soit rupture, arrachement,
qu'il soit sauvetage, est utopie au sens d'un surgissement du Nouveau,
plus, de l'advenue d'une altérité radicale. Comme si cette
immobilisation de la dialectique donnait soudain libre cours à
l'évasion que la pensée réaliste reproche si pesamment à l'utopie, à la
sortie, à la catégorie de sortie, le non-lieu de l'utopie creusant tout à
coup la possibilité d'un lieu autre. Mais inversement, pourrait-on dire,
l'utopie est arrêt, c'est-à-dire que l'utopie, au lieu de désigner comme
on le croit communément, la projection vers l'avenir (vers l'époque
suivante) d'un monde meilleur se constitue dans un arrêt, prend forme
dans une immobilisation : moment de construction des tensions,
explosion des contradictions plutôt que solution telle que surgissent
Hic et Nunc l'impératif du sauvetage et le choix politique. Que l'on
pense ici pour apprécier la fécondité de la thèse de W. Benjamin à
l'utopie libertaire de William Morris, News from nowhere, dont le
sous-titre est précisément An epoch of rest. C'est ce moment d'arrêt,
cet oubli qui n'est pas réification qui permet l'épanouissement de
53. Ibid., p. 43.
54. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 494.

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100 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

l'utopie - autrement dit l'utopie ne se construit que pour autant qu'elle


soit arrêt, suspens du continuum historique - avant que ne se mette en
marche, sous l'impulsion de la visite de l'étranger, une nouvelle
dialectique de l'oubli et de la remémoration conduisant à un nouvel
éveil contre l'engourdissement qui menace la société nouvelle. De cet
échange de qualification entre l'utopie et l'arrêt découle l'affirmation
de W. Benjamin : « L'image dialectique est donc une image de
rêve »55. Cette déclaration ne laisse pas de surprendre. Peut-on
identifier image dialectique et image de rêve ? Peut-on réduire, sans
autre forme de procès, l'une à l'autre ? Est-il donc vrai, pour reprendre
les termes d'Adorno, que transposant l'image dialectique dans la
conscience sous forme de rêve, W. Benjamin ait abouti à une
confusion regrettable ? Une interprète du Livre des Passages prend
soin précisément de distinguer entre les deux types d'images. « Une
image de rêve n'est pas encore une image dialectique et le désir n'est
pas encore la connaissance »56. Qu'est-ce à dire? S'agit-il d'une
véritable identification, voire d'une confusion ? N'est-ce pas plutôt
reconnaître de la part de W. Benjamin, partant de l'ambiguïté des rêves
du collectif, mais en tournant l'attention vers le rapport ainsi dévoilé
entre la dialectique à l'arrêt et l'utopie, que l'image dialectique
s'inscrit elle aussi dans l'expressivité soit symbolique, soit onirique du
XIXe siècle ; ne serait-ce pas parce qu'elle y trouve en quelque sorte
son appui, le sol sur lequel elle peut prendre son envol ? Jusqu'à un
certain point, elle appartient au monde du rêve - dialectique, elle reste
image - de même que l'interprétation analytique appartient à la
dimension onirique dont elle ne peut ignorer la réalité, même si elle
s'en dégage dans la mise à distance de l'interprétation.

Pour déterminer ce point, pour accepter cette proposition dans


toute son ampleur, encore convient-il de mesurer l'effet qu'exerce
cette rencontre de l'image dialectique et du rêve, encore faut-il
distinguer dans quelle direction l'image dialectique tire l'image du
rêve, sous la commotion de l'arrêt qu'est l'utopie. Pensée sous le signe
de la fulguration l'image dialectique est l'énergie qui polarise soudain
le champ du rêve, arrache le rêveur au sommeil, le projette vers le
réveil, ou pour reprendre une formule de W. Benjamin, dans le Livre
des Passages, à propos du réveil imminent, l'image dialectique en tant
qu'image de rêve, serait « le cheval de bois des Grecs dans la Troie du
rêve »57. La proposition « l'image dialectique est donc une image de

55. L'Exposé, op. cit., p. 43.


56. S. Buck-Morss, The Dialectics of Seeing, op. cit., p. 114.
57. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op cit., p. 409.

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Miguel Abensour 101

rêve » ne prend tout son sens qu


vient conclure L'Exposé de 19
rêve au réveil est le type de l
moment du réveil, en même te
du rêve, ou plutôt la fait éclate
qui les hantait, arrachant du mê
n'a cessé de la ruiner. Le rév
menaçait l'utopie libère en elle
est l'image dialectique. Mais inv
faire l'économie du rêve.

Peut-on au terme de ce parcours qui vaut comme un travail


critique sur la fameuse phrase de Michelet, consistant à la dialectiser,
continuer à accuser W. Benjamin d'être resté en deçà de la dialectique,
proche par moments de Jung ou de Klages, d'avoir proposé une image
idyllique de l'âge d'or en occultant sa part d'enfer ? Peut-on ignorer
son effort pour nous inviter à penser l'utopie, « précipité des rêves du
collectif » sous le signe de l'ambiguïté ? D'ailleurs à consulter les
textes préparatoires à L'Exposé de 1935, il apparaît nettement que
W. Benjamin n'ignorait nullement la relation entre l'âge d'or et
l'enfer. Dans le plan n°7, il écrit : « Schémas dialectiques. Enfer, âge
d'or... L'âge d'or comme catastrophe »59. Aussi la critique d'Adorno,
aveugle jusqu'à un certain point au travail critique effectué par
W. Benjamin, vaut-elle tout au plus comme un rappel qui aurait pour
effet bien plus de rendre explicite ce qui demeure implicite que de
corriger une défaillance ou de détruire une illusion. N'est-ce pas
d'ailleurs ainsi que l'entend W. Benjamin dans sa réponse indirecte à
Adorno - puisqu'adressée à sa femme - où il dit son accord pour
mieux marquer sa résistance et son étonnement face à
l'incompréhension de son critique ? Dans la lettre du 16 août 1935 à
Gretel Adorno, W.Benjamin commence par écrire : « ...J'omets
nombre de points sur lesquels je suis d'accord avec vous. (Il m'est rare
de l'être aussi totalement que sur les réflexions de W. consacrées à
"l'âge d'or") »60.
Satisfaction est accordée d'autant plus aisément au rappel
d'Adorno que, nous le voyons, W. Benjamin n'avait nullement besoin
de ce dernier pour être averti des liens de l'âge d'or et de l'enfer. Aussi
W. Benjamin est-il loin de céder purement et simplement aux critiques
d'Adorno. Ne prend-il pas à témoin la destinataire de la lettre pour

58. L'Exposé, op. cit., p. 46.


59. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 892.
60. W. Benjamin, Correspondance 1929-1940, op. cit., t. II, p. 185.

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102 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

insister sur la partialité de son correspondant, dialecticien s'il en est,


ayant tendance à le confondre avec Jung ou Klages, faute d'avoir perçu
le lien dialectique entre le rêve et le réveil, et la modification imprimée
à la phrase de Michelet, faute d'avoir noté le rapport entre l'arrêt et
l'utopie ? Rappelant une problématique pour lui décisive et au cœur du
projet d'ensemble, même s'il avoue l'inachèvement de la construction,
W. Benjamin écrit : « ...Autant il m'apparaît pertinent de déterminer
avec W. l'image dialectique comme "constellation", autant certains
éléments de cette constellation signalés par moi me semblent
néanmoins inaliénables : ce sont les figures oniriques. L'image
dialectique ne recopie pas le rêve : je n'ai jamais voulu affirmer cela.
Mais elle me semble bien contenir les instances, les lieux d'irruption
de l'éveil et même ne produire sa figure qu'à partir de ces lieux, tout
comme une constellation céleste le fait de ses points de lumière. Donc
ici encore un nouvel arc demande d'être tendu, et maîtrisée une
dialectique : celle entre l'image et l'éveil »61.
Ainsi dans sa réponse W. Benjamin définit-il au mieux sa
position de guetteur de rêves telle qu'il la conçoit, en tenant pour ainsi
dire les deux bouts de la chaîne - l'image et l'éveil - si l'on préfère
cette métaphore à celle de l'arc. L'image ne barre pas la possibilité de
l'éveil, inversement l'éveil n'annule pas l'existence de l'image.
- Contrairement à Adorno, W. Benjamin reconnaît une
objectivité aux images oniriques. Les figures oniriques, à ne pas
confondre avec l'image dialectique, sont inaliénables. On ne peut ni
s'en débarrasser en en niant l'existence - en les réduisant à l'idéologie
par exemple - ni les échanger avec d'autres figures. A de nombreuses
reprises dans le Livre des Passages, W. Benjamin affirme l'existence
des formes de rêve du collectif. Dans la section K Villes de Rêve et
Maisons de Rêve, Rêves d'avenir, après avoir affirmé, comme nous
l'avons vu, l'importance du collectif de rêve et de ses formes,
W. Benjamin ajoute : « Le collectif exprime tout d'abord ses
conditions de vie. Celles-ci trouvent leur expression dans le rêve et
leur interprétation dans le réveil »62. Encore dans Expérience et
Pauvreté : « Ils (les hommes) sont devenus saturés et fatigués... après
la fatigue vient le sommeil, et il n'est pas rare que le rêve compense la
tristesse et le découragement de la veille et qu'il montre exaucée
l'existence tout à fait simple, mais tout à fait grandiose, que la force
manque pour réaliser à l'état de veille »63. Posant donc l'existence

61. W. Benjamin, Correspondance 1929-1940, op. cit., t. II, p. 186.


62. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 410.
63. W. Benjamin, Expérience et Pauvreté, traduction J. Lacoste, p. 7.

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Miguel Abensour 103

d'un espace symbolique col


l'existence et la consistance de
D'où sa première proposition :

- Mais, deuxième temps, reco


ne signifie nullement qu'elles o
l'on puisse aboutir à les confon
avec l'image dialectique, comm
accuse W. Benjamin « de tra
conscience sous forme de rêve
l'image dialectique - groupe de
plus ignorer les images onir
l'éveil ». Si l'on schématise et q
image dialectique, on compr
W. Benjamin quand il martèle
le rêve : je n'ai jamais voulu aff
1935, il écrit : « ...l'image dial
mais cette formulation - peut-
la totalité de l'arc qui la sous-te
figée analytiquement dans un d
même. Elle ne prend sens qu'en
la phrase faisant signe vers la d
utopie » et de la transformat
soulignant que le rêve, loin d'êt
être considéré plutôt comme
collectif qui rêve cherchant de
sommeil. « Les premiers brui
profond »64 observe W. Benja
image de rêve affectée par l'éve
l'éveil.

Telle est la voie étroite ouverte par W. Benjamin et


apparemment non aperçue par Adorno : ni négation de l'image de rêve,
ni simple acceptation, ni simple enregistrement mais construction
interprétation en vue du surgissement de l'image dialectique, en vue de
l'éveil.

Quoi qu'il en soit, quel va être l'effet de la critique d'Adorno


énoncée dans la lettre du 2 août 1935 ? Quand on se tourne vers
L'Exposé de 1939, peut-on dire que le rapport à l'utopie ait disparu ?
Peut-on dire que face à un guetteur de rêves encore plus impitoyable

64. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 408.

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104 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et VUtopie

que lui, W. Benjamin ait renvoyé l'utopie tout uniment du côté du


mythe ?

- Ou bien persiste-t-il à accorder une place à l'utopie tout en


acceptant explicitement la mise en garde adornienne quant à
l'ambiguïté de l'âge d'or, à la fois Arcadie et enfer ?

- Ou bien encore, peut-on considérer que prenant en charge


l'hypothèse de la catastrophe formulée par Adorno, mais pas
seulement par lui, W. Benjamin va travailler à déplacer l'utopie, c'est
à-dire que profitant de l'écart de cette dernière tant par rapport aux
formes de pensée dominante que par rapport au mythe - écart absolu
selon Fourier- W.Benjamin va convoquer l'utopie contre la
catastrophe ? L'utopie ne serait plus seulement pensée du côté des
images oniriques, mais aussi du côté de l'énergie qui pousse au réveil.
W. Benjamin inviterait à nouer un rapport à la vis utopica en
l'orientant vers le non-lieu de l'utopie tel que dans l'inversion de
l'émancipation moderne - la dialectique de l'émancipation - qui
renforce le continuum de la domination, l'utopie puisse faire irruption
dans l'histoire, y ouvrir des brèches. Bref, pour penser l'utopie contre
la catastrophe, encore faut-il la considérer comme partie prenante de la
révolution copernicienne à laquelle travaillait W. Benjamin dans le
Livre des Passages.

L'Exposé de 1939
Pour rendre compte du changement d'orientation de L'Exposé
de 1939, on pourrait dire que W. Benjamin y a opéré un passage de
Michelet à Blanqui, c'est-à-dire non pas tant du républicanisme
progressiste au communisme radical que d'une conception de l'histoire
sous le signe du progrès - Michelet - à une conception de l'histoire
sous le signe de la catastrophe - Blanqui - ou plutôt puisant son
énergie et son héroïsme dans l'hypothèse de la catastrophe.

Les effets de ce changement sont immédiatement sensibles : la


section Fourier ou les Passages a été maintenue contre l'avis
défavorable d'Adorno, mais le paragraphe important de L'Exposé de
1935 qui valait interprétation générale de l'utopie a disparu, comme
s'il s'agissait d'effacer le lieu du contentieux, sans pour autant, grâce à
Fourier, au nom de Fourier, prendre congé de l'utopie. On ne saurait
s'en étonner, car un texte fondamental de 1936 - la note 1 de la
version française de L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction
mécanisée - atteste de la part de W. Benjamin un intérêt permanent

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Miguel Abensour 105

pour l'utopie en même temps q


naissante d'en renouveler l'interpr
la première et la seconde technique

Relier l'utopie à la seconde tech


au jeu - le lieu de naissance de cet
individuelle et à une harmonie po
Si l'histoire peut être définie comm
entre les deux techniques, et la mo
de la première technique sur la
d'asservissement de la nature, les
peuvent être analysées comme
structure économico-sociale de
forces productives de la seconde te
C'est en ce point que s'esquiss
française de L'Œuvre d'art... une
en rapport avec une réflexion sur
développement des forces produ
révolution serait innervation : en
un nouveau corps collectif à l'hum
donnant à cette dernière de nou
l'état amorphe et hétéronome
l'humanité, dans la révolution, de
organe. « Les révolutions sont les
ou, plus exactement, les tentative
pour la première fois trouve ses o
Ainsi naît, conformément à l'esse
projet de rapport à la nature : a
extériorité qu'il conviendrait de do
ensemble de forces avec lesquel
harmonien ». Pour le dire en terme
cette note de W. Benjamin, la seco
à l'humanité de substituer à l'es
crises économiques, les guerres, et

65. Je suis redevable ici du remarquable tr


sur cette opposition entre les deux techniqu
l'œuvre d'art et notamment pour le cinéma
Heidegger. Thèse pour le doctorat de ph
Chapitre III, « Benjamin et les deux techniq
66. W. Benjamin, note 1 in Ecrits Françai
Monnoyer, Ed. Gallimard, 1991, p. 149.

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106 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

L'acquisition de cette innervation nouvelle, la réappropriation


du corps est pensée par comparaison avec l'apprentissage de l'enfant.
« L'innervation créatrice du geste enfantin »67 - apprendre à saisir
avec la main - ne signifie pas pour autant une appréciation exacte de
l'objet à saisir, ni de la distance à franchir pour y parvenir. L'acte de
saisir, dans son apprentissage, dans sa constitution même serait comme
en excès par rapport à ses possibilités de préhension. De même
l'innervation historique dans l'expérience de liberté qu'elle découvre
bouleverse les frontières du possible. « Et de même qu'un enfant qui
apprend à saisir tend la main vers la lune comme vers une balle à sa
portée - l'humanité, dans ses tentatives d'innervation, envisage, à côté
des buts accessibles, d'autres qui ne sont d'abord qu'utopiques »68. La
révolution-innervation est le lieu de naissance de l'utopie. Dans cette
innervation créatrice de l'humanité, l'utopie est anticipation excessive,
mieux en excès. La particularité même de la seconde technique ne peut
que renforcer cette tendance : libérant l'individu et sa faculté
d'expérience autonome, elle introduit du même coup l'individu dans
un « nouvel espace de jeu », bouleverse à ses yeux le champ des
possibles, brouille la frontière entre le possible et l'impossible. En
même temps que l'individu mesure l'asservissement qu'exerçait sur lui
la première technique, il s'élance « sans mesure » vers cette nouvelle
liberté et tel l'enfant, il ne sait pas fixer de limite à cette innervation
créatrice. Dans le nouvel espace de jeu que découvre l'innervation de
la seconde technique, les forces vitales de l'individu - identifiées par
W. Benjamin comme étant l'amour et la mort - libérées de l'emprise
destructrice de la première technique aspirent à « s'imposer avec une
nouvelle vigueur »69.
Telle serait la revendication qu'il faut savoir percevoir dans
l'utopie, la clef de lecture de l'œuvre de Fourier. En conclusion de
cette note extraordinaire, quant à l'utopie, quant aux rapports de
l'utopie et de la révolution-innervation, W. Benjamin écrit : « L'œuvre
de Fourier constitue l'un des plus importants documents historiques de
cette revendication »70. Ce ne serait certainement pas trahir la pensée
de W. Benjamin que d'avancer que la doctrine saint-simonienne, en
dépit de son projet de pacification du globe, pencherait vers la
première technique et ses mots d'ordre d'asservissement de la nature,
tandis que l'utopie de Fourier serait résolument tournée vers la seconde
technique et son innervation émancipatrice.

67. W. Benjamin, cité par B. Tackels, op. cit., p. 57.


68. Note 1 in « L'Œuvre d'art... » in Ecrits Français, op. cit., p. 149.
69. Ibid., p. 149.
70. Ibid., p. 149.

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Miguel Abensour 107

Nulle surprise donc à ce que L


l'utopie de Fourier prise dans sa s
est précédée - peut-être non sans
Sainte Famille de Marx et Enge
apparition d'un intérêt de masse s
un dépassement dans l'idée, de ses
ne s'agit plus de ranger l'utopi
édénique - la référence au pays
reprendre les expressions de Marx
situer du côté des « illusions n
l'imagination la tâche à accompl
luttes ».

L'utopie est ainsi réintroduite d


organisateur, loin d'une référence
ésotérique. De là une lecture génér
W. Benjamin jusqu'à son dernie
d'histoire.

Sans mention d'un rapport à la


interprète l'utopie de Fourier comm
dans l'apparition des machines
connotation critique, comme une
« l'écart absolu » de Fourier est bi
ce dernier s'associent le jeu et l'ha
le produit nécessaire de ce jeu com
Aussi envisagerait-elle un dé
bonheur y est pensé comme un
moraliser ou de remoraliser l'hum
trouver les bons dispositifs et l
passions puissent s'exprimer en
manifester en essor subversif. Cette inversion du mécanisme
passionnel réalisée, « Néron y serait devenu un membre plus utile de la
société que Fénelon >>72. Sous l'autorité de Marx, W. Benjamin insiste
sur la « vision colossale de l'homme chez Fourier » bien au-delà de la
médiocrité petite-bourgeoise et des appels à la belle âme. Enfin devrait
être porté au crédit de Fourier la distance prise par rapport au thème de
l'exploitation de la nature par l'homme, reflet de l'exploitation de
l'homme par l'homme. Aussi grâce à cet écart, Fourier parviendrait-il
à la vision d'une réconciliation possible de la technique et de la nature.

71. L'Exposé,de 1939, in Paris, Capitale..., p. 49.


72. Ibid., p. 49.

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108 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

« La technique se présente bien plutôt pour Fourier comme l'étincelle


qui met le feu aux poudres de la nature »73- À ce niveau, sans être
explicitement mentionnés, resurgissent les thèmes de l'opposition entre
les deux techniques. La force de Fourier n'est-elle pas d'avoir délaissé
le mot d'ordre d'asservissement de la nature propre à la première
technique pour mieux mettre le cap sur le « jeu harmonien » entre la
technique et la nature ? À noter l'insistance de W. Benjamin sur le
caractère « d'explosion du phalanstère », selon les termes de Fourier.
On le voit, même à propos de Fourier, le schéma des deux
strates paraît abandonné ; il n'est plus question de la réactivation d'un
âge d'or faisant signe vers la société sans classes de la préhistoire. À
l'inverse, l'évocation d'un autre rapport possible entre la technique et
la nature, laisse percevoir comme un écho certes affaibli de la note 1
de 1936, mais néanmoins présent. La lecture des notes dans le Livre
des Passages, notamment d'un extrait sous « J : Baudelaire » rappelle
que la grandeur de Fourier aux yeux de W. Benjamin est d'avoir été le
penseur qui a su donner une figure à la relation entre l'innervation
créatrice issue de la seconde technique et l'utopie moderne. En effet,
n'est-il pas celui qui a eu l'audace de situer son utopie dans « l'espace
de jeu » ouvert par la seconde technique, ouvrant du même coup une
relation cachée entre enfance et utopie ? Si l'exploitation du travail
humain cesse, « le travail perdra son caractère d'exploitation de la
nature par l'homme ». Il suivra alors le modèle du jeu enfantin qui est
chez Fourier à la base du « travail passionné » des « harmoniens ». Un
des grands mérites de Fourier est d'avoir présenté le jeu comme
paradigme du travail qui n'est plus exploité. Un tel travail effectué
dans l'esprit du jeu, ne vise pas la production de valeurs, mais
l'amélioration de la nature. Pour elle aussi l'utopie de Fourier propose
un modèle qu'on trouve effectivement réalisé dans les jeux d'enfants.
C'est l'image d'une terre sur laquelle chaque endroit est devenu une
« économie » (Wirtschaft). Le double sens du mot s'épanouit ici :
chaque endroit est travaillé par l'homme, est rendu par lui utile et beau.
Mais tous sont ouverts à tous, comme une auberge sur la route. Une
terre cultivée selon cette image cesserait d'être une partie « d'un
monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ». Elle serait un lieu
où l'action est sœur du rêve »74.

Dans ces conditions, on comprend sans peine que W. Benjamin


ait fait de la corrélation Fourier ou les passages un « point de
résistance », en termes de G. Scholem, pour sauver l'architecture et la

73. Ibid., p. 50.


74. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., pp. 376-377.

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Miguel Abensour 109

signification du projet d'ensemble


suggestion d'Adorno conseillan
L'Exposé de 1935.
On ne peut pour autant affirm
d'or ait disparu de L'Exposé de 1
la section Grandville ou les exp
critique de l'utopie saint-simonie
la planète, mais oublieuse de la
question du prolétariat. Or c'est t
d'or comme ensorcellement que c
L'Exposé de 1935, l'épigraphe de
pièce vraisemblablement satiri
saint-simonien, reprenant de faç
devant de nous cher à Saint-Simon

Oui, quand le monde entier de


0 divin Saint-Simon, sera dans
L'âge d'or doit renaître avec to
Les fleuves rouleront du thé, d
Les moutons tout rôtis bondiro
Et les brochets au bleu nageron
Etc.75

Que sont les expositions universelles qui transfigurent ou


idéalisent la valeur d'échange des marchandises, sinon une
fantasmagorie où se noue un jeu complexe entre le spectre de l'âge
d'or et les désirs du collectif? Les expositions universelles ne se
jouent-elles pas du désir de l'âge d'or pour mieux distraire, divertir la
masse et, ce faisant, l'asservir en la rendant compacte et hétéronome ?
Dans L'Exposé de 1939 un lien se dévoile nettement entre les traces
fantasmagoriques de l'âge d'or - dans le cadre de l'industrie de
plaisance, dans les expositions universelles - et la modernité comme
enfer, ou pour reprendre une expression de W. Benjamin dans les
Premières Notes, la modernité « comme temps de l'enfer ». L'art de
Grandville, corrélat des expositions universelles, n'est-il pas écartelé
entre les éléments utopiques et les éléments cyniques, c'est-à-dire, les
tendances démasquant la fausse monnaie de l'utopie saint-simonienne
de l'âge d'or au-devant de nous ? « Elles (les expositions universelles)
donnent ainsi accès à une fantasmagorie où l'homme pénètre pour se
laisser distraire. À l'intérieur des divertissements auxquels l'individu

75. L'Exposé de 1939, op.cit., p. 50.

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110 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

s'abandonne dans le cadre de l'industrie de plaisance, il reste


constamment un élément composant une masse compacte. Cette masse
se complaît dans les parcs d'attractions avec leurs montagnes russes...
dans une attitude toute de réaction. Elle s'entraîne par là à cet
assujettissement avec lequel la propagande tant industrielle que
politique doit pouvoir compter »76.

Cette mise en perspective de l'image de l'âge d'or à partir de


celle de l'enfer s'éclaire au mieux dans le passage délibéré qu'opère ici
W. Benjamin de Michelet à Blanqui. Rappelons les premiers effets de
ce déplacement : l'élimination de la fameuse phrase de Michelet même
rectifiée, la disparition du paragraphe proposant une interprétation
générale de l'utopie. À cela s'ajoute l'importance nouvelle prise par
Blanqui qui occupe désormais une place exceptionnelle dans L'Exposé
de 1939 ; il encadre très exactement le nouveau projet puisqu'il y
figure dans l'introduction et imprègne totalement la conclusion de
l'épigraphe à la dernière ligne. Substitution de Blanqui à Michelet,
mais du Blanqui le plus secret, l'auteur de L'Eternité par les astres
écrit en 1872, au Fort du Taureau, après le désastre de la Commune.
Cette permutation des noms, des figures, ne signifie-t-elle pas
que la critique d'Adorno, dans la lettre du 2 août 1935 a porté ?
Pourquoi rattacher cette réception de la critique ou du rappel d'Adorno
à l'apparition de Blanqui ? Une hypothèse - et seulement une
hypothèse - pour répondre à cette interrogation. Le passage de
Michelet à Blanqui dans L'Exposé de 1939 ne révèle-t-il pas qu'une
sorte de cristallisation s'est produite entre la critique d'Adorno et la
rencontre de Blanqui, entre la mise en garde - l'âge d'or doit aussi être
pensé en rapport avec l'enfer - et la vision infernale de Blanqui,
comme si le nom de l'Enfermé communiquait soudain aux objections
de Wiesengrund une ampleur insoupçonnée ?
En effet, dans les années qui ont précédé L'Exposé de 1939,
Blanqui jusqu'à un certain point prend pour W. Benjamin figure
d'éducateur, ou plutôt c'est entre autres sur l'œuvre étonnante de
Blanqui, L'Eternité par les astres que W. Benjamin va concentrer son
travail critique-cathartique. Car si l'Enfermé apporte un enseignement,
une leçon destructrice de la mythologie du progrès - il la tourne
silencieusement en dérision, juge W. Benjamin - il n'échappe pas pour
autant à l'ambiguïté du XIXe siècle, puisque dénonçant la
fantasmagorie de la répétition propre à la modernité, il va produire à
son tour une nouvelle fantasmagorie, nourrissant ainsi la répétition de

76. L'Exposé de 1939, op. cit. p. 51.

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Miguel Abensour 111

la fantasmagorie77. Aux yeux d


cédant à une pensée identitaire, Blanqui reproduisait, avec la
représentation de l'éternel retour, la mythologie dogmatique qu'il
dénonce dans l'idéologie du progrès et de la perfectibilité. « La théorie
de Blanqui comme "une répétition du mythe" - un exemple
fondamental de la préhistoire du XIXe siècle ». « L'éternel retour » est
la forme fondamentale de la conscience mythique, préhistorique. (Elle
est une conscience mythique parce qu'elle ne réfléchit pas78) note
W. Benjamin qui perçoit dans la croyance au progrès et dans la théorie
de l'éternel retour des illusions complémentaires avec lesquelles il
convient également de rompre pour accéder au réveil79.

Ces deux moments sont bien perceptibles dans L'Exposé de


1939. Évoquant dans 1'« Introduction » de L'Exposé la sécurité
illusoire de la société du XIXe siècle, W. Benjamin introduit Blanqui
comme éducateur. « À la même époque (celle de la Commune)
l'adversaire le plus redouté de cette société, Blanqui, lui a révélé dans
son dernier écrit les traits effrayants de cette fantasmagorie.
L'humanité y fait figure de damnée. Tout ce qu'elle pourra espérer de
neuf se dévoilera n'être qu'une réalité depuis toujours présente ; et ce
nouveau sera aussi peu capable de lui fournir une solution libératrice
qu'une mode nouvelle l'est de renouveler la société. La spéculation
cosmique de Blanqui comporte cet enseignement que l'humanité sera
en proie à une angoisse mythique tant que la fantasmagorie y occupera
une place »80.
Tel est l'enseignement qui domine désormais la section Fourier
ou les Passages maintenue et indiquant dans ce maintien de l'utopie
que si cette dernière veut échapper à la fantasmagorie propre à la
modernité et à l'ambiguïté qui l'habite, il lui faut travailler à rompre
avec le mythe.

Mais - second moment - la leçon de Blanqui doit elle-même


être soumise à la critique, car ce pourfendeur d'illusions se révèle être
à son tour un fabricant de fantasmagorie. W. Benjamin pointe
l'ambiguïté de Blanqui même s'il reconnaît la violence de sa
dénonciation. « Ce livre (L'Eternité par les astres) parachève la

77. Je me permets de renvoyer ici à mon article « W. Benjamin entre mélancolie et


révolution. Passages Blanqui » in W. Benjamin et Paris, Ed. du Cerf, 1986, pp. 219-247.
78. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 143.
79. Ibid., p. 144.
80. L'Exposé de 1939, op. cit., pp. 47-48.

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112 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

constellation des fantasmagories du siècle par une dernière


fantasmagorie à caractère cosmique »81.
Retournement ironique et tragique tout à la fois : Blanqui cède
lui-même à l'emprise de ce qu'il dénonce, le désensorceleur tombe à
son tour ensorcelé. L'idée de l'éternel retour que Blanqui conçoit à
partir de son hypothèse cosmologique est en même temps « un
réquisitoire effrayant contre la société » et comme le couronnement
des fantasmagories modernes. En effet, le constat de Blanqui : « c'est
du nouveau toujours vieux et du vieux toujours nouveau » atteint
jusqu'au tissu même de l'histoire et la fait apparaître, sous le masque
du progrès, comme la fantasmagorie par excellence. « Blanqui s'y
préoccupe de tracer une image du progrès qui - antiquité immémoriale
se pavanant dans un apparat de nouveauté dernière - se révèle comme
étant la fantasmagorie de l'histoire elle-même »82.

Faute d'une révolution qui aurait été capable de faire naître un


ordre social nouveau et de désensorceler le XIXe siècle, le monde est
dominé par des fantasmagories multiples où se répète sans fin la
compétition de l'Ancien et du Nouveau, provoquant ainsi un double
mouvement, tant la répétition de la catastrophe que la catastrophe de la
répétition. En ce sens la vision de Blanqui est la fantasmagorie portée à
son point le plus extrême puisqu'elle contamine le cosmos jusqu'à y
projeter l'essence même de la modernité. Vision très exactement
infernale.

À la lecture de ce nouvel Exposé, les critiques d'Adorno d'août


1935 n'auraient plus lieu d'être : loin de percevoir une réactivation de
la société sans classes de la préhistoire dans les impulsions qui
engendrent l'utopie - mais a-t-il jamais donné dans cette facilité ? -
W. Benjamin déjà animé d'un soupçon à l'égard de l'âge d'or et la part
d'enfer qu'il contient, ne pouvait qu'accueillir avec la plus grande
méfiance ce lien entre le plus ancien et le plus moderne et y discerner
bien plutôt la réactivation de forces mythiques susceptibles d'entraîner
un nouveau sommeil.

De surcroît, la lecture de Blanqui dont il accepte la violence


critique, mais sans céder au dogmatisme hypnotique de l'éternel retour
- « la forme fondamentale de la conscience mythique » - ne l'aura-t
elle pas convaincu de la justesse de la remarque d'Adorno selon
laquelle « la catégorie dans laquelle l'archaïque se glisse dans le
moderne est bien moins l'âge d'or que la catastrophe » ?

81. Ibid., p. 58.


82. Ibid., p. 59.

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Miguel Abensour 113

Reconnaissant en Blanqui un
Nietzsche, W. Benjamin souli
l'Enfermé. « Il représente un
même temps la plus terrible de
qui jette au ciel comme proje
cosmos »83.

Ainsi le déplacement de Mi
réponse à la lettre d'Adorno d'a
qu'elle émane du XIXe siècle
plume de celui qui incarnait
radicale. Non qu'il s'agisse de fa
pour avoir succombé au charme
la représentation de l'éternel re
sans espoir » ? Et c'est avec
repousse croyance au progrès
« antinomies indissolubles » qui
commun de s'opposer au concep
Plutôt qu'une autorité, Blan
par les astres constituerait un
W. Benjamin, un point ineffaç
Figure ambiguë certes, mais
celle de Fourier ou de Paul Scheerbart. Comme si désormais un nouvel
arc devait être tendu entre ces figures, ou comme si ces deux pôles
- Blanqui/Fourier - circonscrivaient très exactement le champ de
tensions qui traversent le XIXe siècle, comme si c'était en regard de
Blanqui - de son opposition à Fourier, à l'utopie de 1848 - qu'il fallait
repenser l'ensemble84. Ainsi son introduction dans le Livre des
Passages n'ouvre-t-elle pas aussitôt une voie jusqu'ici inexplorée avec
Baudelaire et avec Nietzsche ? Telle est la signification de la place tout
à fait exceptionnelle que W. Benjamin attribue à Blanqui dans
L'Exposé de 1939, dominant en quelque sorte l'ensemble des sections.
Dans l'économie de ce travail, ce qui se joue du côté de Blanqui - la
représentation de l'éternel retour - se pose et s'oppose à ce qui est en
jeu du côté de Fourier ou de Scheerbart, l'écart absolu, la sortie du
continuum de l'histoire, l'accès à la nouveauté radicale. À l'extrême
opposé de Blanqui, qui halluciné « une humanité vivant dans sa prison
comme dans une immensité », condamnée à revenir toujours la même,
Scheerbart, l'auteur de Lesabendio ne nous présente-t-il pas dans son

83. W. Benjamin, Correspondance, op. cit., t. II, 1929-1940, « Lettre à Max Horkheimer
du 6 janvier 1938 » p. 232.
84. W. Benjamin, Paris, Capitale..., op. cit., p. 144.

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114 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et /' Utopie

roman, des « créatures aimables et curieuses », parlant une langue tout


à fait nouvelle et refusant la ressemblance avec l'homme ?

Pour que cet espace forme un véritable champ de tensions,


encore convient-il de prendre ses distances à l'égard de la vision de
Blanqui, en l'arrachant au retour de la conscience mythique qui la
domine pour transformer ce qui se donne comme dogme, comme
ontologie - l'être est répétition - en une proposition qui aurait valeur
de « comme si », en une hypothèse qui, loin de contribuer à la
fermeture du monde, résonnerait au contraire en une sommation
impérieuse de briser cette clôture, d'y porter un coup d'arrêt. Ce n'est
qu'à ce prix que Blanqui peut avoir valeur d'éducateur, quand sa leçon
parviendra à arracher l'humanité « à son angoisse mythique » et non
quand elle l'y replongera. De là la ruse de W. Benjamin qui consiste à
appeler Blanqui contre Blanqui, à faire donner le pourfendeur
d'illusions contre le fabricant de fantasmagories qui cède à la
répétition du mythe.

Nouvelle polarisation qui ne barre pas la possibilité de l'utopie,


qui n'infirme ni sa vocation à l'écart, ni son choix de l'altérité, mais
qui exige d'elle qu'elle accepte de se mesurer à ce qui lui est le plus
antithétique - l'hypothèse de la catastrophe en permanence - plutôt
que de se laisser porter sur le fleuve apparemment sans périls de l'âge
d'or qui est devant nous. Bien au-delà de la simple alternative Arcadie
ou catastrophe, cette nouvelle polarisation du champ ouvre à l'utopie
une nouvelle position ou plutôt la lui impose. Il lui appartient
dorénavant de se dresser contre cette hypothèse, de lui apporter hic et
nunc un démenti, fût-ce au prix d'un regard vigilant sur elle-même,
sachant que la catastrophe la menace pour ainsi dire de l'intérieur, sans
relâche en alerte, afin d'éviter que sous le masque séduisant du no
where ne se glisse la répétition du mythe, le retour de la préhistoire.
Tel est à parcourir le champ de tensions construit par W. Benjamin,
guetteur de rêves, le nouveau défi auquel l'utopie doit s'affronter, la
constellation du réveil à laquelle elle doit viser, si elle ne veut pas
découvrir avec effroi que les traits utopiques sont des traits
hippocratiques, les traits de la mort. Ce n'est qu'en faisant sienne
l'hypothèse de la catastrophe en permanence, jusqu'à l'intérioriser, en
en acceptant l'épreuve qu'elle peut préserver la chance d'aborder sur
une autre rive. « Il faut fonder le concept de progrès sur l'idée de
catastrophe » prononce W. Benjamin. Il en va de même de la pratique
de l'utopie. Exposé à la répétition du même qui hante la modernité,
aux fantasmagories qu'elle suscite, l'utopie peut, sous certaines

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Miguel Abensour 115

conditions, s'avérer être le lieu no


là où se défait l'emprise du maléfi

La rencontre de Blanqui n'es


aisément. La construction en deu
dans le dernier texte de W. Be
d'histoire85. À la thèse XII, Blanqu
la résignation, mais comme l'incar
réformisme de la social-démocratie. « En trois dizaines d'années,
celle-ci (la social-démocratie) réussit à étouffer le nom de Blanqui dont
le son d'airain a ébranlé le siècle dernier ». Haine, volonté de sacrifice
seraient les passions qui permettraient à la génération actuelle
d'honorer le pacte secret qui a été conclu avec les générations passées
et de mettre en œuvre le pouvoir messianique très mince que chaque
génération nouvelle reçoit en partage (thèse II).

Fourier est également présent à la thèse XI. Sans référence


aucune au pays de Cocagne, l'auteur de La Théorie des Quatre
Mouvements y apparaît comme le rédempteur de la nature. À l'inverse
de la social-démocratie qui reprit à son compte le mot d'ordre
d'asservissement de la nature propre à la première technique, Fourier
comme dans la note 1 de 1936 est invoqué et salué comme celui qui
sut répondre aux forces productives issues de la seconde technique,
imaginer une nouvelle innervation de l'humanité telle que se découvre
un espace de jeu où puisse se donner libre cours une nouvelle
harmonie entre les hommes et la nature. « .. .Les divagations qui ont
valu à Fourier tant de moqueries témoignent d'un bon sens surprenant.
D'après Fourier, grâce à une organisation bien comprise du travail
social, on devait voir un jour quatre lunes éclairer la nuit du globe, la
glace se retirer des pôles, l'eau de la mer devenir potable et les fauves
se mettre au service de l'homme. Tout cela illustre un travail qui, bien
loin d'exploiter la nature, est en mesure de la délivrer des créations
virtuelles qui dorment dans son sein »86.

Mais au-delà de ces références explicites aux deux noms, aux


deux pôles, le mouvement des Thèses dessine la nouvelle tâche de
l'utopie contre la catastrophe. En effet, à rencontre de la dialectique
de l'émancipation - le processus par lequel l'émancipation moderne se
renverse ou s'inverse en son contraire - qui est un autre sens du terme
catastrophe et qui se manifeste comme la figure moderne de la

85. Je cite dans la traduction de Pierre Missac parue pour la première fois dans Les
Temps Modernes, octobre 1947, pp. 189-199.
86. W. Benjamin, Sur le Concept d'Histoire, op. cit., p. 195.

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116 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l'Utopie

répétition, l'utopie recevrait pour fonction, une fois isolés et repérés


ces nœuds de l'émancipation, de les investir et de les orienter
autrement, à l'écart, pour reprendre les indications de W. Benjamin, de
l'idée de progrès, de la valorisation du travail et de la volonté de
domination de la nature. Ainsi, il s'agirait de défaire cette inversion de
l'émancipation moderne, en laissant éventuellement libre cours à
l'excès qui emporte l'utopie, mais plus encore, de veiller à ce que
l'impulsion première de l'utopie ne s'enlise pas à son insu dans une
répétition du mythe, ne s'enfonce dans un sommeil plus profond, au
voisinage du néant, où sous couvert de sortie, d'évasion, s'opère un
nouvel enfermement.

Pour atteindre à ce changement de fonction de l'utopie, mieux à


ce changement d'orientation qui consisterait à déboussoler l'utopie, il
ne suffit pas d'un travail critique. C'est un appel à une véritable
transformation de l'utopie en image dialectique qui se fait entendre
dans le Livre des Passages.

Conclusion

Que convient-il d'entendre par cet appel ? ou plutôt comment


s'opère ou est susceptible de s'opérer cette métamorphose de l'utopie
en image dialectique ? Dès le départ du projet des Passages, le thème
du réveil s'est imposé à Walter Benjamin. À ses propres yeux, c'est
précisément cette exigence du réveil qui le distinguait des surréalistes,
trop enclins, selon lui, à se laisser glisser de nouveau dans un sommeil
hypnotique. Walter Benjamin a tenté, en effet, d'emprunter une voie
étroite, sur le fil du rasoir en quelque sorte : autant il réaffirmait le
caractère inaliénable des images de rêve, autant il énonçait l'exigence
de leur métamorphose, c'est-à-dire de trouver l'issue par où s'extraire
de cet élément mythique, s'arracher à ce matériel onirique. Qu'est-ce
donc qui dans l'utopie se prête à la métamorphose, ou comment
l'utopie peut-elle s'y prêter ?

Revenons à la notion d'image dialectique qui ne manque pas


d'étonner. Une image, en tant que telle, ne défie-t-elle pas la
contradiction, et du même coup n'échappe-t-elle pas à la dialectique ?
Dans le champ des images, la dialectique se définit sous la forme de
l'ambiguïté. Une image dialectique, c'est d'abord une image ambiguë,
ou plutôt une image qui a été ambiguë et qui au moment de l'arrêt,
devient subitement dialectique. L'arrêt sur image, pourrait-on dire. A
l'arrêt, en effet, l'ambiguïté se cristallise et la contradiction explose,
libérant toute la virtualité émancipatrice, voire révolutionnaire de

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Miguel Abensour 117

l'image. Un double processus


libérateur, processus fulgura
comparer à la fission de l'atom
l'utopie de Fourier se prête à la
d'une part, un côté Biedermeie
ludique, un espace de jeu qui
possibilité d'un rapport harm
péril, face à la catastrophe qui f
l'Etat totalitaire, le règne de la
d'asservissement de la nature
Fourier, de la faire exploser p
l'affecte et en libérer la forc
vérité. N'est-ce pas à ce travail
Benjamin dans les Thèses sur le
de Fourier ? En ce sens l'utop
l'utopie concrète d'Ernst Bloch
départ entre la démarche utopi
péril », cette précision peut
compréhension du processus et
révolution copernicienne » selo
de la révolution copernicienne,
rêve, encore sous l'emprise d
dialectique.
Que convient-il d'entendre p
Qu'a cherché à signifier Walter
l'expression de Kant ? Le rév
générations, peut être conçu co
la comparaison, Walter Benja
primaire des générations, et
jeunesse pour celles-ci. Tan
pouvaient prendre appui sur la
leurs rêves, la génération prése
naturelles et physiques de la re
totalement démunie. Aussi Walt
point « un essai de technique d
révolution copernicienne dans
dans le passé, l'Autrefois cons
présent qui tournait autour de c
meilleure connaissance possi
copernicienne, le présent devien
gravite l'Autrefois, jusqu'à ce qu

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118 Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et ï Utopie

s'empare de l'Autrefois, l'immobilise - (la fixation) - en en faisant


simultanément ressortir les contradictions et dissoudre l'ambiguïté -
(fixation dialectique). C'est dans ce mouvement complexe de rupture
brutale que peut se produire le réveil qui arrache le donneur au
sommeil hypnotique qui le retenait au voisinage de la mort. Cette
dialectique spécifique de la remémoration, orientée vers l'Autrefois,
est un saut de tigre, car orientée vers l'émancipation, elle guette la
petite faille par où s'emparer des chances fragiles de la liberté et
échapper à la répétition de la catastrophe. Un renversement dialectique
s'opère. Selon les exigences du présent, il faut constituer l'Autrefois,
en construire une nouvelle configuration par la médiation de la
remémoration - « refaire l'Autrefois dans le ressouvenir du rêve » - et
donc l'éveiller, le réveiller tant ressouvenir et réveil sont étroitement
liés. Non pas accueillir l'Autrefois comme un donné déjà là dont il
suffirait d'hériter, mais une fois construit le faire exploser pour en
libérer les virtualités émancipatrices. Le rappel dialectique, précise
Walter Benjamin, « allume la mèche de l'explosif qui est enfoui dans
l'Autrefois »87. Technique du réveil, en effet, grâce à laquelle le
monde de celui qui rêve se transforme en monde de veille et de
vigilance. Le réveil est bien la révolution copernicienne en acte, la
dialectique de la remémoration. Le projet de Walter Benjamin dans
Paris, Capitale du XIXe siècle, ainsi redéfini, explicité - élaborer une
technique inédite du réveil - comment ne pas reconnaître dans les
Thèses sur le concept d'histoire la révolution copernicienne mise en
oeuvre au moment du péril ? Loin de s'adonner à un travail académique
qui aurait entre autres pour objet une critique de la philosophie de
l'histoire de Hegel, Walter Benjamin se livre à un exercice spirituel
d'une contention intense et s'efforce de produire des images
dialectiques susceptibles d'éveiller le dormeur collectif en proie au
sommeil, de faire sauter en éclats la chape de plomb du XIXe siècle
qui pesait si lourd sur les destinées de ses contemporains. Au moment
du danger extrême, si nous convoquons Blanqui, qu'a-t-il à nous dire ?
Si l'impulsion révolutionnaire prend naissance dans l'indignation
contre l'injustice régnante, l'hypothèse de la catastrophe propre à
Blanqui, plutôt que de conduire à l'abdication ne peut-elle provoquer
l'obligation « d'arracher au dernier instant l'humanité à la catastrophe
qui, à chaque fois, la menace » ? Ainsi reconstruite, l'image de
Blanqui peut-elle resurgir au-delà de l'ambiguïté qui l'affectait? Au

87 . W. Benjamin, Paris, Capitale du XlXe siècle, op. cit., p. 409. La révolution


copemicienne est principalement définie p. 405 et suivantes et pp. 880-881.

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lieu de diffuser le narcotique m


elle vaut comme stimulation au réveil.

Révolution copernicienne redoublée. Le travail de Walter


Benjamin ne répond plus à un désir de connaissance - connaître l'objet
historique que serait l'Autrefois, le mieux possible - mais il obéit à un
enjeu politique, laisser naître du présent, de l'urgence du présent, la
sommation qui donnera au guetteur un regard de lynx tel qu'il puisse
discerner à coup sûr dans l'Autrefois le point où intervenir, où briser la
coque et ouvrir la voie au sauvetage. « Aborder l'Autrefois signifie
donc - prévient Walter Benjamin - qu'on l'étudié, non plus comme
avant, de façon historique, mais de façon politique, avec des catégories
politiques »88.
L'utopie a accompagné Walter Benjamin sa vie durant. On sait,
d'après Jacob Taubes, qu'il aurait consacré un compte rendu,
malheureusement perdu, à L'Esprit de l'Utopie d'Ernst Bloch, dès la
première édition8^. Pierre Klossowski qui a bien connu Walter
Benjamin dans les dernières années de sa vie, a rappelé en 1969 que le
fond le plus authentique de ce dernier tenait « dans une version
personnelle d'un renouveau phalanstérien. Parfois il nous entretenait
comme d'un "ésotérisme" à la fois érotique et artisanal sous-jacent à
ses conceptions marxistes explicites. La mise en commun des moyens
de production permettrait de substituer aux classes sociales abolies une
redistribution de la société en classes affectives. Une production
industrielle affranchie - au lieu d'asservir l'affectivité - en épanouirait
les formes et en organiserait les échanges... le travail se ferait le
complice de convoitises, cessant d'en être la compensation punitive ».
Le guetteur de rêves à la manière de Walter Benjamin ? Celui qui sans
repos lutte pour arracher l'utopie au mythe, celui dont la vigilance sait
percevoir la petite faille par où s'engouffrer pour s'arracher au
sommeil et connaître l'éveil.

Le guetteur de rêves devenu pêcheur de perles nous laisse en


dépôt cette maxime : tant que nous aurons à la bouche le mot utopie, la
sommation du sauvetage se fera entendre.

88. Ibid, p. 409.


89. Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Ed. du Seuil, 1999, p. 108.

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