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Michel Foucault, Dits et écrits 1984

de répondre a la question lancée, voila deux siecles, avec tant


1984 d'imprudence : WaJ ÍJt Aufklarung?

Arretons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs


raisons, il mérite de retenir 1' attention.
1) A cette meme question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait
de répondre dans le meme joumal, deux mois auparavant. Mais
Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Cenes,
ce n'est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement
339 Qu'est-ce que les Lumieres? philosophique allemand avec les nouveaux développements de la
<What is Enligthenment? > (< Qu'est-ce que les Lumieres? >), in Rabinow (P.), éd., The culture juive. I1 y avait une trentaine d'années déja que Mendels-
Fourault Rtader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 32-50.
sohn était a ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu'alors
i1 s'était agi de donner droit de cité a la culture juive dans la pens~
De nos jours, quand un joumal pose une question a ses lecteurs, allemande - ce que Lessing avait tenté de faire dans Die juden * -
e' est pour leur demander leur avis sur un su jet ou chacun a déja son ou encore de dégager des problemes communs a la pensée juive et a
opinion: on ne risque pas d'apprendre grand-chose. Au xvme siecle, la philosophie allemande: c'est ce que Mendelssohn avait fait dans
on préférait interroger le public sur des problemes auxquels juste- les EntretienJ Jur l'immortalité de /'ame**. Avec les deux textes
ment on n'avait pas encore de réponse. Je ne sais si c'était plus effi- parus dans la BerliniJche MonatJchrift, I'Aufklarung allemande et
cace; c'était plus amusant. I'HaJkala juive reconnaissent qu'elles apparriennent a la meme his-
Toujours est-il qu'en verru de cette habitude un périodique alle- toire; elles cherchent a déterminer de quel processus commun elles
mand, la BerliniJche MonatJchrift, en décembre 1784, a publié une relevent. Et c'était peut-etre une maniere d'annoncer l'acceptation
réponse a la question : W aJ iJt Aufklarung *? Et cette réponse était d'un destin commun, dont on sait a quel drame il devait mener.
de Kant. 2) Mais il y a plus. En lui-meme et a l'intérieur de la tradition
Texte mineur, peut-etre. Mais il me semble qu'avec lui entre dis- chrétienne, ce texte pose un probleme nouveau.
cretement dans l'histoire de la pensée une question a laquelle la phi- C: n'est cerrainement pas la premiere fois que la pensée philo-
losophie modeme n'a pas été capable de répondre, mais dont elle s?phtque cherche a réfléchir sur son propre présent. Mais, schéma-
n'est jamais parvenue a se débarrasser. Et sous des formes diverses, ttquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu'alors
voila deux siecles maintenant qu' elle la répete. De Hegel a Hor- trois formes principales :
ckheimer ou a Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, - on peut représenter le présent comme apparrenant a un certain
il n'y a guere de philosophie qui, directement ou indirectement, age ?u ~onde, distinct des autres par quelques caracteres propres,
n'ait été confrontée a cette meme question: quel est done cet événe- ou sep~re des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans
ment qu' on appelle 1' Aufklarung et qui a déterminé, pour une part L:e Polzttque de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu'ils appar-
au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous ttennent a l'une de ces révolutions du monde ou celui-ci toume a
faisons aujourd'hui? Imaginons que la BerliniJche MonatJJchrift l'envers, avec tout~~ les conséquences négatives que cela peut avoir;
existe encore de nos jours et qu' elle pose a ses lecteurs la question : . - on .peut ausst mterroger le présent pour essayer de déchiffrer en
< Qu' est-ce que la philosophie modeme? >; peut-etre pourrait-on lu~ l~s stgnes annonciateurs d'un événement prochain. On a la le
lui répondre en écho: la philosophie modeme, c'est celle qui tente pnna~e d'une sorte d'herméneutique historique dont Augustin
pourratt donner un exemple;

• In Berlinische Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp. 481-491 (< Qu'est-ce • Lessing (G.), Die ]uden, 1749.
que les Lumieres? >, trad. Wismann, in CEuvres, París, Gallimard, col!. < Bibliotheque u Mendelssohn (M.), Phadon oder aber die Unsterblichkeit der Seele Betlin 1767
de la Pléiade >, 1985, t. 11). 1768, 1769. ' ' '

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- on peut également analyser le présent comme un point de une obligation. Des le premier paragraphe, il fait remarquer que
transition vers l'aurore d'un monde nouveau. C'est cela que décrit l'homme est lui-meme responsable de son état de minorité. 11 faut
Vico dans le dernier chapitre des Príncipes de la philosophie de /'his- done concevoir qu'il ne pourra en sortir que par un changement
toire ""; ce qu'il voit < aujourd'hui >, c'est <la plus complete civili- qu'il opérera lui-meme sur lui-meme. D'une fac;on significative,
sation se répandre chez les peuples soumis pour la plupatt a quel- Kant dit que cette A.ufklarung a une ~- devise> (Wahlspruch) :orla
ques grands monarques >; e' est aussi < l'Europe brillant d'une devise, e' est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaftre; e' est
incomparable civilisation >, abondant enfin < de tous les biens qui aussi une consigne qu'on se donne a soi-meme et qu'on propose aux
composent la félicité de la vie humaine >. aurres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, < aie le courage,
Or la maniere dont Kant pose la question de 1' A.ufklarung est l'audace de savoir >. 11 faut done considérer que l'A.ufklarung est a
tout a fait différente : ni un age du monde auquel on appattient, ni la fois un processus dont les hommes font pattie collectivement et
un événement dont on perc;oit les signes, ni l'aurore d'un accomplis- un acte de courage a: effectuer personnellement. 11s sont a la fois élé-
sement. Kant définit l'Aufklarung d'une fac;on presque entierement ments et agents 'él u meme processus. lls peuvent en etre les acteurs
négative, comme une Ausgang, une < sortie >, une < issue >. Dans dans la mesure ou ils en font pattie; et il se produit dans la mesure
ses aurres textes sur l'histoire, il arrive que Kant pose des questions ou les hommes décident d'en etre les acteurs volontaires.
d'origine ou qu'il définisse la finalité intérieure d'un processus his- Une troisieme difficulté apparaft 1a: dans .le texte de Kllnt. Elle
torique. Dans le texte sur 1' A.ufklarung, la question concerne la pure réside dans l'emploi du mot Menschheit. On sait l'impottance de ce
actualité. n ne cherche pas a comprendre le présent a pattir d'une mot dans la conception kantienne de l'histoire. Faut-il comprendre
totalité ou d'un achevement futur. 11 cherche une différence: quelle que c'est !'ensemble de l'espece humaine qui est prise dans le pro-
différence aujourd'hui introduit-il par rapport a hier? cessus de l'A.ufklarung? Et dans ce cas, il faut imaginer que l'Auf-
3) Je n'entrerai pas dans le détail du texte qui n'est pas toujours klarung est un changement historique qui touche a l'existence poli-
tres clair malgré sa brieveté. )e voudrais simplement en retenir trois tique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou
ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre faut-il comprendre qu'il s'agit d'un changement qui affecte ce qui
comment Kant a posé la question philosophique du présent. constitue l'humanité de 1'etre humain? Et la question alors se pose
Kant indique tout de suite que cette < sortie > qui caractérise de savoir ce qu' est ce changement. La encore, la réponse de Kant
1' Aufklarung est un processus qui nous dégage de 1' état de < mino- n'est pas dénuée d'une certaine ambigui'té. En tout cas, sous des
cité >. Et par < minorité >, il entend un certain état de notre volonté allures simples, elle est assez complexe.
qui nous fait accepter l'autorité de quelqu'un d'autre pour nous Kant définit deuxconditions essentielles pour que l'homme sorte
conduire dans les domaines ou il convient de faire usage de la rai- de sa minorité. Et ~s deux condition~ sont a la fois spirituelles et
son. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité institutionnelles, éthiques et politiques.
lorsqu'un livre nous tient lieu d'entendement, lorsqu'un directeur La premiere de ces conditions, e' est que soit bien distingué ce qui
spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu'un médecin décide a releve de l'obéissance. et ce qui releve de l'usage de la raiSQIJ.· Kant,
notre place de notre régime (notons en passant qu'on reconnait faci- pour caractériser brievement 1'état de minorité, cite 1' expression cou-
lement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas rante : < Obéissez, ne raisonnez pas > : telle est, selon lui, la forme
explicitement). En tout cas, 1' Aufklarung est définie par la modifica- dans laquelle s'exercent d'ordinaire la discipline militaire, le pou-
don du rapport préexistant entre la volonté, l'autorité et l'usage de voir politique, l'autorité religieuse. L'humanité deviendra majeure
la raison. non pas lorsqu'elle n'aura plus a obéir, mais lorsqu'on lui dira:
11 faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de < Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. > 11
fac;on assez ambigue. 11 la caractérise comme un fait, un processus faut noter que le mot allemand ici employé est razonieren; ce mot,
en train de se dérouler; mais il la présente aussi comme une tache et qu'on trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas a
un usage quelconque de la raison, mais a un usage de la raison dans
• Vico (G .), Principii di una scienza nuotJa d'interno al/a comune natura del/e
nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l'histoire, trad. Michelet, Paris, 1835; rééd.
lequel celle-ci n'a pas d'autre fin qu'elle-meme; razonieren, c'est
Paris, A. Colin, 1963). raisonner pour raisonner. Et Kant donne des exemples, eux aussi

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tout a fait triviaux en apparence: payer ses impots, mais pouvoir de cette raison? L' Aufkliirung, on le voit, ne doit pas crre conc;ue
raisonner autant qu'on veut sur la fiscalité, voila ce qui caractérise simplement comme un processus général affectant toute l'huma-
l'état de majorité; ou encore assurer, quand on est pasteur, le service nité; elle ne doit pas etre conc;ue seulement comme une obligation
d'une paroisse, conformément aux príncipes de l'Église a laquelle prescrite aux individus : elle apparait maintenant comme un pro-
on appartient, mais raisonner comme on veut au sujet des dogmes ~l~me politique. La question, en tout cas, se pose de savoir com-

religieux. ment l'usage de la raison peut prendre la forme publique qui lui est
On pourrait penser qu'il n'y a la rien de bien différent de ce nécessaire, comment l'audace de savoir peut s'exercer en plein jour,
qu' on entend, depuis le xvl" sü!cle, par la liberté ~e conscience : le tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et
droit de penser comme on veut, pourvu qu' on obéisse comme il Kant, pour terminer, propose a Frédéric 11, en termes a peine voilés,
faut. Or e' est hl. que Kant fait intervenir une autre distinction et la une sorte de contrat. Ce qu' on pourrait appeler le contrat du despo-
fait intervenir d'une fac;on assez surprenante. Il s'agit de la distinc- tisme rationnel avec la libre raison : l'usage public et libre de la raí-
tion entre l'usage privé et l'usage public de la raison. Mais il ajoute son autonome sera la meilleure garantie de l'obéissance, a la condi-
la
aussitot que raison doit etre libre dans son usage public et qu' elle tion toutefois que le príncipe politique auquel il faut obéir soit
doit erre soumise dans son usage privé. Ce qui est, terme a terme, le lui-meme conforme a la raison universelle.
contraire de ce qu'on appelle d'ordinaire la liberté de conscience.
Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet usage privé
de la raison? Quel est le domaine ou il s'exerce? L'homme, dit Laissons la ce texte. Je n'entends pas du tout le considérer comme
Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu'il est <une piece d'une pouvant constituer une description adéquate de l' Aufklarung; et
machine >; c'est-a-dire lorsqu'il a un role a jouer dans la société et aucun historien, je pense, ne pourrait s'en satisfaire pour analyser les
des fonctions a exercer: crre soldat, avoir des impots a payer, cree en transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont pro-
charge d'une paroisse, erre fonctionnaire d'un gouvemement, tout duites a la fin du xvme siecle.
cela fait de l' etre humain un segment particulier dans la société; il Cependant, malgré son caractere circonstanciel, et sans vouloir lui
se trouve mis par la dans une position définie, ou il doit appliquer donner une place exagérée dans l'reuvre de Kant, je crois qu'il faut
des regles et poursuivre des fins particulieres. Kant ne demande pas souligner le lien qui existe entre ce bref anide et les trois Critiques.
qu'on pratique une obéissance aveugle et bete; mais qu'on fasse de Il décrit en effet l' Aufkliirung comme le moment ou l'humanité va
sa raison un usage adapté a ces circonstances déterminées; et la raí- faire usage de sa propre raison, sans se soumettre a aucune autorité;
son doit alors se soumerrre a ces fins particulieres. Il ne peut done or c'est précisément a ce moment-la que la Critique. est nécessaire,
pas y avoir la d'usage libre de la raison. puisqu' elle a pour role de définir les conditions dans lesquelles
En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raí- l'usage de la raison est légitime pour déterniíner ce qu'on peut
son, quand on raisonne en tant qu'etre raisonnable (et non pas en connaitre, ce qu'il faut faire et ce qu'il est permis d'espérer. C'est un
tant que piece d'une machine), quand on raisonne comme membre usage illégitime de la raison qui fait naitre, avec l'illusion, le dog-
de l'humanité raisonnable, alors l'usage de la raison doit etre libre \- ~atisme et l'hétéronomie; c'est, en revanche, lorsque l'usage légi-
et public. L'Aufkliirung n'est done pas seulement le prQc;essl1~ par nme de la raison a été clairement défini dans ses príncipes que son
lequel les individus se verraient garantir leur liberté personnelle de ~utonomie peut etre assurée. La C:ritique, e' est en quelque sorte le
pensée. Il y a Aufkliirung lorsqu'il y a superposition de l'usage uni- ~tvre de bord de la raison devenue majeure dans l' Aufkliirung; et
versel, de l'usage libre et de l'usage public de la raison. mversement, l' Aufkliirung, e' est l' age de la Critique.
Or cela nous amene a une quatrieme question qu'il faut poser a Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de Kant
ce texte de Kant. On conc;oit bien que l'usage universel de la raison et les autres textes consacrés a l'histoire. Ceux-ci, pour la pluparr,
(en dehors de toute fin parriculiere) est affaire du sujet lui-meme en cherchent a définir la finalité interne du temps et le point vers
tant qu'indivi~u; on conc;oit bien aussi que la liberté de cet usage lequel s'achemine l'histoire de l'humanité. Or l'analyse de l'Auf-
puisse etre ass~rée de fac;on purement négativ.(! par l' absence de klarung, en définissant celle-ci comme le passage de l'humanité a
toute poursuite contre lui; mais comment assurer un usage P~E!~ son état de majorité, situe l' actualité par rapport a ce mouvement
Michel Foucault, Dits et écrits 1984
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d' ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en meme temps, 1) On essaie souvent de caractenser la modernité par la
elle montre comment, dans ce moment acruel, chacun se trouve res-
conscience de la disc<>[lti_f1uit~ du temps : ru¡>~_':lE.e de la tradition,
ponsable d'une cerraine fac;on de ce processus d' ens~rpJ:¡l_~. sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui passe. Et c'est bien ce
L'hypothese que je voudrais avancer, c'est que ce petit texte se que semble dire Baudelaire lorsqu'il définit la modernité par <le
trouve en quelque sorre a )a charniere de la réflexion critiq~e__t!~3~ transitoire, le fugitif, le contingent_! '*'. Mais, pour lui, etre
la réflexion sur l'histoire. C' est une réflexion de Kant sur 1' actualité moderne, ce n'est pas reconnaitre et accepter ce mouvement perpé-
de son entreprise. Sans -doute, ce n'est pas la premiere fOí;qt;'u~' tuel; e' est au contraire prendre une certaine attitude a 1'égard de ce
philosophe donne les raisons qu' il a d' entreprendre son reuvre en tel mouvement; et cette attitude volontaire, difficile, consiste a ressaisir
ou tel moment. Mais il me semble que c'est la premiere fois qu'un quelque chose d'éternel qui n'est pas au-dela de l'instant présent, ni
philosophe lie ainsi, de fac;on étroite et de l'intérieur, la signification derriere lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui
de son reuvre par rapporr a la connaissance, une réflexion sur l'his- ne fait que suivre le cours du temps; c'est l'attitude qui permet de
toire et une analyse particuliere du moment singulier ou il écrit et a saisir ce qu' il y a d'_<:_hé~o_Y_~~ > dans le moment présent. La
cause duque! il écrit. La réflexion sur < aui~':lr_~'hlll > comme dif- modernité n'est pas un fait de sensibilité au présent fugitif; c'est
férence dans l'histoire et comme motif pour une tache philo- une volonté d' < héroi'ser > le présent.
sophique particuliere me parait etre la nouveauté de ce texte. -Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture
Et, en 1' envisageant ainsi, il me semble qu' on peut y reconnaitre des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres
un point de départ: l'esquisse de ce qu'on pourrait appeler !~~~!­ qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIXe siecle, ne vou-
tude de modernité. laient représenter que des toges antiques. Mais la modernité de la
~- ]e sais-qu'on-parle souvent de la modernité comme d'une époque peinture ne consistera pas pour luí a introduire les habirs noirs dans
ou en tout cas comme d'un ensemble de traits caractéristiques d'une un tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cetre sombre
époque; on la situe sur un calendrier ou elle serait précédée d'une redingote comme < l'habit nécessaire de notre époque >. C'est celui
prémodernité, plus ou moins naYve ou archarque et suivie d'une qui saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel,
énigmatique et inquiétante < postmodernité >. Et on s'interroge permanent, obsédant que notre époque entretient avec la morr.
alors pour savoir si la modernité constitue la suite de 1' Aufklarung < L'habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poé-
et son développement, ou s'il faut y voir uneC:Uprure ou une dévia- tique, qui est 1' expression de 1' égalité universelle, mais encore leur
tion par rapport aux príncipes fondamentaux au· XVII{ siecle. poétique qui est l'expression de l'ame publique; une immense défi-
En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut lade de croque-morrs, politiques, amoureux, bourgeois. Nous célé-
pas envisager la modernité plutót comme une attitude que comme brons tous quelque enterrement '*' *'. > Pour désigner cette attitude
une période de l'histoir~. Par attitude, je veux dire un inode de rela- de modernité, Baudelaire use parfois d'une lítote qui est tres signifi-
tion a 1' égard de 1' actualité; un choix volontaire qui est fait par cer- cative, paree qu'elle se présente sous la forme d'un précepte:
rains; enfin, une maniere ·de penser et de sentÍr, une maniere aussi <Vous n'avez pas le droit de mépriser le présent. >
d' agir et de se conduire qui, tout a la fois, marque une appartenance 2) Cette hérors¡¡ti?(l est ironique,_ bi~n entendu. 11 ne s'agit
et se présente comme une tach~. Un peu, sans doute, comme ce que aucunement, dans l'attitude de modernité, d-e sacralTser le moment
les Grecs appelaient un iihos. Par conséquent, plutót que de vouloir qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer. 11 ne
distinguer la < période moderne > des époques < pré > ou < post- ~·a~it surrout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et
moderne >, je crois qu'il vaudrait mieux chercher comment l'atti- mteressante : ce serait la ce que Baudelaire appelle une attitude de
tude de modernité, depuis qu'elle s'est formée, s'est trouvée en lutte ~_flanerie >. La flanerie se contente d' ouvrir les yeux, de faire atten-
avec des attitudes de < contre-modernité >. tlon et de collectionner dans le souvenir. A l'homme de flanerie
Poli caractériser brievement cette attirud~ de modernité, je pren- Baudelaire oppose l'homme d; mod~r~ité : < 11 va, il courr, il
drai un exemple qui est presque nécessaire: il s'agit de Baudelaire,
puisque c'est chez lui qu'on reconnait en général l'une des • Baudelaire (C.), Le Peintre de la vie moderne, in CEuvres completes, Paris, Galli-
mard, col!. < Bibliorheque de la Pléiade >, 1976, r. 11, p. 695.
consciences les plus aigues de la modernité au XIXe siecle. •• Id., < De I'héroisme de la vie moderne >, op. cit., p. 494.

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cherche. A coup sur, cet homme, ce solitaire doué d'une imagina- ambitieux et humbles sectaires > une discipline plus despotique que
tion active, toujours voyageant a travers le grand désert d'hommes, les plus terribles des religions; les pages, enfin, sur l'ascétisme du
a un but plus élevé que celui d'un pur flaneur, un but plus général, d~c:ly qui fait de son corps, de son comportement, de-ses se~(¡:
autre que le plaisir fugitif de la circonstance-:- 11 cherche ce quelque ments et passions, de son existence, une reuvre d'art. L'homme
chose qu'on nous permettra d'appeler la modemité. 11 s'agit pour modeme, pour Baudelaire, n'est pas cei'iirquÍpart á la découverte
lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans de lui-meme, de ses secrets et de sa vérité cachée; il est celui qui
l'historique. > Et comme exemple de modemité, Baudelaire cite le cherche a s'invemer lui-meme. Cette modernité ne libere pas
dessinateur Constantin Guys. En apparence, un flaneur, un collec-
tionneur efe- curiosités; i1 reste < le demier partout ou peut resplen- lui:_rn~rne.
ª
l'homme en son etre propre; elle 1' astr_eim Ja tache de s' élaborer
- --- --- --~

dir la lumiere, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la 4) Enfin, j' ajouterai un mot seulement. Cette héroi:sation iro-
musique, partout ou une passion peut poser son reil, panout ou nique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa trans-
l'homme naturel et l'homme de convention se montrent dans une figurat~?n, c~tte élabo~ation ~cétique de_soi, Baudelaire ne con<;;oit
beauté bizarte, partout ou le soleil édaire les joies rapides de !'ani- pas qu lls pu1ssent avou leur heu dans la société elle-meme ou dans
mal dépravé "" >. le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre
Mais il ne faut pas s'y trompee. Constantin Guys n'est pas un fla- que Baudelaire appelle 1'~.
neur; ce quien fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre modeme par
excellence, c'est qu'a l'heure ou le monde entier entre en sommeil, il ""
se met, lui, au travail, et ille transfigure,__Jransfiguratio_n_ qui n'est )ene prétends pas résumer a ces quelques traits ni l'événement his-
pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité du réel et torique complexe qu'a été I'Aufk/arung a la fin du XVIIle siede ni
l'exercice de la liberté; les choses < naturelles >y deviennent <plus non plus l'attitude de modernité sous les différentes formes qu'elle
que naturelles >, les choses < belles > y deviennent < plus que a pu prendre au cours des deux derniers siecles.
belles > et les choses singulieres apparaissent < dotées d'une vie )e voulais, d'une part, souligner l'enracinement dans I'Auf-
enthousiaste comme 1' ame de 1' auteur > ""*. Pour 1' attitude de klar~ng d'un type d'interrogation pl!il~s,ophique_ qui problématise a
modemité, la haute valeur du présent est indissociable de l'achame- la fms le rapport au présent, le mode d'etre historique et la constitu-
ment a l'imaginer, a l'imaginer autrement qu'il n'est et a le trans- tion de soi-meme comme sujet autonome; je voulais souligner,
former non pasen le détruisant, mais en le captant dans ce qu'il est. d'autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette maniere a
La modemité baudelairienne est un exercice ou 1' extreme attention I'Aufklarung n'est pas la fidélité a des éléments de doctrine, mais
au réel est confrontée ~-la p~atique d'une liberté. qui tout a la fois plutot 1~ réactivationperrnanented'une attitude; c'est-a-dire d'un
respecte ce réel et le viole. ethos philosophique qu'on pourraít -caractéri.ser comme critique per-
3) Cependant, pour Baudelaire, la modemité n'est pas simple- m~ente de notre etre historique._ C'est cet ithos queje voudritis tres
ment forme de rapport au présent; e' est aussi un mode de rapport bnevement caractériser.
qu'il faut établir a.·soi-meme. L'atritude volontaire de modemité est A:, Négativ~ment. 1~ Cet ithos implique d'abord qu'on refuse ce
liée a un ascétisme indispensable. Erre modeme, ce n'est pas s'accep- que J ~ppellerru volonners le< chantage > a 1' Aufklarung. J e pense
ter sor:.meme tel qu' on est' dans le flux de moments qui passent; ~ue 1 ~ufklarun~, comme ensemble d'événements politiques,
c'est se prendre soi-meme comme objet d'une élaboration complexe econom1ques, sooaux, institutionnels, culturels, dont nous dépen-
et dure: ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de d~n~ :n~?re pour une gra~de partie, constitue un domaine d'analyse
l'époque, le< dandysme >.)ene rappellerai pas des pages qui sont ~nvlleg1e. Je. pens~ auss1 que, comme entreprise pour lier par un
trop connues :celies suda nature < grossiere, terrestre, immonde >; hen de relat1on duecte le progres de la vérité et l'histoire de la
celles sur la révolte indispensable de l'homme par rapport a lui- liberté, elle a formulé une question philosophique qui nous
meme; celle sur la < doctrine de 1'élégance > qui impose < a ses demeure posée. Je pense enfin - j'ai essayé de le montrer a propos
du texte de Kant- qu' elle a défini une certaine maniere de philo-
• Baudelaire (C.), Le Peintf't! de la t~ie moderne, op. cit., pp. 693-694. sopher.
•• lbid., p. 694. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut etre pour ou contre I'Auf-

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klarung. Cela veut meme dire précisément qu'il faut refuser tour ce méfiant, hostile et critique a l'égard de la science; et un autre qui
quise présenterait sous la forme d'une altemative simpliste et auto- plac;ait [au contraire} son espoir dans cette meme science. Le mar-
ritaire : ou vous acceptez 1' Aufklarung, et vous restez dans la tradi- xisme a été un humanisme, 1' existentialisme, le personnalisme 1' ont
tion de son rationalisme (ce qui est par certains considéré comme été aussi; il y eut un temps ou on soutenait les valeurs humanistes
positif et par d'autres au contraire comme un reproche); ou vous représentées par le national-socialisme, et ou les staliniens eux-
critiquez l'Aufklarung et vous tentez alors d'échapper a ces príncipes memes disaient qu'ils étaient humanistes.
de rationalité (ce qui peut erre encare une fois pris en bonne ou en De cela il ne faut pas tirer la conséquence que tour ce qui a pu se
- mauvaise part). Et ce n'est pas sortir de ce chantage que d'y intro- rédamer de l'humanisme est a rejeter; mais que la thématique
duire des nuances < dialectiques > en cherchant a déterminer ce humaniste est en elle-meme trop souple, trop diverse, trop inconsis-
qu'il a pu y avoir de bon et de mauvais dans l'Aufklarung. tante pour servir d'axe a la réflexion. Et c'est un fait qu'au moins
11 faut essayer de faire l'analyse de nous-memes en tant qu'etres depuis le xvn• siecle ce qu'on appelle l'humanisme a toujours été
historiquement déterminés, pour une certaine part, par 1' Auf obligé de prendre son appui sur certaines conceptions de l'homme
kl!irung. C:e qui implique Une série d'enquetes histori_gl.l~ aussi pré- qui sont empruntées a la religion, a la science, a la politique.
cises que possible; et ces engueres ne seront pas orientées rétrospec- L'humanisme sert a coloree et a justifier les conceptions de l'homme
tivement vers le < noyau essentiel de rationalité > qu' on peut auxquelles il est bien obligé d'avoir recours.
trouver dans l'Aufklarung et qu'il faudrait sauver en tour érat de Or justement, je erais qu'on peut opposer a cene thématique, si
cause; elles seront orientées vers <les limites acruelles du néces- souvent récurrente et toujours dépendante de l'humanisme, le prín-
saire > : c'est-"a-dire vers ce qui n'est pas ou plus indispensable pour cipe d'une critique et d'une création permanente de nous-memes
Ía constitution de nous-memes comme sujets autonomes. dans notre autonomie : e' est-a-dire un príncipe qui est au creur de
2) Cette critique permanente de nous-memes doit éviter les la conscience historique que l'Aufk/arung a eue d'elle-meme. De ce
confusions toujours ttop faciles entre l'humanisme _et_l'Aujklarung. point de vue je verrais plutot une tension entre Aufklarung et huma-
11 ne faut jamais oublier que l'Aufklarungest un-événement ou un nisme qu'une identité.
ensemble d'événements et de processus historiques complexes, qui En tour cas, les confondre me paraí't dangereux ; et d 'ailleurs his-
se sont situés a un certain moment du développement des sociétés toriquement inexact. Si la question de l'homme, de l'espece
européennes. Cet ensemble comporte des éléments de trans- humaine, de l'humaniste a été importante tour au long du
formations sociales, des types d'institutions politiques, des formes xvnl" siecle, c'est tres rarement, je erais, que l'Aufklarung s'est consi-
de savoir, des projets de rationalisation des connaissances et des pea- dérée elle-meme comme un humanisme. 11 vaut la peine aussi de
tiques, des mutations technologiques qu'il est tres difficile de résu- noter que, au long du XIX• siecle, l'historiographie de l'humanisme
mer d'un mor, meme si beaucoup de ces phénomenes sont encare au xvl" siede, qui a été si importante chez des gens comme Sainte-
importanrs a l'heure acruelle. Celui que j'ai relevé et qui me paraí't Beuve ou Burckhardt, a été toujours distincte et parfois explicite-
avoir été fondateur de toute une forme de réflexion philosophique ment opposée aux Lumieres et au xvul" siede. Le XIX• siede a eu
ne conceme que le mode de rapport réflexif au présent. tendance a les opposer, au moins autant qu'a les confondre.
L'humanisme est tout autre chose: c'est un theme ou plutot un En tour cas, je erais que, tour comme il faut échapper au chan-
ensemble de themes qui ont réapparu a plusieurs reprises a travers rage intellectuel et politique < etre pour ou contre l'Aufklarung >, il
le temps, dans les sociétés européennes; ces themes, toujours liés a faut échapper au confusionnisme historique et moral qui mele le
des jugements de valeur, ont évidemment toujours beaucoup varié theme de l'humanisme et la question de l' Aufklarung. Une analyse
dans leur contenu, ainsi que dans les valeurs qu'ils ont retenues. De de leurs relations complexes au cours des deux demiers siedes serait
plus, ils ont servi de príncipe critique de différenciation : il y a eu un travail a faire, qui serait important pour débrouiller un peu la
un humanisme qui se présentait comme critique du christianisme conscience que nous avons de nous-memes et de notre passé.
ou de la religion en général; il y a eu un humanisme chrétien en B. Positivement. Mais, en tenant compre de ces précautions, il
opposition a un humanisme ascétique et beaucoup plus théocen- faut évidemment donner un contenu plus positif a ce que peut erre
trique (cela au XVI{ siede). Au XIX• siede, il y a eu un humanisme un ethos_ ph~l_9s0p~~9-~- consistant dans une cr~tiq u: de ce _que nous

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Michel Foucault, Dits et écrits 1984 Michel Foucault, Dits et écrits 1984

disons, pensons et faisons, a travers une ontologie historique de gie historique de nous-memes doit se détourner de tous ces projets
nous-memes. qui prétendent etre globaux et. radicaux. En fait, on sait par expé-
1) Cet ethos philosophique peut se caractériser comme ~~~~ti: rience que la prétention a échapper au systeme de 1' actualité pour
tude limite~ 11 ne s'agit pas d'un componement de rejet. On doit donner des programmes d'ensemble d'une autre société, d'un autre
--échapper i F~lternative du dehors et du dedans; il faut etre a~fE~­ mode de penser, d'une autre culture, d'une autre vision du monde
tieres. La critique, e' est bien 1' analyse des limites et la réflexion sur n'ont mené en fait qu'a reconduire les plus dangereuses traditions.
elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la Je prérere les transformations tres précises qui ont pu avoir lieu
connaissance doit renoncer a franchir, il me semble que la question depuis vingt ans dans un cenain nombre de domaines qui
critique, aujourd'hui, doit etre _retoÜrnée en questi()f1PO~~t~~ : dans concernent nos modes d'etre et de penser, les relations d'autorité, les
ce qui nous est donné comme univ~r~~l, nécessaire, obligatoire, quelle rapports de sexes, la fa~on dont nous percevons la folie ou la mala-
est la part de ce qui est singulier-, contingent et du a des contraintes die, je prérere ces transformations meme panielles qui ont été faites
arbitraires. 11 s'agit en somme de transformer la critique exercée dans dans la corrélation de l'analyse historique et de l'attitude pratique
la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la aux promesses de l'homme nouveau que les pires systemes poli-
forme du franchissement possibl~. tiques ont répétées au long du xx• siecle.
Ce qui,-on le ~oit, ~ntraine pour conséquences que la critique va Je caractériserai done 1' ethos philosophique propre a 1' ontologie
s'exercer non plus dans la recherche des structures formefles qui ont critique de nous-memes comme une épreuve historico-pratique des
valeur universelle, mais comme enquete historiqueTtravérs les évé- limites que nous pouvons franchir, et done comme travail.de nous-
nements qui nous ont amenés fnous constitl1er i nous reconnaitre memes(sur nous-memes en tant qu'etres libres. - -
comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, 3) Mais sans doute serait-il tout a fait légitime de faire l'objec-
cette critique n'est pas transcendantale, et n'a pas pour fin de rendre tion suivante: a se borner a ce genre d'enquetes ou d'épreuves tou-
possible une métaphysÍql1e : elle est généalogiqu~ dans sa finalité et jours panielles et locales, n'y a-t-il pas risque a se laisser déterminer
archéologique dans sa méthode. Archéologique - et non pas trans- par des structures plus générales dont on risque de n'avoir ni la
-cendantale - en ce sens qu' elle ne cherchera pas a dégager les struc- conscience ni la maí'trise?
tures universelles de toute connaissance ou de toute action morale A cela deux réponses. 11 est vrai qu'il faut renoncer a l'espoir
possible; mais a traiter les discours qui aniculent ce que nous pen- d'accéder jamais a un point de vue qui pounait nous donner acces a
sons, disons et faisons comme autant d' événements historiques. Et la connaissance complete et définitive de ce qui peut constituer nos
cette critique sera généalogique en ce sens qu' elle ne déduira pas de limites historiques. Et, de ce point de vue, l'expérience théorique et
la forme de ce que nous sommes ce qu'il nous est impossible de pratique que nous faisons de nos limites et de leur franchissement
faire ou de connaí'tre; mais elle dégagera de la contingence qui nous possible est toujours elle-meme limitée, déterminée et done a
a fait etre ce que nous sommes ll! possibilité de ne__{Jlus et~e. faire ou recommencer.
penser ce que nous sommes, faisons ou pensons. Máls cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire que
Elle ne cherche pasa rendre possible la métaphysique enfin deve- dans le désordre et la contingence. Ce travail asa généralité, sa sys-
nue science; elle cherche a relancer aussi loin et aussi largement que tématicité, son homogénéité et son enjeu.
possible le travail indéfini de la libert~. Son enjeu. 11 est indiqué par ce qu'on pourrait appeler <le para-
2) M~i.s pour qu'il ne s'agisse pas simplement de l'affirmation doxe (des rappons) de la capacité et du pouvoir >. On sait que la
ou du reve vide de la libené, il me semble que cette attitude ~isto­ grande promesse ou le grand espoir du xvn{ si~cle, ou d'une panie
rico-critique doit etre aussi une attitude expérimentale. J e veux dire du xvn{ siecle, était dans la croissance simultanée et proponionnelle
que ce travail fait aux limites de nous-memesdoit d'un coté ouvrir de la capacité technique a agir sur les choses, et de la libené des
un domaine d'enquetes historiques et de l'autre se mettre a individus les uns par rappon aux autres. D'ailleurs on peut voir
1' épreuve de la réalité et de 1' actualité, a la fois pour saisir les points qu'a travers toute l'histoire des sociétés occidentales (c'est peut-etre
ou le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la la que se trouve la racine de leur singuliere destinée historique - si
forme précise a donner a ce changement. C'est dire que cette ontolo- paniculiere, si différente [des autres} dans sa trajectoire et si univer-

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Michel Foucault, Dits et écrits 1984 Michel Foucault, Dits et écrits 1984

salisante, dominante par rappon aux autres) l'acquisition des capa- Généralité. Enfin, ces enquetes historico-critiques sont bien pani-
cités et la lutte pour la libené ont constitué les éléments perma- culieres en ce sens qu'elles ponent toujours sur un matériel, une
nents. Or les relations entre croissance des capacités et croissance de époque, un corps de pratiques et de discours déterminés. Mais, au
1' autonomie ne sont pas aussi simples que le xvn{ siecle pouvait le moins a 1' échelle des sociétés occidentales dont nous dérivons, elles
croire. On a pu voir quelles formes de relations de pouvoir étaient ont leur généralité: en ce sens que jusqu'a nous elles ont été
véhiculées a travers des technologies diverses (qu'il s'agisse des pro- récurrentes; ainsi le probleme des rappons entre raison et folie, ou
ductions a fins économiques, d'institutions a fin de régulations maladie et santé, ou crime et loi; le probleme de la place a donner
sociales, de techniques de communication) : les disciplines a la fois aux rappons sexuels, etc.
collectives et individuelles, les procédures de normalisation exercées Mais, si j'évoque cette généralité, ce n'est pas pour dire qu'il faut
au nom du pouvoir de l'État, des exigences de la société ou des la retracer dans sa continuité métahistorique a travers le temps, ni
régions de la population en sont des exemples. L' enjeu est done : non plus suivre ses variations. Ce qu'il faut saisir c'est dans quelle
comment déconnecter la croissance des capacités et 1' intensification mesure ce que nous en savons, les formes de pouvoir qui s'y
des relations de pouvoir? exercent et 1' expérience que nous y faisons de nous-memes ne
.. Homogénéité. Ce qui mene a l'étude de ce qu'on pourrait appeler constituent que des figures historiques déterminées par une cenaine
les < ensembles pratiques >. 11 s'agit de prendre comme domaine forme de problématisation qui définit des objets, des regles
homogene de référence-non pas les représentations que les hommes d'action, des modes de rappon a soi. L'étude des (modes de) problé-
se donnent d'eux-memes, non pas les conditions qui les déterminent matisations (c'est-a-dire de ce qui n'est ni constante anthropologique
sans qu'ils le sachent. Mais ce qu'ils font et la facpn dont ils le font. ni variation chronologique) est done la fa~on d'analyser, dans leur
C'est-a-dire les formes de rationalité qui organisent les manieres de forme historiquement singuliere, des questions a ponée générale.
faire (ce qu'on pourrait appeler leur aspect technologique); et la
liberté avec laquelle ils agissent dans ces systemes pratiques, réagis- •
sant a ce que font les autres, modifiant jusqu' a un cenain point les Un mot de résumé pour terminer et revenir a Kant. ] e ne sais pas si
regles du jeu (c'est ce qu'on pourrait appeler le versant stratégique jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de choses dans notre
de ces pratiques). L'homogénéité de ces analyses historico-critiques expérience nous convainquenfque 1' événement historique de 1' Auf-
est done assurée par ce domaine des pratiques avec leur versant tech- klarung ne nous a pas rendus majeurs; et que nous ne le sommes
nologique et leur versant stratégique. pas encore. Cependant, il me semble qu'on peut donner un sens a
Systématicité. Ces ensembles pratiques relevent de trois grands cette interrogation critique sur le présent et sur nous-memes que
domaines : celui des rapports de maftrise sur les choses, celui des rap- Kant a formulée en réfléchissant sur 1' Aufklarung. 11 me semble que
pons d'action sur les autres, celui des rapports a soi-meme. Cela ne c'est memela une fa~on de philosopher qui n'a pas été sans impor-
veut pas dire que ce sont la trois domaines completement étrangers tance ni efficacité depuis les deux derniers siecles. L'ontologie cri-
les uns aux autres. On sait bien que la maftrise sur les eh oses passe par tique de nous-memes, il faut la considérer non certes comme une
le rappon aux autres; et celui-ci implique toujours des relations a soi; théorie, une doctrine, ni meme un corps permanent de savoir qui -,
et inversement. Mais il s'agit de trois axes dont il faut analyser la spé- s'accumule; il faut la concevoir comme une attitude un ethos une
cificité et l'intrication: l'axe du savoir, l'axe du pouvoir, l'axe de v~e philosop~i-~_e ou la critique de ce que nous som~es est a 1~ fois
l'éthique. En d'autres termes, l'ontologie historique de nous-memes analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de
a a répondre a une série ouvene de questions, elle a affaire a un leur franchissement possible.
nombre non défini d'enquetes qu'on peut multiplier et préciser Cette attitude philosophique doit se traduire dans un travail
autant qu' on voudra; mais elles répondront toutes a la systématisa- d'enquetes diverses; celles-ci ont leur cohérence méthodologiqué
tion suivante : comment nous sommes-nous constitués comme sujets dans l'étude a la fois archéologique et généalogique de pratiques
de notre savoir; comment nous sommes-nous constitués comme envisagées simultanément comme type technologique de rationalité
sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir; comment et jeux stratégiques des libenés; elles ont leur cohérence théorique
nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions. dans la définition des formes historiquement singulieres dans les-

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Michel Foucau/1, Dils el icrils 1984 Michel Foucau/1, Dils el icrils 1984

quelles ont été problématisées les généralités de notre rappon aux l'apparition récente du terme sexualité, ni laisser croire que le mota
choses, aux autres et a nous-memes. Elles ont leur cohérence pra- poné avec soi le réel auquel il se réfere. C' est vouloir la traiter
tique dans le soin apporté a mettre la réflexion historico-critique a comme la corrélation d'un domaine de savoir, d'un type de norma-
l'épreuve des pratiques concretes. ]ene sais s'il faut dire aujourd'hui tivité, d'un mode de rapport a soi; c'est essayer de déchiffrer com-
que le travail critique implique encore la foi dans les Lumieres; i1 ment s' est constituée dans les sociétés occidentales modernes, a par-
nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites, c'est-a-dire un tireta propos de certains comportements, une expérience complexe
labeur patient qui donne forme a l'impatience de la libené. ou se lie un champ de connaissance (avec des concepts, des théories,
des disciplines diverses), un ensemble de regles (qui distinguent le
permis et le défendu, le naturel et le monstrueux, le normal et le
pathologique, le décent et ce qui ne l'est pas, etc.), un mode de rela-
tion de l'individu a lui-meme (par lequel il peut se reconnaí'tre
340 Préface a l' (( Histoire de la sexualité » comme sujet sexuel au milieu des autres).
Étudier ainsi, dans leur histoire, des formes d'expérience est un
a 1' Histoire de la sexualitt >), in Rabinow
< Preface co che History of Sexuality > ( < Préface theme qui m'est venu d'un projet plus ancien : celui de faire usage
(P.), éd., The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, pp. 333-339.
des méthodes de l'analyse existentielle dans le champ de la psychia-
Il s'agit de la premiere rédaccion de l'introduaion générale a I'Histoire de la sexualitt qui trie et dans le domaine de la maladie mentale. Pour deux raisons
devaic ouvrir le deuxieme volume ec a laquelle M. Foucaulc renon<;a au profic d'une nouvelle qui n'étaient pas indépendantes l'une de l'autre, ce projet me laissait
rédaccion: voir supra no 338.
insatisfait: son insuffisance théorique dans l'élaboration de la
notion d'expérience et l'ambigu'ité de son líen avec une pratique
Ce volume paraí't plus tard que je n'avais prévu et sous une forme psychiatrique que tout a la fois il ignorait et supposait. On pouvait
bien différente. chercher a résoudre la premiere difficulté en se référant a une théorie
Dans cette série de recherches sur la sexualité, mon propos n'était générale de 1' etre humain; et traiter tout autrement le second pro-
pas de reconstituer l'histoire des componements sexuels, en étudiant bleme par le recours si souvent répété au < contexte économique et
leurs formes successives, leurs différents modeles, la maniere dont social >; on pouvait accepter ainsi le dilemme alors dominant d'une
ceux-ci se diffusent, ce qu'ils peuvent révéler de conformité ou de anthropologie philosophique et d'une histoire sociale. Mais je me
divergence a 1' égard des lois, des regles, des coutumes ou des conve- suis demandé s'il n'était pas possible, plutot que de jouer sur cette
nances. Ce n'était pas non plus mon intention d'analyser les idées alternative, de penser l'historicité meme des formes de l'expérience.
religieuses, morales, médicales ou biologiques concernant la sexua- Ce qui impliquait deux raches négatives : une réduction < nomina-
lité. Non que de telles études soient illégitimes, impossibles ou sté- liste > de 1' anthropologie philosophique ainsi que des notions qui
riles : assez de travaux ont fourni la preuve contraire. Mais je voulais pouvaient s' appuyer sur elle, et un déplacement par rappon au
m'arreter devant cette notion, si quotidienne, de sexualité, prendre domaine, aux concepts et aux méthodes de l'histoire des sociétés.
du recul par rapport a elle, éprouver son évidence familiere, analyser Positivement la rache était de mettre au jour le domaine ou la for-
le contexte théorique et pratique dans lequel elle est apparue et mation, le développement, la transformation des formes d'expé-
auquel elle est encore associée. rience peuvent avoir leur lieu : e' est-a-dire une histoire de la pensée.
Je voulais entreprendre une histoire de la sexualité ou celle-ci ne Par < pensée >, j'entends ce qui instaure, dans diverses formes pos-
serait pas con<;Ue comme un type général de componement dont tels sibles, le jeu du vrai et du faux et qui, par conséquent, constitue
ou tels éléments pourraient varier selon des conditions démo- 1' etre humain comme su jet de connaissance; ce qui fonde 1' accepta-
graphiques, économiques, sociales, idéologiques; ni non plus tion ou le refus de la regle et constitue l'etre humain comme sujet
comme un ensemble de représentations (scientifiques, religieuses, social et juridique; ce qui instaure le rappon avec soi-meme et avec
morales) qui, a travers leur diversité et leurs changements, se rap- les autres, et constitue 1' erre humain comme su jet éthique.
ponent a une réalité invariante. Mon propos était de l'analyser La < pensée > ainsi entendue n'est done pas a rechercher seule-
comme une forme d'expérience historiquement singuliere. Prendre ment dans des formulations théoriques, comme celles de la philo-
en compre cene singularicé historique, ce n'est pas surinterpréter sophie ou de la science; elle peut et doit erre analysée dans toutes les

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