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Michel Foucault, Dits et lcrits 1977 Michel Foucault, Dits et ürits 1977
xvm• siècle. Mais les procédures de pouvoir mises en œuvre dans les l'analysait ou bien comme sol, ou bien comme aire; ce qui impor-
sociétés modernes sont bien plus nombreuses et diverses et riches. Il tait, c'était le substrat ou les frontières. Il a fallu Marc Bloch et Fer-
serait faux de dire que le principe de visibilité commande toute la nand Braudel pour que se développe une histoire des espaces ruraux
technologie du pouvoir depuis le xvm• siècle. ou des espaces maritimes. Il faut la poursuivre, en ne se disant pas
M. Perrot: En passant par l'architecture! Que penser, d'ailleurs, seulement que l'espace prédétermine une histoire qui en retour le
de l'architecture comme mode d'organisation politique? Car, finale- refond, et se sédimente en lui. L'ancrage spatial est une forme
ment, tout est spatial, non seulement mentalement, mais aussi économico-politique qu'il faut étudier en détail.
matériellement dans cette pensée du xvm• siècle. Parmi toutes les raisons qui ont induit pendant si longtemps une
M. Foucault: C'est que, me semble-t-il, à la fin du xvm• siècle, certaine négligence à l'égard des espaces, je n'en citerai qu'une, qui
l'architecture commence à avoir partie liée avec les problèmes de la concerne le discours des philosophes. Au moment où commençait à
population, de la santé, de l'urbanisme. Auparavant, l'art de se développer une politique réfléchie des espaces (à la fin du
construire répondait surtout au besoin de manifester le pouvoir, la xvm• siècle), les nouveaux acquis de la physique théorique et expéri-
divinité, la force. Le palais et l'église constituaient les grandes mentale délogeaient la philosophie de son vieux droit à parler du
formes, auxquelles il faut ajouter les places fortes; on manifestait sa monde, du cosmos, de l'espace fini, ou infini. Ce double investisse-
puissance, on manifestait le souverain, on manifestait Dieu. L'archi- ment de l'espace par une technologie politique et une pratique
tecture s'est longtemps développée autour de ces exigences. Or, à la scientifique a rabattu la philosophie sur une problématique du
fin du xvm• siècle, de nouveaux problèmes apparaissent: il s'agit de temps. Depuis Kant, ce qui pour le philosophe est à penser, c'est le
se servir de l'aménagement de l'espace à des fins économico- temps. Hegel, Bergson, Heidegger. Avec une disqualification corré-
politiques. lative de l'espace qui apparaît du côté de l'entendement, de l'analy-
Une architecture spécifique prend forme. Philippe Ariès a écrit tique, du conceptuel, du mort, du figé, de l'inerte. Je me souviens,
des choses qui me paraissent importantes sur le fait que la maison, il y a une dizaine d'années, avoir parlé de ces problèmes d'une poli-
jusqu'au xvm• siècle, reste un espace indifférencié. Il y a des pièces : tique des espaces, et m'être fait répondre que c'était bien réaction-
on y dort, on y mange, on y reçoit, peu importe. Puis, petit à petit, naire de tant insister sur l'espace, que le temps, le projet, c'était la
l'espace se spécifie et devient fonctionnel. Nous en avons l'illustra- vie et le progrès. Il faut dire que ce reproche venait d'un psycho-
tion avec l'édification des cités ouvrières des années 1830-1870. On logue - vérité et honte de la philosophie du xrx• siècle.
va fixer la famille ouvrière; on va lui prescrire un type de moralité M. Perrot : Au passage, il me semble que la notion de sexualité
en lui assignant un espace de vie avec une pièce qui tient lieu de est très importante. Vous le notiez à propos de la surveillance chez
cuisine et de salle à manger, une chambre des parents, qui est les militaires, et là, de nouveau, on a ce problème avec la famille
l'endroit de la procréation, et la chambre des enfants. Quelquefois, ouvrière; c'est sans doute fondamental.
dans les cas les plus favorables, on a la chambre des filles et la
chambre des garçons. Il y aurait à écrire toute une histoire des M. Foucault : Absolument. Dans ces thèmes de surveillance, et
espaces - qui serait en même temps une histoire des pouvoirs - en particulier de surveillance scolaire, il apparaît que les contrôles
depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu'aux petites de sexualité s'inscrivent dans l'architecture. Dans le cas de l'École
tactiques de l'habitat, de l'architecture institutionnelle, de la salle militaire, la lutte contre l'homosexualité et la masturbation est dite
de classe ou de l'organisation hospitalière, en passant par les par les murs.
implantations économico-politiques. Il est surprenant de voir M. Perrot: Toujours à propos de l'architecture, ne vous semble-
combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître t-il pas que des gens comme les médecins, dont la participation
comme problème historico-politique : ou bien l'espace était renvoyé sociale est considérable à la fin du xvnt siècle, ont joué un r61e en
à la nature - au donné, aux déterminations premières, à la géo- quelque sorte d'aménageurs de l'espace. L'hygiène sociale naît alors;
graphie physique, c'est-à-dire à une sorte de couche préhistorique; au nom de la propreté, de la santé, on contrôle les emplacements
ou bien il était conçu comme lieu de résidence ou d'expansion d'un des uns et des autres. Et les médecins, avec la renaissance de la
peuple, d 'une culture, d'une langue ou d'un État. En somme, on médecine hippocratique, sont parmi les plus sensibilisés au pro-
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M. Perrot : Il y a cette phrase du Panoptique : < Chaque camarade une survalorisation; le nouvel ordre politique et moral ne peut pas
devient un surveillant. > s'instaurer sans leur effacement. Les romans de terreur, à l'époque
M. Foucault : Rousseau aurait dit sans doute l'inverse : que de la Révolution, développent tout un fantastique de la muraille, de
chaque surveillant soit un camarade. Voyez l'Émile : le précepteur l'ombre, de la cache et du cachot, qui abritent, dans une complicité
d'Émile est un surveillant; il faut aussi qu'il soit un camarade. qui est significative, les brigands et les aristocrates, les moines et les
traîtres: les paysages d'Ann Radcliffe, ce sont des montagnes, des
].-P. Barrou: Non seulement la Révolution française ne fait pas forêts, des cavernes, des châteaux en ruine, des couvents dont l'obs-
une lecrure voisine de celle que nous faisons aujourd'hui, mais curité et le silence font peur. Or ces espaces imaginaires sont comme
encore elle trouve au projet de Bentham des visées humanitaires. la < contre-figure > des transparences et des visibilités qu'on essaie
M. Foucault: Justement, quand la Révolution s'interroge sur une d'établir. Ce règne de l'< opinion> qu'on invoque si souvent, à
nouvelle justice, qu'est-ce qui, pour elle, doit en être le resson? cette époque, c'est un mode de fonctionnement où le pouvoir
C'est l'opinion. Son problème, de nouveau, n'a pas été de faire que pourra s'exercer du seul fait que les choses seront sues et que les
les gens soient punis, mais qu'ils ne puissent même pas agir mal gens seront vus par une sone de regard immédiat, collectif et ano-
tant ils se sentiraient plongés, immergés dans un champ de visibilité nyme. Un pouvoir dont le ressort principal serait l'opinion ne pour-
totale où l'opinion des autres, le regard des autres, le discours des rait pas tolérer de région d'ombre. Si on s'est intéressé au projet de
autres les retiendraient de faire le mal ou le nuisible. C'est Bentham, c'est qu'il donnait, applicable à bien des domaines dif-
constamment présent dans les textes de la Révolution. férents, la formule d'un <pouvoir par transparence>, d'un assujet-
M. Perrot : Le contexte immédiat a joué aussi son rôle dans tissement par <mise en lumière>. Le panoptique, c'est un peu
l'adoption du panoptique par la Révolution; à l'époque, le pro- l'utilisation de la forme <château> (donjon entouré de murailles)
blème des prisons est à l'ordre du jour. A partir des années 1770, en pour créer paradoxalement un espace de lisibilité détaillée.
Angleterre comme en France, il y a une très grande inquiétude à ce ].-P. Barrou: C'est tout autant les places sombres dans l'homme
sujet; on le voit à travers l'enquête de Howard sur les prisons, tra- que veut voir disparaître ce siècle des Lumières.
duite en français en 1788. Hôpitaux et prisons sont deux grands
M. Foucault : Absolument.
thèmes de discussion dans les salons parisiens, dans les cercles éclai-
rés. Il est devenu scandaleux que les prisons soient ce qu'elles sont: M. Perrot : On est très frappé en même temps par les techniques
une école du vice et du crime; et des lieux si dépourvus d'hygiène de pouvoir à l'intérieur du panoptique. C'est le regarde essentielle-
qu'on y meun. Des médecins commencent à dire combien le corps ment; c'est aussi la parole, car il y a ces fameux tubes d'acier
s'abîme, se dilapide en de pareils endroits. La Révolution française -extraordinaire invention - qui relient l'inspecteur principal à cha-
survenue, elle entreprend à son tour une enquête d'envergure euro- cune des cellules où se trouvent, nous dit Bentham, non pas un pri-
péenne. Un certain Duquesnoy est chargé d'un rapport sur les éta- sonnier, mais des petits groupes de prisonniers. C'est l'imponance
blissements dits d'< humanité >, vocable qui recouvre les hôpitaux finalement de la dissuasion qui est très marquée dans le texte de
et les prisons. Bentham: <Il faut, dit-il, être incessamment sous les yeux d'un
M. Foucault : Une peur a hanté la seconde moitié du inspecteur ; c'est perdre en effet la puissance de faire le mal et
xvnr" siècle: c'est l'espace sombre, l'écran d'obscurité qui fait obs- presque la pensée de le vouloir >; nous sommes en plein dans les
tacle à l'entière visibilité des choses, des gens, des vérités. Dissoudre préoccupations de la Révolution : empêcher les gens de faire le mal,
les fragments de nuit qui s'opposent à la lumière, faire qu'il n'y ait leur retirer l'envie de le commettre; le tout ainsi résumé : ne pas
plus d'espace sombre dans la société, démolir ces chambres noires pouvoir et ne pas vouloir.
où se fomentent l'arbitraire politique, les caprices du monarque, les M. Foucault : Là, nous parlons de deux choses : le regard et
superstitions religieuses, les complots des tyrans et des prêtres, les l'intériorisation; et, au fond, n'est-ce pas le problème du coût du
illusions de l'ignorance, les épidémies. Les châteaux, les hôpitaux, pouvoir? Le pouvoir, en effet, ne s'exerce pas sans qu'il en coûte
les charniers, les maisons de force, les couvents, dès avant la Révolu- quelque chose. Il y a évidemment le coût économique, et Bentham
tion, ont suscité une méfiance ou une haine qui n'ont pas été sans en parle : combien faudra-t-il de surveillants? Combien, par
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conséquent, la machine coûtera-t-elle? Mais il y a aussi le coût pro- lui suffiront pas pour garantir son hégémonie; elle comprend
prement politique. Si on est très violent, on risque de susciter des qu'elle doit inventer une nouvelle technologie qui assurera l'irriga-
révoltes; ou bien, si on intervient d'une façon trop discontinue, on tion dans le corps social tout entier, et jusqu'à ses grains les plus
risque de laisser se développer dans les intervalles des phénomènes fins, des effets du pouvoir. Et c'est là que la bourgeoisie a fait non
de résistance et de désobéissance d'un coût politique élevé. C'était seulement une révolution politique, mais aussi qu'elle a su instaurer
ainsi que fonctionnait le pouvoir monarchique. Par exemple, la jus- une hégémonie sociale sur laquelle elle n'est jamais revenue depuis.
tice n'arrêtait qu'une proportion dérisoire de criminels; elle arguait Et c'est pourquoi toutes ces inventions ont été si importantes, et
du fait pour dire : il faut que la punition soit éclatante pour que les Bentham, sans doute, l'un des plus exemplaires de tous ces inven-
autres aient peur. Donc, pouvoir violent et qui devait, par la vertu teurs de technologie de pouvoir.
de l'exemple, assurer des fonctions de continuité. Ce à quoi les nou- ].-P. Barrou: Néanmoins, on ne perçoit pas si l'espace organisé
veaux théoriciens du xvm• siècle rétorquent : c'est un pouvoir trop ainsi que le préconise Bentham est susceptible de profiter à qui-
coûteux et pour trop oeu de résultats. On fait de grandes dépenses conque; ne serait-ce qu'à ceux qui logent dans la tour centrale ou
de violence qui finalement n'ont pas valeur d'exemple; on est qui viennent la visiter. On a le sentiment d'être en présence d'un
même obligé de multiplier les violences et, par là même, on multi- monde infernal auquel personne ne peut échapper, aussi bien ceux
plie les révoltes. qui sont regardés que ceux qui regardent.
M. Perrot: Ce qui s'est passé avec les émeutes d'échafaud. M. Foucault: C'est sans doute ce qu'il y a de diabolique dans
cette idée comme dans toutes les applications auxquelles elle a
M. Foucault : En revanche, on a le regard qui, lui, va demander donné lieu. On n'a pas là une puissance qui serait donnée entière-
très peu de dépenses. Pas besoin d'armes, de violences physiques, de ment à quelqu'un et que ce quelqu'un exercerait isolément, totale-
contraintes matérielles. Mais un regard. Un regard qui surveille et ment sur les autres; c'est une machine où tout le monde est pris,
que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au aussi bien ceux qui exercent le pouvoir que ceux sur qui ce pouvoir
point de s'observer lui-même; chacun, ainsi, exercera cette surveil- s'exerce. Cela me semble être le propre des sociétés qui s'instaurent
lance sur et contre lui-même. Formule merveilleuse: un pouvoir au XIX0 siècle. Le pouvoir n'est plus substantiellement identifié à un
continu et d'un coût finalement dérisoire! Quand Bentham estime individu qui le posséderait ou qui l'exercerait de par sa naissance; il
l'avoir trouvée, il pense que c'est l'œuf de Colomb dans l'ordre de devient une machinerie dont nul n'est titulaire. Certes, dans cette
la politique, une formule exactement inverse de celle du pouvoir machine, personne n'occupe la même place; certaines des places
monarchique. De fait, dans les techniques de pouvoir développées à sont prépondérantes et permettent de produire des effets de supré-
l'époque moderne, le regard a eu une grande importance, mais, matie. De sorte qu'elles peuvent assurer une domination de classe
comme je l'ai dit, il est loin d 'être la seule ni même la principale dans la mesure même où elles dissocient le pouvoir de la puissance
instrumentation mise en œuvre. individuelle.
M. Perrot : Il semble, à ce propos, que Bentham se pose le pro- M. Perrot : Le fonctionnement du panoptique est, de ce point de
blème du pouvoir pour des petits groupes. Pourquoi? Est-ce en se vue, quelque peu contradictoire. On a l'inspecteur principal qui,
disant: la parrie, c'est déjà le tout; si on réussit au niveau du depuis la tour centrale, surveille les prisonniers. Mais il surveille aussi
groupe, on pourra l'étendre à l'ensemble social? Ou bien est-ce que beaucoup ses subalternes, c'est-à-dire le personnel d'encadrement; il
l'ensemble social, le pouvoir au niveau de l'ensemble social sont des n'a aucune confiance, cet inspecteur principal, dans les surveillants. Il
données qui ne se conçoivent pas alors vraiment? Pourquoi? a même des mots relativement méprisants pour eux, qui, pourtant,
M. Foucault: C'est tout le problème d'éviter ces butées, ces inter- sont censés lui être proches. Pensée, ici, aristocratique!
ruptions; comme, d'ailleurs, les obstacles que, dans l'Ancien Mais, en même temps, je ferai cette remarque au sujet du person-
Régime, offraient aux décisions du pouvoir les corps constitués, les nel d'encadrement: c'est qu'il a été un problème pour la société
privilèges de certaines catégories, du clergé aux corporations en ~as industrielle. Trouver les contremaîtres, les ingénieurs capables
sant par le corps des magistrats. La bourgeoisie comprend parfrute- d'enrégimenter et de surveiller les usines n'a pas été commode pour
ment qu'une nouvelle législation ou une nouvelle Constitution ne le patronat.
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M. Foucault: C'est un problème considérable qui se pose au confiance à personne si le pouvoir est aménagé comme une machine
xvm• siècle. On le voit clairement avec l'armée, quand il a fallu fonaionnant selon des rouages complexes, où c'est la place de cha-
constituer des < bas officiers > ayant suffisamment de connaissances cun qui est déterminante, non sa nature. Si la machine était telle
authentiques pour encadrer efficacement les troupes au moment des que quelqu'un soit hors d'elle ou ait à lui seul la responsabilité de
manœuvres taaiques, souvent difficiles, d'autant plus difficiles que sa gestion, le pouvoir s'identifierait à un homme et on en revien-
le fusil venait d'être perfeaionné. Les mouvements, les déplace- drait à un pouvoir de type monarchique. Dans le panoptique, cha-
ments, les lignes, les marches exigeaient ce personnel disciplinaire. cun, selon sa place, est surveillé par tous les autres ou par certains
Puis les ateliers ont posé à leur manière le même problème; l'école autres; on a affaire à un appareil de méfiance totale et circulante,
aussi avec ses maîtres, ses instituteurs, ses surveillants. L'Église était parce qu'il n'y a pas de point absolu. La perfeaion de la surveil-
alors l'un des rares corps sociaux où les petits cadres compétents lance, c'est une somme de malveillance.
existaient. Le religieux ni très alphabétisé ni tout à fait ignorant, le ].-P. Ba"ou: Une machinerie diabolique, as-tu dit, qui
curé, le vicaire sont entrés en lice quand il a fallu scolariser des cen- n'épargne personne. C'est l'image, peut-être, du pouvoir aujour-
taines de milliers d'enfants. L'État ne s'est donné des petits cadres d'hui. Mais, selon toi, comment a-t-on pu en arriver là? Par quelle
similaires que bien plus tard. Comme pour les hôpitaux. Il n'y a pas volonté? Et de qui?
si longtemps que le personnel d'encadrement hospitalier était encore M. Foucault : On appauvrit la question du pouvoir quand on la
constitué dans une majorité importante par des religieuses. pose uniquement en ter~es de législation, m; de Constitution, ou
M. Pe"ot : Ces mêmes religieuses ont joué un rôle considérable dans les seuls termes d'Etat ou d'appareil d'Etat. Le pouvoir, c'est
dans la mise au travail des femmes : ce sont les fameux internats du autrement plus compliqué, autrement plus épais et diffus qu'un
XIX" siècle où logeait et travaillait un personnel féminin sous le ensemble de lois ou un appareil d'État. Tu ne peux pas te donner le
contrôle de religieuses spécialement formées en vue d'exercer la dis- développement des forces produaives propres au capitalisme, ni
cipline usinière. imaginer leur développement technologique, si tu n'as pas, en
Le panoptique est loin d'être exempt de telles préoccupations même temps, les appareils de pouvoir. Dans le cas, par exemple, de
quand on constate qu'il y a donc cette surveillance de l'inspeaeur la division du travail dans les grands ateliers du xvm• siècle, com-
principal sur le personnel d'encadrement et, par les fenêtres de la ment serait-on parvenu à cette répartition des tâches s'il n'y avait
tour, la surveillance sur tous, succession ininterrompue de regards pas eu une nouvelle distribution de pouvoir au niveau même de
qui fait penser au < chaque camarade devient un surveillant >, au l'aménagement des forces produaives? De même pour l'année
point que, en effet, on a le sentiment un peu vertigineux d'être en moderne : il n'a pas suffi d'avoir un autre type d'armement et une
présence d'une invention dont le créateur n'aurait pas la maîtrise. Et autre forme de recrutement; il a fallu en même temps se donner
c'est Bentham qui, au départ, veut faire confiance à un pouvoir cette nouvelle distribution de pouvoir qui s'appelle la discipline,
unique : le pouvoir central. Mais, à le lire, on se demande : qui avec ses hiérarchies, ses encadrements, ses inspeaions, ses exercices,
Bentham met-il dans la tour? Est-ce l'œil de Dieu? Mais Dieu est ses conditionnements et dressages. Sans quoi l'armée telle qu'elle a
peu présent dans son texte; la religion ne joue qu'un rôle d'utilité. fonaionné depuis le xvm• siècle n'aurait pas existé.
Alors qui? A la fin des fins, force est de se dire que Bentham lui-
même ne voit plus très bien à qui confier le pouvoir. ].-P. Ba"ou :Cependant, quelqu'un ou quelques-uns impulsent-
ils ou non le tout?
M. Foucault : Il ne peut faire confiance à personne dans la mesure
où personne ne peut ni ne doit être ce que le roi était dans l'ancien M. Foucault : Il faut faire une distinaion. Il est bien évident que
système, c'est-à-dire source de pouvoir et de justice. La théorie de la dans un dispositif comme une armée ou un atelier, ou tel autre type
monarchie l'impliquait. Au roi, il fallait faire confiance. Par son d'institution, le réseau du pouvoir suit une forme pyramidale. Il y a
existence propre, voulue par Dieu, il était source de justice, de loi, donc un sommet; cependant, même dans un cas aussi simple, ce
de pouvoir. Le pouvoir en sa personne ne pouvait être que bon; un <sommet> n'est pas la <source> ou le <principe> d'où tout le
mauvais roi équivalait à un accident de l'histoire ou à un châtiment pouvoir dériverait comme d'un foyer lumineux (c'est là l'image
du souverain absolument bon, Dieu. Tandis qu'on peut ne faire sous laquelle se représente la monarchie). Le sommet et les éléments
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siblement égale à zéro pour les catégories dont je m'occupe, alors ingénieur qui veut lutter contre la flânerie, contre tout ce qui ralen-
que les fonctions symbolique et disciplinaire sont très importantes. tit la production. Mais, finalement, on peut se poser la question : le
Mais, le plus souvent, les trois composantes cohabitent. taylorisme a-t-il jamais vraiment fonctionné?
M. Perrot : Bentham, en tout cas, me paraît très sûr de lui, très M. Foucault: En effet, c'est un autre élément qui renvoie égale-
confiant dans la puissance pénétrante du regard. On a même le sen- ment Bentham dans l'irréel : la résistance effective des gens. Des
timent qu'il mesure très malle degré d 'opacité et de résistance du choses que vous, Michelle Perrot, vous avez étudiées. Comment les
matériau à corriger, à réintégrer dans la société -les fameux prison- gens dans les ateliers, dans les cités ont-ils résisté au système de sur-
niers. Aussi, en même temps, n'est-ce pas un peu l'illusion du pou- veillance et d'enregistrement continus? Avaient-ils conscience du
voir que le panoptique de Bentham? caractère astreignant, assujettissant, insupportable de cette surveil-
lance? Ou l'acceptaient-ils comme allant de soi? En somme, y a-t-il
M. Foucault: C'est l'illusion de presque tous les réformateurs du eu des révoltes contre le regard?
xvm• siècle qui ont prêté à l'opinion une puissance considérable.
L'opinion ne pouvant être que bonne puisqu'elle était la conscience M. Perrot : Il y a eu des révoltes contre le regard. La répugnance
immédiate du corps social tout entier, ils ont cru que les gens mise par les travailleurs à habiter les cités ouvrières est un fait
allaient devenir vertueux du fait qu'ils seraient regardés. L'opinion patent. Les cités ouvrières, pendant très longtemps, ont été des
était pour eux comme la réactualisation spontanée du contrat. Ils échecs. De même pour la répartition du temps, si présente dans le
méconnaissaient les conditions réelles de l'opinion, les médias, une panoptique. L'usine et ses horaires ont longtemps suscité une résis-
matérialité qui est prise dans les mécanismes de l'économie et du tance passive qui s'est traduite par le fait que, tout simplement, on
pouvoir sous les formes de la presse, de l'édition, puis du cinéma et ne venait pas. C'est l'histoire prodigieuse de la Saint-Lundi au
XIX" siècle, ce jour que les ouvriers avaient inventé pour se donner de
de la télévision.
l'air chaque semaine. Il y a eu de multiples formes de résistance au
M. Perrot : Quand vous dites : ils ont méconnu les médias, vous système industriel, si bien que, dans un premier temps, le patronat
voulez dire : ils ont méconnu qu'il leur faudrait passer par les a dû reculer. Autre exemple : les systèmes de micro-pouvoirs ne se
médias. sont pas instaurés immédiatement. Ce type de surveillance et
M. Foucault : Et que ces médias seraient nécessairement d'encadrement s'est d'abord développé dans les secteurs mécanisés
commandés par des intérêts économico-politiques. Ils n'ont pas comptant majoritairement des femmes ou des enfants, donc auprès
perçu les composantes matérielles et économiques de l'opinion. Ils de gens habitués à obéir : la femme à son mari, l'enfant à sa famille.
ont cru que l'opinion serait juste par nature, qu'elle allait se Mais, dans les secteurs disons virils comme la métallurgie, on
répandre de soi, et qu'elle serait une sorte de surveillance démocra- découvre une situation tout à fait différente. Le patronat ne parvient
tique. Au fond, c'est le journalisme - innovation capitale du pas à installer tout de suite son système de surveillance, aussi
XIx• siècle - qui a manifesté le caractère utopique de toute cette doit-il, pendant la première moitié du XIX• siècle, déléguer ses pou-
politique du regard. voirs. Il passe contrat avec l'équipe des ouvriers en la personne de
M. Perrot : D'une façon générale, les penseurs méconnaissent les leur chef, qui est souvent l'ouvrier le plus ancien ou le plus qualifié.
difficultés qu'ils rencontreront pour faire< prendre> leur système; On voit s'exercer un véritable contre-pouvoir des ouvriers profes-
ils ignorent qu'il y aura toujours des échappatoires aux mailles du sionnels, contre-pouvoir qui comporte quelquefois deux facettes:
filet et que les résistances joueront leur rôle. Dans le domaine des l'une contre le patronat, en défense de la communauté ouvrière,
prisons, les détenus n'ont pas été des gens passifs; c'est Bentham l'autre, parfois, contre les ouvriers eux-mêmes, car le petit chef
qui nous laisse supposer le contraire. Le discours pénitentiaire lui- opprime ses apprentis ou ses camarades. En fait, ces formes de
même se déploie comme s'il n'y avait personne en face de lui, sinon contre-pouvoir ouvrier ont existé jusqu'au jour où le patronat a su
une table rase, sinon des gens à réformer et à rejeter ensuite dans le mécaniser les fonctions qui lui échappaient ; il a pu abolir ainsi le
circuit de la production. En réalité, il y a un matériau - les déte- pouvoir de l'ouvrier professionnel. Il y a d'innombrables exemples:
nus - qui résiste formidablement. On pourrait le dire tout autant aux laminoirs, le chef d'atelier a eu les moyens de résister au patron
du taylorisme. Ce système est une extraordinaire invention d'un jusqu'au jour où des machines quasi automatisées ont été mises en
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place. Au coup d'œil de l'ouvrier lamineur, qui jugeait- au regard M. Foucault: Il décrit dans l'utopie d'un système général des
là aussi - si la matière était à point, est venu se substituer le mécanismes particuliers qui existent réellement.
contrôle thermique; la lecture d'un thermomètre a suffi. M. Pe"ot: Et, pour les prisonniers, s'emparer de la tour centrale
n'a pas de sens?
M. Foucault: Il faut, cela étant, analyser l'ensemble des résis-
tances au panoptique en termes de tactique et de stratégie, en se M. Foucault : Si. A condition que ce ne soit pas le sens final de
disant que chaque offensive d'un côté sert de point d'appui à une l'opération. Les prisonniers faisant fonctionner le dispositif panop-
contre-offensive de l'autre côté. L'analyse des mécanismes de pou- tique et siégeant dans la tour, croyez-vous donc que ça serait beau-
voir ne tend pas à montrer que le pouvoir est à la fois anonyme et coup mieux qu'avec les surveillants?
toujours gagnant. Il s'agit au contraire de repérer les positions et les
modes d'action de chacun, les possibilités de résistance et de contre-
attaque des uns et des autres.
].-P. Ba"ou: Batailles, actions et réactions, offensives et contre-
offensives : tu parles comme un stratège. Les résistances au pouvoir 196 La naissance
auraient-elles des caractéristiques essentiellement physiques? Que
deviennent le contenu des luttes et les aspirations qui s'y mani- de la médecine sociale (Conférence)
festent? c El nacimienro de la medicina social ~ ( < La naissance de la médecine sociale ~ · rrad.
D. Reynié),_Revista ~~ntroameri~ana de Ciencias de la Salud, n" 6, janvier-avril 1977, pp. 89-
M. Foucault : C est là en effet une question de théorie et de 108. (J?ewnème conference prononcée dans le cadre du cours de médecine sociale à l'univer-
méthode qui est importante. Une chose me frappe : on utilise beau- sité d'Etat de Rio de Janeiro, octobre 1974.)
coup dans certains discours politiques, le vocabulaire des rapports
de forces; le mot < lutte > est l'un de ceux qui reviennent le plus Dans ma première conférence, j'ai essayé de démontrer que le pro-
souvent. Or il me semble qu'on hésite parfois à en tirer les consé- blème fondamental ne résidait pas dans l'opposition de l'anti-
quences, ou même à poser le problème qui est sous-entendu par ce médecine à la médecine, mais dans le développement du système
vocabulaire : à savoir faut-il oui ou non analyser ces < luttes > médical et du modèle suivi pour le < décollage > médical et sani-
comme les péripéties d'une guerre, faut-il les déchiffrer selon une taire de l'Occident à partir du xvm• siècle. ]'ai insisté sur trois
grille qui serait celle de la stratégie et de la tactique? Le rapport de points à mon avis importants.
forces dans l'ordre de la politique est-il une relation de guerre? Per- 1) La bio-histoire, c'est-à-dire l'effet, au niveau biologique, de
sonnellement, je ne me sens pas prêt pour l'instant à répondre d'une l'intervention médicale; la trace que peut laisser dans l'histoire de
façon définitive par oui ou non. Il me semble seulement que la pure l'espèce humaine la forte intervention médicale qui débute au
et simple affirmation d'une <lutte> ne peut servir d'explication xvm• siècle. En effet, l'histoire de l'espèce humaine ne reste pas
première et dernière pour l'analyse des rapports de pouvoir. Ce indifférente à la médicalisation. Il y a là un premier champ d'études
thème de la lutte ne devient opératoire que si on établit concrète- qui n'a pas encore été vraiment exploité, mais qui est cependant
ment, et à propos de chaque cas, qui est en lutte, à propos de quoi, bien circonscrit.
comment se déroule la lutte, en quel lieu, avec quels instruments et On sait que différentes maladies infectieuses disparurent de
selon quelle rationalité. En d'autres termes, si on veut prendre au l'Occident avant même l'introduction de la grande chimiothérapie
sérieux l'affirmation que la lutte est au cœur des rapports de pou- du xx• siècle. La peste, ou l'ensemble des maladies auquel les chro-
voir, il faut se rendre compte que la brave et vieille < logique > de niqueurs, les historiens et les médecins donneront ce nom, s'effaça
la contradiction ne suffit pas, loin de là, à en débrouiller les proces- au cours des xvm• et xtx• siècles sans que l'on connaisse vraiment ni
sus réels. les raisons ni les mécanismes de ce phénomène qui mérite d'être
M. Pe"ot : Autrement dit, et pour en revenir au panoptique, étudié.
Bentham ne projette pas seulement une société utopique, il décrit Aut.re cas fameux, celui de la tuberculose. Pour 700 malades qui
aussi une société existante. mourru.ent de la tuberculose en 1812, seulement 350 subissaient le
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