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TECHNIQUES

Zoe

DE·LA
Beloff

DISTRACTION
Préface
ZOE BELOFF
OU« LA VIE
RÊVÉE
DE LA
TECHNOLOGIE»
Paul Sztulman
7
UNE
INTRODUCTION
ÀLA
SOCIÉTÉ
PSYCHANALYTIQUE
AMATEUR
DE
CONEY
ISLAND
ZoeBeloff
47
LES
ÉMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
ZoeBeloff
71
Postface
DISTRACTION
ET
ÉMANCIPATION
Dork Zabunyan
109
Bibliographie
125
Biographies des auteurs
131
' Préface
ZOE BELOFF··
OU« LA VIE
RÊVÉE
DE LA
ECHNOLOGIE
' Paul Sztulman
Préface
ZOE BELOFF
OU «LA VIE
RIVlltE
DE LA
TECHNOLOGIE 1 »
Paul Sztulman

Depuis la révolution industrielle, le discours politique et moral


tenu sur la technique est particulièrement schizophrène. Progrès et
catastrophe, liberté et déterminisme, épanouissement et conditionne­
ment, aliénation et émancipation, ou encore utopie et dystopie consti­
tuent les pôles aimantés entre lesquels la pensée moderne navigue
lorsqu'elle considère les relations causales entre les transformations
techniques et les conduites des masses. Dans cette opposition entre
les technophiles et les briseurs de machines, les analyses et prédic­
tions, idéalistes ou affolées, le sont à proportion de la pénétration
toujours plus performante des techniques et des médias dans notre
quotidien. Faut-il protester contre la domination et l'exploitation des
masses via la technique ou célébrer les nouveaux moyens de socialisa­
tion et de création offerts à leur inventivité? Les deux textes publiés
Ici semblent tour à tour épouser ces deux perspectives opposées et ce
mouvement dialectique est nécessaire à leur véritable projet, qui est
de mener une investigation sur ce que Zoe Beloff nomme « la vie rêvée
de la technologie »2.

1 C'est dans le cadre du projet Politiques de la distrattion, soutenu par le Labex


Arts-H2H et dirigé par Dork Zabunyan et moi-même, que nous publions ces deux textes
de Zoe Beloff. En janvier 2018, elle a prononcé à l'ENSAD une conférence intitulée
"Travail et distraction». Pour plus d'informations:
l11lp://www.labex-arts-h2h.fr/zoe-beloff-travail-et-distraction.html.

2 Zoe Beloff, « La vie rêvée de la technologie», Trafic n• 30, été 1999.

9
La recherche de Zoe Beloff est avant tout artistique. Repérée
comme une pionnière dans ce que l'on appelle «l'archéologie des
médias», cette artiste écossaise, née à Édimbourg, s'est installée à
New York aux débuts des années 1980. Après des études de cinéma à
la Columbia University, elle a réalisé un corpus important d'œuvres
qui s'enchaînent comme autant de projets précisément délimités.
Comme elle le dit à l'ouverture de «Une introduction à la Société
psychanalytique amateur de Coney Island»: «Mon travail en tant
qu'artiste consiste à explorer des moyens de révéler graphiquement
les processus inconscients de l'esprit et de découvrir comment ils
recoupent les technologies de l'image en mouvement.» Dans cette
perspective, sa recherche aborde les jeux d'influences réciproques
entre les technologies d'enregistrement et de télécommunication,
les savoirs écrits, l'art d'avant-garde et les cultures populaires3.
Comme en témoignent les deux textes qui suivent, sa réflexion,
fortement nourrie par la philosophie et les sciences humaines et
sociales, continue de puiser dans les grands débats de la moder­
nité européenne. Zoe Beloff associe, à travers la figure de Walter
Benjamin, les thèses de la théorie critique de l'école de Francfort, la
distanciation brechtienne, les avant-gardes radicales et les décou­
vertes de la psychanalyse. Elle a consacré plusieurs projets à la
naissance de cette dernière, dont un sur Pierre Janet et ses patients
à la Salpêtrière The Somnambulists. La figure de l'hystérique revient
de manière récurrente dans son œuvre, comme matrice de la capta­
tion du corps (féminin) par la technique et la science modernes. A ce
corps improductif de la folie, elle associera, dans Le Rêve infernal
de Mutt & Jeff (2011), le corps productif de la travailleuse soumis
aux appareils de contrôle de l'organisation scientifique du travail.
Les deux ont une origine commune dans les travaux du physiolo­
giste Étienne-Jules Marey. Car s'il fut le premier à abstraire le mou­
vement des corps particuliers pour en faire une entité indépendante
facilement quantifiable et rentable comme force de travail, ses
techniques photographiques ont été continuellement doublées par

3 Son site permet de voir de nombreuses photographies de se� plOce,, pratiquement la


totalité des films qu'elle a réalisés et ceux qu'elle O Incorporés dnns sP, lnstellnllons, ainsi
que plusieurs documents et textes, d'elle ou sur elle: t111p //www 1c11>l•••ltdt 1 11111.

10
rnprésentations déposées dans la culture d'une société. Les rêves
cl'une époque participent d'un inconscient collectif et c'est dans les
vlllos modernes que celui-ci se donne à lire. Dans une note de son Livre
1/11.� passages, au chapitre sur les «Ville de rêve, maison de rêve, rêves
cl'uvenir», Walter Benjamin a une vision intuitive qui ouvre la voie aux
rm:herches de Klein et de Beloff: «Tentative pour radicaliser la thèse
cln Giedion. Celui-ci dit que •1a construction joue au XIX• siècle le rôle
cln l'inconscient". Ne serait-il pas plus exact de dire qu'elle joue le rôle
clu processus corporel autour duquel les architectures •artistiques"
viennent se poser comme des rêves autour de l'armature du proces­
KUS physiologique9?» Dans cette radicalisation qui est d'une certaine
manière son inversion, Benjamin conçoit les formes en façades des
constructions industrielles comme oniriques en cela qu'elles expri­
ment l'inconscient de leurs principes constitutifs à la manière dont
le font les rêves pour les processus physiologiques de l'organisme.
Même si c'est de manière cryptée, hiéroglyphique, par un jeu figura­
tif de déplacement et de condensation, c'est de l'armature, envisagée
comme processus corporel, que cesformes émanent.

Dans cette perspective, les parcs d'attractions de Coney Island


témoignent bien d'un inconscient à ciel ouvert, comme l'analysera si
justement l'architecte Rem Koolhaas, dans son classique Delirious New
YorklO, auquel tant Norman Klein que Zoe Belofffont référence. Rem
Koolhaas a en effet développé l'hypothèse que le délire architectural
de New York provient du fait que son modèle est pris sur le parc d'at­
tractions de Coney Island qui le jouxte et le précède sur le plan des
innovations technologiques. Pour Koolhaas, Coney Island est une ville
irrationnelle mais tellement performante pour gérer le flux des masses
qu'elle ne pouvait croître que sur la base d'un inconscient collectif s'au­
to-organisant. Sa «technologie du fantasme» en fit également le labora­
toire occulté et le modèle informulé de Manhattan, son utopie latente:

9 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX' siècle [Le livre des passages}, trad. Jean Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 408.

10 Rem Koolhaas, New York Délire: Un manifeste rétroactif pour Manhattan, trad.
Catherine Collet, Marseille, Parenthèses Éditions (26 aoOt 2002).

17
«Luna Park est la première manifestation d'une malédiction qui han­
tera la profession architecturale jusqu'à son dernier jour, et dont la
formule s'énonce comme suit: technologie+ carton-pâte= réalité»l l.
Koolhaas essaie de retrouver la vision initiale qu'eurent les visiteurs
de ces nouveaux lieux qu'étaient les parcs d'attractions: «L'impact
est renversant: des campagnards qui n'ont jamais mis les pieds à la
ville visitent ces parcs. La première architecture verticale qu'il leur
soit donné de contempler est un bloc en flammes, leur première expé­
rience de sculpture est un alphabet en train de s'écrouler12». De nom­
breuses attractions exploitent les thèmes du désastre et font vivre des
expériences traumatiques simulées: incendie, effondrement, chute,
monstre, enfer, etc. Et tout se passe comme si «pour chaque cauchemar
exorcisé sur Dreamland, il y a une catastrophe évitée à Manhattanl3».
Néanmoins, le parc originel de Dreamland finira intégralement dévasté
par un incendie en 1911 suite à un court-circuit dans le pavillon de la
«Fin du monde».

Le parc d'attractions rêvé par Albert Grass, en substituant à ce tra­


vail de formation par un inconscient collectif la figuration consciente
et personnelle d'emblèmes à même de faire comprendre les instances
de l'économie psychique dégagées par Freud et ses disciples, aurait
probablement gagné en didactisme ce qu'il aurait perdu en stimula­
tions pour les visiteurs qui le pratiqueraient à la recherche d'émotions
fortes et d'expériences sensorielles plutôt que de schémas explicatifs.
Mais sa drôlerie évocatrice témoigne de la subtilité de la pensée figu­
rative propre au genre de l'illustration quand elle est pratiquée par
des esprits imaginatifs. Que ce parc à thèmes soit resté à l'état de
maquette, et donc de projection à la taille de jouets d'enfants, par­
ticipe également de son irrésistible allure de songe éveillé. Car, évi­
demment, ce parc d'attractions ne se réalisa jamais et, dans la fable
de Zoe Beloff, Albert Grass, dépité par ses échecs, décida d'utiliser
l'autre média de masse qui était à portée de ses talents artistiques

11 Ibid.

}2 Ibid.

13 Ibid.

18
pour initier le public aux analyses de Freud sur l'élucidation des
rêves. Il se mit donc en tête de publier un comic book pour
manifester graphiquement l'inconscient.

DREAMLAND, LE COMIC BOOK


Cet ouvrage est supposé avoir occupé Grass de 1936 à 1939. Il le
laissera inachevé à l'orée de la Seconde Guerre mondiale sous le titre
The /1clventures of a Dreamer 14. Ce choix de la bande dessinée ne
1l11vrnit pas surprendre, tant elle a préfiguré le cinéma et partage avec
1u1 l11 notion de montage, non plus seulement temporel, mais égale-
1111111t spatial. De plus, la bande dessinée est, à l'instar du cinéma, un
1111,dium de rêve. En effet, la planche de bande dessinée se présente
s1111H la forme d'un patchwork d'images séparées par des intervalles.
1 : .. ue structure visuelle pourrait sembler tout à fait aberrante pour
clioployer un récit si elle ne faisait pas écho à une expérience familière
qui autorise d'en faire une convention qui fonctionne. La
fragmenta­tion en cases qui structure la planche de bande dessinée
trouve son modèle dans une activité commune et quotidienne, le
rêve, avec ses Huuts narratifs, ses transformations subites et ses
bonds spatio-tem­porels. Albert Grass a le sentiment que si l'on
cherche un medium pour recréer le rêve, le cinéma est, avec la bande
dessinée, le moyen le plus proche de son effet. Freud ne s'intéressait
pas au cinéma mais au lan­gage. Il s'est cependant penché au moins à
une reprise sur une planche de bande dessinée comme moyen
d'illustrer la théorie du rêve, grâce à Sandor Ferenczi qui la lui avait
fait parvenir. Elle est reproduite dans la deuxième édition de
L'interprétation du rêve.

Si le rêve pouvait sembler un si bon modèle pour la bande dessinée,


c'est que ses incohérences et son caractère imprévisible permettaient
d'aborder de front la bizarrerie de cette forme qu'il avait fallu
rapide­ment codifier afin de la rendre intelligible. C'est ce que comprit
immé­diatement ce pionnier de la bande dessinée qu'était Winsor
McCay, dont toute l'œuvre porte la trace de ses passages à Coney
Island, et

14 Cet ouvrage a fait l'objet d'une publication à part: Zoe Beloff, Albert Grass:
The Adventures of a Dreamer, New York, Christine Burgin, 2009.
19
dont l'influence est patente dans les dessins bien plus rudimentaires
d'Albert Grass. Plus encore que dans Little Nemo in Slumberland, c'est
dans son immense série d'environ huit cents planches, Dream of the
Rarebit Fiend, que McCay a anticipé le projet des cinéastes de cette
société de psychanalyse amateur. Publiées dans l' Evening Telegram de
1904 à 1911 sous le pseudonyme de Silas, elles décrivent le versant
névrotique de la vie moderne à travers les cauchemars des habitants
des grandes villes 15. Ancré dans la réalité du New York des années
1900, cet ensemble s'apparente à une étude socio-psychologique
délirante, cinq ans après la publication du Traumdeutung de Freud,
sur les psychopathologies de la vie quotidienne et l'inconscient des
citoyens malmenés par les chocs perceptifs, les affairements inces­
sants et les conventions sociales de la grande ville capitaliste, indus­
trielle et mécanisée 16. En décidant de représenter des rêves, McCay
se permet de jouer avec les conventions de cette forme narrative toute
neuve qu'est la planche dessinée à l'intérieur du journal, et de les por­
ter à leurs limites. Il dramatise particulièrement la coupure et le col­
lage, autorisés par l'intervalle entre les cases, lequel peut aussi bien
séparer d'une fraction de seconde deux phases d'un même mouvement
que produire des ellipses immenses entre les espaces-temps de deux
cases contiguës. Il voit immédiatement que la planche de bande des­
sinée est subdivisée en parties rectangulaires closes sur elles-mêmes
mais poreuses à celles qui l'entourent. Elle propose ainsi, comme les
rêves, une double perception. Ce que l'on voit lorsque l'on regarde une
planche de bande dessinée est, à l'instar de notre mémoire de certains
rêves, en même temps une succession et une simultanéitél 7.

15 Leur succès fut tel qu'elles furent adaptées au cinéma par Edwin S. Porter pour
Edison en 1906.

1 6 La plupart des rêves sont issus de l'imagination de McCay, mais aussi des récits des
lecteurs invités sur la page de chaque strip à envoyer leurs rêves au journal à l'intention
de « Silas, le rêveur».
17 C'est finalement dans les années 1950 que la bande dessinée de masse s'est
emparée de la vulgarisation de la psychanalyse. Dans l'installation de Zoe Beloff, des
vitrines présentent des éditions de deux comic books des années 1950 popularisant, de
manière très dévoyée, l'interprétation freudienne des rêves. Celle du grand Jack Kirby,
The Strange World of Your Dreams [1952) et une série étonnante et désuète de EC Comics,
People Seorching for Peace of Mind through Psychoanolysis [1955). Les deux ont été
depuis rééditées.

20
1.11h1111de dessinée attribuée à Albert Grass pousse cette strnc
'"' ,, 11""s dernières extrémités, puisqu'elle abandonne le traditio111wl
gaufrier qui isole les cases par des intervalles en gouttières. 'l'ont"'· .. ,
111 .. 11 que l'on peut rentrer dans chaque planche par n'importu q1wl
p11l11I uvunt de la parcourir de l'œil en tous sens. Comme les dussins
•1'11 11•1; composent, aux épais contours noirs, mordent les uns sur
'"" 11111.rns et que le traitement en aquarelle diffuse les couleur s IC!s
"'"'" dans les autres, chaque double page ressemble en même Lumps
,1 1111 précipité d'images qui rentrent en collision et à un épanchmrwnl.
o1·111111,:us émanant de taches de couleurs, comme ces phylactènrn 1,11
nuage par lesquels la bande dessinée désigne conventionnellunwnt
11111• huile de pensée. Agrégatif et vaporeux pourraient être les quulifï ,
at il's de ces planches, en quoi elles ressortissent bien du rêve tel qu'il
se présente dans l'élaboration secondaire du souvenir. Mais co11111111
l'o•xplique Zoe Beloff dans le texte qui accompagne cette édition:« A 111
olilTér ence de la traditionnelle association libre freudienne, Gruss
et.ublit des connections visuellement, à travers les relations entru lns
!'ormes et les couleursl8.» De plus, il semble pris dans une perspm:
1.ive matérialiste et conçoit le rêve moins comme «l'accomplissenumt
d'un désir refoulé que comme le lieu d'une lutte dans lequel il importe,
de révéler la manière dont les constellations historiques et sociulns
façonnent notre vie privéel9 ». Albert Grass semble épouser à prùsm11.
les vues de Walter Benjamin et considérer les rêves selon une perspm:
Live sociale et historique au lieu de relever seulement d'une psycholo
gie individuelle. On trouve ainsi des rêves interprétés selon un point
de vue marxiste comme dans l'épisode onze, «Un rêveur brechtinn ».
Ce livre, dont le style graphique, en même temps naïf, et hallucinr'? ms
sortit d'une tradition visionnaire tout en empruntant sa rhétoriq1111
visuelle à un médium populaire, donne peut-être la clé de cette utopiu
de la classe moyenne que fut la Société psychanalytique amateur du
Coney Island: celle de considérer la psychanalyse au miroir du scu:iu
lisme, dans une visée répondant, selon le souhait du surréalisnw, 1111
double impératif de Rimbaud et de Marx de «changer la viu » Ht du

18 Ibid. Ma Traduction.

19 Ibid. Ma traduction.

21
,·,.l.le recherche tente d'éclairer les puissances coercitives des nou­
v,.lles technologies. L'exposition à laquelle elle a donné lieu explore
1a manière dont le capitalisme convertit nos émotions en valeurs
marchandes. Elle fut conçue pour la Bourse du travail de Valence, un
1111cien marché couvert du XIX• siècle transformé en Maison des tra­
vailleurs en 1903 et devenu depuis 2012 une salle d'exposition. Comme
1'1!xplique Zoe Beloff: «auand je dis que mes projets tentent de révé­
ltff l'esprit d'un lieu particulier, on peut décrire cela comme un projet
psychanalytique pour révéler l'inconscient d'un espace particulier, ce
qui est caché ou enfoui. On peut penser à l'inconscient de manière
psychologique mais aussi de manière historique et donc idéologique.
On peut sommairement définir l'idéologie comme faisant apparaître
sous un jour naturel ce qui est en fait construit par les hommes. Révé­
ler l'idéologie derrière les idées et les concepts c'est également excaver
ou porter à la lumière quelque chose qui est caché22.»

«Les émotions vont au travail» cherche à saisir une mutation en


cours, où l'investissement affectif que l'espèce humaine entretient
avec les technologies numériques est converti en valeurs financières.
Dans ce projet, le statut du texte est différent. Il sert de socle théo­
rique aux images fixes et en mouvement qui constituent l'installa­
tion et celles-ci semblent transposer dans l'espace d'exposition des
logiques propres au genre de l'illustration. Non pas l'illustration dans
sa fonction didactique, qui rend le raisonnement intelligible en le
rendant visible par l'exemple, mais l'illustration comme une extrapo­
lation, joueuse et ensorceleuse, qui l'éclaire d'une autre lumière, qui
établit avec lui une relation de stimulations réciproques. Ainsi l'expo­
sition était essentiellement remplie d'images dessinées, reproduites et
agrandies par des impressions numériques contrecollées sur des pan­
neaux de bois découpés. Certaines suspendues au plafond, d'autres se
tenant droites sur le sol, disposées dans l'espace comme des sculp­
tures, ce que les Anglais nomment«free standing figures». Si certaines
d'entre elles sont assez fidèles à leur modèle, comme l'image d'une

22 « Travail et distraction», conférence inédite dans le cadre du L abex Arts-HZH.


Politiques de la distraction, t1ttp://wv•NJ. l dt1PY.-LH1'Y t1Zt1.rr/pul1t1quc:'>· c!e·ld cfr·,Lrnction.l1trnl.
Ma traduction..

23
attaque d'hystérie, une chronophotographie d'un homme qui court ou
le logo de la grande entreprise transnationale Alphabet Inc., société
mère de Google, d'autres sont des satires. Ainsi. une grande planche
dessinée du nom de L'Alphabet des passions, Partie 3, Nuages de don­
nées, présente plusieurs vues sur des «nuages de données monstrueux
qui, à mesure que de plus en plus de données émotionnelles seront
compilées et stockées, vont traverser le ciel en prenant la forme de
visages humains, aux expressions changeantes et mobiles nées des
données affectives de millions et de millions de gens - image qui asso­
cie l'animisme des peuples indigènes et le monde high-tech de l'intel­
ligence émotionnelle artificielle».

LES ÉMOTIONS VONT AU TRAVAIL, LE TEXTE


Les significations des différentes figures dessinées s'éclairent ainsi
à la lecture du texte. Celui-ci retrace une histoire vieille de deux siècles
qui permet au capitalisme actuel de transformer, grâce aux interfaces
numériques, les émotions des usagers en valeurs marchandes. Au cœur
de cette histoire, il y a les analyses de Michel Foucault: « Pour que
l'affect puisse être instrumentalisé, autrement dit pour qu'il puisse
devenir une marchandise utile, il doit d'abord être transformé en
donnée. L'archéologue du savoir Michel Foucault a créé le terme de
"bio-pouvoir" pour expliquer comment ce type de données peut être
utilisé par les instances de pouvoir pour façonner la société. [. .. ] Il a
démontré que ce facteur avait été indispensable au développement du
capitalisme. Les travailleurs devaient être formés et prêts à obéir aux
ordres. Le travailleur productif devait être non seulement en bonne
santé physiquement mais également stable émotionnellement. Ainsi
les données concernant l'affect ont-elles constitué un élément essentiel
de l'équation.» Et la possibilité de les représenter comme des signes
iconiques doit autant aux expériences de Duchenne de Boulogne pour
établir un «alphabet des passions» à partir de stimulations électriques
du visage qu'aux études sur la capture du mouvement produites par
Étienne-Jules Marey ou qu'à la grammaire des expressions faciales et
corporelles étudiée dans la longue histoire de la psychologie. Là encore,
les hystériques sont une sorte de pierre de touche en tant «que premiers
corps bio-médiatisés, c'est-à-dire des êtres biologiques constituant la

24
sourœ rie l'information». Leurs saisies photographiques sont pour Zoe
111,l11ff, comme elle me le confiait dans un email, les images «aux
ori1:111 .. s du sexting». C'est donc une nouvelle fois à la Salpêtrière,
que Zoe lleloff a longuement explorée dans des œuvres antérieures,
que se ol.-v,!loppent les méthodes d'enregistrement des processus
corporels 111uis aussi les tableaux de graphiques représentant les
dérèglements .. 111olionnels. L'organisation scientifique du travail
puisera dans ses ol111111ées, qui abstraient les corps de toute
singularité, ses méthodes harassantes afin d'augmenter la
productivité des travailleurs. Mais pour que les émotions des
usagers puissent devenir de la force de tra­vail, il a fallu une
mutation qui a transformé les objets techniques au point qu'ils se
présentent actuellement comme des sujets techniques, « des êtres
attentionnés et sensibles» qui « sollicitent activement nos rùactions si
bien que, tout en paraissant nous servir, ils nous forment 1!l ils nous
façonnent dès notre plus tendre enfance. En réalité, c'est nous qui
travaillons pour eux».

L'INTERNET DES OBJETS


Cette mutation a pris plusieurs noms. Pour son stade actuel, on parle
aussi bien d'informatique ubiquitaire que d'intelligence ambiante, et
plus généralement de l'Internet des objets, ou IdO (Internet ofThings/
IoT), c'est-à-dire l'extension d'Internet à l'environnement et à ses
dif­férents éléments. Cela constitue la troisième ère de
l'informatique, qui fait suite aux ordinateurs centraux, puis
personnels, étant donné que les usagers ont à présent à disposition
des tas de petits appareils informatiques, qui prélèvent des données
et communiquent entre eux sur les réseaux selon des algorithmes
demeurant opaques à la majo­rité. L'IdO ce sont ces objets intelligents
qui vont de la lampe qui s'al­lume en notre présence au frigidaire qui
fait les courses à notre place en fonction de nos habitudes. Et la
question que pose Zoe Beloff est simple: «Qu'est-ce qui se joue dans
notre relation avec les objets qui constituent l'Internet des objets?
Tiennent-ils leur promesse de liberté, qu'il s'agisse par exemple de
nous libérer de tâches banales comme conduire ou faire les courses?
Ou bien sont-ils une menace, en ce qu'ils facilitent en inscrivant de plus
en plus profondément dans notre corps et notre esprit le contrôle que
les entreprises exercent sur nous?».
25
Z111• lhdoff mentionne les analyses de Foucault sur le rôle de la confes­..
11111 o:utholique et de sa «volonté de savoir» dans le recensement
des ,.,11111.ions, avant d'ajouter: «Aujourd'hui, beaucoup de jeunes ont
com-1'1••1 o,111ent intériorisé cette injonction de se confesser. Ce désir de
parta-1!''' J.,s aspects les plus intimes du soi et du corps est ce qui
alimente les , ,,,.,,aux sociaux.» Ce sont donc évidement les grandes
entreprises com-11,,.rciales qui ont le plus massivement investi, depuis
les années 1990, lm, services ubiquitaires rendus possibles par les
appareils informa­i iqttes portables, au premier rang desquels le
smartphone, qui s'est ltrninué dans notre vie quotidienne à une
échelle massive et avec une pro'!sence continue inégalées. Ces objets
hybrides ne se contentent pas cl't!Xécuter des tâches, ils engrangent
aussi des informations sur nos 1:oüts et deviennent par là même des
produits financiers.
ÉMOTICÔNES
IBM appelle cette nouvelle relation entre les gens et les choses
« l'ère cognitive», mais ce sont bien les affects qui sont visés. C'est là
que les émoticônes jouent un rôle clé, puisqu'ils ont à charge de sym­
boliser nos émotions. Ils sont un des langages symboliques que nous
partageons avec les machines. Inspirés du travail d'Otto Neurath sur
l'Isotype23, et plus lointainement de la caricature illustrée, les fabri­
cants japonais ont créé avec les émojis une figuration standardisée des
états émotionnels sous la forme de pictogrammes d'expressions faci­
lement identifiables, visuellement et nominativement. Évidemment,
ces idéogrammes restreignent tragiquement à un stock fini d'icônes
disponibles un nuancier des sentiments qui les excèdent infiniment,
puisqu'il va des plus archaïques au plus culturellement déterminés,
en passant par tous ceux pour lesquels la langue n'a pas de mots mais
que nous avons appris à ressentir et interpréter en observant le visage

23 L'lsotype [International System of Typographie Picture Education) est un langage


visuel international créé en 1920 avec la complicité du graphiste allemand Gerd Arntz
qui dessina 4 000 pictogrammes aux lignes épurées. Projet utopique d'un médium
d'éducation et de communication universel, ce langage en image international
[International Picture Language) devait procéder d'une méthode de représentation
symbolique au moyen d'icônes facilement interprétables. Il a marqué toute l'histoire
du graphisme et de la signalétique. Plus que jamais, il continue de jouer un rôle de
premier plan dans l'évolution du langage des icônes informatiques.

27
remarque très justement Zoe Beloff, «ces objets "intelligents" sont des
prédateur, aussi sûrement que le sont les drones Predator qui sur­
volent les régions tribales du Pakistan».

CARTOONS
C'est sans doute la raison pour laquelle un drone fait partie des
obji,l.s dans l'installation. Il est représenté sous une allure de requin.
Comme d'autres éléments - un écran et ses enceintes, une machine à
laver, une ampoule, une charte d'émojis -, il est dessiné dans un style
cartoonesque. Comme si cette veine était la seule à même de pouvoir
li1:urer cette instrumentalisation des émotions par la subjectivation
d1:s objets et des interfaces. Deux dessins animés historiques proje-
1.ùs dans l'espace d'exposition dialoguent avec eux. L'un est Vintik­
Shpintik (La Petite Vis), réalisé en 1927 en Union soviétique par
Vladislav Tvardovski. Son récit se déroule dans une usine où chaque
machine et chaque boulon est personnifié selon les codes anthropo­
morphiques du dessin animé. La morale de l'histoire, que Zoe Beloff
retrace dans son texte, montre l'esprit de camaraderie, fait d'entraide
et de compassion, prendre le dessus sur le productivisme acharné
« au moment même où la collectivisation forcée et l'industrialisation
massive de Staline allaient déchirer le tissu social». L'autre est Ha!
Ha! Ha! des frères Fleischer, réalisé en 1934 et associant les deux
figures phares de ce studio: Betty Boop et Koko le clown. On y assiste
à la fuite d'un gaz hilarant, métaphore, selon Zoe Beloff, de l'énergie
libidinale de Betty Boop, qui contamine tous les objets du monde envi­
ronnant, lesquels se convulsent et s'esclaffent dans une hilarité hysté­
rique marquant la cessation du travail, et même de la mort.

Ces deux dessins animés24, que l'artiste a exhumés en «psy­


cho-archéologue de la culture populaire», donnent la clé du style
visuel de l'exposition et de sa réponse à la dystopie. Convaincue par
la formule de Michelet que Walter Benjamin aime à citer, « chaque
époque rêve la suivante», Zoe Beloff voit dans le dessin animé russe

24 Les deux sont visibles sur son site. en entier pour The Little Screw - Vintik-Shpintik
et un extrait pour Ha! Ha! Ha!

29
lu civilisation28», laquelle se signale dans les rapports de propriété.
l.u figure de Mickey est «puisée dans le rêve collectif» où le corps lui­
môme est révélé comme étant la victime absolue du cycle de la mar­
chandise (les membres sont sécables) en même temps que son point
de résistance (la plasticité des corps les rend métamorphiques)29.

Plusieurs dessins de l'exposition illustrent le texte dans ce style


cartoonesque et amorcent une réponse aux questions que posent
l'ins­tallation et le texte de Zoe Beloff, à savoir: comment instaurer de
nou­velles relations avec les objets de la culture numérique, surtout
quand ils prennent des masques de sujet? Comment entrer en
relation avec eux autrement que comme nos serviteurs zélés et
extracteurs d'infor­mations sur nos besoins? Comment initier de
nouveaux échanges pour rendre sensible et éventuellement jouer avec
le code invisible de l'in­terface? Et sa réponse est de voir en eux des
compagnons avec lesquels nous devons établir des relations qui
puisent dans le genre de la comé­die burlesque. Car nos relations
affectives avec eux sont trop sérieuses, «trop bien réglées», c'est-à-dire
que les usages que nous en avons sont anticipés de manière trop
restrictive, interdisant toute appropriation non prévue. De là qu'ils ne
puissent conduire qu'à une pulsion de pos­session et un fétichisme
dévot, au lieu de stimuler une collectivisation de leurs usages. Pour
cela, il faut rentrer avec les objets dans des rela­tions inattendues,
distraites, rêveuses, ludiques où «les choses, au lieu de se faire passer
pour l'accomplissement de désirs prédéterminés, laissent s'inventer
des collaborations créatives fondées sur le partage et le jeu». Ces
compagnons, suggère Zoe Beloff, pourraient être appelées des
«camarades» selon le terme employé par Alexandre Rodtchenko pour
désigner les meubles constructivistes qu'il conçut pour le club des
travailleurs. Mais des camarades désobéissants qui offrent un terrain
d'expérimentation pour inventer un autre ordre social. C'est cela que
Zoe Beloff recherche dans ce qu'elle nomme «la vie rêvée de la
technologie».

28 Walter Benjamin. «Sur Mickey». in Fragments. trad. Christophe Jouanlanne et


Jean-François Poirier. Paris. PUF. La Librairie du Collège international de philosophie. 2001.

29 Walter Benjamin. « L"œuvre d"art à l"ère de sa reproductibilité technique». dernière


version. in Œuvres Ill, trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000.
31
pur être affecté de cette maladie incurable3 l.» Évidemment, les parcs
d'attractions pouvaient jouer un rôle de premier plan dans ce condi­
tionnement des comportements, avec leurs stimulus fondés sur les
chocs, les cadences et le stress si présents dans le monde des ouvriers.
Dans la perspective de la théorie critique de l'école de Francfort,
les formes du divertissement de masse sont des formes aliénées qui
s'ignorent, surtout quand elles sont intimement mêlées à la
techno­logie la plus avancée du moment. Rem Koolhaas raconte les
réactions horrifiées que suscita chez Maxime Gorki la visite de
Coney Island dont il tirera un article au titre provocateur, L'Ennui,
où il parle des nerls des visiteurs comme étant réduits à une « boule
inextricable de frénésie et de lumières aveuglantes32».

Confrontés aux succès des arts de masse, les intellectuels sont


traditionnellement autant révoltés devant les conditions de vie du
peuple que par les formes de la culture qui lui est destinée. Mais, en
même temps, cette répulsion pour le goût de la masse est contredite
par la volonté politique d'admirer le peuple théoriquement et de faire
appel à lui dans la transformation du monde en épousant sa cause.
Ce dilemme ne pouvant se résoudre par une dénonciation du peuple,
la charge porte contre l'exploitation et la corruption des esprits pro­
duites justement par ces arts du divertissement qui transforment le
peuple en masse et le mettent au travail. Mais cette distinction peuple­
masse est fragile et menace toujours de se brouiller sous l'effet du
peuple lui-même qui en refuse la grille de lecture. Et c'est précisément
des deux côtés de cette ligne de fracture que se disposent les deux
projets et les deux textes de Zoe Beloff rassemblés ici. Dans le second,
« Les émotions vont au travail», les médias de masse sont plutôt obser­
vés comme le moyen de conditionnement des masses utilisé par le(s)
pouvoir(s) pour produire du consentement et créer un système de vases
communicants entre le travail et les loisirs, seul à même d'accomplir
cette fabrique de conformités. Dans le_ premier, « Coney Island ...»,

31 Theodor W. Adorno e t Max Horkhe ime r, La Dialectique de la raison: fragments


philosophiques. trad. de !"allemand par Éliane Kaufholz. Paris, Gallimard. coll. Tel, n° 82, 1974.

32 Cité par Re m Koolhaass. Ibid.. p.68.

33
s'aligne sur les demandes des programmes, la mutation technologique
en cours prendra de vitesse les transformations des formes d'organi­
sation sociale qui pourraient les accueillir dignement.

Que s'est-il passé entre les premiers parcs d'attractions de Coney


Island et l'Internet des objets pour que les technologies du passé soient
si facilement utopiques et celles du présent si facilement dystopiques?
Comme si les rêveries freudo-marxistes d'Albert Grass s'étaient inver­
sées. A présent, ce sont les objets techniques des grandes entreprises
qui se font passer pour l'accomplissement de nos désirs inconscients,
mais ils ne peuvent le faire qu'à les considérer comme prédéterminés.
Il faut dire qu'entre les deux périodes, il y a eu Disneyland et Edward
Louis Bernays, le neveu de Freud. C'est en fait à travers lui, et non de
son double en négatif Albert Grass, que les découvertes et les idées
de la psychanalyse furent essentiellement diffusées aux États-Unis
et soumises à un usage imprévu. Bernays vendit en effet aux publici­
taires et au gouvernement américain des méthodes visant à s'adres­
ser au subconscient, afin de manipuler aussi bien l'opinion publique
des citoyens que les désirs de bonheur des consommateurs. Considéré
comme un des fondateurs de la propagande politique institutionnelle,
il appliqua les mêmes méthodes à des fins publicitaires, notamment
pour Philip Morris, et à des fins de renversement de régimes démocra­
tiquement élus comme celui du Guatemala. Au terme de «propagande»,
il préféra celui de «relations publiques». L'idée était simple: en visant
l'appareil psychique des consommateurs et des citoyens, il était pos­
sible de les manœuvrer. Les leviers freudiens de l'émancipation étaient
retournés contre elle et on connaît le succès de cette entreprise.

Par bien des aspects, notre époque incline à pointer l'aliénation


produite par les technologies plutôt qu'à exalter les possibilités
d'émancipation que recèlent certains de leurs usages. L'opération de
Zoe Beloff consiste cependant à considérer que cette deuxième possi­
bilité peut prendre sa source dans la dimension onirique qui informe
l'organisation sociale et qui demeure trop souvent négligée, comme
a pu l'être le rêve dans l'économie psychique. Il aura en effet fallu
que Freud se mette à l'écoute du travail du rêve pour que Benjamin

43
Photogramme du film The Bear Dream d'Arthur Rosenweig.

Albert Grass là gauche) signaleur durant l'offensive


Meuse-Argonne, 1918.
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Le diner annuel du "Dream Film Award" organisé par la
Société psychanalytique amateur de Coney Island, 1949.

Photogramme du film The Praying Mantis de Charmion de Forde.


UNE
INTRODUCTION
ÀLA
SOCIÉTÉ
PSYCHANA LYTIQUE
AMATEUR
DE
CONEY
ISLAND
Zoe Beloff

« Nous sommes tous des monstres de foire à l'intérieur.»


- Albert Grass

UNE RENCONTRE FORTUITE


Lorsque Aaron Beebe, le directeur du musée de Coney Island, m'a
proposé de monter une exposition pour célébrer le centième anni­
versaire de la visite de Freud à Dreamland, il était impossible que je
refuse. Je suis depuis longtemps fascinée par la psychanalyse et par
Coney Island, et l'occasion était de celles qui ne se présentent pas deux
fois dans une vie. Mais je n'avais aucune idée de comment procéder.
Ce que Freud lui-même a écrit de sa visite, dont Norman M. Klein fait
le récit dans «Freud in Coney Island!», se trouve dans les collections
du musée Freud de Londres. L'idée de présenter simplement des repro­
ductions du journal de Freud accompagnées de photos des attractions
qu'il mentionne, comme Hel] Gate et Creation, me paraissait trop rudi­
mentaire. Je voulais donner à voir les relations profondes qui existent
entre l'imagination populaire et le parc d'attractions, montrer com­
ment nos pulsions inconscientes s'investissent dans ces constructions
extravagantes. Mais comment faire?

1 Norman M. Klein.« Freud in Coney Island». in Zoe Beloff [éd.]. The Coney Island
Amateur Psychoanalytic Society and lts Circle, New York, Christine Burgin, 2009, p.19-43.

53
Mon travail en tant qu'artiste consiste à explorer des moyens de
révéler graphiquement les processus inconscients de l'esprit et de
découvrir comment ils recoupent les technologies de l'image en mou­
vement. Au début des années 1990,j'ai commencé à collectionner des
films amateurs pour mon film A Trip to the Land of Knowledge (1994).
Je voulais trouver un moyen de mettre en lumière ce que Freud a
appelé «la psychopathologie de la vie quotidienne»,de montrer com­
ment ces films de famille naïfs,à l'instar des rêves ou des lapsus,en
disent bien plus qu'ils ne le voudraient sur la part obscure de la dyna­
mique inconsciente des rapports entre parents et enfants. Dans mon
CD-ROM de cinéma interactif Beyond (1997). je me suis intéressée à
la façon dont des écrivains et philosophes comme Henri Bergson ou
les psychothérapeutes Sigmund Freud et Pierre Janet ont théorisé la
mémoire et l'inconscient dans leurs liens avec l'avènement de la repro­
duction mécanique. J'ai rephotographié d'anciens films amateurs et
de vieux films de la Bibliothèque du Congrès pour créer de nombreux
courts-métrages qui ouvraient un espace ambigu. Ces femmes dont
l'image sautait à l'écran étaient-elles véritablement les hystériques
dont il était question dans les études de cas décrites par le commen­
taire en voix off? Cet état indécis entre son et image créait un vide,un
espace où se demander ce que l'image en mouvement peut révéler ...
un espace entre voir,imaginer et projeter.
Je pars toujours d'archives et de documents historiques. Mais ce
que je veux,c'est trouver des moyens de documenter l'intangible, des
images qui «ne sont pas là». J'ai créé des séances stéréoscopiques ins­
pirées de récits de spirites. J'ai essayé de montrer le monde vu à tra­
vers les yeux de patients souffrant de troubles mentaux,de transmettre
l'expérience de l'hallucination et du délire. J'ai exploré les tentatives
faites par les psychanalystes eux-mêmes dans les années 1920 et 1930
pour enregistrer sur pellicule leurs patientes2. Je me considère comme
un médium,une interface entre les vivants et les morts,entre le monde
réel et le monde virtuel des images et des sons. Mon rôle en tant qu'ar­
tiste est simplement,je pense,d'être ce à travers quoi quelque chose

2 Zoe Beloff, « Mental Images: The Dramatization of Psychological Disturbance ». in


Karen Beckman et Jean Ma [éd.), Still Moving: Between Cinema and Photography, Durham,
Duke University Press, 2008, p. 226-252.

54
Robert, qui se faisait appeler« Bobby Beaujolais», en était l'un des der-
niers membres. Lorsque la Société s'est dissoute au début des années 1
!)70, il a été assez prévoyant pour emballer les archives, restées dans
son sous-sol jusqu'à son déménagement en Floride.
La Société psychanalytique amateur de Coney Island n'est pas née
directement de la visite de Freud au parc d'attractions à l'été 1909.
Elle a été inaugurée en 1926 par Albert Grass, le concepteur visionnaire
de parcs d'attractions. D'après ce que j'ai pu reconstituer à partir des
archives publiques et des notes qu'il conservait dans le bureau de la
Société, Grass aurait découvert les écrits de Freud pendant la Première
Guerre mondiale alors qu'il servait en France dans le Signal Corps.
Je dois l'avouer, pour moi, Grass est véritablement une âme sœur,
un artiste, un technologue et un rêveur. J'adore feuilleter les vieux
manuels; de fait, je possédais déjà des volumes de la New Electric
Library d'Aude! et j'ai été ravie de trouver des pages des exemplaires
de Grass tout usées et remplies d'annotations où se déployaient des
trésors d'imagination, et où je pus voir ses premières ébauches d'une
carte de l'esprit en trois dimensions. J'avais moi-même créé une ins­
tallation en partie inspirée par cette collection de livres, The Influen­
cing Machine of Miss Natalija. Elle comprenait un diagramme sté­
réoscopique ou phantogramme d'une machine imaginaire décrite par
la patiente schizophrène d'un des premiers disciples de Freud, Victor
Tausk, machine dont elle croyait qu'elle influençait son esprit et son
corps. Mais je n'avais jamais imaginé quelque chose d'aussi ambitieux
que les plans visionnaires de Grass pour un immense parc d'attrac­
tions qui donnerait corps aux mécanismes de l'inconscient tels que
Freud les décrit dans le chapitre sept de L 'Interprétation du rêve.

L'ŒIL DE LA CONSCIENCE
La légende veut que, avant la Grande Guerre, Albert Grass ait
démarré sa carrière dans le célèbre Insanitarium with Blowhole
Theatre au service de George Tilyou, le propriétaire du Steeplechase
Park et du grand Pavilion of Fun de Coney Island4. Après l'armistice

4 Dans son essai « Freud in Coney Island», op. cit., Norman Klein décrit la réaction de
Freud à sa descente dans le ça, où les hommes et les femmes étaient séparés par des
clowns déchaînés et. pour la plus grande joie du public, les jupes des femmes soulevées
par des jets d'air chaud.

57
de l'inspiration et de l'imagination [ ... ) et d'appliquer cette recherche
i1 la réforme de la réalité&». Les surréalistes étaient bien entendu fas­
cinés par les théories de Freud. L'œil était le symbole du surréalisme,
mais on peut se demander si l'idée de construire un palais du rire de
l'ête foraine pour célébrer l'inconscient n'aurait pas germé dans la
tête de Grass. Les New-Yorkais cosmopolites issus de Harvard
qu'étaient Levy et Woodner connaissaient-ils les plans d'Albert Grass
et les acti­vités de la Société psychanalytique amateur de Coney
Island? C'est là l'une des nombreuses questions intrigantes que
soulève la découverte de leurs archives.
De la même façon, on peut établir des parallèles entre les plans de
Grass pour sa figure centrale Libido, la déesse géante aux seins nus
Creation qui gardait l'entrée du Dreamland originel et le Rêve de Vénus
de Dali, forme que prit finalement la «Maison surréaliste» à !'Exposi­
tion universelle. Au début du XX• siècle, les visiteurs pénétraient dans
le parc d'attractions sous les ailes déployées de la «Création». En 1939,
c'est entre les fines jambes de plâtre écartées et sous la combinaison
à froufrous d'une géante invisible qu'ils pénétraient dans le « Rêve de
Vénus.». Si le pavillon de la «Libido» de Grass n'était pas aussi osé que
celui de Dali, ses croquis montrent que les visiteurs seraient entrés
dans un bâtiment de 4,5 mètres de haut représentant une jeune fille
prépubère par une porte située entre ses cuisses.
L'autre indice des liens de Grass avec le monde plus savant de la
Side-Show
psychanalyse est un livre que j'ai trouvé dans les archives:
Tricks Explained: Sword Swallowing, Fire Eating, Feats of Strength,
Juggling Secrets, Etc. de Hereward Carrington, un manuel des tours
de fête foraine qui portait la dédicace: «A mon cher ami, chercheur
de la vérité: Albert Grass». D'origine britannique, Carrington était
un spécialiste des phénomènes métapsychiques qui s'était installé
aux États-Unis, où il travaillait pour l'American Society for Psychic
Research. Il correspondait avec Freud sur les questions ayant trait

6 Voir Ingrid Schaffner, Salvador Dali's Dream of Venus: The Surrealist Funhouse from
t he 1939 World's Fair, New York, Princeton Architectural Press, 2002, p. 38. Les plans
initiaux de Levy et Woodner ne furent pas réalisés. Les deux hommes décidèrent plutôt
de se tourner vers le grand artiste et homme de scène Salvador Dali, qui construisit le
pavillon du Rêve de Vénus.

59
branche locale de la Ligue créée par Grass, mais il devint rapidemunt.
clair que les buts de Grass étaient bien plus radicaux:

Sigmund Freud a écrit que nos rêves sont la voie royale menant
à l'inconscient. Chaque nuit, nous sommes plongés dans un
monde de fantaisie aussi stupéfiant que tout ce que nous pou­
vons voir le samedi soir au cinéma. Mais comment capter les
expériences les plus ardentes pour qu'elles soient correcte­
ment analysées et enregistrées pour les générations à venir?
La réponse, mes amis, réside dans nos nouveaux outils, la
caméra Cine-Kodak et le projecteur Kodascope, qui nous per­
mettent de rejouer nos rêves sur pellicule en réalisant une
reproduction parfaite des vagabondages nocturnes de notre
esprit, des étranges aventures de notre âme. Comme ces films
auront bientôt le son et la couleur et que l'illusion sera alors
parfaite, nous offrirons nos rêves les plus obscurs à la claire
lumière de la raisonlO.

Même dans cette brève citation, il est évident que, conceptuellu


ment, Albert Grass va beaucoup plus loin que Maxim. Alors que en
dernier célèbre la capacité qu'a le film de capter et de partager lm;
expériences de notre vie éveillée, Grass saisit le potentiel oniriqm!
du cinéma. D'où cette idée lui est-elle venue? Après tout, Freud lui
même s'est nettement détourné du visuel au profit du verbal avec: lu
«cure par la parole». Il refusait de regarder ses patients allongés sur ln
divan. Il avait la conviction que le langage, l'association libre, les lap
sus renfermaient les clés de notre inconscient, des secrets que nous
mêmes ignorons.
Mon hypothèse, c'est que Grass a puisé son inspiration dans u111!
lecture assez littérale du texte classique publié par Freud en 191 :1,
L'interprétation du rêve. Freud y expose comment l'accomplissemm1t.
du souhait, c'est-à-dire la raison d'être de tout rêve, est souvent difficilu
à discerner parce qu'il est déguisé, dissimulé à nos censeurs mornux

10 Notes inédites d'Albert Grass pour son discours d'inauguration au restaur,111I


Feltmans de Coney Island le 25 juillet 1926.

63
rêvé extravagant puis, en le décomposant plan par plan, d'analyser
et meltre au jour le souhait particulier qui se cachait en lui.

UN ÇA MONSTRUEUX
Le texte de Freud inspira à Grass l'idée de la série des films de rêve
qui allaient devenir pendant quarante ans une tradition de la Société.
En même temps, il convient d'observer que le film préféré de Grass
ùlait Fatty à la fête foraine (Coney Island, 1917), réalisé par Roscoe
« Fatty» Arbuckle, dans lequel jouent le gros bonhomme en personne
et Buster Keaton jeune 12. Ainsi que l'indiquent ses notes, Grass ado­
rait divertir les membres de la Société par une projection suivie d'une
conférence dans laquelle il montrait la façon dont le film illustrait
la théorie du moi de Freud. Arbuckle y est l'incarnation du «ça» le
plus monstrueux, charmant, androgyne et espiègle, libéré des règles
du «moi» civilisé comme des flics du «surmoi», et même émancipé des
limites du genre, régressant à un parfait état infantile et polymorphe
de désir sans entrave. Arbuckle était aussi le modèle du clown obèse
du dessin animé que Grass prévoyait de projeter sur le toit du pavillon
de l'inconscient dans les plans de son Dreamland.
Que Grass ait énoncé cela bien avant que les théoriciens du cinéma
s'intéressent à la psychanalyse et avant que les comédies du cinéma
muet soient considérées dignes d'attention critique est extraordi­
naire. En effet, la seule personne dans les années 1920 à avoir vérita­
blement compris et formulé le potentiel subversif du burlesque muet,
c'est Luis Buiiuel dans son article de 1927, «Sportif par amour de
Buster Keaton 13 ». Encore une fois se pose la question de savoir si

12 Grass aura eu accès à ce film par les bibliothèques Kodascope. Initiées en 1924 par
William Beach Cook, elles furent mises en place par Kodak au printemps 1925 à travers
les États-Unis dans des bureaux régionaux et des magasins de photo locaux. Préfigurant
les vidéoclubs, Kodak prêtait les négatifs de pellicules à grain fin provenant de quantité
de producteurs hollywoodiens et réalisait de somptueux tirages ambre et sépia destinés
à la location. Il s'agissait essentiellement de comédies et d'actualités. Grass aura pu
commander à la fois la série Out of the lnkwe/1 de Fleischer et les courts-métrages de la
Comique Film Corporation de Roscoe Arbuckle.

13 Paul Hammond, The Shadow and lts Shadow, San Francisco, City Lights Books,
2001, p. 61. (Pour une version française du texte de Buiiuel, voir« Sportif par amour de
Buste, Keaton», in Luis Buiiuel, Le Christ à cran d'arrêt, trad. Jean-Marie Saint-Lu, Paris,
Pion, 1995, p.131-132.)

65
de 1927 intitulé «Kitsch onirique»: «L'histoire du rêve reste encorn
à ecrire, et l'étude historique, en mettant ce domaine en lumière,
ouvrirait une brèche décisive dans la superstition d'une détermination
nutu l'l!lle des phénomènes humainsl5.»
Ce que Benjamin dit, c'est que pendant que Freud explorait lu
,:onstitution psychique de l'individu en étudiant les rêves, il ne sn
préoccupait pas des structures plus générales de la société ni de lu
façon dont les évolutions d'une société influencent notre inconsciunt..
Benjamin a imaginé qu'une histoire du rêve pourrait nous dire qui nmrn
sommes au sein d'un contexte social plutôt que de reléguer l'imagina
t.ion à des sphères atemporelles et anhistoriques. Il me semble que en
serait un angle idéal pour envisager les «films de rêve» de la Sociétù.
Si les «films de rêve» paraissent mal filmés et parfois guère plus
que de banals films amateurs, on peut néanmoins partager l'analysn
de Benjamin quand il dit que l'époque du rêve visionnaire ou héruïqun
est révolue:

[Le rêve] est devenu gris. La couche de poussière grise sur les
choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des
chemins de traverse menant au banal. La technique confisque
définitivement l'image extérieure des choses, comme des bil­
lets de banque qui vont être retirés de la circulation 16.

Mais Benjamin poursuit en écrivant que c'est par le travail du ri?vo


que le banal, le kitsch, la sentence éculée sont récupérés, car duns lo
rêve nous comprenons le bien que ces choses recèlent.
Benjamin fut peut-être le premier penseur de la culture à cùU!
brer l'éphémère; il nous a montré que ce n'est pas grâce aux grunds
événements mais grâce aux bribes et restes de la vie quoticli1m1w
que nous pouvons le mieux comprendre l'histoire. Je crois que 1:rï11:o
à !'«imaginaire» intime et privé de Coney Island représenté pur œ:i

15 Walter Benjamin, « Kitsch onirique», trad. Pierre Rusch, in Œuvres 11, f',ir,•,.
Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p. 7.

16 Ibid., p.7-8.
LES
ÉMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
Zoe Be/off

Traduction de l'anglai
ar Stéphanie Levet
� ' ·,
Zoe Beloff, Data Ctouds (2016)
détails provenant de l'installation Les tmotions vont au travail.
Zoe Beloff. dessin d'après un photogramme de Ha! Ha! Ha!,
un film réalisé par Dave Fleischer. 1934.
LES
éMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
ZoeBeloff

INTRODUCTION - LES !!MOTIONS DEVIENNENT UN CAPITAL


Les Émotions vont au travail interroge la façon dont la technologie
est utilisée pour faire de ce que nous ressentons un actif de valeur.
On pourrait appeler ce phénomène la transformation de l'émotion en
capital. Il s'agit pour moi d'explorer ce que je nomme «la vie rêvée de
la technologie»: notre rapport imaginatif avec les machines - com­
ment nous les créons à notre image, comment nous les façonnons pour
qu'elles répondent à nos désirs et comment, à leur tour, elles nous
façonnent elles aussi.
Si on sait que l'investissement affectif des gens dans leurs outils
ne date pas d'hier, une modification profonde est néanmoins en cours.
Aujourd'hui, les appareils numériques sont de plus en plus conçus
pour créer l'illusion qu'ils ne sont pas simplement des objets mais
aussi des sujets, des êtres attentionnés et sensibles. Ils sollicitent
activement nos réactions si bien que, tout en paraissant nous servir,
ils nous forment et ils nous façonnent dès notre plus tendre enfance.
En réalité, c'est nous qui travaillons pour eux.
A titre d'exemple simple, on peut citer le fait que beaucoup de gens
en plus de leur emploi rémunéré passent du temps à travailler bénévo­
lement en publiant leurs «réactions» sur Facebook ou en évaluant des
produits en ligne. Cela permet aux entreprises de transformer ces sen­
timents en données, puis d'utiliser ces données pour commercialiser

81
de nouveaux gadgets à destination de ces mêmes personnes dans une
sorte de boucle de feedback infinie et extrêmement lucrative.
Les entreprises cherchent de plus en plus à rendre notre lien avec
leurs avatars technologiques toujours plus naturel et évident, à tel
point que nous ne nous rendons même pas compte que nous révélons
de plus en plus de choses nous concernant à mesure que la technologie
pénètre plus profondément dans notre vie. Nombre de ces nouvelles
technologies appartiennent à l'Internet des objets (IdO), ces machines
connectées qui sont tout le temps en marche. Elles peuvent être à pre­
mière vue aussi inoffensives qu'un thermostat, une lampe qui s'allume
quand on entre chez soi ou une caméra de surveillance. Ces produits
nous sont présentés comme des amis et des aides capables d'anticiper
nos désirs et nos frustrations et de devenir des membres indispen­
sables de notre famille. À en croire les entreprises qui les fabriquent,
ils sont également «intelligents», «autonomes» et, surtout, désirables.
Le marketing de l'Internet des objets exploite notre désir de sécu­
rité, de sympathie et de compagnie. Certains appareils communiquent
avec nous en langage naturel. La petite fille de la publicité d'Amazon
pour son dernier objet intelligent déclare qu'Alexa est vraiment super
parce qu'elle sait des tas de choses: «Il suffit de lui demander.» Et elle
ajoute: « Comment elle peut savoir tant de choses alors qu'elle est si
petite 1?» En vérité, Alexa ne tardera pas à en savoir davantage encore.
Une fois installés dans les cuisines, les salons et les chambres, ces
appareils ne cessent de rassembler des informations sur les familles
qui les hébergent, qu'ils envoient en continu aux entreprises dont ils
sont issus. Et plus ces sociétés en sauront sur ce que nous ressentons,
plus leurs substituts comme Alexa se mêleront inextricablement à notre
vie. Il existe même des logiciels «capables de reconnaître les émotions»,
comme Affectiva, qui peut lire nos expressions et en déduire notre état
émotionnel pour en informer en temps réel les publicitaires et les dis­
tributeurs, mais j'y reviendrai plus tard.
De fait, en écrivant cela je me surprends à verser dans l'anthropo­
morphisme. Nous devons veiller à ne jamais oublier que les machines,

1 Publicité Amazon pour Echo, https://www.youtubc,.com/watch7v�KkOCeAtKHlc


[consultée le 11 novembre 2016).

82
y compris les ordinateurs les plus sophistiqués, ne sont pas douées
de conscience, encore moins capables de désirs ou de projets. Elles ne
font qu'exécuter des calculs. Néanmoins, leurs algorithmes ont des
conséquences. C'est aux personnes qui écrivent ces algorithmes et
aux entreprises qui en sont propriétaires que nous devons en
attribuer la responsabilité.

LE BIO-POUVOIR
IBM appelle cette nouvelle relation entre les gens et les choses
« l'ère cognitive». Pour commencer à appréhender ce que cela peut
signifier à un niveau politique et social, il est important de com­
prendre la notion d'affect. L'affect peut être défini comme ce qui tire
le corps humain au-delà de ses limites extérieures qui nous relient au
monde. Les émotions ressortissent au terme d'affect mais, de façon
plus fondamentale, ce mot désigne ce qui nous relie au monde à tra­
vers ce que nous ressentons en deçà même du seuil de la conscience.
Cela implique à la fois nos états biologiques et nos états psycholo­
giques, notre rythme cardiaque et notre pression artérielle tout comme
nos émotions et nos angoisses.
Pour que l'affect puisse être instrumentalisé, autrement dit pour
qu'il puisse devenir une marchandise utile, il doit d'abord être trans­
formé en donnée. L'archéologue du savoir Michel Foucault a créé le
terme de «bio-pouvoir» pour expliquer comment ce type de données
peut être utilisé par les instances de pouvoir pour façonner la société.
Il a montré comment, à partir du XVII• siècle, l'État français s'est mis
à compiler des statistiques dans le but d'organiser et d'optimiser la
population. Il pouvait s'agir de construction d'écoles comme de santé
publique. Il a démontré que ce facteur avait été crucial dans le déve­
loppement du capitalisme. Les travailleurs devaient être formés et
prêts à obéir aux ordres. Le travailleur productif devait être non seu­
lement en bonne santé physiquement mais également stable émotion­
nellement. Aussi les données concernant l'affect ont-elles constitué un
élément essentiel de l'équation.
Aujourd'hui, le bio-pouvoir appartient non seulement aux gouver­
nements des États mais aussi aux entreprises transnationales. L'une
des plus grandes et de celles qui ont une influence considérable sur

83
Les hystériques furent parmi les premiers corps bio-médiatisés,
c'est-à-dire des êtres biologiques constituant la source de
l'informa­tion. Aujourd'hui, l'Association américaine de psychiatrie
publie un inventaire exhaustif des symptômes de maladie mentale,
le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM).
Ces infor­mations sont une source de bio-pouvoir utilisée pour
distinguer les gens sains d'esprit des malades mentaux, les
personnes qui seront employées de celles qui ne peuvent pas
travailler, celles qui toucheront une pension d'invalidité de celles qui
n'en auront pas.
LA MÉTHODE GRAPHIQUE
Nombre des appareils utilisés à la Salpêtrière pour obtenir des
bio-données furent inventés par le physiologiste Étienne-Jules Marey
et reposaient sur sa « méthode graphique». Très simplement, la
méthode graphique utilisait un appareil de mesure lié à une aiguille
qui se déplaçait sur une bande de papier enroulée autour d'un cylindre
tournant. C'est l'origine de l'électrocardiogramme actuel et de nom­
breux appareils médicaux.
Alors que les sujets de Marey étaient souvent attachés à des dis­
positifs encombrants, aujourd'hui nos smartphones, Fitbits et autres
appareils saisissent automatiquement toutes sortes d'informations
concernant les mouvements de notre corps. Ces informations tirées du
corps peuvent se recouper et s'associer avec d'autres flux d'informa­
tions: le trafic Internet, le cours des actions, les capitaux aussi bien
humains que monétaires. En se rejoignant ou en s'opposant, ces flux
disparates d'informations deviennent le sang qui irrigue la société.
Marey a également utilisé la photographie pour enregistrer les
mouvements du corps dans le temps. Il a mis au point des appareils
capables d'enchaîner rapidement les prises de vue. Mais ce n'était pas
la photographie en soi qui l'intéressait, car elle s'enracine dans l'indi­
viduel, le particulier, dans l'instant unique. La seule chose qui intéres­
sait Marey, c'était d'utiliser la photographie pour saisir des données
susceptibles d'être généralisées. Ses sujets étaient donc vêtus de noir,
avec des lignes et des points blancs sur leurs tenues pour indiquer
les membres et les articulations. En 1895, par exemple, l'armée fran­
çaise lui demanda de trouver la meilleure méthode de marche. Il prit

89
anxieuses, tristes ou abattues, celles dont les muscles faciaux refuse­
ront de se comporter comme il faut dans ce meilleur des mondes.

LA MARCHE DU PROGRÈS?
Le cloud, littéralement le nuage, est une métaphore pour désigner
les immenses réseaux d'ordinateurs, de serveurs, de stockage, d'appli­
cations et de services sur lesquels repose l'Internet des objets. On peut
imaginer des nuages de données monstrueux qui, à mesure que de
plus de plus de données émotionnelles seront compilées et stockées,
vont traverser le ciel en prenant la forme de visages humains, des
expressions changeantes et mobiles nées des données affectives de
millions et de millions de gens - image qui associe l'animisme des
peuples indigènes et le monde hi-tech de l'intelligence émotionnelle
artificielle, les deux extrêmes des recherches d'Ekman.
Cet énorme nuage de tempête à visage humain qui gronde rappelle
l'allégorie de !'Histoire de Walter Benjamin. L'Ange de !'Histoire bat
furieusement des ailes contre la tempête qui approche sans pourtant
pouvoir l'arrêter:

Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une


chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique
catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les
précipite à ses pieds. [... ] Cette tempête le pousse irrésistible­
ment vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le mon­
ceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête
est ce que nous appelons le progrèsl2.

Benjamin décrit le progrès comme un ouragan qui balaye la


terre en détruisant tout sur son passage. On a parfois cette impres­
sion quand des sociétés gigantesques resserrent le contrôle qu'elles
exercent sur les ressources dont nous dépendons. Alphabet Inc., par
exemple, est une organisation parapluie regroupant un ensemble d'en­
treprises impliquées non seulement dans la technologie mais aussi

12 Walter Benjamin,« Sur le concept d"histoire », trad. Maurice de Gandillac revue par
Pierre Rusch, in Œuvres Ill, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p.434.

98
dans les sciences de la vie, le capital-investissement et la recherche.
Ensemble, ces entreprises relient les réseaux qui sont en nous, notre
propre substance biologique, à ceux qui se trouvent à l'extérieur de
nous, l'Internet des objets et les réseaux du capital mondial.
Comme avec le schéma de L'Homme comme palais industriel,
nous pouvons lire le logo d'Alphabet pour nous aider à comprendre
les fondements idéologiques de l'entreprise. Le mot «alphabet» est
écrit en lettres colorées entourées de cubes en bois eux-mêmes illus­
trés de lettres de l'alphabet et évoquant une salle de jeux de petit
enfant. Qu'est-ce qui pourrait être plus adorable ou inoffensif? Mais
regardons-y de plus près. Ces cubes sont des jouets éducatifs donnés
aux enfants à l'âge où ils commencent à accéder au langage. Le psy­
chanalyste Jacques Lacan considère ce moment comme celui de l'ac­
cès au symbolique, c'est-à-dire à l'ordre et à la structure du monde
social. Pour lui, le langage n'exprime pas la pensée mais, plus fon­
damentalement, il la constitue. Le langage rend possible la pensée.
La conscience et l'inconscient se structurent dans et par le langage.
C'est à de telles profondeurs en nous en tant qu'êtres sensibles que
l'entreprise Alphabet Inc. cherche à s'insinuer.
Le mot «alphabet» lui-même renvoie non seulement aux langages
naturels mais aussi à l'« alphabet des passions», c'est-à-dire les
affects, et même, plus essentiellement encore, à l'alphabet chimique
de base à partir duquel nous sommes fabriqués, l'ADN. On pourrait
dire qu' Alphabet Inc. est en train de mettre en place un cadre pour
créer un vaste langage universel de la vie, résumée à la circulation et
à la production de capital.
La marche du progrès est-elle inévitable? Pour ne prendre qu'un
seul exemple, la ligne qui relie la poupée parlante d'Edison à la Barbie
interactive constitue-t-elle une téléologie inévitable? Il est dans l'in­
térêt de certaines personnes de nous faire croire que tel est le cas,
en particulier quand ces personnes nous vendent des produits et des
services. Toutefois, nous devons toujours garder à l'esprit que les
machines, aussi «intelligentes» qu'on les prétend être, ne pensent
pas. Elles ne sont pas douées de conscience. Elles ne sont ni gentilles
ni malveillantes. Elles ne veulent rien de nous. Elles ne désirent pas
nous contrôler car cette notion n'a aucun sens pour une machine.

99
Elles savent peut-être décrypter l'expression de notre visage grâce à
des algorithmes, mais elles sont incapables de comprendre ce qu'une
émotion est véritablement parce qu'elle ne peuvent pas l'éprouver.
Elles ne font que calculer, manipuler des données, les transmettre
et les stocker. Rien de plus. Comme l'a dit le philosophe Ludwig
Wittgenstein: « La proposition Hune machine pense (perçoit, désire,
etc.)" semble n'avoir aucun sens. C'est à peu près comme si nous
demandions: "Quelle est la couleur du chiffre 313 ?"»
Si l'Internet des objets modifie notre rapport au monde, ce n'est
que parce que nous anthropomorphisons ces objets extrêmement
vivants. C'est nous qui dotons des objets inanimés du pouvoir d'agir.
Si nous comprenons pourquoi et comment nous le faisons, alors peut­
être pourrons-nous commencer à imaginer d'autres relations avec les
choses que nous-mêmes inventons.

TROISltME PARTIE - UNE INTERPRtîATION PSYCHANALYTIQUE


ET DEUX RIYES TRtS ANIMtS
DES OBJETS PARTIELS AUTONOMES

La réclame de Theodorus Nitz couina:

En la présence d'étrangers, avez-vous l'impression de ne pas


tout à fait exister? Ont-ils l'air de ne pas vous remarquer,
comme si vous étiez invisible? Dans un autobus ou un astronef,
vous arrive-t-il de regarder autour de vous et de découvrir que
personne, absolument personne, ne vous reconnaît, ne vous
prête attention, et qu'on va peut-être...

Avec son fusil à bioxyde de carbone, Maury Frauenzimmer


abattit soigneusement la réclame Nitz qui adhérait au mur situé
à l'opposé de son bureau encombré. Elle s'était infiltrée durant
la nuit et l'avait accueilli au matin de sa harangue perçante.

13 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun. trad. Guy Durand, Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1965, p.115.

100
la vérité de mon moi inconscient. Tout discours est indirect. Il vient
d'un lieu que je ne suis pas. Notre inconscient est comparable à un
corps étranger qui nous contrôle.
Mon propos est d'avancer que l'on peut concevoir l'Internet des
objets comme des parties détachées de notre être, des objets partiels
autonomes qui sont autant de délocalisations d'aspects de nous­
mêmes que nous douons d'intelligence et de personnalité. C'est pour
cette raison qu'ils sont si séduisants 16.
Il serait naïf de penser qu'il suffit de nous réveiller, d'ouvrir les
yeux et de considérer les objets qui nous entourent pour ce qu'ils
sont vraiment. Nous ne pouvons pas sortir du monde pour le regarder
objectivement, car notre être tout entier est toujours en interaction
avec notre environnement social.
Je pense que nous devons envisager d'autres relations affectives
entre les gens et les objets, qui ne soient pas déterminées par des
objectifs comme nous vendre des choses ou surveiller ce que nous res­
sentons, ou encore faire de nous de meilleurs travailleurs, mais qui
soient peut-être du côté du jeu et de la joie, de l'imprévisible et du col­
lectif. Voyons si nous pouvons trouver de telles relations. De nouveau,
je vais me tourner vers Walter Benjamin, cette fois pour nous guider
vers l'avenir en nous tournant vers le passé.

16 Par rapport à notre propension à personnifier les choses, il peut être intéressant
de se référer à l'analyse que Ziïek fait de la «prosopopée », cette figure de rhétorique
par laquelle on fait parler ou agir une personne absente ou imaginaire. Il écrit que
«l'attribution de la parole à une entité habituellement perçue comme incapable de parler
(la nature, la marchandise, la vérité elle-même] est pour Lacan la condition de possibilité
de la parole, non une complication secondaire. ( ... ] La prosopopée primordiale est l'ordre
symbolique lui-même par lequel nous sommes constitués en tant que sujets. » Voir Slavoj
Ziïek, «ldeology Ill: To Read Tao Many Books ls Harmful », Lacan dot corn, janvier 2008,
http//www.lacan.com/blog/files/jan-2008.html (consultée le 11 novembre 2016].

102
DE NOUVELLES RELATIONS ENTRE LES GENS ET LES OBJETS

Chaque époque rêve la suivante


Michelet, «Avenir! Avenir!»

Dans le rêve où chaque époque se dépeint la suivante, celle-ci


apparaît mêlée d'éléments venus de l'histoire primitive, c'est­
à-dire d'une société sans classes. Déposées dans l'inconscient
collectif, les expériences de cette société se conjuguent aux
réalités nouvelles pour donner naissance à l'utopie, dont on
retrouve la trace en mille figures de la vie, dans les édifices
durables comme dans les modes passagèresl 7.

Benjamin pensait qu'il n'était pas possible d'imaginer de nouvelles


formes de vie sociale à partir de rien. Il fallait plutôt nous laisser guider
par des «images de rêve» enfouies dans les rebuts démodés, les débris
et les vestiges du passé, des objets qui pourraient encore être récupérés
sous une forme technologique moderne adaptée à notre monde.
Quelles images pourraient nous inspirer pour délivrer nos objets
intelligents des chaînes les attachant aux entreprises qui sont leurs
parents afin de faire cause commune avec eux dans une nouvelle ver­
sion de la société sans classes de Benjamin? En tant que « psycho­
archéologue de la culture populaire», je propose deux modestes
dessins animés de la première moitié du xx• siècle, La Petite Vis et
Ha / Ha I Ha 1, dont les créatures technologiques anthropomorphisées
imaginent de manière très différente un avenir utopique.
Vintik-Shpintik, traduit par La Petite Vis, est un dessin animé pour
enfants réalisé en 1927 en Union soviétique par Vladislav Tvardovski.

17 Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIX' siècle», trad. Maurice de Gandillac revue
par Pierre Rusch, in Œuvres Ill, op. cit., p. 47-48.

103
Postface
DISTRACTIO
ET
ÉMANCIPATION
ork Zabunyan
TECHNIQUES
DE LA
DISTRACTION
ZoeBeloff

Préface
Paul Sztulman

Postface
Dork Zabunyan

Sous la direction
de Paul Sztulman et
Dork Zabunyan
« Mon travail en tant qu'artiste
consiste à explorer des moyens
de révéler graphiquement les les presses du réel - 12 €
processus inconscients de l'esprit et La petite collection ArTeC
de découvrir comment ils recoupent

1 11111 11 1 1 1 1li l li l l li Il
ISBN: 978-2-37896-080-3
les technologies de l'image
en mouvement.»
- Zoe Beloff - 9 7 823 7 8 9 60 8 03

Zoe Beloff est une artiste new-yorkaise, pionnière dans le champ


de «l'archéologie des médias». Ses œuvres se situent à la croisée de
l'art d'avant-garde, des cultures populaires et de la théorie critique.
Les deux textes présentés ici accompagnent deux projets distincts.
Le premier, Dreamland: la Société psychanalytique amateur de Coney
Island et son cercle, 1926-1972, porte sur une communauté fictive,
basée dans un parc d'attraction. Son fondateur n'aurait eu de cesse, à
travers des films, une bande dessinée et un projet de parc à thèmes, de
tenter de figurer les théories de Freud. Le second, Les émotions vont
au travail, cherche à saisir une mutation en cours, où l'investissement
affectif que l'espèce humaine entretient avec les technologies numé­
riques est converti en valeurs financières et stocké dans des nuages de
données. Des manèges à sensations aux émoticônes, ce sont autant de
techniques de distraction qui se dessinent et se dialectisent.

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