Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Zoe
DE·LA
Beloff
DISTRACTION
Préface
ZOE BELOFF
OU« LA VIE
RÊVÉE
DE LA
TECHNOLOGIE»
Paul Sztulman
7
UNE
INTRODUCTION
ÀLA
SOCIÉTÉ
PSYCHANALYTIQUE
AMATEUR
DE
CONEY
ISLAND
ZoeBeloff
47
LES
ÉMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
ZoeBeloff
71
Postface
DISTRACTION
ET
ÉMANCIPATION
Dork Zabunyan
109
Bibliographie
125
Biographies des auteurs
131
' Préface
ZOE BELOFF··
OU« LA VIE
RÊVÉE
DE LA
ECHNOLOGIE
' Paul Sztulman
Préface
ZOE BELOFF
OU «LA VIE
RIVlltE
DE LA
TECHNOLOGIE 1 »
Paul Sztulman
9
La recherche de Zoe Beloff est avant tout artistique. Repérée
comme une pionnière dans ce que l'on appelle «l'archéologie des
médias», cette artiste écossaise, née à Édimbourg, s'est installée à
New York aux débuts des années 1980. Après des études de cinéma à
la Columbia University, elle a réalisé un corpus important d'œuvres
qui s'enchaînent comme autant de projets précisément délimités.
Comme elle le dit à l'ouverture de «Une introduction à la Société
psychanalytique amateur de Coney Island»: «Mon travail en tant
qu'artiste consiste à explorer des moyens de révéler graphiquement
les processus inconscients de l'esprit et de découvrir comment ils
recoupent les technologies de l'image en mouvement.» Dans cette
perspective, sa recherche aborde les jeux d'influences réciproques
entre les technologies d'enregistrement et de télécommunication,
les savoirs écrits, l'art d'avant-garde et les cultures populaires3.
Comme en témoignent les deux textes qui suivent, sa réflexion,
fortement nourrie par la philosophie et les sciences humaines et
sociales, continue de puiser dans les grands débats de la moder
nité européenne. Zoe Beloff associe, à travers la figure de Walter
Benjamin, les thèses de la théorie critique de l'école de Francfort, la
distanciation brechtienne, les avant-gardes radicales et les décou
vertes de la psychanalyse. Elle a consacré plusieurs projets à la
naissance de cette dernière, dont un sur Pierre Janet et ses patients
à la Salpêtrière The Somnambulists. La figure de l'hystérique revient
de manière récurrente dans son œuvre, comme matrice de la capta
tion du corps (féminin) par la technique et la science modernes. A ce
corps improductif de la folie, elle associera, dans Le Rêve infernal
de Mutt & Jeff (2011), le corps productif de la travailleuse soumis
aux appareils de contrôle de l'organisation scientifique du travail.
Les deux ont une origine commune dans les travaux du physiolo
giste Étienne-Jules Marey. Car s'il fut le premier à abstraire le mou
vement des corps particuliers pour en faire une entité indépendante
facilement quantifiable et rentable comme force de travail, ses
techniques photographiques ont été continuellement doublées par
10
rnprésentations déposées dans la culture d'une société. Les rêves
cl'une époque participent d'un inconscient collectif et c'est dans les
vlllos modernes que celui-ci se donne à lire. Dans une note de son Livre
1/11.� passages, au chapitre sur les «Ville de rêve, maison de rêve, rêves
cl'uvenir», Walter Benjamin a une vision intuitive qui ouvre la voie aux
rm:herches de Klein et de Beloff: «Tentative pour radicaliser la thèse
cln Giedion. Celui-ci dit que •1a construction joue au XIX• siècle le rôle
cln l'inconscient". Ne serait-il pas plus exact de dire qu'elle joue le rôle
clu processus corporel autour duquel les architectures •artistiques"
viennent se poser comme des rêves autour de l'armature du proces
KUS physiologique9?» Dans cette radicalisation qui est d'une certaine
manière son inversion, Benjamin conçoit les formes en façades des
constructions industrielles comme oniriques en cela qu'elles expri
ment l'inconscient de leurs principes constitutifs à la manière dont
le font les rêves pour les processus physiologiques de l'organisme.
Même si c'est de manière cryptée, hiéroglyphique, par un jeu figura
tif de déplacement et de condensation, c'est de l'armature, envisagée
comme processus corporel, que cesformes émanent.
9 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX' siècle [Le livre des passages}, trad. Jean Lacoste,
Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 408.
10 Rem Koolhaas, New York Délire: Un manifeste rétroactif pour Manhattan, trad.
Catherine Collet, Marseille, Parenthèses Éditions (26 aoOt 2002).
17
«Luna Park est la première manifestation d'une malédiction qui han
tera la profession architecturale jusqu'à son dernier jour, et dont la
formule s'énonce comme suit: technologie+ carton-pâte= réalité»l l.
Koolhaas essaie de retrouver la vision initiale qu'eurent les visiteurs
de ces nouveaux lieux qu'étaient les parcs d'attractions: «L'impact
est renversant: des campagnards qui n'ont jamais mis les pieds à la
ville visitent ces parcs. La première architecture verticale qu'il leur
soit donné de contempler est un bloc en flammes, leur première expé
rience de sculpture est un alphabet en train de s'écrouler12». De nom
breuses attractions exploitent les thèmes du désastre et font vivre des
expériences traumatiques simulées: incendie, effondrement, chute,
monstre, enfer, etc. Et tout se passe comme si «pour chaque cauchemar
exorcisé sur Dreamland, il y a une catastrophe évitée à Manhattanl3».
Néanmoins, le parc originel de Dreamland finira intégralement dévasté
par un incendie en 1911 suite à un court-circuit dans le pavillon de la
«Fin du monde».
11 Ibid.
}2 Ibid.
13 Ibid.
18
pour initier le public aux analyses de Freud sur l'élucidation des
rêves. Il se mit donc en tête de publier un comic book pour
manifester graphiquement l'inconscient.
14 Cet ouvrage a fait l'objet d'une publication à part: Zoe Beloff, Albert Grass:
The Adventures of a Dreamer, New York, Christine Burgin, 2009.
19
dont l'influence est patente dans les dessins bien plus rudimentaires
d'Albert Grass. Plus encore que dans Little Nemo in Slumberland, c'est
dans son immense série d'environ huit cents planches, Dream of the
Rarebit Fiend, que McCay a anticipé le projet des cinéastes de cette
société de psychanalyse amateur. Publiées dans l' Evening Telegram de
1904 à 1911 sous le pseudonyme de Silas, elles décrivent le versant
névrotique de la vie moderne à travers les cauchemars des habitants
des grandes villes 15. Ancré dans la réalité du New York des années
1900, cet ensemble s'apparente à une étude socio-psychologique
délirante, cinq ans après la publication du Traumdeutung de Freud,
sur les psychopathologies de la vie quotidienne et l'inconscient des
citoyens malmenés par les chocs perceptifs, les affairements inces
sants et les conventions sociales de la grande ville capitaliste, indus
trielle et mécanisée 16. En décidant de représenter des rêves, McCay
se permet de jouer avec les conventions de cette forme narrative toute
neuve qu'est la planche dessinée à l'intérieur du journal, et de les por
ter à leurs limites. Il dramatise particulièrement la coupure et le col
lage, autorisés par l'intervalle entre les cases, lequel peut aussi bien
séparer d'une fraction de seconde deux phases d'un même mouvement
que produire des ellipses immenses entre les espaces-temps de deux
cases contiguës. Il voit immédiatement que la planche de bande des
sinée est subdivisée en parties rectangulaires closes sur elles-mêmes
mais poreuses à celles qui l'entourent. Elle propose ainsi, comme les
rêves, une double perception. Ce que l'on voit lorsque l'on regarde une
planche de bande dessinée est, à l'instar de notre mémoire de certains
rêves, en même temps une succession et une simultanéitél 7.
15 Leur succès fut tel qu'elles furent adaptées au cinéma par Edwin S. Porter pour
Edison en 1906.
1 6 La plupart des rêves sont issus de l'imagination de McCay, mais aussi des récits des
lecteurs invités sur la page de chaque strip à envoyer leurs rêves au journal à l'intention
de « Silas, le rêveur».
17 C'est finalement dans les années 1950 que la bande dessinée de masse s'est
emparée de la vulgarisation de la psychanalyse. Dans l'installation de Zoe Beloff, des
vitrines présentent des éditions de deux comic books des années 1950 popularisant, de
manière très dévoyée, l'interprétation freudienne des rêves. Celle du grand Jack Kirby,
The Strange World of Your Dreams [1952) et une série étonnante et désuète de EC Comics,
People Seorching for Peace of Mind through Psychoanolysis [1955). Les deux ont été
depuis rééditées.
20
1.11h1111de dessinée attribuée à Albert Grass pousse cette strnc
'"' ,, 11""s dernières extrémités, puisqu'elle abandonne le traditio111wl
gaufrier qui isole les cases par des intervalles en gouttières. 'l'ont"'· .. ,
111 .. 11 que l'on peut rentrer dans chaque planche par n'importu q1wl
p11l11I uvunt de la parcourir de l'œil en tous sens. Comme les dussins
•1'11 11•1; composent, aux épais contours noirs, mordent les uns sur
'"" 11111.rns et que le traitement en aquarelle diffuse les couleur s IC!s
"'"'" dans les autres, chaque double page ressemble en même Lumps
,1 1111 précipité d'images qui rentrent en collision et à un épanchmrwnl.
o1·111111,:us émanant de taches de couleurs, comme ces phylactènrn 1,11
nuage par lesquels la bande dessinée désigne conventionnellunwnt
11111• huile de pensée. Agrégatif et vaporeux pourraient être les quulifï ,
at il's de ces planches, en quoi elles ressortissent bien du rêve tel qu'il
se présente dans l'élaboration secondaire du souvenir. Mais co11111111
l'o•xplique Zoe Beloff dans le texte qui accompagne cette édition:« A 111
olilTér ence de la traditionnelle association libre freudienne, Gruss
et.ublit des connections visuellement, à travers les relations entru lns
!'ormes et les couleursl8.» De plus, il semble pris dans une perspm:
1.ive matérialiste et conçoit le rêve moins comme «l'accomplissenumt
d'un désir refoulé que comme le lieu d'une lutte dans lequel il importe,
de révéler la manière dont les constellations historiques et sociulns
façonnent notre vie privéel9 ». Albert Grass semble épouser à prùsm11.
les vues de Walter Benjamin et considérer les rêves selon une perspm:
Live sociale et historique au lieu de relever seulement d'une psycholo
gie individuelle. On trouve ainsi des rêves interprétés selon un point
de vue marxiste comme dans l'épisode onze, «Un rêveur brechtinn ».
Ce livre, dont le style graphique, en même temps naïf, et hallucinr'? ms
sortit d'une tradition visionnaire tout en empruntant sa rhétoriq1111
visuelle à un médium populaire, donne peut-être la clé de cette utopiu
de la classe moyenne que fut la Société psychanalytique amateur du
Coney Island: celle de considérer la psychanalyse au miroir du scu:iu
lisme, dans une visée répondant, selon le souhait du surréalisnw, 1111
double impératif de Rimbaud et de Marx de «changer la viu » Ht du
18 Ibid. Ma Traduction.
19 Ibid. Ma traduction.
21
,·,.l.le recherche tente d'éclairer les puissances coercitives des nou
v,.lles technologies. L'exposition à laquelle elle a donné lieu explore
1a manière dont le capitalisme convertit nos émotions en valeurs
marchandes. Elle fut conçue pour la Bourse du travail de Valence, un
1111cien marché couvert du XIX• siècle transformé en Maison des tra
vailleurs en 1903 et devenu depuis 2012 une salle d'exposition. Comme
1'1!xplique Zoe Beloff: «auand je dis que mes projets tentent de révé
ltff l'esprit d'un lieu particulier, on peut décrire cela comme un projet
psychanalytique pour révéler l'inconscient d'un espace particulier, ce
qui est caché ou enfoui. On peut penser à l'inconscient de manière
psychologique mais aussi de manière historique et donc idéologique.
On peut sommairement définir l'idéologie comme faisant apparaître
sous un jour naturel ce qui est en fait construit par les hommes. Révé
ler l'idéologie derrière les idées et les concepts c'est également excaver
ou porter à la lumière quelque chose qui est caché22.»
23
attaque d'hystérie, une chronophotographie d'un homme qui court ou
le logo de la grande entreprise transnationale Alphabet Inc., société
mère de Google, d'autres sont des satires. Ainsi. une grande planche
dessinée du nom de L'Alphabet des passions, Partie 3, Nuages de don
nées, présente plusieurs vues sur des «nuages de données monstrueux
qui, à mesure que de plus en plus de données émotionnelles seront
compilées et stockées, vont traverser le ciel en prenant la forme de
visages humains, aux expressions changeantes et mobiles nées des
données affectives de millions et de millions de gens - image qui asso
cie l'animisme des peuples indigènes et le monde high-tech de l'intel
ligence émotionnelle artificielle».
24
sourœ rie l'information». Leurs saisies photographiques sont pour Zoe
111,l11ff, comme elle me le confiait dans un email, les images «aux
ori1:111 .. s du sexting». C'est donc une nouvelle fois à la Salpêtrière,
que Zoe lleloff a longuement explorée dans des œuvres antérieures,
que se ol.-v,!loppent les méthodes d'enregistrement des processus
corporels 111uis aussi les tableaux de graphiques représentant les
dérèglements .. 111olionnels. L'organisation scientifique du travail
puisera dans ses ol111111ées, qui abstraient les corps de toute
singularité, ses méthodes harassantes afin d'augmenter la
productivité des travailleurs. Mais pour que les émotions des
usagers puissent devenir de la force de travail, il a fallu une
mutation qui a transformé les objets techniques au point qu'ils se
présentent actuellement comme des sujets techniques, « des êtres
attentionnés et sensibles» qui « sollicitent activement nos rùactions si
bien que, tout en paraissant nous servir, ils nous forment 1!l ils nous
façonnent dès notre plus tendre enfance. En réalité, c'est nous qui
travaillons pour eux».
27
remarque très justement Zoe Beloff, «ces objets "intelligents" sont des
prédateur, aussi sûrement que le sont les drones Predator qui sur
volent les régions tribales du Pakistan».
CARTOONS
C'est sans doute la raison pour laquelle un drone fait partie des
obji,l.s dans l'installation. Il est représenté sous une allure de requin.
Comme d'autres éléments - un écran et ses enceintes, une machine à
laver, une ampoule, une charte d'émojis -, il est dessiné dans un style
cartoonesque. Comme si cette veine était la seule à même de pouvoir
li1:urer cette instrumentalisation des émotions par la subjectivation
d1:s objets et des interfaces. Deux dessins animés historiques proje-
1.ùs dans l'espace d'exposition dialoguent avec eux. L'un est Vintik
Shpintik (La Petite Vis), réalisé en 1927 en Union soviétique par
Vladislav Tvardovski. Son récit se déroule dans une usine où chaque
machine et chaque boulon est personnifié selon les codes anthropo
morphiques du dessin animé. La morale de l'histoire, que Zoe Beloff
retrace dans son texte, montre l'esprit de camaraderie, fait d'entraide
et de compassion, prendre le dessus sur le productivisme acharné
« au moment même où la collectivisation forcée et l'industrialisation
massive de Staline allaient déchirer le tissu social». L'autre est Ha!
Ha! Ha! des frères Fleischer, réalisé en 1934 et associant les deux
figures phares de ce studio: Betty Boop et Koko le clown. On y assiste
à la fuite d'un gaz hilarant, métaphore, selon Zoe Beloff, de l'énergie
libidinale de Betty Boop, qui contamine tous les objets du monde envi
ronnant, lesquels se convulsent et s'esclaffent dans une hilarité hysté
rique marquant la cessation du travail, et même de la mort.
24 Les deux sont visibles sur son site. en entier pour The Little Screw - Vintik-Shpintik
et un extrait pour Ha! Ha! Ha!
29
lu civilisation28», laquelle se signale dans les rapports de propriété.
l.u figure de Mickey est «puisée dans le rêve collectif» où le corps lui
môme est révélé comme étant la victime absolue du cycle de la mar
chandise (les membres sont sécables) en même temps que son point
de résistance (la plasticité des corps les rend métamorphiques)29.
33
s'aligne sur les demandes des programmes, la mutation technologique
en cours prendra de vitesse les transformations des formes d'organi
sation sociale qui pourraient les accueillir dignement.
43
Photogramme du film The Bear Dream d'Arthur Rosenweig.
.,;
.Q
"'
LJ
..
�
D
8
a.
:,
"O
�
..
.;
:,
0-
::;;
Le diner annuel du "Dream Film Award" organisé par la
Société psychanalytique amateur de Coney Island, 1949.
1 Norman M. Klein.« Freud in Coney Island». in Zoe Beloff [éd.]. The Coney Island
Amateur Psychoanalytic Society and lts Circle, New York, Christine Burgin, 2009, p.19-43.
53
Mon travail en tant qu'artiste consiste à explorer des moyens de
révéler graphiquement les processus inconscients de l'esprit et de
découvrir comment ils recoupent les technologies de l'image en mou
vement. Au début des années 1990,j'ai commencé à collectionner des
films amateurs pour mon film A Trip to the Land of Knowledge (1994).
Je voulais trouver un moyen de mettre en lumière ce que Freud a
appelé «la psychopathologie de la vie quotidienne»,de montrer com
ment ces films de famille naïfs,à l'instar des rêves ou des lapsus,en
disent bien plus qu'ils ne le voudraient sur la part obscure de la dyna
mique inconsciente des rapports entre parents et enfants. Dans mon
CD-ROM de cinéma interactif Beyond (1997). je me suis intéressée à
la façon dont des écrivains et philosophes comme Henri Bergson ou
les psychothérapeutes Sigmund Freud et Pierre Janet ont théorisé la
mémoire et l'inconscient dans leurs liens avec l'avènement de la repro
duction mécanique. J'ai rephotographié d'anciens films amateurs et
de vieux films de la Bibliothèque du Congrès pour créer de nombreux
courts-métrages qui ouvraient un espace ambigu. Ces femmes dont
l'image sautait à l'écran étaient-elles véritablement les hystériques
dont il était question dans les études de cas décrites par le commen
taire en voix off? Cet état indécis entre son et image créait un vide,un
espace où se demander ce que l'image en mouvement peut révéler ...
un espace entre voir,imaginer et projeter.
Je pars toujours d'archives et de documents historiques. Mais ce
que je veux,c'est trouver des moyens de documenter l'intangible, des
images qui «ne sont pas là». J'ai créé des séances stéréoscopiques ins
pirées de récits de spirites. J'ai essayé de montrer le monde vu à tra
vers les yeux de patients souffrant de troubles mentaux,de transmettre
l'expérience de l'hallucination et du délire. J'ai exploré les tentatives
faites par les psychanalystes eux-mêmes dans les années 1920 et 1930
pour enregistrer sur pellicule leurs patientes2. Je me considère comme
un médium,une interface entre les vivants et les morts,entre le monde
réel et le monde virtuel des images et des sons. Mon rôle en tant qu'ar
tiste est simplement,je pense,d'être ce à travers quoi quelque chose
54
Robert, qui se faisait appeler« Bobby Beaujolais», en était l'un des der-
niers membres. Lorsque la Société s'est dissoute au début des années 1
!)70, il a été assez prévoyant pour emballer les archives, restées dans
son sous-sol jusqu'à son déménagement en Floride.
La Société psychanalytique amateur de Coney Island n'est pas née
directement de la visite de Freud au parc d'attractions à l'été 1909.
Elle a été inaugurée en 1926 par Albert Grass, le concepteur visionnaire
de parcs d'attractions. D'après ce que j'ai pu reconstituer à partir des
archives publiques et des notes qu'il conservait dans le bureau de la
Société, Grass aurait découvert les écrits de Freud pendant la Première
Guerre mondiale alors qu'il servait en France dans le Signal Corps.
Je dois l'avouer, pour moi, Grass est véritablement une âme sœur,
un artiste, un technologue et un rêveur. J'adore feuilleter les vieux
manuels; de fait, je possédais déjà des volumes de la New Electric
Library d'Aude! et j'ai été ravie de trouver des pages des exemplaires
de Grass tout usées et remplies d'annotations où se déployaient des
trésors d'imagination, et où je pus voir ses premières ébauches d'une
carte de l'esprit en trois dimensions. J'avais moi-même créé une ins
tallation en partie inspirée par cette collection de livres, The Influen
cing Machine of Miss Natalija. Elle comprenait un diagramme sté
réoscopique ou phantogramme d'une machine imaginaire décrite par
la patiente schizophrène d'un des premiers disciples de Freud, Victor
Tausk, machine dont elle croyait qu'elle influençait son esprit et son
corps. Mais je n'avais jamais imaginé quelque chose d'aussi ambitieux
que les plans visionnaires de Grass pour un immense parc d'attrac
tions qui donnerait corps aux mécanismes de l'inconscient tels que
Freud les décrit dans le chapitre sept de L 'Interprétation du rêve.
L'ŒIL DE LA CONSCIENCE
La légende veut que, avant la Grande Guerre, Albert Grass ait
démarré sa carrière dans le célèbre Insanitarium with Blowhole
Theatre au service de George Tilyou, le propriétaire du Steeplechase
Park et du grand Pavilion of Fun de Coney Island4. Après l'armistice
4 Dans son essai « Freud in Coney Island», op. cit., Norman Klein décrit la réaction de
Freud à sa descente dans le ça, où les hommes et les femmes étaient séparés par des
clowns déchaînés et. pour la plus grande joie du public, les jupes des femmes soulevées
par des jets d'air chaud.
57
de l'inspiration et de l'imagination [ ... ) et d'appliquer cette recherche
i1 la réforme de la réalité&». Les surréalistes étaient bien entendu fas
cinés par les théories de Freud. L'œil était le symbole du surréalisme,
mais on peut se demander si l'idée de construire un palais du rire de
l'ête foraine pour célébrer l'inconscient n'aurait pas germé dans la
tête de Grass. Les New-Yorkais cosmopolites issus de Harvard
qu'étaient Levy et Woodner connaissaient-ils les plans d'Albert Grass
et les activités de la Société psychanalytique amateur de Coney
Island? C'est là l'une des nombreuses questions intrigantes que
soulève la découverte de leurs archives.
De la même façon, on peut établir des parallèles entre les plans de
Grass pour sa figure centrale Libido, la déesse géante aux seins nus
Creation qui gardait l'entrée du Dreamland originel et le Rêve de Vénus
de Dali, forme que prit finalement la «Maison surréaliste» à !'Exposi
tion universelle. Au début du XX• siècle, les visiteurs pénétraient dans
le parc d'attractions sous les ailes déployées de la «Création». En 1939,
c'est entre les fines jambes de plâtre écartées et sous la combinaison
à froufrous d'une géante invisible qu'ils pénétraient dans le « Rêve de
Vénus.». Si le pavillon de la «Libido» de Grass n'était pas aussi osé que
celui de Dali, ses croquis montrent que les visiteurs seraient entrés
dans un bâtiment de 4,5 mètres de haut représentant une jeune fille
prépubère par une porte située entre ses cuisses.
L'autre indice des liens de Grass avec le monde plus savant de la
Side-Show
psychanalyse est un livre que j'ai trouvé dans les archives:
Tricks Explained: Sword Swallowing, Fire Eating, Feats of Strength,
Juggling Secrets, Etc. de Hereward Carrington, un manuel des tours
de fête foraine qui portait la dédicace: «A mon cher ami, chercheur
de la vérité: Albert Grass». D'origine britannique, Carrington était
un spécialiste des phénomènes métapsychiques qui s'était installé
aux États-Unis, où il travaillait pour l'American Society for Psychic
Research. Il correspondait avec Freud sur les questions ayant trait
6 Voir Ingrid Schaffner, Salvador Dali's Dream of Venus: The Surrealist Funhouse from
t he 1939 World's Fair, New York, Princeton Architectural Press, 2002, p. 38. Les plans
initiaux de Levy et Woodner ne furent pas réalisés. Les deux hommes décidèrent plutôt
de se tourner vers le grand artiste et homme de scène Salvador Dali, qui construisit le
pavillon du Rêve de Vénus.
59
branche locale de la Ligue créée par Grass, mais il devint rapidemunt.
clair que les buts de Grass étaient bien plus radicaux:
Sigmund Freud a écrit que nos rêves sont la voie royale menant
à l'inconscient. Chaque nuit, nous sommes plongés dans un
monde de fantaisie aussi stupéfiant que tout ce que nous pou
vons voir le samedi soir au cinéma. Mais comment capter les
expériences les plus ardentes pour qu'elles soient correcte
ment analysées et enregistrées pour les générations à venir?
La réponse, mes amis, réside dans nos nouveaux outils, la
caméra Cine-Kodak et le projecteur Kodascope, qui nous per
mettent de rejouer nos rêves sur pellicule en réalisant une
reproduction parfaite des vagabondages nocturnes de notre
esprit, des étranges aventures de notre âme. Comme ces films
auront bientôt le son et la couleur et que l'illusion sera alors
parfaite, nous offrirons nos rêves les plus obscurs à la claire
lumière de la raisonlO.
63
rêvé extravagant puis, en le décomposant plan par plan, d'analyser
et meltre au jour le souhait particulier qui se cachait en lui.
UN ÇA MONSTRUEUX
Le texte de Freud inspira à Grass l'idée de la série des films de rêve
qui allaient devenir pendant quarante ans une tradition de la Société.
En même temps, il convient d'observer que le film préféré de Grass
ùlait Fatty à la fête foraine (Coney Island, 1917), réalisé par Roscoe
« Fatty» Arbuckle, dans lequel jouent le gros bonhomme en personne
et Buster Keaton jeune 12. Ainsi que l'indiquent ses notes, Grass ado
rait divertir les membres de la Société par une projection suivie d'une
conférence dans laquelle il montrait la façon dont le film illustrait
la théorie du moi de Freud. Arbuckle y est l'incarnation du «ça» le
plus monstrueux, charmant, androgyne et espiègle, libéré des règles
du «moi» civilisé comme des flics du «surmoi», et même émancipé des
limites du genre, régressant à un parfait état infantile et polymorphe
de désir sans entrave. Arbuckle était aussi le modèle du clown obèse
du dessin animé que Grass prévoyait de projeter sur le toit du pavillon
de l'inconscient dans les plans de son Dreamland.
Que Grass ait énoncé cela bien avant que les théoriciens du cinéma
s'intéressent à la psychanalyse et avant que les comédies du cinéma
muet soient considérées dignes d'attention critique est extraordi
naire. En effet, la seule personne dans les années 1920 à avoir vérita
blement compris et formulé le potentiel subversif du burlesque muet,
c'est Luis Buiiuel dans son article de 1927, «Sportif par amour de
Buster Keaton 13 ». Encore une fois se pose la question de savoir si
12 Grass aura eu accès à ce film par les bibliothèques Kodascope. Initiées en 1924 par
William Beach Cook, elles furent mises en place par Kodak au printemps 1925 à travers
les États-Unis dans des bureaux régionaux et des magasins de photo locaux. Préfigurant
les vidéoclubs, Kodak prêtait les négatifs de pellicules à grain fin provenant de quantité
de producteurs hollywoodiens et réalisait de somptueux tirages ambre et sépia destinés
à la location. Il s'agissait essentiellement de comédies et d'actualités. Grass aura pu
commander à la fois la série Out of the lnkwe/1 de Fleischer et les courts-métrages de la
Comique Film Corporation de Roscoe Arbuckle.
13 Paul Hammond, The Shadow and lts Shadow, San Francisco, City Lights Books,
2001, p. 61. (Pour une version française du texte de Buiiuel, voir« Sportif par amour de
Buste, Keaton», in Luis Buiiuel, Le Christ à cran d'arrêt, trad. Jean-Marie Saint-Lu, Paris,
Pion, 1995, p.131-132.)
65
de 1927 intitulé «Kitsch onirique»: «L'histoire du rêve reste encorn
à ecrire, et l'étude historique, en mettant ce domaine en lumière,
ouvrirait une brèche décisive dans la superstition d'une détermination
nutu l'l!lle des phénomènes humainsl5.»
Ce que Benjamin dit, c'est que pendant que Freud explorait lu
,:onstitution psychique de l'individu en étudiant les rêves, il ne sn
préoccupait pas des structures plus générales de la société ni de lu
façon dont les évolutions d'une société influencent notre inconsciunt..
Benjamin a imaginé qu'une histoire du rêve pourrait nous dire qui nmrn
sommes au sein d'un contexte social plutôt que de reléguer l'imagina
t.ion à des sphères atemporelles et anhistoriques. Il me semble que en
serait un angle idéal pour envisager les «films de rêve» de la Sociétù.
Si les «films de rêve» paraissent mal filmés et parfois guère plus
que de banals films amateurs, on peut néanmoins partager l'analysn
de Benjamin quand il dit que l'époque du rêve visionnaire ou héruïqun
est révolue:
[Le rêve] est devenu gris. La couche de poussière grise sur les
choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des
chemins de traverse menant au banal. La technique confisque
définitivement l'image extérieure des choses, comme des bil
lets de banque qui vont être retirés de la circulation 16.
15 Walter Benjamin, « Kitsch onirique», trad. Pierre Rusch, in Œuvres 11, f',ir,•,.
Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p. 7.
16 Ibid., p.7-8.
LES
ÉMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
Zoe Be/off
Traduction de l'anglai
ar Stéphanie Levet
� ' ·,
Zoe Beloff, Data Ctouds (2016)
détails provenant de l'installation Les tmotions vont au travail.
Zoe Beloff. dessin d'après un photogramme de Ha! Ha! Ha!,
un film réalisé par Dave Fleischer. 1934.
LES
éMOTIONS
VONT
AU TRAVAIL
ZoeBeloff
81
de nouveaux gadgets à destination de ces mêmes personnes dans une
sorte de boucle de feedback infinie et extrêmement lucrative.
Les entreprises cherchent de plus en plus à rendre notre lien avec
leurs avatars technologiques toujours plus naturel et évident, à tel
point que nous ne nous rendons même pas compte que nous révélons
de plus en plus de choses nous concernant à mesure que la technologie
pénètre plus profondément dans notre vie. Nombre de ces nouvelles
technologies appartiennent à l'Internet des objets (IdO), ces machines
connectées qui sont tout le temps en marche. Elles peuvent être à pre
mière vue aussi inoffensives qu'un thermostat, une lampe qui s'allume
quand on entre chez soi ou une caméra de surveillance. Ces produits
nous sont présentés comme des amis et des aides capables d'anticiper
nos désirs et nos frustrations et de devenir des membres indispen
sables de notre famille. À en croire les entreprises qui les fabriquent,
ils sont également «intelligents», «autonomes» et, surtout, désirables.
Le marketing de l'Internet des objets exploite notre désir de sécu
rité, de sympathie et de compagnie. Certains appareils communiquent
avec nous en langage naturel. La petite fille de la publicité d'Amazon
pour son dernier objet intelligent déclare qu'Alexa est vraiment super
parce qu'elle sait des tas de choses: «Il suffit de lui demander.» Et elle
ajoute: « Comment elle peut savoir tant de choses alors qu'elle est si
petite 1?» En vérité, Alexa ne tardera pas à en savoir davantage encore.
Une fois installés dans les cuisines, les salons et les chambres, ces
appareils ne cessent de rassembler des informations sur les familles
qui les hébergent, qu'ils envoient en continu aux entreprises dont ils
sont issus. Et plus ces sociétés en sauront sur ce que nous ressentons,
plus leurs substituts comme Alexa se mêleront inextricablement à notre
vie. Il existe même des logiciels «capables de reconnaître les émotions»,
comme Affectiva, qui peut lire nos expressions et en déduire notre état
émotionnel pour en informer en temps réel les publicitaires et les dis
tributeurs, mais j'y reviendrai plus tard.
De fait, en écrivant cela je me surprends à verser dans l'anthropo
morphisme. Nous devons veiller à ne jamais oublier que les machines,
82
y compris les ordinateurs les plus sophistiqués, ne sont pas douées
de conscience, encore moins capables de désirs ou de projets. Elles ne
font qu'exécuter des calculs. Néanmoins, leurs algorithmes ont des
conséquences. C'est aux personnes qui écrivent ces algorithmes et
aux entreprises qui en sont propriétaires que nous devons en
attribuer la responsabilité.
LE BIO-POUVOIR
IBM appelle cette nouvelle relation entre les gens et les choses
« l'ère cognitive». Pour commencer à appréhender ce que cela peut
signifier à un niveau politique et social, il est important de com
prendre la notion d'affect. L'affect peut être défini comme ce qui tire
le corps humain au-delà de ses limites extérieures qui nous relient au
monde. Les émotions ressortissent au terme d'affect mais, de façon
plus fondamentale, ce mot désigne ce qui nous relie au monde à tra
vers ce que nous ressentons en deçà même du seuil de la conscience.
Cela implique à la fois nos états biologiques et nos états psycholo
giques, notre rythme cardiaque et notre pression artérielle tout comme
nos émotions et nos angoisses.
Pour que l'affect puisse être instrumentalisé, autrement dit pour
qu'il puisse devenir une marchandise utile, il doit d'abord être trans
formé en donnée. L'archéologue du savoir Michel Foucault a créé le
terme de «bio-pouvoir» pour expliquer comment ce type de données
peut être utilisé par les instances de pouvoir pour façonner la société.
Il a montré comment, à partir du XVII• siècle, l'État français s'est mis
à compiler des statistiques dans le but d'organiser et d'optimiser la
population. Il pouvait s'agir de construction d'écoles comme de santé
publique. Il a démontré que ce facteur avait été crucial dans le déve
loppement du capitalisme. Les travailleurs devaient être formés et
prêts à obéir aux ordres. Le travailleur productif devait être non seu
lement en bonne santé physiquement mais également stable émotion
nellement. Aussi les données concernant l'affect ont-elles constitué un
élément essentiel de l'équation.
Aujourd'hui, le bio-pouvoir appartient non seulement aux gouver
nements des États mais aussi aux entreprises transnationales. L'une
des plus grandes et de celles qui ont une influence considérable sur
83
Les hystériques furent parmi les premiers corps bio-médiatisés,
c'est-à-dire des êtres biologiques constituant la source de
l'information. Aujourd'hui, l'Association américaine de psychiatrie
publie un inventaire exhaustif des symptômes de maladie mentale,
le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM).
Ces informations sont une source de bio-pouvoir utilisée pour
distinguer les gens sains d'esprit des malades mentaux, les
personnes qui seront employées de celles qui ne peuvent pas
travailler, celles qui toucheront une pension d'invalidité de celles qui
n'en auront pas.
LA MÉTHODE GRAPHIQUE
Nombre des appareils utilisés à la Salpêtrière pour obtenir des
bio-données furent inventés par le physiologiste Étienne-Jules Marey
et reposaient sur sa « méthode graphique». Très simplement, la
méthode graphique utilisait un appareil de mesure lié à une aiguille
qui se déplaçait sur une bande de papier enroulée autour d'un cylindre
tournant. C'est l'origine de l'électrocardiogramme actuel et de nom
breux appareils médicaux.
Alors que les sujets de Marey étaient souvent attachés à des dis
positifs encombrants, aujourd'hui nos smartphones, Fitbits et autres
appareils saisissent automatiquement toutes sortes d'informations
concernant les mouvements de notre corps. Ces informations tirées du
corps peuvent se recouper et s'associer avec d'autres flux d'informa
tions: le trafic Internet, le cours des actions, les capitaux aussi bien
humains que monétaires. En se rejoignant ou en s'opposant, ces flux
disparates d'informations deviennent le sang qui irrigue la société.
Marey a également utilisé la photographie pour enregistrer les
mouvements du corps dans le temps. Il a mis au point des appareils
capables d'enchaîner rapidement les prises de vue. Mais ce n'était pas
la photographie en soi qui l'intéressait, car elle s'enracine dans l'indi
viduel, le particulier, dans l'instant unique. La seule chose qui intéres
sait Marey, c'était d'utiliser la photographie pour saisir des données
susceptibles d'être généralisées. Ses sujets étaient donc vêtus de noir,
avec des lignes et des points blancs sur leurs tenues pour indiquer
les membres et les articulations. En 1895, par exemple, l'armée fran
çaise lui demanda de trouver la meilleure méthode de marche. Il prit
89
anxieuses, tristes ou abattues, celles dont les muscles faciaux refuse
ront de se comporter comme il faut dans ce meilleur des mondes.
LA MARCHE DU PROGRÈS?
Le cloud, littéralement le nuage, est une métaphore pour désigner
les immenses réseaux d'ordinateurs, de serveurs, de stockage, d'appli
cations et de services sur lesquels repose l'Internet des objets. On peut
imaginer des nuages de données monstrueux qui, à mesure que de
plus de plus de données émotionnelles seront compilées et stockées,
vont traverser le ciel en prenant la forme de visages humains, des
expressions changeantes et mobiles nées des données affectives de
millions et de millions de gens - image qui associe l'animisme des
peuples indigènes et le monde hi-tech de l'intelligence émotionnelle
artificielle, les deux extrêmes des recherches d'Ekman.
Cet énorme nuage de tempête à visage humain qui gronde rappelle
l'allégorie de !'Histoire de Walter Benjamin. L'Ange de !'Histoire bat
furieusement des ailes contre la tempête qui approche sans pourtant
pouvoir l'arrêter:
12 Walter Benjamin,« Sur le concept d"histoire », trad. Maurice de Gandillac revue par
Pierre Rusch, in Œuvres Ill, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p.434.
98
dans les sciences de la vie, le capital-investissement et la recherche.
Ensemble, ces entreprises relient les réseaux qui sont en nous, notre
propre substance biologique, à ceux qui se trouvent à l'extérieur de
nous, l'Internet des objets et les réseaux du capital mondial.
Comme avec le schéma de L'Homme comme palais industriel,
nous pouvons lire le logo d'Alphabet pour nous aider à comprendre
les fondements idéologiques de l'entreprise. Le mot «alphabet» est
écrit en lettres colorées entourées de cubes en bois eux-mêmes illus
trés de lettres de l'alphabet et évoquant une salle de jeux de petit
enfant. Qu'est-ce qui pourrait être plus adorable ou inoffensif? Mais
regardons-y de plus près. Ces cubes sont des jouets éducatifs donnés
aux enfants à l'âge où ils commencent à accéder au langage. Le psy
chanalyste Jacques Lacan considère ce moment comme celui de l'ac
cès au symbolique, c'est-à-dire à l'ordre et à la structure du monde
social. Pour lui, le langage n'exprime pas la pensée mais, plus fon
damentalement, il la constitue. Le langage rend possible la pensée.
La conscience et l'inconscient se structurent dans et par le langage.
C'est à de telles profondeurs en nous en tant qu'êtres sensibles que
l'entreprise Alphabet Inc. cherche à s'insinuer.
Le mot «alphabet» lui-même renvoie non seulement aux langages
naturels mais aussi à l'« alphabet des passions», c'est-à-dire les
affects, et même, plus essentiellement encore, à l'alphabet chimique
de base à partir duquel nous sommes fabriqués, l'ADN. On pourrait
dire qu' Alphabet Inc. est en train de mettre en place un cadre pour
créer un vaste langage universel de la vie, résumée à la circulation et
à la production de capital.
La marche du progrès est-elle inévitable? Pour ne prendre qu'un
seul exemple, la ligne qui relie la poupée parlante d'Edison à la Barbie
interactive constitue-t-elle une téléologie inévitable? Il est dans l'in
térêt de certaines personnes de nous faire croire que tel est le cas,
en particulier quand ces personnes nous vendent des produits et des
services. Toutefois, nous devons toujours garder à l'esprit que les
machines, aussi «intelligentes» qu'on les prétend être, ne pensent
pas. Elles ne sont pas douées de conscience. Elles ne sont ni gentilles
ni malveillantes. Elles ne veulent rien de nous. Elles ne désirent pas
nous contrôler car cette notion n'a aucun sens pour une machine.
99
Elles savent peut-être décrypter l'expression de notre visage grâce à
des algorithmes, mais elles sont incapables de comprendre ce qu'une
émotion est véritablement parce qu'elle ne peuvent pas l'éprouver.
Elles ne font que calculer, manipuler des données, les transmettre
et les stocker. Rien de plus. Comme l'a dit le philosophe Ludwig
Wittgenstein: « La proposition Hune machine pense (perçoit, désire,
etc.)" semble n'avoir aucun sens. C'est à peu près comme si nous
demandions: "Quelle est la couleur du chiffre 313 ?"»
Si l'Internet des objets modifie notre rapport au monde, ce n'est
que parce que nous anthropomorphisons ces objets extrêmement
vivants. C'est nous qui dotons des objets inanimés du pouvoir d'agir.
Si nous comprenons pourquoi et comment nous le faisons, alors peut
être pourrons-nous commencer à imaginer d'autres relations avec les
choses que nous-mêmes inventons.
13 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier bleu et le Cahier brun. trad. Guy Durand, Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1965, p.115.
100
la vérité de mon moi inconscient. Tout discours est indirect. Il vient
d'un lieu que je ne suis pas. Notre inconscient est comparable à un
corps étranger qui nous contrôle.
Mon propos est d'avancer que l'on peut concevoir l'Internet des
objets comme des parties détachées de notre être, des objets partiels
autonomes qui sont autant de délocalisations d'aspects de nous
mêmes que nous douons d'intelligence et de personnalité. C'est pour
cette raison qu'ils sont si séduisants 16.
Il serait naïf de penser qu'il suffit de nous réveiller, d'ouvrir les
yeux et de considérer les objets qui nous entourent pour ce qu'ils
sont vraiment. Nous ne pouvons pas sortir du monde pour le regarder
objectivement, car notre être tout entier est toujours en interaction
avec notre environnement social.
Je pense que nous devons envisager d'autres relations affectives
entre les gens et les objets, qui ne soient pas déterminées par des
objectifs comme nous vendre des choses ou surveiller ce que nous res
sentons, ou encore faire de nous de meilleurs travailleurs, mais qui
soient peut-être du côté du jeu et de la joie, de l'imprévisible et du col
lectif. Voyons si nous pouvons trouver de telles relations. De nouveau,
je vais me tourner vers Walter Benjamin, cette fois pour nous guider
vers l'avenir en nous tournant vers le passé.
16 Par rapport à notre propension à personnifier les choses, il peut être intéressant
de se référer à l'analyse que Ziïek fait de la «prosopopée », cette figure de rhétorique
par laquelle on fait parler ou agir une personne absente ou imaginaire. Il écrit que
«l'attribution de la parole à une entité habituellement perçue comme incapable de parler
(la nature, la marchandise, la vérité elle-même] est pour Lacan la condition de possibilité
de la parole, non une complication secondaire. ( ... ] La prosopopée primordiale est l'ordre
symbolique lui-même par lequel nous sommes constitués en tant que sujets. » Voir Slavoj
Ziïek, «ldeology Ill: To Read Tao Many Books ls Harmful », Lacan dot corn, janvier 2008,
http//www.lacan.com/blog/files/jan-2008.html (consultée le 11 novembre 2016].
102
DE NOUVELLES RELATIONS ENTRE LES GENS ET LES OBJETS
17 Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIX' siècle», trad. Maurice de Gandillac revue
par Pierre Rusch, in Œuvres Ill, op. cit., p. 47-48.
103
Postface
DISTRACTIO
ET
ÉMANCIPATION
ork Zabunyan
TECHNIQUES
DE LA
DISTRACTION
ZoeBeloff
Préface
Paul Sztulman
Postface
Dork Zabunyan
Sous la direction
de Paul Sztulman et
Dork Zabunyan
« Mon travail en tant qu'artiste
consiste à explorer des moyens
de révéler graphiquement les les presses du réel - 12 €
processus inconscients de l'esprit et La petite collection ArTeC
de découvrir comment ils recoupent
1 11111 11 1 1 1 1li l li l l li Il
ISBN: 978-2-37896-080-3
les technologies de l'image
en mouvement.»
- Zoe Beloff - 9 7 823 7 8 9 60 8 03