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Georg Lukács

La spécificité de
la sphère esthétique.
Cinquième Chapitre :
Problèmes de la mimésis I
La genèse du reflet esthétique.

Traduction de Jean-Pierre Morbois


2
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

3
Ce texte est le cinquième chapitre de l’ouvrage de Georg
Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen.
Il occupe les pages 352 à 441 du tome I, 11ème volume des
Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied & Berlin, 1963,
ainsi que les pages 329 à 414 du tome I de l’édition Aufbau-
Verlag, Berlin & Weimar, DDR, 1981.
Les citations sont, autant que possible, données et référencées
selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition
française, les traductions des textes allemands sont du
traducteur. De même, lorsque le texte original des citations est
en anglais, c’est à celui-ci que l’on s’est référé pour en donner
une traduction en français.
Dans ce texte qui traite de la dissociation progressive de l’art
et de la magie, il est fait un usage abondant du terme Gebilde
dont la racine bilden [former, façonner, modeler] indique qu’il
s’agit de quelque chose à laquelle l’homme a donné forme.
Nous avons écarté le terme d’œuvre, pour le réserver à l’art
déjà constitué [Werk] ou celui de création [Schöpfung], car
créer nous semblait indiquer déjà une intention artistique,
inexistante dans les temps primitifs. Nous avons choisi de le
rendre par le terme plus neutre de production.

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Cinquième chapitre
Problèmes de la mimésis I
La genèse du reflet esthétique.
1. Problèmes généraux de la mimésis.
Si nous passons maintenant à l’autre source, déterminante, de
l’art, à savoir l’« imitation », nous n’entrons pas, du point de
vue d’une théorie générale de la connaissance, dans un
nouveau domaine. Notre analyse des formes prétendues
abstraites a en effet montré que même celles-ci sont des
modes de reflet de la réalité objective. Aussi importante que
puisse être du point de vue de l’esthétique la différence entre
ces deux types de comportement, ils restent cependant des
variétés d’une seule et même espèce : le reflet de la réalité.
Dans le cas de l’« imitation », précisément, ceci mérite à
peine d’être étayé, puisque l’imitation ne peut assurément
signifier rien d’autre que transposer dans sa propre pratique le
reflet d’un phénomène de la réalité. C’est pourquoi on peut
aisément comprendre que l’« imitation » au sens le plus large
du terme est un fait élémentaire et généralement répandu du
tout être organisé supérieur. Nous le trouvons comme
phénomène général chez presque tous les animaux supérieurs :
à ce niveau d’évolution, la transmission des expériences des
plus âgés aux plus jeunes ne peut encore absolument pas se
produire autrement que sous la forme de leur imitation. Non
seulement les jeux des jeunes animaux reposent sur
l’imitation des mouvements, des modes de comportement des
adultes, dans les événements sérieux de la vie, mais fait aussi
partie de cette rubrique la manière dont par exemple les
hirondelles enseignent à leurs petits comment voler avant la
migration vers le sud. C’est pourquoi l’imitation est un fait
élémentaire de toute vie hautement organisée, qui dans sa

5
relation réciproque à son environnement ne peut plus se
limiter à de simples réflexes non conditionnés. Pavlov dit
« que l’animal pourrait exister à l’aide de ses réflexes non
conditionnés si le monde extérieur était constant. » C’est
pourquoi la conservation et la transmission des expériences
indispensables pour la vie de l’espèce ne peuvent avoir lieu
qu’au moyen de l’imitation. Elle devient indispensable pour
fixer les réflexes conditionnés ; car pour l’adaptation à
l’environnement, pour la maîtrise de son propre corps, de ses
propres mouvements, l’un des moyens les plus importants de
la maîtrise de l’environnement, elle est le moyen le plus
efficace.
C’est sur cette base naturelle que l’imitation s’instaure chez
l’homme aussi comme fait élémentaire, tant de la vie que de
l’art aussi ‒ certes pour ce dernier au travers de médiations
complexes et alambiquées. L’antiquité, pour laquelle la
théorie du reflet ne portait pas encore les stigmates du
matérialisme, où celle-ci constituait encore, comme chez
Platon, une partie intégrante fondamentale de l’idéalisme
objectif, a de ce fait, au travers de ses plus grands penseurs, il
suffit de mentionner Platon et Aristote, reconnu sans réserve
ce fait élémentaire comme fondement de la vie, de la pensée
et de l’activité artistique. Ce n’est que lorsque l’idéalisme
philosophique des temps modernes s’est vu acculé à une
position défensive face au matérialisme, qu’il a été contraint à
rejeter la théorie du reflet afin de sauver la priorité de la
conscience par rapport à l’être ‒ ce dernier étant produit par
celle-là ‒ que la théorie du reflet est devenue un tabou
académique. Face à cette position fondamentale, il est
indifférent pour notre problème qu’il s’agisse d’un idéalisme
subjectif ou objectif, que la production de la réalité par la
conscience soit pensée sous une forme selon Berkeley ou
Hume, selon Kant ou Husserl. Les conséquences d’une telle

6
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

posture idéaliste sont faciles à voir. Si le reflet de la réalité


objective, indépendante de la conscience, ne constitue plus le
point de départ gnoséologique, l’imitation devient quelque
chose d’énigmatique pour une part, de superflu d’autre part.
Toutes les théories modernes qui se préoccupent par exemple
des jeux des hommes et des animaux, en restent à mi-chemin,
justement au point décisif. Nous avons vu comment Groos, 1
par exemple, mystifie cette question pour écarter l’imitation.
D’où proviennent les pressentiments, les réactions innées,
pourquoi se manifestent-ils comme imitations ludiques de
modes de comportements ultérieurement utiles, comme
exercices ludiques pour la maîtrise de son propre corps, voilà
qui reste une énigme. Mais comme dans la reconnaissance de
l’imitation pouvait se cacher une reconnaissance du reflet de
la réalité objective, on préfère dans l’idéalisme moderne une
mystique dogmatique à une simple explication rationnelle.
Un autre motif empêche que la question soit posée de manière
juste : dans l’examen des différences entre l’animal et
l’homme, le travail est laissé de côté. L’anthropologie
moderne ‒ au contraire de celle qui fait immédiatement suite à
Darwin ‒ accentue très fortement cette différence, parfois
jusqu’à sa surestimation. Mais si l’on décrit seulement les
phénomènes résultant du travail, comme la nécessité pour les
hommes de s’orienter dans des situations toujours
changeantes en opposition au mode de vie tendanciellement
stable des animaux, y compris les plus évolués, sans se référer
à leur base, au travail, alors, comme nous avons pu le voir
dans d’autres contextes l’analyse reste superficielle et à cause
justement de l’importance exagérée accordée aux différences,
elle néglige obligatoirement ses éléments les plus importants.

1
Karl Groos (1861-1946), psychologue allemand, surtout connu pour avoir
développé une vision instrumentaliste du jeu.

7
Cette faiblesse se manifeste sans doute le plus fortement dans
les théories appliquées à l’esthétique, théories qui apprécient
mal le rôle du travail dans l’humanisation des hommes, dans
sa fonction décisive dans son existence d’homme. Il en est
ainsi surtout dans la célèbre théorie de Schiller sur le jeu
comme base de l’esthétique : « L’homme ne joue que là où
dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est
tout à fait homme que là où il joue. » 2 Il n’est pas trop
difficile de comprendre les raisons ‒ tout à fait notables et
importantes ‒ qui ont conduit Schiller à cette théorie : il s’agit
surtout de la critique de la division capitaliste du travail avec
ces conséquences qui menacent constamment et de plus en
plus l’intégrité de l’homme. Il y a donc, dans les
considérations, de Schiller un profond humanisme sous-jacent,
et en même temps une angoisse tout à fait justifiée devant les
effets de la production capitaliste et de la division du travail
sur l’art contemporain. Malgré cela, le résultat de ses
raisonnements est obligatoirement, en dernière instance,
erroné. Non seulement, comme on l’a déjà démontré à
maintes reprises jusqu’à maintenant, parce que la genèse de
l’art ainsi que l’élucidation philosophique de son essence
esthétique devient de la sorte impossible, mais aussi parce que
la stricte isolation chez Schiller de l’art et de l’activité
artistique par rapport au travail, la mise en opposition radicale
des deux doit nécessairement conduire à un rétrécissement, à
une disparition du contenu de l’art lui-même. Dans ses
analyses concrètes, Schiller a souvent profondément ressenti
ce danger ; qu’il n’ait pas toujours pu le surmonter ‒ même
dans des considérations isolées ‒ renvoie à cette confrontation
agonistique néfaste de l’art et du travail. Combien il est
important ici de bien comprendre la juste corrélation, c’est ce
2
Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre
n° 15, Trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 221

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

que montre l’exemple de Fourier. 3 À partir des mêmes


phénomènes sociaux que Schiller ‒ certes à un degré
supérieur, objectivement comme subjectivement ‒ il parvient
dans la critique de la division capitaliste du travail, dans sa
comparaison avec celle du socialisme, à la conclusion
apparemment totalement opposée, mais présentant cependant
une proche affinité méthodologique, selon laquelle, dans la
société socialiste, le travail deviendrait un jeu. Là aussi, on
abolit à tort la différence fondamentale entre se reproduire et
se faire plaisir ‒ les deux pris au sens social ‒ ; c’est justement
cette nature spécifique du travail, elle qui fonde son
importance cruciale pour l’évolution de l’humanité, qui se
trouve de la sorte minimisée, par suite d’une juste critique de
son avatar capitaliste, critique qui pourtant ne vise pas
seulement à abolir celui-ci, mais aussi l’essence du travail. Si
Marx rejette cette conception de Fourier : « Le travail ne peut
pas devenir jeu, comme le veut Fourier. » 4 il n’oublie pas
dans ses remarques explicatives, après avoir souligné les
mérites de Fourier, de mentionner là aussi, pour une juste
compréhension du travail, les conséquences qui apparaissent
en réalité : « Le temps libre ‒ qui est aussi bien temps de loisir
que temps destiné à une activité supérieure ‒ a naturellement
transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en
tant que tel qu’il entre alors dans le procès de production
immédiat. Ce dernier est à la fois discipline, si on le considère
dans la perspective de l’homme en devenir, et en même temps
exercice pratique, science expérimentale, science
matériellement créatrice et s’objectivant, dans la perspective
de l’homme tel qu’il est au terme de ce devenir, dans le
cerveau duquel existe le savoir accumulé de la société. Pour

3
Charles Fourier (1772-1837), philosophe français, socialiste utopique.
4
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », éd. J.-P.
Lefebvre, Paris, Les Éditions Sociales, 2011, cahier VII, 5, p. 667.

9
l’un et l’autre, dans la mesure où le travail exige qu’ils
mettent pratiquement la main à la pâte et se meuvent
librement, comme dans l’agriculture, il y a en même temps un
exercice. » 5 Les conséquences les plus importantes sont
précisément celles qui naissent en dehors du travail
proprement dit, dans le temps de loisir, mais pas
indépendamment du travail, et avec des répercussions très
importantes sur celui-ci. Le fait que Marx ne mentionne ici
que l’aspect scientifique de la question, et pas expressément
l’aspect esthétique, ne change rien à l’affaire : la relation
réciproque, essentielle ici, entre travail et « activité
supérieure » se trouve suffisamment éclairée.
Le rejet de la théorie du reflet par l’idéalisme philosophique
des temps modernes, cause ultime de la déformation des
problèmes traitée ici, a finalement encore pour nos
considérations actuelles la conséquence importante que le
reflet de la réalité objective se trouve identifié de manière
totalement dogmatique, sans fondement ou analyse véritable,
à une photocopie mécanique. Il est compréhensible que la
théorie de la copie mécanique de la réalité dans la conscience
soit aussi proclamée par l’ancien matérialisme, non
dialectique. Cela fait donc partie des « arguments » courants
contre le matérialisme dialectique que d’identifier sans
examen ni preuve sa théorie du reflet, à la théorie de la
reproduction photographique de la réalité. Nous avons déjà
mentionné là-contre une prise de position polémique chez
Lénine. Dans un autre passage, il exprime encore plus
résolument cette idée sur la substance même de la chose :
« La connaissance est le reflet de la nature par l'homme. Mais
ce reflet n'est pas simple, pas immédiat, pas total ; c'est un
processus fait d'une série d'abstractions, de la mise en forme,

5
Ibidem p. 668.

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

de la formation de concepts, de lois, etc., ‒ et ces concepts,


lois, etc., (la pensée, la science = "l'idée logique") embrassent
relativement, approximativement les lois universelles de la
nature en mouvement et développement perpétuels….
L'homme ne peut pas embrasser = refléter = représenter toute
la nature entièrement dans sa "totalité immédiate", il peut
seulement s'approcher perpétuellement de cela en créant des
abstractions, des concepts, des lois, un tableau scientifique de
l'univers, etc., etc. » 6 En accord avec ses dogmes, il y a dans
l’approche bourgeoise de l’art une identification du réalisme
au naturalisme, souvent sous forme de déclaration naïve, mais
souvent dans le but, avec l’épouvantail du naturalisme, de
détourner chacun de tout examen concret de l’art comme
reflet de la réalité. Nous reviendrons bientôt sur l’aspect que
prend le problème du naturalisme à la lumière d’une
authentique théorie du reflet. Pour la bonne compréhension de
cette question, il est cependant indispensable de regarder
d’abord d’un peu plus près le dogme de la photocopie de la
réalité dans le quotidien, autant que possible indépendamment
de toute activité artistique.
Pour pouvoir éclaircir, ne serait-ce que dans ses grandes
lignes, ce problème qui, dans le cadre de nos réflexions, est
gnoséologique, nous devons avant tout écarter la question,
physiologique, de savoir dans quelle mesure les impressions
des sens, par exemple les images sur la rétine des objets vus,
sont vraiment des photocopies de la réalité telle qu’elle
apparaît visuellement. Cet état de fait, en soi extrêmement
important, n’est pour nous que d’une importance subalterne,
car ce qui est gnoséologiquement important là-dedans, c’est le
rapport qui s’établit entre l’image qui se forme dans la
6
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique de Hegel", in Cahiers
philosophiques, Œuvres, t. 38, Moscou, Éditions du progrès, 1971, pp. 171-
172.

11
conscience et la réalité objective. Mais le caractère objectif
des impressions des sens n’y joue que le rôle d’un composant,
certes fondamental, déterminant de manière décisive le
contenu de la perception sensible. Cependant, l’image de la
réalité dans la conscience est le résultat d’un processus très
complexe (qui jusqu’à aujourd’hui est encore bien loin d’être
complètement élucidé). L’homme ne peut pas seulement
laisser s’exercer sur lui les impressions de la réalité, il doit
‒ sous peine de naufrage ‒ réagir à ces impressions, très
souvent même instantanément, spontanément, sans avoir le
temps de réfléchir ou d’interpréter ces impressions des sens au
plan de la représentation ou du concept. Ceci a pour
conséquence que dès le niveau de la perception, il se produit,
en fonction de la relation réciproque entre l’homme et
l’environnement, une sélection dans le reflet de la réalité dans
la conscience, c’est-à-dire que certains éléments, tenus pour
essentiels, vont connaître une forte mise en évidence, tandis
que d’autre vont être totalement ou pour le moins
partiellement négligés, repoussés à l’arrière-plan. De telles
réactions spontanées au reflet d’un fait réel, on en trouve déjà
dans les réflexes conditionnés, ce qui veut dire qu’on peut
déjà les constater dans le monde animal. Pensons à la réaction
de l’homme quand on approche vivement un objet de son œil.
Il ferme l’œil spontanément, tourne la tête, pour éviter l’objet
qui s’approche. Que signifie cela du point de vue du reflet ?
Indubitablement que dans le système nerveux central, on fait
la différence de l’essentiel et de l’inessentiel dans le reflet.
Comme essentiel est perçu l’instrument qui menace l’œil ;
toutes les autres propriétés de la chose considérée, y compris
celles qui n’ont pas cette fonction, deviennent accessoires,
elles passent simplement à l’arrière-plan.
Le mot « essence » a naturellement ici une tonalité subjective
affirmée, de sorte que l’on pourrait peut-être avoir un doute

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

sur l’emploi de ce terme. Mais même quand nous regardons


des phénomènes plus complexes de la vie quotidienne, nous
sommes confrontés à des choix analogues. Comme nous
l’avons vu, cela fait partie de la caractéristique de la vie
quotidienne que ses manifestations aient obligatoirement un
caractère pratique direct. Cela conduit certes d’un côté à
certaines limitations dans les modes de comportement qui y
sont possibles ‒ la société humaine a bien développé le reflet
scientifique et l’esthétique, justement pour les surmonter ‒
mais d’un autre côté, la pratique qui se développe ici
comporte l’élément décisif pour la maîtrise de
l’environnement par l’homme, même si c’est d’une manière
qui ne peut pas se déployer totalement dans ce domaine, à
savoir le principe juste : le reflet approximativement juste de
la réalité objective et de ses critères de vérité indispensables,
l’épreuve par la pratique de la connaissance ainsi acquise.
Une compréhension consciente, d’une approximation pour le
moins grossière, de la réalité, a dû avoir lieu, même au stade
le plus primitif de l’existence de l’humanité, car sinon, ces
êtres vivants n’auraient pas pu, ni préserver leur existence, et
encore moins la faire évoluer à un niveau supérieur. Le
caractère subjectif dans la sélection de la réalité reflétée
‒ répétons-le : y compris comme simple perception ‒
implique donc obligatoirement des tendances vers une
objectivité plus authentique, et notamment sélectionner,
distinguer l’essentiel de l’inessentiel, car il va évidemment de
soi que les faits particuliers doivent être reflétés avec une
exactitude approximative. Le principe subjectif dans la
sélection repose sur les intérêts vitaux élémentaires de
l’homme, qui certes ne prévalent pas toujours spontanément
comme dans l’exemple cité à l’instant, mais sont souvent les
résultats de la réflexion, de l’accumulation d’expériences, de
la consolidation de réflexes conditionnés, etc. Naturellement,

13
le choix fait en partant de ce principe ne permet pas toujours
de trouver l’essence véritable, objective, des objets ou
ensembles d’objets. Mais s’il ne concerne pas au moins
certains éléments de ce qui est essentiel, il est impossible que
le but subjectif de l’homme se réalise ; il doit obligatoirement
échouer, ou devra faire un autre choix, mieux adapté à la
réalité objective. La pratique s’impose en conséquence
comme critère de vérité, dès un stade dans lequel il ne peut
pas du tout y avoir dans la conscience des hommes la moindre
idée des catégories authentiques.
C’est justement de ce point de vue que le rôle du travail est
décisif. Car en lui, comme il a déjà été dit plus haut, la
détermination immédiate des objectifs et de l’action est
suspendue, abolie. Le travail peut satisfaire de mieux en
mieux les objectifs des hommes dans la maîtrise de la nature
parce qu’il va au-delà de la subjectivité spontanée, qui certes
contient aussi des éléments spontanés d’objectivité, parce
qu’il prend un chemin détourné pour réaliser son projet dont il
suspend l’immédiateté pour examiner directement la réalité
objective, telle qu’elle est en soi. Dans le travail, il faut donc
déjà qu’apparaisse objectivement la distinction entre
l’essentiel et l’inessentiel, laquelle doit donc, telle qu’elle est
objectivement, se refléter dans la conscience humaine. Nous
voyons donc là, sous un nouvel aspect, comment le reflet
scientifique (objectif, désanthropomorphisant) de la réalité
découle nécessairement du travail, au contraire des stades plus
primitifs de l’existence (y compris les animaux supérieurs), où
la correction de la réalité n’est jamais qu’une rectification
lorsqu’il est inadapté, d’un comportement particulier, concret
à son endroit, sans pouvoir fondamentalement changer la
structure de l’attitude à l’égard de l’objectivité. (Nous
parlerons plus tard de l’évolution esthétique correspondante.)

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

C’est le grand mérite d’Engels que d’avoir clairement reconnu


et précisément décrit ces rapports, en les opposant
radicalement tant à l’idéalisme qu’au matérialisme mécaniste.
Il dit : « La première chose qui nous frappe lorsque nous
observons de la matière en mouvement, c'est la liaison
réciproque des mouvements individuels des corps individuels,
leur conditionnement l'un par l'autre. Or nous trouvons non
seulement que tel mouvement est suivi de tel autre, nous
trouvons aussi que nous pouvons produire tel mouvement
déterminé en créant les conditions dans lesquelles il s'opère
dans la nature ; et même nous sommes en mesure de produire
des mouvements qui ne se produisent pas du tout dans la
nature (Industrie), ‒ du moins pas de cette manière, ‒ et nous
pouvons donner à ces mouvements une direction et une
extension déterminées à l'avance. C'est grâce à cela, grâce à
l'activité de l'homme que s'établit la représentation de la
causalité, l'idée qu'un mouvement est la cause d'un autre. » Et
il adresse à juste titre à la science de la nature et à la
philosophie le reproche d’avoir « jusqu'ici… absolument
négligé l'influence de l'activité de l'homme sur sa pensée.
Elles ne connaissent d'un côté que la nature, de l'autre que la
pensée. » 7 Cela décrit clairement, dans ses grandes lignes
essentielles, le processus que nous examinons.
Du point de vue de notre problématique particulière, il nous
faut ajouter que la clarté sur le caractère causal des rapports
analysés ici n’est certainement pas la marque du début, mais
d’un stade déjà élevé de développement. Pour Engels, ce qui
était important ici, c’était le problème gnoséologique de la
causalité, et pas les étapes de la genèse. Si nous réfléchissons
alors sur celle-ci, il est évident que la perception des sens joue
en l’occurrence un rôle beaucoup plus important que ne
7
Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions Sociales, 1961,
pp. 232-233.

15
l’admettent le plus souvent les penseurs idéalistes. En ce sens,
c’est à juste titre que Feuerbach polémique contre Leibniz en
cherchant à prouver que des états de fait que nous avons
l’habitude de désigner par les catégories de ressemblance,
grandeur, rapport du tout à la partie, nous sont déjà donnés par
les sens et que la fonction de l’entendement se limité à une
constatation a posteriori. « La perception sensible donne
l’objet », dit-il, « l’entendement donne son nom. » Et il en tire
la conclusion : « L’entendement est l’être suprême, le régent
du monde ; mais il ne l’est qu’en nom, pas en fait. » 8 Cela va
naturellement perturber, par un autre côté, la dialectique juste :
faire violence aux phénomènes du monde, multiples et
changeants, complexes mais cependant régis par des lois,
serait impossible à l’homme si l’activité de l’entendement
restait limitée à une simple attribution de noms, à un simple
enregistrement des impressions des sens. La conquête la plus
décisive des méthodes scientifiques, à savoir la
désanthropomorphisation, ne se serait alors jamais réalisée.
Feuerbach a tout à fait raison contre les unilatéralismes
hostiles aux sens de l’idéalisme, mais sa polémique s’abaisse
ici au niveau d’un matérialisme mécaniste. Cela se voit déjà
par un seul exemple. Il a totalement raison en ce qui concerne
le rapport de grandeur entre le tout et ses parties. Et nous
pourrons voir ultérieurement dans le passage de l’imitation
sensible immédiate aux formes plus complexes de reflet
combien l’appréhension par les sens de formes objectives et
relationnelles justes de la réalité joue un grand rôle dans sa
reproduction approximativement adéquate dans la conscience.
Mais est-ce le problème du tout et des parties peut se réduire à
de telles constatations immédiates ? N’y a-t-il pas toute une
série de questions au sein de cet ensemble complexe, dont la
8
Cité par Lénine, Feuerbach sur la philosophie de Leibniz, in Cahiers
philosophiques, op. cit., pp. 369-370.

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

solution exige que l’entendement soit actif et aille bien au-


delà de la perception immédiate des sens ? Et notre examen
actuel se tourne justement vers un tel ensemble de problèmes.
Car il est clair que le substrat conceptuellement mis au clair
de tout ce qui vient justement d’être traité est la dialectique du
phénomène et de l’essence. Que plusieurs millénaires
d’application pratique de ces catégories aient été nécessaires
pour ne franchir que les tout premiers pas vers un
éclaircissement théorique du problème lui-même ; que la
première avancée décisive vers la solution n’ait été entreprise
que dans la philosophie hégélienne ne fait rien à la chose.
Il ne peut naturellement pas être dans notre intention
d’esquisser, ne serait-ce que dans ses plus grandes lignes, la
dialectique du phénomène et de l’essence. Il nous faut nous
limiter à quelques questions primordiales, qui sont étroitement
liées à notre problème, au caractère élémentaire du reflet de ce
rapport dialectique. Il faut avant tout mentionner que
phénomène et essence sont pareillement des éléments de la
réalité objective ; que s’égarent toutes les considérations
gnoséologiques qui cherchent à instaurer un classement entre
eux du point de vue de réel ou de l’irréel. Cela concerne aussi
bien tout empirisme ou positivisme qui ne voient une réalité
que dans les phénomènes sensibles immédiats, et tiennent
l’affirmation de l’essence pour un simple ajout subjectif de la
conscience humaine, que ces variétés d’idéalisme qui
assignent à l’essence une existence ‒ métaphysique ‒ séparée
des phénomènes, et dégradent les phénomènes à de pures
apparences subjectives. Pour la conception dialectique de
Hegel ‒ sans même parler du matérialisme dialectique ‒
essence et phénomène sont pareillement des réalités, des
moments de la réalité objective elle-même étroitement,
dialectiquement, liés entre eux. Cela, Goethe l’avait déjà
clairement vu. Il fait dire à son Eugénie dans La fille

17
naturelle : « L’apparence, qu’est-elle, si la réalité manque ?
La réalité, que serait-elle, si elle ne paraissait pas ? » 9 C’est
tout à fait dans ce sens que Hegel, allant certes au-delà de
l’aphorisme occasionnel, dit : « L’Essence a pour source
l’Être ; aussi n’existe-t-elle pas d’une façon immédiate, en-soi
et pour-soi ; mais en tant que résultat de ce mouvement » 10 (à
savoir l’automouvement de l’être par-delà l’existence etc.
jusqu’à l’essence). C’est pourquoi dans l’essence, « l’Être…
subsiste… et c’est grâce à cela que l’essence même est un
être. » Et la relation réciproque signifie la compénétration la
plus intime l’un par l’autre des deux éléments :
« L’immédiateté qui est la détermination de l’apparence par
rapport à l’Essence, n’est par conséquent, pas autre chose que
l’immédiateté de l’Essence elle-même, non l’immédiateté en
tant qu’étant mais l’immédiateté pour ainsi dire réfléchie,
indirecte, et qui est apparence ; c’est l’être, non pas en tant
qu’être, mais en tant qu’Être médiatisé : l’Être comme
moment. » 11 Lénine formule cette ampleur de la dialectique
‒ certes en allant au-delà de nos questions particulières, mais
en les intégrant justement par là dans un vaste contexte ‒ de la
manière suivante : « La nature est concrète et abstraite, et
phénomène et essence, et instant et rapport. » 12 Mais cela ne
suppose en aucune manière que phénomène et essence soient
identiques. Bien au contraire. Ce n’est qu’à partir de là qu’il
devient possible de concevoir leur opposition comme
caractéristique de la réalité unitaire et contradictoire. C’est
pour cela que Lénine relève d’un côté : « l'inessentiel,

9
Johann Wolfgang von Goethe, La fille naturelle, Scène V, Trad. Jacques
Porchat, in Théâtre de Goethe, Paris, Hachette, 1860, tome II, p. 410.
10
Hegel : Science de la Logique, Tome III Logique de l’essence, Trad.
S .Jankélévitch, Aubier, Paris, 1971, p. 9.
11
Hegel : Ibidem, p. 14.
12
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 198.

18
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

l'apparent, le superficiel, disparaît plus souvent, n'est pas aussi


"solide", aussi "fermement installé" que l'"essence". Etwa: le
mouvement d'un fleuve ‒ l'écume au-dessus et les courants
profonds en bas. Mais l'écume aussi est expression de
l'essence ! » 13 Il souligne par ailleurs que l’essence et la loi
« sont des concepts… du même ordre », mais il relève
toutefois que le phénomène représente, « par rapport à la loi,
la totalité, car il contient la loi mais aussi davantage encore :
le moment de la forme qui se meut elle-même » Lénine
résume ses observations ainsi : « Le phénomène est plus riche
que la loi. » 14 Le caractère simplement approximatif de toute
connaissance est donc lui-aussi gnoséologiquement fondé sur
la spécificité de la dialectique de l’essence et du phénomène.
Ce résultat gnoséologique, comme nous l’avons vu, est le
produit d’une évolution plurimillénaire dans la vie
quotidienne, dans le travail, et dans la science (et l’art) qui en
découlent. Hegel examine surtout ‒ avec un relatif bon droit
de son point de vue ‒ les catégories de la réalité objective et
de la pensée les mieux généralisées. Lénine, chez qui la
relation à la vie est beaucoup plus développée, complète ces
analyses et les prolonge, en examinant les problèmes
philosophiques, même dans leurs manifestations les plus
élémentaires, les plus proches de la vie. Ceci a pour nous la
conséquence importante que non seulement il considère le
rôle de la perception, de la représentation, de l’imagination,
dans le processus de reflet de la réalité, d’une manière plus
approfondie que Hegel, mais aussi qu’il rompt radicalement
avec la hiérarchie idéaliste des « pouvoirs de l’âme » et garde
constamment en tête l’homme total 15 comme sujet de la

13
Ibidem p. 124. Etwa [en allemand dans le texte] : Par exemple.
14
Hegel, Science de la Logique, t. III, op. cit., p. 149-150, cité par Lénine,
ibidem pp. 143-144.
15
L’homme total [der ganze Mensch] est l’homme de la vie quotidienne.

19
représentation. Il rapporte ainsi, en l’approuvant, la critique
citée à l’instant de Feuerbach sur Leibniz, où le premier
rapporte gnoséologiquement aux impressions des sens
l’objectivité affirmée par ce dernier de la sensibilité de la
chose, et voit dans la ressemblance une « vérité sensible » ; de
même en ce qui concerne le grand et le petit etc. ; et c’est
ainsi qu’il analyse le rôle de l’imagination dans le processus
cognitif le plus simple. À propos de cette dernière
considération, il nous semble particulièrement important que
Lénine expose ce rôle sous un double aspect ; d’un côté
comme indispensable au processus cognitif, d’un autre côté
comme source potentielle de ses égarements. Cette
considération, il la généralise en partant du reflet du
mouvement en ce sens que le reflet ne peut absolument pas
avoir lieu « sans interrompre le continu, sans rendre le vivant
plus simple et plus grossier, sans le diviser, sans le figer
comme la mort. Représenter le mouvement par la pensée,
c’est toujours rendre grossier, figer comme mort, et pas
seulement par la pensée, mais aussi par la sensation, et non
seulement le mouvement, mais tout concept. » 16
Nous en arrivons ainsi au résultat que le reflet du mouvement
dialectique, des catégories dialectiques est un fait élémentaire
de la vie, qui certes ne peut être élargi et approfondi que par le
travail, et ne peut être rendu conscient que par la philosophie.
C’est pourquoi vaut pour notre problème, pour la dialectique
du phénomène et de l’essence, ce que Engels a dit sur un autre
cas d’application pratique et de connaissance consciente de
rapports dialectiques « Et, si ces messieurs ont depuis des
années laissé se convertir l'une en l'autre quantité et qualité
sans savoir ce qu'ils faisaient, il faudra bien qu'ils se consolent
de concert avec le monsieur Jourdain de Molière, qui avait lui
16
Lénine, "Leçons d’histoire de la Philosophie" de Hegel in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 245.

20
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

aussi fait de la prose toute-sa vie sans en avoir la moindre


idée. » 17
L’évolution historique d’une telle conscience n’est
naturellement pas un processus linéaire ; les raisons les plus
diverses peuvent le favoriser ou lui faire obstacle. Engels
indique par exemple que le grand essor des sciences naturelles
depuis le 15ème siècle a précisément entraîné directement la
prédominance des conceptions métaphysiques et a largement
réprimé la pensée dialectique. 18 Mais de ce fait incontestable,
il serait totalement faux de conclure à un « caractère naturel »
ou même à une « validité supra-temporelle » de la pensée
métaphysique. Comme la réalité objective présente un
caractère dialectique, tout le comportement pratique et
intellectuel de l’homme, son reflet de la réalité doit s’y
adapter ; comme dans le cas cité à l’instant, des tendances
contraires, temporairement victorieuses, ont toujours des
causes historiques spécifiques.
C’est de ce point de vue que doit également être jugé le reflet
artistique de la réalité. Car si la dialectique en général et, pour
notre considération actuelle, celle de l’essence et du
phénomène, est un fait élémentaire incontestable de la vie,
alors il est clair qu’il ne peut pas être question d’un reflet
mécanique, « photographique », de la réalité comme base de
la vie quotidienne et du travail. Sans reflet de la dialectique du
phénomène et de l’essence, l’orientation dans la vie la plus
primitive qui soit est impossible, et nos considérations
précédentes ont montré qu’ici, ce n’est pas par exemple la
« philosophie » qui sublime les images prétendument
photographiques de la réalité en rapports dialectiques, mais
qu’au contraire, ces derniers sont inclus dans les perceptions
17
Friedrich Engels, Dialectique de la nature, op. cit., p. 74.
18
Friedrich Engels, Anti-Dühring, Trad. Émile Bottigelli, Paris, Éditions
Sociales, 1963, p. 53.

21
les plus simples et ne sont éclaircis pour la conscience que par
la pensée (pas toujours). On peut bien constater sur la rétine
des images photographiques de la réalité, mais même dans la
simple vie quotidienne, dans la plus primitive, où l’homme
total réagit aux parts de la réalité globales qui lui sont
confrontées à l’instant donné, les images perçues de la réalité
ne sont pas ne sont pas des photocopies. On peut même dire
que pour les hommes, les photocopies du monde ne peuvent
surgir en général qu’à un niveau relativement élevé de
désanthropomorphisation, à savoir avec la découverte de la
photographie et le perfectionnement de sa technique. Que les
résultats visés de la sorte soient, d’un point de vue scientifique
de caractère désanthropomorphisant, voilà qui ne soulève
aucun doute. Ce caractère de photographie se manifeste
cependant aussi dans la vie quotidienne. Quand on dit souvent
qu’une photographie n’est pas ressemblante, c’est d’un point
de vue abstraitement objectif une absurdité, car le matériau
photosensible ne peut rien offrir d’autre que l’image la plus
précise de l’objet à un instant donné, dans les circonstances
données. Du point de vue de la vie, l’expression est en
revanche tout à fait sensée, elle exprime une teneur factuelle
authentique dans la vie des hommes en société. On y voit que
l’image visuelle (ou l’image dont on se souvient) que l’un a
de l’autre ou que l’on a de soi ne peut aucunement être
identique à une image photographique comme celle-là. Si
nous faisons en l’occurrence abstraction de tous les affects
(suffisance, sympathie ou antipathie etc.), il reste alors le fait
que les catégories nées de la visualité comme semblable,
caractéristique, etc. impliquent une sélection, une
« abstraction de… » etc., et c’est pourquoi elles peuvent bien
se rapporter à un homme dans sa totalité sans coïncider à
chaque instant, dans toute situation, à son apparence visible

22
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

immédiate. La formule piquante de Max Liebermann 19 ; « je


vous ai représenté dans ma peinture plus ressemblant que
vous n’êtes » exprime une vérité de la vie. Encore plus
frappante est cette opposition dans les photos instantanées de
mouvements, qui dans l’immédiateté de la vie quotidienne
donnent très souvent l’impression de quelque chose pour le
moins invraisemblable, difficilement imaginable, bien que
l’exactitude de l’image ne puisse pas être mise en doute. Dès
qu’il s’agit en revanche de l’analyse scientifique des
mouvements (apprentissage dans un travail, méthode
d’entraînement en sport, etc.) cette fidélité objective à la
vérité pèse de tout son poids. On voit alors que la copie
photographiquement fidèle de la réalité est le produit d’une
technique très développée, désanthropomorphisante, et qui n’a
rien à voir avec la perception visuelle sensible de la réalité
dans le quotidien, sans parler même qu’elle puisse constituer
sa base, son point de départ.
De telles affirmations sont contredites en apparence par le fait
que l’art moderne de la cinématographie s’est précisément
développé sur cette base. Mais la contradiction n’est
qu’apparente, car toute la technique artistique du film repose
justement sur une réanthropomorphisation de la photographie.
Laissons de côté maintenant ces aspects du choix, de
l’arrangement, etc. par lesquels le film présente certains traits
communs avec ce que l’on appelle la photographie artistique ;
naturellement, ces tendances apparaissent dans le film
beaucoup plus fortement et résolument que dans la simple
image photographique. Mais l’essentiel est plutôt que les
photographies isolées (qui isolément sont objectivement et
nécessairement des photocopies) sont ordonnées dans le film,
tournées dans un tel rythme, « coupées » de telle manière, que

19
Max Liebermann (1847-1935), peintre et graveur allemand.

23
leur impression globale renvoie à la vue normale de l’homme
que l’« invraisemblable » devient à nouveau imperceptible,
que le neuf qui naît qui surgit et se manifeste par ce moyen
entraîne pareillement un enrichissement de la réalité visuelle
et des expériences de vie de l’homme total qui lui sont liées,
comme le fait tout autre art ; naturellement, en fonction des
nouvelles formes de reflet, avec aussi un nouveau contenu.
Nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails. Remarquons
seulement que par suite de la réanthropomorphisation comme
base et tendance dans la forme du film, tout écart par rapport
au type de comportement prescrit ici détruit tout de suite,
obligatoirement, son caractère artistique. C’est ainsi par
exemple que l’utilisation du ralenti transforme le film en un
film scientifique, car il s’agit alors d’une abstraction
expérimentale scientifique (désanthropomorphisante) et pas
d’un perfectionnement artistique de la visualité humaine,
lequel de ce fait, au service de la découverte de nouveaux
objets et de nouveaux rapports, va au-delà des exigences de la
visualité humaine ; que celle-ci aussi ‒ dans certaines
limites ‒ puisse connaître un changement, une extension
sociohistorique, ne change rien d’essentiel à cet état de fait.
L’identification du naturalisme et du réalisme, étroitement
liée à la théorie de la photocopie élémentaire, la vision
exagérée du naturalisme comme comportement artistique
(pseudo-artistique) élémentaire, primaire à l’égard de la
réalité, se révèle donc une légende, tout comme Engels l’a
montré pour la pensée métaphysique. Le naturalisme est lui-
aussi une déformation du reflet artistique spontanément
dialectique de la réalité, entraînée par l’évolution sociale. Les
arts des temps primitifs ne le connaissent absolument pas ;
comme nous le verrons, il s’y produit au contraire très souvent
une accentuation exagérée unilatérale, souvent fausse
artistiquement, de ce que l’on tenait alors pour essentiel. Le

24
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

naturalisme ne peut cependant être défini dans sa particularité


que par le fait qu’il a en lui la tendance innée à faire
disparaître l’opposition, voire même la différence de l’essence
et du phénomène, de l’annuler si possible. Cette définition
montre déjà qu’il ne peut s’agir, chez le naturalisme, que
d’une tendance tardive de l’évolution historique. Tant que la
maîtrise du monde extérieur est principalement orientée vers
la nature, elle insiste tout naturellement avant tout sur la
découverte et la révélation de ce qui est essentiel ; même si
cela peut prendre des formes naïves ou maladroites, elle se
place en tant que tendance en opposition déclarée à tout
naturalisme. Seule la prépondérance des éléments sociaux
dans la vie quotidienne, le « recul des limites naturelles »,
crée les conditions de son apparition, et à vrai dire dans des
périodes où le développement de la société elle-même produit
‒ dans certaines classes sociales ‒ une crainte devant la
découverte de l’essence. Mais aussi, dans de telles conditions
(dont l’étude est la tâche du matérialisme historique), le
naturalisme, au sens propre du terme, le plus strict, ne sera
plus que l’un des courants dans lesquels s’exprime la
désorientation (ou le refus de toute perspective). Certes,
comme la difficulté à comprendre la dialectique de l’essence
et du phénomène est un problème crucial de ces époques là,
une tendance fondamentale dont l’effet sur le fondement du
mode d’exposition détermine aussi la structure de courants
opposés en apparence, nous pouvons alors observer nettement
dans la littérature de notre période le caractère au fond
naturaliste des courants le plus variés, de l’impressionnisme
jusqu’au surréalisme. 20

20
Cf. mon essai : "Grandeur et décadence" de l’expressionnisme, in
Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, pp. 41-83, et mon livre La
signification présente du réalisme critique, Paris, NRF Gallimard, 1960.

25
Aussi importante que soit pour l’esthétique cette délimitation
du naturalisme par rapport au réalisme, aussi indispensable
que soit pour l’histoire de l’art la découverte des raisons de
son apparition etc., ce serait toutefois une déformation
simplificatrice que d’identifier le naturalisme à un reflet
photographique de la réalité. Certes, ceci est souvent exprimé
par les théoriciens du naturalisme ; même si l’on vise souvent,
dans la pratique artistique, de s’approcher le mieux possible
de l’apparence superficielle immédiate, d’éliminer le plus
radicalement possible de la représentation toutes les
catégories de médiation qui visent à l’essence : la restitution
photographique de la réalité reste pourtant, là aussi, seulement
un idéal, pas une réalité. Celui qui étudie avec précision les
œuvres naturalistes, justement en ce qui concerne cette
« fidélité » mécaniste dans la représentation va trouver que
non seulement la composition de l’ensemble repose sur de la
sélection, de l’élimination, de l’accentuation etc. comme celle
de toute œuvre d’art ‒ même si en l’occurrence ces principes
sont appliqués de façon plus nonchalante, plus relâchée que
par ailleurs ‒ ; mais aussi que dans chaque élément isolé, on
peut constater une mise en forme qui va au-delà de la
reproduction photographique. Il suffit de comparer entre elles
deux courants naturalistes quelconques en ce qui concerne ces
caractéristiques stylistiques, et l’on trouvera la confirmation
de nos observations.
Le résultat de cette digression quelque peu longue est pour
nous d’une grande importance : gnoséologique, car du point
de vue de la relation de la conscience à la réalité, la théorie du
reflet photographique ne tient pas. La dialectique objective du
monde réel entraîne forcément une dialectique subjective
spontanée ‒ certes longtemps restée inconsciente ‒ dans la
conscience humaine. Ce processus du reflet n’est cependant
pas dialectique simplement dans son contenu et dans sa forme,

26
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

mais son développement et son déploiement sont également


déterminés par la dialectique de l’histoire. On ne peut
naturellement qu’à peine mentionner ici cette dernière. Car
nous ne disposons guère dans l’histoire de la science et de la
philosophie que de travaux préparatoires dispersés et
extrêmement fragmentaires pour connaître le développement
de la pensée dialectique, des empêchements, des obstacles qui
ont entravé son approche de la vraie structure de la réalité
objective. Et nous avons déjà à maintes reprises indiqué que
l’étude gnoséologique de la vie quotidienne a encore à peine
commencé, que ce domaine si décisif est aujourd’hui encore
presque à considérer comme terra incognita.
En dépit de toutes les précautions que prescrit impérieusement
une telle situation, notre prochaine étape sera pourtant de nous
tourner vers le reflet dans la vie quotidienne et dans le travail.
Dans d’autres contextes, dans les considérations initiales de
cet ouvrage, nous avons déjà évoqué une série de faits ‒ par
exemple sur la division du travail des sens ‒ dans lesquels se
manifestait une dialectique analogue à celle décrite ici. Il faut
maintenant indiquer ici avant tout que dans la vie quotidienne
primitive, le mot imitatif et le geste imitatif tout
particulièrement jouent un rôle incomparablement plus
important qu’à un stade plus évolué. Naturellement, chacun
des rapports entre les hommes implique la référence à certains
faits de leur environnement et aux modes de réaction à leur
endroit qui en résultent. C’est pourquoi le reflet
approximativement exact de la réalité constitue dans son
essence la base incontournable de ces rapports. Mais plus les
rapports de la vie quotidienne deviennent complexes, plus leur
représentation devient comprimée et distillée, et plus
l’imitation originelle s’affaiblit obligatoirement dans la
communication ‒ jusqu’à devenir à première vue
méconnaissable. Je cite un exemple, le plus simple possible.

27
Si quelqu’un veut savoir combien de temps il faut pour aller
par exemple de Vienne à Paris, il ouvre l’indicateur des
chemins de fer, note les gares, les heures de départ et
d’arrivée etc. sans être conscient de ce que tous ces signes
abstraits, ces abréviations, sont des reflets des processus réels
qu’il désire connaître. Chez les hommes primitifs, même
l’expression directe, et même l’acte de se représenter un état
de fait, présentent un caractère mimétique. Max Schmidt
décrit un tel cas de manière très expressive. Il raconte qu’un
indien, interrogé sur la durée d’un voyage, « décrit avec la
main un cercle dans le ciel correspondant à la course
journalière du soleil, puis il fait le geste de dormir. Ce geste
va être répété autant de fois qu’il faut de jours entiers jusqu’au
but du voyage. L’heure exacte à laquelle le but sera atteint le
dernier jour sera ensuite indiquée par la main indiquant la
hauteur du soleil à l’heure de l’arrivée. » La mimésis se
manifeste encore plus nettement si l’on admet avec Schmidt
que dans la répétition, aucun nombre de jours de voyage n’est
mentionné, que l’indien « décrit vraiment avec ses gestes le
déroulement factuel du voyage en ce qui concerne la durée,
qu’il a en tête le déroulement d’un parcours bien défini, et
qu’à chaque geste de sommeil doit correspondre un lieu de
repos bien déterminé. Ce n’est qu’en additionnant le nombre
de ces étapes de voyage et de lieux de repos que nous avons
alors la notion d’un nombre de jours défini. Mais l’indien qui
effectuait les gestes n’a pas eu lui-même besoin de cette
notion pour indiquer la durée du voyage. » 21
On voit ici très nettement le double caractère du reflet dans la
vie quotidienne, tel que nous l’avons théoriquement établi :
d’un côté obtenir une image aussi exacte que possible de la
21
Max Schmidt (1874-1950), ethnologue allemand, spécialiste de l’Amérique
du Sud, Grundriß der ethnologischen Volkswirtschaftslehre [Éléments
d’économie ethnologique] Stuttgart, Enke, 1920, p. 112.

28
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

portion de réalité considérée, d’un autre côté mettre en relief


‒ spontanément ou consciemment ‒ dans cette représentation
même les éléments qui sont essentiels pour l’action en cours.
Le deuxième élément, en particulier, de ce double caractère
dont la base est constituée, comme nous l’avons vu, par la
dialectique objective du phénomène et de l’essence, prend
encore une importance accrue si l’expérience acquise par le
reflet de la réalité doit être partagée, transmise, ou devenir la
base d’une action concrète. Nous venons de voir que la
communication primitive avait un caractère mimétique direct,
prononcé. Car dès qu’elle est allée au-delà de l’indication
originelle des objets, des événements, elle a dû, pour parvenir
sans ambiguïté à la clarté susceptible d’être atteinte à cette
étape, mettre en œuvre les moyens de la mimésis. Il faut
néanmoins remarquer ‒ et l’exemple que nous avons cité le
montre très nettement ‒ que l’imitation utilisée ici peut encore
moins être une photocopie du modèle que lors de la
perception même. C’est un niveau relativement élevé
d’abstraction, l’accentuation sans ambiguïté de l’essentiel
nécessaire pour caractériser des objets ou des processus
concrets par des mots ou des gestes relativement peu
nombreux afin de faire comprendre instantanément cette
caractéristique. L’échappatoire souvent invoqué selon lequel
cette compréhensibilité reposerait sur une convention esquive
la question de la genèse de cette convention elle-même. Car si
mainte convention peut souvent être définie « d’en haut », par
exemple par des magiciens ou des castes sacerdotales, et fait
par cette fixation se figer les mots et les gestes en de simples
signes, la sélection fondamentale de ce qui, dans la vie
quotidienne, devient convention est cependant opérée par la
vie elle-même ; Deviendront, avec le temps, conventionnels
précisément ces mots et ces gestes qui, dans les rapports de
hommes entre eux, auront le mieux fait leurs preuves.

29
Et cette épreuve a alors pour sa part des critères qui ne sont
pas sans importance pour nous : une journée de trajet, pour
rester dans l’exemple cité, pouvait en soi être exprimée par les
gestes mimétiques les plus variés. Mais que devient alors le
principe de la sélection ? (Même quand celle-ci débouche
ensuite sur du conventionnel.) Indubitablement, de l’univocité
concentrée ; mais celle-ci présente, tout particulièrement
quand on parle de gestes, un caractère sensible immédiat,
évoquant aussi des émotions. Cela ne signifie absolument pas,
assurément, qu’il y aurait là une quelconque intention ou
même une simple implication esthétique. L’évocation de
sentiments par le langage, les gestes, l’action, etc. fait partie
des moments indispensables de la vie quotidienne, bien avant
qu’un art apparaisse, et sans avoir nécessairement tendance à
se convertir en art. Certes, normalement, l’évocation inclut un
élément qui peut conduire à cette conversion, mais il doit être
enrichi, transformé, développé, par des médiations variées
pour rendre possible un tel acte. Prise en elle-même,
isolément, l’évocation de sentiments n’est réellement là qu’un
moyen par lequel ou bien un objet plus concret, une situation
particulière vont être définis et fixés aussi précisément que
possible, ou bien pour favoriser la prédisposition à une action
concrète. Le geste mimétique, lui-aussi est donc en soi
‒ considéré du point de vue du développement de
l’humanité ‒ un succédané de mot, et ainsi un succédané de
concept, une intention inconsciente de fixer conceptuellement
et d’ordonner les objets, les situations etc. C’est selon la
fonction qu’il faut chercher ici le noyau, le point central ; avec
l’évocation n’est apparue qu’une « aura », soit de l’incapacité
à exprimer verbalement, par des idées précises ce qui est
conceptuel, ou de l’enrichissement de l’objet par des
expériences vécues qui se rassemblent et s’additionnent peu à
peu. Pour nous, il va de soi que l’art se constitue

30
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

ultérieurement à partir de ces composants expressifs, et même


que sans un très long processus entourant d’une telle « aura »
les paroles, les gestes, les actions, les arts n’auraient pas pu
avoir de matériau vivant, pas de forme issue de la vie et
l’enrichissant de son effet (et de plus aucune prédisposition à
leur réception), et nous aurons à y revenir plus tard en détail,
ainsi que sur les question qui y sont liées. La dualité souvent
inextricable d’une signification univoque (rapport univoque à
l’objet, reflet univoque, approximativement exact d’objets
déterminés) et d’une « aura » évocatrice est pourtant une
caractéristique générale de la vie quotidienne, tout
particulièrement dans ses stades primitifs, où le travail s’est
encore peu développé, et où la forme sociale universelle de
généralisation d’alors, la magie, n’abolit pas cette dualité par
la différenciation (comme le feront plus tard la science et l’art)
mais au contraire la conserve comme dualité. Mais même si la
pensée du quotidien de sociétés plus évoluées dans son
interaction ultérieure avec la science et l’art ‒ qu’elle donne
ou qu’elle prenne ‒ va au-delà de la présence magique
originelle, ensemble, des deux éléments de cette dualité, cela
fait pourtant partie de sa nature de reproduire toujours, à
nouveau, ces éléments, d’une manière souvent atténuée, mais
qui n’a finalement pas disparu. N’oublions pas que même
dans la langage le plus perfectionné, avec une univocité
relativement élevée de la signification des mots, il est
inévitable que de nombreux mots et phrases soient entourés
qu’une telle « aura » évocatrice de sentiments, d’approbation
ou de rejet, d’amour ou de haine, etc.
L’évolution mentionnée ici apparaît encore plus clairement
dans ses plus grandes lignes si nous essayons de découvrir les
formes de transition existantes entre l’« imitation » directe des
débuts et les possibilités de communication plus développées,
déjà nourries dans leurs contenus et dans leurs formes par la

31
science et l’art. Selon toute vraisemblance, les analogies
ressenties ou observées en matière d’objectivité, de relations,
de corrélations dynamiques, etc. se sont développées bien plus
tôt qu’une connaissance des causes et des effets au sens fixé
plus tard de la causalité. Oui, on peut même admettre avec
une certaine justification que les syllogismes analogiques
issus de ces analogies perçues spontanément sont plus
anciennes que les autres formes logiques plus exactes et de ce
fait situées plus loin de l’immédiateté de la vie quotidienne.
Les analogies primitives nées sur la base de perceptions et de
sensations ont sans nul doute un fort caractère directement
mimétique. Elles restent plus ou moins liées à la particularité
sensible, bien qu’elles doivent en même temps mettre
‒ mimétiquement ‒ en avant ces éléments qui fournissent la
base, ou éventuellement simplement l’occasion, de
raisonnements analogiques. (Comment un tel penchant,
profondément ancré dans la vie quotidienne primitive, à
découvrir et à rendre palpables des analogies, est corrélé au
développement de la poésie, c’est ce que nous traiterons plus
tard). Dans la genèse de l’analogie, le singulier va donc
directement ‒ et même mimétiquement ‒ être lié à une
généralisation souvent fort peu fondée. Il est donc très
intéressant que Hegel souligne, dans son analyse des
syllogismes d’analogie, précisément comme décisifs, ces
éléments qui font partie de ce caractère directement
mimétique de l’analogie originelle. Il voit très clairement ce
qui est problématique dans le syllogisme d’analogie, et qui
provient de son origine : assurément sans aborder cette
question de la genèse : « L’analogie est d’autant plus
superficielle que le général dans lequel les deux individuels se
trouvent réunis et en vertu duquel l’un (l’individuel) devient
le prédicat de l’autre, représente une simple qualité ou, la
qualité étant prise au sens subjectif, représente telle ou telle

32
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

autre caractéristique, autrement dit lorsque l’identité est prise


à titre de simple ressemblance. Une pareille superficialité qui
résulte du fait que ce qui fait partie de l’entendement ou de la
raison est rabaissé au rang de simple représentation ne doit
pas trouver place dans la Logique. » 22 Mais il est tout à fait
clair que par-là, on pense à des transitions, à des reliquats de
cet état primitif que nous avons examinés à l’instant et qui se
présentent assurément sans cesse, y compris dans la pensée
quotidienne d’aujourd’hui. Hegel défend même l’analogie et
l’induction contre ces reproches qui résultent de la
surestimation de syllogismes purement formels ; quand leur
caractère intrinsèque peut être compris comme détermination
du contenu ‒ ce qui naturellement, à notre avis, ne survient
pas souvent dans les débuts ‒ il n’y a rien selon Hegel à
objecter à leur caractère de syllogisme. Mais pour lui-aussi, il
subsiste certains problèmes : « Ceci tient au fait que nous
avons déjà signalé, à savoir que, dans le syllogisme d’analogie,
le milieu est posé comme étant l’individuel, mais comme étant
aussi la véritable généralité de celui-ci. » Il en résulte qu’« on
ne peut pas dire avec certitude si la précision propre à l’un des
sujets appartient également à l’autre en raison de sa nature ou
en raison de sa particularité. » 23 L’unité immédiate de la
singularité et de la généralité comme terme médian du
syllogisme produit donc des problèmes finalement
insurmontables, en dépit des efforts de Hegel pour sauver la
pleine validité de cette forme de syllogisme.
Nous avons plus haut, dans d’autres contextes, montré que
l’évolution de la pensée, même si elle ne peut pas se passer de
l’analogie, en particulier comme forme préparatoire de formes
scientifiques supérieures, doit cependant aller bien au-delà
22
Hegel : Science de la Logique, Tome IV Logique du concept, Trad.
S .Jankélévitch, Aubier, Paris, 1971, p. 383.
23
Ibidem, p. 385.

33
d’elle. L’analogie et la forme du syllogisme qui en découle
sont non seulement, selon tout vraisemblance, les formes les
plus anciennes de manifestation de la pensée scientifique,
mais aussi celles qui restent liées à la pensée du quotidien
d’une façon plus indépassable que d’autres formes. (Nous
allons bientôt voir comment ces étapes de la pensée
scientifique sont corrélées au développement du reflet
artistique.)
Retournons maintenant à nos considérations antérieures : il est
clair que, dans toutes ces questions, est impliqué le reflet de la
dialectique objective du phénomène et de l’essence. Car si
nous regardons précisément, dans son contenu, cette « aura »
évoquée plus haut (et pas seulement comme forme évocatrice),
alors il apparaît en pleine lumière qu’en elle se reflète la
richesse du monde phénoménal d’un ensemble complexe
déterminé, par rapport à son essence, par trop étique dans son
abstraction, par trop statique, etc. Ce mode dialectique de
reflet se renforce dans la mesure où il se met au service d’une
pratique dépassant l’immédiateté de la vie quotidienne ; celle
avant tout du travail. Nous avons déjà décrit l’aspect objectif
de ce processus. Nous avons même, dans d’autres contextes,
abordé aussi le facteur subjectif ; il suffit sans doute de
mentionner nos analyses sur la division du travail des sens,
sur la relation entre travail et rythme. Dans les deux cas, il
s’agit de ce que le reflet, en allant au-delà de l’immédiateté de
la simple perception, renforce la dialectique du phénomène et
de l’essence (aussi assurément que d’autres contradictions
dialectiques), se rapproche de leurs corrélations objectivement
véritables plus près que cela n’était possible dans une simple
réception passive du monde extérieur.
C’est là une orientation générale de l’évolution humaine et
avec elle du développement du reflet de la réalité. Les deux
tendances sont indissociables, car une croissance de l’homme
34
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

n’est possible que par la pratique, par le travail, et ceux-ci


présupposent un reflet plus juste et plus exact de la réalité.
Qu’il nous soit permis, pour éclairer cet état de fait à l’aide
d’un élément qui met clairement en relief le caractère
élémentaire de la mimésis, existant avant toute activité
artistique, mais qui pourtant fait partie en même temps de ces
faits de la vie qui sont indispensables à la genèse de l’art et à
son efficience. Nous pensons à ce processus psychique que
l’on a en général l’habitude de désigner par l’expression
« imagination dynamique ». Celle-ci, selon Gehlen, est « pour
ainsi dire le produit du processus de réduction qu’effectue un
mouvement avant qu’il soit formé, avant qu’il soit constitué
des tonalités minimales élégantes du mouvement maîtrisé. »
Gehlen souligne à bon droit son étroite liaison aux
expériences antérieures, avec les souvenirs de mouvements,
avec les exercices effectués auparavant, et souligne son rôle
dans les mouvements plus complexes, de type nouveau, qui
s’écartent de l’habitude, par exemple dans le sport. Il dit :
« on peut, à mon avis, très bien observer ceci dans
l’apprentissage de gestes complexes, par exemple dans le
sport : le débutant en ski ou en équitation a tout d’abord une
grande difficulté, avec toute son attention, à coordonner des
combinaisons de mouvements inhabituels, qui à chaque
instant partent dans tous les sens, ils vont être péniblement
assemblés pièce par pièce et coordonnés par un contrôle
constant, et en l’occurrence, les membres, si l’on n’y prend
pas garde, vont retomber dans leurs habitudes désormais
inopportunes. Le mouvement bien exécuté se contente de
rechercher les "points nodaux" de l’enchaînement et laisse les
phases intermédiaires, menées à partir de là, glisser
automatiquement. Une combinaison de mouvements bien
structurée, difficile, dépend pour sa réussite globale de ce que
soient précisément élaborés les justes points nodaux, dont

35
dépendent automatiquement les réussites des séquences
voisines et les concordances harmoniques, et qui représentent
donc l’ensemble dans sa dynamique. Même dans le domaine
moteur, il n’y a une vue d’ensemble du mouvement qu’à la
seule condition que des mouvements hautement synthétiques
‒ par exemple au saut à la perche ‒ consistent en une
coordination de tels éléments féconds. » 24
Indubitablement, il y a, là aussi, cette dialectique du
phénomène et de l’essence dont nous avons, à maintes
reprises, souligné l’importance à propos de la mimésis, et elle
est même présente sous une forme exprimée de manière
particulièrement nette. Mais elle ne suffit cependant pas à la
compréhension de ce phénomène. Gehlen, qui dans
l’interprétation de ses observations souvent très dialectiques
évite par ailleurs soigneusement toute terminologie
dialectique, parle ici de « points nodaux », par lesquels il
énonce ‒ inconsciemment ‒ la transformation répétée de la
quantité en qualité. Il nous semble pourtant, même ainsi, que
le phénomène proprement dit n’est pas encore décrit de
manière suffisante, et qu’il faut pour sa compréhension
recourir à la catégorie, souvent utilisée par Lénine, de la saisie
du maillon de la chaîne. À propos de l’importance
organisationnelle et stratégique de la fondation d’un journal
central pour le parti illégal dans la Russie tsariste, qui expose
dans Que faire ? l’aspect théorique de pratique de notre
question de la manière suivante : « Toute question “tourne
dans un cercle vicieux”, car toute la vie politique est une
chaîne sans fin composée d'un nombre infini de maillons.
L'art de l'homme politique consiste précisément à trouver le
maillon et à s'y cramponner bien fort, le maillon qu'il est le
24
Arnold Gehlen (1904-1976), Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in
der Welt [L'homme. Sa nature et sa place dans le monde] (1940), Bonn,
Athenäum-Verlag, 1950, p. 205.

36
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

plus difficile de vous faire tomber des mains, le plus


important au moment donné et garantissant le mieux à son
possesseur la possession de la chaîne entière. » 25 Le fait
qu’en politique, tant l’ensemble de l’action que tous ses
« éléments » soient incomparablement plus complexes que
dans un mouvement du corps d’un individu, aussi artificiel
soit-il, ne change pas la nature catégorielle de ces « maillons
de la chaîne », et la possibilité de les appliquer à des
phénomènes de la vie extrêmement embrouillés souligne
même l’objectivité et l’universalité de ce rapport catégoriel.
On voit là aussi que la pratique comme critère de la vérité est
fondée sur l’approche de la réalité dans le reflet, qu’elle
effectue simplement dans l’immédiat une sélection dans la
réalité reflétée, mais pas seulement dans le choix de l’exact et
dans l’exclusion du faux, mais aussi comme déplacement de
l’accent vers ces éléments et tendances qui sont d’une
importance déterminante pour l’action en cours.
Cette nouvelle manière, née ainsi dans la pratique, de
souligner l’essentiel et l’inessentiel, les points nodaux et les
phénomènes résultants, est cependant, considérée d’un seul
point de vue immédiat, subjective, c’est-à-dire déterminée par
les objectifs subjectifs de la tâche précise donnée.
Premièrement en effet, cette tâche elle-même n’est subjective
que dans un sens immédiat ; tout questionnement de la réalité
par la pratique a un fondement objectif à maints égards, et des
expériences antérieures, des reflets approximativement exacts
de la réalité objective y jouent un rôle qui ne doit pas être
sous-estimé. Deuxièmement, cet élément subjectif-actif là
pénètre la réalité objective plus profondément qu’un élément
qui voudrait d’une certaine manière s’éteindre et n’être qu’un
simple miroir de la réalité. Il n’est pas rare, il est vrai, que les
25
V. Lénine, Que faire ?, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1958,
pp. 183-184.

37
aventures de la subjectivité, si l’on se permet cette expression,
qui ont naturellement toujours des causes objectives et
reposent sur le reflet de la réalité, conduisent à des erreurs.
Mais même celles-ci ne sont pas à juger exclusivement de
manière négative, sans même parler de ce que l’expérience
fondée sur la pratique peut déjà, contenir, au-delà d’une
démarche erronée, des éléments de connaissance positive, ou
tout au moins des avancées dans cette direction ; il n’est ainsi
pas rare qu’elles entraînent (« par hasard ») en « sous-
produits », d’authentiques études de la réalité objective. Mais
il peut arriver ainsi que par ces démarches soient découvertes
de ces déterminations de la réalité qui auraient été
inatteignables par la simple contemplation d’antan, et qui ne
pouvaient pas non plus, dans cette situation, être comprises
dans leur essence théorique. Ainsi ‒ justement par son
caractère pratique affirmé ‒ la théorie du chaînon de Lénine
va au-delà des points nodaux de Hegel, dont elle enrichit
l’objectivité pure par la découverte de la dialectique vivante
entre subjectivité et objectivité. Déjà, Hegel affirmait
« combien il est erroné de considérer subjectivité et
objectivité comme une opposition ferme et abstraite. » 26
Lénine qui parmi d’autres cite aussi ce passage en
l’approuvant exprime, dans un autre contexte, cette même
idée, plus résolument encore : « L'idée de la transformation de
l'idéal en réel est profonde : très importante pour l'histoire.
Mais dans la vie personnelle de l'homme également, il est
clair qu'il y a là beaucoup de vrai. Contre le matérialisme
vulgaire... La distinction de l'idéal et du matériel n'est pas, elle
non plus, absolue, überschwenglich » 27

26
Hegel : Enzyklopädie, § 194, complément 1.
27
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 111. Überschwenglich: transcendante, au sens
kantien, péjoratif.

38
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Dans toutes ces formes de reflet et de mimésis, il est


important de souligner les tendances qui sont liées à la vie
quotidienne et à la pratique quotidienne, et ne se sont pas
encore différenciées en science et en art. D’un côté parce qu’à
l’origine, elles œuvraient dans un ensemble indissociable et
que leur conscience et leur systématisation dans la période
magique ne fut qu’une fixation de cette intrication
indécomposable, parce que, même à des étapes plus évoluées,
après la constitution de la science et de l’art, elles ont, comme
puissances influençant fortement la vie sociale, certes sous de
nouvelles formes, conservé cette situation, et l’ont toujours
reproduite à nouveau. D’un autre côté parce que tous les
phénomènes décrits ici cachent en eux une tendance au
développement, à la différenciation, tant en direction de la
science que de l’art. Il suffit de mentionner les phénomènes
liés à l’imagination dynamique. Quand ils se produisent
d’ordinaire, ils font indubitablement partie de la vie
quotidienne. Mais il est néanmoins tout à fait possible de
porter à un niveau scientifique le processus d’anticipation de
la décomposition des mouvements, la découverte et la fixation
de leurs points nodaux. L’observation spontanée de soi, même
si elle est toujours contrôlée et guidée par une certaine
réflexion, l’imitation de l’autre, la prise en compte de ses
expériences, etc. peuvent devenir l’objet d’une analyse
scientifique qui est désanthropomorphisante dans sa méthode
fondamentale, qui décompose les mouvements d’une manière
purement objective, dans leur optimum dynamique mécanique,
et engage au moment présent l’imagination dynamique
comme élément utile de l’ensemble complexe objectif. La
science moderne du travail a largement perfectionné ces
tendances dans le comportement de l’homme à l’égard de la
machine, à la chaîne de montage, mais même dans
l’entraînement, surtout des sportifs professionnels, on peut

39
trouver suffisamment d’exemples à cela. (Dans tous ces cas,
on trouve de nombreux phénomènes intermédiaires, et il est
parfois difficile de distinguer là où s’arrête la simple pratique
quotidienne, et là où commence celle guidée par la science.
Pourtant, cette limite existe dans chaque cas.)
2. Magie et mimésis
La transition de ces phénomènes mimétiques de la pratique
quotidienne vers le domaine de l’art montre pour le moins des
degrés intermédiaires tout aussi glissants et des limites floues.
Nous avons déjà souligné à maintes reprises que dans la
pratique magique, on peut trouver, encore indifférenciés, les
germes des modes de comportement scientifiques comme
artistiques devenus plus tard autonomes. Le processus de
séparation de ces derniers, comme nous l’avons aussi déjà
souligné, est de loin le plus long des deux, bien que ‒ ou peut-
être : parce que ‒ ceux-ci sont en mesure, plus nettement que
ceux-là, de manifester certains traits essentiels décisifs de leur
spécificité, dès les étapes des tout premiers débuts. On
n’entend par là pas seulement le principe anthropomorphisant
de la figuration artistique. Celui-ci, vu abstraitement de
manière générale, est justement ce qu’il y a de commun
‒ même s’il est différent, voire même opposé dans sa teneur
ultime ‒ entre l’art et la magie, et plus tard entre l’art et la
religion. Ici, le processus de séparation, comme nous le
verrons plus tard, est extraordinairement long, contradictoire,
critique. Ce qu’il y a d’important maintenant, c’est la
tendance à l’évocation qui, comme nous l’avons également
montré, est né sur le terrain de la vie quotidienne. Celle-ci
devient un facteur déterminant, à la fois de la mimésis
magique et de la mimésis artistique débutante, qui n’en est à
cette étape pratiquement pas encore séparable.

40
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Nous avons déjà vu que les expressions mimétiques de la


réalité quotidienne, dont le but est une communication
pratique et concrète, définie dans son contenu, sont
nécessairement entourées d’une « aura » d’évocation de
sentiments. Celle-ci n’est pas seulement une conséquence du
mode d’expression primitif et peu exact, d’un point de vue
conceptuel, bien que celle-ci constitue naturellement, au début,
une composante déterminante ; elle est plutôt née de ce que
toute communication sociale va d’homme total à homme total,
et ne peut de ce fait se contenter de la simple transmission de
contenus conceptuellement clarifiés, mais en appelle aussi à la
vie émotionnelle du partenaire. Qu’avec le développement de
la science se produise un affaiblissement, un blêmissement de
l’« aura », que la division sociale du travail spécialise de plus
en plus les communications, ne change pas ‒ en ce qui
concerne la vie quotidienne ‒ cette structure de manière
décisive. Nous pouvons donc d’autant mieux nous contenter
de la constatation, faite au passage, de cet état de fait que le
problème de la genèse est placé là au premier plan. D’un autre
côté ‒ et cela concerne la communication dans son ensemble,
tant son contenu que sa forme ‒ dans la plupart des cas, la
communication doit convaincre le partenaire ou les
partenaires de quelque chose, les inciter à une action, à un
comportement quelconque, ce qui, comme la communication
va d’homme total à homme total, fait aussi nécessairement
naître, dans toute communication, des éléments de type
évocateur correspondants.
Le mode d’expression central des temps primitifs, tant en
termes de « vision du monde » que de pratique sociale, à
savoir la magie, conçue au sens le plus large, a toujours des
objectifs évocateurs. Non seulement parce qu’un effet
évocateur, souvent accentué jusqu’à l’extase, sur la
communauté, est nécessaire afin que la croyance aveugle aux

41
cérémonies magiques exigée de celle-ci naisse et se
maintienne, mais aussi parce que la relation, profondément
enracinée dans les conceptions de fond de la magie, à ces
puissances de la nature qui doivent être influencées
positivement ou négativement, éveille une intention
évocatrice. C’est ainsi que ces tendances qui sont
abondamment présentes dans la vie quotidienne sont
rassemblées, systématisées et développées par la magie. Et
ceci d’autant plus facilement qu’entre le fonctionnement de la
vie quotidienne et celui de la magie, aucun changement de
direction, aucun changement quantitatif n’est nécessaire, mais
seulement une extension et une intensification de ce qui est
déjà présent. Il est alors d’une importance fondamentale qu’au
cœur de ces synthèses se trouve la mimésis. Frazer distingue,
comme nous l’avons vu plus haut, deux convictions
essentielles de l’époque magique : la première, c’est que le
magicien « peut produire tout effet désiré par la simple
imitation », deuxièmement « que tout ce qu’il peut faire à un
objet matériel affectera également la personne avec laquelle
cet objet a été un moment en contact, que cet objet ait formé
ou non partie de son corps. » 28 Naturellement, les limites sont
là-aussi fluctuantes, et même s’il est sûr que la première
forme est celle qui est principalement mimétique, il y a aussi
bien souvent de l’imitation dans le deuxième type, que Frazer
appelle la « magie de contagion ». Frazer en arrive en effet à
la conclusion « que si la Magie homéopathique [ou imitative]
se suffit à elle-même, la Magie contagieuse comporte
fréquemment une application du principe homéopathique [ou
imitatif]. » 29 Il s’agit donc, pour résumer l’essentiel, de ce

28
James George Frazer, Le Rameau d’Or, Paris, R. Laffont, Bouquins, 1981,
tome 1, p. 41.
29
Ibidem p. 42. Entre crochets, des termes du texte anglais (et de sa traduction
allemande) omis dans la traduction française.

42
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

que par l’imitation de processus ou d’objets de la réalité,


celle-ci même peut être influencée dans le sens souhaité. Il en
résulte que l’imitation doit être le plus possible concrète ; au
moins le point de départ de la représentation mimétique doit
être la réalité elle-même, et pas un reflet abstrait de simples
éléments de la vie comme dans l’ornementation. La
représentation mimétique n’est donc jamais ‒ dans son
intention ‒ hors du monde comme l’ornementation ; même si
son contenu passe dans le fantastique, le jamais-vu ou le
jamais-entendu, ce qui est constitué de la sorte a la prétention
d’être une réalité, une image du monde.
Le lecteur va maintenant sûrement comprendre pourquoi nous
avons tant insisté sur le fait que le reflet dans la vie
quotidienne, même le plus primitif, ne peut pas présenter le
caractère d’une photocopie de la réalité, mais que s’y
manifeste plutôt sa nature dialectique ‒ certes d’une manière
seulement approximative, mais dans un processus également
dialectique d’approximation. Ce n’est en effet que sur cette
base que l’on peut comprendre comment la synthèse magique
de figuration mimétique de processus de vie, englobant aussi
bien la nature que la société, peut être accompli au degré tout
à fait primitif. C’est-à-dire que si un tel processus (guerre,
chasse, récolte, etc.) doit être représenté par l’imitation, il faut
qu’il y ait une concentration des éléments qui, dans la réalité
même, sont extrêmement dispersés, il faut souligner
énergiquement ce qui est essentiel dans le but à atteindre,
éliminer les innombrables hasards qui se produisent dans la
réalité. Si donc les morceaux de réalité à partir desquels une
telle unité doit s’assembler, n’étaient que des photocopies
mécaniques, il aurait fallu des efforts artistiques surhumains
pour les réunir dans une totalité de ce genre, et cette totalité
serait restée totalement incompréhensible pour les hommes,
accoutumés à percevoir la réalité d’une manière mécanique.

43
Ce n’est que sur le terrain que nous avons nettoyé que la
floraison précoce de telles créations, à partir de la vie
quotidienne, devient compréhensible, ainsi que leur profond
effet évocateur.
De ce point de vue, les imitations de processus aux fins de
produire certains effets magiques et les figurations artistiques
mimétiques de la réalité suivent pendant longtemps la même
route. On peut même dire que l’impulsion originelle de ces
dernières ne pouvait naître que de la sphère des convictions
magiques de pouvoir influencer les événements du monde par
leur imitation. On a certes souvent essayé de faire dériver l’art
d’un excèdent de force, d’un jeu. Mais il faut penser que
l’excèdent de force est un phénomène social dès les débuts de
la société humaine : c’est la conséquence de la productivité du
travail qui, avec le temps libre, les loisirs, produit aussi un
excédent d’énergie physique et psychique. 30 Deuxièmement,
on ne voit absolument pas comment le simple jeu aurait pu
jamais conduire à l’art. Le jeu présente naturellement, y
compris chez les animaux, un caractère mimétique. Mais son
intention est orientée ‒ peu importe avec quel degré de
conscience ‒ vers l’exercice de mouvements et de modes de
comportements pratiques importants. Quand l’observateur les
perçoit comme « beaux », il est alors en face, comme pour le
travail, le sport, etc. à un sous-produit involontaire. Le
mouvement et le mode de comportement sont avant tout
conditionnés par leur but, et de ce fait ‒ tendanciellement ‒
sobres, réduits au minimum indispensable. Entre une telle
30
Quand l’anthropologie moderne attribue une grande importance à la lenteur
du développement de l’enfant au contraire de celui du jeune animal, elle
néglige le plus souvent que cela n’a rien à voir avec une différence naturelle
entre les deux, mais d’un phénomène consécutif au développement
spécifique de l’homme, et n’a donc méthodologiquement rien à voir avec un
point de départ. Il s’agit au contraire d’un résultat, avant tout celui du travail
(y compris naturellement la période de la cueillette).

44
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

intentionnalité et son impact esthétique, il y a indubitablement


certaines corrélations factuelles, mais il n’en résulte
aucunement que cette dernière soit issue génétiquement de la
première, et encore moins que l’intentionnalité en soi cache
nécessairement en soi une intention interne esthétique. Il faut
donc que l’intention esthétique soit déjà née, qu’elle soit
jusqu’à un certain point consolidée, ancrée dans la vie
émotionnelle des hommes, pour que des processus dont
l’intention première n’était absolument pas esthétique
puissent être perçus comme esthétiques, sans même parler de
ce qu’un effet esthétique puisse être compris dans leurs
intentions.
La sphère esthétique naît plutôt par un détour complexe : les
mouvements, modes de comportements, déjà mimétiques en
eux-mêmes, dans les activités quotidiennes des hommes, dans
leurs rapports entre eux, vont encore une fois être imités ; ces
reflets de reflets transposés en actions n’imitent désormais
plus simplement certains phénomènes de la réalité pour
certains buts pratiques immédiats, mais ils regroupent leurs
images suivant des principes totalement nouveaux : ils se
focalisent sur l’éveil, chez le spectateur, de certaines idées,
convictions, sentiments, passions etc. Naturellement, une
intention mimétique évocatrice de ce genre se produit aussi
dans la vie quotidienne ; sans ce « travail préparatoire », elle
ne pourrait pas se placer ici au cœur de la représentation
mimétique. Mais elle n’y est qu’une partie, un élément du
rapport entre les hommes, elle est indissociablement intégrée
dans des actions, des formes de communication etc. Ce n’est
que là qu’elle devient le centre, le principe organisateur du
reflet. Si donc le but originel de ces productions [Gebilde]
mimétiques particulières ‒ nous disons productions, parce que
les parties pour réaliser ces objectifs forment une unité, créée
artificiellement, définie à l’avance, tandis que leurs modèles,

45
qui visent des buts réels, sont des processus réels dont le
genre, l’ampleur, le début, la fin etc. vont être à chaque fois
déterminés de manière différente par les difficultés réelles de
réalisation des objectifs ‒ si donc ces productions étaient nés
d’une « volonté artistique », alors leur genèse serait semblable
à celle de Pallas Athénée sortant toute armée de la tête de
Zeus, c’est-à-dire que leur source serait la capacité esthétique
« originelle », « innée » de l’homme, capacité qui hante la
plupart des esthétiques. La réalité offre une image différente.
Si peu que nous sachions de précis, comme nous l’avons si
souvent souligné, sur les origines proprement dites des
activités et des capacités humaines, il ressort cependant
clairement de l’ensemble des données de la tradition, que les
manifestations initiales des reflets mimétiques à but évocateur
que nous avons décrits jusqu’à maintenant étaient d’origine
magique.
C’est pourquoi il est important, pour une compréhension
philosophique de la genèse de l’esthétique, d’un côté de
mettre en évidence les principes communs de cette magie
imitative et du reflet spécifiquement artistique de la réalité, et
ensuite de faire comprendre pourquoi l’esthétique a pu naître,
se développer, croître, après avoir été pendant si longtemps
enveloppée de magie, presque indissociablement. Par ailleurs
et en même temps, il faut montrer que ‒ objectivement, et pas
dans la conscience des hommes ‒ ce qui en apparence est
parfaitement uni, ce qui apparaît même comme totalement
identique, est fondé sur des tendances objectivement
divergentes, qui s’imposent de manière très lente, très
contradictoire, mais à la fin pourtant très nette, et conduisent
finalement à une séparation ultime de l’art et de la magie. La
description finale du processus de séparation de l’esthétique
d’avec la magie et la religion doit être réservé à un chapitre
ultérieur, car son exposé conceptuel présuppose la

46
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

connaissance des catégories les plus importantes du reflet


esthétique, et ne peut donc que suivre leur exposé. Maintenant,
pour traiter la genèse, il y a naturellement au premier plan de
notre intérêt les éléments communs ; ceux qui sont différents,
ceux qui sont opposés ne pourront, à ce stade de notre étude
de l’essence de la sphère esthétique, être évoqués que de
manière extrêmement abstraite.
Le principe commun fondamental entre art et magie (religion),
c’est qu’ils ont tous un caractère anthropomorphisant. Il y a
naturellement aussi, en l’occurrence, des différences entre
magie et religion ; la première est surtout beaucoup plus naïve,
spontanée, naturelle que la seconde. L’anthropomorphisme se
manifeste avant tout en ce que les forces motrices chez le
sujet et celles du monde objectif auquel il est confronté sont
naïvement identifiées. La séparation précise du subjectif par
rapport à l’objectif ne se forme que très lentement. Les
puissances magiques ne doivent pas encore, comme plus tard,
prendre forme humaine (dieux) pour que le mécanisme tel
qu’on se le représente, le système imaginaire de la réalité
objectif apparaisse comme animé par des motifs humains.
Nous pouvons tranquillement renoncer ici à évoquer les
différences de ce genre, ce qui nécessiterait un vaste
traitement en raison de la grande variété de cas intermédiaires.
Ce qui est important en premier lieu, ce n’est pas tant le type
ni le degré d’anthropomorphisation, mais sa simple présence.
De ce fait, l’opposition à la science désanthropomorphisante
se constitue ‒ relativement ‒ tôt. De ce fait, le chemin
commun avec l’art ‒ malgré toutes les divergences ‒ doit être
beaucoup plus long.
Par nos exposés précédents, nous savons déjà que l’anthropo-
morphisme, dans l’art développé, devenu autonome,
représente quelque chose de tout autre que dans la magie ou la
religion. Il suffit ici de relever le point essentiel de cette
47
différence : cela fait partie de l’essence de l’esthétique que de
concevoir l’image reflétée de la réalité comme un reflet,
tandis que la magie et la religion assignent au système de
leurs reflets une réalité, une réalité objective, et exigent une
croyance en celle-ci. Pour l’évolution ultérieure, ceci a pour
conséquence une opposition décisive, à savoir que le reflet
esthétique se constitue (en tant qu’œuvre d’art) comme un
système clos en soi, tandis que tout reflet de type magique ou
religieux se rapporte à une réalité transcendante. Il faut dès
lors à ce propos souligner qu’il d’agit du sens objectif des
productions de l’art, comme de ceux de la magie ou de la
religion. Il y a encore dans des périodes où l’art est totalement
développé, devenu autonome, des créateurs ou des récepteurs
qui conçoivent les œuvres comme devant servir la religion,
attribuent aux œuvres d’art des effets magiques, etc. Les
œuvres d’art elles-mêmes ont cependant ‒ indépendamment
de ces opinions ‒ la structure objective définie ci-dessus, et
dans les déterminations théoriques du rapport entre les deux
sphères, ce qui est important, c’est exclusivement la
caractéristique interne objective du produit. Cette relation
objective s’impose aussi pratiquement dans la réalité sociale
‒ seulement comme tendance, naturellement, à l’échelle de
l’histoire mondiale ‒ indépendamment du degré de fausse
conscience de chacun, dans chaque cas donné, sur sa propre
activité, sur son propre comportement.
Mais l’opposition établie ici a encore besoin d’une précision
concrète complémentaire. Si nous avons défini les
productions esthétiques comme des systèmes de reflet de la
réalité clos sur eux-mêmes, il y a inclus en eux une
dialectique particulière ‒ à étudier ultérieurement en détail ‒ :
ils sont des reflets de la réalité objective, et leur valeur, leur
signification, leur vérité repose sur la mesure selon laquelle ils
sont à même de l’appréhender et de la reproduire, d’évoquer

48
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

chez le récepteur l’image de réalité qui leur est sous-jacente.


Leur caractère clos, leur « immanence », leur « autonomie »
ne peut donc pas signifier une clôture face à la réalité, cette
« immanence » ne peut pas être un « pur » système formel, et
pas plus que cette « immanence » ne peut impliquer une
indifférence à l’égard de son impact. La clôture de l’œuvre,
comme nous le verrons plus tard, est la forme esthétique
spécifique pour faire apparaître un reflet de la réalité qui soit
vrai et de ce fait durablement efficient.
Cette orientation fondamentale du reflet esthétique a comme
contenu le plus général, commun à toute œuvre d’art véritable,
l’immanence de l’art, au contraire de la référence de tout
produit magique ou religieux à un au-delà, à une réalité
transcendante. 31 Mais comme cela fait partie de l’essence de
contenus décisifs de devoir être spontanément universalisés,
justement parce qu’ils recèlent en eux-mêmes des révélations
de courants, de tendances de croissance de l’humanité les plus
importants, cette orientation de chaque art vers l’immanence
porte le sceau de l’anthropocentrisme. L’homme comme point
central auquel tout se rapporte donne à cette immanence
même sa teneur authentique. Ce n’est qu’alors que peut se
réaliser la reproduction artistiquement fidèle de la réalité,
qu’elle peut être appréhendée de manière profonde, afin
d’obtenir une restitution pertinente, qu’elle peut en même
temps, infinie dans son contenu (comme le reflet scientifique)
et strictement délimitée esthétiquement, être concentrée dans
une œuvre close. Nous avons plus haut, dans un autre
contexte, défini l’autoconscience de l’humanité comme la
subjectivité proprement dite de l’art, son vecteur, et indiqué
en même temps que cette autoconscience n’est possible que
31
Nous parlerons en détail de la tendance à l’allégorie qui en résulte dans l’art
religieux lorsque nous traiterons du processus conflictuel de séparation de
l’art par rapport à la magie et à la religion.

49
sur la base d’un monde devenu relativement transparent pour
les hommes, qu’elle repose obligatoirement sur des actions
qui ont soumis le monde extérieur et intérieur à l’homme, au
développement progressiste de l’humanité. Dans cette
autoconscience de l’humanité est inclus le profond
humanisme de la sphère esthétique. Il prend une expression
parfaite ‒ y compris en idées ‒ dans le chœur célèbre de
l’Antigone de Sophocle. 32 Ce n’est sûrement pas un hasard,
mais au contraire la coexistence organique de la sagesse en
pensée et en poésie, une profession de foi en l’essence la plus
profonde de l’esthétique, que le chœur commence par un
hymne décrivant les actions victorieuses des hommes sur le
monde, une action qui n’est limitée que par la mort, dont
cependant l’homme repousse toujours les limites. Et ce n’est
que là où l’homme est dépeint comme fondateur de cités (ce
qui pour les grecs signifie la fondation de la société)
qu’apparaît la problématique centrale interne, le grand thème
de tout art : les collisions qui apparaissent, dans la cité, entre
les hommes.
Nous pensons qu’il suffit de mentionner cette teneur
fondamentale de tout art pour voir clairement que son
apparition est impossible au début de l’évolution de
l’humanité. Chacun comprend ‒ et des ethnologues, des
anthropologues avisés l’ont montré à maintes reprises ‒ que
tout art présuppose un certain niveau de développement de la
technique. On voit maintenant clairement que la période
préparatoire exige encore quelque chose de plus : une attitude
particulière à l’égard de la réalité qui, même si elle n’est pas
pleinement consciente, ne peut parvenir à se développer que
relativement tard, parce que ses contenus exigent
32
Sophocle, Antigone, in Théâtre complet, trad. Robert Pignarre, Paris, GF-
Flammarion, 1998, p. 77. « Entre tant de merveilles du monde, la grande
merveille, c’est l’homme… etc. »

50
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

objectivement comme base une large soumission du monde


extérieure, et une assurance de l’homme confortée dans le
combat pour la matérialiser, sa confiance dans ses propres
réalisations et capacités. Si déjà le minimum en technique
susceptible d’être atteint le plus facilement a été le produit
d’une longue lutte avec la nature, alors cela a dû être ici le cas
à une bien plus vaste échelle.
Le fait que la mimésis artistique ait été enveloppée dans la
magie est cependant davantage qu’une simple nécessité
externe d’un début hasardeux. La spécificité de la dialectique
qui prévaut ici entraîne que l’art mimétique et la capacité de
réception artistique qui lui est liée, qu’elle favorise, se
perfectionnent, se renforcent pendant cette période de
dissimulation derrière l’imitation magique, de sorte quand
l’évolution sociales a produit et reproduit avec une intensité
suffisante les contenus, les modes de comportement que nous
avons dépeints, le reflet de la réalité se sépare de cette
communauté qui ne correspond pas à sa nature, et peut ‒ de
manière certes lente, inégale, contradictoire, souvent
critique ‒ se constituer comme autonome.
Si nous avons décrit le long cheminement commun de la
magie et de l’art comme n’ayant rien d’un pur hasard, nous ne
pensions pas seulement au principe anthropomorphisant de
vision du monde régissant les deux domaines, mais aussi à la
spécificité de l’imitation, visant à l’évocation, que l’on peut
également trouver dans les deux comme trait saillant. Dans
l’analyse du reflet dans la vie quotidienne, et avant tout dans
les échanges réciproques des hommes entre eux, nous avons
identifié, comme élément important, l’évocation d’idées, de
sentiments etc. L’imitation magique, par exemple d’actions,
se différencie de ce point de vue de la pratique normale du
quotidien en ce que l’élément évocateur y est radicalement
placé au centre. Cela veut dire que si par exemple dans la vie,
51
un homme veut susciter chez un autre certaines idées ou
sentiments, alors son intention est précisément de convaincre
cet homme de cette chose précise ; si en revanche un
processus analogue est imité magiquement, alors l’important
dans la représentation est d’éveiller, chez une foule de
spectateurs et d’auditeurs, l’impression que le processus de
conviction a réussi de part et d’autre ; convaincre et être
convaincu, qui sont dans la vie des choses pratiques
essentielles, deviennent alors des moyens, ils deviennent des
contenus structurants et des formes créatives à l’aide desquels
cet événement, qui apparaît comme unité directement sensible,
doit être mis en mesure de susciter les sentiments et idées
désirés. Alors donc que dans la vie, la structure directrice de
l’action coïncide avec le déroulé temporel, que l’action,
partant du début, va vers la fin, par l’intermédiaire
naturellement des nombreux hasards qui surgissent toujours
de l’interaction de diverses tentatives, sa copie mimétique part
du point final, regroupe et modèle les mouvements qui y
mènent de telle sorte que cette fin, par la conviction des
récepteurs, agisse en évoquant les sentiments, les idées
souhaités. Cela entraîne naturellement l’exigence minimaliste
que les hasards superflus de ce point de vue, voire perturbants,
soient éliminés, que ces éléments qui dans leur contenu
objectif constituent des points nodaux soient fortement
accentués dans l’évocation. Dans cette transformation de la
réalité reflétée ne surgit encore ‒ du point de vue de
l’expérience vécue ‒ aucun principe radicalement nouveau ;
écarter le superflu, insister sur les « chaînons », comme nous
l’avons vu, sont déjà dans la vie quotidienne des moments
importants du processus de reflet. Du fait assurément que la
totalité d’un ensemble complexe déterminé de représentation
soit élaboré de manière conséquente de ce point de vue, les
changements simplement quantitatifs en soi se transforment

52
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

en une qualité nouvelle, il se produit objectivement un saut


entre les formes de communication habituelles de la vie
quotidienne et cette refonte d’une figure choisie, qui leur a été
empruntée, close en elle-même, et visant certains effets
évocateurs. Ce saut n’a évidemment pas besoin d’être tout de
suite conscient, et ne le sera ‒ peut-on penser, car sur ces
débuts, les données précises nous font complétement défaut ‒
très vraisemblablement pas avant longtemps. Le sentiment
d’une intensification de la vie et des réactions qui en
découlent suffit totalement à rendre compréhensible la genèse
et le développement de ces formes mimétiques magiques.
De tout cela, il ressort clairement que les lignes de départ de
la mimésis magique et de la mimésis artistique commencent
par concorder, presque jusqu’à coïncider ; nos analyses
suivantes, portant sur les éléments constitutifs principaux,
montreront l’ampleur de cette concordance dans les débuts.
Mais avant que nous puissions l’aborder de plus près, il nous
faut découvrir que d’un côté, les germes des divergences
ultérieures sont ‒ objectivement ‒ présentes, même à ce stade,
et qu’il leur est par ailleurs impossible, dès ce stade, de
devenir conscientes, pas même de façon embryonnaire. Nous
pensons, naturellement, à la question de l’immanence et de la
transcendance de l’objet final comme intention déterminante
de la mimésis. L’immanence signifie directement que
l’impact évocateur de ce qui est représenté s’adresse
exclusivement à la réceptivité de l’homme, et qu’avec l’effet
évocateur visé par elle, la production mimétique a totalement
atteint son but. La transcendance en revanche tente par
l’imitation de processus à influencer des puissances qui sont
supposées régir ces configurations véritables dont la
production mimétique considérée est ‒ par anticipation ‒ la
reproduction. (Imitation dansée de guerre, de chasse etc. pour
influencer favorablement la réussite de l’action

53
correspondante à venir.) Impressionner l’auditeur et le
spectateur véritable n’est, du point de vue de l’attente
concernant cet objectif, que quelque chose d’accessoire.
Pourtant, aussi profond que puisse être ‒ vu objectivement ‒
l’abîme entre ces deux buts finaux, il ne peut en pratique
absolument pas exercer une quelconque influence sur la
matérialisation des débuts. Nous avons en effet constaté d’un
côté qu’un énoncé esthétique immanentiste de la tâche est
réellement impossible à cette étape, et il est clair par ailleurs
que l’imitation portant sur la maîtrise des puissances
transcendantes ne peut trouver des critères réels directs de sa
réussite que dans l’exécution de la production mimétique, que
dans l’impact sur la réceptivité humaine. Car si l’imitation a
réussi, comme souhaité, à influencer les puissances
transcendantes, cela ne se voit qu’a posteriori, dans le succès
ou l’insuccès factuel de la guerre, la chasse, etc. c’est-à-dire
longtemps après le déroulement de la figuration mimétique.
Les conséquences de ce jugement peuvent donc avoir un effet
extrêmement important pour les imitations suivantes où l’on
voit alors se reproduire le cycle mentionné ici. La
transcendance magique se manifeste donc en pratique dans
une immanence immédiate, qui s’approche très près de la
sphère esthétique. L’unité de ces tendances divergentes en soi,
que nous ne pouvons analyser ‒ et encore pas toujours ‒ que
rétrospectivement, doit donc être prise en compte comme un
fait incontournable de la pratique des débuts. Nous
reviendrons encore, au cours de l’exposé de cette situation
globale, sur certains points où ces divergences ‒ souvent sans
que l’on en prenne conscience comme telles ‒ se manifestent
pourtant.
Il nous faut seulement aborder d’un peu plus près une de ces
questions, à savoir certaines tendances extatiques, puisque
pour une part celles-ci sont très proches de celles qui, sous

54
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

couvert de magie, penchent inconsciemment vers l’esthétique


(la danse), mais qui pour une part montrent dès ce stade des
orientations diamétralement opposées. Nous pensons à ces
rites, ces habitudes etc. de l’ère magique qui sont liés à la
provocation d’une extase. Nous ne pouvons naturellement pas
traiter ici de tout l’ensemble complexe qui est lié à cela, par
plus que prendre en considération la liaison et l’opposition de
l’extase à l’ascétisme. Remarquons au passage que celui-ci,
en tant que survivance de la période magique aux effets
durables, va souvent et d’un certain point de vue être placé
également dans un rapport de concurrence avec la
connaissance et avec l’éthique. Ces effets d’un ascétisme
contemplatif, nous ne pouvons les observer qu’en Inde, en
Chine, etc., mais ils jouent aussi un rôle non négligeable dans
la culture européenne, de Plotin à Ignace de Loyola. Le thème
commun aux deux est une production artificielle de certains
états subjectifs, dans lesquels et sur lesquels naît et se diffuse
une croyance selon laquelle ils sont à même, d’une manière
inatteignable par ailleurs, de mettre l’homme en contact direct
avec des puissances transcendantes.
Gehlen donne de ces états une description expressive : « La
danse, l’ivresse, l’abus de produits toxiques, l’automutilation,
etc. sont des séries d’actions appliquées de l’extérieur vers
l’intérieur, et l’exagération et l’hypertension de l’affectivité et
de la sensibilité qui y sont voulues atteignent le niveau le plus
élevé parce que les énergies inhibitrices dissoutes entrent dans
la dynamique et conduisent ainsi à une heureuse sensation de
libération et de soulagement de l’homme. Par la danse,
l’homme devient jusqu’à un certain point un "pur esprit" et
capable d’agir en cette qualité… Cela crée là des domaines
d’action et des techniques qui aboutissent dans un monde
intérieur exalté et libéré, on recherche et on peut vivre "la vie
à un degré plus intense" et on rend possible un retournement

55
grandiose du barycentre de la vie… » 33 Ce qui est essentiel
pour nous dans cette pratique chamanique, c’est qu’on se
détourne de tout type de connaissance, et même de toute prise
de connaissance du monde extérieur, que le sujet est placé
dans un état d’excitation artificiel, dans lequel il peut
s’imaginer que l’ivresse ainsi créée, qui distend dans les faits,
psychologiquement, pour le sujet, les relations à
l’environnement, voire même les annule temporairement, le
met en rapport direct avec ce que la civilisation du moment a
coutume de se représenter comme transcendant. Ici et dans
certains renouveaux analogues de l’ascèse se cristallisent ces
tendances qui sont exclusivement fondées sur des illusions,
nées du degré primitif de développement de la civilisation
matérielle et spirituelle, et qui peuvent être brièvement
résumées comme suit : comme le sujet, en raison de cette
situation, n’est pas (objectivement pas encore) à même, par le
reflet de la réalité objective, par le travail en idée sur ce qui
est perçu et par son application pratique, de dominer
théoriquement et pratiquement son environnement réel, alors
il faut laisser tomber ce « détour » par la connaissance et
emprunter un chemin direct vers l’« intériorité » pure ; et
comme le sujet normal de la vie quotidienne paraît inapte à
cela, comme il est orienté vers l’« extérieur » par ses instincts
vitaux, cette limite qui est la sienne doit être violemment
écartée par des moyens artificiels. La genèse de ces
conceptions se comprend très bien dans la période magique.
On peut même dire que le contraste que nous avons ‒ au nom
de la compréhensibilité ‒ évoqué plus haut n’était alors
sûrement pas conscient. Cela veut dire que les méthodes
ascétiques et extatiques ont été employées simultanément au
reflet de la réalité, avec la mimésis, et qu’il y a eu
33
Arnold Gehlen, Urmensch und Spätkultur [Homme primitif et culture
tardive] ; 1956, Athenäum, Bonn, pp. 265 ss.

56
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

certainement entre eux des points de passage fluctuants. Ce


n’est que bien plus tard, lorsque les tendances à la constitution
de la science et de l’art sont renforcées, que l’opposition
existant en soi dès le début devient un existant pour soi. Elle
apparaît tout particulièrement aiguë lorsque de grandes crises
sociales commencent à menacer la domination de ces classes
sociales qui ont coutume de s’appuyer idéologiquement sur la
magie et la religion. Les aspects réactionnaires de ces
tendances se font alors jour encore plus clairement que dans
les temps primitifs des débuts. Il faut malgré cela dire que,
tandis que dans la période magique, comme nous avons
essayé de le montrer, des éléments et même certaines
catégories de science et d’art commencent pendant longtemps
à se constituer ‒ indissociablement mêlés aux représentations
magiques elles-mêmes ‒ les forces purement régressives de
l’état primitif entrent en action. Si celles-ci, en raison de la
dialectique complexe de l’évolution et du développement de
la société de classe acquièrent une influence, y compris à des
degrés de civilisation plus évolués, cela ne peut avoir lieu que
dans une direction réactionnaire.
Extase et mimésis sont donc l’un pour l’autre des opposés
exclusifs, même si dans la réalité de la période magique, ils
apparaissent parfois simultanément. Leur opposition se fait
clairement jour dans le domaine de la danse, dont nous
parlerons encore en détail : tandis que la danse mimétique a
pour intention, par l’imitation de certains processus vitaux,
d’éveiller certains sentiments chez le récepteur ‒ l’effet
magique de la mimésis sur les puissances transcendantes ne
joue aucun rôle important direct dans cette confrontation ‒ la
danse que nous avons à traiter ici est là pour mettre en extase
les danseurs eux-mêmes.
Dans son Psyché, Erwin Rohde donne une description
expressive des danses thraces en l’honneur de Dionysos :
57
« Les cérémonies se déroulaient sur les montagnes, dans
l’obscurité de la nuit, à la lumière incertaine des flambeaux.
Une musique bruyante se faisait entendre : sons éclatants de
chaudrons d’airain, sourd tonnerre de grosses cymbales et,
mêlés à tout cela, les accords profonds des flûtes "qui invitent
à la folie"… Excitée par cette musique sauvage, la bande des
festoyants danse avec des cris de joie. Pas question de chants :
la violence de la danse coupait la respiration. Car ce n’était
point le mouvement de danse mesuré qu’exécutaient les Grecs
d’Homère quand ils chantaient le péan, 34 mais une danse
circulaire furieuse, tourbillonnante, échevelée, dans laquelle la
foule des enthousiastes franchissait les pentes des montagnes.
C’étaient surtout des femmes qui se livraient à ces danses
désordonnées et épuisantes ; leur costume était étrange… par
là-dessus des peaux de chevreuil, et probablement sur la tête
des cornes. Les cheveux s’agitaient d’une manière sauvage ;
les mains tenaient des serpents, des reptiles… elles
brandissaient des poignards ou des thyrses 35 dont les pointes
étaient cachées sous des touffes de lierre. Elles se démènent
ainsi jusqu’au paroxysme de tous les sentiments, puis en proie
à une "folie sacrée", elles se précipitent sur les animaux
choisis pour le sacrifice, les saisissent et les mettent en pièces,
déchirent à belles dents la chair sanguinolente et la dévorent
toute crue. » 36 Et il résume ainsi le sens de ces usages :
« Ceux qui prenaient part à ces danses se plongeaient eux-
mêmes dans une sorte de manie, dans une extraordinaire
surexcitation de tout leur être ; une extase s’emparait d’eux

34
Péan : chant solennel et collectif en l’honneur d’Apollon. Iliade I 473-474.
35
Dans la mythologie grecque, le thyrse est un grand bâton évoquant un
sceptre, en bois de cornouiller, orné de feuilles de lierre et surmonté d'une
pomme de pin. C'est l'attribut majeur de Dionysos.
36
Erwin Rohde (1845-1898), helléniste allemand. Psyché. Le culte de l'âme
chez les Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. Auguste Reymond,
Paris, Les Belles Lettres, Encre Marine, 2017, pp. 279-281

58
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

dans laquelle ils s’apparaissaient à eux-mêmes et aux autres


atteints "de folie et d’obsession"… Cette surexcitation…
était... précisément le but que l’on voulait atteindre. Cette
extrême tension du sentiment produite par la violence, avait
un sens religieux, car il semblait que l’homme ne pouvait
entrer en relation et en contact avec des êtres d’un ordre
supérieur, avec le dieu et avec les esprits qui lui faisaient
cortège, que par cette dilatation, cette exaltation de tout son
être. Le dieu est invisiblement présent parmi ses admirateurs
enthousiastes, ou du moins il n’est pas loin d’eux, et le
vacarme de la fête sert à le faire approcher tout à fait. » 37
Rohde lui-même était dans sa jeunesse trop proche de
Nietzsche pour pouvoir être vraiment critique à l’égard de tels
phénomènes. C’est pourquoi il résume ainsi son jugement sur
ces effets de la danse extatique sur les participants : « Le
surhumain et l’inhumain se mêlent aussi en eux » 38 ; en tant
qu’érudit consciencieux, il ne néglige cependant pas de
constater qu’il ne s’agit ici aucunement d’un trait
caractéristique spécial de l’évolution grecque, mais d’un
phénomène tout à fait général dans la vie des peuples primitifs,
de la pratique des guérisseurs, des chamanes, etc., qui,
historiquement, se maintient encore longtemps (derviches). 39
Nous n’avons pas besoin de nous préoccuper ici de plus près
des présupposés culturels et des conséquences de ces
tendances. Il nous suffit de mettre en lumière leur opposition
radicale aux processus mimétiques. Quant aux conclusions
esthétiques que Nietzsche a tirées de ces faits, qu’il a
mythologisés et modernisés de manière acritique, nous aurons
à en parler dans d’autres contextes.

37
Ibidem pp. 281-282.
38
Ibidem p. 284-285.
39
Ibidem pp. 293 et 295.

59
Si après cette digression nécessaire, nous essayons maintenant
de considérer d’un peu plus près les déterminations les plus
importantes qui apparaissent dans le reflet, dans sa
transposition dans des productions et des processus à
caractère mimétique, alors il faut regarder comme le moment
le plus primitif et le plus général celui de leur sortie de la
continuité normale de la vie quotidienne. Aussi abruptement
que certains faits de la vie puissent interrompre son cours
normal, leurs causes et leurs conséquences appartiennent
pourtant, objectivement, à ce flux, ils sont de ce fait aussi
vécus par l’homme, individuellement comme socialement,
comme des pièces constitutives, comme des éléments de la
vie, une et indivisible. Les productions mimétiques de la
magie, en revanche ‒ et en cela, ils contiennent un signe
caractéristique important de tout art ultérieur ‒ ne sont pas des
parties de la vie dans sa globalité, mais des reflets d’une de
ses parties, qui sont cependant condensés en une totalité,
délimités du reste de la vie. Il en résulte que les hommes, pour
percevoir ces reflets, doivent dans une certaine mesure sortir
de la continuité normale de la vie ; cette succession d’images
de la vie est dans sa nature quelque chose d’autre qu’une suite
normale du moment de la vie auquel elle se rattache
chronologiquement. De la même façon, avec la conclusion
d’une production, cette sortie de la vie cesse ; l’homme
retourne à son existence normale. Extase et ascèse veulent au
contraire arracher radicalement l’homme de la vie normale ; la
réalité transcendante, qu’ils ont pour dessein de contraindre,
doit représenter une rupture absolue avec celle-ci. C’est
pourquoi un tel comportement ne tient aucun compte de
l’objectivation, de l’évocation, de la réceptivité, tandis qu’un
comportement mimétique vise justement l’objectivation et
l’évocation, la réception.

60
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Cette opposition qui en soi est extrêmement simple et partout


facilement constatable doit cependant être concrétisée afin de
ne pas perdre sa vérité par une surtension métaphysique, une
exagération exaltée. Sortie de la vie normale et retour à la vie
normale doivent précisément être conçus de manière relative,
et même dans une relativité d’un genre particulier : selon la
forme et pas selon le contenu. Qu’est-ce que cela signifie ?
Avant tout que le fait que la production considérée soit
enlevée hors de la vie quotidienne ne signifie aucunement une
rupture radicale avec son contenu ; au contraire, ces contenus
précisément (une part de ces contenus) prennent dans ce reflet
une forme spécifique, nouvelle. Et à cet état de fait objectif
correspond subjectivement le fait que ni les créateurs, les
sujets actifs, ni les récepteurs de ces productions ne quittent la
totalité des contenus de la vie ‒ et cela, ils ne pourraient
naturellement pas le faire, même s’ils le voulaient ‒ mais
modifient formellement leur attitude par rapport à eux, pour
un certain temps seulement : leur attention se porte
temporairement non sur la vie elle-même, mais seulement sur
son reflet qui s’offre ou est offert. Et sitôt finie cette
suspension temporaire de la relation directe à la vie elle-même,
les hommes y retournent nécessairement, et en l’occurrence,
naturellement, ces enseignements et ces expériences vécues
que leur donne ce reflet vont être, d’une manière ou d’une
autre, intégrées à la globalité de leurs enseignements et
expériences. Cette suspension peut donc à bon droit être
considérée comme concernant la forme, parce que la
production mimétique ne réalise, objectivement comme
subjectivement, que par sa forme la séparation temporaire
d’avec la réalité normale spécifique, ne produit que par sa
forme spécifique l’impact intentionné des contenus de vie
reflétés, qui en tant que contenus sont issus de la vie et

61
retournent à la vie. L’extase en revanche est une rupture
radicale avec la continuité de la vie quotidienne.
De ce fait découle déjà beaucoup de choses importantes quant
à la nature de ces productions mimétiques. Nous avons déjà à
maintes reprises indiqué que la spécificité de cette forme se
concentre sur sa capacité et évoquer des idées, des sentiments,
etc. Nous avons également déjà montré plus haut que cela ne
fait pas non plus naître quelque chose de radicalement
différent, métaphysiquement opposé à la vie, mais une simple
transformation de modes d’expression en quelque chose de
qualitativement neuf, que la vie quotidienne elle-aussi connaît
et dont elle ne peut se dispenser.
Les deux aspects de ce rapport des productions mimétiques à
la vie quotidienne doivent être mis en relief de la même façon.
D’un côté, aucune évocation ne serait en effet pensable si la
pratique de la vie n’avait pas fixé certains effets déclencheurs
de sentiments dans certains contenus, mots, gestes, etc. Ceux-
ci connaissent naturellement une intensification formelle, et
ainsi également des qualités nouvelles ; mais le rattachement à
la vie, le prélèvement des contenus de la vie sont inévitables,
pour que soit possible un impact spontanément évocateur. Il
peut assurément arriver qu’en l’occurrence, certains de ces
éléments ne soient présents dans la vie qu’en germe, et ne
prennent un rôle actif, une importance extensive et intensive
que par leur mise en relief mimétique. On ne soulignera
jamais avec assez de force cette relation réciproque à propos
des effets de ces productions mimétiques. D’un autre côté et
en même temps, il faut prendre en compte ce qui est
qualitativement neuf. Nous avons déjà mentionné le moment
de l’enlèvement ‒ relatif ‒ hors du flux de la vie quotidienne,
et en même temps aussi le fait que ceci a une nature formelle.
Pour le mode dialectique d’analyse, une telle constatation
n’exclue cependant aucunement le caractère intrinsèque des
62
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

transformations dans la production mimétique elle-même, et


dans ses effets visés et atteints. Bien au contraire. Hegel
définit le rapport de la forme et du contenu qui entre pour
nous ici en ligne de compte, d’une manière dialectique juste,
comme suit : « En soi, il y a là, présent, le rapport absolu du
contenu et de la forme, à savoir la transformation des mêmes
l’un dans l’autre, de sorte que le contenu n’est rien d’autre
que la transformation de la forme en contenu, et la forme rien
d’autre que la transformation du contenu en forme. » 40 Cette
transformation peut être également observée à l’étape la plus
primitive. Car la constatation d’Aristote, si importante pour
l’art devenu autonome, selon laquelle ce qui, dans la vie,
provoque des sentiments de déplaisir peut susciter du plaisir
dans la figuration artistique, 41 est un facteur indispensable des
productions mimétiques magiques, y compris les plus
primitives. Pensons par exemple à une danse guerrière. Les
gestes menaçants, en particulier ceux d’un homme armé, sont
naturellement dans la vie source d’effroi, et incitent tout au
moins à se défendre. Dans la danse, ils suscitent au contraire
de la joie, du plaisir, et de l’orgueil, parce qu’en eux, à travers
eux ‒ et plus ils sont effrayants, et plus c’est le cas ‒ est
évoqué chez le spectateur le sentiment que de tels guerriers ne
peuvent pas être vaincus, et qu’en conséquence, les nôtres
vont vaincre l’ennemi. Et il en va de même avec divers
contenus suscitant des sentiments, dans la vie même et dans sa
représentation mimétique. En enlevant le spectateur et
l’auditeur du flux de la vie quotidienne, la mimésis n’est donc
pas une forme « neutre », englobant simplement les contenus,
mais elle se transforme dialectiquement en contenu, en
40
Hegel, Enzyklopädie, § 133. La priorité du contenu dans cette interaction
nous occupera encore à maintes reprises. Ce qui est surtout important ici,
c’est la transformation réciproque l’un dans l’autre.
41
Aristote, Poétique, trad. Ch. Batteux, Paris, Jules Delalain et fils, 1874,
chap. IV, p. 6.

63
changeant son caractère originel de manière relative, mais
quantitative.
Mais à la base de cet effet de l’enlèvement formel hors du
quotidien, il y a encore une propriété qui est d’une importance
fondamentale pour le caractère esthétique ‒ qui reste
provisoirement inconscient ‒ de la production mimétique.
Nous pensons à son caractère spatialement et temporellement
clos, qui de ce fait concentre nécessairement, ordonne les
éléments d’un point de vue unitaire. En résumé : la
transformation des événements de la vie en une action encore
très primitive, en une intrigue. G. Thomson fournit une
description concise de la manière dont les danses, les chants,
etc. les plus primitifs, avec le déclin économique des clans
originels, ont évolué d’un côté en représentations de mythes,
les ont fixés, et de l’autre côté les ont développés et
sécularisés. 42 Nous n’avons pas ici à nous préoccuper des
détails de ce processus. Pour nous, l’important est surtout que
même les productions mimétiques les plus primitives ont
décrit certains faits ; ils le faisaient obligatoirement, car le but
magique, la volonté d’influencer ces puissances dont, selon
les croyances d’alors, dépendait le succès ou l’échec de ces
processus de la vie même, ne pouvait être obtenu qu’ainsi
selon le monde magique de représentation. Il fallait donc ‒ ne
serait-ce que pour des raisons purement pratiques de finalité ‒
que les faits en question qui, dans la réalité, se déroulaient
dans différents endroits d’un espace éventuellement largement
étendu, parfois pendant des jours, voire des semaines ou des
mois, soient concentrés en un lieu et sur une période
relativement courte. Le principe de la concentration ‒ à
nouveau une catégorie formelle, comme plus haut
42
George Derwent Thomson (1903-1987), philosophe marxiste anglais.
Aeschylus and Athens, a study in the social origins of drama. Londres,
Lawrence & Wishart, 1916, p. 15 et 103.

64
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

l’enlèvement du flux de la vie quotidienne, et qui en vérité,


comme cette dernière, doit immédiatement se transformer en
contenu ‒ concerne avant tout, nécessairement, le
déroulement des événements considérés reflétés. C’est-à-dire
que partout, c’est l’essentiel des phénomènes qui sera mis en
relief, plus que le déroulement immédiat des événements dans
la vie quotidienne. La dialectique du phénomène et de
l’essence se manifeste de ce fait plus nettement et plus
expressément, mais elle conserve cependant cette forme qui
est propre à la vie quotidienne : l’inclusion immanente de
l’essence dans le phénomène, en opposition à sa séparation et
sa réunification méthodologique dans la pensée scientifique,
même à une étape primitive. Cette concentration, pour
atteindre le but magique, doit donc présenter tous les éléments
importants d’une manière abrégée, synthétique, en mettant
l’essence énergiquement en relief.
Mais dans ce cas, concentration veut dire justement ce qui,
dans l’art devenu plus tard autonome, figure comme intrigue
(ou fable). Aristote 43 définit la fable comme une juste
juxtaposition des événements, conforme aux règles de l’art.
Elle est ‒même dans sa forme la plus primitive ‒ davantage
qu’une simple succession chronologique : la finalité magique
vise justement une mise en ordre téléologique des parties en
fonction d’un but bien défini, ce qui fait que non seulement,
dans certaines limites, la séquence 44 se transforme en
conséquence, en une liaison causale, (même si cette causalité
est fantasmagorique), mais aussi que certaines intensifications,
certaines pauses, certains contrecoups etc. s’additionnent les
uns aux autres et se développent dans toutes les directions,
dans le sens du but poursuivi. Une catégorie devenue pour la
littérature ultérieure aussi centrale que l’intrigue prend donc
43
Aristote, Poétique, op. cit., chap. VI, p. 11.
44
Au sens de série d'éléments mis les uns à la suite des autres

65
naissance, avec une nécessité matérielle, dans les objectifs
magiques des productions mimétiques les plus primitives. 45
Naturellement, cette intrigue se différencie encore
profondément des actions littéraires ultérieures. Elle est avant
tout beaucoup plus décousue, sa prétention à établir des
rapports de causalité contraignants est encore extrêmement
modeste. (La danse en reste ‒ de ce point de vue ‒ même plus
tard, à un degré relativement primitif, même si sous tous les
autres rapports, elle s’est épanouie déjà depuis longtemps au-
delà des stades initiaux.) Mais plus important encore est un
autre élément qui découle également de cette configuration :
celui de la représentation des hommes, de la peinture de
caractère. Là aussi, il est très instructif de jeter un regard
rétrospectif sur les débuts à partir d’une observation ultérieure,
particulièrement lorsque, dans des productions plus mûres,
restent encore conservés certaines survivances de traditions
antérieures, même si ce n’est pas au sens d’un historisme
conscient. On a souvent été frappé par la manière très nette
dont Aristote souligne la priorité de l’action sur les
personnages dans le drame : « Car la tragédie est l’imitation
non des hommes, mais de leurs actions, de leur vie, de ce qui
fait leur bonheur ou leur malheur. » 46 Et dans les phrases
suivantes, il souligne avec une grande énergie le primat de
l’action dans la vie. Il en résulte directement ‒ pratiquement
comme théoriquement pour l’évolution ultérieure ‒ que dans
le drame, c’est l’action qui détermine et exprime les
caractères, et pas l’inverse. Mais si nous considérons ces
réflexions d’Aristote, non pas en rapport à leur évolution
ultérieure, mais avec un regard rétrospectif sur l’évolution de

45
Nous verrons plus tard dans quelle mesure l’état de chose du reflet qui est à
la base de l’intrigue joue aussi rôle important dans quelques autres arts,
généralisé en modifié en conséquence.
46
Aristote, Poétique, op. cit., chap. VI, p. 11.

66
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

l’art, alors elles montrent que tous les productions mimétiques


à partir desquelles le drame s’est peu à peu développé ont
nécessairement opéré avec des actions sans caractères (à notre
sens), que la peinture de caractère comme tâche de l’art est un
produit relativement tardif de son développement, dont la
croissance a dû surmonter de sérieux obstacles. Ceci est tout à
fait conforme à la tradition selon laquelle la tragédie s’est
développée à partir de chœurs dithyrambiques, que ses parties
iambiques, dépeignant des caractères proprement dramatiques
sont nés plus tard que les chœurs, et en sont issus.
Derrière tous ces faits, il y a cependant quelque chose de
socialement important : premièrement que le substrat social
de la représentation d’hommes, le fait vital, dont la peinture
littéraire de caractère est le reflet, n’existait pas dans les temps
primitifs, ou mieux dit : se trouvait à un stade où il ne pouvait
pas encore être question de sa restitution mimétique.
Naturellement, même dans une telle société, les hommes
étaient individuellement différents ; plus ou moins habiles,
constants, courageux, honnêtes ou menteurs, etc. ; mais ces
qualités n’entraient en ligne de compte que dans la mesure où
elles étaient utiles ou nuisibles pour la communauté. La
manière dont elles interféraient dans les rapports « privés »
des hommes entre eux ‒ ce qui, nous en avons le sentiment,
ne vaut pas encore pour cette période ‒ ne représente
cependant aucun intérêt public. Cela pourrait donc être
éventuellement décrit dans ses effets sans que sa
« déduction » psychologico-morale, la caractérisation
individuelle du personnage, soit devenue un besoin général.
Le besoin d’une caractérisation individuelle ‒ aussi bien dans
la vie que dans son reflet ‒ n’apparaît qu’avec les conflits qui
surgissent des relations entre individus et société ; et donc
dans une période beaucoup plus tardive, après la
décomposition du communisme primitif. Et l’évolution du

67
drame grec montre avec quelle lenteur ces conflits même ont
conduit à s’intéresser à la caractérisation individuelle. À
chaque fois, on voit ‒ en complément à ce qui est dit ici ‒ que
d’un côté, le conflit est une catégorie fondamentale du reflet
littéraire de la réalité, il accomplit la rupture proprement dite
de la littérature d’avec la danse, le chant etc. ; d’un autre côté,
que même une catégorie comme celle-là, aussi fondamentale,
ne se trouve pas au début, mais qu’elle est le produit d’une
évolution sociale relativement avancée. Cela prouve par un
cas concret la justesse de notre exposé précédent sur le mythe
du caractère « inné » du comportement esthétique à l’égard de
la réalité. L’exposé précis des problèmes concrets qui
surgissent ici est à nouveau la tâche de la partie matérialiste
historique de l’esthétique.
Deuxièmement, on peut suivre ici la genèse d’une autre
catégorie fondamentale de l’esthétique : celle du typique.
Cette concentration dans le reflet des péripéties de la vie qui,
comme nous l’avons vu, est déjà indissolublement liée à la
mimésis purement magique, ne peut être efficace que si sont
sélectionnés et regroupés des événements et des réactions à
ces moments de la vie tels que les hommes soient en mesure
de les percevoir, tout de suite, directement, comme des
images de la part considérée de leur vie. Dans ces besoins où
apparaît sous des formes magiques le tua res agitur 47 devenu
plus tard conscient, il y a aussi contenu en germe l’avancée
vers le typique. Certes, comme nous avons pu le voir plus
haut en ce qui concerne l’action, sans ce caractère
contradictoire interne, fécond, qui découle de l’unité
organique contradictoire du typique et de l’individuel dans les
personnages. C’est pourquoi, à ce stade initial, il manque
obligatoirement tant cette marge de manœuvre pour la

47
Il s’agit de tes affaires (Horace, Épîtres, liv. I, ép. XVIII, vers 80)

68
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

dynamique des contradictions au sein du typique, allant du


moyen à l’excentrique, que le libre choix artistique,
conditionné par cela, parmi les phénomènes typiques
contradictoires de la vie, qui appelle, dans l’art évolué,
devenu autonome, tant de formes multiples des problèmes.
Dans la typologie primitive n’apparaît que l’aspect social de
l’unité ultérieure des contradictions, et même, conformément
à nos exposés précédents, plus en tant que typique de
situations et d’événements que de caractères. Ces derniers
eux-aussi doivent naturellement présenter un minimum
d’individualité ; mais déjà, les qualités personnelles des
danseurs participants etc. y pourvoient. Mais ce minimum se
dissout totalement dans le caractère social du typique. La base
en est, naturellement, l’état social déjà indiqué. Celui-ci
trouve dans les formes de reflet alors possible une expression
qui lui est adaptée. Il est en effet aussi évident, d’après
l’évolution artistique ultérieure, que la danse et les gestes
dansants (semi-dansants) les vers chantés, la musique etc.
peuvent et doivent bien moins individualiser que le mot
purement et simplement prononcé. Ce n’est pas un hasard si
ce dernier est un produit bien plus tardif de l’évolution, et
c’est tout aussi peu un hasard si la danse ‒ dans les grandes
lignes de son évolution ‒ s’arrête à ce niveau de typisation et
se constitue en genre d’art autonome.
Mais cette caractéristique de la typologie primitive, qui
découle avec une nécessité spontanée de la pratique magique,
contient déjà en soi les germes de la divergence entre magie et
art. À l’origine, les deux besoins coïncident parfaitement. Le
penchant à la séparation des deux tendances ne peut
commencer que lorsque l’évolution sociale produit des
conflits entre individu et collectivité, ce qui naturellement ne
peut s’engager, comme phénomène typique, qu’avec la
décadence du communisme primitif, avec la naissance de la

69
première différenciation entre classes sociales. Certains
éléments objectifs d’une tendance à la séparation apparaissent
certes relativement tôt. Car aussi stables et ‒ en apparence ‒
aussi immuables que puissent être les sociétés primitives, la
croissance encore très lente des forces productives introduit
pourtant de nouveaux éléments dans la vie, dans les relations
des hommes entre eux, dans leur rapport à la nature. Ceux-ci
s’expriment dans le fait que les contenus des représentations
magiques s’incorporent spontanément ces éléments, ne serait-
ce que dans la manière dont certains mythes anciens
‒ éventuellement de façon totalement spontanée ou
inconsciente ‒ se trouvent réinterprétés. Alors, comme cela
fait partie de la nature de la forme esthétique d’être la forme
d’un contenu déterminé, comme cette spécificité de
l’esthétique est ‒ certes spontanément et inconsciemment ‒
implicitement incluse dans l’effet évocateur intentionnel des
productions mimétiques magiques, se créent nécessairement
des mouvements en direction de la réception du nouveau,
dans son contenu comme dans sa forme. Mais la magie est
toujours et strictement cérémonielle. Les productions
mimétiques sont toujours, dans leur aspect magique, pensées
comme des sortilèges, comme des rites. La tendance à fixer
dans des rites les sons, les mots, les gestes, découle forcément
de la sphère des représentations magiques, dans laquelle les
résultats objectifs qui doivent être obtenus par le rite, la
domination ou l’influence sur les puissances transcendantes,
sont liées à certaines paroles, gestes etc. rangés dans un ordre
bien défini. Nous en viendrons plus tard à parler de la lutte
entre magie et art qui en résulte. Contentons-nous ici de
remarquer que la direction exercée par la magie a tendance à
faire se figer le typique primitif en quelque chose de
conventionnel, en une tradition strictement fixée. Il ressort dès
lors de ces explications que la stricte obligation, le caractère

70
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

rituel et cérémoniel des intentions magiques (et religieuses)


sont la conséquence de leur lien à une transcendance.
Immédiatement et au début, les deux objectifs magiques
coïncident : influencer les puissances transcendantes et avoir
un effet évocateur direct sur la réceptivité des hommes. Ce
n’est que plus tard, dans les cas de conflits que nous avons
décrits et qui naissent avec l’introduction de nouveaux
contenus et à leur suite de nouvelles formes, qu’apparaissent
les tendances à la séparation de ces deux éléments : l’intention
évocatrice est, ne serait-ce qu’en raison de l’effet spontané,
naturellement prête à accueillir la nouveauté, dans son
contenu comme dans sa forme, en revanche, celle qui porte
sur la transcendance doit pousser à préserver intactes, autant
que possible, les contenus sacrés traditionnels et leurs formes
de reflet et de représentation, car l’action sur les puissances
transcendantes est en effet avant tout lié à des formes définies
de reflet et de représentation de la vie. C’est là que la
rigidification en quelque chose de conventionnel trouve ses
racines, et pas le moins du monde en une quelconque
« volonté artistique », qui en tant que telle ne pouvait
absolument pas encore être présente, et qui selon toute
vraisemblance s’est développée à partir de cette dichotomie,
du déclin dialectique de l’unité originelle, en soi
originellement contradictoire. Est-ce que et quand, en
l’occurrence, à côté de productions mimétiques à caractère
conventionnel et rituel, vont naître aussi des productions
populaires dans lesquelles déjà s’exprime un goût terre à terre
joyeux pour des images de la réalité des hommes pour
l’homme, est-ce que et quand l’art va-t-il se constituer en
forme autonome de la vie sociale, est-ce que et quand va
s’établir un compromis entre évocation et convention, etc.,
etc. : voilà des questions auxquelles seules des recherches
particulières guidées par une esthétique matérialiste historique

71
peuvent donner des réponses satisfaisantes. Pour les objectifs
qui sont les nôtres, il suffit simplement de montrer
abstraitement la divergence qui se fait jour ici afin de
comprendre celle-ci comme une étape, comme un moment de
la genèse philosophique de l’art.
Alors, pour ne pas déduire unilatéralement cette genèse d’une
contradiction unique, mais nous avancer vers une
multilatéralité de l’objet, nous devons à nouveau nous reporter
au stade antérieur à l’apparition de la divergence, et soumettre
le moment de l’évocation à une analyse plus approfondie que
celle menée jusqu’ici. Le prochain problème que nous devons
maintenant examiner est le rapport dialectique de l’évocation
avec le mimétisme. Le point de départ est sans nul doute
constitué par l’imitation, en tant que forme la plus primitive,
l’expression la plus originelle de faits élémentaires dans le
rapport de l’homme à la réalité. Et à vrai dire tant au sens
subjectif qu’objectif. Objectif, puisque le reflet des processus
de la réalité est indispensable au maintien de la vie. Subjectif
‒ et c’est là qu’apparaît clairement pour la première fois la
forme primitive d’imitation de la réalité ‒ puisque copier des
formes de réaction à la réalité objective que l’on a vérifiées et
que l’on s’est appropriées constitue les capacités de l’être
vivant dans la lutte pour son existence, cela les fixe et dans
certaines circonstances les accroît. C’est pourquoi cette forme
la plus primitive d’utilisation de ce qui est reflété apparaît
obligatoirement dès la vie animale ; ainsi, en particulier,
comme nous l’avons déjà mentionné, dans les jeux des jeunes
animaux. On peut même y constater en germe certains
éléments de distanciation qui seront plus tard déterminants
dans la vie des hommes, dans la mimésis. Il s’agit moins des
sentiments de plaisir, bien visibles, que suscite le jeu, ‒ bien
que là-aussi, il y a les traces de liaison entre imitation et
évocation des sentiments de plaisir ‒ car ceux-ci découlent

72
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

clairement d’une joie directe de sa propre habileté acquise, et


sont donc indissociablement liés à l’acte du jeu. (Le degré de
proximité de la vie dans le jeu se voit aussi chez de nombreux
joueurs qui peuvent entrer en rage lorsqu’ils perdent au jeu,
même s’il ne s’agit pas d’une perte matérielle, qui peuvent
être affectés par la dépression tout autant que s’il s’agissait
d’événements réels de la vie quotidienne réelle ; quand on dit
d’habitude qu’il faut un certain degré de civilisation pour bien
jouer, pour savoir perdre sans chagrin, on caractérise bien cet
aspect peu distancié radicalement, du jeu.) Plus importante est
la distance dans l’imitation ludique elle-même ; quand par
exemple des chiens, en jouant, font seulement semblant de
mordre, mais ne mordent pas vraiment etc., on voit une
certaine délimitation ‒ instinctive ‒ entre la réalité imitée et
imitation reflétée, et ainsi, en même temps l’évocation de
certains sentiments que cela provoque.
Dans le monde de l’homme, cependant, l’imitation va au-delà
de cette immédiateté. Certes, même à une étape plus évoluée,
l’imitation est souvent directe, mais même cette imitation
directe va au-delà son immédiateté, elle tend à une certaine
généralisation ‒ qui reste sensible. L’exercice dans le jeu
devient un sous-produit, ou mieux dit, d’un côté une condition
préalable, puisque par exemple ce sont justement ceux qui
participent à la danse guerrière qui maîtrisent déjà le mieux
tous les gestes qui en font partie, et d’une autre côté il est la
relation à la réalité future dans laquelle on passe du jeu au
sérieux de la vie, ce n’est pas quelque chose d’indéterminé ou
d’instinctif, mais cela se rapporte à un événement à venir tout
à fait certain, par exemple une opération de guerre certaine,
imminente. Ce caractère concret implique cependant une
généralisation d’un genre supérieur au simple rapport
instinctif, indéterminé, à la vie en général. Naturellement, il y
a une généralisation dès les stades très primitifs : c’est le

73
sentiment, arrêté, d’une analogie. Le fait que cette analogie
reste purement émotionnelle, ou que déjà, à partir d’une
certaine conceptualisation, soient mis en relation deux objets
(processus), qui en apparence immédiate sont plus ou moins
semblables entre eux ‒ la danse guerrière est pourtant un
reflet, une imitation de la bataille réelle ‒ ne change rien au
caractère aventureux, infondé de la conclusion qu’on en tire :
que la victoire obtenue dans le reflet est appelée à en entraîner
une dans la réalité.
On voit cette structure dans toute la théorie magique et sa
pratique de l’imitation. Frazer donne à ce sujet une bonne
description expressive : « L’homme primitif, égaré par son
ignorance des causes véritables, croyait que, pour produire les
grands phénomènes de la nature dont dépendait sa vie, il
n’avait qu’à les imiter et qu’aussitôt, par sympathie secrète ou
influence mystique, le petit drame qu’il jouait dans la clairière
ou le vallon, sur la plaine déserte ou la grève balayée par le
vent, serait repris et répété par des acteurs plus puissants, sur
une plus vaste scène. Il s’imaginait qu’en se déguisant avec
des feuilles et des fleurs, il aidait la terre dénudée à se couvrir
de verdure, et qu’en mimant la mort et l’enterrement de
l’hiver, il chassait la morne saison, et préparait la voie au
retour du printemps. » 48 Il est facile de démontrer, et c’est
aussi ce que fait Frazer, comment un procédé analogique de
ce genre ne repose matériellement sur rien de solide. Pourtant,
le plus important pour nous, ici, ce sont quels éléments
catégoriels d’une vision du monde qui se cachent là-derrière,
et comment il en va de leur possibilité de développement
‒ surtout en direction de l’esthétique. Nous devons là nous
souvenir de ce qui a été exposé précédemment sur l’analogie
et le syllogisme analogique, car le fait que ces généralisations

48
James George Frazer, Le Rameau d’Or, op. cit., tome II p. 180-181.

74
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

des imitations immédiates sont basées sur des analogies n’a


pas besoin d’être prouvé. Comme nous l’avons montré plus
haut, Hegel voit donc dans l’élément médian qui relie les
termes du syllogisme analogique une unité directe du général
et du singulier, 49 et c’est ce qui pour lui, et c’est juste,
constitue les aspects problématiques du syllogisme du point
de vue de la logique et de la scientificité. Cette question se
présente de manière tout à fait différente si nous considérons
l’emploi de l’analogie dans la pratique magique du point de
vue de la genèse de l’esthétique dans l’enveloppe de la magie.
Cette structure de la forme du syllogisme, qui est une version
abrégée et abstraite de ce qui est réellement présent et de ce
qui se produit lors de tels reflets ‒ généralisés ‒, présente
clairement deux aspects. D’un côté la mise en ordre idéelle,
l’accomplissement en termes de contenu dans la pratique
magique, dans laquelle doit indubitablement se manifester le
caractère problématique de la logique, mais si lentement, en
raison du bas niveau de l’être social et de la conscience,
qu’elle ne peut guère avoir d’influence perceptible sur le
fonctionnement factuel de ces imitations magiques. D’un
autre côté, l’imitation elle-même est là, immédiate dans sa
concrétude dynamique sensible, elle est celle d’un événement,
d’un processus isolé etc., lesquels signifient en même temps,
dans leur globalité, quelque chose d’autre, de plus haut, de
plus général, ou tout au moins se réfèrent à quelque chose
comme ça. Et d’une manière telle, à dire vrai, que la
signification, la référence n’apparaisse pas sans conditions
comme une généralisation abstraite, mais que ce soit plutôt le
processus concret sensible en tant que tel qui doive inclure la
signification. Il est clair que, lorsqu’avec Lénine, 50 nous

49
Hegel : Science de la Logique, Tome IV, op. cit., p. 385.
50
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 170.

75
voyons dans les formes du syllogisme un reflet des
déterminations de phénomènes réels, concrètement récurrents,
ce qui se reflète là d’une manière sensible immédiate est cette
même chose qui constitue l’essence logique du syllogisme
analogique : à avoir l’unité immédiate de la généralité et de la
singularité. Cette identité ultime du contenu fait que ces
catégories qui les forment sont, elles-aussi, obligatoirement,
les mêmes. La divergence décisive se situe là où les
catégories, leurs relations entre elles, leur rapport dans le
contenu formé prennent de nouvelles fonctions et avec elles
de nouveaux rapports structurels.
Si nous réfléchissons alors sur cette nouveauté, nous voyons
que cette unité immédiate du général et du singulier ne peut se
matérialiser que dans l’intention évocatrice de la mimésis,
intention nécessaire, résultant de la nature de la liaison
contenu-forme. Car au sens strict de l’immédiateté, dans ce
cas aussi, seul le singulier est donné. Le fait que dans sa
reproduction mimétique, on ressente le général ‒ comme par
exemple dans les exemples de Frazer le rapport du
changement de saison avec ces représentations imitant des
processus directement humains ‒ est en partie une
conséquence de la vision magique du monde et de sa
promotion, mais provient aussi en partie de l’expérience
immédiate, justement, celle de l’effet évocateur des formes
mimétiques. Ces deux aspects ne peuvent naturellement être
séparés proprement l’un de l’autre que par l’analyse théorique,
car dans l’expérience vécue immédiate, chaque élément passe
dans l’autre, et ils se renforcent réciproquement dans cette
unification vécue.
L’analyse ne doit cependant pas en rester à cette unification
immédiate. Le fait structurel qu’il s’agisse de l’unité
immédiate du singulier et du général a pour le destin ultérieur
de la mimésis des conséquences extrêmement vastes. Nous
76
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

avons avant tout affaire à une structure mimétique qui est


d’une extrême importance pour le destin ultérieur de l’art :
l’allégorie. Si celle-ci doit être conceptuellement définie de
plus près, il nous faut à nouveau nous référer à l’unité définie
ci-dessus de l’identité et de la diversité. Le fait que le
singulier doive ici être immédiatement identique au général
lui donne une tonalité nouvelle par rapport à ses
manifestations habituelles : sans abandonner sa singularité en
tant que telle, il prend une forte charge en signification. Une
tendance vers cela est déjà nécessairement présente dans la
réalité quotidienne. Car sinon, celle-ci serait ‒ dans son
vécu ‒ un chaos déstructuré, pulvérisé. Ce n’est qu’en pure
logique formelle qu’il est possible de relier entre elles de
telles singularités par des relations purement intellectuelles, et
de les rendre ainsi compréhensibles. Si dans le quotidien, la
relation ne déteignait pas d’une manière ou d’une autre sur les
objets mêmes qu’elle relie, aucun savoir immédiat, aucune
pensée quotidienne ne serait possible. (Dans quelle mesure
cela pose problème n’est pas mis ici en discussion.) Un effet
évocateur de l’image mimétique ne serait lui non plus pas
possible, il ne pourrait pas compter sur une disponibilité, née
de la sorte, à la perception de la singularité chargée de
signification. L’intensification quantitative née du mimétisme
produit cependant là-aussi une qualité nouvelle : une
concrétude beaucoup plus forte de cette signification que la
singularité porte directement en soi en tant que singularité, et
en même temps une généralisation plus vaste, largement
ramifiée, une liaison directe avec au moins une puissance
importante de la vie. Seule une singularité à ce point chargée
intensivement de signification peut être directement vécue ou
pensée comme identique à la généralité.
Cette coïncidence des deux éléments ne doit cependant pas
dissimuler leur différence, leur divergence au sein de l’unité

77
immédiate, car non seulement les deux vont ensemble, mais
leur convergence comme leur divergence ont elles-aussi un
haut degré de simultanéité. Le singulier, aussi chargé de
signification soit-il, n’est cependant pas, en soi, le général
dans sa conceptualité déterminée dans laquelle lui seul est
chez lui, et autant ce dernier peut bien se concrétiser dans du
sensible, il ne peut cependant jamais redescendre, directement,
au plus simple hic et nunc du singulier. Ce va et vient
dynamique entre identité d’éléments hétérogènes et leur
affinité dynamique, justement dans l’acte d’éloignement, met
en avant leur dynamique vivante dans l’effet évocateur de ces
reflets allégorico-mimétiques de la réalité. Goethe a très
clairement ressenti cette nature de l’allégorie, et l’a exprimée
ainsi : « L’allégorie transforme le phénomène en concept, le
concept en image, mais de façon que dans l’image le concept
reste toujours limité et total et reconnaissable par elle. » 51
Cela se rapporte pourtant à une situation socio-culturelle dans
laquelle tant les manifestations mimétiques de l’allégorie que
leur objet transcendant peuvent être ressentis de la même
façon, dans laquelle le mouvement décrit plus haut opère
vraiment comme unité immédiate de général et du particulier.
S’y cache cependant le principe de décomposition interne de
l’allégorie, issue de sa propre nature. Quand Hegel dit de
l’allégorie qu’elle est « froide et pâle », 52 il exprime ainsi son
pôle d’action négatif tout aussi précisément que Goethe avait
défini son pôle négatif. Cette négativité naît par nécessité
historique dès que l’évolution de la société, son changement,
prend à la généralité incluse dans le « syllogisme » mimétique

51
Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et Réflexions, trad. P. Deshusses,
Paris, Rivages, 2005, p. 85
52
Hegel, Esthétique, traduction Charles Bénard, revue et complétée par Benoît
Timmermans et Paolo Zaccaria, Paris, Le livre de poche, 2010, tome 1,
2ème partie, p. 510

78
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

son caractère évocateur direct, soit l’amenant à la disparition


totale, ou tout au moins, si elle reste connue, la faisant se
réduire à un pur concept. Dépouillée de cette liaison, la
singularité chargée de signification peut, dans certaines
circonstances, conserver jusqu’à un certain point son effet
évocateur, mais il lui manque cependant le couronnement, le
bouclage et l’accomplissement qu’apporte la conclusion ;
d’une certaine façon, elle se projette dans le vide ; plus
l’universalité qui la transcende devient incompréhensible, et
plus elle s’accomplit en une véritable transcendance, en du
néant. Naturellement, ce processus se déroule différemment
chez les différentes productions mimétiques. L’ornementation
abstraite qui, comme nous l’avons vu est également
figurative, et dans la plupart des cas allégorique dans son
intention originelle, reste, pour le spectateur ultérieur,
pratiquement exempte de cette perte de sens. Dans les
productions authentiquement mimétiques, il y a toute une
échelle de cas intermédiaires qui vont du fonctionnement à
vide total au maintien presque intact de leur efficacité. (Il sera
question dans le dernier chapitre des problèmes esthétiques de
l’allégorie.)
Le type et les raisons concrètes de la variété qui apparaît ici
ne font pas partie de notre sujet, ils sont un problème de la
partie matérialiste-historique de l’esthétique. Il faut seulement
mentionner ici, abstraitement, un élément où l’on voit,
philosophiquement, un pas supplémentaire vers la genèse de
l’esthétique. Ce pas va aussi bien au-delà de la simple
singularité que de l’universalité abstraite, et au-delà aussi de
l’unité immédiate des deux. Il conduit à ce que la singularité
ne soit plus seulement chargée de signification, mais pleine de
signification, que l’universalité cesse d’être un objet
transcendant, intentionnel de la singularité, mais qu’elle
pénètre cette dernière par toutes ses pores, qu’elle soit

79
inhérente à tous ses atomes, et donc que la simple unité
immédiate de l’universel et du singulier se transforme en leur
unité réelle, organique, devenue catégorie nouvelle : la
particularité. Ce n’est que lorsque ce processus est accompli
que la sphère esthétique se constitue en principe véritable,
autonome, du développement de l’humanité. Ici, où nous
cherchons encore à découvrir philosophiquement les voies de
la genèse, ce problème ne peut être soulevé que comme
perspective. Son analyse et sa définition concrète font partie
d’un stade ultérieur de nos considérations. Mais il fallait au
moins qu’apparaisse, comme perspective à l’horizon, la
manière sont les catégories et les modes de comportement qui
préparent l’esthétique découlent de certains éléments de la
pratique magique ; seule une vue claire du point où l’on va
peut jeter de la lumière sur le point obscur d’où l’on vient. Car
ce n’est que là que l’on peut voir comment la liaison
indissociable de l’évocateur et du mimétique produit un genre
radicalement nouveau de considération du réel, autre que le
scientifique, mais de valeur équivalente : les deux reflètent la
même réalité, leurs contenus et les catégories qui leur donnent
forme doivent donc en dernière instance avoir une certaine
identité. Néanmoins, la nouvelle objectivité, qui en tant que
forme de reflet évocatrice, se rapporte à l’homme total, elle
crée une réélaboration originale, un regroupement de ces
catégories, elle aide à découvrir des contenus existants, cachés
(cachés même de la science) et aussi à faire resplendir dans
une nouvelle lumière ceux qui sont déjà découverts.
Après avoir ici largement pris les devants pour pouvoir bien
décrire certains rapports entre vie quotidienne et genèse de
l’art, retournons aux phénomènes de la première. Nous avons
déjà pu voir à différentes occasions que l’évocation est un
facteur important de la vie des hommes. Il y a une multiplicité
incommensurable de relations humaines sociales ‒ et, au sein

80
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

de leur domaine, de relations individuelles ‒ dans lesquelles


elle joue un rôle indispensable, déterminant. Et pas seulement
là, en vérité, où des phénomènes de la nature, des événements
de la vie sociale et individuelle produisent spontanément, sans
que ce soit voulu, de tels effets, mais aussi comme moyen
appliqué consciemment pour atteindre certains buts. Nous
nous contenterons à ce propos de renvoyer aux tentatives
‒ sûrement très précoces ‒ pour convaincre les autres hommes
pour un dessein quelconque, une activité de la vie dont sont
issus plus tard le discours judiciaire, l’art de la rhétorique,
etc. ; c’est un fait élémentaire de la vie que la volonté
réciproque des hommes de s’influencer ne peut pas se limiter
à une argumentation purement rationnelle, et que le cours
normal de la persuasion s’appuie plutôt sur une alternance
d’éléments argumentatifs et d’éléments évocateurs ; dans les
deux, il y a plus ou moins souvent l’utilisation de la mimésis,
avant tout pour accentuer les effets évocateurs.
La liaison étroite de l’évocateur et du mimétique dans les
rapports quotidiens des hommes a pour base cette formation
des sens dont nous avons déjà parlé en relation aux effets du
travail sur la vision du monde qu’a l’homme. Nous nous
contenterons de renvoyer à deux facteurs d’importance
décisive. Il y a d’abord l’imagination dynamique. Son
développement rend les hommes non seulement plus habiles
dans leurs opérations nécessaires de tous les jours, mais elle
les rend aussi capables, par la simple esquisse, par exemple
d’un geste, d’anticiper son déroulement ultérieur en le faisant
vivre dans l’imagination, sans même parler de ce que
l’imitation d’un processus dynamique est en mesure de le
reproduire lui-même de manière évocatrice dans l’imagination
du spectateur. La même chose concerne naturellement aussi
les bruits, la désignation de certaines actions par des paroles,
etc. Là aussi, la dialectique du phénomène et de l’essence est

81
à l’œuvre. Plus l’imagination dynamique est développée, plus
des phénomènes lointains et complexes peuvent de cette façon,
devenir des expériences vécues, ayant un effet direct et
évocateur.
Deuxièmement, il nous faut parler ici brièvement de la
division du travail entre les sens ‒ elle-aussi développée par le
travail. Nous avons vu plus haut comment par exemple des
perceptions de caractéristiques de choses, correspondant
originellement (selon leur spécificité naturelle d’un point de
vue immédiat) à des sensations du toucher, comme par
exemple le poids, pouvaient être peu à peu perçues de manière
purement visuelle. Les sens dits supérieurs, vue et ouïe ‒ au
contraire des autres sens ‒ tendent ainsi à l’universalité, qui va
bien au-delà du domaine du travail. Le développement des
rapports des hommes entre eux, la connaissance des hommes
qui se développe dans ces rapports, s’appuient très largement
sur un perfectionnement de cette division du travail entre les
sens, sur cet universalisme tendanciel de la vue et de l’ouïe.
Car se développe là la capacité de se prononcer sur des
ensembles de problèmes complexes qui sont indispensables
pour les rapports humains, désormais non plus seulement en
comparant les formulations à la réalité, par un travail mental
sur les expériences, etc. mais aussi de faire ces expériences
directement par la vision et l’audition. (Naturellement, dans la
chronologie historique, la dernière précède la première.)
Quand quelqu’un, pour donner un exemple tout à fait simple,
dit à son interlocuteur : Je vois bien que tu mens, ou : ce que
j’entends, c’est que tu ne dis pas la vérité, se cache derrière ce
fait quotidien et devenu trivial, une universalité extrêmement
étendue de la vue et de l’audition humaines. Et à vrai dire, ce
n’est pas simplement un raffinement de leur capacité de leur
perception. Celle-ci est également possible pour les autres
sens, mais chez eux uniquement au sein de leurs fonctions

82
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

proprement dites, innées dans l’économie physico-psychique


de l’homme. Naturellement, là aussi, avec l’élargissement de
la civilisation, se développe la possibilité d’une extension des
perceptions immédiates à des domaines plus éloignés. Il est
par exemple possible, par l’odorat (d’un parfum, par exemple)
de constater qu’une femme est sous l’influence d’une mode
déjà périmée. Mais en plus, il faut savoir ‒ en dehors du
domaine de l’odorat ‒ quelle est la mode dominante en
matière de parfum, et c’est pourquoi la connexion est
purement associative, c’est une constatation mentale associée
à une perception des sens. Les « symphonies » olfactives et
gustatives de Huysmans 53 sont donc des idées fantastiques
abstraites, creuses et décadentes, qui n’ont rien à voir avec
l’essence de l’esthétique.
L’universalité de la vue et de l’ouïe conduit en revanche à ce
que nous percevions visuellement et auditivement des
phénomènes qui ne peuvent être ni vus ni entendus
directement ; dit plus précisément : dans la vue et l’ouïe
humaines se perfectionnent des capacités sensitives avec
lesquelles, dans le milieu visuel ou auditif, des formes
d’objectivité et d’expression faisant l’objet de très larges
médiations, très éloignées, non seulement peuvent être
perçues par la vue et l’ouïe, mais aussi être spontanément
interprétées et appréciées déjà dans leur immédiateté sensible.
Le fait que la connaissance des hommes mentionnée ici est
formée par la pratique de la vie quotidienne, en
correspondance à ses besoins, ne nécessite pas d’explication
détaillée. Il est également évident que les reflets de la réalité
nés de la sorte sont de caractère évocateur, ou incluent tout au
moins aussi des éléments d’évocation. Comme ils sont issus
de la vie quotidienne, ils doivent d’un côté avoir une tendance

53
Joris-Karl Huysmans (1848-1907), écrivain et critique d'art français.

83
à s’accorder approximativement à la réalité objective ;
naturellement dans le cadre des limites de ces capacités dans
la vie quotidienne en général, et peut-être même ‒ dans la vie
individuelle ‒ avec des sources d’erreurs encore plus grandes
que pour d’autres sphères de reflet du quotidien. Il faut de
plus naturellement remarquer que la pratique quotidienne,
justement à cause de son immédiateté, même si c’est souvent
de manière lente et inégale, doit pourtant éliminer de soi des
images totalement fausses de la réalité. D’un autre côté et en
même temps, ce type de reflet visuel ou auditif,
tendanciellement universel, a un caractère évocateur inhérent.
Lorsque, dans l’exemple donné plus haut, le mensonge de
l’interlocuteur est constaté par la vue ou l’audition, la réaction
émotionnelle dans la très grande majorité des cas n’est pas
quelque chose qui est lié à la perception par la simple
association ou la pensée, mais elle découle directement de la
perception sensible elle-même, elle en fait partie intégrante.
La tendance objective à l’universalité que nous avons
constatée pour la vue et l’ouïe a aussi un envers subjectif
correspondant : c’est l’homme total, avec tous ses sentiments,
ses passions, ses idées etc., qui a tendance à réagir à la totalité
du monde qui lui est accessible.
3. La genèse spontanée des catégories esthétiques à
partir de la mimésis magique.
C’est seulement à partir d’ici que l’on peut comprendre le
processus graduel de détachement de la sphère mimétique-
esthétique, c’est-à-dire du reflet de la réalité, différencié et
devenu autonome, du terrain commun de la vie quotidienne.
Pour mettre au clair les premiers stades intermédiaires au sens
d’une genèse philosophique, il faut encore s’en tenir
fermement à une détermination qui assurément, selon son
origine, fait également partie du quotidien : la direction

84
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

consciente des éléments évocateurs dans un but déterminé,


leur combinaison, leur arrangement, leur intensification etc.
parfaitement réfléchies en fonction de ce but. Il n’est pas
difficile de voir que nous avons affaire ici à un fait
élémentaire de la vie quotidienne. 54 Dans tout discours qui est
lié à une intention matérielle, spirituelle, ou morale, l’énoncé
va être structuré en conséquence, on va essayer d’orienter la
réceptivité émotionnelle et intellectuelle de l’auditeur dans la
direction souhaitée. Cette tendance, dans la vie quotidienne,
ne peut naturellement pas se déployer sans encombre. Avant
tout parce que les relations humaines sont toujours le
carrefour, l’adaptation réciproque de visées diverses, souvent
antagonistes. La tentative d’un individu de diriger le vécu et
les idées d’un autre va donc toujours et encore être interrompu,
détourné, contrecarré par d’autres participants, l’attaque va se
transformer en défense etc. Et comme simple moyen d’une
finalité déterminée, pratique concrète, la direction du point de
vue de la vie quotidienne a réussi ou échoué dans sa tâche,
selon que le but a été atteint ou manqué. C’est là que se trouve,
du point de vue de la pratique quotidienne, son seul et unique
critère. Naturellement, là non plus, la perfection technique ne
peut pas être jugée indépendamment de la satisfaction
concrète de l’intention ; nous parlons d’hommes habiles,
astucieux, éloquents et de leurs contraires. Mais même dans
ce cas, le critère mentionné reste valable ; nous pensons cette
fois que les moyens jugés positivement auraient atteint leur
but dans des circonstances « normales », mais nous
considérons qu’en revanche, pour qui sont ceux appréciés

54
Nicolai Hartmann [Philosophe allemand, 1882-1950], qui attache une
grande importance à ce moment de l’orientation, ne voit pas les véritables
liaisons, ni de ce fait les vraies oppositions entre vie quotidienne et art :
Ästhetik, Berlin, de Gruyter, 1953, pp. 58 ss.

85
négativement, la réalisation factuelle éventuelle de l’objectif
est le produit d’un heureux hasard.
À cela s’ajoute que dans la communication entre les hommes,
argumentation et évocation, selon leur but, alternent sans
cesse, se relaient l’une l’autre. L’évocateur, et au sein de son
domaine, le mimétique n’est qu’un des moyens utilisés dont la
valeur ou la non-valeur ‒ avec les limitations mentionnées à
l’instant ‒ va être jugée selon la manière par laquelle elle est
en mesure de favoriser la réalisation de l’intention concrète.
De ce fait, ce n’est pas un hasard si, bien que l’antiquité ait
conçu le point culminant extrême de ces tendances de la
communication humaine, l’éloquence judiciaire, comme un
art, la rhétorique n’ait cependant jamais pu atteindre un
niveau structurel véritablement régi par des lois ; elle oscille
quasiment sans transition de ci de là entre les deux fausses
extrémités que sont un pragmatisme ‒ souvent sophistique ‒
et une universalité ‒ totalement abstraite
De quelque manière que l’évocation ait pu paraître dirigée,
consciemment, dans les productions mimétiques, il est d’une
part certain qu’un développement relatif des tendances
décrites ci-dessus a été la condition préalable indispensable
d’une telle direction, d’autre part que cette direction purement
évocatrice, nouvellement créée, représente un saut qualitatif
par rapport à ses formes dans la vie quotidienne. Pour bien
comprendre ce saut dans sa vraie nature concrète, il est
absolument nécessaire de regarder d’un peu plus près les
nouvelles déterminations des productions mimétiques qui
apparaissent là. Au premier abord, la plus fondamentale de
ces déterminations semble constituer une pure tautologie : la
production mimétique n’est pas une réalité, mais seulement
son reflet. Cependant, le caractère tautologique de cette
formulation disparaît si l'on pense que le récepteur est
confronté ici ‒ et seulement ici ‒ au reflet et non pas à la
86
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

réalité. Il en est ainsi directement aussi dans la réalité


quotidienne : dans chaque communication, qui a un caractère
mimétique direct ou indirect, le reflet (en parole et gestes etc.)
va être directement perçu. Ce qui est cependant décisif, c’est
que dans ces cas-là, le reflet est immédiatement confronté à la
réalité elle-même, et que l’impact cesse immédiatement dès
que cette comparaison ne montre pas une coïncidence entre le
modèle et son image. Et il s’agit à vrai dire de la comparaison
d’une forme d’expression mimétique concrète avec un seul
morceau concret de réalité qu’elle prétend reproduire. Le saut
qualitatif dont nous examinons ici la nature, consiste
précisément en ce que ce rapport immédiatement concret
entre un objet isolé de la reproduction et la réalité qui lui
correspond se trouve suspendu. La liaison avec la réalité n’est
pas pour autant rompue, car certaines comparaisons entre les
détails de la production mimétique et les expériences
générales du récepteur sont sans cesse établies. Si celle-ci ne
pouvait pas en appeler continûment et directement à de telles
expériences, il en irait de son effet évocateur. Essentiel est
pourtant que dans le deuxième cas, il ne s’agit pas de l’un ou
l’autre épisode objectif de la réalité (ou de leur connexion)
mais d’un tout concret, d’un ensemble. Et le récepteur n’est
pas conscient de ce que ce tout ‒ en tant que tel ‒ n’est pas
réel, mais interprète et représente justement comme totalité un
reflet de la totalité de la réalité ou l’une de ses parties
essentielles.
Une telle relation au reflet de la réalité n’est cependant
possible que si aussi bien ses éléments que leur combinaison
visent l’évocation. Toute forme de reflet idéelle, conceptuelle,
exige déjà dans la vie quotidienne une comparaison
ininterrompue avec son original dans la réalité, et à vrai dire
tant pour le tout que pour tous les détails isolés. C’est là le
comportement inévitable et juste de la connaissance qui

87
‒ sous peine de ruine ‒ s’impose obligatoirement aussi dans la
vie quotidienne. C’est pourquoi ce type de reflet, comme nous
l’avons exposé en détail, a une tendance désanthropo-
morphisante qui commence à s’imposer dès la pratique de
travail la plus primitive, c’est-à-dire une tendance à se libérer
des préjugés subjectifs, de l’enfermement dans l’immédiateté
subjective etc. Le reflet qui se forme et qui vient à s’exprimer
sur cette ligne doit de ce fait toujours avoir cette intention :
reproduire aussi fidèlement que possible l’essence objective,
l’en-soi de la réalité ; le reflet a donc pour fonction décisive
d’assurer la médiation entre la conscience et la réalité existant
indépendamment d’elle, de transformer par le reflet l’en-soi
en un pour nous. Dans sa tendance fondamentale, le reflet ne
peut de ce fait pas se rendre autonome ni instaurer son propre
rapport direct à la conscience. Là où cela se produit ‒ et il
n’est pas rare que cela se produise dans la pensée du quotidien
ainsi que dans l’histoire ‒ il se produit un obscurcissement de
la vérité. C’est clairement visible dans la rhétorique ; dès que
l’exigence formelle, pour atteindre à tout prix un effet
évocateur, prend la main sur le vrai reflet de l’objectivité par
les idées, cette discipline sombre dans une sophistique plus ou
moins cynique. Cela montre assez précisément le rapport de la
pensée, contrôlée par une comparaison constante à la réalité, à
l’évocation. Naturellement, toute connaissance de la réalité
peut susciter des sentiments véhéments et profonds, des
passions etc. ; ce n’est donc pas du tout une exagération que
de parler d’effets évocateurs de la pensée. Même sa forme
concrète et pleine d’esprit peut agir d’une manière de ce genre.
Cela fait pourtant partie de la nature de la chose que dans
toutes les fonctions de la vie où prévaut la juste
compréhension de la réalité objective ‒ y compris dans la vie
quotidienne ‒ l’évocation ne puisse avoir qu’une importance
accessoire, secondaire. Le problème abordé ci-dessus de la

88
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

sophistique dans la rhétorique caractérise justement la forme


la plus exacerbée de ces situations dans lesquelles la
compréhension intellectuelle de la réalité se trouve rabaissée
en moyen d’une évocation en soi indépendante d’elle. (Il va
de soi que tout ceci concerne également l’activité de
publiciste.) 55
Il en va autrement ‒ déjà dans la vie quotidienne ‒ de
l’évocation et surtout de l’évocation mimétique. Il y a
d’innombrables situations dans les relations des hommes entre
eux dans lesquelles la sincérité du sentiment manifesté, de sa
puissance évocatrice joue ‒ relativement à bon droit ‒ le rôle
dominant. Quand par exemple une mère désespérée de la
perte de son fils se répand en plaintes douloureuses au sujet de
cette mort, vante les vertus du défunt, etc., c’est une question
tout à fait secondaire de savoir si les éloges exprimés alors
peuvent objectivement résister à un contrôle de réalité. De la
même façon, si par exemple on raconte au sujet d’un homme
une anecdote qui le caractérise ; si elle met bien en relief
certains traits typiques de la réalité sociale, spirituelle ou
morale, elle aura alors un effet évocateur, et l’on n’examinera
pas ‒ à nouveau avec un bon droit relatif ‒ si les événements
qui y sont concentrés sont un fait réel, sa représentation
exagérée, ou une pure fiction inventée ; la formule bien
connue « Se non è vero, è ben trovato » 56 définit assez
précisément notre comportement à l’égard de ce genre de
manifestations de vie.
Assurément, il y a déjà des éléments clairs d’esthétique
contenus dans le dernier mode de comportement, de sorte que,
compte tenu de notre ignorance des débuts, il est difficile de
décider s’il s’agit d’une forme embryonnaire de l’art de la

55
Publiciste : au sens un peu vieilli d’écrivain politique.
56
En italien dans le texte : si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé.

89
narration, ou de l’un des nombreux cas où l’art déjà né
féconde et enrichit la vie quotidienne. En tous cas, le
comportement dans les deux exemples cités est très différent.
Tellement que, dans le premier cas, l’effet évocateur dépend
presque exclusivement de la sincérité subjective. Il ne peut
donc pas être question ici de diriger consciemment les
réactions du récepteur au sens propre du mot, et même, le fait
que de telles tendances deviennent efficaces signifie dans la
vie un affaiblissement de la spontanéité, de la sincérité
subjective, et donc des sources authentiques de l’effet
évocateur. Une certaine tendance à diriger le vécu du
récepteur est certes implicitement incluse dans toute
communication, là aussi, car l’éveil d’une compassion aussi
puissante que possible est inhérente, comme intention, à toute
manifestation de ce genre. Elle se rapporte pourtant à la
totalité du contenu en faits et en émotions communiqué, et pas
à la forme de la communication, pas aux détails, et surtout pas
à leur mise en ordre.
Ceci a pour conséquence que dans les expressions évocatrices
de la vie quotidienne, le mimétique ne peut être qu’un élément
de la communication globale. Ce qui est décisif, c’est la mise
en mouvement des hommes par les faits et les événements de
la vie même ; ceci doit provoquer les évocations dans une
factualité aussi inchangée que possible ; même là où le
mimétique va être utilisé, il n’est qu’un moyen pour donner au
réel en tant que tel une efficacité vécue. Le mimétique
évocateur est donc en vérité dans la vie un élément
intermédiaire ‒ très important ‒ pour faire vivre l’expérience
de la réalité, mais seulement un élément intermédiaire, et la
relation directe au reflet va là aussi, et pas seulement dans la
connaissance, être toujours et nécessairement dépassée. Dans
ses notes de Berne à propos des pleureuses grecques dans la
guerre du Péloponnèse, le jeune Hegel a mentionné ces

90
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

rapports. Il dit de la douleur dans la vie quotidienne : « Le


plus grand soulagement de la douleur, c’est de l’exprimer en
criant, c’est de l’avoir simplement dite dans toute son ampleur.
Par l’expression, la douleur est rendue objective, et on établit
un équilibre entre le subjectif, qui seul est présent, et l’objectif,
qui n’est pas dans la douleur… Mais si l’âme est encore
pleine, la douleur encore totalement subjective, il n’y a là de
place pour rien d’autre. Même les larmes sont alors un
soulagement, une extériorisation, une objectivation de la
douleur. La douleur, puisqu’elle est subjective et qu’elle est
aussi devenue objective, s’est alors faite image. Mais comme
la douleur, dans sa nature, est subjective, il lui est tout à fait
contraire de sortir d’elle-même. Seule la nécessité la plus
extrême peut l’y pousser. » 57 De là, Hegel déduit alors l’effet
évocateur des lamentations qui sont déjà devenues un art :
« Mais quand la nécessité est passée, quand tout est perdu et
qu’elle (la douleur, G. L.) est devenue désespoir, alors elle se
referme sur elle-même, et cela fait alors un bien extrême de la
faire sortir. Cela ne peut pas se produire par quelque chose
d’hétérogène. Ce n’est qu’en se donnant à elle-même qu’elle
est pour elle comme elle-même, et comme quelque chose qui
est en partie hors d’elle-même. Une peinture ne fait pas cet
effet. On la voit, mais elle ne bouge pas. La parole est la
forme la plus pure d’objectivité pour le subjectif. Elle n’est
pas encore quelque chose d’objectif, mais elle est pourtant le
mouvement vers l’objectivité. La lamentation chantée a en
même temps d’autant plus la forme du beau qu’elle se meut
suivant une règle. Les lamentations de femmes employées
sont de ce fait ce qu’il y a de plus humain pour la douleur,

57
Cité dans Georg Wilhelm Hegel’s Leben beschrieben durch Karl
Rosenkranz, [Vie de Hegel décrite par Karl Rosenkranz], Berlin, Duncker &
Humblot, 1844, pp. 519-520. Ces fragments des écrits de Berne ne figurent
pas dans l’édition française de ce livre, Vie de Hegel, Paris, Gallimard, 2004

91
pour le besoin de se décharger de la sienne, en la développant
au plus profond de soi, et en la tenant en soi dans toute son
ampleur. Seule cette tenue et elle-seule est le baume. » 58 Les
transitions que nous avons montrées sont là clairement
visibles, et la coïncidence nous paraît d’autant plus précieuse
que Hegel, en accord avec les principes fondamentaux de sa
philosophie, néglige le moment de la mimésis et ne parle, très
généralement que de subjectivité et d’objectivité.
Nous avons ainsi délimité, tout au moins dans ses plus
grandes lignes, la sphère de l’évocation mimétique. Il est à
peine besoin de répéter que ses modes de survenance
mentionnés en dernier, eux-aussi, sont indispensables comme
conditions préalables, comme matériau etc. à la fabrication
des productions mimétiques proprement dites. Leur analyse,
aussi cursive soit-elle, montre pourtant déjà clairement, dès le
début, que le bond qualitatif dont nous parlions est fondé très
étroitement sur le nouvel élément qu’est l’attitude immédiate,
directement indépassable, du récepteur à une image reflétée
de la réalité, et pas à cette dernière elle-même. (Nous avons
déjà parlé des rapports plus médiatisés du reflet utilisé ici à la
réalité.) Ce n’est que sur ce terrain que peut se développer la
fonction de l’évocation, qui surgit de la vie, mais qui par
rapport à elle est qualitativement nouvelle. Il faut de plus
encore remarquer que le fait qu’un comportement se rapporte
au reflet de la réalité, et pas à celle-ci même, a encore une
autre conséquence structurelle, d’une importance décisive.
Alors en effet que dans le quotidien, comme nous l’avons vu,
la communication mimétique elle-aussi présente le caractère
d’un combat entre interlocuteurs poursuivant des buts
différents, de sorte qu’en elle, il ne peut être question d’une
direction unitaire des évocations, consciente de son but, que

58
Ibidem.

92
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

de manière très conditionnée, dans des cas limites très rares, il


se crée dans l’évocation mimétique une production unitaire
qui est structurée en vue de cette direction unitaire. Tous les
éléments d’une telle unité dirigée peuvent donc bien exister et
fonctionner dans la vie quotidienne, cet ensemble qu’ils
forment représente un saut qualitatif, la naissance de quelque
chose de radicalement neuf. Il en va de même d’un point de
vue subjectif. Dans la vie quotidienne, lors de telles
communications, la règle va être que les deux partenaires se
comportent en même temps de manière active et réceptive ; la
réceptivité va même souvent être un simple tremplin pour une
intervention active ; dans de tels cas, la réceptivité la plus
attentive est ‒ tout au moins : est aussi ‒ concentrée sur la
détection et l’exploitation des faiblesses des positions dans
l’exposé de l’interlocuteur. Ce n’est que lorsque les hommes
sont confrontés à une production ‒ mimétique évocatrice ‒,
qui est pur reflet, qui n’est pas du tout la réalité, que se
produit une nette scission des subjectivités impliquées chez le
créateur et le récepteur. Il nous fallait donc, pour l’explication
de la genèse, énumérer les situations intermédiaires multiples
et fluctuantes, mais elles ne doivent pas rejeter dans l’ombre
le saut qualitatif devenu ici explicite. Comme nous l’avons
déjà souligné à maintes reprises, la nouvelle tâche par laquelle
apparaît la reproduction esthétique proprement dite de la
réalité, va être fixée par l’imitation magique. On a également
mentionné son double aspect, sa dialectique interne, qui
favorise la séparation ultérieure de la magie et de l’art, mais
aussi que dans les stades primitifs, ces contradictions
n’apparaissent pas encore, mais que le détachement du reflet
esthétique d’avec celui du quotidien se déroule plutôt dans le
cadre, défini par la magie, des fixations d’objectifs, des
conditions de création et d’efficience, que seul le processus de
séparation du reflet esthétique par rapport au quotidien offre

93
la possibilité de se séparer ultérieurement de la magie (et de la
religion), de devenir autonome, et d’assumer sa fonction
propre dans l’ensemble de la vie sociale.
Nous connaissons déjà les objectifs magiques qui sont ici
déterminants. La convergence décisive avec la sphère
esthétique, le travail préparatoire à la constitution d’un reflet
spécifiquement esthétique de la réalité du côté de la magie
consiste en premier lieu en ce que l’on fixe comme but la
reproduction d’un processus de vie unitaire, clos sur lui-même,
par lequel, comme nous l’avons déjà vu, des catégories
esthétiques importantes comme l’intrigue, le typique, ont
commencé à se constituer spontanément. Le deuxième
élément important est ce que nous venons de traiter à l’instant :
ce processus de vie unitaire et clos sur lui-même ne constitue
pas seulement dans son contenu une unité close ‒ une telle
configuration peut exceptionnellement exister aussi dans la
vie quotidienne ‒ mais il consiste formellement aussi en
l’application exclusive du reflet de la réalité et de l’exclusion
temporaire de la réalité elle-même ; les récepteurs vont être
donc confrontés à une production systématiquement ordonnée
faite d’images-reflets, dont l’effet évocateur, unitaire, est le
but à atteindre. Nous avons déjà souligné le fait que la
comparaison à la réalité n’est finalement pas supprimée, mais
seulement suspendue. La base de comparaison est formée par
les expériences de la réalité des récepteurs avant l’évocation
par la production mimétique, de même que les comparaisons
toujours réalisées ‒ certes de manières extrêmement
diverses ‒ après sa réception, entre l’ensemble dont on ressent
l’effet et la totalité de son image de vie acquise jusqu’alors,
son éventuelle modification par ces impressions, son
intégration dans cette totalité, son enrichissement etc. par elle.
Tout ceci ne contredit aucunement la suspension immédiate
de la réalité, mais fait plutôt partie, comme nous l’exposerons

94
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

plus tard, de l’essence du comportement esthétique, et fonde


la place de l’art dans le système des manifestations sociales de
vie des hommes.
C’est précisément pourquoi le terme d’illusion abondamment
utilisé dans la littérature esthétique induit tant en erreur.
L’élément de tromperie, ou d’auto-tromperie qui est
totalement inhérent à cette expression, fait complètement
défaut dans toute expérience esthétique authentique : celle-ci
est un abandon de soi direct dans un ensemble complexe
unitaire d’images de reflet de la réalité, sans aucune
« illusion » quelconque d’avoir affaire à la réalité elle-même.
Quand, dans la description de productions esthétiques, il est
parfois question de la réalité profonde, authentique, etc. de la
figuration, on pense là à quelque chose de totalement différent,
qui n’a rien à voir avec une simulation de la réalité elle-même.
Certes, on voit souvent surgir des conceptions de ce genre.
Mais ce sont pour une part des expressions d’une admiration
naïve des grands progrès techniques dans la reproduction
artistique de la réalité (du genre de l’anecdote de Zeuxis), 59
pour une part des thèmes dans la lutte pour le droit de l’art à
une existence autonome (L’art comme mensonge). Mais
l’élément le plus important de cet ensemble complexe est un
résidu de la mimésis magique. Ce n’est en effet qu’en rapport
avec l’effet intentionné de la production mimétique sur les
puissances transcendantes qui lui font face que surgissent des
représentations qui lui prescrivent une fonction qui va bien
au-delà de l’effet évocateur et qui s’exerce dans la réalité
même comme quelque chose de réel. Frazer décrit ainsi la
base de cette sphère de représentation : « L’application la plus
familière de l’idée que tout semblable produit le semblable se
trouve sans doute dans les tentatives faites universellement, et
59
Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XXXVI, 5, raconte que Zeuxis avait peint
des raisins avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter.

95
dans tous les temps, afin de blesser ou de détruire un ennemi
en blessant ou en détruisant son effigie, cela, dans la croyance
que la souffrance de cette effigie commandera la souffrance
de l’individu et la destruction de l’une la mort de l’autre. » 60
Il est caractéristique de cette conception de penser que la
destruction d’une image doive avoir un effet magique
semblable à celle de certaines parties du corps lui-même
(cheveux, ongles, etc.) Il s’agit naturellement, dans la magie
purement imitative, (danses guerrières, etc.) d’effets
analogues sur des puissances transcendantes. Avec tout cela,
le champ d’action des images mimétiques s’étend dans
l’imaginaire de l’ère magique bien au-delà de l’effet
évocateur.
Ce que nous avons plus haut ‒ provisoirement ‒ défini comme
dualité générale de la mimésis magique prend alors une forme
plus concrète : le rapport au transcendant n’est plus seulement
la raison d’une divergence ultérieure entre reflet magique et
esthétique, mais elle s’avère depuis le tout début, être une
contradiction interne de la mimésis naissante. Cela n’infirme
en aucune façon notre thèse selon laquelle, dans les stades
primitifs, reflet magique et esthétique allaient de pair, que ce
dernier ne peut se constituer, se développer vers une
autonomie ultérieure qu’en collaboration avec le premier. La
contradiction mise en évidence à l’instant relativise seulement
cette thèse du fait que dès le début, au sein de ce parallélisme,
il y a aussi des tendances opposées qui entrent en action, qui
modifient à maints égards la constitution du reflet esthétique,
lui font obstacle, voire même par endroit l’empêchent
complétement. Hegel mentionne par exemple l’interdiction de
la représentation artistique d’être vivants chez les musulmans
avec l’argumentation, qui date certainement de la période

60
James George Frazer, Le Rameau d’Or, op. cit., tome 1, p. 43.

96
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

magique, par exemple en ce qui concerne la représentation


d’un poisson : « Si ce poisson se lève contre toi le jour du
Jugement dernier et te dit : tu m’as bien donné un corps, mais
pas une âme vivante, comment te justifiera-tu à ce moment-là
de cette accusation. » 61 Des survivances magiques analogues
relatives au pouvoir miraculeux des œuvres d’art se
manifestent à l’époque de l’iconoclasme byzantin, 62 etc. Et
derrière cette contestation de l’art comme « mensonge »,
comme « illusion », qui a duré des millénaires, il y a encore
des résidus de cette conception magique, même s’ils ont pris
au cours de l’évolution sociale des formes très variées.
L’exposé détaillé des conséquences concrètes de cet état de
choses est également du ressort de la partie matérialiste
historique de l’esthétique. Pour les objectifs qui sont les
nôtres, il suffit d’exposer de manière très générale la
contradiction qui surgit ici comme moment de la genèse
philosophique du reflet esthétique.
Toutes ces tendances inhibitrices ne peuvent cependant pas
supprimer le caractère essentiellement évocateur des
productions mimétiques créées pendant la période magique,
dirigées par la vision magique du monde. Car quelles que
soient les intentions sur la transcendance qui contribuent à les
déterminer, l’objectif évocateur reste cependant, dans leur
majorité, le principe déterminant direct. Ce n’est qu’en
considérant dans leur compénétration réciproque les éléments
analysés jusqu’ici séparément (œuvre unitaire faite d’images
reflétant la réalité, intention évocatrice dans leur sélection et
mise en ordre, direction consciente, par cette composition, des
effets évocateurs dans leur action dialectique et vivante
conjointe) qu’apparaissent tout à fait clairement ces tendances
61
Hegel, Esthétique, op. cit., tome 1, introduction, p. 98.
62
730-787, sous les empereurs d’Orient Léon III et Constantin V, et 813-843,
sous les règnes de Léon V, Michel II, et Théophile.

97
qui conduisent à la genèse de l’esthétique. Au plan formel
déjà, on voit tout de suite que composition et direction [des
effets évocateurs] montrent au moins deux aspects d’un seul
et même processus. C’est une erreur métaphysique de
nombreuses conceptions esthétiques ‒ principalement aux
temps modernes ‒ de vouloir tracer une limite précise entre
les deux : comme si il pouvait y avoir un rapport
compositionnel entre les parties d’une œuvre d’art,
indépendamment de l’effort de mettre en ordre, d’intensifier,
d’harmoniser les effets évocateurs des parties, des détails en
rapport à l’impression d’ensemble. De telles conceptions,
diamétralement opposées à l’essence de l’esthétique, ne
pouvaient naître que dans le capitalisme, sur le terreau d’une
aliénation sans limite de la création, de l’œuvre et de la
réception les unes par rapport aux autres, et par rapport aux
besoins des hommes. Il se développe justement là, d’un côté
une technique « pure » du simple effet formel, de l’évocation
creuse ou mensongère, constituée à partir d’expériences et de
ce fait sans esprit ni âme, et d’un autre côté, en défense là-
contre, la théorie décrite ci-dessus d’une œuvre en soi, séparée
de son effet. Autant une telle évolution est compréhensible au
plan sociohistorique, autant elle contredit la structure
catégorielle authentique du reflet esthétique. Celui-ci vise
spontanément à éveiller certaines impressions, émotions,
passions, etc., et l’esprit artistique naissant découle justement
des expériences qui sont faites des effets pratiques des
productions mimétiques, comparées aux représentations
subjectives de leur fabrication. Cela veut dire que se
développe une « technique » déterminée de l’exécution des
productions mimétiques dont le but unique est d’évoquer,
avec l’intensité souhaitée, les contenus intrinsèquement
prescrits et donc impérativement donnés. Ces relations vont
être distendues par suite de la structure de la société

98
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

capitaliste, parfois même totalement détruites. De cela


résultent les fausses conceptions caractérisées à l’instant,
contre lesquelles les artistes véritables de cette période ont dû
mener un combat incessant. Il peut suffire ici de se référer à
Goethe, qui est au début de cette évolution menant à la
divergence, et qui éprouve vivement combien il est difficile
pour le créateur de trouver, sans un tel contrôle stimulant, ce
qui est justement artistique au plus profond, si l’on ne trouve
plus cette aide activement opérante dans la réalité sociale,
mais que l’on doive plutôt la reproduire, par ses propres
forces, dans son propre travail de création. Goethe dit : « Le
malheur veut que nous autres modernes, nous soyons aussi
nés poètes, par surcroît et par accident, si bien que nous errons
lamentablement par tout le domaine du genre qui est le nôtre,
sans savoir au juste où nous en sommes, attendu que les
précisions et les affectations spécifiques nous sont en réalité,
si j’en juge bien, imposées du dehors, et que l’emploi de notre
talent nous est dicté par les circonstances. » 63
Pour l’époque de la genèse de l’esthétique, cette
détermination de l’extérieur est une évidence. Les productions
mimétiques engendrées par la magie ont ‒ à côté de la
fonction de « sorcellerie » dont nous avons déjà parlé à
maintes reprises ‒ pour tâche, par la représentation
(l’« imitation ») d’objets ou de processus, d’éveiller chez
l’homme ces idées et sentiments qu’exige leur objectif
pratique déterminé du moment. Elles sont de ce fait
déterminées « de l’extérieur », tant dans leur contenu que dans
leur forme. Il résulte de l’essence de la magie que cette
détermination du contenu signifie l’« imitation » de faits ou
de processus de vie précisément définis, leur mise en forme
63
Lettre de Goethe à Schiller du 27 décembre 1797, in Correspondance entre
Schiller et Goethe (1794-1805), trad. Lucien Herr, tome 2, Paris, Plon,
1923, p. 325.

99
vise à son tour à évoquer les idées et sentiments également
requis par ces objectifs pratiques et définis. Les déterminants
des productions mimétiques magiques peuvent donc bien
n’avoir rien à faire, directement, avec l’esthétique, tant au
plan du contenu que de la forme, cela pose objectivement le
fondement du développement du reflet esthétique de la réalité.
Au plan du contenu, puisqu’un fait de la vie ou un processus
de la vie est extrait de la totalité dynamique du quotidien, se
trouve sélectionné et mis en ordre, de sorte le contenu puisse
devenir efficace, justement dans l’isolement que conditionne
son but. Au plan formel, puisque le récepteur n’est pas
confronté à la réalité elle-même, mais exclusivement à son
image reflétée dont la tâche est fixée de susciter, par
l’évocation, des pensées et sentiments déterminés. De cette
détermination du contenu et de la forme, il résulte donc,
nécessairement, que chacun des deux doit être dans sa
consistance du moment, être harmonisé à l’autre, et donc que
la forme se réalise spontanément comme forme d’un contenu
déterminé, sans intention esthétique consciente qui alors ne
pouvait absolument pas encore exister, et sans une quelconque
« volonté artistique » énigmatique. Ce qui pour nous est
décisif en cela, c’est que ‒ bien que ce processus, du point de
vue de l’esthétique, se déroule spontanément ou
inconsciemment, et s’il existe en lui une conscience, celle-ci
ne peut être que magique (ou « technique » dans
l’exécution) ‒ ce type de contenu et de forme (forme d’un
contenu déterminé) n’est pas simplement un phénomène
quotidien, mais le produit d’une généralisation dans laquelle
s’impose l’essence du reflet évocateur mimétique.
Contentons-nous provisoirement de considérer les productions
mimétiques qui décrivent un déroulement de temps (pour des
raisons qui s’éclaireront d’elles-mêmes au cours de l’analyse,
nous en viendront à parler plus tard des représentations

100
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

spatiales). Leur principe interne de mise en ordre inverse


obligatoirement le cours temporel normal de la vie
quotidienne pour le rendre utilisable, une fois modifié par
cette opération, pour les effets évocateurs intentionnés ici. En
bref, cela veut dire que la mise en ordre au sein d’une telle
production part de la fin, dans laquelle l’effet intentionné doit
culminer. Toutes les parties, les détails, etc. seront
sélectionnés et juxtaposés de manière à accentuer cet effet
dans la ligne générale, et à former un chemin, ressenti comme
nécessaire, qui conduise à cette apothéose des effets. Ce
chemin peut naturellement être simple ou tortueux ; il est
hautement vraisemblable que l’évolution réelle est allée de la
simple ligne droite vers la complexité ; pourtant, dès
qu’apparaît la moindre complication dans cette structure ‒ et
ceci là-aussi s’est selon toute probabilité produit très tôt,
longtemps avant que l’esthétique ne se sépare de la magie ‒
des catégories esthétiques vont obligatoirement en découler,
qui vont devenir très importantes, comme le retardement,
l’épisode, le contraste, le mouvement opposé etc. Il est clair
en effet qu’avec une telle composition visant l’évocation de
certaines émotions et idées unitaires, un élément retardant
simplement perturbant a obligatoirement pour effet de
détourner l’attention, de couper la tension, s’il ne doit pas
éveiller et ne suscite pas chez le spectateur des sentiments
immédiats de tension ; ce détour est justement nécessaire,
obligatoire, incontournable, pour atteindre véritablement le
but, il n’apparaît même plus comme un simple détour, car la
résistance et son fléchissement qui s’expriment en elle
enrichissent et approfondissent précisément ces sentiments
dont l’éveil est le but et le contenu de la production toute
entière. Des thèmes de ce genre peuvent surgir dès le stade
primitif, ainsi, lors d’une danse de chasse, le fait de perdre les
traces et de les retrouver, lors d’une danse guerrière, la ruse de

101
l’ennemi qui lui procure des avantages provisoires, etc. Et il
va de soi que de telles déviations par rapport à un exposé
direct du contenu, si elles doivent trouver une efficacité dans
le genre souhaité, doivent se manifester en conséquence dans
tous les éléments formels de la figuration.
Nous n’avons ainsi mis en lumière que l’une des catégories
essentielles qui doivent apparaître et se constituer dans un tel
exposé. Il est déjà clair dans le cas cité que le mouvement (ici :
la complication) part du contenu et s’impose en conformité
avec lui comme élément formel, comme variation de formes
antérieures. La loi qui détermine tous les phénomènes de ce
genre se fonde sur la double inversion que nous avons déjà
décrite. Il résulte en effet de celle-ci que tous les éléments de
ce qui est représenté, par leur liaison entre eux, c’est-à-dire
par le passage d’un rapport de séquence à un niveau supérieur
de conséquence, doivent surtout prendre une plus grande
netteté que celle qu’ils possèdent d’habitude dans la vie. Et il
ne s’agit à vrai dire pas seulement de mettre en lumière ou
d’expliquer par les idées des phénomènes et leurs corrélations
‒ ce qui par exemple pour la danse serait tout simplement
physiquement impossible ‒ mais de rendre directement
sensible, d’évoquer leur être, leur mouvement, leurs
connexions causales, par le visuel et l’audition, les sentiments
et les idées. Cela signifie par rapport à la vie quotidienne des
différences tout à fait essentielles, bien que ‒ et ainsi surgit à
nouveau une catégorie esthétique importante ‒ leurs
manifestations sensibles, leurs contenus et formes généraux
ne doivent en aucun cas être radicalement modifiés. Dans la
magie se fait justement jour la dialectique si souvent
soulignée déjà, du phénomène et de l’essence, mais avec la
précision concrète que l’essentiel y est plus fortement et
nettement sensible que dans la vie quotidienne, et reste en
même temps plus intimement liée à l’apparence superficielle

102
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

sensible : l’effet évocateur consiste en effet précisément sans


le fait que l’essentiel accède directement à la perception, au
ressenti, et n’est pas obtenu par une analyse intellectuelle des
données.
La production mimétique doit de ce fait, d’emblée, afficher
dans tous ses éléments l’atmosphère qualitativement nette de
son contenu fondamental ; l’alternance des atmosphères doit
se fonder sur cette tonalité fondamentale des sentiments et s’y
rapporter constamment, et les contrastes qui surviennent (que
l’on pense au retardement) doivent se mouvoir dans un cercle
défini à partir de cette base. D’importantes catégories de
l’esthétique constituée ultérieurement, comme par exemple
l’intonation, se développent sur cette base. Il serait superficiel
en l’occurrence de limiter ces catégories à la musique, car les
vers liminaires de chaque poème lyrique ‒ et c’est de façon
caractéristique très manifeste dans les chants et les ballades
populaires ‒, les prologues des drames etc. présentent ce
caractère : l’introduction nécessaire au contenu du sujet est
indissociablement liée à l’éveil suggestif de l’atmosphère qui
dominera toute la suite de l’action. (Que l’on pense aux
premières scènes de Shakespeare). L’évocation d’une
atmosphère déterminée par l’intonation est aussi dans ses
formes les plus primitives un vecteur de l’essence de
l’universalisation esthétique, elle porte les événements
représentés à un niveau de perception supérieur à ce qui était
en principe possible dans la vie quotidienne.
On voit là, précisément, à quel niveau d’interaction contenu et
forme doivent être portés dans l’efficience évocatrice d’une
production de reflet. Une atmosphère évoquée, comme nous
l’avons dit, est directement et avant tout un problème de
forme : elle intègre les reproductions isolées de la réalité dans
un certain ordre, leur donne certaines proportions, un certain
rythme, elle modèle chaque élément isolé (mot, ton, geste etc.)
103
pour une certaine qualité d’impact, de telle sorte que puisse
naître l’intonation de l’atmosphère souhaitée.
Mais, comme le dit Lénine : « La forme est essentielle.
L’essence est mise en forme. D’une façon ou d’une autre, en
fonction aussi de l’essence… » 64 Lénine parle ici de forme en
général, et donc aussi bien en science que dans la vie
quotidienne ou en art. Le spécifique dans notre cas semble
être une simple intensification qualitative. La mise en forme
de l’essence, la dépendance de la première à l’égard de cette
dernière, apparaît avec la mimésis plus nettement à la surface
immédiate que dans d’autres domaines de l’activité humaine.
Pourtant, c’est précisément là qu’est inclus le qualitativement
nouveau naissant. Alors que partout ailleurs prévaut une
tension entre phénomène et essence, qui influe de manière
profondément déterminante sur la relation contenu-forme, ce
qui apparaît dans la production mimétique est figuré de telle
sorte qu’il devienne dans sa phénoménalité immédiate le
vecteur de l’essence. Ce qui est visé avec le reflet dans la
pratique quotidienne et dans la science, la liaison la plus
étroite possible entre phénomène et essence, une forme qui
n’est pas en une quelconque contradiction avec son contenu,
trouve ici un accomplissement dans l’immédiateté ressentie de
l’impact de l’œuvre. Assurément, cet accomplissement se
réfère exclusivement à l’homme ; la contradiction du
phénomène et de l’essence ne va pas être simplement abolie
dans la réalité objective existante en soi, mais il est aussi
offert à l’homme un reflet qui lui fait face, doté de tous les
attributs de l’objectivité, dont le contenu et la forme suscite en
lui le sentiment d’accomplissement comme propriété de ce
monde reflété. Qu’un tel impact ne puisse se produire que sur
la base d’un reflet juste ‒ pour l’essentiel ‒ de la réalité, nous
64
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 136.

104
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

l’avons déjà dit. Et nous reviendrons encore à maintes reprises


sur ce problème. Tant les possibilités d’impact de la
production mimétique que l’influence qu’elle exerce sur la vie
ultérieure des hommes, dépendent très fortement de cette
relation entre réalité objective et ce type de reflet ; c’est
précisément cela que nous appelons en esthétique l’avant et
l’après de l’impact. Nous devons nous contenter ici de la
simple constatation de ce que les rapports sont ici beaucoup
plus complexes que dans la pratique quotidienne et dans la
science.
Après cette digression nécessaire, retournons aux
changements qui résultent nécessairement des effets
évocateurs décrits des productions mimétiques. On voit
clairement à propos de l’évocation le rapport décrit ici entre
contenu et forme. Sans aucun doute, elle est avant tout un
facteur formel : sélection, regroupement, intensification,
proportion etc. des parties et détail doivent en premier lieu
découler de la mise en forme. Mais comme la forme
authentique est toujours le plus étroitement liée à l’essence,
cet élément formel se transforme tout de suite en élément de
contenu ; ce n’est pourtant pas une atmosphère en général
‒ quelque chose comme cela n’existe pas ‒ qui doit être créée,
mais une atmosphère bien concrètement définie, qui
spontanément ‒ en apparence ‒ se développe d’elle-même à
partir de la condition de vie concrète d’hommes concrets. Il
est cependant clair que de son côté, l’image reflet de ces états
de vie doit posséder à son tour, déjà dans son contenu, une
intention sur une telle forme, porter en soi dans une certaine
mesure les éléments de forme afin d’être pour cette forme,
précisément, le contenu adapté, et ainsi de suite à l’infini.
C’est là que l’on peut voir de la façon la plus nette, plus
manifeste encore que dans d’autres domaines de la vie, la
transformation hégélienne incessante de la forme en contenu

105
et vice-versa, comme détermination de l’essence de ces
catégories. Si nous avons déterminé plus haut que diriger
l’évocation était dans son essence identique aux principes
objectifs de composition, ceci s’est encore confirmé dans nos
dernières explications. La corrélation interne d’une production
mimétique a nécessairement pour but de transformer la
séquence des données figurées en un développement
obligatoire de la conséquence. Ce n’est encore en soi et pour
soi pas davantage que le reflet fidèle de la structure originelle
de la réalité objective, de son rapport causal réel. Celui-ci,
dans son contenu essentiel, doit rester préservé, si la
production mimétique doit pouvoir valoir comme reflet de la
réalité, ce qui, comme nous avons pu souvent le remarquer,
est la condition préalable décisive de son effet évocateur. Sans
donc pouvoir toucher cette structure et ses formes
phénoménales concrètes, des modifications essentielles
doivent, dans la production mimétique, être effectuées par
rapport à la superficialité immédiate de la vie quotidienne.
Celle-ci résultant déjà de ce qu’une image reflet strictement
limitée dans l’espace comme dans le temps doit éveiller
l’impression d’une vie en soi illimitée ; les productions
mimétiques isolées ne représentent en effet à chaque fois
qu’une section limitée de la vie (guerre, chasse, etc.) Celle-ci
est pourtant dans la vie même liée à sa totalité par
d’innombrables fils ; porter une partie au niveau d’une totalité
intensive ‒ relative ‒ présuppose d’un côté de briser,
d’anéantir une foule de liaisons, qui sinon unissent dans
chaque sens la partie choisie à son environnement naturel, et
de l’autre côté, la multiplication et l’intensification de ces
liens qui relient entre eux les éléments de la section figurant
dans le reflet. La causalité dominante de la vie va donc être
préservée dans son principe, mais elle prend dans la proximité
une intensité accrue, elle perd directement un peu de ses

106
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

médiations extensives larges, produit une immanence sur un


champ d’action limité dans l’espace comme dans le temps.
Cela signifie déjà un déplacement d’accent essentiel, qui ne
peut être compensé, être mis sur les rails du reflet fidèle de la
réalité, que par le fait que la concentration formelle ne reste
jamais formelle, mais intensifie partout les traits et relations
essentiels (typiques) dans leur contenu, afin de faire apparaître
la réalité authentique dans son propre champ d’action spatial
et temporel.
Bien qu’elle entraîne sans cesse des changements qualitatifs,
cette concentration, prise en elle-même, serait encore bien
loin d’être le changement du reflet du quotidien le plus décisif,
opéré nécessairement et spontanément ; sa spécificité
essentielle n’apparaît que si nous pensons qu’elle doit
focaliser tous ses éléments de contenu et de forme sur
l’évocation de sentiments et de pensées. Encore une fois : les
éléments de cette spécificité de la production mimétique sont
nécessairement contenus aussi dans la réalité quotidienne.
Leur intensification apparaît là-aussi au premier abord comme
purement quantitative. Du fait pourtant que celle-ci soit
soutenue dans toute la production de manière constante et
concentrée, que les effets évocateurs des parties et des détails
doivent être harmonisés entre eux, que la direction comme
principe de composition ‒ malgré tous les détours
nécessaires ‒ soit guidée vers un but précisément fixé, et que
et transforme chaque particularité, bien qu’elle ait en tant que
telle à agir directement et pour soi, en un simple élément du
tout qui se développe concrètement, dans sa tonalité, à partir
de ce qui précède, et prépare tout aussi concrètement, dans sa
tonalité, ce qui suit, de tout cela naît le qualitativement
nouveau : la force efficace autonome de la production
mimétique.

107
Cette autonomie de la production mimétique, qui relaye
d’autres phénomènes dans la vie quotidienne, aussi
profondément apparentés qu’ils puissent être par ailleurs, se
révèle dans son processus concret d’évolution encore plus
clairement que dans son fonctionnement réel. Ce dernier doit
en effet, comme reproduction de la réalité objective,
reproduire ses contenus et ses formes dans leur corrélation
authentique, mais en revanche a lieu dans le premier une
inversion de principe, qui malgré tout ce que cela a de
paradoxal, est pourtant fondé sur des besoins fondamentaux et
indispensables tels qu’ils devaient déjà être présents dans les
productions mimétiques les plus primitives. Nous pensons au
fait qu’au contraire de la composition objective accomplie
elle-même, qui doit rendre la séquence, la chaîne causale des
événements dans leur ordre réel, la composition subjective, le
processus de création, comme nous l’avons montré, part dans
sa nature de la conclusion, et sélectionne, juxtapose, regroupe
etc. téléologiquement tous les éléments en fonction du chemin
vers elle. Il est clair qu’une telle composition subjective
devait être aussi à la base des productions mimétiques les plus
primitives. Si nous nous remémorons par exemple la danse
guerrière, on voit très bien, d’emblée, qu’elle doit se terminer
par la victoire sur l’ennemi (faire advenir celle-ci est en effet
le but magique de l’ensemble). Mais s’il doit avoir un effet
évocateur, chaque épisode, chaque mouvement même doit
alors avoir été choisi, défini, disposé, pour préparer cette fin
en conséquence, éventuellement par des retardements, pour
lui assurer l’effet évocateur maximal. C’est de ce point de vue
téléologique que va lors être élaborée dans la composition
objective la suite chronologique et causale précise et naturelle.
Si nous décrivons ici cet état de fait, c’est pour souligner tout
particulièrement que les deux éléments, tant l’inversion
téléologique que la reconstitution, téléologique elle-aussi, du

108
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

déroulement réel crée une distance par rapport à la pratique


quotidienne ; bien qu’indubitablement il y ait présents dans la
vie quotidienne des processus singuliers dans lesquels se
trouvent des germes d’un tel mode de comportement.
Ce qui se produit alors dans cette double composition est
fondé sur une stricte subordination des parties au principe
directeur. C’est là que se manifeste clairement la différence
qualitative de ces reflets d’avec l’original, d’avec la réalité
objective. Aussi trivial que cela puisse paraître, il faut ici le
souligner encore : dans la réalité même, chaque détail est réel ;
c’est-à-dire que comme existant indépendamment de la
conscience, il s’impose aussi ‒ naturellement à la mesure de
son poids objectif et subjectif ‒ dans la vie de l’homme. Mais
dans la production mimétique, son reflet ne prend une
« réalité » (l’effet évocateur d’une réalité sur les récepteurs)
que s’il s’insère sans encombre dans la ligne directrice, s’il
intensifie les attentes éveillées auparavant, s’il assure la
transition aux suivantes etc. Le soudain, l’inattendu a donc un
effet tout autre, voire même contraire de celui dans la vie. Si
la mort d’un homme peut encore survenir de façon
« impréparée », le simple fait de la mort a quelque chose de
bouleversant, et il arrive même très souvent dans la vie que sa
soudaineté abrupte, précisément, avec l’apparence d’un
hasard complet, augmente encore l’émotion. Dans la
production mimétique en revanche, la surprise doit être
préparée. Comme il s’agit seulement d’un reflet et pas de la
réalité même, un simple fait, un factum brutum ne peut avoir
aucune force de conviction. 65 Ce n’est naturellement pas ici

65
Alfred Kerr voit de tels cas dans le drame moderne, décrits de manière très
expressive chez Hauptmann dans der rote Hahn [le coq rouge], et Henry
Becque, Les Corbeaux. Gesammelte Werke, t. I, p. 98 et p. 393. Il montre
chez Wedekind que cet effet peut même souvent tourner au comique.
Ibidem, p. 204.

109
le lieu d’analyser les problèmes très embrouillés qui résultent
de la catégorie de la préparation ‒ question qui fait partie de la
direction des impacts ‒ d’autant que les complications
véritables n’ont surgi qu’à un stade bien supérieur, longtemps
après l’autonomisation de l’art. Il fallait toutefois les
mentionner, car l’essence de la direction des impacts
n’apparaît clairement que par le fait, d’un côté, que la
production mimétique ne peut avoir une « réalité » que
comme un tout, que celui-ci est un produit de la direction
conséquemment menée, que par ailleurs les parties et détails
doivent directement agir comme autonomes, car la « réalité »
de l’œuvre entière ne se construit qu’à partir d’une telle
totalité faite de parties intégrantes fondées sur elles-mêmes, et
notre analyse prouve clairement à ce propos ‒ y compris pour
le stade le plus primitif ‒ leur profonde dépendance à l’égard
du contexte global, de la systématique de la direction concrète.
Nous voyons donc comment, à partir des objectifs mimétiques
de la période magique qui, dans leur intention originelle, n’ont
encore rien à voir avec l’art, et qui découlent spontanément et
directement de la conception magique du monde, naissent
spontanément, dans la production mimétique ‒ en vertu de la
nécessité immanente de son exécution conséquente ‒ les
catégories structurelles les plus importantes de la sphère
esthétique. Oui, dans le mode de liaison de ces productions à
la magie, il est également contenu une détermination centrale
de l’esthétique : sa détermination de l’« extérieur » dont nous
avons déjà parlé en nous référant à Goethe. Pour résumer

Alfred Kerr, né Kempner (1867-1948), écrivain et journaliste allemand, il


s’exile dès février 1933.
Gerhart Hauptmann (1862-1946), auteur dramatique allemand, grand
représentant du naturalisme.
Henry-François Becque (1837-1889), dramaturge français.
Frank Wedekind (1864-1918), dramaturge et poète allemand

110
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

brièvement ce que nous avons dit jusqu’ici, celle-ci est


obligatoire, de manière indissociable tant dans le contenu que
dans la forme, pour un juste reflet de la réalité au sens de
l’esthétique. Dans le contenu, parce que l’impact évocateur
présuppose une communauté des intérêts sociaux, des intérêts
humains, entre production mimétique et réceptivité. (La
question plus complexe de savoir comment des contenus d’un
passé éventuellement lointain peut susciter des effets
analogues ne fait pas partie de notre sujet du moment. La
période de la genèse de l’art élabore des contenus qui soit
appartiennent directement au présent, soit ‒ comme par
exemple dans les mythes certes ultérieurs ‒ vont être ressentis
par les hommes comme étant leur passé immédiat et les
concernant directement.) Dans la forme parce que le système
clos en soi d’images-reflets, ordonné suivant le principe d’une
évocation de sentiments et d’idées dirigée, ne peut, justement
dans sa clôture, atteindre son but que si les idées et sentiments
évoqués découlent du contenu « donné » à la production
mimétique, en accord avec l’objectif qui est inclus dans ce
donné. Cette liaison dans le contenu comme dans la forme des
œuvres d’art ultérieurs devenues autonomes à une mission
spéciale déterminée peut bien, avec l’évolution de la société,
se complexifier, cette immédiateté peut bien se distendre,
cette structure fondamentale de la détermination de
l’« extérieur » ‒ en liaison la plus étroite avec la clôture
formelle en soi des œuvres ‒ reste durablement le fondement
de tout reflet esthétique de la réalité.
Ce n’est donc pas un hasard que la reproduction artistique de
la réalité trouve son commencement dans la mimésis magique,
se développe au sein de ce domaine, et ne se détache de ce
terrain qu’à un niveau de développement relativement élevé.
Indubitablement, il existe là un certain parallélisme avec la
genèse du reflet scientifique de la réalité. Mais sa spécificité

111
conditionne cependant, comme nous l’avons montré, un
processus de séparation, d’autonomisation, d’un genre
qualitativement différent. Surtout parce que la conception
magique du monde est dès le début en opposition de principe
au reflet scientifique qui se forme à partir du travail, de la
généralisation de ses enseignements, reflet qui de ce fait n’a
jamais pu croître que malgré elle, tandis que, comme nous
avons pu le voir, les exigences que pose la magie aux
productions mimétiques ne se trouvent initialement pas en
opposition aussi radicale au reflet esthétique naissant, dont
elles favorisent même les premiers pas. Nous avons déjà
mentionné les facteurs de séparation, et nous serons aussi
bientôt en mesure d’analyser leur action, tout au moins dans
ses traits les plus généraux.
Il résulte de tout cela qu’à ce stade de l’esthétique non encore
consciente d’elle-même, non seulement se créent des
productions mimétiques ‒ avec des contenus magiques, sous
les voiles de la magie, provisoirement indissociables de celle-
ci ‒ dont les catégories structurelles objectives trahissent déjà
les traits les plus importants du reflet esthétique, mais aussi
que déjà les traits essentiels les plus importants du
comportement esthétique commencent à se constituer
‒ également sans conscience esthétique. Nous ne pouvons
naturellement disposer sur ceux-ci que d’encore moins de
connaissances directes que sur les productions mimétiques
elles-mêmes, bien qu’elles non plus, naturellement, ‒ il s’agit
en effet en premier lieu de danse, de musique, de chant etc. ‒
ne nous soient pas parvenues sous leur forme originelle. Il
faut donc appliquer là-aussi la méthode philosophique
d’explication du niveau inférieur à partie du niveau supérieur
qui en est issu. Une telle approche ne peut donner de vrais
résultats que si elle peut découvrir dans les formes supérieures
des déterminations telles qu’elles soient véritablement

112
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

indispensables à leur fonctionnement, et dont la présence doit


donc dans une certaine mesure être supposée aussi au niveau
le plus bas. Si nous voulons alors tirer des signes
caractéristiques objectifs des productions mimétiques,
reconnus jusqu’à présent, des conclusions sur le
comportement artistique de leurs créateurs, il faut à nouveau
nous souvenir de ce que l’évocation et la composition des
parties intégrantes objectives sont dirigées, ainsi que de
l’opposition des effets, déjà examinée, entre la réalité même et
son reflet visant l’évocation.
La question se complique en apparence du fait que nous
devons d’abord parler, immédiatement, de l’homme comme
réalisateur du reflet à l’aide de ses mouvements, de ses gestes,
de sa voix etc. et pas de productions dans lesquelles le reflet
s’est détaché de l’homme lui-même et s’est objectivé dans un
système formel autonome, comme dans la peinture, la
sculpture, l’art de la parole, qui sont pourtant pour la plupart,
sûrement des produits d’une phase de développement
supérieure à celle, avant tout, de la danse même si assurément
elle incluait déjà en soi les germes de l’art dramatique
ultérieur. Il n’est cependant pas trop difficile de voir que dans
ce cas aussi, il ne s’agit pas de la réalité elle-même, mais de
son reflet. C’est donc le cas, tant objectivement qu’en
conséquence dans le comportement subjectif du créateur et du
récepteur dans la danse, l’art dramatique, etc. Il n’est pas
nécessaire d’expliquer en détail que le danseur ou l’acteur ne
se prend à aucun moment pour Roméo ou Othello, mais qu’il
est conscient de ce qu’il joue ces personnages : quand nous
avons coutume de dire qu’il s’« identifie » à ces personnages,
nous pensons, comme il faudra le montrer plus tard en détail,
à un rapprochement maximal du reflet de la réalité, mais pas à
ce qu’il penserait par exemple à tuer vraiment Desdémone, ou
à se suicider vraiment etc. La situation est tout aussi claire

113
pour le récepteur. La différence entre la vie elle-même et son
simple reflet s’exprime justement dans le comportement
essentiellement contemplatif qui se manifeste nécessairement
chez celui-ci. Le reflet de la réalité contraint temporairement
l’homme, dans la vie même aussi, parfois pour de longues
périodes, à un comportement contemplatif : s’il veut se
reconnaître dans le monde ‒ et il doit y tendre pour pouvoir
agir correctement ‒ il doit chercher à appréhender les faits
objectifs aussi exactement que possible, à percevoir leurs
reflets tels qu’ils sont objectivement, de la façon la plus fidèle
possible. Mais ce comportement va être dans la vie sans cesse
modifiée par la nécessité d’intervenir activement, tout de
suite ; mieux dit : subordonné à la pratique immédiate, car
l’homme en action lui-aussi est contraint ‒ même pendant
l’action ‒ à en observer aussi exactement que possible les
conditions, les circonstances, etc. Dans la vie, le
comportement de l’homme est donc avant tout orienté vers la
pratique, vers l’intervention dans la réalité qu’il veut
influencer, modifier, transformer etc.
Toute autre est sa situation et en conséquence son
comportement face à ce système clos en soi des images-reflets,
que nous avons défini comme production mimétique. Celui-ci
ne lui est pas seulement confronté comme système clos, mais
comme quelque chose de donné de manière immuable,
comme quelque chose d’existant indépendamment de sa
conscience, qu’il peut certes rejeter ‒ en totalité comme en
détail ‒ mais dans le déroulement duquel il ne peut pas
intervenir. (Il est caractéristique que la tentative d’intervenir,
la confusion entre la vie et l’œuvre d’art ait souvent surgi
comme motif au cours de l’évolution tardive, mais toujours
comme effet comique de la confusion mentionnée ci-dessus
d’un état de fait conçu comme évident.) Le récepteur se
focalise donc tout entier sur la contemplation de l’œuvre

114
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

comme totalité, avec sa personnalité qui se concentre sur la


réception de l’œuvre, qui s’y affûte. Cela n’exclut absolument
pas, comme cela a déjà été souligné, les effets pratiques de
cette contemplation de l’œuvre dans la pratique de la vie. Bien
au contraire. Cette concentration, justement, de l’homme dans
sa plénitude 66 sur la totalité de l’œuvre crée les conditions
spirituelles pour que l’homme total, qui se trouve à nouveau
dans la vie, y valorise les expériences nouvelles acquises, que
l’émotion que l’œuvre suscite en lui change et approfondisse
substantiellement son attitude personnelle dans la vie. C’est
justement dans les manifestations magiques les plus
primitives de la mimésis que l’on peut voir cela la plus
nettement : les danses guerrières servent à renforcer le
courage, la fermeté des membres de la tribu, etc. Sans même
parler de ce que la participation à leurs exécutions ne peut
qu’accroître également l’adresse dans les domaines dont la
mimésis est la reproduction, et que l’encouragement de
l’imagination dynamique etc. suscite chez les spectateurs des
effets analogues, même si c’est dans une moindre mesure. Il
est important de souligner ces conséquences nécessaires, y
compris pour les productions mimétiques les plus primitives,
parce que de celles-ci, si le contenu et en conséquence la
forme de ces reflets de la réalité deviennent extensivement
comme intensivement plus amples (par exemple soulèvent des
problèmes individuels, éthiques, etc.), jaillissent les catégories
esthétiques les plus importantes. En fait partie par exemple la
catharsis, sur laquelle nous reviendrons plus tard dans le cours
de nos développements.

66
Cf. Nicolas Tertulian, Georges Lukács, Étapes de sa pensée esthétique,
trad. Fernand Bloch, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 140, sur la distinction
chez Lukács entre l’« homme total » (« der ganze Mensch ») de la vie
quotidienne et l’« homme dans sa plénitude » (« der Mensch ganz »)
exprimé dans l’œuvre d’art.

115
En quoi consiste donc le caractère esthétique, ou, pour parler
plus prudemment, le trait esthétique essentiel de ces
comportements ? Il est tentant, et cela se produit de manière
répétée au cours du développement de la conscience
esthétique, de répondre : comme les productions mimétiques
ont avant tout pour vocation d’évoquer des sentiments, des
passions etc., celui qui veut les provoquer directement (dans
la danse, le théâtre) ou indirectement (poésie, arts plastiques
etc.) doit ressentir ces sentiments et ces passions aussi
intensivement que possible ; l’authenticité et la profondeur de
sa passion va alors se communiquer en conséquence aux
récepteurs. Comme paradigme d’une telle conception, nous
citerons un exemple très tardif. Matthias Claudius dit :
« Maître Arouet dit : je pleure,
Et Shakespeare pleure. » 67
Cette communication des sentiments d’homme à homme ne se
produit pourtant jamais aussi directement dans la vie
quotidienne. Elle y joue certes souvent un rôle important,
mais il faut cependant des circonstances particulièrement
favorables et un manque de circonstances inhibantes pour
produire de tels contacts émotionnels directs. Le caractère
direct doit faire défaut aux relations de réception des images-
reflets, ne serait-ce que parce que le genre de réaction au
sentiment authentique suscité par la vie est totalement
différent. Le ressenti en commun direct, dans la vie
(normalement), est toujours ‒ s’il est authentique ‒ lié à la
pulsion de vouloir aider et intervenir ; par rapport à la
production mimétique, c’est un sentiment de plaisir singulier,
où la compréhension des rapports vitaux, l’élargissement de
l’horizon de la vie, l’approfondissement de la connaissance

67
Matthias Claudius (1740-1815) Poète allemand. Gedichte und Prosa
[poèmes et prose], Altenmünster, Jazzybee Verlag, 2012, p. 51

116
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

intensive du monde et des hommes etc. forment le contenu


déterminant. Déjà le contenu et l’orientation des sentiments
suscités sont alors donc essentiellement différents de ceux de
la vie même ; l’observation profonde d’Aristote déjà citée
selon laquelle en art, le sentiment de plaisir peut aussi être
suscité par ce qui, dans la vie, n’est lié qu’au déplaisir, se
vérifie encore ici, avec toutes ses conséquences largement
ramifiées. Bien que les productions mimétiques restituent les
sentiments et les passions de la vie de même que ce qui les
suscite, leur fonction d’éveil est essentiellement différente.
C’est pourquoi la communication directe des sentiments lors
de la production des reflets évocateurs ne peut en aucun cas
former la base du comportement productif. Et ce, déjà, à côté
des circonstances déjà citées, parce que dans la vie, toute
effusion sentimentale a ses raisons objectives réelles, qui sont
à l’œuvre indépendamment de notre conscience ‒ ainsi que de
la conscience de celui qui a ces sentiments ‒ et agissent en
conséquence comme des réalités sur tous les participants et
spectateurs. Dans la production mimétique, il n’y a cependant
derrière les sentiments aucune réalité qui les étaye de la sorte.
Leur impact dépend exclusivement de la préparation, dirigée,
des images-reflets qui ont donné aux évocations une
orientation déterminée, ainsi que de cette tendance, dirigée, à
l’intensification, lesquelles découlent de l’effusion figurée.
Nous avons déjà abordé cet état de fait lors de l’analyse de la
mort sur scène. Il faut maintenant ajouter encore que le
principe de l’évocation ne régule et ne détermine pas
seulement cette transformation de la séquence en conséquence,
mais étend et approfondit aussi ‒ indissociablement de cette
fonction ‒ chaque élément isolé en direction de l’universalité.
Cela est à nouveau lié à la différence entre réalité objective et
reflet. L’environnement interne comme externe de toute
expression de sentiments dans la vie est, comme celle-ci

117
même, une donnée objective réelle, avec cette qualité d’effet
du réel que nous avons déjà analysée à maintes reprises. Dans
un système de reflets, cet environnement de chaque élément
isolé de l’évocation doit être créé par celle-ci même. Pour cela,
l’art ultérieur a élaboré les moyens les plus divers.
Nous devons essayer ici d’étudier les aspects de principe de
cette création d’environnement dans les conditions les plus
primitives qu’on puisse imaginer, ou tous les genres de
méthodes accessoires ultérieures (ou succédanés) comme par
exemple les décorations de scène, font encore totalement
défaut. Et ceci non seulement à cause de nos efforts
philosophico-génétiques actuels, mais aussi parce que le
principe esthétique proprement dit, qui se développe
lentement sous les voiles du monde magique, ne peut être
connu et élaboré que de la sorte. C’est pourquoi nous parlons
maintenant en premier lieu de la tendance à une universalité
intensive du langage gestuel de la danse. Si l’on veut
examiner les problèmes qui se présentent ici, on ne doit
naturellement pas penser au ballet moderne ‒ né de
conventions de cour ‒ où ma puissance évocatrice des gestes,
sans même parler de leur universalité, s’est presque
totalement perdue. Un certain point d’accroche est
probablement offert par les danses orientales, où les traditions
archaïques originelles se sont plus fortement conservées. Chez
les danseurs chinois, il est par exemple possible, sur une scène
brillamment illuminée, d’éveiller par le type de mouvements,
de gestes, l’impression que les acteurs agissent dans une pièce
complètement obscure où ils ne peuvent rien voir et ne
perçoivent le partenaire que par des bruits. Ou bien il est
possible ‒ sans aucune coulisse ni accessoire ‒ d’évoquer
simplement par des gestes qu’un bateau s’approche, que l’on
monte à bord, que l’on quitte la rive, que l’on rame, et que
l’on affronte les difficultés causées par le courant, etc. Certes,

118
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

ce ne sont naturellement que des exemples pris au hasard,


pour lesquels nous ne pouvons pas savoir précisément dans
quelle mesure y sont à l’œuvre la tradition, et avec quelle
force les tendances nouvelles. Toujours est-il qu’il faut
admettre que l’orientation qui se manifeste dans ces danses
(même si ce n’est pas obligatoirement la manière globale dont
elles sont exécutées) renvoie aux débuts, justement parce
qu’on peut encore y voir une très grande affinité avec l’art
dramatique ; et il est certain que ce dernier s’est développé à
partir de la danse, et non pas indépendamment d’elle. Cette
tendance de la chorégraphie à l’universalité évocatrice est
attestée par Lucien dans l’antiquité tardive. Celui-ci ne cite
pas seulement une série de sciences (dont la philosophie, la
morale etc.) dont les véritables danseurs mimétiques doivent
être familiers pour bien exercer leur art, mais il le compare
aussi à la rhétorique, car « elle a cela de commun avec elle,
qu'elle peint les mœurs et les passions » et il considère « la
grande affaire, le but de la danse, c’est… la représentation par
les gestes d’un sentiment, d’une passion, ou d’une action. » 68
Comme Lucien dans cette étude démontre l’âge et la diffusion
de ce genre de danse (ainsi que ses rapports avec la magie et
la religion) sur la base d’un matériau important, on peut aussi
voir chez lui un signe de la survivance de ces traditions.
La seule chose décisive pour nous à ce propos, c’est qu’à côté
de la transformation évocatrice de la séquence en
conséquence, on peut constater, dans la production mimétique,
une extension et une intensification, également évocatrices, de
chaque élément singulier en direction de l’universalité.
Quelles doivent être alors les caractéristiques du
comportement esthétique qui produit cela ? Il est clair que
nous devons en l’occurrence partir du but ‒ magique ‒, de ses
68
Lucien de Samosate [Λουκιανὸς ὁ Σαμοσατεύς] (120-180), Rhéteur et
auteur satirique d’expression grecque. De la Danse [35] [65]

119
moyens nécessaires pour l’atteindre, et pas à chercher notre
chemin vers ce comportement dans un sujet (inatteignable
pour nous) et dans sa psychologie. Comme elle est en effet
socialement nécessaire, cette fixation d’objectif doit s’imposer
malgré tout, tôt ou tard, bien, moyennement ou mal, et ce qui
est obtenu de la sorte va s’affirmer peu à peu, à chaque fois
selon les besoins historiques concrets et les possibilités. On
voit surtout dans tout cela qu’une simple spontanéité ne suffit
pas pour ces finalités. La mimésis magique, précisément, ne
serait-ce qu’en raison du caractère de sortilège, de rite, de
cérémonie, ne peut absolument pas se fier, tout au moins sur
la durée, aux inspirations momentanées de ceux qui y
participent activement. Il lui faut au moins fixer les points
nodaux les plus importants, les moments, les transitions etc.
de la production mimétique, il faut prescrire aux acteurs plus
ou moins précisément quels sentiments ils doivent éveiller,
dans quel ordre, avec quelles intensifications ou quels
retardements. Dans les tout premiers débuts, de telles danses
ont sans doute pu être spontanément « naturalistes » (au sens
où les rôles n’ont pas été étudiés, au sens de l’improvisation),
mais il leur a été impossible de conserver longtemps ce
caractère, à cause justement du but magique, et des
prescriptions qui en résultent. Il est donc à nouveau
extrêmement intéressant qu’en l’occurrence, dicté par
l’essence de la chose, s’impose obligatoirement un
comportement précis qui, pour le reflet esthétique de la réalité,
est d’une importance cruciale. Il s’agit du comportement par
lequel la réalité objective, le monde interne de l’homme et ses
manifestations sensibles va être reflété de manière fidèle à la
vérité et en même temps ‒ indissociablement de la véracité du
reflet ‒ il sera donné à cette évidence un maximum de force
évocatrice.

120
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Le fait qu’en cela réside l’essence du comportement créateur


en art n’est pas souvent exprimé clairement par la théorie
esthétique, mais c’est d’autant plus confirmé par l’analyse
même des œuvres. L’obstacle à la connaissance claire de ce
rapport réside dans la liaison étroite du comportement
esthétique à la détermination de l’extérieur, à la tâche sociale
que l’œuvre et son créateur doivent à chaque fois assumer.
Nous avons vu en effet que toute la structure de la tâche
sociale a sa forme originelle dans la relation entre l’objectif
magique et sa matérialisation dans les productions mimétiques.
Si la tâche sociale est une évidence sociale humaine pour le
créateur, ce qui fut le cas pendant des siècles, des millénaires,
il n’y a alors aucun besoin de soumettre le comportement
esthétique à une analyse ; la réflexion porte presque
exclusivement sur la manière d’assurer le mieux possible la
tâche sociale. Mais si en revanche, comme cela s’est produit
de manière très nette, en particulier au XIXème et au
XXème siècle, la relation directe entre les individus et la société
est fortement relâchée (ce qui ne supprime en aucun cas les
déterminations objectives), alors la tâche sociale ne s’impose
aux créateurs que par des voies très détournées, avec de larges
médiations, presque incompréhensibles pour la conscience,
cela fait naître alors une réflexion des créateurs sur eux-
mêmes qui s’approfondit sans cesse : tout d’abord, c’est la
condition d’artiste qui apparaît comme problématique, puis
l’art même, lui-aussi, et les réflexions qui découlent de cette
situation sur la qualité humaine, sur la valeur humaine du
comportement artistique prennent un caractère tourmenté, une
tonalité pessimiste. La nécessité pour le reflet esthétique de la
réalité d’aller au-delà de la spontanéité du sentiment et de
l’expérience vécue, la contrainte de créer et de maintenir dans
ses formes une distance par rapport à la vie, ne vont plus être
conçues comme une simple attitude, matériellement

121
conditionnée, de l’homme à l’égard de la réalité et de sa
reproduction adéquate, mais comme la nature inhumaine du
comportement artistique. Nous avons déjà mentionné que,
surtout dans la période impérialiste, des reproches analogues
ont également été élevés contre la nécessaire objectivité de la
science et contre le comportement scientifique. Mais il est
dans la nature des choses que ces tendances n’affectent que de
l’extérieur les recherches sur le reflet scientifique, tandis
qu’elles jouent un rôle de poids dans la conception interne de
l’art de cette période. Il suffit d’évoquer le dernier Ibsen,
l’œuvre de Thomas Mann de Tonio Kröger au Docteur
Faustus, pour avoir un panorama clair de cette situation
historique. 69
Les causes sociohistoriques des différents types de conception
et d’appréciation du comportement artistique sont à étudier en
détail dans la partie matérialiste historique de l’esthétique. Il
nous fallait seulement mettre en relief ici ces deux pôles
extrêmes de l’appréciation du comportement scientifique afin
que les obscurcissements et les déformations de la situation
matérielle objective ‒ socialement conditionnés ‒ ne nous
ferment pas la voie d’une compréhension claire du problème
lui-même. Ce n’est sûrement pas un hasard, mais la
conséquence nécessaire de l’évolution historique décrite à
l’instant de ce problème, que la tentative la plus conséquente
pour résoudre cette question ait été entreprise au tournant des
temps, dans une certaine mesure à la veille de sa déformation
moderne bourgeoise, dans le Paradoxe sur le Comédien de

69
Quand nous parlons ici de déformation des problèmes, nous pensons cela en
rapport à la nature objective du comportement historique, et donc du point
de vue d’une esthétique scientifique. La profonde vérité littéraire de la
conception de l’artiste chez Thomas Mann, comme problème de l’homme
dans la société capitaliste n’est pas affectée par cela. Voir mon livre :
Thomas Mann, Paris, Maspero, 1967.

122
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Diderot ; de même que ce n’est pas non plus un hasard si c’est


Goethe qui a formulé le plus clairement la question de la
détermination « de l’extérieur » de l’œuvre d’art.
Diderot cherche à savoir comment, sur la base de quel
comportement subjectif, peut naître le bon art dramatique. Il
part d’une manière profondément juste, théoriquement, de la
différence entre la réalité même et son reflet artistiquement
juste et efficace. La personne du dialogue qui représente ses
vues dit à ce sujet : « D’ailleurs vous me parlez d’une chose
réelle, et moi je vous parle d’une imitation ; vous me parlez
d’un instant fugitif de la nature, et moi je vous parle d’un
ouvrage de l’art, projeté, suivi, qui a ses progrès et sa
durée. » 70 Comme Diderot voit clairement que dans l’art
dramatique, il ne s’agit pas de la vie, mais de son reflet
artistique, qu’il n’y est pas question de l’expression des
sentiments, des passions etc. mais de leur évocation, il rejette
de manière conséquente la conception selon laquelle il
pourrait s’agir en art dramatique d’une communication directe
d’émotions spirituelles. Dans quelle mesure des expériences
vécues, des affects ou des observations sont originellement à
la base de l’évocation dramatique, c’est un domaine où sont
possibles des variations illimitées, jusque dans les
personnalités individuelles des acteurs. La seule chose
importante, c’est que l’émotion comme l’observation doivent
être de la même façon vérifiées et examinées en fonction de
leurs possibilités évocatrices, que le travail artistique consiste
à fixer l’optimum ainsi obtenu. Diderot voit au contraire dans
ce travail un reflet spécifique de la réalité, dans lequel toutes
les capacités de l’homme, telles que l’observation, la
connaissance de soi, la collecte et la vérification des
expériences, la réflexion à leur sujet etc. prennent des
70
Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres complètes, éd. Assézat,
Paris, Garnier, 1875, t. VIII p. 375.

123
fonctions au moins aussi importantes que l’expérience vécue
immédiate elle-même, et celle-ci doit même devenir un simple
matériau, soumis aux processus constants de remodelage, de
la mise en forme proprement dite, si l’on doit atteindre le but
d’éveiller chez le spectateur les émotions voulues. C’est
pourquoi le partenaire de la conversation cité à l’instant dit :
« Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des
acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à
aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud
et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où
ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront
dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le
comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature
humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal,
d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les
représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré,
combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa
déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son
progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son
milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes
positions, les mêmes mouvements ; s’il y a quelque différence
d’une représentation à l’autre, c’est ordinairement à
l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une
glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer
avec la même précision, la même force et la même vérité.
Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds
inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le
terme de sa propre richesse. » 71
Il faut tout particulièrement souligner les explications
conclusives de Diderot. Certes, il part du problème spécifique
de l’art dramatique : de la nécessité, à chaque représentation,

71
Ibidem, p. 365.

124
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

de viser le même effet, (ou un toujours meilleur) et de ne pas


abandonner l’effet à des humeurs fortuites. Mais en focalisant
l’attention sur la fixation artistique du reflet le plus vrai et le
plus évocateur, il montre que dans le problème particulier et
paradoxal de l’art du comédien se manifeste le problème
général du reflet artistique : atteindre pour le reflet une forme
ayant la meilleurs approximation, et donc ‒ relativement ‒
ultime. Diderot dit expressément : « Et pourquoi l’acteur
différerait-il du poète, du peintre, de l’orateur, du
musicien ? » 72 Le paradoxe de l’art dramatique consiste donc
seulement en ce que le moyen et le matériau de cette mise en
forme est l’homme lui-même, et pas quelque chose qui soit
déjà matériellement enlevé de lui, directement, quelque chose
d’objectivé, comme dans la poésie, dans les arts plastiques,
dans la musique. Oui, sa généralisation ‒ justement en ce qui
concerne notre problème actuel ‒ va encore plus loin.
L’antinomie entre la simple spontanéité des sentiments et des
passions et leur reflet artistique fidèle à la vérité apparaît chez
lui comme celle entre deux modes de comportements opposés :
« Dans la grande comédie, la comédie du monde, celle à
laquelle j’en reviens toujours, toutes les âmes chaudes
occupent le théâtre ; tous les hommes de génie sont au
parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui
s’occupent à copier leurs folies, s’appellent des sages. » 73
Alors, ce qui fonde la mauvaise conscience des artistes de
l’époque bourgeoise tardive, ce qui apparaît chez eux comme
un éloignement de la vie, comme une expulsion de la vie, est
chez Diderot le « naturel », parce que c’est le comportement,
fondé socialement de manière juste, de l’artiste à la vie et à
son reflet en art. Comme Diderot vivait déjà à une époque où
l’évidence naïve de la relation entre la tâche sociale et son
72
Ibidem, p. 367.
73
Ibidem, p. 368.

125
accomplissement en art commençait à se déchirer, qui
assignait pourtant aux artistes et aux penseurs de l’art
authentiques une tâche très nettement définie de lutte pour le
progrès, pour la libération des hommes, il a pu décrire cette
nature du comportement créateur dans le reflet esthétique
avec autant d’objectivité, de justesse, et sans sentimentalisme
aucun : « Les grands poètes dramatiques surtout sont
spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux dans le
monde physique et dans le monde moral… Ils saisissent tout
ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C’est de ces recueils
formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares
passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents,
sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils
n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie
fait sa copie. » 74 Ainsi se trouve réfutée et réduite à néant
toute théorie d’un transfert direct de sentiment pour l’art et
pour le comportement artistique, et en même temps la grande
sensibilité est renvoyée à la place qui lui revient. Car, dit
Diderot, elle « n’est guère la qualité d’un grand génie. » 75 En
tout cas pas son trait de caractère le plus décisif pour l’art : la
grandeur de Shakespeare n’est pas dans les pleurs
« authentiques », mais dans le vrai reflet, global et profond
des pleurs.
Nous devions à nouveau effectuer une ample digression dans
les stades hautement développés, afin d’obtenir cette
« anatomie de l’homme » propre à élucider les stades primitifs.
Diderot analyse naturellement le comportement artistique à un
stade développé et extrêmement différencié. Pourtant, les
déterminations qui sautent clairement aux yeux comme
résultat de cette recherche concerne le type de comportement
le plus général dans la production de tout reflet évocateur :
74
Ibidem, p. 367.
75
Ibidem, p. 368.

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

son caractère indirect, sa distance à l’égard de la vie même,


afin d’éveiller de cette manière chez le récepteur l’expérience
vécue de la totalité intensive de la réalité. La fixation de
l’image-reflet à ce haut niveau qualitatif qui précisément
rassemble la plus grande richesse sous la forme la plus
concentrée et de ce fait est en mesure de garantir un tel effet,
est la base objective de ce comportement, même si ses modes
d’expression peuvent encore être très primitifs ou encore très
complexes. Nous avons déjà dit que la détermination magique
« de l’extérieur » impose obligatoirement une telle fixation, et
d’autant plus résolument, à vrai dire, qu’elle conçoit les
productions mimétiques comme rituelles, comme formes de
sortilège, etc. Si nous recherchions la genèse de l’esthétique
dans un art populaire purement spontané, alors l’émergence,
justement, du comportement artistique conscient à partir de
cette spontanéité serait totalement énigmatique. Précisément
parce que la séparation du comportement artistique d’avec le
monde spontané des sentiments de quotidien ne part pas de
l’art lui-même, mais vient « de l’extérieur » par rapport à lui,
par suite des besoins de la magie, ce comportement peut
‒ jusqu’à un certain point ‒ se développer dans ce cadre, il
peut devenir si défini, multiple, global, riche et profond qu’il
peut ensuite se tenir sur ses propres jambes face à la magie,
sans être exposé au danger, privé désormais de ce support, de
retomber dans la spontanéité quotidienne, informe au plan
artistique. Dans cette perspective, dans la constitution du
comportement esthétique, qui évidemment ne peut pas
prendre conscience de lui-même pendant un temps qui semble
infiniment long, on voit très nettement comment les
déterminations subjectives et objectives de l’esthétique ont
leur origine dans l’ère de la magie.
Le principe déterminant est le contenu. La forme artistique
naît comme moyen pour exprimer un contenu socialement

127
nécessaire, de telle sorte qu’apparaisse un effet évocateur
concret général qui représente également un besoin social. En
l’occurrence, il est totalement indifférent que ce contenu, que
ce besoin, vu objectivement, ait un caractère largement
fantasmagorique. Dans les conditions sociales qui existaient
alors, il s’agissait de besoins sociaux réels, qui ont ou trouver
une réelle satisfaction dans ces formes, par la genèse et le
développement de ces formes. Nous avons montré dans quelle
mesure les formes de reflet et d’expression ainsi créées
contiennent déjà sous un voile magique nombre des catégories
esthétiques les plus importantes. Et de la relation contenu-
forme en esthétique, il s’ensuit avec une certaine nécessité
que tant que l’évolution sociale n’a pas créé de nouveaux
problèmes de contenu, tant que les contenus magiques
peuvent exercer une hégémonie sociale absolue, il ne peut être
question, même au plan formel, d’une séparation des chemins.
C’est seulement ‒ nous allons en parler tout de suite ‒ quand
apparaissent de nouveaux contenus sociaux qui n’ont aucune
place dans la « vision du monde » magique, ou qui même la
contredisent, que commence la séparation réelle, la déchirure
des voiles magiques.
De l’analyse des faits essentiels, on peut donc voir clairement
que le remplacement a obligatoirement ici un tout autre
caractère que dans la science. Gordon Childe insiste à juste
titre sur le fait que la science n’a absolument pas pu se
développer directement à partir de la magie ou de la religion.
Elle est née du travail, de l’artisanat, comme le dit Gordon
Childe et « était tout d’abord identique aux métiers artisanaux
pratiques ». 76 Sa description de l’époque néolithique trace à
ce sujet un tableau clair : Il rejette l’expression « science
76
Vere Gordon Childe (1892-1957), archéologue australien, Man makes
himself [L’homme se fait lui-même.] New York, New American Library,
Mentor book, p. 179.

128
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

néolithique » et ne veut admettre pour cette époque que des


« connaissances », connaissances de chimie pour la poterie, de
botanique en agriculture, etc., pour lesquelles les femmes qui
les manient « peuvent à peine distinguer entre le thème
essentiel et ses embellissements accidentels. » 77
Il en résulte naturellement qu’une telle manière de procéder
de pouvait absolument pas se séparer tout de suite de la sphère
de représentations magiques alors dominante de manière
générale et incontestée. L’unité idéologique naissante n’est
pourtant pas une compénétration réciproque de deux courants,
mais simplement une juxtaposition encore indissociable pour
des raisons socialement déterminées. Gordon Childe poursuit
les considérations que nous avons citées comme suit : « Les
prescriptions techniques pratiques de la science barbare
étaient, à coup sûr, inextricablement mêlées à une masse de
sortilèges et de rituels futiles. Même les grecs, intelligents et
hautement civilisés, craignaient encore un démon qui faisait
éclater les pots quand ils étaient au feu, et ainsi ils
accrochaient au four un horrible masque de Gorgone pour le
faire fuir de peur. » 78 On voit là, toute de suite, comment
cette juxtaposition, à partir de là, se développe, que les
représentations magiques qui survivent sous forme de
superstitions s’enferment de plus en plus dans une isolation
toujours plus profonde par rapport aux activités réelles et aux
idées qui les fondent théoriquement. Gordon Childe montre
ainsi pour des stades plus évolués que l’écriture et les
mathématiques sont souvent nées dans des castes de prêtres. Il
ajoute cependant : « Il est admis que l’écriture sumérienne a
été inventée et tout d’abord exclusivement utilisée par certains
prêtres. Mais les prêtres sumériens n’ont pas inventé
d’écriture en leur qualité de ministres de la superstition, mais
77
Gordon Childe, What happened in History? § Neolithic Barbarism.
78
Ibidem.

129
en celle d’administrateurs de biens terrestres. » 79 Il ne peut
absolument pas nous incomber ici de suivre, même
brièvement, ce processus. Reste seulement la constatation
importante que la source authentique de la science est le
travail, que rien ne s’oppose donc à la séparation totale du
point de vue de cette dialectique interne, que la relation
réciproque socialement inévitable entre science et magie (et
religion) agit avant tout sur la science comme un obstacle.
Cela n’exclut naturellement pas que certaines tâches, charges,
concrètes qu’un régime sacerdotal pose à la science puissent
jusqu’à un certain point favoriser celle-ci. Mais ce n’est
sûrement pas un hasard si la grande voie véritable du
développement scientifique mène de l’antiquité, en passant
par la renaissance, jusqu’à l’Europe capitaliste. Les relations
réciproques complexes entre ce qui favorise et ce qui empêche,
qui étaient à l’œuvre en Orient, ne pourront vraiment être
vraiment connues qu’après une étude complète du
développement des sciences indiennes et chinoises en rapport
avec la croissance des sociétés concernées ; nous avons déjà
cité plus haut quelques exemples tirés de l’évolution indienne.
Pour notre problème, ce qui a été exposé jusqu’à présent est
suffisant.
Nous avons vu que les interactions entre art et magie ont des
caractéristiques essentiellement différentes. Des catégories
esthétiques authentiques et essentielles peuvent aussi parvenir,
jusqu’à un certain point, à se développer sous un voile
magique. Le processus de remplacement, plus tard inévitable,
part du contenu, de contenus sociaux qui dans leur nature ont
pour intentionnalité l’évocation mimétique, qui de ce fait se
rattachent aux formes esthétiques constituées dans la période
magique, les reprennent et les remodèlent pour leurs propres

79
Gordon Childe, Man makes himself, op. cit. p. 148.

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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

finalités, et retournent ainsi contre la magie même les armes


idéologiques fourbies dans la période magique. Ceci est
naturellement un cas limite. Il se produit certainement très
souvent une simple sécularisation des formes constituées dans
ma période magique ; une grande partie de notre tradition en
termes d’art populaire présente ce caractère. Le cas le plus
fréquent, c’est que les idéologies religieuses qui remplacent la
magie reprennent pour leurs propres fins les moyens
d’expression artistiques nées dans les conditions de la magie.
Cela ne change en apparence rien d’essentiel quant à la place
et la fonction sociale de l’art. Mais ce n’est pourtant qu’une
apparence, car ce n'est pas la même chose que l’art serve la
vieille vision du monde qui domine avec une nécessité qui va
de soi, ou qu’il soit pris comme allié par une vision du monde
naissante, et en lutte contre l’ancienne. Indubitablement, il se
produit dans le dernier cas un certain relâchement, il se crée
une certaine marge de manœuvre pour les aspirations de
l’esthétique à l’autonomie. Et même si, après la victoire de la
nouvelle idéologie, celle-ci se rigidifie à son tour, introduit
également des prescriptions rigides de contenu et de forme
pour l’art, elle peut difficilement imposer à nouveau,
complétement, l’état originel de domination incontestée par
nature de l’idéologie magique. Nous parlerons en détail des
problèmes qui surgissent ici dans le dernier chapitre de cette
partie. La seule chose importante ici était de mettre clairement
en lumière les différences de principe, philosophiquement
pertinentes, entre l’autonomisation de la science et celle de
l’art.


131
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.

Table des matières


1. Problèmes généraux de la mimésis. ................................... 5
2. Magie et mimésis ............................................................. 40
3. La genèse spontanée des catégories esthétiques .............. 84

133

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