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La spécificité de
la sphère esthétique.
Cinquième Chapitre :
Problèmes de la mimésis I
La genèse du reflet esthétique.
3
Ce texte est le cinquième chapitre de l’ouvrage de Georg
Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen.
Il occupe les pages 352 à 441 du tome I, 11ème volume des
Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied & Berlin, 1963,
ainsi que les pages 329 à 414 du tome I de l’édition Aufbau-
Verlag, Berlin & Weimar, DDR, 1981.
Les citations sont, autant que possible, données et référencées
selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition
française, les traductions des textes allemands sont du
traducteur. De même, lorsque le texte original des citations est
en anglais, c’est à celui-ci que l’on s’est référé pour en donner
une traduction en français.
Dans ce texte qui traite de la dissociation progressive de l’art
et de la magie, il est fait un usage abondant du terme Gebilde
dont la racine bilden [former, façonner, modeler] indique qu’il
s’agit de quelque chose à laquelle l’homme a donné forme.
Nous avons écarté le terme d’œuvre, pour le réserver à l’art
déjà constitué [Werk] ou celui de création [Schöpfung], car
créer nous semblait indiquer déjà une intention artistique,
inexistante dans les temps primitifs. Nous avons choisi de le
rendre par le terme plus neutre de production.
4
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
Cinquième chapitre
Problèmes de la mimésis I
La genèse du reflet esthétique.
1. Problèmes généraux de la mimésis.
Si nous passons maintenant à l’autre source, déterminante, de
l’art, à savoir l’« imitation », nous n’entrons pas, du point de
vue d’une théorie générale de la connaissance, dans un
nouveau domaine. Notre analyse des formes prétendues
abstraites a en effet montré que même celles-ci sont des
modes de reflet de la réalité objective. Aussi importante que
puisse être du point de vue de l’esthétique la différence entre
ces deux types de comportement, ils restent cependant des
variétés d’une seule et même espèce : le reflet de la réalité.
Dans le cas de l’« imitation », précisément, ceci mérite à
peine d’être étayé, puisque l’imitation ne peut assurément
signifier rien d’autre que transposer dans sa propre pratique le
reflet d’un phénomène de la réalité. C’est pourquoi on peut
aisément comprendre que l’« imitation » au sens le plus large
du terme est un fait élémentaire et généralement répandu du
tout être organisé supérieur. Nous le trouvons comme
phénomène général chez presque tous les animaux supérieurs :
à ce niveau d’évolution, la transmission des expériences des
plus âgés aux plus jeunes ne peut encore absolument pas se
produire autrement que sous la forme de leur imitation. Non
seulement les jeux des jeunes animaux reposent sur
l’imitation des mouvements, des modes de comportement des
adultes, dans les événements sérieux de la vie, mais fait aussi
partie de cette rubrique la manière dont par exemple les
hirondelles enseignent à leurs petits comment voler avant la
migration vers le sud. C’est pourquoi l’imitation est un fait
élémentaire de toute vie hautement organisée, qui dans sa
5
relation réciproque à son environnement ne peut plus se
limiter à de simples réflexes non conditionnés. Pavlov dit
« que l’animal pourrait exister à l’aide de ses réflexes non
conditionnés si le monde extérieur était constant. » C’est
pourquoi la conservation et la transmission des expériences
indispensables pour la vie de l’espèce ne peuvent avoir lieu
qu’au moyen de l’imitation. Elle devient indispensable pour
fixer les réflexes conditionnés ; car pour l’adaptation à
l’environnement, pour la maîtrise de son propre corps, de ses
propres mouvements, l’un des moyens les plus importants de
la maîtrise de l’environnement, elle est le moyen le plus
efficace.
C’est sur cette base naturelle que l’imitation s’instaure chez
l’homme aussi comme fait élémentaire, tant de la vie que de
l’art aussi ‒ certes pour ce dernier au travers de médiations
complexes et alambiquées. L’antiquité, pour laquelle la
théorie du reflet ne portait pas encore les stigmates du
matérialisme, où celle-ci constituait encore, comme chez
Platon, une partie intégrante fondamentale de l’idéalisme
objectif, a de ce fait, au travers de ses plus grands penseurs, il
suffit de mentionner Platon et Aristote, reconnu sans réserve
ce fait élémentaire comme fondement de la vie, de la pensée
et de l’activité artistique. Ce n’est que lorsque l’idéalisme
philosophique des temps modernes s’est vu acculé à une
position défensive face au matérialisme, qu’il a été contraint à
rejeter la théorie du reflet afin de sauver la priorité de la
conscience par rapport à l’être ‒ ce dernier étant produit par
celle-là ‒ que la théorie du reflet est devenue un tabou
académique. Face à cette position fondamentale, il est
indifférent pour notre problème qu’il s’agisse d’un idéalisme
subjectif ou objectif, que la production de la réalité par la
conscience soit pensée sous une forme selon Berkeley ou
Hume, selon Kant ou Husserl. Les conséquences d’une telle
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
1
Karl Groos (1861-1946), psychologue allemand, surtout connu pour avoir
développé une vision instrumentaliste du jeu.
7
Cette faiblesse se manifeste sans doute le plus fortement dans
les théories appliquées à l’esthétique, théories qui apprécient
mal le rôle du travail dans l’humanisation des hommes, dans
sa fonction décisive dans son existence d’homme. Il en est
ainsi surtout dans la célèbre théorie de Schiller sur le jeu
comme base de l’esthétique : « L’homme ne joue que là où
dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est
tout à fait homme que là où il joue. » 2 Il n’est pas trop
difficile de comprendre les raisons ‒ tout à fait notables et
importantes ‒ qui ont conduit Schiller à cette théorie : il s’agit
surtout de la critique de la division capitaliste du travail avec
ces conséquences qui menacent constamment et de plus en
plus l’intégrité de l’homme. Il y a donc, dans les
considérations, de Schiller un profond humanisme sous-jacent,
et en même temps une angoisse tout à fait justifiée devant les
effets de la production capitaliste et de la division du travail
sur l’art contemporain. Malgré cela, le résultat de ses
raisonnements est obligatoirement, en dernière instance,
erroné. Non seulement, comme on l’a déjà démontré à
maintes reprises jusqu’à maintenant, parce que la genèse de
l’art ainsi que l’élucidation philosophique de son essence
esthétique devient de la sorte impossible, mais aussi parce que
la stricte isolation chez Schiller de l’art et de l’activité
artistique par rapport au travail, la mise en opposition radicale
des deux doit nécessairement conduire à un rétrécissement, à
une disparition du contenu de l’art lui-même. Dans ses
analyses concrètes, Schiller a souvent profondément ressenti
ce danger ; qu’il n’ait pas toujours pu le surmonter ‒ même
dans des considérations isolées ‒ renvoie à cette confrontation
agonistique néfaste de l’art et du travail. Combien il est
important ici de bien comprendre la juste corrélation, c’est ce
2
Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre
n° 15, Trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 221
8
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
3
Charles Fourier (1772-1837), philosophe français, socialiste utopique.
4
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », éd. J.-P.
Lefebvre, Paris, Les Éditions Sociales, 2011, cahier VII, 5, p. 667.
9
l’un et l’autre, dans la mesure où le travail exige qu’ils
mettent pratiquement la main à la pâte et se meuvent
librement, comme dans l’agriculture, il y a en même temps un
exercice. » 5 Les conséquences les plus importantes sont
précisément celles qui naissent en dehors du travail
proprement dit, dans le temps de loisir, mais pas
indépendamment du travail, et avec des répercussions très
importantes sur celui-ci. Le fait que Marx ne mentionne ici
que l’aspect scientifique de la question, et pas expressément
l’aspect esthétique, ne change rien à l’affaire : la relation
réciproque, essentielle ici, entre travail et « activité
supérieure » se trouve suffisamment éclairée.
Le rejet de la théorie du reflet par l’idéalisme philosophique
des temps modernes, cause ultime de la déformation des
problèmes traitée ici, a finalement encore pour nos
considérations actuelles la conséquence importante que le
reflet de la réalité objective se trouve identifié de manière
totalement dogmatique, sans fondement ou analyse véritable,
à une photocopie mécanique. Il est compréhensible que la
théorie de la copie mécanique de la réalité dans la conscience
soit aussi proclamée par l’ancien matérialisme, non
dialectique. Cela fait donc partie des « arguments » courants
contre le matérialisme dialectique que d’identifier sans
examen ni preuve sa théorie du reflet, à la théorie de la
reproduction photographique de la réalité. Nous avons déjà
mentionné là-contre une prise de position polémique chez
Lénine. Dans un autre passage, il exprime encore plus
résolument cette idée sur la substance même de la chose :
« La connaissance est le reflet de la nature par l'homme. Mais
ce reflet n'est pas simple, pas immédiat, pas total ; c'est un
processus fait d'une série d'abstractions, de la mise en forme,
5
Ibidem p. 668.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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conscience et la réalité objective. Mais le caractère objectif
des impressions des sens n’y joue que le rôle d’un composant,
certes fondamental, déterminant de manière décisive le
contenu de la perception sensible. Cependant, l’image de la
réalité dans la conscience est le résultat d’un processus très
complexe (qui jusqu’à aujourd’hui est encore bien loin d’être
complètement élucidé). L’homme ne peut pas seulement
laisser s’exercer sur lui les impressions de la réalité, il doit
‒ sous peine de naufrage ‒ réagir à ces impressions, très
souvent même instantanément, spontanément, sans avoir le
temps de réfléchir ou d’interpréter ces impressions des sens au
plan de la représentation ou du concept. Ceci a pour
conséquence que dès le niveau de la perception, il se produit,
en fonction de la relation réciproque entre l’homme et
l’environnement, une sélection dans le reflet de la réalité dans
la conscience, c’est-à-dire que certains éléments, tenus pour
essentiels, vont connaître une forte mise en évidence, tandis
que d’autre vont être totalement ou pour le moins
partiellement négligés, repoussés à l’arrière-plan. De telles
réactions spontanées au reflet d’un fait réel, on en trouve déjà
dans les réflexes conditionnés, ce qui veut dire qu’on peut
déjà les constater dans le monde animal. Pensons à la réaction
de l’homme quand on approche vivement un objet de son œil.
Il ferme l’œil spontanément, tourne la tête, pour éviter l’objet
qui s’approche. Que signifie cela du point de vue du reflet ?
Indubitablement que dans le système nerveux central, on fait
la différence de l’essentiel et de l’inessentiel dans le reflet.
Comme essentiel est perçu l’instrument qui menace l’œil ;
toutes les autres propriétés de la chose considérée, y compris
celles qui n’ont pas cette fonction, deviennent accessoires,
elles passent simplement à l’arrière-plan.
Le mot « essence » a naturellement ici une tonalité subjective
affirmée, de sorte que l’on pourrait peut-être avoir un doute
12
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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le choix fait en partant de ce principe ne permet pas toujours
de trouver l’essence véritable, objective, des objets ou
ensembles d’objets. Mais s’il ne concerne pas au moins
certains éléments de ce qui est essentiel, il est impossible que
le but subjectif de l’homme se réalise ; il doit obligatoirement
échouer, ou devra faire un autre choix, mieux adapté à la
réalité objective. La pratique s’impose en conséquence
comme critère de vérité, dès un stade dans lequel il ne peut
pas du tout y avoir dans la conscience des hommes la moindre
idée des catégories authentiques.
C’est justement de ce point de vue que le rôle du travail est
décisif. Car en lui, comme il a déjà été dit plus haut, la
détermination immédiate des objectifs et de l’action est
suspendue, abolie. Le travail peut satisfaire de mieux en
mieux les objectifs des hommes dans la maîtrise de la nature
parce qu’il va au-delà de la subjectivité spontanée, qui certes
contient aussi des éléments spontanés d’objectivité, parce
qu’il prend un chemin détourné pour réaliser son projet dont il
suspend l’immédiateté pour examiner directement la réalité
objective, telle qu’elle est en soi. Dans le travail, il faut donc
déjà qu’apparaisse objectivement la distinction entre
l’essentiel et l’inessentiel, laquelle doit donc, telle qu’elle est
objectivement, se refléter dans la conscience humaine. Nous
voyons donc là, sous un nouvel aspect, comment le reflet
scientifique (objectif, désanthropomorphisant) de la réalité
découle nécessairement du travail, au contraire des stades plus
primitifs de l’existence (y compris les animaux supérieurs), où
la correction de la réalité n’est jamais qu’une rectification
lorsqu’il est inadapté, d’un comportement particulier, concret
à son endroit, sans pouvoir fondamentalement changer la
structure de l’attitude à l’égard de l’objectivité. (Nous
parlerons plus tard de l’évolution esthétique correspondante.)
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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l’admettent le plus souvent les penseurs idéalistes. En ce sens,
c’est à juste titre que Feuerbach polémique contre Leibniz en
cherchant à prouver que des états de fait que nous avons
l’habitude de désigner par les catégories de ressemblance,
grandeur, rapport du tout à la partie, nous sont déjà donnés par
les sens et que la fonction de l’entendement se limité à une
constatation a posteriori. « La perception sensible donne
l’objet », dit-il, « l’entendement donne son nom. » Et il en tire
la conclusion : « L’entendement est l’être suprême, le régent
du monde ; mais il ne l’est qu’en nom, pas en fait. » 8 Cela va
naturellement perturber, par un autre côté, la dialectique juste :
faire violence aux phénomènes du monde, multiples et
changeants, complexes mais cependant régis par des lois,
serait impossible à l’homme si l’activité de l’entendement
restait limitée à une simple attribution de noms, à un simple
enregistrement des impressions des sens. La conquête la plus
décisive des méthodes scientifiques, à savoir la
désanthropomorphisation, ne se serait alors jamais réalisée.
Feuerbach a tout à fait raison contre les unilatéralismes
hostiles aux sens de l’idéalisme, mais sa polémique s’abaisse
ici au niveau d’un matérialisme mécaniste. Cela se voit déjà
par un seul exemple. Il a totalement raison en ce qui concerne
le rapport de grandeur entre le tout et ses parties. Et nous
pourrons voir ultérieurement dans le passage de l’imitation
sensible immédiate aux formes plus complexes de reflet
combien l’appréhension par les sens de formes objectives et
relationnelles justes de la réalité joue un grand rôle dans sa
reproduction approximativement adéquate dans la conscience.
Mais est-ce le problème du tout et des parties peut se réduire à
de telles constatations immédiates ? N’y a-t-il pas toute une
série de questions au sein de cet ensemble complexe, dont la
8
Cité par Lénine, Feuerbach sur la philosophie de Leibniz, in Cahiers
philosophiques, op. cit., pp. 369-370.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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naturelle : « L’apparence, qu’est-elle, si la réalité manque ?
La réalité, que serait-elle, si elle ne paraissait pas ? » 9 C’est
tout à fait dans ce sens que Hegel, allant certes au-delà de
l’aphorisme occasionnel, dit : « L’Essence a pour source
l’Être ; aussi n’existe-t-elle pas d’une façon immédiate, en-soi
et pour-soi ; mais en tant que résultat de ce mouvement » 10 (à
savoir l’automouvement de l’être par-delà l’existence etc.
jusqu’à l’essence). C’est pourquoi dans l’essence, « l’Être…
subsiste… et c’est grâce à cela que l’essence même est un
être. » Et la relation réciproque signifie la compénétration la
plus intime l’un par l’autre des deux éléments :
« L’immédiateté qui est la détermination de l’apparence par
rapport à l’Essence, n’est par conséquent, pas autre chose que
l’immédiateté de l’Essence elle-même, non l’immédiateté en
tant qu’étant mais l’immédiateté pour ainsi dire réfléchie,
indirecte, et qui est apparence ; c’est l’être, non pas en tant
qu’être, mais en tant qu’Être médiatisé : l’Être comme
moment. » 11 Lénine formule cette ampleur de la dialectique
‒ certes en allant au-delà de nos questions particulières, mais
en les intégrant justement par là dans un vaste contexte ‒ de la
manière suivante : « La nature est concrète et abstraite, et
phénomène et essence, et instant et rapport. » 12 Mais cela ne
suppose en aucune manière que phénomène et essence soient
identiques. Bien au contraire. Ce n’est qu’à partir de là qu’il
devient possible de concevoir leur opposition comme
caractéristique de la réalité unitaire et contradictoire. C’est
pour cela que Lénine relève d’un côté : « l'inessentiel,
9
Johann Wolfgang von Goethe, La fille naturelle, Scène V, Trad. Jacques
Porchat, in Théâtre de Goethe, Paris, Hachette, 1860, tome II, p. 410.
10
Hegel : Science de la Logique, Tome III Logique de l’essence, Trad.
S .Jankélévitch, Aubier, Paris, 1971, p. 9.
11
Hegel : Ibidem, p. 14.
12
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 198.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
13
Ibidem p. 124. Etwa [en allemand dans le texte] : Par exemple.
14
Hegel, Science de la Logique, t. III, op. cit., p. 149-150, cité par Lénine,
ibidem pp. 143-144.
15
L’homme total [der ganze Mensch] est l’homme de la vie quotidienne.
19
représentation. Il rapporte ainsi, en l’approuvant, la critique
citée à l’instant de Feuerbach sur Leibniz, où le premier
rapporte gnoséologiquement aux impressions des sens
l’objectivité affirmée par ce dernier de la sensibilité de la
chose, et voit dans la ressemblance une « vérité sensible » ; de
même en ce qui concerne le grand et le petit etc. ; et c’est
ainsi qu’il analyse le rôle de l’imagination dans le processus
cognitif le plus simple. À propos de cette dernière
considération, il nous semble particulièrement important que
Lénine expose ce rôle sous un double aspect ; d’un côté
comme indispensable au processus cognitif, d’un autre côté
comme source potentielle de ses égarements. Cette
considération, il la généralise en partant du reflet du
mouvement en ce sens que le reflet ne peut absolument pas
avoir lieu « sans interrompre le continu, sans rendre le vivant
plus simple et plus grossier, sans le diviser, sans le figer
comme la mort. Représenter le mouvement par la pensée,
c’est toujours rendre grossier, figer comme mort, et pas
seulement par la pensée, mais aussi par la sensation, et non
seulement le mouvement, mais tout concept. » 16
Nous en arrivons ainsi au résultat que le reflet du mouvement
dialectique, des catégories dialectiques est un fait élémentaire
de la vie, qui certes ne peut être élargi et approfondi que par le
travail, et ne peut être rendu conscient que par la philosophie.
C’est pourquoi vaut pour notre problème, pour la dialectique
du phénomène et de l’essence, ce que Engels a dit sur un autre
cas d’application pratique et de connaissance consciente de
rapports dialectiques « Et, si ces messieurs ont depuis des
années laissé se convertir l'une en l'autre quantité et qualité
sans savoir ce qu'ils faisaient, il faudra bien qu'ils se consolent
de concert avec le monsieur Jourdain de Molière, qui avait lui
16
Lénine, "Leçons d’histoire de la Philosophie" de Hegel in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 245.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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les plus simples et ne sont éclaircis pour la conscience que par
la pensée (pas toujours). On peut bien constater sur la rétine
des images photographiques de la réalité, mais même dans la
simple vie quotidienne, dans la plus primitive, où l’homme
total réagit aux parts de la réalité globales qui lui sont
confrontées à l’instant donné, les images perçues de la réalité
ne sont pas ne sont pas des photocopies. On peut même dire
que pour les hommes, les photocopies du monde ne peuvent
surgir en général qu’à un niveau relativement élevé de
désanthropomorphisation, à savoir avec la découverte de la
photographie et le perfectionnement de sa technique. Que les
résultats visés de la sorte soient, d’un point de vue scientifique
de caractère désanthropomorphisant, voilà qui ne soulève
aucun doute. Ce caractère de photographie se manifeste
cependant aussi dans la vie quotidienne. Quand on dit souvent
qu’une photographie n’est pas ressemblante, c’est d’un point
de vue abstraitement objectif une absurdité, car le matériau
photosensible ne peut rien offrir d’autre que l’image la plus
précise de l’objet à un instant donné, dans les circonstances
données. Du point de vue de la vie, l’expression est en
revanche tout à fait sensée, elle exprime une teneur factuelle
authentique dans la vie des hommes en société. On y voit que
l’image visuelle (ou l’image dont on se souvient) que l’un a
de l’autre ou que l’on a de soi ne peut aucunement être
identique à une image photographique comme celle-là. Si
nous faisons en l’occurrence abstraction de tous les affects
(suffisance, sympathie ou antipathie etc.), il reste alors le fait
que les catégories nées de la visualité comme semblable,
caractéristique, etc. impliquent une sélection, une
« abstraction de… » etc., et c’est pourquoi elles peuvent bien
se rapporter à un homme dans sa totalité sans coïncider à
chaque instant, dans toute situation, à son apparence visible
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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Max Liebermann (1847-1935), peintre et graveur allemand.
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leur impression globale renvoie à la vue normale de l’homme
que l’« invraisemblable » devient à nouveau imperceptible,
que le neuf qui naît qui surgit et se manifeste par ce moyen
entraîne pareillement un enrichissement de la réalité visuelle
et des expériences de vie de l’homme total qui lui sont liées,
comme le fait tout autre art ; naturellement, en fonction des
nouvelles formes de reflet, avec aussi un nouveau contenu.
Nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails. Remarquons
seulement que par suite de la réanthropomorphisation comme
base et tendance dans la forme du film, tout écart par rapport
au type de comportement prescrit ici détruit tout de suite,
obligatoirement, son caractère artistique. C’est ainsi par
exemple que l’utilisation du ralenti transforme le film en un
film scientifique, car il s’agit alors d’une abstraction
expérimentale scientifique (désanthropomorphisante) et pas
d’un perfectionnement artistique de la visualité humaine,
lequel de ce fait, au service de la découverte de nouveaux
objets et de nouveaux rapports, va au-delà des exigences de la
visualité humaine ; que celle-ci aussi ‒ dans certaines
limites ‒ puisse connaître un changement, une extension
sociohistorique, ne change rien d’essentiel à cet état de fait.
L’identification du naturalisme et du réalisme, étroitement
liée à la théorie de la photocopie élémentaire, la vision
exagérée du naturalisme comme comportement artistique
(pseudo-artistique) élémentaire, primaire à l’égard de la
réalité, se révèle donc une légende, tout comme Engels l’a
montré pour la pensée métaphysique. Le naturalisme est lui-
aussi une déformation du reflet artistique spontanément
dialectique de la réalité, entraînée par l’évolution sociale. Les
arts des temps primitifs ne le connaissent absolument pas ;
comme nous le verrons, il s’y produit au contraire très souvent
une accentuation exagérée unilatérale, souvent fausse
artistiquement, de ce que l’on tenait alors pour essentiel. Le
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
20
Cf. mon essai : "Grandeur et décadence" de l’expressionnisme, in
Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche, 1975, pp. 41-83, et mon livre La
signification présente du réalisme critique, Paris, NRF Gallimard, 1960.
25
Aussi importante que soit pour l’esthétique cette délimitation
du naturalisme par rapport au réalisme, aussi indispensable
que soit pour l’histoire de l’art la découverte des raisons de
son apparition etc., ce serait toutefois une déformation
simplificatrice que d’identifier le naturalisme à un reflet
photographique de la réalité. Certes, ceci est souvent exprimé
par les théoriciens du naturalisme ; même si l’on vise souvent,
dans la pratique artistique, de s’approcher le mieux possible
de l’apparence superficielle immédiate, d’éliminer le plus
radicalement possible de la représentation toutes les
catégories de médiation qui visent à l’essence : la restitution
photographique de la réalité reste pourtant, là aussi, seulement
un idéal, pas une réalité. Celui qui étudie avec précision les
œuvres naturalistes, justement en ce qui concerne cette
« fidélité » mécaniste dans la représentation va trouver que
non seulement la composition de l’ensemble repose sur de la
sélection, de l’élimination, de l’accentuation etc. comme celle
de toute œuvre d’art ‒ même si en l’occurrence ces principes
sont appliqués de façon plus nonchalante, plus relâchée que
par ailleurs ‒ ; mais aussi que dans chaque élément isolé, on
peut constater une mise en forme qui va au-delà de la
reproduction photographique. Il suffit de comparer entre elles
deux courants naturalistes quelconques en ce qui concerne ces
caractéristiques stylistiques, et l’on trouvera la confirmation
de nos observations.
Le résultat de cette digression quelque peu longue est pour
nous d’une grande importance : gnoséologique, car du point
de vue de la relation de la conscience à la réalité, la théorie du
reflet photographique ne tient pas. La dialectique objective du
monde réel entraîne forcément une dialectique subjective
spontanée ‒ certes longtemps restée inconsciente ‒ dans la
conscience humaine. Ce processus du reflet n’est cependant
pas dialectique simplement dans son contenu et dans sa forme,
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
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Si quelqu’un veut savoir combien de temps il faut pour aller
par exemple de Vienne à Paris, il ouvre l’indicateur des
chemins de fer, note les gares, les heures de départ et
d’arrivée etc. sans être conscient de ce que tous ces signes
abstraits, ces abréviations, sont des reflets des processus réels
qu’il désire connaître. Chez les hommes primitifs, même
l’expression directe, et même l’acte de se représenter un état
de fait, présentent un caractère mimétique. Max Schmidt
décrit un tel cas de manière très expressive. Il raconte qu’un
indien, interrogé sur la durée d’un voyage, « décrit avec la
main un cercle dans le ciel correspondant à la course
journalière du soleil, puis il fait le geste de dormir. Ce geste
va être répété autant de fois qu’il faut de jours entiers jusqu’au
but du voyage. L’heure exacte à laquelle le but sera atteint le
dernier jour sera ensuite indiquée par la main indiquant la
hauteur du soleil à l’heure de l’arrivée. » La mimésis se
manifeste encore plus nettement si l’on admet avec Schmidt
que dans la répétition, aucun nombre de jours de voyage n’est
mentionné, que l’indien « décrit vraiment avec ses gestes le
déroulement factuel du voyage en ce qui concerne la durée,
qu’il a en tête le déroulement d’un parcours bien défini, et
qu’à chaque geste de sommeil doit correspondre un lieu de
repos bien déterminé. Ce n’est qu’en additionnant le nombre
de ces étapes de voyage et de lieux de repos que nous avons
alors la notion d’un nombre de jours défini. Mais l’indien qui
effectuait les gestes n’a pas eu lui-même besoin de cette
notion pour indiquer la durée du voyage. » 21
On voit ici très nettement le double caractère du reflet dans la
vie quotidienne, tel que nous l’avons théoriquement établi :
d’un côté obtenir une image aussi exacte que possible de la
21
Max Schmidt (1874-1950), ethnologue allemand, spécialiste de l’Amérique
du Sud, Grundriß der ethnologischen Volkswirtschaftslehre [Éléments
d’économie ethnologique] Stuttgart, Enke, 1920, p. 112.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
29
Et cette épreuve a alors pour sa part des critères qui ne sont
pas sans importance pour nous : une journée de trajet, pour
rester dans l’exemple cité, pouvait en soi être exprimée par les
gestes mimétiques les plus variés. Mais que devient alors le
principe de la sélection ? (Même quand celle-ci débouche
ensuite sur du conventionnel.) Indubitablement, de l’univocité
concentrée ; mais celle-ci présente, tout particulièrement
quand on parle de gestes, un caractère sensible immédiat,
évoquant aussi des émotions. Cela ne signifie absolument pas,
assurément, qu’il y aurait là une quelconque intention ou
même une simple implication esthétique. L’évocation de
sentiments par le langage, les gestes, l’action, etc. fait partie
des moments indispensables de la vie quotidienne, bien avant
qu’un art apparaisse, et sans avoir nécessairement tendance à
se convertir en art. Certes, normalement, l’évocation inclut un
élément qui peut conduire à cette conversion, mais il doit être
enrichi, transformé, développé, par des médiations variées
pour rendre possible un tel acte. Prise en elle-même,
isolément, l’évocation de sentiments n’est réellement là qu’un
moyen par lequel ou bien un objet plus concret, une situation
particulière vont être définis et fixés aussi précisément que
possible, ou bien pour favoriser la prédisposition à une action
concrète. Le geste mimétique, lui-aussi est donc en soi
‒ considéré du point de vue du développement de
l’humanité ‒ un succédané de mot, et ainsi un succédané de
concept, une intention inconsciente de fixer conceptuellement
et d’ordonner les objets, les situations etc. C’est selon la
fonction qu’il faut chercher ici le noyau, le point central ; avec
l’évocation n’est apparue qu’une « aura », soit de l’incapacité
à exprimer verbalement, par des idées précises ce qui est
conceptuel, ou de l’enrichissement de l’objet par des
expériences vécues qui se rassemblent et s’additionnent peu à
peu. Pour nous, il va de soi que l’art se constitue
30
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
31
science et l’art. Selon toute vraisemblance, les analogies
ressenties ou observées en matière d’objectivité, de relations,
de corrélations dynamiques, etc. se sont développées bien plus
tôt qu’une connaissance des causes et des effets au sens fixé
plus tard de la causalité. Oui, on peut même admettre avec
une certaine justification que les syllogismes analogiques
issus de ces analogies perçues spontanément sont plus
anciennes que les autres formes logiques plus exactes et de ce
fait situées plus loin de l’immédiateté de la vie quotidienne.
Les analogies primitives nées sur la base de perceptions et de
sensations ont sans nul doute un fort caractère directement
mimétique. Elles restent plus ou moins liées à la particularité
sensible, bien qu’elles doivent en même temps mettre
‒ mimétiquement ‒ en avant ces éléments qui fournissent la
base, ou éventuellement simplement l’occasion, de
raisonnements analogiques. (Comment un tel penchant,
profondément ancré dans la vie quotidienne primitive, à
découvrir et à rendre palpables des analogies, est corrélé au
développement de la poésie, c’est ce que nous traiterons plus
tard). Dans la genèse de l’analogie, le singulier va donc
directement ‒ et même mimétiquement ‒ être lié à une
généralisation souvent fort peu fondée. Il est donc très
intéressant que Hegel souligne, dans son analyse des
syllogismes d’analogie, précisément comme décisifs, ces
éléments qui font partie de ce caractère directement
mimétique de l’analogie originelle. Il voit très clairement ce
qui est problématique dans le syllogisme d’analogie, et qui
provient de son origine : assurément sans aborder cette
question de la genèse : « L’analogie est d’autant plus
superficielle que le général dans lequel les deux individuels se
trouvent réunis et en vertu duquel l’un (l’individuel) devient
le prédicat de l’autre, représente une simple qualité ou, la
qualité étant prise au sens subjectif, représente telle ou telle
32
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
33
d’elle. L’analogie et la forme du syllogisme qui en découle
sont non seulement, selon tout vraisemblance, les formes les
plus anciennes de manifestation de la pensée scientifique,
mais aussi celles qui restent liées à la pensée du quotidien
d’une façon plus indépassable que d’autres formes. (Nous
allons bientôt voir comment ces étapes de la pensée
scientifique sont corrélées au développement du reflet
artistique.)
Retournons maintenant à nos considérations antérieures : il est
clair que, dans toutes ces questions, est impliqué le reflet de la
dialectique objective du phénomène et de l’essence. Car si
nous regardons précisément, dans son contenu, cette « aura »
évoquée plus haut (et pas seulement comme forme évocatrice),
alors il apparaît en pleine lumière qu’en elle se reflète la
richesse du monde phénoménal d’un ensemble complexe
déterminé, par rapport à son essence, par trop étique dans son
abstraction, par trop statique, etc. Ce mode dialectique de
reflet se renforce dans la mesure où il se met au service d’une
pratique dépassant l’immédiateté de la vie quotidienne ; celle
avant tout du travail. Nous avons déjà décrit l’aspect objectif
de ce processus. Nous avons même, dans d’autres contextes,
abordé aussi le facteur subjectif ; il suffit sans doute de
mentionner nos analyses sur la division du travail des sens,
sur la relation entre travail et rythme. Dans les deux cas, il
s’agit de ce que le reflet, en allant au-delà de l’immédiateté de
la simple perception, renforce la dialectique du phénomène et
de l’essence (aussi assurément que d’autres contradictions
dialectiques), se rapproche de leurs corrélations objectivement
véritables plus près que cela n’était possible dans une simple
réception passive du monde extérieur.
C’est là une orientation générale de l’évolution humaine et
avec elle du développement du reflet de la réalité. Les deux
tendances sont indissociables, car une croissance de l’homme
34
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
35
dépendent automatiquement les réussites des séquences
voisines et les concordances harmoniques, et qui représentent
donc l’ensemble dans sa dynamique. Même dans le domaine
moteur, il n’y a une vue d’ensemble du mouvement qu’à la
seule condition que des mouvements hautement synthétiques
‒ par exemple au saut à la perche ‒ consistent en une
coordination de tels éléments féconds. » 24
Indubitablement, il y a, là aussi, cette dialectique du
phénomène et de l’essence dont nous avons, à maintes
reprises, souligné l’importance à propos de la mimésis, et elle
est même présente sous une forme exprimée de manière
particulièrement nette. Mais elle ne suffit cependant pas à la
compréhension de ce phénomène. Gehlen, qui dans
l’interprétation de ses observations souvent très dialectiques
évite par ailleurs soigneusement toute terminologie
dialectique, parle ici de « points nodaux », par lesquels il
énonce ‒ inconsciemment ‒ la transformation répétée de la
quantité en qualité. Il nous semble pourtant, même ainsi, que
le phénomène proprement dit n’est pas encore décrit de
manière suffisante, et qu’il faut pour sa compréhension
recourir à la catégorie, souvent utilisée par Lénine, de la saisie
du maillon de la chaîne. À propos de l’importance
organisationnelle et stratégique de la fondation d’un journal
central pour le parti illégal dans la Russie tsariste, qui expose
dans Que faire ? l’aspect théorique de pratique de notre
question de la manière suivante : « Toute question “tourne
dans un cercle vicieux”, car toute la vie politique est une
chaîne sans fin composée d'un nombre infini de maillons.
L'art de l'homme politique consiste précisément à trouver le
maillon et à s'y cramponner bien fort, le maillon qu'il est le
24
Arnold Gehlen (1904-1976), Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in
der Welt [L'homme. Sa nature et sa place dans le monde] (1940), Bonn,
Athenäum-Verlag, 1950, p. 205.
36
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
37
aventures de la subjectivité, si l’on se permet cette expression,
qui ont naturellement toujours des causes objectives et
reposent sur le reflet de la réalité, conduisent à des erreurs.
Mais même celles-ci ne sont pas à juger exclusivement de
manière négative, sans même parler de ce que l’expérience
fondée sur la pratique peut déjà, contenir, au-delà d’une
démarche erronée, des éléments de connaissance positive, ou
tout au moins des avancées dans cette direction ; il n’est ainsi
pas rare qu’elles entraînent (« par hasard ») en « sous-
produits », d’authentiques études de la réalité objective. Mais
il peut arriver ainsi que par ces démarches soient découvertes
de ces déterminations de la réalité qui auraient été
inatteignables par la simple contemplation d’antan, et qui ne
pouvaient pas non plus, dans cette situation, être comprises
dans leur essence théorique. Ainsi ‒ justement par son
caractère pratique affirmé ‒ la théorie du chaînon de Lénine
va au-delà des points nodaux de Hegel, dont elle enrichit
l’objectivité pure par la découverte de la dialectique vivante
entre subjectivité et objectivité. Déjà, Hegel affirmait
« combien il est erroné de considérer subjectivité et
objectivité comme une opposition ferme et abstraite. » 26
Lénine qui parmi d’autres cite aussi ce passage en
l’approuvant exprime, dans un autre contexte, cette même
idée, plus résolument encore : « L'idée de la transformation de
l'idéal en réel est profonde : très importante pour l'histoire.
Mais dans la vie personnelle de l'homme également, il est
clair qu'il y a là beaucoup de vrai. Contre le matérialisme
vulgaire... La distinction de l'idéal et du matériel n'est pas, elle
non plus, absolue, überschwenglich » 27
26
Hegel : Enzyklopädie, § 194, complément 1.
27
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 111. Überschwenglich: transcendante, au sens
kantien, péjoratif.
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GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
39
trouver suffisamment d’exemples à cela. (Dans tous ces cas,
on trouve de nombreux phénomènes intermédiaires, et il est
parfois difficile de distinguer là où s’arrête la simple pratique
quotidienne, et là où commence celle guidée par la science.
Pourtant, cette limite existe dans chaque cas.)
2. Magie et mimésis
La transition de ces phénomènes mimétiques de la pratique
quotidienne vers le domaine de l’art montre pour le moins des
degrés intermédiaires tout aussi glissants et des limites floues.
Nous avons déjà souligné à maintes reprises que dans la
pratique magique, on peut trouver, encore indifférenciés, les
germes des modes de comportement scientifiques comme
artistiques devenus plus tard autonomes. Le processus de
séparation de ces derniers, comme nous l’avons aussi déjà
souligné, est de loin le plus long des deux, bien que ‒ ou peut-
être : parce que ‒ ceux-ci sont en mesure, plus nettement que
ceux-là, de manifester certains traits essentiels décisifs de leur
spécificité, dès les étapes des tout premiers débuts. On
n’entend par là pas seulement le principe anthropomorphisant
de la figuration artistique. Celui-ci, vu abstraitement de
manière générale, est justement ce qu’il y a de commun
‒ même s’il est différent, voire même opposé dans sa teneur
ultime ‒ entre l’art et la magie, et plus tard entre l’art et la
religion. Ici, le processus de séparation, comme nous le
verrons plus tard, est extraordinairement long, contradictoire,
critique. Ce qu’il y a d’important maintenant, c’est la
tendance à l’évocation qui, comme nous l’avons également
montré, est né sur le terrain de la vie quotidienne. Celle-ci
devient un facteur déterminant, à la fois de la mimésis
magique et de la mimésis artistique débutante, qui n’en est à
cette étape pratiquement pas encore séparable.
40
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
41
cérémonies magiques exigée de celle-ci naisse et se
maintienne, mais aussi parce que la relation, profondément
enracinée dans les conceptions de fond de la magie, à ces
puissances de la nature qui doivent être influencées
positivement ou négativement, éveille une intention
évocatrice. C’est ainsi que ces tendances qui sont
abondamment présentes dans la vie quotidienne sont
rassemblées, systématisées et développées par la magie. Et
ceci d’autant plus facilement qu’entre le fonctionnement de la
vie quotidienne et celui de la magie, aucun changement de
direction, aucun changement quantitatif n’est nécessaire, mais
seulement une extension et une intensification de ce qui est
déjà présent. Il est alors d’une importance fondamentale qu’au
cœur de ces synthèses se trouve la mimésis. Frazer distingue,
comme nous l’avons vu plus haut, deux convictions
essentielles de l’époque magique : la première, c’est que le
magicien « peut produire tout effet désiré par la simple
imitation », deuxièmement « que tout ce qu’il peut faire à un
objet matériel affectera également la personne avec laquelle
cet objet a été un moment en contact, que cet objet ait formé
ou non partie de son corps. » 28 Naturellement, les limites sont
là-aussi fluctuantes, et même s’il est sûr que la première
forme est celle qui est principalement mimétique, il y a aussi
bien souvent de l’imitation dans le deuxième type, que Frazer
appelle la « magie de contagion ». Frazer en arrive en effet à
la conclusion « que si la Magie homéopathique [ou imitative]
se suffit à elle-même, la Magie contagieuse comporte
fréquemment une application du principe homéopathique [ou
imitatif]. » 29 Il s’agit donc, pour résumer l’essentiel, de ce
28
James George Frazer, Le Rameau d’Or, Paris, R. Laffont, Bouquins, 1981,
tome 1, p. 41.
29
Ibidem p. 42. Entre crochets, des termes du texte anglais (et de sa traduction
allemande) omis dans la traduction française.
42
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
43
Ce n’est que sur le terrain que nous avons nettoyé que la
floraison précoce de telles créations, à partir de la vie
quotidienne, devient compréhensible, ainsi que leur profond
effet évocateur.
De ce point de vue, les imitations de processus aux fins de
produire certains effets magiques et les figurations artistiques
mimétiques de la réalité suivent pendant longtemps la même
route. On peut même dire que l’impulsion originelle de ces
dernières ne pouvait naître que de la sphère des convictions
magiques de pouvoir influencer les événements du monde par
leur imitation. On a certes souvent essayé de faire dériver l’art
d’un excèdent de force, d’un jeu. Mais il faut penser que
l’excèdent de force est un phénomène social dès les débuts de
la société humaine : c’est la conséquence de la productivité du
travail qui, avec le temps libre, les loisirs, produit aussi un
excédent d’énergie physique et psychique. 30 Deuxièmement,
on ne voit absolument pas comment le simple jeu aurait pu
jamais conduire à l’art. Le jeu présente naturellement, y
compris chez les animaux, un caractère mimétique. Mais son
intention est orientée ‒ peu importe avec quel degré de
conscience ‒ vers l’exercice de mouvements et de modes de
comportements pratiques importants. Quand l’observateur les
perçoit comme « beaux », il est alors en face, comme pour le
travail, le sport, etc. à un sous-produit involontaire. Le
mouvement et le mode de comportement sont avant tout
conditionnés par leur but, et de ce fait ‒ tendanciellement ‒
sobres, réduits au minimum indispensable. Entre une telle
30
Quand l’anthropologie moderne attribue une grande importance à la lenteur
du développement de l’enfant au contraire de celui du jeune animal, elle
néglige le plus souvent que cela n’a rien à voir avec une différence naturelle
entre les deux, mais d’un phénomène consécutif au développement
spécifique de l’homme, et n’a donc méthodologiquement rien à voir avec un
point de départ. Il s’agit au contraire d’un résultat, avant tout celui du travail
(y compris naturellement la période de la cueillette).
44
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
45
qui visent des buts réels, sont des processus réels dont le
genre, l’ampleur, le début, la fin etc. vont être à chaque fois
déterminés de manière différente par les difficultés réelles de
réalisation des objectifs ‒ si donc ces productions étaient nés
d’une « volonté artistique », alors leur genèse serait semblable
à celle de Pallas Athénée sortant toute armée de la tête de
Zeus, c’est-à-dire que leur source serait la capacité esthétique
« originelle », « innée » de l’homme, capacité qui hante la
plupart des esthétiques. La réalité offre une image différente.
Si peu que nous sachions de précis, comme nous l’avons si
souvent souligné, sur les origines proprement dites des
activités et des capacités humaines, il ressort cependant
clairement de l’ensemble des données de la tradition, que les
manifestations initiales des reflets mimétiques à but évocateur
que nous avons décrits jusqu’à maintenant étaient d’origine
magique.
C’est pourquoi il est important, pour une compréhension
philosophique de la genèse de l’esthétique, d’un côté de
mettre en évidence les principes communs de cette magie
imitative et du reflet spécifiquement artistique de la réalité, et
ensuite de faire comprendre pourquoi l’esthétique a pu naître,
se développer, croître, après avoir été pendant si longtemps
enveloppée de magie, presque indissociablement. Par ailleurs
et en même temps, il faut montrer que ‒ objectivement, et pas
dans la conscience des hommes ‒ ce qui en apparence est
parfaitement uni, ce qui apparaît même comme totalement
identique, est fondé sur des tendances objectivement
divergentes, qui s’imposent de manière très lente, très
contradictoire, mais à la fin pourtant très nette, et conduisent
finalement à une séparation ultime de l’art et de la magie. La
description finale du processus de séparation de l’esthétique
d’avec la magie et la religion doit être réservé à un chapitre
ultérieur, car son exposé conceptuel présuppose la
46
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
48
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
49
sur la base d’un monde devenu relativement transparent pour
les hommes, qu’elle repose obligatoirement sur des actions
qui ont soumis le monde extérieur et intérieur à l’homme, au
développement progressiste de l’humanité. Dans cette
autoconscience de l’humanité est inclus le profond
humanisme de la sphère esthétique. Il prend une expression
parfaite ‒ y compris en idées ‒ dans le chœur célèbre de
l’Antigone de Sophocle. 32 Ce n’est sûrement pas un hasard,
mais au contraire la coexistence organique de la sagesse en
pensée et en poésie, une profession de foi en l’essence la plus
profonde de l’esthétique, que le chœur commence par un
hymne décrivant les actions victorieuses des hommes sur le
monde, une action qui n’est limitée que par la mort, dont
cependant l’homme repousse toujours les limites. Et ce n’est
que là où l’homme est dépeint comme fondateur de cités (ce
qui pour les grecs signifie la fondation de la société)
qu’apparaît la problématique centrale interne, le grand thème
de tout art : les collisions qui apparaissent, dans la cité, entre
les hommes.
Nous pensons qu’il suffit de mentionner cette teneur
fondamentale de tout art pour voir clairement que son
apparition est impossible au début de l’évolution de
l’humanité. Chacun comprend ‒ et des ethnologues, des
anthropologues avisés l’ont montré à maintes reprises ‒ que
tout art présuppose un certain niveau de développement de la
technique. On voit maintenant clairement que la période
préparatoire exige encore quelque chose de plus : une attitude
particulière à l’égard de la réalité qui, même si elle n’est pas
pleinement consciente, ne peut parvenir à se développer que
relativement tard, parce que ses contenus exigent
32
Sophocle, Antigone, in Théâtre complet, trad. Robert Pignarre, Paris, GF-
Flammarion, 1998, p. 77. « Entre tant de merveilles du monde, la grande
merveille, c’est l’homme… etc. »
50
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
52
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
53
correspondante à venir.) Impressionner l’auditeur et le
spectateur véritable n’est, du point de vue de l’attente
concernant cet objectif, que quelque chose d’accessoire.
Pourtant, aussi profond que puisse être ‒ vu objectivement ‒
l’abîme entre ces deux buts finaux, il ne peut en pratique
absolument pas exercer une quelconque influence sur la
matérialisation des débuts. Nous avons en effet constaté d’un
côté qu’un énoncé esthétique immanentiste de la tâche est
réellement impossible à cette étape, et il est clair par ailleurs
que l’imitation portant sur la maîtrise des puissances
transcendantes ne peut trouver des critères réels directs de sa
réussite que dans l’exécution de la production mimétique, que
dans l’impact sur la réceptivité humaine. Car si l’imitation a
réussi, comme souhaité, à influencer les puissances
transcendantes, cela ne se voit qu’a posteriori, dans le succès
ou l’insuccès factuel de la guerre, la chasse, etc. c’est-à-dire
longtemps après le déroulement de la figuration mimétique.
Les conséquences de ce jugement peuvent donc avoir un effet
extrêmement important pour les imitations suivantes où l’on
voit alors se reproduire le cycle mentionné ici. La
transcendance magique se manifeste donc en pratique dans
une immanence immédiate, qui s’approche très près de la
sphère esthétique. L’unité de ces tendances divergentes en soi,
que nous ne pouvons analyser ‒ et encore pas toujours ‒ que
rétrospectivement, doit donc être prise en compte comme un
fait incontournable de la pratique des débuts. Nous
reviendrons encore, au cours de l’exposé de cette situation
globale, sur certains points où ces divergences ‒ souvent sans
que l’on en prenne conscience comme telles ‒ se manifestent
pourtant.
Il nous faut seulement aborder d’un peu plus près une de ces
questions, à savoir certaines tendances extatiques, puisque
pour une part celles-ci sont très proches de celles qui, sous
54
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
55
grandiose du barycentre de la vie… » 33 Ce qui est essentiel
pour nous dans cette pratique chamanique, c’est qu’on se
détourne de tout type de connaissance, et même de toute prise
de connaissance du monde extérieur, que le sujet est placé
dans un état d’excitation artificiel, dans lequel il peut
s’imaginer que l’ivresse ainsi créée, qui distend dans les faits,
psychologiquement, pour le sujet, les relations à
l’environnement, voire même les annule temporairement, le
met en rapport direct avec ce que la civilisation du moment a
coutume de se représenter comme transcendant. Ici et dans
certains renouveaux analogues de l’ascèse se cristallisent ces
tendances qui sont exclusivement fondées sur des illusions,
nées du degré primitif de développement de la civilisation
matérielle et spirituelle, et qui peuvent être brièvement
résumées comme suit : comme le sujet, en raison de cette
situation, n’est pas (objectivement pas encore) à même, par le
reflet de la réalité objective, par le travail en idée sur ce qui
est perçu et par son application pratique, de dominer
théoriquement et pratiquement son environnement réel, alors
il faut laisser tomber ce « détour » par la connaissance et
emprunter un chemin direct vers l’« intériorité » pure ; et
comme le sujet normal de la vie quotidienne paraît inapte à
cela, comme il est orienté vers l’« extérieur » par ses instincts
vitaux, cette limite qui est la sienne doit être violemment
écartée par des moyens artificiels. La genèse de ces
conceptions se comprend très bien dans la période magique.
On peut même dire que le contraste que nous avons ‒ au nom
de la compréhensibilité ‒ évoqué plus haut n’était alors
sûrement pas conscient. Cela veut dire que les méthodes
ascétiques et extatiques ont été employées simultanément au
reflet de la réalité, avec la mimésis, et qu’il y a eu
33
Arnold Gehlen, Urmensch und Spätkultur [Homme primitif et culture
tardive] ; 1956, Athenäum, Bonn, pp. 265 ss.
56
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
34
Péan : chant solennel et collectif en l’honneur d’Apollon. Iliade I 473-474.
35
Dans la mythologie grecque, le thyrse est un grand bâton évoquant un
sceptre, en bois de cornouiller, orné de feuilles de lierre et surmonté d'une
pomme de pin. C'est l'attribut majeur de Dionysos.
36
Erwin Rohde (1845-1898), helléniste allemand. Psyché. Le culte de l'âme
chez les Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. Auguste Reymond,
Paris, Les Belles Lettres, Encre Marine, 2017, pp. 279-281
58
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
37
Ibidem pp. 281-282.
38
Ibidem p. 284-285.
39
Ibidem pp. 293 et 295.
59
Si après cette digression nécessaire, nous essayons maintenant
de considérer d’un peu plus près les déterminations les plus
importantes qui apparaissent dans le reflet, dans sa
transposition dans des productions et des processus à
caractère mimétique, alors il faut regarder comme le moment
le plus primitif et le plus général celui de leur sortie de la
continuité normale de la vie quotidienne. Aussi abruptement
que certains faits de la vie puissent interrompre son cours
normal, leurs causes et leurs conséquences appartiennent
pourtant, objectivement, à ce flux, ils sont de ce fait aussi
vécus par l’homme, individuellement comme socialement,
comme des pièces constitutives, comme des éléments de la
vie, une et indivisible. Les productions mimétiques de la
magie, en revanche ‒ et en cela, ils contiennent un signe
caractéristique important de tout art ultérieur ‒ ne sont pas des
parties de la vie dans sa globalité, mais des reflets d’une de
ses parties, qui sont cependant condensés en une totalité,
délimités du reste de la vie. Il en résulte que les hommes, pour
percevoir ces reflets, doivent dans une certaine mesure sortir
de la continuité normale de la vie ; cette succession d’images
de la vie est dans sa nature quelque chose d’autre qu’une suite
normale du moment de la vie auquel elle se rattache
chronologiquement. De la même façon, avec la conclusion
d’une production, cette sortie de la vie cesse ; l’homme
retourne à son existence normale. Extase et ascèse veulent au
contraire arracher radicalement l’homme de la vie normale ; la
réalité transcendante, qu’ils ont pour dessein de contraindre,
doit représenter une rupture absolue avec celle-ci. C’est
pourquoi un tel comportement ne tient aucun compte de
l’objectivation, de l’évocation, de la réceptivité, tandis qu’un
comportement mimétique vise justement l’objectivation et
l’évocation, la réception.
60
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
61
retournent à la vie. L’extase en revanche est une rupture
radicale avec la continuité de la vie quotidienne.
De ce fait découle déjà beaucoup de choses importantes quant
à la nature de ces productions mimétiques. Nous avons déjà à
maintes reprises indiqué que la spécificité de cette forme se
concentre sur sa capacité et évoquer des idées, des sentiments,
etc. Nous avons également déjà montré plus haut que cela ne
fait pas non plus naître quelque chose de radicalement
différent, métaphysiquement opposé à la vie, mais une simple
transformation de modes d’expression en quelque chose de
qualitativement neuf, que la vie quotidienne elle-aussi connaît
et dont elle ne peut se dispenser.
Les deux aspects de ce rapport des productions mimétiques à
la vie quotidienne doivent être mis en relief de la même façon.
D’un côté, aucune évocation ne serait en effet pensable si la
pratique de la vie n’avait pas fixé certains effets déclencheurs
de sentiments dans certains contenus, mots, gestes, etc. Ceux-
ci connaissent naturellement une intensification formelle, et
ainsi également des qualités nouvelles ; mais le rattachement à
la vie, le prélèvement des contenus de la vie sont inévitables,
pour que soit possible un impact spontanément évocateur. Il
peut assurément arriver qu’en l’occurrence, certains de ces
éléments ne soient présents dans la vie qu’en germe, et ne
prennent un rôle actif, une importance extensive et intensive
que par leur mise en relief mimétique. On ne soulignera
jamais avec assez de force cette relation réciproque à propos
des effets de ces productions mimétiques. D’un autre côté et
en même temps, il faut prendre en compte ce qui est
qualitativement neuf. Nous avons déjà mentionné le moment
de l’enlèvement ‒ relatif ‒ hors du flux de la vie quotidienne,
et en même temps aussi le fait que ceci a une nature formelle.
Pour le mode dialectique d’analyse, une telle constatation
n’exclue cependant aucunement le caractère intrinsèque des
62
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
63
changeant son caractère originel de manière relative, mais
quantitative.
Mais à la base de cet effet de l’enlèvement formel hors du
quotidien, il y a encore une propriété qui est d’une importance
fondamentale pour le caractère esthétique ‒ qui reste
provisoirement inconscient ‒ de la production mimétique.
Nous pensons à son caractère spatialement et temporellement
clos, qui de ce fait concentre nécessairement, ordonne les
éléments d’un point de vue unitaire. En résumé : la
transformation des événements de la vie en une action encore
très primitive, en une intrigue. G. Thomson fournit une
description concise de la manière dont les danses, les chants,
etc. les plus primitifs, avec le déclin économique des clans
originels, ont évolué d’un côté en représentations de mythes,
les ont fixés, et de l’autre côté les ont développés et
sécularisés. 42 Nous n’avons pas ici à nous préoccuper des
détails de ce processus. Pour nous, l’important est surtout que
même les productions mimétiques les plus primitives ont
décrit certains faits ; ils le faisaient obligatoirement, car le but
magique, la volonté d’influencer ces puissances dont, selon
les croyances d’alors, dépendait le succès ou l’échec de ces
processus de la vie même, ne pouvait être obtenu qu’ainsi
selon le monde magique de représentation. Il fallait donc ‒ ne
serait-ce que pour des raisons purement pratiques de finalité ‒
que les faits en question qui, dans la réalité, se déroulaient
dans différents endroits d’un espace éventuellement largement
étendu, parfois pendant des jours, voire des semaines ou des
mois, soient concentrés en un lieu et sur une période
relativement courte. Le principe de la concentration ‒ à
nouveau une catégorie formelle, comme plus haut
42
George Derwent Thomson (1903-1987), philosophe marxiste anglais.
Aeschylus and Athens, a study in the social origins of drama. Londres,
Lawrence & Wishart, 1916, p. 15 et 103.
64
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
65
naissance, avec une nécessité matérielle, dans les objectifs
magiques des productions mimétiques les plus primitives. 45
Naturellement, cette intrigue se différencie encore
profondément des actions littéraires ultérieures. Elle est avant
tout beaucoup plus décousue, sa prétention à établir des
rapports de causalité contraignants est encore extrêmement
modeste. (La danse en reste ‒ de ce point de vue ‒ même plus
tard, à un degré relativement primitif, même si sous tous les
autres rapports, elle s’est épanouie déjà depuis longtemps au-
delà des stades initiaux.) Mais plus important encore est un
autre élément qui découle également de cette configuration :
celui de la représentation des hommes, de la peinture de
caractère. Là aussi, il est très instructif de jeter un regard
rétrospectif sur les débuts à partir d’une observation ultérieure,
particulièrement lorsque, dans des productions plus mûres,
restent encore conservés certaines survivances de traditions
antérieures, même si ce n’est pas au sens d’un historisme
conscient. On a souvent été frappé par la manière très nette
dont Aristote souligne la priorité de l’action sur les
personnages dans le drame : « Car la tragédie est l’imitation
non des hommes, mais de leurs actions, de leur vie, de ce qui
fait leur bonheur ou leur malheur. » 46 Et dans les phrases
suivantes, il souligne avec une grande énergie le primat de
l’action dans la vie. Il en résulte directement ‒ pratiquement
comme théoriquement pour l’évolution ultérieure ‒ que dans
le drame, c’est l’action qui détermine et exprime les
caractères, et pas l’inverse. Mais si nous considérons ces
réflexions d’Aristote, non pas en rapport à leur évolution
ultérieure, mais avec un regard rétrospectif sur l’évolution de
45
Nous verrons plus tard dans quelle mesure l’état de chose du reflet qui est à
la base de l’intrigue joue aussi rôle important dans quelques autres arts,
généralisé en modifié en conséquence.
46
Aristote, Poétique, op. cit., chap. VI, p. 11.
66
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
67
drame grec montre avec quelle lenteur ces conflits même ont
conduit à s’intéresser à la caractérisation individuelle. À
chaque fois, on voit ‒ en complément à ce qui est dit ici ‒ que
d’un côté, le conflit est une catégorie fondamentale du reflet
littéraire de la réalité, il accomplit la rupture proprement dite
de la littérature d’avec la danse, le chant etc. ; d’un autre côté,
que même une catégorie comme celle-là, aussi fondamentale,
ne se trouve pas au début, mais qu’elle est le produit d’une
évolution sociale relativement avancée. Cela prouve par un
cas concret la justesse de notre exposé précédent sur le mythe
du caractère « inné » du comportement esthétique à l’égard de
la réalité. L’exposé précis des problèmes concrets qui
surgissent ici est à nouveau la tâche de la partie matérialiste
historique de l’esthétique.
Deuxièmement, on peut suivre ici la genèse d’une autre
catégorie fondamentale de l’esthétique : celle du typique.
Cette concentration dans le reflet des péripéties de la vie qui,
comme nous l’avons vu, est déjà indissolublement liée à la
mimésis purement magique, ne peut être efficace que si sont
sélectionnés et regroupés des événements et des réactions à
ces moments de la vie tels que les hommes soient en mesure
de les percevoir, tout de suite, directement, comme des
images de la part considérée de leur vie. Dans ces besoins où
apparaît sous des formes magiques le tua res agitur 47 devenu
plus tard conscient, il y a aussi contenu en germe l’avancée
vers le typique. Certes, comme nous avons pu le voir plus
haut en ce qui concerne l’action, sans ce caractère
contradictoire interne, fécond, qui découle de l’unité
organique contradictoire du typique et de l’individuel dans les
personnages. C’est pourquoi, à ce stade initial, il manque
obligatoirement tant cette marge de manœuvre pour la
47
Il s’agit de tes affaires (Horace, Épîtres, liv. I, ép. XVIII, vers 80)
68
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
69
première différenciation entre classes sociales. Certains
éléments objectifs d’une tendance à la séparation apparaissent
certes relativement tôt. Car aussi stables et ‒ en apparence ‒
aussi immuables que puissent être les sociétés primitives, la
croissance encore très lente des forces productives introduit
pourtant de nouveaux éléments dans la vie, dans les relations
des hommes entre eux, dans leur rapport à la nature. Ceux-ci
s’expriment dans le fait que les contenus des représentations
magiques s’incorporent spontanément ces éléments, ne serait-
ce que dans la manière dont certains mythes anciens
‒ éventuellement de façon totalement spontanée ou
inconsciente ‒ se trouvent réinterprétés. Alors, comme cela
fait partie de la nature de la forme esthétique d’être la forme
d’un contenu déterminé, comme cette spécificité de
l’esthétique est ‒ certes spontanément et inconsciemment ‒
implicitement incluse dans l’effet évocateur intentionnel des
productions mimétiques magiques, se créent nécessairement
des mouvements en direction de la réception du nouveau,
dans son contenu comme dans sa forme. Mais la magie est
toujours et strictement cérémonielle. Les productions
mimétiques sont toujours, dans leur aspect magique, pensées
comme des sortilèges, comme des rites. La tendance à fixer
dans des rites les sons, les mots, les gestes, découle forcément
de la sphère des représentations magiques, dans laquelle les
résultats objectifs qui doivent être obtenus par le rite, la
domination ou l’influence sur les puissances transcendantes,
sont liées à certaines paroles, gestes etc. rangés dans un ordre
bien défini. Nous en viendrons plus tard à parler de la lutte
entre magie et art qui en résulte. Contentons-nous ici de
remarquer que la direction exercée par la magie a tendance à
faire se figer le typique primitif en quelque chose de
conventionnel, en une tradition strictement fixée. Il ressort dès
lors de ces explications que la stricte obligation, le caractère
70
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
71
peuvent donner des réponses satisfaisantes. Pour les objectifs
qui sont les nôtres, il suffit simplement de montrer
abstraitement la divergence qui se fait jour ici afin de
comprendre celle-ci comme une étape, comme un moment de
la genèse philosophique de l’art.
Alors, pour ne pas déduire unilatéralement cette genèse d’une
contradiction unique, mais nous avancer vers une
multilatéralité de l’objet, nous devons à nouveau nous reporter
au stade antérieur à l’apparition de la divergence, et soumettre
le moment de l’évocation à une analyse plus approfondie que
celle menée jusqu’ici. Le prochain problème que nous devons
maintenant examiner est le rapport dialectique de l’évocation
avec le mimétisme. Le point de départ est sans nul doute
constitué par l’imitation, en tant que forme la plus primitive,
l’expression la plus originelle de faits élémentaires dans le
rapport de l’homme à la réalité. Et à vrai dire tant au sens
subjectif qu’objectif. Objectif, puisque le reflet des processus
de la réalité est indispensable au maintien de la vie. Subjectif
‒ et c’est là qu’apparaît clairement pour la première fois la
forme primitive d’imitation de la réalité ‒ puisque copier des
formes de réaction à la réalité objective que l’on a vérifiées et
que l’on s’est appropriées constitue les capacités de l’être
vivant dans la lutte pour son existence, cela les fixe et dans
certaines circonstances les accroît. C’est pourquoi cette forme
la plus primitive d’utilisation de ce qui est reflété apparaît
obligatoirement dès la vie animale ; ainsi, en particulier,
comme nous l’avons déjà mentionné, dans les jeux des jeunes
animaux. On peut même y constater en germe certains
éléments de distanciation qui seront plus tard déterminants
dans la vie des hommes, dans la mimésis. Il s’agit moins des
sentiments de plaisir, bien visibles, que suscite le jeu, ‒ bien
que là-aussi, il y a les traces de liaison entre imitation et
évocation des sentiments de plaisir ‒ car ceux-ci découlent
72
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
73
sentiment, arrêté, d’une analogie. Le fait que cette analogie
reste purement émotionnelle, ou que déjà, à partir d’une
certaine conceptualisation, soient mis en relation deux objets
(processus), qui en apparence immédiate sont plus ou moins
semblables entre eux ‒ la danse guerrière est pourtant un
reflet, une imitation de la bataille réelle ‒ ne change rien au
caractère aventureux, infondé de la conclusion qu’on en tire :
que la victoire obtenue dans le reflet est appelée à en entraîner
une dans la réalité.
On voit cette structure dans toute la théorie magique et sa
pratique de l’imitation. Frazer donne à ce sujet une bonne
description expressive : « L’homme primitif, égaré par son
ignorance des causes véritables, croyait que, pour produire les
grands phénomènes de la nature dont dépendait sa vie, il
n’avait qu’à les imiter et qu’aussitôt, par sympathie secrète ou
influence mystique, le petit drame qu’il jouait dans la clairière
ou le vallon, sur la plaine déserte ou la grève balayée par le
vent, serait repris et répété par des acteurs plus puissants, sur
une plus vaste scène. Il s’imaginait qu’en se déguisant avec
des feuilles et des fleurs, il aidait la terre dénudée à se couvrir
de verdure, et qu’en mimant la mort et l’enterrement de
l’hiver, il chassait la morne saison, et préparait la voie au
retour du printemps. » 48 Il est facile de démontrer, et c’est
aussi ce que fait Frazer, comment un procédé analogique de
ce genre ne repose matériellement sur rien de solide. Pourtant,
le plus important pour nous, ici, ce sont quels éléments
catégoriels d’une vision du monde qui se cachent là-derrière,
et comment il en va de leur possibilité de développement
‒ surtout en direction de l’esthétique. Nous devons là nous
souvenir de ce qui a été exposé précédemment sur l’analogie
et le syllogisme analogique, car le fait que ces généralisations
48
James George Frazer, Le Rameau d’Or, op. cit., tome II p. 180-181.
74
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
49
Hegel : Science de la Logique, Tome IV, op. cit., p. 385.
50
Lénine, Résumé de la "Science de la Logique" de Hegel, in Cahiers
philosophiques, op. cit., p. 170.
75
voyons dans les formes du syllogisme un reflet des
déterminations de phénomènes réels, concrètement récurrents,
ce qui se reflète là d’une manière sensible immédiate est cette
même chose qui constitue l’essence logique du syllogisme
analogique : à avoir l’unité immédiate de la généralité et de la
singularité. Cette identité ultime du contenu fait que ces
catégories qui les forment sont, elles-aussi, obligatoirement,
les mêmes. La divergence décisive se situe là où les
catégories, leurs relations entre elles, leur rapport dans le
contenu formé prennent de nouvelles fonctions et avec elles
de nouveaux rapports structurels.
Si nous réfléchissons alors sur cette nouveauté, nous voyons
que cette unité immédiate du général et du singulier ne peut se
matérialiser que dans l’intention évocatrice de la mimésis,
intention nécessaire, résultant de la nature de la liaison
contenu-forme. Car au sens strict de l’immédiateté, dans ce
cas aussi, seul le singulier est donné. Le fait que dans sa
reproduction mimétique, on ressente le général ‒ comme par
exemple dans les exemples de Frazer le rapport du
changement de saison avec ces représentations imitant des
processus directement humains ‒ est en partie une
conséquence de la vision magique du monde et de sa
promotion, mais provient aussi en partie de l’expérience
immédiate, justement, celle de l’effet évocateur des formes
mimétiques. Ces deux aspects ne peuvent naturellement être
séparés proprement l’un de l’autre que par l’analyse théorique,
car dans l’expérience vécue immédiate, chaque élément passe
dans l’autre, et ils se renforcent réciproquement dans cette
unification vécue.
L’analyse ne doit cependant pas en rester à cette unification
immédiate. Le fait structurel qu’il s’agisse de l’unité
immédiate du singulier et du général a pour le destin ultérieur
de la mimésis des conséquences extrêmement vastes. Nous
76
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
77
immédiate, car non seulement les deux vont ensemble, mais
leur convergence comme leur divergence ont elles-aussi un
haut degré de simultanéité. Le singulier, aussi chargé de
signification soit-il, n’est cependant pas, en soi, le général
dans sa conceptualité déterminée dans laquelle lui seul est
chez lui, et autant ce dernier peut bien se concrétiser dans du
sensible, il ne peut cependant jamais redescendre, directement,
au plus simple hic et nunc du singulier. Ce va et vient
dynamique entre identité d’éléments hétérogènes et leur
affinité dynamique, justement dans l’acte d’éloignement, met
en avant leur dynamique vivante dans l’effet évocateur de ces
reflets allégorico-mimétiques de la réalité. Goethe a très
clairement ressenti cette nature de l’allégorie, et l’a exprimée
ainsi : « L’allégorie transforme le phénomène en concept, le
concept en image, mais de façon que dans l’image le concept
reste toujours limité et total et reconnaissable par elle. » 51
Cela se rapporte pourtant à une situation socio-culturelle dans
laquelle tant les manifestations mimétiques de l’allégorie que
leur objet transcendant peuvent être ressentis de la même
façon, dans laquelle le mouvement décrit plus haut opère
vraiment comme unité immédiate de général et du particulier.
S’y cache cependant le principe de décomposition interne de
l’allégorie, issue de sa propre nature. Quand Hegel dit de
l’allégorie qu’elle est « froide et pâle », 52 il exprime ainsi son
pôle d’action négatif tout aussi précisément que Goethe avait
défini son pôle négatif. Cette négativité naît par nécessité
historique dès que l’évolution de la société, son changement,
prend à la généralité incluse dans le « syllogisme » mimétique
51
Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et Réflexions, trad. P. Deshusses,
Paris, Rivages, 2005, p. 85
52
Hegel, Esthétique, traduction Charles Bénard, revue et complétée par Benoît
Timmermans et Paolo Zaccaria, Paris, Le livre de poche, 2010, tome 1,
2ème partie, p. 510
78
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
79
inhérente à tous ses atomes, et donc que la simple unité
immédiate de l’universel et du singulier se transforme en leur
unité réelle, organique, devenue catégorie nouvelle : la
particularité. Ce n’est que lorsque ce processus est accompli
que la sphère esthétique se constitue en principe véritable,
autonome, du développement de l’humanité. Ici, où nous
cherchons encore à découvrir philosophiquement les voies de
la genèse, ce problème ne peut être soulevé que comme
perspective. Son analyse et sa définition concrète font partie
d’un stade ultérieur de nos considérations. Mais il fallait au
moins qu’apparaisse, comme perspective à l’horizon, la
manière sont les catégories et les modes de comportement qui
préparent l’esthétique découlent de certains éléments de la
pratique magique ; seule une vue claire du point où l’on va
peut jeter de la lumière sur le point obscur d’où l’on vient. Car
ce n’est que là que l’on peut voir comment la liaison
indissociable de l’évocateur et du mimétique produit un genre
radicalement nouveau de considération du réel, autre que le
scientifique, mais de valeur équivalente : les deux reflètent la
même réalité, leurs contenus et les catégories qui leur donnent
forme doivent donc en dernière instance avoir une certaine
identité. Néanmoins, la nouvelle objectivité, qui en tant que
forme de reflet évocatrice, se rapporte à l’homme total, elle
crée une réélaboration originale, un regroupement de ces
catégories, elle aide à découvrir des contenus existants, cachés
(cachés même de la science) et aussi à faire resplendir dans
une nouvelle lumière ceux qui sont déjà découverts.
Après avoir ici largement pris les devants pour pouvoir bien
décrire certains rapports entre vie quotidienne et genèse de
l’art, retournons aux phénomènes de la première. Nous avons
déjà pu voir à différentes occasions que l’évocation est un
facteur important de la vie des hommes. Il y a une multiplicité
incommensurable de relations humaines sociales ‒ et, au sein
80
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
81
à l’œuvre. Plus l’imagination dynamique est développée, plus
des phénomènes lointains et complexes peuvent de cette façon,
devenir des expériences vécues, ayant un effet direct et
évocateur.
Deuxièmement, il nous faut parler ici brièvement de la
division du travail entre les sens ‒ elle-aussi développée par le
travail. Nous avons vu plus haut comment par exemple des
perceptions de caractéristiques de choses, correspondant
originellement (selon leur spécificité naturelle d’un point de
vue immédiat) à des sensations du toucher, comme par
exemple le poids, pouvaient être peu à peu perçues de manière
purement visuelle. Les sens dits supérieurs, vue et ouïe ‒ au
contraire des autres sens ‒ tendent ainsi à l’universalité, qui va
bien au-delà du domaine du travail. Le développement des
rapports des hommes entre eux, la connaissance des hommes
qui se développe dans ces rapports, s’appuient très largement
sur un perfectionnement de cette division du travail entre les
sens, sur cet universalisme tendanciel de la vue et de l’ouïe.
Car se développe là la capacité de se prononcer sur des
ensembles de problèmes complexes qui sont indispensables
pour les rapports humains, désormais non plus seulement en
comparant les formulations à la réalité, par un travail mental
sur les expériences, etc. mais aussi de faire ces expériences
directement par la vision et l’audition. (Naturellement, dans la
chronologie historique, la dernière précède la première.)
Quand quelqu’un, pour donner un exemple tout à fait simple,
dit à son interlocuteur : Je vois bien que tu mens, ou : ce que
j’entends, c’est que tu ne dis pas la vérité, se cache derrière ce
fait quotidien et devenu trivial, une universalité extrêmement
étendue de la vue et de l’audition humaines. Et à vrai dire, ce
n’est pas simplement un raffinement de leur capacité de leur
perception. Celle-ci est également possible pour les autres
sens, mais chez eux uniquement au sein de leurs fonctions
82
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
53
Joris-Karl Huysmans (1848-1907), écrivain et critique d'art français.
83
à s’accorder approximativement à la réalité objective ;
naturellement dans le cadre des limites de ces capacités dans
la vie quotidienne en général, et peut-être même ‒ dans la vie
individuelle ‒ avec des sources d’erreurs encore plus grandes
que pour d’autres sphères de reflet du quotidien. Il faut de
plus naturellement remarquer que la pratique quotidienne,
justement à cause de son immédiateté, même si c’est souvent
de manière lente et inégale, doit pourtant éliminer de soi des
images totalement fausses de la réalité. D’un autre côté et en
même temps, ce type de reflet visuel ou auditif,
tendanciellement universel, a un caractère évocateur inhérent.
Lorsque, dans l’exemple donné plus haut, le mensonge de
l’interlocuteur est constaté par la vue ou l’audition, la réaction
émotionnelle dans la très grande majorité des cas n’est pas
quelque chose qui est lié à la perception par la simple
association ou la pensée, mais elle découle directement de la
perception sensible elle-même, elle en fait partie intégrante.
La tendance objective à l’universalité que nous avons
constatée pour la vue et l’ouïe a aussi un envers subjectif
correspondant : c’est l’homme total, avec tous ses sentiments,
ses passions, ses idées etc., qui a tendance à réagir à la totalité
du monde qui lui est accessible.
3. La genèse spontanée des catégories esthétiques à
partir de la mimésis magique.
C’est seulement à partir d’ici que l’on peut comprendre le
processus graduel de détachement de la sphère mimétique-
esthétique, c’est-à-dire du reflet de la réalité, différencié et
devenu autonome, du terrain commun de la vie quotidienne.
Pour mettre au clair les premiers stades intermédiaires au sens
d’une genèse philosophique, il faut encore s’en tenir
fermement à une détermination qui assurément, selon son
origine, fait également partie du quotidien : la direction
84
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
54
Nicolai Hartmann [Philosophe allemand, 1882-1950], qui attache une
grande importance à ce moment de l’orientation, ne voit pas les véritables
liaisons, ni de ce fait les vraies oppositions entre vie quotidienne et art :
Ästhetik, Berlin, de Gruyter, 1953, pp. 58 ss.
85
négativement, la réalisation factuelle éventuelle de l’objectif
est le produit d’un heureux hasard.
À cela s’ajoute que dans la communication entre les hommes,
argumentation et évocation, selon leur but, alternent sans
cesse, se relaient l’une l’autre. L’évocateur, et au sein de son
domaine, le mimétique n’est qu’un des moyens utilisés dont la
valeur ou la non-valeur ‒ avec les limitations mentionnées à
l’instant ‒ va être jugée selon la manière par laquelle elle est
en mesure de favoriser la réalisation de l’intention concrète.
De ce fait, ce n’est pas un hasard si, bien que l’antiquité ait
conçu le point culminant extrême de ces tendances de la
communication humaine, l’éloquence judiciaire, comme un
art, la rhétorique n’ait cependant jamais pu atteindre un
niveau structurel véritablement régi par des lois ; elle oscille
quasiment sans transition de ci de là entre les deux fausses
extrémités que sont un pragmatisme ‒ souvent sophistique ‒
et une universalité ‒ totalement abstraite
De quelque manière que l’évocation ait pu paraître dirigée,
consciemment, dans les productions mimétiques, il est d’une
part certain qu’un développement relatif des tendances
décrites ci-dessus a été la condition préalable indispensable
d’une telle direction, d’autre part que cette direction purement
évocatrice, nouvellement créée, représente un saut qualitatif
par rapport à ses formes dans la vie quotidienne. Pour bien
comprendre ce saut dans sa vraie nature concrète, il est
absolument nécessaire de regarder d’un peu plus près les
nouvelles déterminations des productions mimétiques qui
apparaissent là. Au premier abord, la plus fondamentale de
ces déterminations semble constituer une pure tautologie : la
production mimétique n’est pas une réalité, mais seulement
son reflet. Cependant, le caractère tautologique de cette
formulation disparaît si l'on pense que le récepteur est
confronté ici ‒ et seulement ici ‒ au reflet et non pas à la
86
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
87
‒ sous peine de ruine ‒ s’impose obligatoirement aussi dans la
vie quotidienne. C’est pourquoi ce type de reflet, comme nous
l’avons exposé en détail, a une tendance désanthropo-
morphisante qui commence à s’imposer dès la pratique de
travail la plus primitive, c’est-à-dire une tendance à se libérer
des préjugés subjectifs, de l’enfermement dans l’immédiateté
subjective etc. Le reflet qui se forme et qui vient à s’exprimer
sur cette ligne doit de ce fait toujours avoir cette intention :
reproduire aussi fidèlement que possible l’essence objective,
l’en-soi de la réalité ; le reflet a donc pour fonction décisive
d’assurer la médiation entre la conscience et la réalité existant
indépendamment d’elle, de transformer par le reflet l’en-soi
en un pour nous. Dans sa tendance fondamentale, le reflet ne
peut de ce fait pas se rendre autonome ni instaurer son propre
rapport direct à la conscience. Là où cela se produit ‒ et il
n’est pas rare que cela se produise dans la pensée du quotidien
ainsi que dans l’histoire ‒ il se produit un obscurcissement de
la vérité. C’est clairement visible dans la rhétorique ; dès que
l’exigence formelle, pour atteindre à tout prix un effet
évocateur, prend la main sur le vrai reflet de l’objectivité par
les idées, cette discipline sombre dans une sophistique plus ou
moins cynique. Cela montre assez précisément le rapport de la
pensée, contrôlée par une comparaison constante à la réalité, à
l’évocation. Naturellement, toute connaissance de la réalité
peut susciter des sentiments véhéments et profonds, des
passions etc. ; ce n’est donc pas du tout une exagération que
de parler d’effets évocateurs de la pensée. Même sa forme
concrète et pleine d’esprit peut agir d’une manière de ce genre.
Cela fait pourtant partie de la nature de la chose que dans
toutes les fonctions de la vie où prévaut la juste
compréhension de la réalité objective ‒ y compris dans la vie
quotidienne ‒ l’évocation ne puisse avoir qu’une importance
accessoire, secondaire. Le problème abordé ci-dessus de la
88
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
55
Publiciste : au sens un peu vieilli d’écrivain politique.
56
En italien dans le texte : si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé.
89
narration, ou de l’un des nombreux cas où l’art déjà né
féconde et enrichit la vie quotidienne. En tous cas, le
comportement dans les deux exemples cités est très différent.
Tellement que, dans le premier cas, l’effet évocateur dépend
presque exclusivement de la sincérité subjective. Il ne peut
donc pas être question ici de diriger consciemment les
réactions du récepteur au sens propre du mot, et même, le fait
que de telles tendances deviennent efficaces signifie dans la
vie un affaiblissement de la spontanéité, de la sincérité
subjective, et donc des sources authentiques de l’effet
évocateur. Une certaine tendance à diriger le vécu du
récepteur est certes implicitement incluse dans toute
communication, là aussi, car l’éveil d’une compassion aussi
puissante que possible est inhérente, comme intention, à toute
manifestation de ce genre. Elle se rapporte pourtant à la
totalité du contenu en faits et en émotions communiqué, et pas
à la forme de la communication, pas aux détails, et surtout pas
à leur mise en ordre.
Ceci a pour conséquence que dans les expressions évocatrices
de la vie quotidienne, le mimétique ne peut être qu’un élément
de la communication globale. Ce qui est décisif, c’est la mise
en mouvement des hommes par les faits et les événements de
la vie même ; ceci doit provoquer les évocations dans une
factualité aussi inchangée que possible ; même là où le
mimétique va être utilisé, il n’est qu’un moyen pour donner au
réel en tant que tel une efficacité vécue. Le mimétique
évocateur est donc en vérité dans la vie un élément
intermédiaire ‒ très important ‒ pour faire vivre l’expérience
de la réalité, mais seulement un élément intermédiaire, et la
relation directe au reflet va là aussi, et pas seulement dans la
connaissance, être toujours et nécessairement dépassée. Dans
ses notes de Berne à propos des pleureuses grecques dans la
guerre du Péloponnèse, le jeune Hegel a mentionné ces
90
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
57
Cité dans Georg Wilhelm Hegel’s Leben beschrieben durch Karl
Rosenkranz, [Vie de Hegel décrite par Karl Rosenkranz], Berlin, Duncker &
Humblot, 1844, pp. 519-520. Ces fragments des écrits de Berne ne figurent
pas dans l’édition française de ce livre, Vie de Hegel, Paris, Gallimard, 2004
91
pour le besoin de se décharger de la sienne, en la développant
au plus profond de soi, et en la tenant en soi dans toute son
ampleur. Seule cette tenue et elle-seule est le baume. » 58 Les
transitions que nous avons montrées sont là clairement
visibles, et la coïncidence nous paraît d’autant plus précieuse
que Hegel, en accord avec les principes fondamentaux de sa
philosophie, néglige le moment de la mimésis et ne parle, très
généralement que de subjectivité et d’objectivité.
Nous avons ainsi délimité, tout au moins dans ses plus
grandes lignes, la sphère de l’évocation mimétique. Il est à
peine besoin de répéter que ses modes de survenance
mentionnés en dernier, eux-aussi, sont indispensables comme
conditions préalables, comme matériau etc. à la fabrication
des productions mimétiques proprement dites. Leur analyse,
aussi cursive soit-elle, montre pourtant déjà clairement, dès le
début, que le bond qualitatif dont nous parlions est fondé très
étroitement sur le nouvel élément qu’est l’attitude immédiate,
directement indépassable, du récepteur à une image reflétée
de la réalité, et pas à cette dernière elle-même. (Nous avons
déjà parlé des rapports plus médiatisés du reflet utilisé ici à la
réalité.) Ce n’est que sur ce terrain que peut se développer la
fonction de l’évocation, qui surgit de la vie, mais qui par
rapport à elle est qualitativement nouvelle. Il faut de plus
encore remarquer que le fait qu’un comportement se rapporte
au reflet de la réalité, et pas à celle-ci même, a encore une
autre conséquence structurelle, d’une importance décisive.
Alors en effet que dans le quotidien, comme nous l’avons vu,
la communication mimétique elle-aussi présente le caractère
d’un combat entre interlocuteurs poursuivant des buts
différents, de sorte qu’en elle, il ne peut être question d’une
direction unitaire des évocations, consciente de son but, que
58
Ibidem.
92
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
93
la possibilité de se séparer ultérieurement de la magie (et de la
religion), de devenir autonome, et d’assumer sa fonction
propre dans l’ensemble de la vie sociale.
Nous connaissons déjà les objectifs magiques qui sont ici
déterminants. La convergence décisive avec la sphère
esthétique, le travail préparatoire à la constitution d’un reflet
spécifiquement esthétique de la réalité du côté de la magie
consiste en premier lieu en ce que l’on fixe comme but la
reproduction d’un processus de vie unitaire, clos sur lui-même,
par lequel, comme nous l’avons déjà vu, des catégories
esthétiques importantes comme l’intrigue, le typique, ont
commencé à se constituer spontanément. Le deuxième
élément important est ce que nous venons de traiter à l’instant :
ce processus de vie unitaire et clos sur lui-même ne constitue
pas seulement dans son contenu une unité close ‒ une telle
configuration peut exceptionnellement exister aussi dans la
vie quotidienne ‒ mais il consiste formellement aussi en
l’application exclusive du reflet de la réalité et de l’exclusion
temporaire de la réalité elle-même ; les récepteurs vont être
donc confrontés à une production systématiquement ordonnée
faite d’images-reflets, dont l’effet évocateur, unitaire, est le
but à atteindre. Nous avons déjà souligné le fait que la
comparaison à la réalité n’est finalement pas supprimée, mais
seulement suspendue. La base de comparaison est formée par
les expériences de la réalité des récepteurs avant l’évocation
par la production mimétique, de même que les comparaisons
toujours réalisées ‒ certes de manières extrêmement
diverses ‒ après sa réception, entre l’ensemble dont on ressent
l’effet et la totalité de son image de vie acquise jusqu’alors,
son éventuelle modification par ces impressions, son
intégration dans cette totalité, son enrichissement etc. par elle.
Tout ceci ne contredit aucunement la suspension immédiate
de la réalité, mais fait plutôt partie, comme nous l’exposerons
94
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
95
dans tous les temps, afin de blesser ou de détruire un ennemi
en blessant ou en détruisant son effigie, cela, dans la croyance
que la souffrance de cette effigie commandera la souffrance
de l’individu et la destruction de l’une la mort de l’autre. » 60
Il est caractéristique de cette conception de penser que la
destruction d’une image doive avoir un effet magique
semblable à celle de certaines parties du corps lui-même
(cheveux, ongles, etc.) Il s’agit naturellement, dans la magie
purement imitative, (danses guerrières, etc.) d’effets
analogues sur des puissances transcendantes. Avec tout cela,
le champ d’action des images mimétiques s’étend dans
l’imaginaire de l’ère magique bien au-delà de l’effet
évocateur.
Ce que nous avons plus haut ‒ provisoirement ‒ défini comme
dualité générale de la mimésis magique prend alors une forme
plus concrète : le rapport au transcendant n’est plus seulement
la raison d’une divergence ultérieure entre reflet magique et
esthétique, mais elle s’avère depuis le tout début, être une
contradiction interne de la mimésis naissante. Cela n’infirme
en aucune façon notre thèse selon laquelle, dans les stades
primitifs, reflet magique et esthétique allaient de pair, que ce
dernier ne peut se constituer, se développer vers une
autonomie ultérieure qu’en collaboration avec le premier. La
contradiction mise en évidence à l’instant relativise seulement
cette thèse du fait que dès le début, au sein de ce parallélisme,
il y a aussi des tendances opposées qui entrent en action, qui
modifient à maints égards la constitution du reflet esthétique,
lui font obstacle, voire même par endroit l’empêchent
complétement. Hegel mentionne par exemple l’interdiction de
la représentation artistique d’être vivants chez les musulmans
avec l’argumentation, qui date certainement de la période
60
James George Frazer, Le Rameau d’Or, op. cit., tome 1, p. 43.
96
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
97
qui conduisent à la genèse de l’esthétique. Au plan formel
déjà, on voit tout de suite que composition et direction [des
effets évocateurs] montrent au moins deux aspects d’un seul
et même processus. C’est une erreur métaphysique de
nombreuses conceptions esthétiques ‒ principalement aux
temps modernes ‒ de vouloir tracer une limite précise entre
les deux : comme si il pouvait y avoir un rapport
compositionnel entre les parties d’une œuvre d’art,
indépendamment de l’effort de mettre en ordre, d’intensifier,
d’harmoniser les effets évocateurs des parties, des détails en
rapport à l’impression d’ensemble. De telles conceptions,
diamétralement opposées à l’essence de l’esthétique, ne
pouvaient naître que dans le capitalisme, sur le terreau d’une
aliénation sans limite de la création, de l’œuvre et de la
réception les unes par rapport aux autres, et par rapport aux
besoins des hommes. Il se développe justement là, d’un côté
une technique « pure » du simple effet formel, de l’évocation
creuse ou mensongère, constituée à partir d’expériences et de
ce fait sans esprit ni âme, et d’un autre côté, en défense là-
contre, la théorie décrite ci-dessus d’une œuvre en soi, séparée
de son effet. Autant une telle évolution est compréhensible au
plan sociohistorique, autant elle contredit la structure
catégorielle authentique du reflet esthétique. Celui-ci vise
spontanément à éveiller certaines impressions, émotions,
passions, etc., et l’esprit artistique naissant découle justement
des expériences qui sont faites des effets pratiques des
productions mimétiques, comparées aux représentations
subjectives de leur fabrication. Cela veut dire que se
développe une « technique » déterminée de l’exécution des
productions mimétiques dont le but unique est d’évoquer,
avec l’intensité souhaitée, les contenus intrinsèquement
prescrits et donc impérativement donnés. Ces relations vont
être distendues par suite de la structure de la société
98
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
99
vise à son tour à évoquer les idées et sentiments également
requis par ces objectifs pratiques et définis. Les déterminants
des productions mimétiques magiques peuvent donc bien
n’avoir rien à faire, directement, avec l’esthétique, tant au
plan du contenu que de la forme, cela pose objectivement le
fondement du développement du reflet esthétique de la réalité.
Au plan du contenu, puisqu’un fait de la vie ou un processus
de la vie est extrait de la totalité dynamique du quotidien, se
trouve sélectionné et mis en ordre, de sorte le contenu puisse
devenir efficace, justement dans l’isolement que conditionne
son but. Au plan formel, puisque le récepteur n’est pas
confronté à la réalité elle-même, mais exclusivement à son
image reflétée dont la tâche est fixée de susciter, par
l’évocation, des pensées et sentiments déterminés. De cette
détermination du contenu et de la forme, il résulte donc,
nécessairement, que chacun des deux doit être dans sa
consistance du moment, être harmonisé à l’autre, et donc que
la forme se réalise spontanément comme forme d’un contenu
déterminé, sans intention esthétique consciente qui alors ne
pouvait absolument pas encore exister, et sans une quelconque
« volonté artistique » énigmatique. Ce qui pour nous est
décisif en cela, c’est que ‒ bien que ce processus, du point de
vue de l’esthétique, se déroule spontanément ou
inconsciemment, et s’il existe en lui une conscience, celle-ci
ne peut être que magique (ou « technique » dans
l’exécution) ‒ ce type de contenu et de forme (forme d’un
contenu déterminé) n’est pas simplement un phénomène
quotidien, mais le produit d’une généralisation dans laquelle
s’impose l’essence du reflet évocateur mimétique.
Contentons-nous provisoirement de considérer les productions
mimétiques qui décrivent un déroulement de temps (pour des
raisons qui s’éclaireront d’elles-mêmes au cours de l’analyse,
nous en viendront à parler plus tard des représentations
100
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
101
l’ennemi qui lui procure des avantages provisoires, etc. Et il
va de soi que de telles déviations par rapport à un exposé
direct du contenu, si elles doivent trouver une efficacité dans
le genre souhaité, doivent se manifester en conséquence dans
tous les éléments formels de la figuration.
Nous n’avons ainsi mis en lumière que l’une des catégories
essentielles qui doivent apparaître et se constituer dans un tel
exposé. Il est déjà clair dans le cas cité que le mouvement (ici :
la complication) part du contenu et s’impose en conformité
avec lui comme élément formel, comme variation de formes
antérieures. La loi qui détermine tous les phénomènes de ce
genre se fonde sur la double inversion que nous avons déjà
décrite. Il résulte en effet de celle-ci que tous les éléments de
ce qui est représenté, par leur liaison entre eux, c’est-à-dire
par le passage d’un rapport de séquence à un niveau supérieur
de conséquence, doivent surtout prendre une plus grande
netteté que celle qu’ils possèdent d’habitude dans la vie. Et il
ne s’agit à vrai dire pas seulement de mettre en lumière ou
d’expliquer par les idées des phénomènes et leurs corrélations
‒ ce qui par exemple pour la danse serait tout simplement
physiquement impossible ‒ mais de rendre directement
sensible, d’évoquer leur être, leur mouvement, leurs
connexions causales, par le visuel et l’audition, les sentiments
et les idées. Cela signifie par rapport à la vie quotidienne des
différences tout à fait essentielles, bien que ‒ et ainsi surgit à
nouveau une catégorie esthétique importante ‒ leurs
manifestations sensibles, leurs contenus et formes généraux
ne doivent en aucun cas être radicalement modifiés. Dans la
magie se fait justement jour la dialectique si souvent
soulignée déjà, du phénomène et de l’essence, mais avec la
précision concrète que l’essentiel y est plus fortement et
nettement sensible que dans la vie quotidienne, et reste en
même temps plus intimement liée à l’apparence superficielle
102
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
104
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
105
et vice-versa, comme détermination de l’essence de ces
catégories. Si nous avons déterminé plus haut que diriger
l’évocation était dans son essence identique aux principes
objectifs de composition, ceci s’est encore confirmé dans nos
dernières explications. La corrélation interne d’une production
mimétique a nécessairement pour but de transformer la
séquence des données figurées en un développement
obligatoire de la conséquence. Ce n’est encore en soi et pour
soi pas davantage que le reflet fidèle de la structure originelle
de la réalité objective, de son rapport causal réel. Celui-ci,
dans son contenu essentiel, doit rester préservé, si la
production mimétique doit pouvoir valoir comme reflet de la
réalité, ce qui, comme nous avons pu souvent le remarquer,
est la condition préalable décisive de son effet évocateur. Sans
donc pouvoir toucher cette structure et ses formes
phénoménales concrètes, des modifications essentielles
doivent, dans la production mimétique, être effectuées par
rapport à la superficialité immédiate de la vie quotidienne.
Celle-ci résultant déjà de ce qu’une image reflet strictement
limitée dans l’espace comme dans le temps doit éveiller
l’impression d’une vie en soi illimitée ; les productions
mimétiques isolées ne représentent en effet à chaque fois
qu’une section limitée de la vie (guerre, chasse, etc.) Celle-ci
est pourtant dans la vie même liée à sa totalité par
d’innombrables fils ; porter une partie au niveau d’une totalité
intensive ‒ relative ‒ présuppose d’un côté de briser,
d’anéantir une foule de liaisons, qui sinon unissent dans
chaque sens la partie choisie à son environnement naturel, et
de l’autre côté, la multiplication et l’intensification de ces
liens qui relient entre eux les éléments de la section figurant
dans le reflet. La causalité dominante de la vie va donc être
préservée dans son principe, mais elle prend dans la proximité
une intensité accrue, elle perd directement un peu de ses
106
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
107
Cette autonomie de la production mimétique, qui relaye
d’autres phénomènes dans la vie quotidienne, aussi
profondément apparentés qu’ils puissent être par ailleurs, se
révèle dans son processus concret d’évolution encore plus
clairement que dans son fonctionnement réel. Ce dernier doit
en effet, comme reproduction de la réalité objective,
reproduire ses contenus et ses formes dans leur corrélation
authentique, mais en revanche a lieu dans le premier une
inversion de principe, qui malgré tout ce que cela a de
paradoxal, est pourtant fondé sur des besoins fondamentaux et
indispensables tels qu’ils devaient déjà être présents dans les
productions mimétiques les plus primitives. Nous pensons au
fait qu’au contraire de la composition objective accomplie
elle-même, qui doit rendre la séquence, la chaîne causale des
événements dans leur ordre réel, la composition subjective, le
processus de création, comme nous l’avons montré, part dans
sa nature de la conclusion, et sélectionne, juxtapose, regroupe
etc. téléologiquement tous les éléments en fonction du chemin
vers elle. Il est clair qu’une telle composition subjective
devait être aussi à la base des productions mimétiques les plus
primitives. Si nous nous remémorons par exemple la danse
guerrière, on voit très bien, d’emblée, qu’elle doit se terminer
par la victoire sur l’ennemi (faire advenir celle-ci est en effet
le but magique de l’ensemble). Mais s’il doit avoir un effet
évocateur, chaque épisode, chaque mouvement même doit
alors avoir été choisi, défini, disposé, pour préparer cette fin
en conséquence, éventuellement par des retardements, pour
lui assurer l’effet évocateur maximal. C’est de ce point de vue
téléologique que va lors être élaborée dans la composition
objective la suite chronologique et causale précise et naturelle.
Si nous décrivons ici cet état de fait, c’est pour souligner tout
particulièrement que les deux éléments, tant l’inversion
téléologique que la reconstitution, téléologique elle-aussi, du
108
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
65
Alfred Kerr voit de tels cas dans le drame moderne, décrits de manière très
expressive chez Hauptmann dans der rote Hahn [le coq rouge], et Henry
Becque, Les Corbeaux. Gesammelte Werke, t. I, p. 98 et p. 393. Il montre
chez Wedekind que cet effet peut même souvent tourner au comique.
Ibidem, p. 204.
109
le lieu d’analyser les problèmes très embrouillés qui résultent
de la catégorie de la préparation ‒ question qui fait partie de la
direction des impacts ‒ d’autant que les complications
véritables n’ont surgi qu’à un stade bien supérieur, longtemps
après l’autonomisation de l’art. Il fallait toutefois les
mentionner, car l’essence de la direction des impacts
n’apparaît clairement que par le fait, d’un côté, que la
production mimétique ne peut avoir une « réalité » que
comme un tout, que celui-ci est un produit de la direction
conséquemment menée, que par ailleurs les parties et détails
doivent directement agir comme autonomes, car la « réalité »
de l’œuvre entière ne se construit qu’à partir d’une telle
totalité faite de parties intégrantes fondées sur elles-mêmes, et
notre analyse prouve clairement à ce propos ‒ y compris pour
le stade le plus primitif ‒ leur profonde dépendance à l’égard
du contexte global, de la systématique de la direction concrète.
Nous voyons donc comment, à partir des objectifs mimétiques
de la période magique qui, dans leur intention originelle, n’ont
encore rien à voir avec l’art, et qui découlent spontanément et
directement de la conception magique du monde, naissent
spontanément, dans la production mimétique ‒ en vertu de la
nécessité immanente de son exécution conséquente ‒ les
catégories structurelles les plus importantes de la sphère
esthétique. Oui, dans le mode de liaison de ces productions à
la magie, il est également contenu une détermination centrale
de l’esthétique : sa détermination de l’« extérieur » dont nous
avons déjà parlé en nous référant à Goethe. Pour résumer
110
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
111
conditionne cependant, comme nous l’avons montré, un
processus de séparation, d’autonomisation, d’un genre
qualitativement différent. Surtout parce que la conception
magique du monde est dès le début en opposition de principe
au reflet scientifique qui se forme à partir du travail, de la
généralisation de ses enseignements, reflet qui de ce fait n’a
jamais pu croître que malgré elle, tandis que, comme nous
avons pu le voir, les exigences que pose la magie aux
productions mimétiques ne se trouvent initialement pas en
opposition aussi radicale au reflet esthétique naissant, dont
elles favorisent même les premiers pas. Nous avons déjà
mentionné les facteurs de séparation, et nous serons aussi
bientôt en mesure d’analyser leur action, tout au moins dans
ses traits les plus généraux.
Il résulte de tout cela qu’à ce stade de l’esthétique non encore
consciente d’elle-même, non seulement se créent des
productions mimétiques ‒ avec des contenus magiques, sous
les voiles de la magie, provisoirement indissociables de celle-
ci ‒ dont les catégories structurelles objectives trahissent déjà
les traits les plus importants du reflet esthétique, mais aussi
que déjà les traits essentiels les plus importants du
comportement esthétique commencent à se constituer
‒ également sans conscience esthétique. Nous ne pouvons
naturellement disposer sur ceux-ci que d’encore moins de
connaissances directes que sur les productions mimétiques
elles-mêmes, bien qu’elles non plus, naturellement, ‒ il s’agit
en effet en premier lieu de danse, de musique, de chant etc. ‒
ne nous soient pas parvenues sous leur forme originelle. Il
faut donc appliquer là-aussi la méthode philosophique
d’explication du niveau inférieur à partie du niveau supérieur
qui en est issu. Une telle approche ne peut donner de vrais
résultats que si elle peut découvrir dans les formes supérieures
des déterminations telles qu’elles soient véritablement
112
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
113
pour le récepteur. La différence entre la vie elle-même et son
simple reflet s’exprime justement dans le comportement
essentiellement contemplatif qui se manifeste nécessairement
chez celui-ci. Le reflet de la réalité contraint temporairement
l’homme, dans la vie même aussi, parfois pour de longues
périodes, à un comportement contemplatif : s’il veut se
reconnaître dans le monde ‒ et il doit y tendre pour pouvoir
agir correctement ‒ il doit chercher à appréhender les faits
objectifs aussi exactement que possible, à percevoir leurs
reflets tels qu’ils sont objectivement, de la façon la plus fidèle
possible. Mais ce comportement va être dans la vie sans cesse
modifiée par la nécessité d’intervenir activement, tout de
suite ; mieux dit : subordonné à la pratique immédiate, car
l’homme en action lui-aussi est contraint ‒ même pendant
l’action ‒ à en observer aussi exactement que possible les
conditions, les circonstances, etc. Dans la vie, le
comportement de l’homme est donc avant tout orienté vers la
pratique, vers l’intervention dans la réalité qu’il veut
influencer, modifier, transformer etc.
Toute autre est sa situation et en conséquence son
comportement face à ce système clos en soi des images-reflets,
que nous avons défini comme production mimétique. Celui-ci
ne lui est pas seulement confronté comme système clos, mais
comme quelque chose de donné de manière immuable,
comme quelque chose d’existant indépendamment de sa
conscience, qu’il peut certes rejeter ‒ en totalité comme en
détail ‒ mais dans le déroulement duquel il ne peut pas
intervenir. (Il est caractéristique que la tentative d’intervenir,
la confusion entre la vie et l’œuvre d’art ait souvent surgi
comme motif au cours de l’évolution tardive, mais toujours
comme effet comique de la confusion mentionnée ci-dessus
d’un état de fait conçu comme évident.) Le récepteur se
focalise donc tout entier sur la contemplation de l’œuvre
114
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
66
Cf. Nicolas Tertulian, Georges Lukács, Étapes de sa pensée esthétique,
trad. Fernand Bloch, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 140, sur la distinction
chez Lukács entre l’« homme total » (« der ganze Mensch ») de la vie
quotidienne et l’« homme dans sa plénitude » (« der Mensch ganz »)
exprimé dans l’œuvre d’art.
115
En quoi consiste donc le caractère esthétique, ou, pour parler
plus prudemment, le trait esthétique essentiel de ces
comportements ? Il est tentant, et cela se produit de manière
répétée au cours du développement de la conscience
esthétique, de répondre : comme les productions mimétiques
ont avant tout pour vocation d’évoquer des sentiments, des
passions etc., celui qui veut les provoquer directement (dans
la danse, le théâtre) ou indirectement (poésie, arts plastiques
etc.) doit ressentir ces sentiments et ces passions aussi
intensivement que possible ; l’authenticité et la profondeur de
sa passion va alors se communiquer en conséquence aux
récepteurs. Comme paradigme d’une telle conception, nous
citerons un exemple très tardif. Matthias Claudius dit :
« Maître Arouet dit : je pleure,
Et Shakespeare pleure. » 67
Cette communication des sentiments d’homme à homme ne se
produit pourtant jamais aussi directement dans la vie
quotidienne. Elle y joue certes souvent un rôle important,
mais il faut cependant des circonstances particulièrement
favorables et un manque de circonstances inhibantes pour
produire de tels contacts émotionnels directs. Le caractère
direct doit faire défaut aux relations de réception des images-
reflets, ne serait-ce que parce que le genre de réaction au
sentiment authentique suscité par la vie est totalement
différent. Le ressenti en commun direct, dans la vie
(normalement), est toujours ‒ s’il est authentique ‒ lié à la
pulsion de vouloir aider et intervenir ; par rapport à la
production mimétique, c’est un sentiment de plaisir singulier,
où la compréhension des rapports vitaux, l’élargissement de
l’horizon de la vie, l’approfondissement de la connaissance
67
Matthias Claudius (1740-1815) Poète allemand. Gedichte und Prosa
[poèmes et prose], Altenmünster, Jazzybee Verlag, 2012, p. 51
116
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
117
même, une donnée objective réelle, avec cette qualité d’effet
du réel que nous avons déjà analysée à maintes reprises. Dans
un système de reflets, cet environnement de chaque élément
isolé de l’évocation doit être créé par celle-ci même. Pour cela,
l’art ultérieur a élaboré les moyens les plus divers.
Nous devons essayer ici d’étudier les aspects de principe de
cette création d’environnement dans les conditions les plus
primitives qu’on puisse imaginer, ou tous les genres de
méthodes accessoires ultérieures (ou succédanés) comme par
exemple les décorations de scène, font encore totalement
défaut. Et ceci non seulement à cause de nos efforts
philosophico-génétiques actuels, mais aussi parce que le
principe esthétique proprement dit, qui se développe
lentement sous les voiles du monde magique, ne peut être
connu et élaboré que de la sorte. C’est pourquoi nous parlons
maintenant en premier lieu de la tendance à une universalité
intensive du langage gestuel de la danse. Si l’on veut
examiner les problèmes qui se présentent ici, on ne doit
naturellement pas penser au ballet moderne ‒ né de
conventions de cour ‒ où ma puissance évocatrice des gestes,
sans même parler de leur universalité, s’est presque
totalement perdue. Un certain point d’accroche est
probablement offert par les danses orientales, où les traditions
archaïques originelles se sont plus fortement conservées. Chez
les danseurs chinois, il est par exemple possible, sur une scène
brillamment illuminée, d’éveiller par le type de mouvements,
de gestes, l’impression que les acteurs agissent dans une pièce
complètement obscure où ils ne peuvent rien voir et ne
perçoivent le partenaire que par des bruits. Ou bien il est
possible ‒ sans aucune coulisse ni accessoire ‒ d’évoquer
simplement par des gestes qu’un bateau s’approche, que l’on
monte à bord, que l’on quitte la rive, que l’on rame, et que
l’on affronte les difficultés causées par le courant, etc. Certes,
118
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
119
moyens nécessaires pour l’atteindre, et pas à chercher notre
chemin vers ce comportement dans un sujet (inatteignable
pour nous) et dans sa psychologie. Comme elle est en effet
socialement nécessaire, cette fixation d’objectif doit s’imposer
malgré tout, tôt ou tard, bien, moyennement ou mal, et ce qui
est obtenu de la sorte va s’affirmer peu à peu, à chaque fois
selon les besoins historiques concrets et les possibilités. On
voit surtout dans tout cela qu’une simple spontanéité ne suffit
pas pour ces finalités. La mimésis magique, précisément, ne
serait-ce qu’en raison du caractère de sortilège, de rite, de
cérémonie, ne peut absolument pas se fier, tout au moins sur
la durée, aux inspirations momentanées de ceux qui y
participent activement. Il lui faut au moins fixer les points
nodaux les plus importants, les moments, les transitions etc.
de la production mimétique, il faut prescrire aux acteurs plus
ou moins précisément quels sentiments ils doivent éveiller,
dans quel ordre, avec quelles intensifications ou quels
retardements. Dans les tout premiers débuts, de telles danses
ont sans doute pu être spontanément « naturalistes » (au sens
où les rôles n’ont pas été étudiés, au sens de l’improvisation),
mais il leur a été impossible de conserver longtemps ce
caractère, à cause justement du but magique, et des
prescriptions qui en résultent. Il est donc à nouveau
extrêmement intéressant qu’en l’occurrence, dicté par
l’essence de la chose, s’impose obligatoirement un
comportement précis qui, pour le reflet esthétique de la réalité,
est d’une importance cruciale. Il s’agit du comportement par
lequel la réalité objective, le monde interne de l’homme et ses
manifestations sensibles va être reflété de manière fidèle à la
vérité et en même temps ‒ indissociablement de la véracité du
reflet ‒ il sera donné à cette évidence un maximum de force
évocatrice.
120
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
121
conditionnée, de l’homme à l’égard de la réalité et de sa
reproduction adéquate, mais comme la nature inhumaine du
comportement artistique. Nous avons déjà mentionné que,
surtout dans la période impérialiste, des reproches analogues
ont également été élevés contre la nécessaire objectivité de la
science et contre le comportement scientifique. Mais il est
dans la nature des choses que ces tendances n’affectent que de
l’extérieur les recherches sur le reflet scientifique, tandis
qu’elles jouent un rôle de poids dans la conception interne de
l’art de cette période. Il suffit d’évoquer le dernier Ibsen,
l’œuvre de Thomas Mann de Tonio Kröger au Docteur
Faustus, pour avoir un panorama clair de cette situation
historique. 69
Les causes sociohistoriques des différents types de conception
et d’appréciation du comportement artistique sont à étudier en
détail dans la partie matérialiste historique de l’esthétique. Il
nous fallait seulement mettre en relief ici ces deux pôles
extrêmes de l’appréciation du comportement scientifique afin
que les obscurcissements et les déformations de la situation
matérielle objective ‒ socialement conditionnés ‒ ne nous
ferment pas la voie d’une compréhension claire du problème
lui-même. Ce n’est sûrement pas un hasard, mais la
conséquence nécessaire de l’évolution historique décrite à
l’instant de ce problème, que la tentative la plus conséquente
pour résoudre cette question ait été entreprise au tournant des
temps, dans une certaine mesure à la veille de sa déformation
moderne bourgeoise, dans le Paradoxe sur le Comédien de
69
Quand nous parlons ici de déformation des problèmes, nous pensons cela en
rapport à la nature objective du comportement historique, et donc du point
de vue d’une esthétique scientifique. La profonde vérité littéraire de la
conception de l’artiste chez Thomas Mann, comme problème de l’homme
dans la société capitaliste n’est pas affectée par cela. Voir mon livre :
Thomas Mann, Paris, Maspero, 1967.
122
GEORG LUKÁCS : PROBLÈMES DE LA MIMÉSIS I, LA GENÈSE DU REFLET ESTHÉTIQUE.
123
fonctions au moins aussi importantes que l’expérience vécue
immédiate elle-même, et celle-ci doit même devenir un simple
matériau, soumis aux processus constants de remodelage, de
la mise en forme proprement dite, si l’on doit atteindre le but
d’éveiller chez le spectateur les émotions voulues. C’est
pourquoi le partenaire de la conversation cité à l’instant dit :
« Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des
acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à
aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud
et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où
ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront
dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le
comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature
humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal,
d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les
représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré,
combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa
déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son
progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son
milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes
positions, les mêmes mouvements ; s’il y a quelque différence
d’une représentation à l’autre, c’est ordinairement à
l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une
glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer
avec la même précision, la même force et la même vérité.
Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds
inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le
terme de sa propre richesse. » 71
Il faut tout particulièrement souligner les explications
conclusives de Diderot. Certes, il part du problème spécifique
de l’art dramatique : de la nécessité, à chaque représentation,
71
Ibidem, p. 365.
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accomplissement en art commençait à se déchirer, qui
assignait pourtant aux artistes et aux penseurs de l’art
authentiques une tâche très nettement définie de lutte pour le
progrès, pour la libération des hommes, il a pu décrire cette
nature du comportement créateur dans le reflet esthétique
avec autant d’objectivité, de justesse, et sans sentimentalisme
aucun : « Les grands poètes dramatiques surtout sont
spectateurs assidus de ce qui se passe autour d’eux dans le
monde physique et dans le monde moral… Ils saisissent tout
ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C’est de ces recueils
formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares
passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents,
sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils
n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie
fait sa copie. » 74 Ainsi se trouve réfutée et réduite à néant
toute théorie d’un transfert direct de sentiment pour l’art et
pour le comportement artistique, et en même temps la grande
sensibilité est renvoyée à la place qui lui revient. Car, dit
Diderot, elle « n’est guère la qualité d’un grand génie. » 75 En
tout cas pas son trait de caractère le plus décisif pour l’art : la
grandeur de Shakespeare n’est pas dans les pleurs
« authentiques », mais dans le vrai reflet, global et profond
des pleurs.
Nous devions à nouveau effectuer une ample digression dans
les stades hautement développés, afin d’obtenir cette
« anatomie de l’homme » propre à élucider les stades primitifs.
Diderot analyse naturellement le comportement artistique à un
stade développé et extrêmement différencié. Pourtant, les
déterminations qui sautent clairement aux yeux comme
résultat de cette recherche concerne le type de comportement
le plus général dans la production de tout reflet évocateur :
74
Ibidem, p. 367.
75
Ibidem, p. 368.
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nécessaire, de telle sorte qu’apparaisse un effet évocateur
concret général qui représente également un besoin social. En
l’occurrence, il est totalement indifférent que ce contenu, que
ce besoin, vu objectivement, ait un caractère largement
fantasmagorique. Dans les conditions sociales qui existaient
alors, il s’agissait de besoins sociaux réels, qui ont ou trouver
une réelle satisfaction dans ces formes, par la genèse et le
développement de ces formes. Nous avons montré dans quelle
mesure les formes de reflet et d’expression ainsi créées
contiennent déjà sous un voile magique nombre des catégories
esthétiques les plus importantes. Et de la relation contenu-
forme en esthétique, il s’ensuit avec une certaine nécessité
que tant que l’évolution sociale n’a pas créé de nouveaux
problèmes de contenu, tant que les contenus magiques
peuvent exercer une hégémonie sociale absolue, il ne peut être
question, même au plan formel, d’une séparation des chemins.
C’est seulement ‒ nous allons en parler tout de suite ‒ quand
apparaissent de nouveaux contenus sociaux qui n’ont aucune
place dans la « vision du monde » magique, ou qui même la
contredisent, que commence la séparation réelle, la déchirure
des voiles magiques.
De l’analyse des faits essentiels, on peut donc voir clairement
que le remplacement a obligatoirement ici un tout autre
caractère que dans la science. Gordon Childe insiste à juste
titre sur le fait que la science n’a absolument pas pu se
développer directement à partir de la magie ou de la religion.
Elle est née du travail, de l’artisanat, comme le dit Gordon
Childe et « était tout d’abord identique aux métiers artisanaux
pratiques ». 76 Sa description de l’époque néolithique trace à
ce sujet un tableau clair : Il rejette l’expression « science
76
Vere Gordon Childe (1892-1957), archéologue australien, Man makes
himself [L’homme se fait lui-même.] New York, New American Library,
Mentor book, p. 179.
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en celle d’administrateurs de biens terrestres. » 79 Il ne peut
absolument pas nous incomber ici de suivre, même
brièvement, ce processus. Reste seulement la constatation
importante que la source authentique de la science est le
travail, que rien ne s’oppose donc à la séparation totale du
point de vue de cette dialectique interne, que la relation
réciproque socialement inévitable entre science et magie (et
religion) agit avant tout sur la science comme un obstacle.
Cela n’exclut naturellement pas que certaines tâches, charges,
concrètes qu’un régime sacerdotal pose à la science puissent
jusqu’à un certain point favoriser celle-ci. Mais ce n’est
sûrement pas un hasard si la grande voie véritable du
développement scientifique mène de l’antiquité, en passant
par la renaissance, jusqu’à l’Europe capitaliste. Les relations
réciproques complexes entre ce qui favorise et ce qui empêche,
qui étaient à l’œuvre en Orient, ne pourront vraiment être
vraiment connues qu’après une étude complète du
développement des sciences indiennes et chinoises en rapport
avec la croissance des sociétés concernées ; nous avons déjà
cité plus haut quelques exemples tirés de l’évolution indienne.
Pour notre problème, ce qui a été exposé jusqu’à présent est
suffisant.
Nous avons vu que les interactions entre art et magie ont des
caractéristiques essentiellement différentes. Des catégories
esthétiques authentiques et essentielles peuvent aussi parvenir,
jusqu’à un certain point, à se développer sous un voile
magique. Le processus de remplacement, plus tard inévitable,
part du contenu, de contenus sociaux qui dans leur nature ont
pour intentionnalité l’évocation mimétique, qui de ce fait se
rattachent aux formes esthétiques constituées dans la période
magique, les reprennent et les remodèlent pour leurs propres
79
Gordon Childe, Man makes himself, op. cit. p. 148.
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