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Pr.

Dominique TRIAIRE
dominique.triaire@univ-montp3.fr

MASTER 2
INFORMATION-DOCUMENTATION
MAVINUM
___________

SOCIÉTÉ DU SAVOIR ET DE L’INFORMATION STRATÉGIQUE


Enseignement hybridé, semestre 1

L’INFORMATION SCIENTIFIQUE
À L’ÉPOQUE MODERNE (I)

NE grande prudence est nécessaire quand nous approchons le monde d’hier :

U notre regard, même s’il est profondément marqué par le passé, peut nous
tromper. Dans Les mots et les choses1, Michel Foucault suit avec précision
les grandes failles qui découpent notre représentation du monde au cours des siècles.
Le rapport que nous avons avec ce qui nous entoure, avec notre corps, avec la
connaissance, peut être radicalement différent de celui d’un homme d’un autre temps
ou d’un autre lieu. C’est aussi ce qui rend, à notre époque, l’étude du passé si difficile
et si risquée : comment parler du rapport à Dieu ou du rapport à l’autre au XVIIe
siècle, si nous ne parvenons pas à nous représenter ce que Dieu ou l’autre étaient pour
un homme de ce temps ? Et… comment le pourrions-nous ? C’est avec cette prudence,
cette modestie en fond que je voudrais vous proposer quelques réflexions sur la pensée
scientifique, sa constitution, ses outils, les modalités de sa transmission. L’information
scientifique, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est à la fois le résultat de cette
histoire et s’en détache totalement, comme notre représentation du monde s’est
construite avec des matériaux du passé, mais pour donner un nouvel objet.
Il faudra aussi distinguer entre l’information horizontale, d’une part, entre pairs,
entre chercheurs, celle qui participe directement à l’accumulation du savoir et à la
découverte scientifique, et l’information verticale, d’autre part, qui informe le public
(on parle parfois de vulgarisation ; valorisation convient mieux). Comme la
recherche, qu’elle soit publique ou privée, a constamment besoin de financements,
l’information verticale qui mobilise les donateurs a pris une importance considérable.

1
Paris, Gallimard, 1966.

1
I. LE CORPUS
La science au sens que nous lui donnons aujourd’hui apparaît lentement à partir du
XVe siècle italien et du XVIe siècle français.
Le même tems qui vit périr Rome, vit périr les sciences. Elles furent presque oubliées pendant
douze siecles, & durant ce long intervalle, l’Europe demeura plongée dans l’esclavage & la
stupidité. La superstition, née de l’ignorance, la reproduisit nécessairement, tout tendit à
éloigner le retour de la raison & du goût. […] De dessous les ruines de Rome, se releva son
ancien génie, qui secouant la poussiere, montra de nouveau sa tête respectable. […] Nous
devons tout à l’Italie ; c’est d’elle que nous avons reçu les sciences & les beaux-arts, qui
depuis ont fructifié presque dans l’Europe entiere. (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, s.
v. « Sciences »)
La science est une création historique, i. e. liée à un processus donné, à un lieu, à un
temps ; contrairement à ce que l’on croit souvent, la science n’est pas universelle (au
moins en tant que représentation du monde), elle est née et s’est développée dans une
certaine civilisation. Le chevalier de Jaucourt, auteur de la citation ci-dessus, ne voit
qu’une interruption, une suspension (« se releva son ancien génie »), alors que l’esprit
scientifique de la Renaissance n’a plus rien de commun avec celui de l’Antiquité. En
revanche, il a raison en circonscrivant la science à l’Europe.
La science est née du desserrement d’un nœud, celui de la religion et de la
scolastique, qui avait bridé toute pensée au moyen-âge1. La découverte de
l’imprimerie (Gutenberg, v. 1400-1468) au milieu du XVe siècle joua évidemment un
rôle majeur, surtout par la diffusion de la Bible qui étendit la connaissance des
Écritures, l’exégèse2, suscita par conséquent la critique ; et à partir du moment où l’on
se permettait de discuter les Écritures, la voie s’ouvrait pour Luther (1483-1546)
autant que pour Spinoza. La redécouverte des textes des Anciens par les humanistes
de la Renaissance italienne et française3, à la suite de l’effondrement de l’empire
romain d’Orient (1453) et de la fuite vers l’Occident des lettrés et des artistes, ne fut
pas moins importante que l’imprimerie : elle allégea le poids d’Aristote4. Cette
ouverture d’esprit fut accentuée par une autre découverte, celle de l’Amérique (1492).
Les cadres géographiques, épistémologiques, théologiques, hérités du moyen-âge, se
fissuraient de toute part.
Il serait toutefois erroné de croire que la science apparut en quelques décennies ; il
y fallut au contraire plusieurs siècles, des erreurs, des impasses, voire, s’il faut en
croire Foucault, de nouvelles ruptures. Mais ce qui est nouveau et incontestable, ce qui

1 Même si certains grands esprits comme Roger Bacon (1214-1294) s’appliquèrent aux mathématiques, le
risque était grand de se retrouver en prison, voire sur le bûcher.
2
Le mot est créé au XVIIe siècle.
3
Cette redécouverte passa-t-elle ou non par les Arabes ? On sait que la polémique fait rage.
4
Elle engagea le passage de l’esthétique gothique à l’esthétique classique.

2
caractérise formellement la science moderne (puis contemporaine), c’est le progrès :
la science avance, elle se nourrit d’acquis successifs. L’idée est neuve et bouscule la
société ; pendant des siècles, l’homme avait vécu dans un monde cyclique, immobile :
ce qui était n’était-il pas voulu par Dieu, donc immuable ? Alors que l’histoire de
l’univers était encore largement dominée par le récit de la Genèse, Les époques de la
nature (1779) dans lesquelles Buffon, à partir d’observations (des mammouths en
Sibérie), décrit les étapes du développement du globe, marquent une mutation
épistémologique dont il est difficile aujourd’hui de prendre la mesure.
Pour mieux suivre l’émergence de ce concept nouveau, la science, je prendrai deux
exemples : la physique et l’histoire.

1. La physique.
Le mot apparaît au début du XVIIIe siècle avec le sens que nous lui connaissons,
mais on étudie la science de la nature, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, depuis
plusieurs siècles. La naissance de la science a été admirablement soulignée par Kant
dans les premières pages de la Critique de la raison pure :
Il en est précisément ici comme de la première idée de Copernic ; voyant qu’il ne pouvait pas
réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait
autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur
lui-même autour des astres immobiles1.
C’est en se détournant de ce que lui livre son expérience que Copernic (1473-1543)
rend possible la naissance de la physique, en construisant un discours qui obéit non
plus à ce que les sens lui montrent (a fortiori à ce qui se répète depuis des
générations), mais à la cohérence rationnelle. On pourra mesurer l’effet de cette
cohérence toute cartésienne en lisant le classement des animaux de Borges en annexe
dont Foucault nous dit « l’impossibilité nue de penser cela ».
Les choses sont telles, non parce qu’une transcendance ou une tradition me
l’imposent, non parce que l’expérience me l’assure, mais parce que ma raison me le
révèle. Ajoutons la lecture des Grecs (Archimède, Aristarque de Samos) qui l’aide à
rejeter Ptolémée. Les conséquences sont considérables : l’homme n’est plus au centre
du monde, il n’est plus l’enfant favorisé de Dieu. Le relais est assuré par Galilée
(1564-1642) qui pousse l’effort d’abstraction : « le livre de la Nature est écrit en
caractères mathématiques ».
Newton (1642-1727) gravit la marche suivante : sa loi de la gravitation universelle2
à la fois dévoile un moteur de l’univers et limite l’action divine ; comme le verra bien
Voltaire, Dieu n’a d’autre rôle que de garantir le bon fonctionnement des lois

1
Paris, PUF, 1968, p. 19.
2
La découverte de Newton fut-elle le résultat de l’expérience (la fameuse pomme) ? Le XVIIIe siècle,
admirateur de Locke, en était persuadé, mais n’est-ce pas plutôt, là encore, comme pour Copernic, l’intuition
rationnelle, chère à Descartes ou à Kant, qui fut à l’œuvre ?

3
physiques. La science se veut alors universelle et objective : elle s’impose également
à tous. Derrière ce que je vois, existent des lois qui s’appliquent sans exception (d’où
le refus du miracle) et qui sont garanties par la raison. C’est la science aujourd’hui.

2. L’histoire.
Si l’apparition de la science transforme l’alchimie en chimie ou l’astrologie en
astronomie (longtemps les deux resteront mêlés), elle suscite aussi la naissance de
savoirs nouveaux ; c’est le cas, au risque de surprendre, de l’histoire. Mais qu’est-ce
que l’histoire ? C’est un discours sur la temporalité humaine : des faits, des
événements se produisent ; il existait des chroniqueurs, des biographes, des
hagiographes ; l’historien essaie d’en donner une explication, de leur trouver du sens.
Or, ce travail est récent. Jusqu’au XVIIe siècle, la vie des hommes n’a pas de sens, ou
plus exactement, elle a un sens, mais il nous échappe ; en effet, la vie des hommes,
comme le révèle la correspondance de Mme de Sévigné, est guidée par la Providence,
i. e. la volonté de Dieu dont chacun sait que « les voies sont impénétrables », inutile
donc de chercher à les connaître, ainsi que l’assure Bossuet. Cette position était
défendable dans un monde statique ou, au mieux, cyclique, mais au XVIIe siècle, se
répand le sentiment que les choses changent, que les Modernes valent bien les
Anciens comme le chantent les poètes de Louis XIV. On se convainc à tort ou à raison
qu’aujourd’hui est meilleur qu’hier, que les conditions de vie sont plus agréables.
Le premier qui cherche à comprendre le grand fleuve humain est Saint-Simon
(1675-1755) ; le mémorialiste croit trouver dans l’intérieur des rois, des puissants
l’explication des événements ; l’histoire de la France, de l’Europe même se joue dans
les mécanismes compliqués des cours. Ce n’est encore qu’une tentative, mais celui qui
peut être appelé le père de l’histoire est Voltaire. Dans son vaste Essai sur les mœurs
(1756), il montre comment le progrès, avec des hauts et des bas, donne sens à
l’humanité, l’inscrit dans une histoire. Il sera suivi au XIXe siècle par les grands
dialecticiens, Hegel et Marx1. Notons, chez Voltaire, la conjonction du regard
historique et de la distance prise avec la religion. Très vite, l’histoire va chercher à
s’appuyer sur des données objectives, la statistique apparaît dans les dernières
décennies du XVIIIe siècle ; elle se déploie dans de nouvelles connaissances :
ethnologie, anthropologie, sociologie…

Le regard scientifique est d’abord un regard porté sur l’homme, sur son berceau,
dirait-on aujourd’hui, l’univers, le globe, les hommes et les terres qui se découvrent
aux voyageurs, la faune, la flore. Mais pour se développer, la science a demandé aussi
de nouveaux outils.

1
Les drames épouvantables du XXe siècle nous invitent à nous demander si l’histoire existe bien…

4
II. LES OUTILS
Distinguons d’abord production de la connaissance, du savoir et diffusion (voir le
cours suivant), même si les deux se stimulent.
Il est bien évident que le développement de la physique ou de l’astronomie était lié
à l’amélioration des instruments d’observation (microscope, télescope etc.), que les
grands voyages furent rendus possibles par la mise au point d’une horloge marine
fiable. Toute cette instrumentation mettait en valeur le savoir-faire, l’habileté et
l’intelligence des ouvriers ; c’est la reconnaissance de cette compétence, le désir de
l’accroître, la crainte aussi qu’elle ne se perde qui sont à l’origine de l’Encyclopédie
ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et
d’Alembert (1751-1772, 35 volumes in-folio, dont 17 de textes, 11 de planches, 4
suppléments de textes, 1 supplément de planches et 2 d’index), première véritable et
magistrale information scientifique, qui connut un succès remarquable (probablement
augmenté par les tracas de la censure), suscita de nombreuses contrefaçons et alimenta
dictionnaires et encyclopédies jusqu’au XXe siècle !
Afin que s’engage le progrès et qu’il soit mesurable, il convient dans un premier
temps d’établir non une table rase, mais un compte exact des connaissances humaines,
des fondations solides. C’est l’ambition de la plus prestigieuse entreprise,
l’Encyclopédie, mais je veux signaler aussi des travaux de documentation moins
connus, plus humbles, mais déterminants pour la connaissance, ce sont, par exemple,
les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur qui réunissent des textes majeurs
pour l’histoire et l’étude des langues orientales ; ils donnent des histoires de la France,
des provinces, des villes. N’oublions pas la congrégation de Saint-Vanne avec le
grand dom Calmet (1672-1757), auteur à la fois d’un Dictionnaire de la Bible et d’une
Histoire de la Lorraine, les cisterciens, les trappistes… Ajoutons Pierre Bayle (1647-
1706) dont le Dictionnaire historique et critique, malgré son érudition un peu confuse,
alimentera les débats philosophiques du XVIIIe siècle.
Encyclopédie : faire le tour. On a fait le tour du globe, le tour du ciel (au moins, de
ce qui est visible), le tour des connaissances acquises. Reste l’immense tour du
vivant : c’est ce à quoi travaillent Buffon (1707-1788) et Linné (1707-1778) ; c’est
aussi l’ambition des grands cartographes. Nommer et nombrer la terre, les végétaux,
les animaux (une mention à l’exceptionnel herbier de Montpellier :
https://collections.umontpellier.fr/collections/botanique/herbier-mpu). Ce travail n’est
pas séparable de tout un mouvement qui saisit la société : partout naissent, à partir
d’initiatives individuelles (et non plus de groupes ou d’institutions) et dès le XVIe
siècle, des collections, des cabinets de curiosités. À la limite entre outil scientifique et
diffusion du savoir, ils réunissent souvent les objets les plus hétéroclites : coquillages,
animaux naturalisés, plantes ou herbiers rapportés de voyages lointains, pièces

5
anatomiques1, instruments de physique, d’optique etc. L’un des plus beaux cabinets
parisiens est celui du Montpelliérain Bonnier de la Mosson qui ne compte pas moins
de sept pièces (laboratoire, apothicairerie, droguier, anatomies, instruments…). Deux
points à retenir : très rapidement, l’Encyclopédie recommande d’y mettre ordre :
il ne suffit pas de rassembler sans choix, & d’entasser sans ordre & sans goût, tous les objets
d’Histoire naturelle que l’on rencontre ; il faut savoir distinguer ce qui mérite d’être gardé de
ce qu’il faut rejetter, & donner à chaque chose un arrangement convenable. […] il faut préférer
[…] un arrangement qui plait aux gens de goût, qui intéresse les curieux, qui instruit les
amateurs, & qui inspirent des vûes aux savans. (s. v. « Cabinet »)
Second point : les riches amateurs sont relayés par le pouvoir. Le Jardin royal reçoit
environ 1200 à 1500 personnes par semaine, le cabinet d’optique du château de La
Muette est subventionné par le roi. Tous ces cabinets seront inventoriés (et confisqués)
par la Révolution qui en enrichira ses musées.
Autre outil majeur du développement des sciences : les bibliothèques qui se
constituent avec l’imprimerie. Elles participent évidemment à l’inventaire, à
l’accumulation et donc aux progrès des sciences. Il faut rappeler cette mesure
admirable de François Ier qui rend obligatoire le dépôt légal (1537) et fonde
véritablement la Bibliothèque royale. Dès le XVIe siècle et tout au long du siècle
suivant, apparaissent des bibliothèques en province : Amiens, Valenciennes, Dole, La
Rochelle, Rouen… En 1644, Mazarin ouvre sa bibliothèque aux savants. Installée rue
de Richelieu (où elle restera jusqu’à son déménagement à Tolbiac), la Bibliothèque
royale est ouverte au public trois ans plus tard.
Jusqu’au XIXe siècle, la science ne se limite pas à ce que nous appelons aujourd’hui
les sciences exactes. Comme j’ai essayé de le montrer, elle se définit beaucoup plus
par un regard, un discours, un effort rationnel que par les domaines qu’elle aborde. En
ce sens, la physique, la chimie, les mathématiques peuvent être scientifiques, mais
aussi l’histoire, la politique, le droit ou les arts.
Sans revenir sur les innombrables travaux consacrés aux arts, au goût, à
l’esthétique, sans étudier leur influence sur l’habitat, la décoration, le mobilier, il faut
parler des outils qui ont permis, là aussi, les progrès de la science – entendons
modestement les tentatives (dont celles de Diderot dans ses Salons ne sont pas les
moins brillantes) pour élaborer une critique solide dans le domaine des arts. Les
musées seront d’une aide précieuse :
Le musée d’Oxford, appellé musée ashmoléen, est un grand bâtiment que l’Université a fait
construire pour le progrès et la perfection des différentes sciences. Il fut commencé en 1679 &
achevé en 1683. […] y furent acceptées, & ensuite arrangées & mises en ordre […] un grand
nombre d’hiéroglyphes, & de diverses curiosités égyptiennes […] une momie entiere […] un

1
Le musée d’anatomie de la faculté de médecine de Montpellier est un splendide exemple du début du XIX e
siècle (https://www.umontpellier.fr/patrimoine/musees/musee-danatomie).

6
cabinet d’histoire naturelle […] diverses antiquités romaines. (Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert, s. v. « Musée »)
Le Louvre ouvre en 1793. En un peu plus d’un siècle, les cabinets font place aux
musées qui sont souvent à l’origine une collection particulière, conservée en un lieu
fixe et précis, et qui deviennent progressivement des institutions d’État.
Un déplacement majeur s’opère au milieu du XVIIIe siècle quand sont découverts
les vestiges d’Herculanum et de Pompéi, à la fois résultat de l’intérêt des humanistes
pour l’Antiquité et puissante poussée en faveur du classicisme1 ; la source du savoir
(et en particulier du savoir historique) ne jaillit plus seulement de l’écrit imprimé ou
manuscrit. La bibliothèque ou les archives ne sont plus les seuls outils de la science
humaine : il faut prendre la pioche et la pelle, exhumer un document2 enseveli par les
siècles. L’archéologie est née et, avec elle, un nouveau regard sur le monument ou
l’objet ancien : il n’est plus là pour servir de carrière aux environs (l’abbaye de
Sylvanès ou, hélas, de Cluny) ou de forteresse (les arènes d’Arles), mais il devra être
conservé, protégé, restauré3. Le mouvement ne s’arrêtera plus et aujourd’hui, on
protège aussi bien un site naturel qu’un site culturel, avec les affrontements que l’on
connaît.
À cette extension des outils scientifiques dans le temps, correspond celle, un peu
plus ancienne, dans l’espace. Depuis Colomb et depuis l’amélioration des instruments
de navigation, les voyages, qui ne servent pas qu’à la colonisation ou au trafic
d’esclaves, seront aussi pendant quatre siècles d’importants moyens de documentation
pour les savants. Avec sa concision ordinaire, Diderot qualifie ainsi le voyage de
Bougainville :
On peut rapporter les avantages de ses voyages à trois points principaux ; une meilleure
connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants, plus de sûreté sur les mers qu’il a
parcourues la sonde à la main, et plus de correction dans nos cartes4.
Où l’on peut remarquer que le troisième point découle du second, autrement dit, le
voyage est bien un moyen de se documenter, que ce soit pour un savoir fondamental
ou appliqué.

La science moderne est d’abord le fruit d’un regard autrement jeté : l’homme
occidental de la Renaissance s’intéresse à ce qui est lui et autour de lui. Le regard
vertical tourné vers Dieu ou le roi s’abaisse progressivement vers l’homme et la
société, dans le temps comme dans l’espace. Cette science nouvelle se nourrit de
documents nouveaux, aussi variés qu’un manuscrit ancien, une statue sortie de terre

1
L’architecture, la peinture (David), mais aussi les institutions politiques (révolutionnaires, puis impériales)
subiront cette influence. Le romantisme allemand sera d’abord une réaction contre le classicisme français.
2
« Chose qui enseigne ou renseigne » selon la belle définition de Littré.
3
Il y faudra du temps, près d’un siècle : la Révolution française n’hésitera pas à détruire, en attendant Mérimée.
4
Œuvres complètes, Paris, Le Club français du Livre, 1971, tome IX, p. 966.

7
ou un masque polynésien. Elle va aussi progressivement sortir des mains d’une élite,
dernière trace des clercs du moyen-âge, pour gagner la société entière.

8
ANNEXE

« Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en :
a) appartenant à l’Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui s’agitent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
l) et cætera,
m) qui viennent de casser la cruche,
n) qui de loin semblent des mouches. »

Jorge Luis BORGES, « La langue analytique de John Wilkins », Autres inquisitions, Œuvres
complètes, Paris : Gallimard, La Pléiade, 1993, tome I, p. 749.

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