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Pr.

Dominique TRIAIRE
dominique.triaire@univ-montp3.fr

MASTER 2
INFORMATION-DOCUMENTATION
MAVINUM
___________

SOCIÉTÉ DU SAVOIR ET DE L’INFORMATION STRATÉGIQUE


Enseignement hybridé, semestre 1

L’INFORMATION SCIENTIFIQUE
À L’ÉPOQUE MODERNE (II)

OMME j’ai essayé de le montrer, un profond remaniement travaille la pensée

C européenne à partir du XVe siècle. La science, jusque là réservée aux clercs,


marquée par la répétition, soumise à la croyance religieuse, se donne de
nouveaux horizons. Elle obéit dorénavant à un progrès rapide, à peine ralenti par la
médiocrité des outils1. Le progrès de l’histoire reflète le progrès scientifique et
jusqu’au XXe siècle, l’Europe croit que les deux sont infinis. Cet optimisme, cette foi
en soi la conduisent tout naturellement à une vision universaliste : non seulement
l’Europe est en tête du progrès, mais elle a le devoir d’en faire profiter le reste de
l’humanité. Plus ou moins honnêtement, l’œuvre de colonisation s’est souvent fixé
comme objectif l’amélioration des conditions de vie des colonisés – après leur avoir
apporté la « vraie » religion.
Au progrès de la connaissance, répond un progrès collectif : la science sort de
l’armarium des abbayes ou des vieilles universités, elle va gagner la société grâce au
développement de l’imprimerie et de son corollaire, la lecture. L’alphabétisation,
l’uniformisation linguistique gagnent irrégulièrement, plus en pays protestant qu’en
pays catholique, mais le mouvement, inégal certes, va toujours dans le même sens. Et
ce progrès dans la société, plus rapide chez les élites, plus difficile chez les pauvres, va
lentement modifier le quotidien et engager la grande lutte contre la mort en faisant
croître la durée moyenne de vie. Un exemple : la onzième lettre philosophique de

1
Aujourd’hui encore, la raison devance l’expérience : la théorie de la relativité d’Einstein n’est pas entièrement
vérifiée, car les instruments ne sont pas suffisamment performants.

1
Voltaire « Sur l’insertion de la petite vérole »1. Quel chemin fallut-il parcourir pour
admettre à l’aveugle, car la biologie ne pouvait encore répondre, que du mal pouvait
surgir le bien ? qu’en « insérant […] une pustule », on pouvait soigner la maladie ?
Bref, faire accepter le principe du vaccin.
Dans cette seconde partie du cours, je souhaiterais examiner quelles voies furent
empruntées par la science pour gagner la société, comment se développa l’information
scientifique. Elle emprunta trois canaux : celui qui fut ouvert par le pouvoir politique,
celui de l’écrit, celui enfin des faits de société.

I. LES INITIATIVES DU POUVOIR POLITIQUE


Le lien entre le pouvoir et le savoir au moyen-âge s’établit par la religion, mais à
partir du XVe siècle italien, le pouvoir politique, incarné dans de puissantes familles
comme les Médicis ou les Farnèse, ou dans la papauté, favorisa les sciences et les arts.
Non seulement, bien sûr, il s’agissait de faire rayonner le pouvoir par la proximité des
artistes et des savants, mais la science, sous toutes ses formes, se révèlera
progressivement un formidable auxiliaire du pouvoir – considération évidente de nos
jours, qui était loin de l’être à l’aube de la Renaissance.
La première mesure d’importance prise par le pouvoir politique en faveur de
l’information scientifique fut l’uniformisation de la langue. C’est en 1539 que
François Ier, dans l’ordonnance de Villers-Cotterêts, prescrivait l’usage du français, en
place du latin, pour les actes civils et juridiques : acte de naissance officiel, en quelque
sorte, de la langue française. Il y faudra des siècles et ce sera l’école de Jules Ferry, à
la fin du XIXe, qui étendra véritablement le français à la population. Il est regrettable
que cette extension du français se soit faite aux dépens des langues régionales, mais
l’ordonnance de François Ier aura deux conséquences sur la langue : elle va susciter un
fort mouvement d’intérêt et de création (la Pléiade) et lancer tout un travail
lexicographique qui, à partir du latin, va considérablement augmenter le vocabulaire
scientifique. La langue unique jouera un rôle majeur dans la centralisation politique
chère aussi bien aux rois qu’aux jacobins, mais elle sera déterminante dans les
sciences et les arts jusqu’à devenir la langue de référence en Europe au XVIIIe siècle.
Voici ce qu’écrivait, au milieu du siècle, alors qu’il était à Paris, un jeune homme :
D’ailleurs, plus on vit à Paris, et plus on a le tems d’y trouver des hommes profonds dans
toutes les Sciences, et supérieurs dans tous les Arts, et dont la suite non interrompue depuis
plus d’un Siècle, a rempli leur Patrie de Monuments de toute espèce, qui seuls suffisent à
occuper et à instruire, et à meubler agréablement la Mémoire de tout Etranger curieux. Cette
Langue françoise même, que tout jeune homme apprend aujourd’hui en Europe, comme une
preuve d’éducation policée inspire sans qu’on s’en apperçoive, une certaine opinion de
supériorité en faveur de la Nation qui en est la proprietaire.2

1
Lettres philosophiques, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 118 sv.
2
Mémoires, Paris, Institut d’études slaves, 2012, p. 87.

2
Quand on saura que ce jeune homme, nommé Stanislas Poniatowski, sera élu
quelques années plus tard roi de Pologne sous le nom de Stanislas Auguste, on
comprendra aisément le fort lien unissant langue, pouvoir et science.
La deuxième mesure du pouvoir en faveur de la diffusion scientifique est la création
de l’Académie française en 1634 ; joignons-y, dans l’Institut, l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres (1663), l’Académie des Sciences (1666), l’Académie des
Beaux-Arts (1816), l’Académie des Sciences morales et politiques (1832). Ce point de
départ suffit : il inaugure toute l’activité, tout le soutien du pouvoir au développement
des sciences et des arts qui se manifestera par la suite dans la création des grandes
écoles par la Révolution, de l’université impériale, des dispositions législatives pour
l’instruction publique. J’insiste ici, car l’instruction publique, aujourd’hui parfaitement
naturelle, entre dans ce grand mouvement historique apparu à la Renaissance ; en
d’autres temps, en d’autres lieux, il a pu ne pas paraître nécessaire d’instruire un
enfant. Un texte joue un rôle révélateur : dans Émile ou de l’éducation (1762), Jean-
Jacques Rousseau crée véritablement l’enfant moderne, soulignant le lien entre
éducation et citoyenneté. Notons aussi la continuité du mouvement que ni les
soubresauts de la société, ni les changements politiques n’affecteront, ainsi que sa
dimension internationale soulignée par Voltaire :
J’ai toujours admiré l’utilité qu’apportent à l’univers tant de nouvelles sociétés de savants, qui
se fondent des confins de l’Italie jusqu’aux extrémités de la Finlande comme une république
commune. Tandis que les rois luttent entre eux, les académies sont unies par le lien de la
science, et tandis que la folle ambition perturbe tant de royaumes, dévaste tant de provinces,
l’amour des beaux-arts unit étroitement Anglais, Allemands, Français, Italiens et pour ainsi
dire, tous ces peuples donnent naissance à un seul peuple1.
Une troisième mesure sera la création de grands fonds de conservation. Ceci a été
évoqué dans la première partie du cours, mais j’y reviens, car une bibliothèque et à
plus forte raison un musée ne sont pas seulement des outils permettant le
développement des sciences : ils participent aussi très largement à leur diffusion.

II. LES PRODUITS DE L’IMPRIMERIE


Voltaire se déchaîne contre le « préjugé » : l’esprit scientifique n’accepte rien sans
le soumettre à l’examen de la raison et dans cette lutte, la presse à imprimer sera un
auxiliaire précieux. Distinguons le livre et le journal.
Il faut encore revenir à cette caractéristique de la science moderne qui s’étend et qui
s’accroît, double progrès. En touchant de nouveaux publics, le livre va se
transformer : l’érudit, comme Montaigne, enfermé dans sa librairie, n’a pas les mêmes

1
Lettre à G. F. Müller du 28 juin 1746, Correspondance, Paris, Gallimard, 1977, tome II, p. 1115 (trad. du
latin). Je reparlerai un peu plus bas de la dimension internationale.

3
attentes que le bourgeois1 éclairé et actif des Lumières. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
le livre reste un objet remarquablement résistant : bon papier, reliure solide. Cette
qualité, faite pour traverser les temps, ne sera pas moins nécessaire quand, sortant des
rayonnages des bibliothèques, le livre sera glissé dans une malle pour voyager ou dans
une main amie qui le fera circuler. Ce livre qui voyage (autant parce que son
propriétaire l’emporte avec lui que pour déjouer les employés de la censure) va
adopter de nouveaux formats : si l’in-folio continue d’exister (nous allons voir
rapidement un brillant exemple), les petits formats (in-octavo, in-12, in-16…), en
particulier pour la littérature légère, se multiplient.
Les ouvrages d’information scientifique vont réunir deux particularités
apparemment contradictoires :
a) la démarche encyclopédique qui réunit toutes les connaissances, en général ou
dans un domaine particulier, satisfait le public bourgeois qui n’a pas toujours suivi des
études très solides et qui aspire à se cultiver. L’Encyclopédie, bel in-folio de Diderot
et d’Alembert, remportera ainsi un vif succès, mais aussi les divers dictionnaires, les
compilations de toute sorte comme l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost
(1746-1759, 15 vol.) qui regroupe
toutes les relations de voyages par terre et par mer, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les
différentes langues de toutes les nations connues.
Cette démarche trouvera son aboutissement dans le Grand Dictionnaires Universel
du XIXe siècle de Pierre Larousse (1866-1876, 15 vol. + suppl.) qui réunit précisément
encyclopédie et dictionnaire. Aucune entreprise de ce genre n’ira plus loin : le progrès
des sciences rendant précisément impossible leur enregistrement dans un seul ouvrage.
b) le lecteur bourgeois perçoit de plus en plus nettement que la science peut
augmenter ses profits : les rendements de l’agriculture, puis de l’industrie seront
améliorés par la science. Si son désir de savoir est vif, ses activités professionnelles
(qu’il s’occupe de ses terres, de son commerce ou de son office) lui laissent peu de
temps, d’autant que la vie sociale, dont je parlerai plus bas, ne doit pas être négligée. Il
demande donc des livres d’accès facile2 (ce sera une des sources du succès des romans
qui servent aussi à porter une information scientifique) et peu encombrants qu’il peut
glisser dans une poche. Le meilleur exemple est le Dictionnaire philosophique portatif
de Voltaire, paru en 1764 : in-8° (le plus beau format, celui qui convient le mieux à la
taille de la main) de 344 pages !
L’érudition savante de haut niveau dispose aussi d’un outil remarquable, tant par la
qualité des travaux que par la régularité de la publication, l’Histoire et Mémoires de
l’Académie royale des Sciences ; pour une présentation, voir :

1
J’entends par ce terme cette classe nouvelle qui apparaît entre l’aristocratie et les pauvres à partir du XVII e
siècle et qui s’enrichit par son travail. Au début, elle est loin d’être révolutionnaire, souhaite même devenir
noble. Voltaire la représente assez bien. Rien donc de péjoratif.
2
Il ne lit Leibniz et Newton que dans des versions traduites, naturellement, et abrégées.

4
http://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/journal/0608-histoire-et-memoires-de-
lacademie-royale-des-sciences
Les moyens d’information scientifique d’aujourd’hui permettent d’avoir accès à
cette magnifique série :
http://gallica.bnf.fr/searchInPeriodique?adva=1&spe=&tabIndex=10&lang=fr&ark
Press=cb32786820s%2Fdate&tri=date_sort&n=15
L’idée du journal se fait jour confusément en Italie et en Allemagne. En 1631,
Théophraste Renaudot lance la Gazette, premier journal de langue française et organe
officiel du gouvernement. En 1762, elle prend le titre de Gazette de France et paraît
deux fois par semaine ; elle cessera de paraître en 1914. Elle ne doit pas être
confondue avec la Gazette nationale ou Moniteur universel, fondée en 1799 et
devenue le journal officiel du gouvernement jusqu’à la création du Journal officiel en
1869. Le premier quotidien de langue française, le Journal de Paris, naît en 1777,
avec beaucoup de retard sur l’Angleterre (1702)1.
En France, on voit que le journal est très rapidement sous le contrôle du pouvoir,
qu’il est soumis à une censure rigoureuse et au régime des privilèges. Le pluralisme se
développe à partir de 1660 : à cette époque, les protestants qui ont fui en Hollande
créent des journaux d’expression française qui échappent à la censure royale.
Le Journal des savants commence à paraître en 1665. L’Encyclopédie le définit
ainsi :
ouvrage périodique, qui contient les extraits des livres nouvellement imprimés, avec un détail
des découvertes que l’on fait tous les jours dans les Arts & dans les Sciences.
Mais elle ajoute :
qui a été inventé pour le soulagement de ceux qui sont ou trop occupés ou trop paresseux pour
lire les livres entiers. C’est un moyen de satisfaire sa curiosité, & de devenir savant à peu de
frais. (s. v. « Journal »)
On devine déjà la publication savante contemporaine (le « détail des
découvertes »), mais on perçoit aussi une forme de mépris envers ce genre de
publication ; aux yeux des philosophes des Lumières, le livre reste le moyen noble
pour transmettre l’information scientifique2. Le journal répond également aux attentes
de ces nouveaux lecteurs, dont j’ai parlé, qui ne passent pas leur temps à deviser dans
les salons, mais qui sont « trop occupés ».
En dépit de cette naissance un peu bâtarde, le journal va acquérir rapidement ses
lettres de noblesse avec les livraisons des différentes académies ; elles sont rédigées
dans les langues courantes de l’Europe (français, anglais, italien) ou en latin.
La progression du nombre de titres est énorme : pour les journaux de langue
française, ils passent de deux cents entre 1600 et 1700, à plus de mille entre 1700 et

1
Le censeur devait travailler chaque jour !
2
Le plus brillant exemple de journal « philosophique » est la Correspondance littéraire (1753-1773) de Grimm
et Diderot : manuscrit adressé à un cercle très fermé de têtes couronnées !

5
1789. Le mouvement est parallèle à l’échelle européenne. À partir du milieu du
XVIIIe siècle, commencent à paraître des journaux spécialisés : les Observations sur
la physique (1752), le Journal de médecine (1754) ; jusque là et longtemps encore
pour de grands journaux comme le Moniteur, les nouvelles sont de toute espèce
(officielles, culturelles, bibliographiques etc.).
Le journal a aussi une conséquence importante sur la science : la première qualité
d’un journal est la nouveauté et, si possible, la nouveauté exclusive. Il installe donc la
recherche dans l’immédiateté avec tous les risques que cela suppose : le savant à la
fois doit réagir au plus vite à une nouvelle découverte, une nouvelle situation, et doit
au plus vite rendre compte de ses propres découvertes. J’ai parlé à plusieurs reprises
de cette notion de progrès si importante pour la science moderne ; le journal ajoute
celle d’accélération. Non seulement, la science progresse, mais elle progresse vite.
Le journal a une autre conséquence dont je reparlerai : il développe des réseaux,
non seulement un nouveau public, mais tout un système qui permet l’acheminement
du journal au plus loin, au plus vite et au plus grand nombre. Bien sûr, les moyens
techniques modernes ne sont pas encore créés, mais la demande est bien là, leur place
est dessinée.

III. FAITS DE SOCIÉTÉ


L’information scientifique va profiter de transformations dans la société. De la
Renaissance aux Lumières, les relations sociales évoluent profondément et
durablement. Dans un premier temps, de François Ier à Louis XIV, la cour royale attire
savants et artistes ; elle concentre les regards, suscite ambitions et jalousies. Même
dans des conditions de confort exécrables, un minuscule logement à Versailles paraît
le sommet de la réussite. Avec la régence, la situation évolue1 : les élites reviennent à
Paris. Cette transformation s’était amorcée dès le XVIIe siècle, mais les salons, à
l’hôtel de Rambouillet (à partir de 1615) ou chez Mme de Scudéry (vers le milieu du
siècle), sont encore une copie de la cour2 et réunissent des aristocrates et des écrivains.
La cour de Sceaux, autour de la duchesse du Maine, connaît le succès parce que les
dernières années de Louis XIV, tristes et dévotes, chassent les beaux esprits. Des
écrivains comme Fontenelle ou Voltaire ouvrent le salon aux sciences. À Paris,
l’activité scientifique des salons3 (les savants y font part de leurs dernières
découvertes, les écrivains lisent leurs ouvrages avant publication) dure jusqu’à la
Révolution. Ils ouvrent leurs portes autant au mérite qu’à la naissance et sont animés
par des femmes de grande culture : Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme du
Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse, Mme Necker etc. Leur portée

1
Notons toutefois que le despotisme éclairé d’Europe centrale (Frédéric II de Prusse, Marie-Thérèse d’Autriche,
Catherine II de Russie et al.) conserve ce rôle phare.
2
La préciosité qui animait ces salons s’élevait même plus haut que la cour.
3
Pour montrer le lien entre salons et sciences, quel meilleur exemple que d’Alembert, mathématicien de premier
rang, et… fils naturel de Mme de Tencin ?

6
internationale est considérable ; les salons accueillent des étrangers renommés et les
souverains européens sont en correspondance avec ces dames. Elles soutiennent les
sciences et stimulent le marché de l’art.
Je dirai un mot d’un salon moins connu, mais qui illustre bien mon propos, celui de
Mme Helvétius (1719-1800), l’épouse du philosophe ; elle réunissait dans sa maison
d’Auteuil les meilleurs savants de la fin du XVIIIe siècle qui allaient se faire connaître
sous le nom d’idéologues : les médecins Cabanis et Bichat, les historiens Volney et
Daunou, les philosophes Destutt de Tracy et Maine de Biran, le savant Lakanal,
l’économiste Jean-Baptiste Say1. Non seulement, ces hommes occupèrent, pour la
plupart, des fonctions importantes pendant la Révolution, mais ils sont à l’origine,
malgré l’hostilité que leur vouait Napoléon, de toute la structuration des institutions
scientifiques en France et au-delà : universités, écoles, académies.
J’ai évoqué les voyages comme outils scientifiques ; il faut à présent parler de
l’internationalisation des sciences. Si les demeures mieux chauffées, le mobilier plus
confortable rendent la conversation plus agréable et plus riche, les chemins sont aussi
plus sûrs, les postes plus régulières. Dès le XVIe siècle, les savants voyagent, que ce
soit pour répondre à la demande des souverains (Léonard de Vinci, Descartes), par
choix personnel (Montaigne, Montesquieu) ou parce qu’ils sont chassés (Pierre Bayle,
Jean-Jacques Rousseau). Les despotes éclairés se montrent particulièrement attentifs à
faire venir chez eux savants ou hommes de culture. Après dissolution de leur ordre, les
jésuites seront invités en Russie ou en Pologne pour former la jeunesse.
Tout jeune homme bien élevé se doit de faire le « Grand Tour » (d’où viendra le
mot tourisme) : l’Italie, les montagnes de la Suisse, la Grèce un peu plus tard. Même si
ces voyages ont un intérêt géographique2, ils ont pour premier effet de constituer des
réseaux. En 1744, c’est un mathématicien français, Maupertuis (1698-1759) qui est
appelé par Frédéric de Prusse pour réorganiser l’Académie de Berlin3. Les
bibliothèques de Voltaire et de Diderot furent achetées par Catherine de Russie et
transportées après leur mort à Saint-Pétersbourg. Inversement, Horace Walpole était
reçu par Mme du Deffand. À côté de ces grands noms, ajoutons la foule innombrable
des minores qui parcouraient les routes de l’Europe, pour beaucoup à la recherche
d’un sort meilleur, comme Casanova, mais sachant aussi mettre en valeur leurs
connaissances (parfois charlatanesques) pour se faire remarquer et gagner quelque
gratification.
Si la régularité de la poste développe les voyages, elle développe aussi la
correspondance. Avec l’alphabétisation qui s’étend, c’est assurément un des premiers

1
Sur ce grand mouvement philosophique, hélas, peu étudié, voir Georges Gusdorf, La conscience
révolutionnaire – Les idéologues, Paris, Payot, 1978.
2
Découverte des montagnes et des volcans des Pyrénées aux Alpes, voyage alpestre avec Saussure.
3
Voir mon article sur Lalande, Bernoulli, Poczobut en annexe.

7
moyens de l’information scientifique1. Il suffit de nommer Marin Mersenne (1588-
1648) en correspondance avec Descartes, Gassendi, Hobbes, Galilée, Fermat. Mais
l’exemple le plus frappant est évidemment Voltaire dont on a retrouvé 15 284 lettres2 !
L’un des effets, et non des moindres, sur la littérature sera d’intégrer cette
correspondance dans son œuvre et, à l’avenir, dans l’œuvre de tout écrivain3.
Un mode nouveau de communication se met en place : plus souple, moins codifié,
il rapproche les correspondants, sort l’individu d’un milieu circonscrit au village ou au
quartier, ouvre une sociabilité presque sans limite. La correspondance, qui échappe
assez facilement à la censure, franchit les frontières, transmet questions et réponses,
offre à la diffusion scientifique un formidable accélérateur.

Dans ce cours, j’ai essayé, à partir de la naissance de la science moderne, de vous


montrer les chemins parcourus pour arriver au seuil de l’ère contemporaine, les
moyens utilisés pour développer la connaissance, puis pour la diffuser. Le document
(livre, manuscrit, cartes, lettre, objets rapportés d’une expédition, herbier etc.) est
évidemment au cœur de cette histoire, mais il doit être replacé dans tout un
mouvement de collection, de conservation, de classement, d’intervention de l’État,
d’ouverture verticale sur de nouvelles classes de la société, et horizontale vers d’autres
pays. C’est ce passé qui pèse aujourd’hui sur tout travail intellectuel, qu’il soit
purement abstrait, ou plus pratique.

1
Non seulement la correspondance réelle, comme celle de Mme de Sévigné, remportera très vite du succès,
mais elle servira de modèle à un genre littéraire : le roman épistolaire.
2
Th. Besterman, éditeur de la correspondance de Voltaire, estime qu’il a écrit plus de 40 000 lettres.
3
L’édition posthume des œuvres de Voltaire, dite de Kehl (1785-1790), compte, sur soixante-dix volumes, dix-
huit de correspondance.

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