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La culture générale, une passion française

Par Anne Dujin

Le Monde, 21 mai 2019

Savant équilibre entre humanités classiques, savoir scientifique, faits d’actualité et culture
populaire, ce bagage censé être commun à tous est devenu un outil de sélection des élites. Des
jeux télé aux concours des grandes écoles, il a une place prépondérante, qui surprend à
l’étranger.

« Un cabinet de curiosités qui ouvre sur le monde et nous invite à le visiter en bonne
compagnie. » C’est ainsi que Florence Braunstein et Jean-François Pépin, auteurs de
Culturissime. Le grand récit de la culture générale (Gallimard, 2017) définissent en
introduction leur ouvrage. Habitués du genre – ils sont également les auteurs de La Culture
générale pour les nuls (First, 2006) et Un kilo de culture générale (PUF, 2014), deux succès de
librairies –, parviennent-ils à définir cet objet à la fois connu de tous, indéfinissable et
typiquement français qu’est la culture générale ? Leurs ouvrages donnent quelques réponses en
creux : un savant équilibre entre humanités classiques, savoir scientifique, faits d’actualité et
culture populaire, le tout servi sur un ton divertissant. Pourtant, dès les premières pages de Un
kilo de culture générale, les auteurs se lancent dans ce qui ressemble à une justification, et ce
sur un double front : celui de ceux qui soupçonnent la culture générale de niveler toute
connaissance au niveau du Trivial Pursuit. Et ceux qui, au contraire, voient dans la culture
générale le déguisement démocratique de la culture bourgeoise, qui, en s’imposant toujours
comme l’horizon de « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer », reste un redoutable outil de
sélection sociale.

Pourtant, l’idée même de culture générale paraît relever en France de l’évidence. Tous les sites
de presse et d’information en ligne ou presque proposent régulièrement à leurs lecteurs de tester
leur niveau ; le succès de l’émission « Questions pour un champion » ne se dément pas depuis
1988, et même les candidates au concours de Miss France passent un test de « culture
générale »… Il suffit de voir la stupéfaction que ce seul fait suscite chez une personne étrangère
pour mesurer que la culture générale est à la fois une passion et un débat très français. Comme
le souligne Sudhir Hazareesingh, historien des idées, professeur à l’université d’Oxford et
auteur de Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française (Flammarion, 2015) :
« Dans l’expression “culture générale”, c’est d’abord la référence à la généralité qui
m’interpelle. En France, depuis le XVIIIe siècle, dans la lignée de l’encyclopédisme, la vie
intellectuelle a été surdéterminée par le principe d’érudition, d’accumulation de connaissances
dites générales. Cela s’est traduit dans le champ des idées par un culte de l’abstraction, et par
l’existence d’institutions, notamment scolaires ou universitaires qui produisent de la
généralité. »

De fait, si l’ambition d’une organisation encyclopédique et transversale des connaissances se


formule au XVIIIe siècle, l’expression « culture générale » apparaît en tant que telle dans le
débat public à la fin du XIXe siècle dans le contexte des réformes du système éducatif. Dès lors,
précise Sudhir Hazareesingh, la culture générale « n’est plus conçue comme la culture des
seules élites. Au contraire, par le truchement de la Révolution, elle devient un idéal de
citoyenneté ».

« Développer l’homme tout entier »

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La culture générale s’inscrit alors dans un projet de modernisation et d’élargissement du champ
des connaissances à transmettre, au-delà des humanités classiques qui dominaient encore
largement les cursus scolaires. Le 2 avril 1880, devant 250 directeurs et directrices d’écoles
normales et inspecteurs primaires, Jules Ferry déclarait : « Messieurs, ce que nous vous
demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens !
Développez donc de préférence chez vos élèves la culture générale. Vous avez compris qu’aux
anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à
la dictée – à l’abus de la dictée –, il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus
substantiel. »

Comme l’explique Delphine Campagnolle, directrice du Musée national de l’éducation


(Munaé), à Rouen : « Dès la fin du XIXe siècle, s’affirme l’ambition de “développer l’homme
tout entier”, selon les mots du pédagogue Ferdinand Buisson. D’ailleurs, si on regarde le
contenu de ces enseignements, ils dessinent en effet un ensemble très complet, incluant par
exemple des notions usuelles de droit, des sciences naturelles, du dessin… On a souvent réduit
l’enjeu de cet enseignement primaire à l’acquisition des “fondamentaux”, mais c’est bien plus
que cela. » Cette ambition se traduit très rapidement dans les outils pédagogiques, comme en
témoignent les riches collections du musée et notamment : « les livres de lecture courante avec
le modèle du genre, Le Tour de France par deux enfants, mais aussi les “leçons de choses”, ou
les séances de projections de vues sur verre [ancêtres des diapositives] sur différents sujets.
Mais plus largement les bons points, les collections d’images de récompense, mais aussi les
couvertures de cahiers illustrées… », précise Delphine Campagnolle. Tous ces outils partagent
une même ambition d’élargissement de l’horizon de l’élève, en favorisant un rapport
transversal, interdisciplinaire et généralement divertissant, sinon ludique, au savoir.

« L’érudition est reconnue dans toutes les cultures. Mais la France se distingue par une très
forte association entre savoir et pouvoir »
Sudhir Hazareesingh, historien des idées

Mais à cette acception émancipatrice de la culture générale se superposa rapidement une


seconde. Avec l’apparition d’épreuves visant à évaluer le niveau de culture générale des futurs
cadres militaires et agents de l’Etat lors des concours de recrutement, la culture générale et ses
usages changèrent de signification. D’un savoir à transmettre au plus grand nombre, elle devint
constitutive d’épreuves de sélection des élites. A ce titre elle fut, à partir des années 1970,
l’objet de vives critiques, dont la plus connue reste celle de Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron dans La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement (Minuit,
1970), qui voyaient dans « l’idéologie de la “culture générale” » un vecteur de domination
d’autant plus puissant qu’elle reste indéfinissable.

Cet usage de la culture générale ne se comprend en réalité qu’à la lumière d’une histoire
politique très française. Comme l’explique Sudhir Hazareesingh, « l’érudition est reconnue
dans toutes les cultures. Mais la France se distingue par une très forte association entre savoir
et pouvoir. La culture générale s’est largement construite contre la connaissance religieuse,
fondée sur la croyance. Elle nous raconte une histoire typiquement française d’affirmation du
pouvoir politique face à l’Eglise. » Née dans ce creuset, elle porte en son sein – jusqu’à
aujourd’hui – deux logiques contradictoires : une logique universaliste d’émancipation par le
savoir ; et une autre, élitaire, de consolidation du pouvoir par ce même savoir.

Un nouveau champ de possibilités

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L’apparition des moyens radiophoniques puis télévisuels a ouvert un nouveau champ de
possibilités, dont se sont saisies les institutions promouvant la culture générale. Ainsi Delphine
Campagnolle rappelle l’existence, à partir des années 1950, des « émissions de la radio puis de
la télévision scolaires qui cherchaient à élargir le champ de connaissances des élèves, en ne
passant plus seulement par une approche disciplinaire ». Ces programmes, qui faisaient
travailler ensemble des professeurs, des pédagogues et des hommes de radio ou de cinéma,
étaient en outre accessibles à tout un chacun. La culture générale fut ainsi au cœur d’une autre
ambition très française, celle d’éducation populaire.

Fait peu connu, le cinéaste Eric Rohmer participa activement à la télévision scolaire en réalisant
de nombreux films pédagogiques dans les années 1960 sur les sujets les plus divers. La culture
générale fut en outre investie par la radio puis la télévision de service public, dont la mission
fut dès l’origine définie par le triptyque « informer, cultiver, divertir ». Les « jeux de culture
générale », dont les Français sont particulièrement amateurs, constituent un moyen efficace de
tenir ensemble les deux derniers objectifs, en restant dans l’esprit qui définit la culture
générale : l’éclectisme, la transversalité des savoirs et le plaisir d’apprendre.

La culture générale est donc à inscrire au panthéon de ces idéaux que chérissent les Français,
qui se retrouvent investis de leurs rêves, et rendus coupables de leurs désillusions. Elle fut et
reste un idéal puissant, mais porteur dès le départ d’aspirations contradictoires, entre vocation
universaliste et usages élitaires. Elle épouse surtout parfaitement ce que Montesquieu dans
L’Esprit des lois (1748) définissait comme un des traits essentiels de l’esprit de la nation
française : « Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses
sérieuses. »

TEXTE 2

Danièle Sallenave : « A l’origine, la culture générale est un projet critique, libérateur,


émancipateur »

Certes, reconnaît l’académicienne, la culture générale est devenue « le privilège de l’élite »,


mais elle rappelle que l’acquisition de ces fondamentaux est aussi un outil de justice sociale.

Propos recueillis par Frédéric Joignot Publié le 21 mai 2019, dans Le Monde.

Académicienne, romancière, essayiste, connue pour sa défense d’une « parole libre », Danièle
Sallenave vient de signer un livre d’intervention Jojo, le gilet jaune (Gallimard, « Tracts »,
48 p., 3,90 euros). Elle nous livre ses réflexions sur l’importance de la culture générale dont
elle loue la « véritable et plus haute fonction : l’émancipation ».

Comment définiriez-vous la culture générale ? Quelle est sa fonction ? Son périmètre ?

C’est quoi, exactement, la culture générale ? Ce qui reste quand on a tout oublié ? Une espèce
de fourre-tout, un Wikipédia dans la tête, qui permet de cocher les cases d’un QCM
[questionnaire à choix multiples] lors d’un concours ? Dans un propos récent, le président de
la République aurait, paraît-il, parlé de « culture gé » ! C’est dire le peu de considération dans
laquelle il la tient. On ne la conserverait donc que pour aider à la sélection à l’oral de certains
concours ? C’est lui rendre un très mauvais service.

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Renversons donc les choses : peut-on imaginer qu’on se passe de culture générale ? Qu’on
ignore tout de l’histoire romaine, de la guerre de Cent Ans, de L’Avare, de Molière ? Du
système solaire et de la circulation sanguine ? Non évidemment. Il faut donc en repenser la
nature et la fonction. En faire autre chose qu’un catalogue surréaliste de connaissances sans
fondement ni spécialité. En élargir le champ. Et en assurer les bases…

La « culture générale », au départ, avait une vocation, c’était l’héritage de l’humanitas des
Latins, c’est-à-dire de tout ce que nous devons acquérir pour devenir des hommes – au sens
générique du terme, naturellement. Mais l’Antiquité n’était pas le monde moderne, fortement
transformé par les sciences et les techniques, un monde issu du rationalisme moderne, de la
pensée scientifique, des Lumières. Aujourd’hui, il serait impensable de réduire la « culture
générale » aux « humanités » littéraires, philosophiques et historiques. Nos « humanités », ce
sont aussi les mathématiques, les sciences de la nature, la médecine…

La fonction civique, républicaine, formatrice de l’esprit rationnel de la culture générale n’est-


elle pas toujours essentielle face à la montée des intégrismes de toutes sortes ?

Les termes que vous employez, « fonction civique, républicaine » de l’école, nous renvoient
explicitement aux débuts de la IIIe République. C’est en effet alors la première mission de la
culture transmise à l’école. La République s’appuie sur elle pour s’établir, se fortifier et
conquérir les âmes. C’est dans et par l’école que s’enracine la culture républicaine. Face au
pouvoir religieux auquel la République veut arracher les enfants.

Tout le XIXe siècle est traversé par cette volonté des républicains. Victor Hugo s’en mêle dans
le fameux discours à propos de la loi dite de la « liberté de l’enseignement » voulue par le comte
de Falloux en 1850, qui veut redonner toute leur place aux congrégations. Loi
d’« asservissement », déclare Victor Hugo, ajoutant à l’adresse du parti clérical : « Si le cerveau
de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre,
vous y feriez des ratures ! » C’est à cette source que j’ai puisée, étant née dans une école laïque
de filles au cœur de l’ouest clérical de l’Anjou, mon attachement indéfectible à l’école publique,
école de tous.

On ne s’est pas privé de critiquer la coloration fortement patriotique de l’école de 1880, tournant
les regards et les esprits vers la « ligne bleue des Vosges » et les préparant à la reconquête de
l’Alsace-Lorraine. La dimension belliciste, et même colonialiste, est indéniable dans les
missions que Jules Ferry fixe à l’école, mais en les rejetant, on devrait prendre garde à ne pas
rejeter en même temps le projet critique, libérateur, émancipateur, qu’instauraient l’école
républicaine et la culture générale.

L’instruction repose sur la distinction entre savoir et croire : croire, c’est accepter une
proposition pour vraie sans avoir la certitude de sa vérité. Comme le dit Kant, « lorsque
l’assentiment est insuffisant d’un point de vue objectif, c’est une croyance ». Et savoir, c’est
donner son assentiment à partir d’une certitude fondée sur des procédures de validation dont on
peut rendre raison. Cette distinction est fondamentale. Elle n’empiète nullement sur la liberté
de conscience, elle distingue des domaines différents, et elle permet, surtout, de réaliser un
consensus indispensable à la vie citoyenne.

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Tout un courant critique identifie « la culture générale » à la transmission d’une « culture
bourgeoise ». Que pensez-vous de cette notion ?

Il était nécessaire qu’une pensée politique critique, essentiellement d’inspiration marxiste,


explore tous les modes et toutes les formes par lesquels se constitue et se reproduit la
domination de classe. Et, naturellement, que soient alors interrogés le rôle et la fonction qu’y
occupe la « culture » au sens large… Le pas que franchit Pierre Bourdieu avec Les Héritiers
en 1964, puis avec La Reproduction en 1970, est de désigner la « violence symbolique » de la
culture et du système d’enseignement dans la perpétuation de la domination, la culture donnant
sa légitimité au rapport de force en faveur des dominants.

J’ai eu du mal à trouver ma place face à cette analyse. D’un côté, je ne cherchais nullement à
nier la vérité de ce que le sociologue pousse à son extrême dans La Distinction (1979) : nos
goûts, et nos styles de vie sont déterminés par notre position sociale. Ce sont les classes
dominantes qui déterminent ce qu’est la culture « légitime » ; la référence aux « grandes
œuvres » sert à asseoir la séparation et leur domination. Mais, d’un autre côté, ayant pu les
constater en moi et autour de moi, je ne voulais pas qu’on dénie aux œuvres, et à la « culture »,
leurs effets critiques et émancipateurs.

Il faut avoir vécu cela, ce qu’était un livre dans une enfance comme la mienne, aux prises avec
l’enfermement provincial, « l’étonnement, la nouveauté, l’ouverture de tout un monde (…),
tout autre, de tout un nouveau monde », ainsi que le dit Péguy, fils d’un menuisier et d’une
rempailleuse de chaises. La « culture » est le privilège de l’élite ? Elle est mise au service de la
domination de classe ? Sans aucun doute, mais c’est au prix d’une distorsion et d’une
confiscation de sa véritable et plus haute fonction : l’émancipation.

Une application de ce principe sans nuances, mécanique, réductrice, a produit des effets
dévastateurs dans le système éducatif. Elle a ouvert le champ d’une défiance généralisée envers
la culture générale, les œuvres de l’art, de la pensée, suspectes de ne servir qu’à révéler des
connivences sociales. Mais la justice sociale, la justice tout court, consiste au contraire à ce que
tous s’en emparent ! Il faut donc ne pas céder sur ce point : l’école ne peut à elle seule réduire
les inégalités, mais elle peut en combattre les effets. Et ce combat, elle ne le mènera et ne le
gagnera que si elle se concentre sur ce qu’on appelle aujourd’hui les « fondamentaux » de la
culture, au centre desquels la pratique de la langue.

Pourquoi ? Sont-ils menacés ?

Il n’est pas acceptable que 20 % des enfants, dont beaucoup n’appartiennent pas aux milieux
favorisés, entrent en 6e avec de grosses difficultés de lecture. La tolérance excessive qu’on a
aujourd’hui pour une orthographe et une grammaire défectueuses n’est pas une bonne chose.
Elle crée une fracture entre deux catégories de citoyens, ceux qui dominent la langue, ceux qui
sont dominés par elle.

Or, rien ne permet de penser que l’école ne peut pas assurer correctement cette mission de base.
On me dira que justement, ce fameux « retour aux fondamentaux », on n’entend parler que de
cela dans les sphères de décision ! On pourrait s’en réjouir s’il ne nous venait en même temps
quelques inquiétudes : il se prépare une réforme de l’enseignement professionnel qui réduirait
de manière drastique les horaires de français et d’histoire dans les lycées professionnels dont le
recrutement se fait plutôt dans les milieux populaires. Pour creuser encore la fracture sociale,

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en les écartant des filières nobles, réservées à l’élite ? Ce n’est pas ce qui va rendre aux « gilets
jaunes » une confiance dans l’école déjà bien entamée…

Dans votre livre « Jojo, le gilet jaune », vous écrivez en effet : « Les gilets jaunes ont cessé
d’espérer que l’école leur apporte de meilleures conditions de vie (…) Le temps est maintenant
celui de son redressement d’inspiration libérale afin de permettre aux élites économiques de
se reproduire. » Est-ce que ce « redressement » ne donne pas raison à Bourdieu ?

En travaillant à ce libelle, j’étais hantée par cette question : qu’est-ce que la République, que
devient-elle, lorsque sont ébranlés les piliers sur lesquels elle repose, l’école, les services
publics ? Quand la rationalité néolibérale, celle de la logique économique et financière,
contamine tous les domaines de la vie, ainsi que le dit l’économiste américaine Wendy Brown ?
Aujourd’hui Il ne s’agit plus seulement de défendre une économie de marché mais de réduire
toute la société aux normes du marché, et les hommes à l’état d’ombres inorganisées. Nous
sommes donc bien loin, hélas, des affrontements anciens, de Jaurès affirmant que la République
serait inachevée tant qu’à l’émancipation politique ne s’ajoute pas l’émancipation sociale. C’est
l’idée même d’émancipation qui s’évanouit.

D’où l’importance d’un mouvement comme celui des « gilets jaunes », au départ inspiré par
une protestation fiscale, comme tous les grands mouvements populaires, et qui, plus largement,
devrait être un signal d’alarme. Les institutions en général et l’école en particulier ne leur
semblent pas tenir les promesses républicaine et démocratique abstraitement proclamées ? A
juste titre. Profitons-en pour nous ressaisir et dire si nous voulons d’un monde où les « élites »
étalent leur volonté de se reproduire et de maintenir leurs privilèges, tout en demandant au
peuple d’accomplir une fois encore, en silence, et dans l’ombre, les tâches de pure exécution
auxquelles, génération après génération, on a toujours voulu le cantonner.

TEXTE 3 :

Le drapeau noir des «humanités» : Allan Bloom réédité

Par Philippe Lançon — Libération, 30 novembre 2018 à 17:06


L’universitaire américain Alan Bloom (1930-1992).

En 1946, un adolescent juif américain, fils de travailleurs sociaux, découvre à l’université de


Chicago la grandeur de ce qu’on appelait alors les «humanités» : l’accès à la connaissance de
soi par la culture générale, autrement dit par les grands auteurs du passé, de Platon à Tolstoï et
d’Aristote à Flaubert. Dans l’Ame désarmée, publié quarante ans plus tard, et qui fut en 1987
son best-seller inattendu et violemment critiqué, Allan Bloom, devenu professeur en ces lieux,
fait le récit de chevalerie de la fin de ces «humanités». Avec bonne humeur et mauvaise foi, il
rompt des lances contre tout ce que la société américaine, à travers l’affirmative action, a fait
entrer depuis les années 60 sur les campus. Il ne dénonce pas, comme on l’a souvent dit, le rock,
le sexe et tout ce que la jeunesse porte avec elle. Il pense simplement qu’il doit exister un lieu
où une partie de cette jeunesse doit être préservée de tout ce dans quoi elle baigne de toute
façon, un lieu qui doit l’éduquer autrement, par les textes et le dialogue qu’ils réclament, sans
souci d’utilité sociale, d’égalité des «valeurs» ou de politiquement correct, un lieu qui la rendra
véritablement insoumise aux normes et aux réflexes nés de l’actualité. Ce lieu, pour lui, c’est
l’Université. Il en rêve comme de la République de Platon.

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Si le bon vieux temps n’a jamais existé, il sert souvent de point d’appui rhétorique aux récits
rétrospectifs. Celui de Bloom est enjolivé par la mémoire pour les besoins de sa cause et de sa
pause. Il est donc digne d’une légende ou d’un conte de fées. Il le fait en particulier à l’entrée
de la troisième partie du livre, «L’université», qui pour l’essentiel n’avait pas été traduite en
1987. Les Belles Lettres publient cette fois le livre entièrement, tout en rééditant l’Amour et
l’Amitié, son ouvrage posthume inspiré par ses cours sur Rousseau, Stendhal, Austen, Flaubert,
Tolstoï et Shakespeare. La découverte du campus, et d’abord des bâtiments de style
néogothique semblables à ceux d’Oxford et de Harry Potter, résume le point de vue, le style et
le combat culturel, donc politique, de l’Ame désarmée : «La première fois, à quinze ans, où j’ai
vu l’université de Chicago, j’ai eu l’impression d’avoir découvert ma vie. Je n’avais encore
jamais vu, du moins jamais remarqué, ces bâtiments manifestement consacrés à un but des plus
nobles, non pas à la nécessité ou à l’utilité, pas plus qu’à être un refuge, une manufacture ou
un commerce, mais quelque chose qui pourrait être une fin en soi. Le Middle West n’était pas
connu pour la splendeur de ses lieux de culte ou de ses monuments élevés à la gloire politique.
Il y avait là peu de rappels visibles des hauteurs spirituelles qui sont susceptibles de solliciter
l’imagination ou l’admiration de la jeunesse. Le désir chez moi de je ne sais quoi a soudain
trouvé une réponse dans le monde extérieur.» Ce «je ne sais quoi», c’est la formation et la
libération de l’âme.

Le kitsch des vieux campus

La recherche de l’absolu se reflète dans la forme des bâtiments : «L’imitation de styles


appartenant à des pays et à des temps lointains témoignait de la conscience de l’absence de
substance que ces styles exprimaient, et du respect pour cette substance. Ces bâtiments étaient
un hommage à la vie contemplative d’une nation qui, plus qu’aucune autre, a une addiction à
la vie active. Le pseudo-gothique était largement moqué, et plus personne ne construit de cette
manière. Il n’est pas authentique, disait-on. Il n’est pas l’expression de ce que nous sommes.
Selon moi, il était, et est toujours, une expression de ce que nous sommes. C’est à se demander
si les critiques de la culture avaient un instinct de nos besoins spirituels aussi développé que
celui des riches de mauvais goût qui ont payé ces bâtiments.» Il est vrai que l’âme choisit son
terrain sans se préoccuper du temps, de la profession et du goût. Le kitsch des vieux campus
américains a un charme efficace, dans la mesure où il met hors du temps.

Le titre anglais du livre, The Closing of the American Mind, pourrait faire douter du sens que
Bloom donnait au mot «mind», qui signifie «esprit» plutôt que «âme» ; mais l’auteur, qui parlait
et lisait parfaitement le français, a assumé le titre l’Ame désarmée. En Occident, le mot a vieilli
: il a brûlé avec Dieu, dans les bûchers du relativisme culturel et du culte égalitaire et émietté
des «valeurs» que Bloom attaque. Ses cendres échappent aux grilles politiques, économiques,
sociologiques et médiatiques qui organisent et contrôlent les cadres modernes de la pensée. Il
recouvre pourtant, si on le détache de toute signification religieuse, de toute pompe, un sens
précis, concret, intime, celui qu’on trouve par exemple dans l’expression force d’âme. Ce
mélange d’héroïsme, de solitude et de stoïcisme sensible passionnait Bloom. Il échappe à tout
discours social, et pour ainsi dire à tout contexte. Ou plutôt : il conduit à établir, autant que
possible, son propre contexte. C’est un mot plein d’orgueil, puisqu’il est voué à la solitude. Il
est facile de le ridiculiser ou de le mépriser. On ne le saisit peut-être que lorsqu’on se trouve
dans une situation où ce qu’il désigne peut sauver. Bloom réfléchit aux conditions nécessaires
à sa vitalité, et il explore en s’amusant les trous dans lesquels il est tombé.

Son utilisation difficile est comme ses livres et lui, cet extravagant dandy homosexuel, toujours
habillé par de grands couturiers, et qui discutait avec Socrate ou Protagoras comme on boit un

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coup avec son ami d’enfance : sujette à un goût du masque, de la parade et de l’artifice. Pour
devenir un homme guidé par des classiques, dans un monde qui ne les lit plus guère, il faut
commencer par faire comme si l’on était cet homme. Il faut jouer le rôle qu’on finira peut-être
par habiter. Ce que la plupart des détracteurs de Bloom n’ont pas vu ou voulu voir, c’est que sa
prose, avant tout, est joueuse, ironique. Affaire de mouvement et de ton.

L’ironie ? Cent auteurs en ont parlé. Voici comment Bloom l’analyse en décortiquant Orgueil
et préjugés. C’est une manière de peindre l’homme qu’il a décidé d’être, tant chaque œuvre
analysée est un miroir qu’il tend à son propre rêve : «L’ironie fleurit sur la disproportion
reconnue et acceptée entre ce que sont les choses et ce qu’elles devraient être. Elle est un
registre classique, parce que les Anciens n’escomptaient pas que la réalité pût devenir
rationnelle. La bêtise était à leurs yeux inexpugnable. Et loin d’être le signe d’une âme timide
et peu exigeante, la modération était pour eux l’expression d’une âme qui a vaincu l’espoir et
donc l’indignation. La réserve qu’on trouve chez Jane Austen […] n’est pas un effet de la
naïveté ou de la simplicité d’esprit : elle traduit la conscience des nuances des choses et le
mépris de la sophistication vulgaire. Dans un monde égalitaire, elle voile la supériorité au lieu
de la proclamer en gémissant qu’elle ne soit pas reconnue. Elle maintient la mesure et la
proportion dans un monde qui pour l’essentiel ne change pas et ne peut pas changer. Bref,
l’ironie suppose la distinction entre la théorie et la pratique, et elle nous emporte très loin de
la praxis, cette invention récente qui n’est ni l’une ni l’autre.»

«Connaissance de soi totalement absente»

Le paragraphe suffit à expliquer, sans même aborder la méfiance exagérée de Bloom envers les
mouvements des minorités et des féministes des années 60, pourquoi il fut perçu comme un
infâme et élitiste réactionnaire : tout ce que le champ culturel comptait de progressistes, de
sociologues et de plus ou moins marxistes lui tomba sur le dos, soit en l’attaquant, soit en
l’ignorant. Les universitaires exaspérés par son succès commercial n’étaient pas les derniers.
Qui pouvait entendre, dans ces mouvements et ces cercles, des tirades de moraliste comme
celle-ci : «On pouvait apprécier et même éprouver de la sympathie pour les inclinations
frustrées, l’amour de la gloire impossible à avouer ou la quête de reconnaissance d’excellence
qui se sont révélés dans la politique des campus des années 1960. Cependant, l’hypocrisie de
tout cela et l’ignorance de ce que doit savoir et risquer un homme pour être politique ont rendu
le spectacle plus repoussant que touchant. Les impulsions tyranniques se sont fait passer pour
de la compassion démocratique, et la quête de distinction, pour de l’amour de l’égalité. La
connaissance de soi était totalement absente, si bien que leur conquête a été très facile. L’élite
devrait être vraiment l’élite, mais ces élitistes ont obtenu la distinction dont ils avaient soif sans
l’avoir gagnée.» Traiter de super-élitistes masqués et allant dans le sens du vent ceux qui
faisaient à grands cris profession de dégager les élites et de parler au nom du peuple, il fallait
le faire ; mais était-ce si faux ? Et Michel Foucault et Gilles Deleuze n’ont-ils pas fini, à leurs
façons, par penser à peu près la même chose ?

Trente ans ont passé. Si la lecture des deux livres de Bloom ne permet pas de comprendre ce
que toutes les minorités ont heureusement gagné dans les combats qu’il critiquait et ridiculisait,
elle permet en revanche de voir les effets secondaires de ces combats, et de sentir ce que la
société contemporaine s’est acharnée à perdre : l’accès direct aux œuvres qui mettent à bonne
distance le monde et les souffrances dans lesquels on baigne, le sens intime et verbalisé de la
nuance. Bloom insiste ailleurs, citant la description du médecin Larivière au chevet d’Emma
Bovary mourante, sur le fait qu’il allait «pratiquant la vertu sans y croire». Cette phrase
essentielle, selon lui, «dit quelque chose de l’artiste Flaubert. L’art pour l’art est tout ce qui

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reste.» Elle dit aussi quelque chose du professeur Bloom : brandir le drapeau noir des
«humanités» dans un monde qui n’en veut plus est un acte de piraterie désespéré, un acte
vraiment minoritaire, mais c’est tout ce qui reste.

Après la révélation de l’université de Chicago, Bloom étudie à Paris dans les années 50. Il y
connaît Alexandre Kojève, Jean Wahl et Raymond Aron. Il enseigne dans les années 60 à
Cornell, l’université où Nabokov a fait cours vingt ans avant. Il s’y oppose à la violence des
mouvements d’étudiants, parfois armés. De retour à Chicago, il devient l’ami de l’écrivain Saul
Bellow. Celui-ci le fera revivre après sa mort, dans son dernier roman, Ravelstein. C’est à la
fois un portrait d’après nature et une fiction. Bellow, dans une lettre, insiste sur le fait que ce
mélange, cette impureté, correspond sans doute à ce que Bloom aurait voulu : une œuvre d’art
qui, par sa forme même, par son jeu de masques, immortalise le caractère de son modèle.

Cinq ans avant de mourir du sida en 1992, Bloom était devenu l’auteur et le conférencier
fortuné que Bellow décrit, avec son esprit sarcastique et désenchanté, dans son roman. Il
imagine que Ravelstein lui a fait un legs, qui consiste à le prendre pour sujet. Quel peut être le
sens de ce legs ? C’était «qu’il mourrait avant moi. Si je devais le précéder, il n’allait
certainement pas rédiger une notice sur mon compte. […] Pourtant, nous étions des amis
proches, autant qu’on peut l’être. Ce dont nous riions était la mort, et, bien sûr, la mort aiguise
le sens de l’humour. Mais le fait que nous riions ensemble ne signifiait pas que nous riions pour
les mêmes raisons. Que, fourrées dans son livre, les idées les plus sérieuses de Ravelstein en
aient fait un millionnaire était certainement drôle. Il fallait le génie du capitalisme pour faire
une marchandise commercialisable d’idées, d’avis, d’enseignements. Gardez à l’esprit que
Ravelstein était un enseignant. Ce n’était pas un de ces conservateurs qui idolâtrent le marché.
Il avait des opinions bien à lui sur les questions politiques et morales.» Bellow est mort dix ans
après son ami, juste après l’avoir réinventé sous un autre nom.

«Un îlot de liberté intellectuelle»

En 1987, il avait préfacé l’Ame désarmée. Il en résume très bien le propos : «La thèse centrale
du professeur Bloom est que, dans une société gouvernée par l’opinion publique, l’Université
aurait dû être un îlot de liberté intellectuelle où tous les points de vue seraient examinés sans
restriction aucune. Dans sa générosité, la démocratie libérale a rendu cette liberté possible,
mais en acceptant de jouer dans la société un rôle actif ou "positif", un rôle de participation,
l’Université a été peu à peu inondée et saturée par le reflux des "problèmes de société". Des
professeurs ont construit leur réputation et leur carrière en écrivant sur la santé, la sexualité,
le racisme ou la guerre, et l’Université est devenue du même coup le lieu où la société
emmagasine et stocke ses concepts, dont beaucoup sont nocifs.» Bien sûr, dans l’Université qui
a précédé la nôtre, d’autres professeurs faisaient carrière en stockant d’autres concepts liés à
leur air du temps, et justement aux «humanités». De la poussière les a recouverts, comme elle
recouvrira ceux d’aujourd’hui. Si l’œuvre de Bloom est intéressante, c’est précisément parce
qu’elle développe un point de vue devenu à son tour minoritaire, donc fragile.

A Chicago, il a été pendant vingt ans un enseignant doué de charisme, une sorte de gourou
socratique. Il forma, entre autres, quelques-uns des futurs faucons de Georges W. Bush. La
postérité «néoconservatrice» de ces étudiants a contribué à établir sa réputation. Pour un peu,
ses cours sur Platon, Rousseau ou Montaigne, appuyés sur la certitude d’une culture universelle,
devenaient responsables de l’expédition d’Irak au nom du Bien ; mais, en 2003, Bloom était
mort depuis onze ans. Maintenant, Trump s’est installé à la place de Bush, Obama semble
oublié. On peut lire ou relire en paix l’Amour et l’Amitié.

9
La finesse, l’élégance et la liberté de ton du livre, si bien traduites par Pierre Manent, rappellent
souvent les cours donnés, souvent sur les mêmes œuvres, par Vladimir Nabokov à Cornell (1)
où Bloom lui-même enseigna vingt ans après. Il analyse l’évolution des deux sentiments, les
rapports entre eux et à l’érotisme. Il le fait en critiquant la manière dont le sentimentalisme
romantique les a selon lui dégradés et embourgeoisés, à travers quelques grandes œuvres :
l’Emile et la Nouvelle Héloïse, le Rouge et le Noir, Orgueil et préjugés, Madame Bovary, Anna
Karénine, enfin quelques pièces de celui qui lui semble finalement le plus juste car le moins
dogmatique, puisqu’il accueille tout sans se soucier de classer et de juger, Shakespeare : Roméo
et Juliette, Mesure pour mesure, Antoine et Cléopâtre.

De Madame Bovary, il écrit comme Nabokov que c’est d’abord le roman d’un adultère, puis
ajoute : «Il m’arriva de dire en cours, non sans exagération rhétorique, que tous les romans du
XIXe siècle se rapportaient à l’adultère. Une étudiante objecta qu’elle en connaissait certains
qui ne s’y rapportaient pas. Saul Bellow, qui enseignait avec moi, repartit : "Evidemment, vous
pouvez toujours trouver un cirque sans éléphant."» Sur la tombe de Bloom, le romancier se
demandait : «Qu’est-ce que les gens qui lui reprochaient son élitisme auraient voulu qu’il fasse
de son évidente et, puis-je ajouter, de sa bienveillante supériorité ?» C’est cette bienveillance
agressive qui, trente ans après, soulage et survit aux temps où elle s’est exprimée.

(1) Voir Littératures («Bouquins» Laffont).

Philippe Lançon

ALLAN BLOOM
L’ÂME DÉSARMÉE. ESSAI SUR LE DÉCLIN DE LA CULTURE GÉNÉRALE Avant-
propos de Saul Bellow. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paul Alexandre et Pascale Haas.
Les Belles Lettres, 502pp., 19€.
L’AMOUR ET L’AMITIÉ Traduit par Pierre Manent. Les Belles Lettres, 648pp., 19€.

TEXTE 4 :

H. Hartung, Débat sur la culture générale, Bulletin de l'Association Guillaume Budé Année
1961, pp. 187-204

RÉFLEXIONS SUR LES RAPPORTS ENTRE LA CULTURE LITTÉRAIRE ET LA


FORMATION DES CADRES DES AFFAIRES INDUSTRIELLES ET COMMERCIALES

Un des faits caractéristiques de notre époque est l'orientation vers le monde économique d'une
élite de jeunes qui, autrefois, se seraient dirigés vers les professions libérales ou les grandes
carrières de l'État. Ce phénomène est dû au développement considérable des entreprises et à
l'importance de leur rôle dans la vie de la nation. En effet, c'est en grande partie de leurs activités
et de leur prospérité que dépendent à la fois la richesse d'un pays et le bien-être et les possibilités
de progrès d'une part importante de sa population. Mais le temps est loin maintenant où
l'entreprise ne connaissait guère que des problèmes de production et de vente. A l'époque
actuelle, par suite des possibilités données par les découvertes scientifiques et l'évolution des
techniques, par suite également de l'élévation du niveau de vie qui a entraîné un accroissement

10
de la demande et des exigences des consommateurs, les entreprises ont été appelées à se
développer et à se concurrencer, ce qui a donné naissance à de nombreux problèmes très divers.
Non seulement les entreprises ont à résoudre des problèmes de production et de vente qui se
sont d'ailleurs beaucoup compliqués, mais elles ont encore à résoudre des problèmes complexes
d'ordre financier, d'ordre administratif et de direction du personnel dans tous les détails de leurs
différents aspects. Tout ceci représente une infinie variété d'activités qui peuvent aller, dans une
grande entreprise, depuis la recherche scientifique jusqu'aux œuvres sociales, en passant par la
production, les études techniques, la documentation, la prise de brevets, les études de marché,
la publicité, la vente, la comptabilité, l'administration, les études financières, les questions
juridiques, les relations extérieures et enfin la gestion du personnel qui comprend non seulement
l'utilisation rationnelle de la main-d'œuvre, mais aussi sa formation, son information, le
maintien de sa santé et son bien-être. Cette simple énumération, qui n'est même pas complète,
montre qu'une entreprise moderne se trouve maintenant obligée de rechercher des spécialistes
de formations très diverses qui ne sont plus seulement des techniciens ou des commerçants,
mais dont certains doivent être, entre autres, des scientifiques, des financiers, des administratifs,
des juristes, des économistes, des psychosociologues et même des médecins. Cependant, si
l'ensemble des activités d'une entreprise concernent des problèmes très précis et très concrets,
du fait que ces activités tant intérieures qu'extérieures s'exercent par des hommes et dans le
cadre d'une conjoncture toujours mouvante, il est nécessaire que l'équipe que forment ses cadres
comprenne des éléments qui, soit par dispositions naturelles, soit par formation d'esprit, ne se
laissent pas dominer par la matérialité des faits, et soient capables de percevoir les
impondérables et les tendances qui s'exercent dans l'entreprise et d'y maintenir un certain niveau
d'idéal. Et cela d'autant plus que si nous sommes au siècle de la machine, nous entrons de plus
en plus dans le siècle de l'homme et qu'il faut le défendre contre le matérialisme envahissant.
C'est peut-être là que des études strictement littéraires peuvent apporter leur contribution à la
vie économique en lui préparant certains de ses cadres, au même titre d'ailleurs que des études
d'histoire et de géographie peuvent lui préparer des cadres capables de comprendre et de
pressentir les faits économiques et sociaux avec lesquels les entreprises ont ou auront à se
débattre. Qu'apportent, en fait, les études littéraires ? Des connaissances, certes, dont certaines,
comme les langues étrangères et le maniement de la langue française, peuvent être utilisées
presque directement dans les services de traduction et de rédaction des affaires après
l'acquisition des termes techniques qui leur sont propres, et aussi une formation à l'expression
de la pensée et à la présentation des idées. Mais ce qu'elles apportent surtout, ce sont des
habitudes d'esprit et des vues élargies. L'étude des textes, en particulier, que ce soit pour les
analyser ou les traduire, présente un double intérêt en communiquant une pensée et en
fournissant l'occasion d'exercices répétés qui finissent par développer certaines qualités de
l'esprit. Parmi celles-ci, l'esprit d'analyse et de synthèse et la réflexion personnelle sont à
signaler en tout premier lieu car elles sont primordiales. L'étude d'un texte oblige, en effet, à
observer, à comparer, à situer dans un contexte, à évaluer la relativité des valeurs, à dégager
l'important du secondaire, à critiquer ou à choisir, toutes opérations qu'on se trouve devoir
effectuer dans n'importe quel poste à responsabilité. En outre, ce genre d'exercice entraîne à
percevoir rapidement des finesses et des subtilités qui risqueraient d'échapper à des esprits
formés à des disciplines plus exactes. Il y a donc là un affinement de l'esprit. Mais d'une manière
générale, les études littéraires présentent l'intérêt de mettre la pensée en contact avec des
pensées très diverses, qui s'appliquent à des domaines variés : philosophie, histoire, problèmes
de l'âme et du cœur humain, problèmes sociaux, etc., qui ont cependant un point commun, celui
d'avoir l'homme pour objet et ceci en dehors de toute considération utilitaire. Elles donnent
donc une ouverture d'esprit très vaste sur tous les problèmes de la vie humaine individuelle ou
collective ouverture qui, d'une part, prépare à la compréhension de tous les problèmes soulevés
par les relations avec le personnel d'une entreprise, et, d'autre part, facilite l'adaptation aux

11
diverses situations qui peuvent se présenter. Cependant, peut-on dire, à part les cas cités plus
haut, que cette formation permette automatiquement à tout littéraire de s'intégrer dans la vie
d'une entreprise ? Certainement pas, car d'autres éléments que la formation culturelle sont à
prendre en considération, tout particulièrement les goûts et le caractère. La vie des affaires est
une vie extrêmement active et le travail en collaboration y est de règle. 11 faut donc pouvoir s'y
adapter. En outre, si la culture littéraire fournit une excellente formation de l'esprit et donne de
grandes possibilités d'adaptation, elle a néanmoins besoin d'être complétée par une formation
spécialisée qui permette de connaître les aspects concrets du travail. Cette formation peut être
donnée soit par l'entreprise, soit par des organisations extérieures qui se sont spécialisées dans
l’étude et l'enseignement pratique des problèmes que pose la gestion des affaires. Elles
proposent des sessions d'études très diversifiées qui permettent un grand choix suivant la
formation ou l'information voulue. D'autre part, les instituts créés par fin certain nombre de
Facultés de Droit offrent également un enseignement d'ensemble sur ces questions. Certains
jeunes littéraires, devant cette obligation de se soumettre à une formation complémentaire
pratique, pourront peut-être parfois se demander si le temps qu'ils ont consacré à leurs études
littéraires n'a pas été un temps perdu. Qu'ils se rassurent, car la culture générale et les habitudes
d'esprit qu'elles leur ont données sont leur meilleur atout pour parvenir à être autre chose que
les simples techniciens qu'ils seraient s'ils n'en avaient pas bénéficié. Ceci est si vrai que certains
enseignements étrangers qui ont négligé la culture générale au profit de spécialisations
précoces, ont bien réussi à former d'excellents techniciens, mais ces techniciens, par manque
de culture générale, s'avèrent maintenant incapables d'assumer des responsabilités à un niveau
plus élevé, ce qui soulève des problèmes pour les directions d'entreprise. Devant cette situation,
un mouvement en faveur de la culture générale s'est créé et certains programmes sont déjà
modifiés. Étant donné leur formation, vers quels postes semble-t-il préférable d'orienter les
jeunes littéraires qui entrent dans la vie des affaires ? Suivant leurs études, leurs goûts et leur
caractère, ils peuvent être orientés soit vers des tâches qui demandent des connaissances
essentiellement basées sur une culture littéraire (travaux de traduction, de documentation ou
d'édition), soit vers des postes qui demandent des qualités particulièrement développées par la
culture littéraire (ouverture d'esprit, finesse, compréhension, observation, réflexion, etc..) ou
encore, une connaissance des réactions humaines, ou enfin, une certaine culture générale. Il
semble donc que les jeunes littéraires devraient également pouvoir trouver des activités qui leur
conviennent dans certains services du personnel, la publicité, les relations publiques, les
services administratifs, entre autres. D'ailleurs, l'expérience poursuivie par les Centres d'Études
et de Recherche des Facultés de Lettres a prouvé que des littéraires de toutes spécialités
pouvaient trouver leur voie dans le monde des affaires, et ce, dans les emplois les plus divers.
Voici un simple exemple qui illustrera comment la culture littéraire peut se révéler extrêmement
utile dans l'exercice d'une fonction particulièrement aride, l'administration, qui a une influence
énorme sur le comportement général et individuel dans une entreprise. L'administration dans
les affaires a un aspect assez rébarbatif et autoritaire. Elle est pesante et provoque souvent des
heurts dans la conduite du personnel. Une formation littéraire incitera ceux qui en sont chargés,
d'une part à rédiger les ordres d'une façon claire, dans un style simple et agréable, en tenant
compte des possibilités de ceux qui devront les exécuter et, d'autre part, à conduire les ordres
le long de la ligne d'exécution en les faisant accepter plutôt qu'en les imposant, en obtenant
même la coopération voulue des exécutants au lieu d'éveiller chez eux un esprit de résistance.
Si l'administration, dans les affaires, est le fluide qui assure le roulement sans heurts des
engrenages, la formation littéraire doit lui fournir l'adoucissant qui lui permette de circuler entre
les hommes sans les irriter. De tout ceci on peut tirer une double conclusion. En premier lieu,
des littéraires au sens strict du terme, peuvent être employés avec profit dans les entreprises, et
ce pour deux raisons : d'abord parce que leur formation les rend aptes à occuper certains postes,
et ensuite parce que la présence de cadres dont la pensée a été orientée par leur formation vers

12
le monde de la pensée et un humanisme supérieur, ne peut que favoriser une conception plus
élevée de la finalité de l'entreprise avec les conséquences qui en découlent. En second lieu, il
est indispensable que l'enseignement secondaire comporte toujours une part importante de
culture littéraire, même pour ceux qui se destinent à des carrières scientifiques ou techniques.
Les études classiques sont souhaitables lorsqu'elles sont possibles car elles sont à la fois
particulièrement formatrices pour l'esprit et enrichissantes par la valeur de la pensée qu'elles
transmettent, mais toutes les études littéraires développent certaines qualités de l'esprit et un
affinement de la pensée, et permettent des ouvertures sur les grands problèmes humains. En
outre, et c'est un point capital dont l'importance n'est peut-être pas toujours comprise par
certains enseignants, elles doivent préparer à l'expression de la pensée et à la présentation des
faits c'est leur côté utilitaire car la communication des idées et la rédaction de résumés, de
comptes- rendus et de rapports se retrouvent dans toutes les phases de la vie active, et il ne
semble pas que les jeunes y soient actuellement bien préparés.
Je me demande en premier lieu si la notion de « culture générale » ne recèle pas quelque
ambiguïté. Il arrive fréquemment qu'on l'assimile à celle de « formation littéraire » voire à celle
d'« étude du grec et du latin ». Les successives altérations de sens peuvent provoquer de
regrettables confusions. Pour moi, culture générale s'oppose à spécialisation dans quelque
domaine que ce soit, littéraire ou scientifique. Et je serais assez disposé à dire d'une personne
qu'elle est cultivée dans la mesure où elle possède : des connaissances variées, dans un nombre
suffisamment étendu de domaines : je renvoie ainsi dos à dos les défenseurs abusifs des sytèmes
d'enseignement trop spécialisés ; des mécanismes intellectuels et une discipline d'esprit
susceptible de faciliter l'acquisition des connaissances nouvelles, et la solution des problèmes
inédits auxquels la vie nous confronte sans cesse. Il faudrait, bien entendu, faire intervenir
d'autres facteurs pour compléter cette description trop schématique. Mais la notion de culture
générale me paraît particulièrement liée à cette double exigence.
La notion de « cadres de l'économie » demande aussi, je crois, à être précisée. Je crois avoir
été, au cours de ces dernières années, l'un des principaux artisans du rapprochement qui s'est
produit, avec des succès divers, entre l'Université et l'Industrie. Mais j'ai l'impression que l'on
a maintenant un peu trop facilement tendance à confondre les besoins généraux de notre
économie avec ceux des seules entreprises industrielles. C'est là une erreur d'optique assez
grave. En réalité, notre système d'enseignement doit fournir en personnel d'encadrement et de
direction une grande variété de secteurs : à côté des activités industrielles, il y a les activités
commerciales, par exemple et les besoins des administrations (publiques et privées) ceux des
professions libérales, etc.. Je pense qu'il faut réserver à l'Entreprise une place importante, dans
la structure sociale où nous vivons. Mais il serait abusif de penser que ses seules exigences
doivent être prises en considération. Il en existe bien d'autres, non moins intéressantes et
importantes, et les possibilités d'exercer une « carrière active » se trouvent fort répandues. 3.En
se plaçant dans cette perspective d'ensemble, qui me paraît avoir été rarement évoquée jusqu'à
présent, et singulièrement ignorée par les inspirateurs, plus véhéments que bien inspirés, d'un
certain nombre de colloques qui se sont tenus au cours de ces dernières années, je pense que
l'on peut répondre clairement à la première question que vous posez. On discerne dans notre
économie deux catégories de besoins : des besoins en personnels spécialisés, c'est-à-dire en
jeunes gens ayant fait des études supérieures scientifiques, techniques, juridiques, ou littéraires.
Des formations de ce genre réussissent fort bien à certaines formes d'esprit. J'ai
malheureusement l'impression que notre enseignement supérieur est trop fréquemment organisé
en fonction de ces besoins, vraisemblablement parce qu'il ressent impérativement les nécessités
de renouvellement de son propre personnel, par la force des choses très hautement spécialisé.
des besoins, qui me paraissent numériquement beaucoup plus importants, en personnels non
spécialisés, ou faiblement, spécialisés, c'est-à-dire en jeunes gens pourvus d'une bonne culture
générale, au sens où je l'entendais tout à l'heure. Je pense que, dans la constitution de cette

13
culture générale, les études de sciences humaines présentent un intérêt fondamental, car les
problèmes les plus nombreux et les plus difficiles à résoudre devant lesquels nous nous trouvons
placés se rapportent à l'administration et à la direction des hommes et des organisations qu'ils
constituent, et non, comme certains le prétendent, à l'avancement des sciences et des techniques.
Je précise en passant que je ne discerne pas clairement les raisons qui justifient l'existence du
fossé que l'on semble s'ingénier à creuser entre les sciences humaines et les sciences
économiques. Pour moi, tout ceci constitue un tout, indispensable à la formation de l'homme
moderne. Quant aux études littéraires, au sens strict du terme (c'est-à-dire connaissance du
français, et, si possible, d'une langue morte), elles me paraissent indispensables, à tous les
niveaux, et pour tout le monde. Que l'on reçoive une formation spécialisée ou générale, que l'on
assume des responsabilités de direction, d'encadrement ou de recherche, dans un secteur
industriel, agricole, commercial, administratif, ou autre, il est toujours fondamental de pouvoir
s'exprimer clairement, oralement ou par écrit. Il est plus fondamental encore d'être capable
d'avoir des idées et une pensée claire. L'un ne va pas sans l'autre. Or, l'expérience prouve que
ces qualités sont rares. Il semble que l'on ait trop longtemps négligé d'en faciliter l'acquisition
dans notre système d'enseignement. A tous les degrés, l'étude des moyens d'expression devrait
être largement développée, grâce une formation littéraire, qui est irremplaçable.
Je n'irais néanmoins pas jusqu'à dire que l'économie a besoin de jeunes gens ayant fait des
études littéraires. Voici pourquoi : en premier lieu, la notion de besoin est ambiguë, surtout
lorsqu'il s'agit de cadres et de dirigeants. On peut exercer, avec des chances égales de succès,
des fonctions identiques à partir de formations très différentes. Des responsabilités aussi variées
que celles de chef d’entreprise industrielle, de directeur commercial ou de chef de service d'une
administration publique peuvent être assumées par un littéraire pur aussi bien que par un
polytechnicien ou un docteur en droit. Ces exemples abondent. Cependant, dans la mesure où
elle est spécialisée, la formation littéraire me paraît insuffisante. En fait, les personnes
auxquelles je viens de songer ont dû acquérir un supplément de formation, technique,
économique ou juridique au moment même où elles poursuivaient leurs études supérieures.
Je crois que ces quelques considérations, relatives aux études supérieures, permettent de définir
rapidement ma position à l'égard des études du niveau secondaire :
a) La culture générale des jeunes gens me paraît étrangement insuffisante. Il semble s'être
produit, au cours des deux dernières décennies, une baisse alarmante du niveau de notre
enseignement. Vraisemblablement, ceci est en rapport avec sa féminisation croissante, et avec
l'encombrement des classes. D'autre part, et dans la mesure précisément où il est trop spécialisé,
l'enseignement supérieur constitue une étape où la culture générale acquise, loin de s'augmenter
ou même de s'entretenir, se dilapide et se perd. Le licencié es lettres placé devant un problème
simple d'algèbre présente un comportement aussi extraordinaire que celui du polytechnicien
auquel on demande un souvenir d'histoire ou de littérature.
b) J'ai indiqué plus haut l'importance que j'attache, pour tous, sans exception, à la formation
littéraire, fondement de l'expression adaptée et de la pensée claire.
c) Par contre, une formation essentiellement littéraire me paraît insuffisante toujours pour les
raisons exposées plus haut.
d) La dernière question est particulièrement difficile à traiter, pour un non spécialiste. Je
voudrais tout de même en dire un mot : il est d'abord très difficile d'y répondre dans un esprit
que l'on pourrait qualifier de scientifique. Nous ne possédons sur ce point aucun moyen
d'investigation valable. J'ai peine à concevoir une formation littéraire à base de langues et de
littératures modernes. Ce serait une spécialité de spécialité. Je n'en vois pas l'intérêt sauf, peut-
être, en tant que complément d'une autre formation spécialisée, scientifique ou technique, par
exemple. Et encore ! si, par enseignement humaniste traditionnel, on se réfère au latin et au
grec, je dis que je suis vigoureusement en faveur de son développement. Bien entendu, ce sont
là des langues mortes dont la connaissance est inutile, au sens strict du terme. Mais, après y

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avoir beaucoup réfléchi, je crois que la manière dont on les enseigne, précisément parce qu'elles
sont inutiles, et que l'on ne désire pas les manier comme les langues vivantes, constitue un
exercice indispensable à la formation de l'esprit. Il faut aussi considérer, ce qui n'est pas
négligeable, que ce même exercice permet de se rattacher à une tradition culturelle d'une
certaine valeur. 6 En terminant, je voudrais vous dire à quel point je suis heureux de voir que
l'on se préoccupe enfin du problème des besoins intellectuels de l'économie, en matière
littéraire. Je suis toujours très étonné de rencontrer l'opinion selon laquelle la mission spécifique
des Facultés des Lettres consisterait à former uniquement des professeurs. Ce n'était déjà pas le
cas dans le passé (le recensement de 1954 prouve que près de 30 % des littéraires occupent des
fonctions extra-universitaires) et la tendance à l'utilisation des littéraires hors des carrières de
l'enseignement ne fera à mon sens que s'accentuer à l'avenir. Néanmoins, je pense que le
problème ne saurait être valablement traité dans le cadre, qui me paraît de plus en plus inadapté,
de notre structure universitaire actuelle, avec ses cinq Facultés traditionnelles, même dans
l'hypothèse où certaines dénominations seraient anoblies par une référence à des activités
scientifiques d'ordre économique ou humain.
La culture et les besoins de l'économie.
1)Vers une définition de la Culture Générale. La culture consiste essentiellement à savoir se
situer : elle n'est pas seulement une accumulation de connaissances, elle est un comportement
en face des machines, un comportement en face des nommes, un comportement en face de soi-
même. C'est un éclairage qui permet seul de donner à la technique sa véritable signification qui
est d'être un outil au service de l'homme. L'homme cultivé sera donc modeste, attaché à la liberté
intérieure de chaque individu, mais également prêt à combattre ce qui menace l'intégrité de
l'homme : une technique prise comme finalité.
2)L'industrie contemporaine a besoin d'hommes de synthèse, sachant situer les problèmes,
ayant le sens de la communication, c'est-à-dire une maîtrise de l'expression écrite et de
l'expression normale de la pensée. Une culture classique facilite la formation d'un tel esprit, et
c'est pourquoi elle doit être maintenue malgré le préjugé défavorable qui la caractérise de nos
jours par rapport à la formation uniquement technique. Mais il ne faut pas oublier que, s'il est
préférable qu'une telle formation soit dispensée à l'âge scolaire, elle peut être également donnée
à l'âge adulte. Nous vivons à l'ère de la formation continue : ingénieurs, techniciens, cadres et
dirigeants reprennent de plus en plus « le chemin de l'école ». Les sessions auxquelles ils
assistent ont pour objectif de leur permettre de refaire le point par rapport à leurs connaissances,
mais aussi de leur dispenser une culture classique, s'ils n'ont pu la recevoir étant étudiants. Dans
tous les cas, leur but est de développer la culture qui est un complément indispensable et un
éclairage pour la technique. L'expérience prouve qu'un tel enseignement est efficace, même
lorsqu'il s'adresse à des hommes dans la force de l'âge, et aux prises avec les responsabilités
d'un commandement.
3)D'une expérience particulière tentée depuis plusieurs années à l'Institut des Sciences et
Techniques Humaines — celle de l'expression écrite de la pensée — j'ai tiré la conclusion que
c'est par l'étude approfondie, l'explication littéraire ou le résumé de textes classiques, que l'on
obtient le meilleur résultat. Réfléchir sur une page des Essais de Montaigne, un fragment de
Valéry, ou un roman d'Hemingway, les discuter en commun, c'est maintenir un esprit de
dialogue indispensable à la formation du jugement et de la réflexion, et aussi mieux comprendre
le mécanisme d'un échange, la construction d'une note, la rédaction d'un rapport. Or la
communication claire et efficace n'est pas un luxe pour l'entreprise : c'est une nécessité absolue.
H. Hartung.

TEXTE 5 :

15
Pourquoi il faut en finir avec la sacralisation de la Culture générale

Claire Levenson — 17 janvier 2012 Slate.fr

Polémique bien française et vaine autour de l'annonce du retrait de l’épreuve de culture


générale à son concours d’entrée.

En décembre, Sciences-po a annoncé le retrait de l’épreuve de culture générale à son concours


d’entrée après le bac. Comme c’est souvent le cas lorsqu'on touche à ce genre de dissertation,
certains intellectuels hurlent à l'assassinat de la culture, voire à la décadence de la France.
«Sciences-po renonce à la culture», «Inculture générale» ou encore «Sciences-Pol Pot».

Dans Le Figaro, Ivan Rioufol affirme que cette mesure va «faire disparaître l’esprit français»,
alors que le directeur de la Documentation française, Xavier Patier, parle du «rejet du modèle
français tout entier», avant de conclure qu’il faut «organiser la résistance». «Le symbole est
grave», résume un éditorial de Paris Match.

Il s’agit pourtant d’un concours pour lequel les lycéens (qui n'auront pas été déclarés
directement admissibles au vu de leur dossier) devront composer trois épreuves écrites (dont
une au choix entre littérature, économie ou mathématiques) et soumettre leurs bulletins de
notes. Ces réactions disproportionnées révèlent un certain nationalisme culturel, selon lequel
le modèle d’éducation français classique – dissertation, grandes questions abstraites, citations
à tout va – ne doit pas évoluer.

Rioufol oppose «les richesses émancipatrices de la pensée européenne» —la culture générale
donc— au «pragmatisme passe-partout, égotiste et tchatcheur». Dans le monde merveilleux
de l’école républicaine, la réussite d’une dissertation est un marqueur absolu d’intelligence,
alors que l’engagement dans la vie associative ou sportive est nécessairement superficiel et
vain.

Ces textes qui regrettent la déculturation de la France sont devenus des marronniers. En 2008,
plusieurs concours administratifs ont remplacé les QCM de culture générale par des questions
pratiques liées aux métiers visés, et certains criaient déjà à la «destruction culturelle».
Lorsqu'en 2000, le ministère de l’éducation a ajouté en classe de Seconde une épreuve de
français appelée «écriture d’invention», une pétition signée par des universitaires déclarait:
«c’est la littérature qu’on assassine»!

«Traitement niveleur»

L'actuelle réforme de Sciences-po a pour but de «valoriser les parcours méritants». Ce n’est
pas seulement la diversité sociale qui est visée, même si elle fait partie du projet. Ce genre de
recrutement se rapproche de celui de certaines facs américaines, qui examinent plusieurs
dimensions de la vie de l’élève – engagement associatif, lycée d’origine, activités artistiques,
etc. - pas juste des copies et des notes. Rien de bien traumatisant à première vue, mais certains
intellectuels sont extrêmement inquiets.

«Les malheureux étudiants, auxquels on inflige ce traitement niveleur, et parmi lesquels il se


trouvera dans doute des Camus assassinés, sont les seuls à faire les frais de la passion

16
égalitaire du directeur», écrivent les philosophes Chantal Delsol et Jean-François Mattei dans
une tribune. Une épreuve en moins et on brime les futurs écrivains de France!

Sans même parler du rapport douteux entre talent littéraire et épreuve de culture générale,
rappelons que Sciences-po forme des jeunes qui travailleront le plus souvent dans la finance,
le conseil ou la fonction publique, pas des artistes de génie. Mais pour les défenseurs de la
grande culture française, préparer les jeunes à des carrières stables n'est apparemment pas un
but assez noble. C’est trop utilitaire, trop pragmatique, pas assez français sans doute…

Avant, les gens étaient plus cultivés, déplore Xavier Patier dans Le Figaro. «De génération en
génération se passait la clef d'un trésor unique, née d'une littérature gigantesque, d'un capital
deux fois millénaire, d'un patrimoine inépuisable, et cette clef était celle de la liberté.» Dans
ce supposé âge d'or, mettons en 1970, seulement 20% des jeunes d’une génération étaient des
bacheliers.

Les pro culture G ne parlent jamais des sans diplômes

De nos jours, le chiffre est de 70%. On éduque donc beaucoup plus de monde, de milieux plus
divers. Le nouveau concours de Sciences-po fait jaser, mais ces mêmes commentateurs
s’émeuvent plus rarement du sort des jeunes de 15 ans orientés vers des lycées professionnels
où ils seront moins exposés aux grandes œuvres littéraires.

Peu intéressés par les élèves hors de la voie générale, les chantres des humanités adorent
répéter que la culture classique est un moyen privilégié de sauvetage des classes populaires et
des enfants d’immigrés. «Quelle meilleure chance d’intégration donner aux jeunes immigrés
que de leur apprendre le latin et le grec pour qu’ils ouvrent les yeux sur l’unité de cette
culture méditerranéenne qui est la fois la leur et la notre?» demandait une pétition de 2000.

Ces mêmes personnes sont en général hostiles à toutes mesures de discrimination positive
(comme le recrutement qu’effectue Sciences-po dans les lycées ZEP), mais misent sur les
langues mortes et la littérature pour assurer l’égalité des chances...

Dans la même veine, l'écrivain Yann Moix nous explique que «la rue mène autant vers les
livres que les banquettes feutrées [...] on n’hérite pas de ce mécanisme.» Au contraire, pour la
grande majorité des gens, la réussite scolaire – et la culture classique qui lui est liée –
dépendent fortement de l'origine sociale des parents.

Particulièrement en France. En effet, dans «L’élitisme républicain», les sociologues Christian


Baudelot et Roger Establet analysent les évaluations PISA qui ont mesuré les écarts de notes
entre élèves issus des familles les plus favorisées, et élèves dont les parents sont les moins
favorisées. Pour la compréhension de l’écrit, l’écart de performance entre élèves favorisés ou
non est de 72 points en Suède, 74 en Italie, 75 en Espagne et 112 en France, au bas du
classement.

Esprit critique ou bachotage

«Le pays où la méritocratie républicaine est le plus fortement revendiquée est aussi l'un de
ceux où les destins scolaires sont le plus fortement liés aux origines sociales et au capital
culturel des familles» concluent les deux sociologues. Il semblerait donc que la bibliothèque
familiale mène plus massivement aux livres que «la rue» dont parlait Moix.

17
L’autre angle mort de ces diatribes est la sacralisation de la dissertation. Tous sous-entendent
que cet exercice est l’alpha et l’oméga de l’esprit critique. La dissertation permet d’«affirmer
sa liberté de jugement», note Xavier Patier (qui cite l'ancienne description officielle de
l'épreuve par Sciences-po). On oublie à quel point c’est un exercice codifié qui peut être
réussi avec un efficace bachotage. Il s’agit de bien maîtriser une certaine rhétorique, d’avoir
en tête les résumés de plusieurs grandes thèses philosophiques, et d’avoir mémorisé des
citations.

Lisez des exemples de bonnes copies, et vous trouverez qu’elles se ressemblent beaucoup.
L'ENA reprochait récemment à ses candidats d'être trop conformistes et de ne pas défendre de
points de vue personnels. Surprise! La pratique assidue de la dissertation en trois parties ne
crée pas des penseurs originaux !

Le risque en France est de toujours favoriser une pensée rhétorique et abstraite plutôt qu’une
approche plus concrète et personnelle. C'est ce que notait le mathématicien Didier Dacunha-
Castelle dans son livre «Peut-on encore sauver l'école?»: «La survalorisation précoce des
capacités d'abstraction érige en évidence indiscutable la suprématie d'un pseudo-
intellectualisme, plus conformiste que créatif, sur l'intelligence pratique, l'habileté technique,
les dons artistiques.»

Une même culture, un même moule

Les auteurs «pro-culture» sont en général plein de mépris pour toute compétence qui sortirait
du cadre scolaire. Xavier Patier se rit par exemple du «bon gros dossier plein de bons
sentiments». Dans un texte de 2000, Alain Finkielkraut se moquait d’un professeur qui voulait
introduire des projets concrets à l’école, comme la fabrication d’une machine, la réalisation
d’un journal ou la préparation d’un concert.

Pour lui, tout cela était de la «cuculture», par opposition à la noble culture représentée par la
lecture des grandes œuvres et les dissertations. Le problème, c'est que la prime constante à la
culture classique favorise toujours les mêmes profils. Il ne s'agit pas d'éliminer la culture
livresque, juste de rééquilibrer les possibilités. L'un n'empêche pas l'autre. Il ne faut pas
nécessairement choisir entre «lire Balzac» et «organiser un projet d'échange avec un lycée
russe». Souvent, les commentateurs font comme si les deux ne pouvaient pas coexister.

Au bout du compte, on se demande ce que veulent les adeptes de la culture générale.

Une France peuplée de petits Marien Defalvard? Oui, vous savez le jeune écrivain qui a
remporté le prix de Flore en 2011. Il est brillant, il a une culture impressionnante, il utilise des
mots compliqués. Un peu pédant peut être, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est complètement
français. On essaie d’imaginer son équivalent dans un autre pays, mais c’est impossible.

On pense aussi à Philippe Sollers, qui affirmait récemment sur France Inter que la réforme de
Sciences-po allait permettre de «former des esclaves», avant de citer joyeusement quelques
vers de Baudelaire. C'est parfois le danger de la culture classique à la française : la brillance
formelle, les belles citations, pour dire des choses peu originales. Et si au lieu de passer des
heures à décrier la baisse du niveau culturel, on prenait cinq minutes pour réfléchir aux
écueils du pédantisme?

Claire Levenson

18
19
La transmission – quelles représentations de l’État ? de la
folie ? du beau ?… – et dans le premier
des savoirs cycle universitaire l’instauration de cours
« grands débutants ».
La culture C. F.
générale
introuvable
T entez l’expérience : prononcez, au cours d’un
dîner en ville, le mot « culture générale » ! Les
mines aussitôt se feront graves ; tous les convives
rivaliseront pour en déplorer la disparition ; chacun
regrettera — avec force exemples — que les jeunes
La notion de culture générale a cessé — élèves, étudiants, salariés — soient devenus si
d’être signifiante. Si pour les uns elle « généralement incultes ». Mais si vous allez plus loin et
demandez ce qu’est, au fond, cette « culture générale »,
est victime de l’égalitarisme et du culte dont chacun s’estimera bien entendu, pour ce qui
Le système
éducatif de l’utile propres à la démocratie, le concerne, parfaitement pourvu, le silence se fera
ses enjeux
et
pour d’autres elle sert à des stratégies progressivement après quelques tentatives infructueuses
Cahiers français distinctives perpétuant une domination de de définition. À moins que les querelles ne gâchent
n° 344 la fin du repas : les classiques pleureront à chaudes
classe. larmes la disparition des grandes références littéraires,
La transmission Par-delà leur caractère excessif ou du sens de la chronologie, des règles de l’orthographe
des savoirs fortement réducteur, ces lectures et des principes de la civilité ; tandis que les modernes
antagoniques n’en forcent pas moins pointeront du doigt l’ignorance crasse des individus en
84 matière de culture scientifique et technique, d’autant
pour partie la conviction et obligent à plus grave, à leurs yeux, qu’elle favorise le retour de
s’interroger sur le « projet » de culture l’obscurantisme, de la pensée magique et du préjugé.
générale, lequel, explique Pierre-Henri La scène, vécue et revécue, résume le paradoxe de l’idée
« culture générale » en nos temps hypermodernes :
Tavoillot, entendait justement lutter contre jamais elle n’a paru aussi nécessaire ; jamais elle n’a
les deux travers dénoncés. semblé moins accessible. D’un côté, l’effacement des
Ainsi c’est afin de dépasser ce que les repères et l’accélération des mutations scientifiques ont
Humanités classiques avaient de trop accru l’aspiration à un socle commun choisi et décidé ;
de l’autre, l’éclatement des savoirs et la victoire du
rigide et de trop « décalé » que la réforme relativisme empêchent d’en identifier les fondements
de 1902 a promu un enseignement plus certains.
ouvert sur les sciences et les techniques, Sa définition a minima n’a pourtant pas changé ; elle
équilibrant le vieil humanisme par des désigne toujours « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ».
Simplement on ne sait plus très bien ce que cela veut
savoirs modernes, et destiné à permettre dire. Et rien ne le montre davantage que les fameuses
à ses bénéficiaires d’exercer plus épreuves dites de « culture gé » ou « hors programme »
tard leur rôle de citoyens. La classe des concours. Tout y permis et surtout n’importe quoi :
quel était le numéro du maillot de Zidane dans l’équipe
de philosophie venait « couronner » de France ? Quelle est la capitale de la Mongolie ? Quel
cette unité de l’ancien et du moderne. a été le plus grand succès du cinéma ?… On n’est pas
Mais la philosophie a désormais très loin des « questions pour un champion », mise en
perdu son rôle de synthèse entre les scène divertissante de notre désarroi contemporain en
la matière.
diverses connaissances et la fixation de Mais si l’on veut dépasser le constat pour en venir à
référentiels culturels est devenue une l’interprétation, deux célèbres analyses se présentent à
gageure, l’école brouillant quant à elle nous. D’un côté, Allan Bloom, dans son livre The Closing
ses finalités. of the American Mind (1987, trad. fr. L’âme désarmée,
Juillard, 1987), impute à la culture démocratique elle-
Pourtant l’accès à un seuil même le « déclin de la culture générale » (c’est le
d’éducation demeure une exigence sous-titre de la traduction française) ; d’un autre côté,
incontournable que pourraient peut- Pierre Bourdieu, aussi bien dans Les héritiers (1964)
que dans La reproduction (1970) dénonce le caractère
être favoriser dans le secondaire un foncièrement antidémocratique de l’idée même de
enseignement de l’histoire des idées culture générale. Ces deux lectures, qui ont fait date,
ont l’avantage non seulement de baliser le champ La culture générale contre la
d’investigation, mais aussi de conférer à la question démocratie (Pierre Bourdieu)
son enjeu maximal : la crise de la culture générale
n’est pas séparable de celle de la culture de l’âge Pour Bourdieu, le problème des démocraties n’est
démocratique (1). C’est dans ce contexte qu’il faut la pas qu’elles seraient livrées à la dérive de la passion
comprendre et tout le mérite de ces deux thèses fut de égalitaire, mais, bien au contraire, qu’elles continuent
nous le rappeler. de receler des hiérarchies, d’autant plus sournoises que
leurs ressorts sont cachés. L’idée de culture générale est
l’illustration exemplaire de la stratégie des élites pour
se reproduire à l’identique. L’implicite de la formule
Culture générale « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer » l’indique, pour
une fois, en toute clarté. Elle révèle que le système
et démocratie éducatif est rempli de codes secrets, jamais explicités,
qui profitent aux seuls héritiers, à ceux qui sont « tombés
La démocratie contre la culture dedans quand ils étaient petits ». Bourdieu s’attache à
générale (Allan Bloom) dénoncer ces innombrables délits d’initiés que véhicule
la culture des humanités : une certaine rhétorique, des
La culture démocratique, aux yeux de Bloom, se références « évidentes », la maîtrise des attentes des
caractérise par deux traits : la passion de l’égalité et le enseignants, la connaissance des règles non dites du Le système
culte de l’utilité. La première, prétendant tout mettre jeu… Autant d’éléments qui feront à coup sûr la réussite éducatif
à niveau, le fait baisser et interdit d’envisager toute de l’héritier et l’échec du non-initié. et
ses enjeux
forme de supériorité culturelle : la sélection devient Derrière l’éloge du désintéressement et du culte (très Cahiers français
ségrégation abusive ; l’autorité est considérée, par aristocratique) de l’inutilité des humanités classiques n° 344
principe, comme oppressive ; la grandeur est l’objet se cache donc un instrument de reproduction de classe.
de tous les soupçons. Le culte de l’utilité, de son Avec les lettres classiques, ce n’est pas l’amélioration La transmission
côté, réduit toute quête de sens ou de beauté à la plate de l’humanité qui est visée, mais le souci pour la des savoirs
question : « à quoi ça sert ? » : du même coup, l’esprit bourgeoisie de placer ses rejetons aux meilleurs postes.
se fait étroit ; la communauté s’efface devant le souci « L’école n’exalte-t-elle pas dans la culture générale 85
individuel du bien-être ; les valeurs se matérialisent tout l’opposé de ce qu’elle dénonce comme pratique
et se fragmentent. Bref, l’égalité produit la barbarie ; scolaire de la culture chez ceux que leur origine sociale
l’utilité provoque l’absurdité. Toutes deux annoncent condamne à n’avoir d’autre culture que celle qu’ils
la fin de la culture générale, sa dissolution dans la doivent à l’École ? » (Les héritiers, p. 33). Pire même,
culture de masse et, last but not least, la fin de la l’École renonce à transmettre la culture générale pour
culture elle-même, c’est-à-dire « ce qui constitue la vie la supposer toujours déjà là : « Pour les individus
sociale au niveau le plus élevé possible (…) ; ce qui originaires des couches les plus défavorisées, l’École
constitue l’unité de la nature animale et de l’ensemble reste la seule et unique voie d’accès à la culture et
des arts et des sciences » (pp. 211-213). cela à tous les niveaux de l’enseignement ; partant,
C’est contre ces deux dérives, plaide Bloom, qu’il elle serait la voie royale pour une démocratisation de
convient de réhabiliter la culture classique. Depuis la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les
l’antiquité grecque, elle a répondu à l’exigence de inégalités initiales devant la culture et si elle n’allait
former les hommes non comme des membres de souvent – en reprochant par exemple à un travail d’être
l’espèce, mais comme des êtres civilisés, visant un trop scolaire – jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle
idéal d’humanité. En s’ouvrant à l’altérité et même transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas
à l’exotisme des cultures antiques, les individus la marque roturière de l’effort et a de ce fait, toutes les
contemporains garderaient, comme leurs ancêtres, apparences de la facilité et de la légèreté » (p. 35).
l’accès à cette distance critique si indispensable à la Afin de lutter contre ce processus, la solution envisagée
liberté de l’esprit. Nourris par autre chose qu’eux- par Bourdieu consistait à détrôner les Humanités
mêmes et détournés de leur monde familier, les classiques et à privilégier les sciences, notamment les
individus seraient en mesure de s’élever, à tous les sens mathématiques, sociologiquement neutres et moins
du terme. Se priver d’une telle ouverture reviendrait, enclines, pensait-il, à la logique de reproduction.
à l’inverse, à se complaire dans un égocentrisme Mais, ruse de l’histoire, on sait comment cette voie
présentiste et borné bien peu conforme aux aspirations fut récupérée encore par la bourgeoisie qui sut investir
humaines. Aux programmes éphémères ultra- massivement les séries C, puis S, dès qu’elle vit qu’elles
spécialisés des écoles et des universités, il convient étaient les nouvelles portes d’accès à l’excellence.
donc de substituer l’étude sérieuse de la littérature
classique et des langues antiques. (1) Je reprends ici des éléments élaborés lors de mon séminaire 2005/2006
C’est donc à une révolution conservatrice qu’appelle sur « Les Humanités : crise, genèses et perspectives ». Ces recherches,
Bloom en matière pédagogique. Son analyse confère effectuées dans le cadre de l’Observatoire européen des politiques
universitaires (OEPU - Université Paris-Sorbonne), ont été conduites
sa force maximale à la nostalgie des aventuriers de par Geoffroy Lauvau et Justine Martin. On se reportera à trois de leurs
la culture générale perdue. Elle doit cependant être articles publiés dans le rapport de synthèse 2006 de l’OEPU (http://oepu.
confrontée à son exact contraire. paris-sorbonne.fr), Nb. pp. 196-262.
À exposer, brièvement mais aussi fidèlement que spécialisation/érudition (supérieur). Ce qui se traduit,
possible ces deux argumentations opposées, il faut ensuite, socialement par le fait qu’elle s’adresse, comme
avouer qu’elles paraissent porter toutes deux, malgré disait déjà Guizot, à « la classe moyenne » : « Elle
leur contradiction, une grande puissance de conviction. [l’instruction secondaire] comprend tout ce qu’on a
Bien sûr il faut ôter la part trop ouvertement réactionnaire besoin de savoir pour être un homme bien élevé » (3).
de Bloom et le style trop explicitement marxiste de Du même coup – et en troisième lieu –, elle reste sur
Bourdieu. Sans doute peut-on objecter au premier que le plan du contenu largement indéterminée, reliée sans
les Humanités classiques ne connurent jamais d’âge aucune espèce de vergogne au « consensus social » et
d’or, qu’elles furent constamment contestées aux motifs à l’« évidence nationale ». Elle n’a pas besoin d’être
qu’elles favorisaient la plate répétition, la vénération définie. La seule exigence – quatrième trait – est qu’elle
servile, le formalisme, la rhétorique creuse… Sans doute doit opérer une synthèse des Humanités classiques et
peut-on opposer au second qu’une déconstruction trop des savoirs modernes. Elle ne cultive plus l’inactualité
radicale de la culture générale risque, comme on le voit par principe, même si elle peut continuer de se méfier
aujourd’hui et en partie par sa faute, de faire perdre pied des excès du modernisme : « La culture générale,
aux exigences et à l’autorité scolaires. écrit ainsi Alain dans ses Propos en 1921, refuse les
Il n’en reste pas moins que la démocratie fragilise la primeurs et la nouveauté » (p. 221). Mais elle doit aussi
culture en prétendant égaliser tout et énerve la société permettre, comme l’écrivait Louis Liard, que les élèves
en n’égalisant pas assez. D’un côté, elle porte en elle « soient avertis peu à peu de ce qui est ; qu’ils emportent
l’idée que tout se vaut ; de l’autre, elle laisse intactes du collège un certain nombre de notions justes sur ce
Le système
éducatif
les petites connivences qui viennent parasiter la voie qu’est l’homme dans la nature, leur temps dans les
et pure du mérite. Il y a donc chez Bloom comme chez temps, leur nation dans les nations, leur pays dans le
ses enjeux Bourdieu un moment incontestable de vérité. monde et le monde entier autour de leur pays, et qu’ils
Cahiers français
n° 344 Mais le plus singulier est que l’idée de culture générale ne sortent pas, comme des oiseaux effarés et incertains
fut inventée précisément pour lutter contre ces deux d’une volière close, dans des espaces inconnus. Nous
travers de l’univers démocratique. Que s’est-il donc voulons qu’avec une provision d’idées sans chimère,
La transmission
des savoirs passé ? Pourquoi et comment ce projet a-t-il échoué ? ils soient munis déjà de connaissances positives et
qu’ils n’aient pas appris à comprendre seulement pour
86
exprimer, mais surtout pour agir » (4).

Une brève histoire


Dépasser les Humanités classiques…
de la culture générale
Il faut bien saisir les raisons très profondes qui
La date de l’installation de la « culture générale » dans plaident alors pour un dépassement des Humanités
le système éducatif français peut être assez précisément classiques. Les reproches sont connus et remontent
identifiée : 1902, année de la grande réforme qui au moins à l’Encyclopédie. Aux yeux des Lumières
fixe durablement les structures de l’enseignement françaises, la notion traditionnelle d’« humanités
secondaire (2). Clairement distinct à la fois du primaire classiques » apparaît trop étroite et trop rigide pour
et du supérieur, il se divise désormais en deux. À partir fonder l’éducation de l’homme éclairé : trop étroite,
de la classe de troisième, des sections parallèles, plus car elle néglige la dimension scientifique et technique
ou moins classiques ou plus ou moins modernes, sont du savoir ; trop rigide, dans la mesure où elle donne
créées, égales en dignité, au moins sur le papier. Cette lieu, contre l’intention des premiers humanistes, à une
réforme intervient après de longs débats au sein de la imitation plate, déférente et répétitive d’un âge supposé
commission Ribot qui ont vu s’affronter les partisans d’or. Elle risque donc d’alimenter le préjugé qu’elle
des Humanités classiques à ceux d’une culture moderne, entendait combattre. Mais il faut aller plus loin : les
davantage ouverte sur les sciences et les techniques. humanités de l’humanisme ne sont pas du tout conçues
La ligne de front est connue : d’un côté, la valorisation comme un instrument d’instruction publique ; elles
de l’intemporalité et le désintéressement qui pourront n’ont pas vocation à former le « père de famille, le soldat
permettre les grands sacrifices ; de l’autre, un plaidoyer et le citoyen » comme disait Léon Bourgeois en 1896.
en faveur de l’utilité et de l’efficacité qui faciliteront Comme le remarquait déjà Aulu-Gelle dans un texte
l’adaptation aux défis du présent. L’idée de culture célèbre (Nuits attiques, XII, 16) qui reprend Varron et
générale que la réforme contribue à installer constitue Cicéron : l’humanitas est la traduction de la paideia
une sorte de motion de synthèse. grecque qui désigne bien plus que l’éducation. Celle-ci

La culture générale comme synthèse (2) Cf. A. Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin,
1968 ; A. Chervel, La culture scolaire. Une approche historique, Paris,
des Humanités et de la culture Belin, 1998 ; M.-M. Compère, « Des humanités à la culture générale, les
moderne finalités de l’enseignement secondaire en perspective historique », in F.
Jacquet-Francillon et D. Kambouchner, La crise de la culture scolaire,
Paris, PUF, 2005, pp. 65-76.
Quatre traits la caractérisent. D’abord, parce qu’elle (3) Essais sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en
concerne le secondaire, elle se distingue nettement à France, 1816, cité par A. Chervel, op. cit., p. 155.
la fois de l’élémentaire (primaire) et de toute forme de (4) Cité par M.-M. Compère, loc. cit., pp. 71-72.
vise l’excellence humaine non pas au sens étroit de la cette éducation permet néanmoins de faire émerger
formation d’une élite sociale, mais d’une élite, pourrait- une élite dans ses degrés les plus élevés, mais elle
t-on dire, cosmique. Elle s’adresse au très petit nombre renonce à concerner les mœurs et les finalités ultimes
d’individus qui sauront se détacher des vanités de ce de l’existence.
monde sublunaire pour comprendre l’ordre cosmique. • On sait que le projet de Condorcet fut vivement
Et si les humanités se déconnectent de cette finalité, elles combattu et finalement défait par les Montagnards au
ne sont plus qu’une coquille vide, faite de formalisme motif qu’il conduisait à « faire des savants, mais non
creux et de vaine répétition. pas des hommes » (Jeanbon Saint-André, juin 1793) (7).
L’humanisme renaissant, à partir de Pétrarque, Le plan de Lepeletier de Saint-Fargeau qui sera lu par
reprendra cette ambition extrême en lui substituant une Robespierre à la Convention quelques jours (le 13 juillet
autre figure, plus modeste en apparence, que celle du 1793) après l’arrestation de Condorcet préférait une
sage : celle de l’« homme de lettres ». Mais l’idéal reste « éducation publique », c’est-à-dire totale, à la stricte
intact dans son exigence : l’homme de lettres est celui instruction ; et son but était affiché : « créer un nouveau
qui, enfermé dans le « jardin imparfait » (Montaigne) peuple » qui soit à la hauteur de l’idéal républicain.
de sa finitude, sans espoir de comprendre la nature des L’idée républicaine de culture générale constitue comme
choses, parvient tout de même à mettre un peu d’ordre une revanche posthume de Condorcet. Certes l’éducation
dans le désordre du cœur et de l’esprit humains. Il est le est cantonnée à l’instruction, mais ses missions sont du
seul sauveur possible dans un monde créé par un Dieu même coup parfaitement claires : former tous les citoyens
trop grand pour être ni vu ni connu (5). pour que fonctionne la République et sélectionner une
Le système
On comprend, à partir de là, que, s’il se déconnecte élite pour que rayonne la Nation. La « culture générale » éducatif
de cette aspiration philosophique, l’enseignement des assure l’unité. Elle est l’horizon du primaire et le socle du et
lettres classiques soit voué à s’épuiser en vains discours. supérieur ; elle est l’approfondissement de l’élémentaire ses enjeux
Cahiers français
Ceux-là mêmes qui seront inscrits comme exercices et la condition de la spécialisation. Au sein du dispositif n° 344
phares dans tous les plans d’études jusqu’à la réforme conçu par les Républicains, c’est la classe de philosophie
de 1902. Par exemple : « Harangue d’Alexandre à son qui joue un rôle essentiel (8). « Couronnement des La transmission
armée, au moment où il va s’embarquer avec elle pour études », « synthèse suprême des savoirs constitués », elle des savoirs
l’Asie » (Concours général 1805) ou « Discours de était censée fournir, en abrégé, une sorte d’encyclopédie
François Ier, prisonnier de Charles-Quint, à Marguerite, des sciences et des humanités. Il suffit de relire les 87
duchesse d’Alençon, sa sœur, qui venait à Madrid pour manuels de l’époque pour percevoir combien l’ambition
y traiter de la rançon de son frère » (Concours général était grande en termes de contenus. Tous les élèves,
1814)… Ces exercices de style, réduits à eux-mêmes, loin s’en faut, n’en arrivaient pas là ; mais, au moins, le
n’ont pas de sens. Voilà pourquoi les critiques les point de convergence existait, structurant l’ensemble de
plus radicaux de l’enseignement classique furent les l’édifice. La philosophie avait donc cette noble tâche de
humanistes eux-mêmes qui ne pouvaient que déplorer boucler la boucle et de généraliser la culture, jusque-là
l’infidélité des humanités à l’humanisme. fragmentée, en une apothéose ultime et systématique
de l’enseignement secondaire. Après quoi, les élèves
pouvaient aller conquérir le monde… 
… pour former des citoyens
L’idée de culture générale va permettre de rompre
avec cette finalité quasi sotériologique qui demeurait
présente dans les Humanités. L’instruction ne cherche La crise des finalités
plus à sauver ou à produire des humanissimi, mais
plus modestement (?) à former des citoyens. La culture Ce rapide aperçu historique permet de mieux identifier
générale, autrement dit, entérine le désenchantement les sources de la crise. Elles sont triples.
des humanités en même temps que la politisation
de l’éducation. Le renversement s’amorce avec la
Révolution française. En plaçant le fondement de la La fin de la philosophie en tant
légitimité politique dans le peuple, les révolutionnaires qu’instance d’unité des savoirs
viennent naturellement à se demander ce qu’est le
peuple détenteur de la souveraineté. Or, à bien regarder Du côté des contenus, tout d’abord, la philosophie a cessé
les choses, il appert que le peuple réel est bien loin d’être de remplir son rôle de synthèse : elle-même éclatée en de
à la hauteur. D’où les deux stratégies éducatives qui multiples tendances hétérogènes et ayant fait son deuil
vont s’élaborer et s’opposer lorsqu’il s’agira de savoir
comment réformer le peuple (6).
• La première option consistera à envisager de
(5) Les œuvres de Baltasar Gracian et Giambattista Vico permettraient
réformer le peuple afin qu’il puisse exercer son rôle d’illustrer cette thèse profonde.
de manière éclairée. Condorcet se fit le héraut de cette (6) Cf. Mona Ozouf, « Régénération » in Dictionnaire critique de la
cause lorsque, dans ses Mémoires sur l’instruction Révolution française, Paris, Champs-Flammarion.
publique, il demandait que l’éducation publique se (7) Cité par L. Thiaw-Po-Une in L’État démocratique et ses dilemmes :
le cas des universités, Paris, Hermann, 2007, p. 89, dont je suis ici
limitât à l’« instruction publique » et que l’on préfère l’analyse.
l’enseignement des sciences à celui de la vertu. (8) Cf. P.-H. Tavoillot, « L’invention de la classe de philosophie » in
Ouverte à tous, et non seulement aux plus talentueux, L. Ferry et A. Renaut, Philosopher à 18 ans, Paris, Grasset, 1999.
du « projet de système », elle ne prétend plus fournir à l’éducation nationale (qui se produit légalement
l’instance d’unité des savoirs. Comme elle n’a trouvé en 1932 sous le ministère du philosophe Anatole de
aucun remplaçant, le dispositif s’est trouvé déséquilibré. Monzie) témoigne d’un élargissement progressif de
Si nulle cohérence d’ensemble n’est à espérer, quelle ses missions jusqu’à l’espèce de saturation actuelle.
limite apporter à l’éclatement des savoirs dans leurs Car on lui demande beaucoup : instruire, certes, mais
logiques purement internes de spécialisation ? C’est aussi instaurer l’esprit civique, et, dans la foulée,
la conscience de ce déficit qui a mis au goût du jour éduquer le goût, émouvoir les sens, garantir la sécurité
les appels à l’interdisciplinarité, transdisciplinarité ou routière, contribuer au développement durable, faire
autre pluridisciplinarité. L’idée qui prévalait était que l’Europe, éradiquer le machisme, abolir le racisme,
la synthèse viendrait non d’une instance suprême ou lutter contre l’obésité, épanouir nos enfants… Le
transcendante, mais de la seule immanence des savoirs. moindre programme scolaire, dès l’école maternelle,
C’est ainsi une logique libertaire qui l’a emporté, fondée contient un condensé impressionnant de ces réquisits,
sur le pari simple que de la seule juxtaposition des savoirs dont il ne saurait être, en effet, question de priver les
devait naître, par l’effet d’une « main invisible », la futurs citoyens, même si cela risque de concurrencer
culture générale. L’échec est patent. les exigences élémentaires de l’instruction.

Culture générale :
Le système
des référentiels incertains Réinventer la culture
éducatif
et Privé de ce moment structurant, le dispositif ne générale
ses enjeux parvient plus à faire la distinction entre l’élémentaire et
Cahiers français
n° 344 l’approfondi, entre l’essentiel et l’accessoire. C’est ce Si cette interprétation de la crise est exacte, on peut à
que montrent toutes les tentatives pour détailler la culture partir de là envisager le type de solutions possibles.
La transmission
générale dans des référentiels (9), oscillant constamment 1) Tout d’abord, il faut faire le deuil de toute
des savoirs entre l’idée d’un minimum (« Kit de survie » ou « SMIC explicitation d’ensemble de la « culture générale ».
culturel ») et le projet encyclopédique. Ainsi le décret Admettons une bonne fois qu’elle ne peut se décréter
88 du 11 juillet 2006 portant sur le socle de l’école : « La ni se détailler. Vouloir la faire tenir dans un référentiel
culture humaniste permet aux élèves d’acquérir tout produira inévitablement un résultat aussi monstrueux
à la fois le sens de la continuité et de la rupture, de (ou encyclopédique) que scandaleux (minimum
l’identité et de l’altérité. En sachant d’où viennent la culturel). L’entreprise est vouée à l’échec.
France et l’Europe et en sachant les situer dans le monde 2) Pour autant, inaccessible comme contenu détaillé, la
d’aujourd’hui, les élèves se projetteront plus lucidement culture générale conserve une fonction indispensable :
dans l’avenir. La culture humaniste contribue à la celle d’un seuil d’éducation visé. Elle désigne le
formation du jugement, du goût et de la sensibilité. moment où l’individu, d’élève devient, pour ainsi
Elle enrichit la perception du réel, ouvre l’esprit à la dire, maître de son savoir. Ce qui signifie deux choses.
diversité des situations humaines, invite à la réflexion D’une part, qu’il possède suffisamment de repères et
sur ses propres opinions et sentiments et suscite des d’ordres de grandeur pour s’orienter dans les savoirs ;
émotions esthétiques. Elle se fonde sur l’analyse et d’autre part, qu’il mesure — et, pourquoi pas ?, avec
l’interprétation des textes et des œuvres d’époques ou un peu de honte — l’ampleur de son ignorance. « Avoir
de genres différents. Elle repose sur la fréquentation de la culture générale » ne signifie rien d’autre que
des œuvres littéraires (récits, romans, poèmes, pièces cela ; autrement dit : accéder à une certaine maturité
de théâtre), qui contribue à la connaissance des idées dans l’ordre des connaissances (10). Les voies pour y
et à la découverte de soi. Elle se nourrit des apports parvenir sont désormais multiples et très individuelles,
de l’éducation artistique et culturelle ». Le décret c’est toute la difficulté de notre temps. Mais c’est aussi
décline ce projet en trois chapitres : « Connaissances », la raison pour laquelle les « jeunes » par définition
« Capacités », « Attitudes », dont le moins qu’on puisse n’en sont pas pourvus : et l’on pourra bien continuer
dire est qu’ils sont ambitieux. Il est toujours facile très longtemps de le déplorer !
d’ironiser sur ce type de texte programmatif qui semble 3) Si la culture générale ne relève pas de l’accumulation
concerner davantage les candidats à l’agrégation ou à quantitative des connaissances, mais d’une sorte de
l’ENA, voire, de nos jours, les aspirants au Collège de saut qualitatif, on peut plaider pour toute une série de
France ou à l’Académie française, que les élèves de pratiques susceptibles de le favoriser. Je citerai, pour
l’enseignement secondaire. Mais il est peut-être plus
intéressant de réfléchir aux motifs des difficultés de sa
rédaction.
(9) La France n’est pas la seule concernée. Cf. P.-H. Tavoillot, « Les
contenus d’enseignement en Europe. Différences et convergences» in
J.-M. Ferry et S. De Proost (éd.), L’École au défi de l’Europe, Média,
Le brouillage des finalités de l’école éducation et citoyenneté postnationale, Bruxelles, Éditions de l’Univer-
sité de Bruxelles, 2003, pp. 79-97.
(10) Elle relève de l’expérience, l’un des trois traits de l’âge adulte
Elles résident, au fond, dans le brouillage des qu’avec Éric Deschavanne nous avons tenté de décrire dans Philosophie
finalités de l’école qui rompt avec la claire confiance des âges de la vie. Pourquoi grandir ? Pourquoi vieillir ?, Paris, Hachette
républicaine. Le passage de l’instruction publique Littératures, coll. « Pluriel », 2008.
conclure, deux pistes qu’il m’a été donné d’exposer d’installer dans les premières années universitaires
récemment (11) : l’histoire des idées et les cours des cours « grands débutants », qui, comme cela se fait
« grands débutants ». dans les College ou universités américains, auraient
Si l’histoire des idées est un excellent moyen de mettre vocation à donner ou à rappeler les repères nécessaires
« les savoirs en culture », c’est qu’elle offre davantage à la poursuite des études supérieures.
des grilles d’interprétations qu’une accumulation Ce sont là des pistes qui paraîtront bien modestes. Mais
de données. Encore faut-il prendre le mot « idée » la modestie active n’est-elle pas préférable à l’ambition
au sens le plus large, celui qui concerne les grandes résignée afin d’éviter que notre éducation se contente
représentations du monde, les grandes matrices du vécu de former, pour paraphraser Rousseau, des savants
humain : histoire de l’État, de l’amour, de la vérité, incultes et des cultivés ignorants,… sans compter aussi,
du risque, de la folie, du beau ou de la vie privée… malheureusement, quelques ignorants incultes ?
Autant de recherches qui se meuvent naturellement
dans l’interdisciplinarité pour améliorer l’intelligibilité
du présent et qui permettent incontestablement de Pierre-Henri Tavoillot,
s’orienter dans la masse des savoirs. Notre enseignement maître de conférences en philosophie à l’Université
secondaire, aussi bien littéraire que scientifique, de Paris-Sorbonne
gagnerait sans doute beaucoup à renouer les fils de ces et président du Collège de Philosophie. Il a collaboré
histoires communes. au Conseil national des programmes de 1994 à
En attendant, il est clair que les étudiants qui arrivent 2005. Il vient de publier, avec Éric Deschavanne,
Le système
dans les cycles universitaires ne maîtrisent pas ces Philosophie des âges de la vie (Paris, Pluriel, 2008). éducatif
grilles. On peut le déplorer, mais, à partir de ce et
constat, on peut aussi s’attacher à combler ce déficit. ses enjeux
Cahiers français
Il est curieux que les meilleurs étudiants, ceux des n° 344
classes préparatoires, continuent de bénéficier d’un
enseignement pluridisciplinaire, tandis qu’on en prive La transmission
totalement ceux qui en ont le plus besoin par une (11) « Qu’est-ce que la culture générale ? » in Le Débat, n° 145, mai- des savoirs
spécialisation drastique et immédiate. D’où l’idée août 2007, pp. 15-23.
89
Kit de l’étudiant La culture générale

La culture générale
Comment la développer pour faire la différence
lors de concours ou de recrutement ?

Qu’est-ce que la
culture générale ?
La culture générale désigne les connaissances
dans divers domaines d’un individu, sans
spécialisation.
Elle ne se résume pas à une accumulation de
savoirs spécifiques, elle correspond aussi à
la capacité de créer des liens adéquats entre
ces connaissances. Elle renvoie à une vision
globale des choses.
a
L’entretien oral ou l’épreuve d’admission
La culture commence souvent par un commentaire de
générale texte, mais passe assez rapidement à une
c’est aussi Pourquoi avoir forme de “grand oral” avec des questions
s’intéresser à de la culture générale ? de culture générale. Celles-ci servent
à vérifier la réactivité du candidat, sa
l’actualité 1. Dans le cadre des concours capacité à s’informer, son aptitude à suivre
(concours de la fonction publique la formation et ses motivations.
et aiguiser
mais aussi d’écoles de commerce, 2. Dans le cadre de l’entretien
son regard d’ingénieur…) de recrutement
critique…
a
L’épreuve écrite de culture générale (une La culture générale peut être déterminante
des épreuves d’admissibilité) est un grand pour le choix d’un candidat. Son “évaluation”
classique, qu’elle soit sous la forme de commence souvent par des questions
dissertation ou sous la forme de QCM concernant ses centres d’intérêt, sa capacité
(Questions à Choix Multiple). à parler de ses activités personnelles et de
  a dissertation permet d’évaluer simulta-
L leur bénéfice… Et se poursuit alors par
nément le niveau de celui qui rédige, sa l’appréciation de l’ouverture d’esprit et de la
capacité à organiser un discours cohérent, curiosité du candidat.
l’acquisition des connaissances requises,
les facultés de raisonnement, la maîtrise
de l’orthographe et le soin apporté au
travail… Comment développer
  e QCM permet quant à lui d’avoir une
L sa culture générale ?
vue très synthétique des “connaissances” La culture s’enrichit aux contacts des autres…
du candidat. mais aussi en s’intéressant à son environne-
ment, en participant à des conférences, des
débats, en s’intéressant à l’actualité tout en
aiguisant son regard critique. Elle s’acquiert
donc lentement et nécessite de la part
du candidat de faire preuve de curiosité
“intellectuelle”, d’ouverture d’esprit…

L’UPEC partenaire de l’APEC


Kit de l’étudiant La culture générale

Les points clés de la culture générale

Assister à des conférences, Consulter les conférences en ligne


des débats sur internet
Quelques exemples : Quelques exemples :
Ecole du Louvre Canal U, vidéothèque numérique
La culture http://www.ecoledulouvre.fr/ http://www.canal-u.tv/

générale Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ENS Ulm


http://www.ehess.fr/fr/ http://www.diffusion.ens.fr/
s’enrichit
Musée du quai Branly ENS LSH
aussi... http://www.quaibranly.fr/fr/ http://ecole-ouverte.ens-lsh.fr/
grâce aux Ecole d’architecture Paris Malaquais France Culture
conférences. http://www.paris-malaquais.archi.fr/ http://www.franceculture.com/
Cité des sciences et de l’industrie Bibliothèque municipale de Lyon
http://www.universcience.fr/fr/conferences- http://php.bm-lyon.fr/video_conf/
du-college/ conferences.php
Collège de France Bibliothèque Nationale de France
http://www.college-de-france.fr/ http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/
conferences_en_ligne.html
Cité des sciences et de l’industrie
http://www.universcience.fr/fr/conferences-

En résumé du-college/

A faire… Lire les dossiers thématiques


dans des revues en ligne,
Profiter des ressources de sur des sites officiels
l’université : le SCD, les options
Quelques exemples :
transversales, les soutenances
de thèses… La recherche
http://www.larecherche.fr/content/
a Portail Mercure du SCD ressource/listweb
  es « essentiels » licence :
L
La documentation française
Encyclopaedia Universalis en ligne,
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/
Que sais-je ?

- crédit photos : © UPEC


Repères (livres numériques)… Ministère du développement durable
http://www.developpement-durable.gouv.fr/
  resse généraliste :
P
le Monde en ligne, Région Ile-de-France
Delphes (moteur de recherche http://www.iledefrance.fr/
d’articles économiques)…
a Options transversales
(voir plaquette et site de l’UPEC) : Et un site généraliste
Conception :

du « management interculturel »
http://www.evene.fr/
en passant par le « temps des mythes »
ou « planète biologie »…
PEFC/XX-XX-XXXX

a Soutenances de thèses :
dates sur le site du PRES
http://www.univ-paris-est.fr/fr/

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