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SCIENCES D’AUJOURD’HUI

COLLECTION DIRIGÉE PAR ANDRÉ GEORGE

ANDRÉ VARAGNAC
Conservateur au Musée des Antiquités Nationales

CIVILISATION
TRADITIONNELLE ET
GENRES DE VIE

ÉDITIONS
ALBIN MICHEL
22, RUE HUYGHENS
PARIS
Sommaire

Couverture
Page de titre

Dédicace

ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS LES NOTES

INTRODUCTION

LIVRE PREMIER - LA DÉCADENCE DU FOLKLORE


RURAL. — RECHERCHE D’UNE MÉTHODE

CHAPITRE I - LA RÉGRESSION DES CÉRÉMONIES


PAYSANNES TRADITIONNELLES

NOTE ADDITIONNELLE SUR LES ROUES ASSOCIÉES

AUX FEUX TRADITIONNELS.

CHAPITRE II - ASPECTS SOCIOLOGIQUES DES FÊTES

TRADITIONNELLES (SUITE DE L’ANALYSE DES FEUX

SAISONNIERS.)

CHAPITRE III - LA MAGIE COLLECTIVE COMME SERVICE

PUBLIC ESSAI D’ANALYSE DES PRINCIPAUX THÈMES DU

CARNAVAL

LIVRE II - LES CATÉGORIES D’ÂGE DÉFINIES PAR LES

COMPORTEMENTS CÉRÉMONIELS
CHAPITRE IV

1. Le premier âge (de la conception à la fin de l’allaitement).

2. Les enfants (petits garçons, petite filles).

3. (A) Les jeunes filles.

CHAPITRE V

3. (B) Les jeunes gens.

4. Les nouveaux mariés.

NOTE ADDITIONNELLE AU CHAPITRE V

CHAPITRE VI

5. Les pères et mères de famille.

6. Les veufs et les veuves.

7. Les anciens.

CHAPITRE VII

8. LES TRÉPASSÉS

LIVRE III - GÉOGRAPHIE HUMAINE ET PSYCHOSOCIOLOGIE

DES TRADITIONS

CHAPITRE VIII - LES CHAMPS ET LA BROUSSE

CHAPITRE IX - LES GENRES DE VIE ARCHAÏQUES :

TRADITION ET EMPIRISME SOCIAL

CHAPITRE X - LES TECHNIQUES ARCHAÏQUES ET LE


SURNATUREL ACTION, RYTHME ET SENSIBILITÉ

CHAPITRE XI - MENTALITÉ ARCHAÏQUE ET CIVILISATION

TRADITIONNELLE
CHAPITRE XII - CONCLUSION

INDEX

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser
A MA FEMME
Photo Anderson.
“ LE PRINTEMPS ”, PAR BOTTICELLI — V. le commentaire pp. 242-244.
ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS
LES NOTES

C.R.C. : Commission des Recherches Collectives.


R.F.F. et F.C. : Revue de Folklore Français et de Folklore Colonial.
R.T.P. : Revue des Traditions populaires.
INTRODUCTION

Le présent essai résulte des recherches d’un folkloriste soucieux


d’introduire des méthodes d’analyse scientifique dans le domaine de faits
auxquels l’attache sa vocation ; vocation qui n’est pas d’hier puisqu’elle
remonte à 1915, lorsqu’ayant volontairement quitté les bancs de la
Sorbonne, il se trouva vivre de la vie rude mais bonhomme, malgré ses
heures terribles, de ce village nomade qu’était une formation militaire
composée de paysans bretons et bas-normands. Depuis lors les problèmes
qui s’imposaient à lui demeurèrent constamment les mêmes : qu’est-ce que
cette culture populaire qui s’en va avec les traditions locales ? Comment et
pourquoi disparaît-elle ? Quels vides laisse-t-elle dans notre civilisation
moderne, et comment les combler ? On espère, après trente ans de
formation spéciale, d’enquêtes personnelles, d’enquêtes collectives, être en
mesure d’apporter à ces problèmes quelques réponses permettant de faire
servir les études folkloriques au progrès des sciences humaines.
Lorsqu’un champ de recherches a été exploité surtout par des amateurs
ou des autodidactes, la nécessité première est d’y introduire des méthodes
rigoureuses, et, comme toujours en matière d’invention, on s’avise
premièrement d’adapter ce qui déjà existe ailleurs. On s’adresse donc à des
genres de recherches qui paraissent voisins, et l’on s’efforce d’infléchir
leurs méthodes afin qu’elles s’appliquent aux faits qui nous embarrassent.
C’est ainsi — sans prétendre faire ici un véritable historique des études de
folklore 1, que Gaston Paris et les folkloristes français du dernier quart du
XIXe siècle se sont d’abord tournés vers la philologie. Le terme de
littérature orale venait d’être heureusement adopté. Il semblait justifié
d’étudier les récits ou dictons, une fois transcrits, comme on étudie des
textes. On concevait à cet égard de grands espoirs, beaucoup de peuples
antiques n’ayant légué qu’un faible bagage d’écrits. Il fallut vite en rabattre
et constater que les traditions orales avaient tellement voyagé qu’il était à
peu près impossible de s’en servir pour fonder des hypothèses solides sur
l’ancienne vie des peuples 2.
D’autres ont essayé de rattacher le folklore à l’histoire. Après
d’ingénieuses tentatives d’Henri Gaidoz, que l’on retrouvera principalement
dans la collection de sa belle revue Mélusine 3, P. Saintyves tenta de
systématiser cette méthode 4. Malheureusement il est déjà exceptionnel
qu’une même tradition soit l’objet de plusieurs bons témoignages
échelonnés dans le temps. A plus forte raison ne peut-on jamais disposer
d’une suite régulière de faits présentant la conservation ou l’évolution d’une
même tradition au cours des diverses époques historiques. Et si même il en
était ainsi, resterait toujours la grande différence qui sépare l’histoire stricto
sensu de l’histoire des civilisations et de la sociologie : l’une s’attache aux
événements qui changent ou peuvent changer les institutions, les autres, aux
institutions elles-mêmes. Si vous prétendez considérer une tradition en
historien, vous aurez tendance à la localiser exagérément. Vous en viendrez
à la tenir pour un événement ou pour la conséquence d’un événement. Sans
parler des innombrables fantaisies historiques dont les érudits locaux des
deux derniers siècles ont gratifié les légendes de leur petite patrie 5, de fort
bons savants — Henri Gaidoz lui-même 6 — ont, de ce fait, commis
l’imprudence d’assigner péremptoirement à telle rencontre historique
particulière l’origine d’une variante déterminée de tel ou tel récit. Il n’est
jamais recommandable de délimiter trop strictement dans le temps et dans
l’espace l’observance d’une tradition populaire 7.
On pouvait encore se tourner vers une science qui, au début du XXe
siècle, semblait ouvrir les plus vastes espérances : la sociologie. Retrouver,
derrière la masse flottante et confuse des usages ou des dires, les
groupements sociaux avec la netteté de leurs formes d’où une école
audacieuse et conquérante dérivait toute une causalité psychologique,
c’était enfin toucher terre, sentir un sol ferme sous ses pas.
Avec Andrew Lang 8 une tentative assez analogue avait été esquissée dès
les beaux jours de l’école philologique : on avait tenté maintes fois de
rattacher les thèmes mythiques à d’anciens rituels, et la collection de
Mélusine demeure, à cet égard, pleine de suggestions utiles. P. Saintyves
avait ingénieusement voulu retrouver des rites, notamment des cérémonies
d’initiation, derrière les récits de Perrault 9. Mais ce n’était encore qu’une
application indirecte de la sociologie. L’un des meilleurs esprits de l’école
sociologique française, Robert Hertz, avait entrepris, à la veille de la guerre
de 1914 où il devait disparaître l’un des premiers, des recherches de
folklore dont on trouve les reliquia dans ses Mélanges de sociologie
religieuse et folklore, fidèlement édités par M. Marcel Mauss 10. Un
chercheur infatigable, M. Arnold Van Gennep, a souvent dû à son
orientation sociologique le meilleur de travaux qui appellent d’autre part, il
est vrai, de fréquentes réserves. Au total ces indications semblaient
concorder et montrer la voie où devaient s’engager les folkloristes au
lendemain de la première guerre mondiale.
Sur le conseil de Marcel Sembat, à la mémoire duquel nous tenons à
rendre cet hommage, nous avions nous-même acquis une formation de
sociologue comme élève d’Henri Hubert puis de M. Marcel Mauss, et nous
étions familiarisé avec les ouvrages des comparatistes d’outre-Manche 11.
Hubert nous avait fait connaître les œuvres fondamentales de Jacob Grimm,
Wilhelm Mannhardt, Usener. Cette préparation nous montrait l’urgence
d’enquêtes prolongeant en France celles que Mannhardt avait inaugurées
sur des prisonniers français de la guerre de 1870, et dont Frazer avait tiré un
si grand parti dans son Rameau d’Or. Il s’agissait d’observer les
cérémonies, particulièrement les fêtes saisonnières, et plus généralement
toutes les pratiques collectives derrière lesquelles apparaissent des groupes
et sous-groupes caractérisant la société paysanne.
Telle fut notre intention en fondant avec Sir James Frazer, en 1928, la
Société du Folklore français. Nous savions que des enquêtes collectives
avaient été faites et que d’autres étaient en cours : Paul Sébillot avait lancé
de nombreux questionnaires par le canal de la Revue des Traditions
populaires ; M. Van Gennep en diffusait un autre avec beaucoup de
persévérance ; mais il s’agissait là d’un questionnaire général de folklore,
technique d’enquête qui nous semble extrêmement critiquable 12 ; la récolte
et le maintien de tels dossiers dans des archives individuelles nous paraît
d’autre part non moins regrettable 13. Nous pensions donc créer ainsi
l’instrument de travail collectif le mieux adapté à l’investigation
folklorique, qui, plus que toute autre recherche scientifique, repose sur une
collaboration constante avec l’amateur.
Notre proposition fut rejetée par des représentants de l’école philologique
et de l’ancienne Société des Traditions populaires, auxquels nous avions,
bien entendu, fait appel en fondant la Société du Folklore Français : on nous
opposa l’exemple donné par Gilliéron lorsqu’il préparait son Atlas
linguistique. On sait que Gilliéron envoya dans nombre de localités choisies
d’avance son collaborateur Edmont, dont le soin et la patience étaient
remarquables, et qu’il rassembla de la sorte, en un temps relativement
restreint, les éléments de sa monumentale publication. Depuis lors les
linguistes, parfois aidés des folkloristes, ont eu tout le loisir de contrôler
cette œuvre, dont les défauts sont maintenant beaucoup plus apparents
qu’ils ne l’étaient en 1928. Aujourd’hui linguistes, phonéticiens et
phonologistes préfèrent travailler avec un réseau de spécialistes régionaux,
eux-mêmes en relation avec de nombreux informateurs locaux. C’est
exactement la méthode que nous avions proposée à la Société du Folklore
Français lors de sa fondation.
Nous tournâmes la difficulté en fondant des Comités régionaux de
Folklore, le premier 14 avec M. Henri Vendel, le sénateur Henri Merlin et
mademoiselle E. Huard, en Champagne (cinq départements, siège social à
la bibliothèque de Châlons-sur-Marne) ; à notre demande le regretté Gabriel
Jeanton, secondé par M.E. Violet, en créa un autre en Mâconnais 15 ; plus
tard mademoiselle Leroy en fonda un troisième en Artois et le colonel Cros-
Mayrevieille un quatrième dans l’Aude 16. Ayant ainsi prouvé le mouvement
en marchant et en décidant d’autres à marcher par eux-mêmes, il nous fut
donné de trouver auprès de M. Henri Berr au Centre international de
Synthèse, et de M. Lucien Febvre, à ce même Centre et au Comité de
l’Encyclopédie Française, les conseils les plus éclairés et le plus précieux
patronage : sous la présidence de M. Lucien Febvre nous fondâmes ainsi la
Commission des Recherches collectives qui, suppléant la Société du
Folklore français dans la tâche urgente des enquêtes par questionnaires,
recueillit de 1934 à 1936 plus de 1.200 monographies folkloriques de
villages français. D’autres obstacles ont ultérieurement suspendu l’activité
de cette véritable « coopérative de travail scientifique » 17, mais grâce à elle
nous disposons d’un matériel d’enquête important et qui cependant n’a
cessé d’être tenu, dans des archives publiques, à la disposition des autres
chercheurs.
Or ce contact permanent avec la réalité folklorique, renforcé par de
fréquentes enquêtes personnelles sur le terrain, mettait en pleine lumière ce
que la plupart des enquêteurs sérieux avaient signalé depuis cinquante ans
et plus : le folklore non seulement évoluait, mais disparaissait. Quelques
spécialistes, égarés par certaines théories en vogue outre-Rhin, s’obstinaient
cependant à proclamer que le folklore, étant co-extensif à la vie du peuple,
se recrée sans cesse sous d’autres formes 18. Cet abus de langage, devant les
résultats massifs de nos enquêtes, devenait manifeste. Dès les premiers
travaux collectifs du Comité du Folklore champenois en 1930 il nous
apparut que toute étude folklorique devait, au moins pendant un certain laps
de temps, être dominée par ce fait considérable de la régression et de la
disparition de toutes les sortes de traditions sans qu’elles fussent remplacées
par d’autres traditions.
Nous avons dès lors introduit dans nos questionnaires une innovation :
des alinéas incitant les correspondants à dater la disparition d’une
cérémonie populaire, ou même à fixer les étapes de la décadence préalable.
En ce qui concerne le Carnaval par exemple on peut ainsi demander jusqu’à
quelle date des personnes de trente à quarante ans se sont déguisées pour se
mêler à la jeunesse ; jusqu’en quelle année les jeunes gens se sont déguisés
et ont « couru » dans les veillées depuis les Rois jusqu’aux jours gras ; à
partir de quand les déguisements se sont limités à la période des jours gras,
puis au seul mardi gras ; enfin depuis quelle année les enfants ont été seuls
à s’affubler de quelques masques ou oripeaux de papier. Nous préconisions
le report de ces données sur des cartes : grâce à des signes spéciaux, on
obtient ainsi des cartes régressives, soit que, pour une même année, les
signes divers représentent les états de plus ou moins grande régression du
même fait folklorique 19, soit qu’on signale sur une même carte les seules
périodes de disparition du phénomène 20.
Bien entendu cette investigation s’accompagnait d’une enquête sur
l’évolution des groupements de jeunesse, que nos observations nous
présentaient partout comme le principal support social de certains usages
calendaires. Mais cette recherche aboutissait assez vite à élargir
singulièrement notre angle de visée.
En effet l’activité traditionnelle des groupements consiste souvent en
farces, voire en brimades vis-à-vis d’autres personnes, et réclame, de ce fait,
l’assentiment, voire l’encouragement du reste de la commune villageoise.
Or c’est là que l’évolution se manifestait tout d’abord. Les victimes des
taquineries folkloriques ne les toléraient plus, et obtenaient, dans leur
défense personnelle, non seulement le concours actif des autorités — fait
qui n’avait rien de nouveau et où se sont accordées, depuis des siècles, les
autorités civiles et ecclésiastiques 21 — mais, chose beaucoup plus grave,
l’appui de l’opinion publique. De tels divertissements apparaissent, à partir
d’un certain moment, comme gênants, abusifs, et bientôt comme démodés,
ridicules, « pas modernes ». Dès lors le ressort est brisé. Les derniers
tenants de cette tradition semblent s’agiter dans le vide. L’usage vivait de la
faveur collective : du moment où la défaveur l’accompagne, il se survit
déjà.
Le problème sociologique était ainsi déplacé, étendu : il ne s’agissait plus
seulement d’un groupe au sein d’une société, mais de cette société tout
entière ; il ne s’agissait plus de telle ou telle croyance (ou représentation
collective) particulière à tel ou tel usage, mais du fait que tout un ordre de
croyances et d’usages, et pour mieux dire tout un monde spirituel, tout un
monde d’activités idéales et concrètes était rejeté après avoir été pieusement
préservé depuis un temps absolument immémorial. Il fallait aborder le
problème de cette révolution psychologique.
Ainsi nous avons été poussé de problème en problème presque à notre
corps défendant. Notre premier plan de travail, accueilli par M. Bouglé
(1932), annonçait un tableau descriptif de la régression des fêtes et
cérémonies traditionnelles et la recherche d’évolutions concomitantes
pouvant indiquer des causes probables ; notre second plan, accueilli par M.
Halbwachs (1938), annonçait un tableau descriptif de la structure sociale
traditionnelle de notre paysannerie, étude fondée sur l’analyse de la notion
de tradition en fonction de la notion de « genre de vie ». Cette analyse nous
oblige, finalement, à considérer non pas simplement des évolutions
sociales, ni les relations chronologiques qu’elles peuvent soutenir avec
certaines évolutions des genres de vie, mais les modalités psychologiques
de telles relations.
Nous constations à chaque pas, dans nos enquêtes, que les variations
déterminantes se produisent dans le champ de l’opinion, des croyances. Il
s’agit même à vrai dire non pas de variations, mais d’un bouleversement
dans les façons de penser, de sentir, d’agir. A moins donc de reculer devant
les questions, rien ne pouvait nous dispenser de reconnaître qu’il y a là un
problème de civilisation, puisque nous retrouvons jusqu’en protohistoire la
trace de croyances et de pratiques apparentées à celles qui disparaissent
sous nos yeux 22, que cette disparition porte non pas sur certaines traditions
particulières mais sur un ensemble de traditions qui constituait jusqu’au
siècle dernier le milieu spirituel où vivaient les classes populaires et, en
grande partie, les autres classes sociales.
C’est en effet à notre sens, une erreur que de définir le folklore par un
caractère exclusivement populaire. Cette définition est un héritage
romantique. Paul Sébillot s’était déjà intéressé au folklore bourgeois. Il ne
fait pas de doute qu’un ensemble d’usages traditionnels, un calendrier de
petites fêtes, un certain lot d’idées répétées, de comportements rigides
constituait dans chaque famille bourgeoise du siècle dernier une sorte de
climat folklorique. Parmi ces traditions, certaines étaient assez archaïques
pour mériter d’être assimilées aux traditions populaires. On participait au
Carnaval ; on craignait le sel renversé, on mettait une pièce de vêtement
neuve à Pâques.
Quant à la culture intellectuelle de ces classes dirigeantes, elle avait, elle
aussi, un caractère traditionnel très différent de notre culture intellectuelle
contemporaine. L’enseignement secondaire était demeuré, depuis l’époque
gallo-romaine jusqu’à la IIIe République, essentiellement rhétorique. Les
hommes de ma génération ont connu dans leur enfance des lettrés qui ne
pouvaient dire quelques phrases sans y insérer une citation latine : d’où
l’adjonction aux petites éditions du dictionnaire Larousse d’un Dictionnaire
des locutions latines et étrangères imprimé sur feuillets roses pour être plus
facilement retrouvé dans le corps de l’ouvrage. Ce bagage de centons
devenu littérature orale après les années de collège ne saurait évidemment
être comparé, pour son ancienneté, aux croyances superstitieuses. Il n’en
était pas moins révélateur d’un tour d’esprit aujourd’hui disparu. La culture
moyenne consiste de nos jours à « se tenir au courant des dernières
nouveautés » en matière d’arts ou de lettres, voire de vulgarisation
scientifique. Il y a cent ans, la culture moyenne consistait essentiellement
dans la fréquente lecture d’auteurs qui devaient à ce privilège leur place au
rang des classiques. « Quels sont vos classiques ? », se demandait-on.
Question qui ne se pose plus guère.
La culture intellectuelle, ayant ce caractère, permettait la conservation
d’une masse de traditions que l’on acceptait en quelque sorte
subsidiairement : elles « allaient de soi ». Elles ne gênaient personne et
personne ne remarquait leur existence, tant elles paraissaient normales.
Elles ne devaient leur durée ni à un enseignement ni à des livres 23, mais à
une sorte de force interne mystérieuse. C’est ce mystère que nous nous
proposons de dissiper. Mais auparavant il nous faut bien spécifier de quoi il
s’agit.
En parlant d’une civilisation traditionnelle, nous laissons donc de côté
tous les éléments de culture savante : scientifiques, littéraires, artistiques,
religieux ou philosophiques. Nous n’envisageons que des éléments culturels
non élaborés intellectuellement, élaboration qui est à la fois la condition et
la conséquence de l’enseignement et de l’intervention de l’écriture, de
l’imprimerie, ou des moyens tout récents de diffusion de la pensée :
phonographe, radio. Ces éléments, dès que nous les étudions, s’avèrent
extrêmement archaïques, malgré la présence constante, parmi eux,
d’éléments beaucoup plus récents hérités de modes aristocratiques ou
bourgeoises, ou provenant de l’influence de courants de culture supérieurs
(tel l’exercice du culte chrétien). C’est ce fond de traditions non élaborées
intellectuellement 24 dont nous nous proposons d’étudier les caractères non
par une étude d’ensemble qui réclamerait un grand nombre de volumes,
mais par l’analyse d’exemples caractéristiques. Nous tenterons ensuite de
comprendre pourquoi ces traditions vivaient et pourquoi elles meurent.
Nous croyons devoir dès l’abord insister sur la nécessité de ce terme
unique et global de civilisation traditionnelle. Loin de nous l’absurde
prétention de nier l’originalité de chaque civilisation successive, ou la
prétention non moins irrecevable de couvrir sous ce même et seul terme
toutes les civilisations depuis la préhistoire jusqu’au XXe siècle. Nous
laissons de côté, dans ces civilisations, tout ce qui est aristocratique, tout ce
qui est l’oeuvre de spécialistes d’un travail intellectuel, tout ce qui est
enseigné par des éducateurs professionnels, tout ce qui est connu par l’écrit
ou l’imprimé. Ce qui reste — façons de vivre, de penser, de dire, d’agir — a
un caractère prodigieusement vétuste à côté de traits manifestement
empruntés à des modes plus ou moins récentes. Ainsi décantée, la notion de
civilisation traditionnelle nous paraît non seulement défendable mais utile
en ce qu’elle oblige à considérer un aspect trop négligé des diverses
civilisations.
Nous ne prétendons pas que ce stock de traditions archaïques soit partout
identique. Mais, jusqu’au machinisme, toute civilisation comporte un
certain lot de très lointains archaïsmes, quels qu’ils soient. C’est cette haute
ancienneté, généralement plus lointaine que l’antiquité classique, qui
constitue, à notre sens, l’aspect le plus remarquable de cette civilisation
traditionnelle. Ainsi comprise, elle pourra se confondre avec la notion de
folklore que tant d’auteurs se sont vainement évertués à préciser. On ne peut
définir correctement le folklore ni par son caractère populaire ni par son
caractère traditionnel. Il y a — nous l’avons dit — des folklores non
populaires. Il y a, de même, des traditions non folkloriques : toutes celles
qui s’acquièrent par les cultures supérieures (pour ne parler que du passé
révolu, il y avait une tradition du discours latin, de la pièce de vers latins).
En identifiant le folklore à la civilisation traditionnelle, nous déterminons
donc l’un et l’autre par trois caractéristiques :
1° Etre constitué par des éléments de civilisation très archaïques ;
2° Ne comporter aucun mode de transmission savante : enseignement par
professionnels spécialisés, écriture, imprimerie ou procédés plus modernes
de diffusion de la parole, ce qui exclut toute élaboration intellectuelle, toute
reconstruction en doctrines ou en théories ;
3° Comporter une certaine contamination d’éléments de civilisation
beaucoup plus récents, provenant de modes ou d’influences culturelles
aristocratiques ; toutefois cette contamination n’aboutit pas à une fusion,
précisément faute d’élaboration intellectuelle : il y a bien plutôt
juxtaposition, agrégation d’éléments composites, préservant par conséquent
une relative pureté des éléments très anciens. Ce phénomène de
juxtaposition est particulièrement manifeste dans l’art populaire et peut
servir à le définir.
Si nous considérons maintenant les éléments archaïques de toute
civilisation traditionnelle, nous remarquons entre eux de surprenantes
analogies. Telle fut la constatation qui revenait au premier plan de toutes
nos recherches.
Quel que soit l’ordre de faits traditionnels que nous examinions grâce à
nos enquêtes, nous trouvons des faits correspondants dans les sociétés dites
primitives qu’étudient les ethnographes, dans les sociétés antiques, et dans
ce que l’archéologie et de rares textes nous permettent de présumer des
sociétés protohistoriques. Nous reconnaissons volontiers qu’il s’agit là de
civilisations profondément différentes à d’autres égards. Mais le spécialiste
des traditions est obligé de mettre l’accent sur l’aspect des faits
correspondant à sa spécialité. Tout se passe comme si l’homme avait
perpétué des traditions jusque sous nos yeux, pour se mettre à les rejeter et à
les oublier en quelques dizaines d’années. Voilà pourquoi nous étions, sous
peine d’atténuer nos constatations, contraint de parler d’une civilisation
traditionnelle et de son brusque déclin. Quelle pouvait être la cause de ce
déclin ?
Les questions que nous posions à cet égard ne suscitaient que des
réponses assez générales, mais dont le sens était cependant remarquable. On
invoquait l’introduction de la presse dans les moindres hameaux, l’action
persévérante de l’école primaire, l’usage grandissant de l’écrit et de
l’imprimé. C’était invoquer les effets de certaines techniques spécialement
adaptées à la vie intellectuelle et qui en suscitent le développement.
Chose singulière, on ne nous parlait guère du service militaire,
contrairement aux indications que des maîtres éminents nous ont plusieurs
fois données dans ce sens. Ceux-ci estiment avec raison que la conscription
« déracine » le jeune paysan, l’oblige à voir qu’il existe autre chose que son
milieu communal, et suscite ainsi dans son esprit une attitude critique,
bientôt négatrice, à l’égard des traditions. Ils attribuent à la multiplicité de
ces cas la décadence grandissante du folklore rural. Il est certes indéniable
que la vie, voire le métier militaire ont rendu à nos villages bon nombre d’
« esprits forts », dont l’autorité locale est assurée par le prestige de leurs
services guerriers. Pourtant nous devons constater que cette introduction de
notes discordantes dans le concert des opinions traditionnelles s’est déjà
produite au début du XIXe siècle sans provoquer alors de grands
changements dans la mentalité villageoise. Les anciens soldats se
réadaptent vite à l’ambiance natale, tout comme le font les anciens
émigrants rentrant après fortune faite. Il en est ainsi tant que la commune
paysanne constitue une véritable communauté spirituelle. L’effet des lois
militaires de notre IIIe République s’est exercé sur un terrain fort différent.
L’homogénéité morale du village avait alors été déjà mise en question par
des transformations dans les façons de vivre de chacun. Tout est là, en effet.
La vie militaire temporaire ne touche que les hommes, et à un certain âge de
l’existence. Tandis qu’ils sont absents, la vie du village continue, et si rien
ne la modifie, elle les réabsorbe sans peine à leur retour. Pour mettre en
décadence les traditions de notre paysannerie, il fallait des ébranlements
frappant toutes les catégories de gens, hommes ou femmes, jeunes ou vieux.
Que l’on se reporte en effet aux bons observateurs de nos campagnes vers
la fin du siècle dernier : on notera que ce qui a le plus frappé, c’est la
création des routes et des voies ferrées. Voici par exemple les Esquisses du
Bocage normand, de Jules Lecœur 25. Après avoir montré comment cette
contrée pratiquait, au XVIIIe siècle, l’agriculture temporaire décrite plus
près de nous par Marc Bloch dans ses Caractères originaux de l’Histoire
rurale française, comme une pratique médiévale 26, Lecœur note : « Trop
peu multipliés dans le Bocage, les chemins n’étaient pour la plupart que de
véritables sentiers, difficiles d’accès, à cause de la configuration accidentée
du sol, et de leur mauvais état. Creusés parfois aussi profondément que le lit
d’une rivière, dépourvus d’entretien, et serpentant d’ordinaire sous une
épaisse voûte de feuillage, ils gardaient une obscurité, une humidité
perpétuelles. Des ornières profondes bordaient ceux-ci, et ceux-là étaient
coupés en travers de pas de bœufs, sillons aussi régulièrement espacés que
les bâtons d’une échelle, creusés par les pas des bestiaux. Toujours boueux
l’été, envahis par l’eau durant l’hiver, ils étaient presque impraticables pour
les chevaux un bon tiers de l’année, et pour les gens de pied, les deux tiers
au moins. La plupart étaient dépourvus de ponts sur les cours d’eau que les
attelages devaient traverser à gué, et les piétons sur un tronc d’arbre,
souvent tremblant et vermoulu, jeté en travers. Les passerelles qui tenaient
lieu de ponts, ne consistaient qu’en deux poutres assemblées, dites les
planches, d’où le nom d’un grand nombre de localités. Un cheval seul y
pouvait passer, et la nuit, le voyageur y courait le danger de tomber dans
l’eau. »
Qu’on ne s’imagine pas que cet état de choses fût particulier au Bocage
normand. Le thème de La Mare au Diable 27 montre un couple paysan
voyageant sur de simples pistes à travers les étendues désertiques du pays
de George Sand. Un autre excellent peintre de la vie paysanne, Eugène Le
Roy, nous montre le même état de choses au début de son roman
périgourdin, Nicette et Milou 28 : les femmes allaient à pied d’Hautefort à
Périgueux, par un chemin difficile : « Le chemin est mauvais, montueux,
bosselé, raviné, avec des bourbiers dans les fonds, qu’il faut traverser sur de
grosses pierres » 29. Pour nous assurer qu’il n’y a là aucune exagération
littéraire, voici un petit fait à l’appui. En 1830 le château d’Hautefort
appartenait au maréchal baron de Damas, qui suivit la famille royale en
exil. Les siens, surpris par la révolution de Juillet, se réfugièrent au château
d’Hautefort, voyageant sous un faux-nom dans des voitures sans armoiries.
« A deux lieues d’Hautefort, il n’y avait plus de routes, rien que des
chemins de traverse ; on s’arrêta au château de Rastignac... ; on y laissa les
voitures et, à l’aide de charrettes à bœufs, on arriva au but si péniblement
cherché 30. » Il serait facile de multiplier de tels témoignages concernant les
régions françaises les plus diverses. En voici encore un, cette fois d’une
province de l’Est. L’abbé Louis Lallement, dans ses Echos rustiques de
l’Argonne (Châlons-sur-Marne, 1910) a reproduit (p. 36-43) un « Noël du
Doyenné de Sainte-Menehould, d’après un imprimé du XVIIIe siècle ».
Cette chanson naïve montre les habitants des divers villages se mettant en
marche pour apporter des offrandes à l’Enfant-Dieu. On y lit (p. 40) :

Les embourbés de Gizaucourt,


Et La Chapelle avec Felcourt,
S’en vont tout droit à Mafricourt,
Le bissac sur l’épaule,
Rempli de poissons estimés,
En la main une gaule
Pour sauter les fossés.

C’étaient là choses d’expérience quotidienne.


La route, puis la voie ferrée, enfin l’automobile, la bicyclette, le camion,
la motocyclette, et en dernier lieu l’autocar ont accrû les facilités de
communications à une cadence accélérée jusqu’en 1939. Il est peu de
familles paysannes qui ne connaissent Paris. Les gens des hameaux les plus
reculés viennent en autocar ou à bicyclette faire leurs ventes et leurs achats
au chef-lieu départemental, voire à la capitale régionale. La radio résonne
dans la plupart des fermes. Le cinéma s’installe, le samedi ou le dimanche,
dans la salle d’auberge. En allant faire paître les vaches, les jeunes garçons
sifflent ou chantent un air de tango ou une mélodie de music-hall parisien.
Mais les transformations de l’existence quotidienne ne se sont pas
bornées au domaine de la circulation, et de la diffusion des images ou des
sons. Les réponses à nos enquêtes ont insisté sur d’autres faits : l’arrivée
des moteurs dans le moindre village, d’abord sous la forme de la
locomobile actionnant la batteuse, qui supprimait aussitôt le battage en
grange, l’une des occupations sédentaires permanentes ou presque ; — puis
les tracteurs ont actionné à travers champs les moissonneuses-lieuses qui,
dès longtemps, attelées de chevaux, avaient aboli l’emploi des compagnies
de moissonneurs 31. Or ces compagnies paraissaient bien avoir servi de
support social aux fêtes de moisson — le « tue-chien » lorrain, le
« cochelet » champenois, la « passée d’août » d’Ile-de-France et de
Picardie 32 —, fêtes dont les derniers échos résonnaient toujours à
l’occasion des battages à la machine, parce que de telles journées réclament
une concentration temporaire de main-d’œuvre.
Mais ici encore le problème de l’évolution régressive du folklore ne se
limitait pas au maintien ou à la disparition de tel groupement social. Ce qui
s’évanouissait dans l’oubli, ce n’était pas seulement la fête des
moissonneurs, mais toute une série d’usages traditionnels non pas limités au
petit groupe spécialisé des travailleurs agricoles temporaires, mais propres à
tout cultivateur du temps jadis, témoin les petites croix que l’on plantait
dans les champs le 3 mai, jour de l’Invention de la Croix, pour les retrouver
à la moisson 33 ou les rameaux de buis que chacun allait porter dans les
emblavures 34. A l’introduction d’un outillage entièrement nouveau
correspondait non pas la désagrégation de telle formation sociale avec son
cortège restreint de croyances et de pratiques collectives, mais un
changement dans la mentalité de tous.
Notre analyse nous conduisait du reste jusqu’aux détails de telles
transformations 35. Nous en donnerons deux exemples, l’un montrant la
manière dont un outillage nouveau rend une antique cérémonie
techniquement impossible, l’autre indiquant une cause de décadence
indirecte mais non moins efficace.
Le premier est relatif à la cérémonie dite, dans beaucoup de nos régions,
« bouquet » de moisson. Frazer l’a longuement étudiée comme fête de la
dernière gerbe 36. En Normandie, les moissonneurs préparaient quelque
temps à l’avance un curieux objet fait de paille tressée ressemblant à une
pièce montée plus encore qu’à un bouquet ou à une poupée (il affecte cette
forme en d’autres pays) ; le jour venu, ils l’offraient en grande pompe à la
fermière. Dans le Centre de la France, cette offrande était constituée par une
gerbe plus grosse que les autres, et parée de rubans : c’était la gerba bauda
ou gerbaude 37. Frazer a parfaitement montré comment cette grosse gerbe
est elle-même bouquet ou poupée féminine. Elle était offerte par les
moissonneurs et javeleuses.
Une telle fête est inconcevable sans l’action de rassembler les épis
coupés en gerbes, de dresser et de grouper ces gerbes dès la moisson. Nous
avons nous-même orienté certaines enquêtes vers cet art ancien de la
manutention des épis coupés, et reconnu que la mise des gerbes en tas dans
les champs comportait une grande diversité d’usages permettant de
distinguer des aires de répartition des divers types de tas de gerbes 38. Or
l’intervention de la moissonneuse-lieuse met fin brusquement à ces
techniques parce que la nouvelle machine dispose elle-même les épis en
petits tas ficelés mécaniquement : plus besoin de les botteler ; plus besoin
des javeleuses expertes à manier les liens de seigle ; plus moyen de dresser
avec des gerbes épaisses, solidement assemblées, ces petits édifices
réguliers dont l’architecture eût pu naguère suffire à distinguer une région
d’une autre, tout comme le permettent encore les types de maison rurale 39 :
tout au plus peut-on réunir en un tas assez informe quelques paquets ficelés,
et c’est tout. Qui ferait désormais gerbaude ou « bouquet » de moisson ?
L’autre exemple montrera mieux encore comment nous avons été poussé
par nos enquêtes vers des problèmes plus généraux. Le Carnaval comportait
naguère une quête faite par les jeunes gens affublés de déguisements. Cette
quête réclamait non pas de l’argent mais des dons comestibles, et
particulièrement des oeufs, de la viande ou de la charcuterie. Elle avait un
caractère contraignant extrêmement marqué : les jeunes « carnavals »
s’arrogeaient au besoin le droit de couper eux-mêmes leur part des jambons
ou des autres pièces de charcuterie que toute bonne ferme d’Argonne ou de
Champagne gardait sous les poutres du plafond 40 ; et nul ne s’avisait de
leur contester ce privilège temporaire.
L’abbé Lallement cite, dans Folklore et vieux souvenirs d’Argonne
(Châlons-sur-Marne et Paris, 1921, p. 163-164), une chanson composée en
1867 par le poète rustique Jules Soudant, et qui met en scène un jeune gars
« roulant » Carnaval et se disposant pour la quête du mercredi-des-cendres :

J’ s’ran conscrits l’annéïe qui vii,


J’ nou z’a véran p’têt dud’ touci 41.
Mais mécurdi j’ fran enn’ quette,
J’ ramass’ran dè boun’ noquette [morceaux]...
Quan j’aran fait nout’ tournée
J’aran pour nous n’ boun’ potée
D’ sauciss’, d’andouill’ et d’cout’lette
J’ pourran fair’ enn noce complette
Av’ in bichet d’ poum’ du terre
Et don cid’ plein n’seille à traire ! »

La bombance que faisait ainsi la jeunesse du village était l’une des très
rares occasions de l’année où l’on mangeât de la viande, si bien que certains
érudits fantaisistes ont cru pouvoir retrouver le radical carn dans le mot de
Carnaval. Il est vraisemblable que l’Eglise, lors de la christianisation des
usages païens au début du haut moyen âge, n’eut aucune peine à instaurer la
règle du Carême : après la ripaille carnavalesque, comment n’eût-on pas fait
maigre, puisqu’on ne mangeait de viande que deux ou trois fois l’an ?
En revanche, l’introduction du plat de viande fréquent, voire quotidien,
dans l’ordinaire de beaucoup de foyers campagnards a enlevé toute raison
valable à la quête en nature faite par les masques. De là à la considérer
comme un abus, il n’y avait qu’un pas. Les jeunes gens, qui ont leur fierté
et un sens fort vif de l’opinion publique, ne pouvaient dès lors que
s’abstenir de leur tournée traditionnelle. L’alimentation, et son évolution
contemporaine, ont donc joué un rôle actif dans la régression du folklore 42,
et M. Lucien Febvre orienta très justement l’activité de la Commission des
Recherches collectives dans ce sens 43.
Or cette direction nouvelle de nos observations nous conduisait vers un
domaine déjà scientifiquement exploré : celui de la géographie humaine.
Après les articles fondamentaux publiés par Vidal de la Blache et son
ouvrage posthume de Principes 44, M. Lucien Febvre l’avait présenté dans
son livre sur La Terre et l’Evolution humaine 45. Dès 1932 Albert
Demangeon accueillait favorablement notre projet d’étudier concurremment
l’évolution folklorique et celle des divers « genres de vie ». En effet nos
investigations directes nous avaient montré qu’en matière de folklore la
transition des faits spirituels aux faits économiques est insensible, ce qui ne
surprendra aucun sociologue, étant donné qu’il s’agit de faits archaïques.
Les chapitres du présent travail se sont ainsi peu à peu dégagés d’une
recherche que nous avions le seul souci de pousser jusqu’à son terme.

Il faut maintenant faire notre bilan. Il nous semble vain de traiter de la


régression contemporaine des traditions, ou de parler du folklore de façon
générale sans poser le problème de la véritable révolution qui a bouleversé,
en quelques générations, la mentalité commune, naguère consentante,
approbatrice, désormais défavorable et sarcastique, à l’égard des mêmes
coutumes. C’est là que réside l’intérêt des recherches folkloriques,
lesquelles, prises en elles-mêmes, et sans cet arrière-plan psychologique, ne
sauraient figurer que parmi les aspects mineurs et tout à fait secondaires des
sciences de l’homme.
En bref les pratiques traditionnelles nous intéressent d’autant plus
qu’elles révèlent des croyances. Ces pratiques, et ces croyances à leur tour,
nous intéressent d’autant plus qu’elles sont apparentées à des faits
« primitifs » ou antiques permettant de parler d’une persistance des
traditions au travers des millénaires. De ce point de vue l’évolution
humaine apparaît sous un jour que les philosophies de l’histoire ne faisaient
pas prévoir : au lieu d’étapes et de progrès successifs, le spécialiste des
traditions constate de surprenantes persistances suivies d’un rapide
anéantisement. Le fait est signalé par ces lignes récentes de M. André
Siegfried préfaçant un ouvrage consacré à la transformation du genre de vie
d’une commune rurale française, ouvrage dans lequel il n’est pourtant fait
aucunement état des coutumes ni du parler local 46.
« Il y a là un passage que l’on peut dire fondamental, parce qu’il n’est
pas d’une période historique à une autre période historique, mais d’un âge
de l’humanité à un autre âge de l’humanité. Depuis les temps lointains de la
préhistoire jusqu’au XIXe siècle, les progrès ont été splendides, mais au
moins dans nos campagnes les conditions matérielles de la vie avaient en
somme peu changé : c’était un âge préindustriel qui durait depuis les débuts
du néolithique et qui s’exprimait dans la persistance de la communauté de
village, avec ses paysans et ses artisans travaillant les uns à côté des autres,
les uns pour les autres, en économie à peu près fermée. Les conséquences, à
tous égards, étaient à peu près celles d’une asepsie. C’est dans ce régime
social, peut-être dix ou vingt fois millénaire, que la machine — car c’est
d’elle que tout est venu — a fait irruption, bouleversant les méthodes de
production et de fabrication, renversant les barrières, mettant en contact les
sociétés les plus diverses, ouvrant partout portes et fenêtres. »
Ce que M. André Siegfried dit du genre de vie, nous avons à le dire des
modalités de la pensée. Lucien Lévy-Bruhl a déterminé les caractéristiques
d’une mentalité « primitive » à laquelle les croyances, les manières de
penser et de dire hier encore traditionnelles correspondaient comme autant
d’échos affaiblis mais authentiques. Cette mentalité n’avait donc été
sérieusement entamée, au sein des classes populaires, ni par la culture
classique durant les siècles de l’antiquité, ni par la culture rationaliste
depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Or cette masse de croyances et
d’usages, foncièrement apparentée à ce que L. Lévy-Bruhl qualifie de
mentalité « primitive », vient de s’évanouir sous nos yeux en quelques
décades.
Il y a donc bien là « le passage d’un âge de l’humanité à un autre âge de
l’humanité », et l’on peut, parlant de cet âge révolu, dire qu’une certaine
civilisation prend fin ou a déjà pris fin sous nos yeux, bien que ce terme
corresponde, ici, à une durée qui excède de beaucoup les époques dans les
limites desquelles historiens et sociologues ont accoutumé d’enfermer les
civilisations. En effet, non seulement les traditions — croyances, usages,
formes sociales, techniques d’un certain niveau — sont indéniablement des
faits de civilisation ; mais au sein des communautés villagoises, comme
naguère au sein des communautés citadines, ces traditions constituaient des
ensembles — nous ne dirions certes pas des architectures logiques — dont
la cohésion assurait l’équilibre moral et social du groupe. Nous ne voyons
dès lors aucune raison de ne point parler d’une civilisation traditionnelle,
persistant à travers les grandes périodes historiques, sous-jacente aux
civilisations des classes supérieures qui se succédaient au firmament de
l’Histoire et de la pensée, et cependant une depuis un terminus a quo
difficile à préciser, mais que de nombreux avis compétents et convergents
engagent à fixer à l’âge néolithique 47.
Telle pourrait donc être la notion centrale du présent travail. Ses
caractères nous assignent diverses tâches.
La première et la plus importante sera de nous demander si un genre de
vie persistant a pu être aussi longuement associé à des traditions spirituelles
non moins persistantes. Les constatations que suscitent autour de nous les
transformations industrielles inciteraient facilement à un déterminisme
sommaire. Il serait bien imprudent de noter qu’en faisant varier les
conditions matérielles d’existence on détermine des changements dans toute
la civilisation, et d’en conclure que les faits économiques sont la cause de
tous les phénomènes humains : une telle hâte nous reporterait au temps où
Gabriel Deville vulgarisait un « déterminisme économique » en l’attribuant
à Karl Marx. Depuis lors nous avons eu en France l’éclosion d’une
puissante école de géographie humaine, dont les acquisitions scientifiques
ne cessent de s’accroître. La constance et la fécondité de ce travail depuis
près d’un demi-siècle indiquent qu’on ne saurait poser des problèmes de
civilisation sans en tenir le plus grand compte.
Comment donc aborder cette question du rapport entre certains genres de
vie et certains ensembles de traditions spirituelles ? Nous nous rappellerons
que Vidal de la Blache a défini le genre de vie en fonction moins peut-être
du milieu que des collectivités humaines et de leurs « préférences tenaces ».
L’aptitude à construire et à équilibrer des genres de vie apparaît ainsi
comme une propriété originale des groupes d’hommes. Il importe de se
demander ce qu’une telle propriété implique, quelles aptitudes humaines
elle met en jeu.
On peut sans doute se poser cette question en partant de diverses
catégories de faits, et il est fort possible que l’ethnographe et le spécialiste
de la psychologie animale soient mieux placés que nous pour y répondre.
Sans ignorer délibérément ces connaissances, nous nous efforcerons
cependant de partir, chaque fois que nous le pourrons, du domaine qui nous
est propre. Nous pensons en effet que l’étude de l’artisanat et de la
paysannerie aurait pu être davantage mise à profit par les préhistoriens et
les théoriciens de l’évolution. Tel était déjà le sentiment de l’archéologue et
technologue Franchet, qui n’a malheureusement pu mener jusqu’à leur
terme les études comparatives qu’il avait instaurées entre la préhistoire et
les objets folkloriques qu’il récoltait, principalement en Beauce 48. Nous
croyons d’autre part que l’étude de l’évolution humaine repose fatalement,
jusqu’aux époques historiques, sur une base de faits si étroite qu’elle oblige
à des connaissances de première main. Le danger est grand d’utiliser les
résultats obtenus par des disciplines où l’on n’a pas acquis personnellement
cette familiarité de l’esprit avec les faits qui guide et limite intuitions et
hypothèses. Ces résultats n’ont en effet rien de commun avec des formules
mathématiques : celles-ci, une fois découvertes, deviennent un instrument
également maniable pour tous ceux qui se les assimilent. Nous n’irons donc
que vers les sciences dont les phénomènes se confondent en partie avec
ceux que nous croyons convenablement posséder, et toujours pour
rechercher en elles ce qui éclaire les traditions et ce que les traditions
éclairent. Si nous n’hésitons pas à suivre ainsi les traditions dans les
directions très diverses et très lointaines où elles peuvent nous mener, nous
garderons cependant leur examen comme un fil d’Ariane, et comme notre
sauvegarde scientifique.
Cette démarche nous conduira donc à rechercher si la notion de tradition
permet de mieux saisir comment ont pu se former et se maintenir des genres
de vie archaïques. Réciproquement les vues que nous aurons ainsi acquises
nous obligeront à poser de nouveau la question de la nature des croyances
dites primitives. Emile Durkheim et Lucien Lévy-Bruhl — tout au moins
dans ses premiers ouvrages — leur assignaient une origine strictement
collective en ce sens qu’ils les faisaient dériver des impressions que suscite
la participation à une collectivité, la mentalité rationnelle étant au contraire
fondée sur l’expérience, sur le contact entre l’homme et la matière.
L’affirmation initiale de Lévy-Bruhl, déclarant que la mentalité primitive
serait « imperméable à l’expérience », a fait l’objet de discussions critiques,
principalement de la part de M. Przyluski 49. Le rôle joué par les traditions
dans la création et dans l’équilibre du genre de vie nous obligera à apporter
notre contribution limitée à cette controverse. La seule étude des traditions
nous y contraindrait du reste : ce serait en effet méconnaître un de leurs
aspects les plus constants que de ne pas signaler qu’elles favorisent les états
d’esprit « mystiques ». Ces constatations nous engageront donc à croire que
cette mentalité mystique est, au moins partiellement, fondée sur de
l’expérience. Mais quelle expérience ?
Dans cet important débat il se peut que l’on n’ait pas noté dès l’abord
toute la portée des travaux dont M. Ph. de Félice a donné les premiers
résultats dans son ouvrage sur les Poisons sacrés 50. Le fait que les
populations archaïques ont recours aux stupéfiants, aux danses
tourbillonnantes comme à des moyens d’accès au sacré incite à penser que
la communication avec le divin a chez elles une base sensible et sensori-
motrice 51. Nous nous demanderons si certaines sortes d’activités concrètes
ont pu jouer ce rôle et comment sentir, penser, agir traditionnellement
peuvent orienter le sujet vers cette mentalité mystique.
D’autre part nous aurons à montrer en quoi le fait d’agir
traditionnellement influe sur l’idée que l’homme se fait du cours des choses
et l’engage vers un certain type d’explication auquel peuvent correspondre
à la fois les mythes et la notion de Destin.
C’est là que notre recherche apportera par avance quelques éléments à
l’étude qu’impliquerait ultérieurement notre notion d’une civilisation
traditionnelle si elle était admise : étude des rapports entre cette civilisation
sous-jacente et comme souterraine, et des grandes civilisations
aristocratiques. Nous tenterons de donner quelques exemples des matériaux
que l’examen des traditions peut apporter notamment à l’histoire de la
philosophie.
Notre examen de la vie traditionnelle serait incomplet si nous nous
contentions de l’acte de décès que nous ont paru établir nos enquêtes. A ce
point de notre recherche, nos analyses nous auront permis de distinguer
assez clairement les composantes des traditions pour que nous puissions
dire si tout meurt en elles. En montrant comment s’évanouit leur caractère
principal, nous aurons à constater que les tendances auxquelles elles ont
répondu depuis un passé immémorial existent toujours et se manifestent
autrement dans notre vie moderne.
Notre vœu est, ainsi, que cette étude des aspects traditionnels de la
civilisation contribue à faire mieux comprendre ce qu’est la civilisation
elle-même, et comment elle se renouvelle non sans demeurer secrètement
fidèle à tout le passé de l’humanité.
LIVRE PREMIER

LA DÉCADENCE DU FOLKLORE
RURAL. — RECHERCHE D’UNE
MÉTHODE

*
CHAPITRE I

LA RÉGRESSION DES CÉRÉMONIES


PAYSANNES TRADITIONNELLES

L’objet de notre recherche est l’évolution des traditions et les


conséquences que celte évolution comporte. Cette étude diffère donc des
travaux habituels des folkloristes. Ceux-ci se proposent en effet très
généralement de dresser des tableaux de traditions populaires. Or d’une part
nous mettons constamment l’accent sur le caractère évolutif des faits
étudiés, d’autre part leur caractère populaire nous apparaît comme
secondaire. Eclairons d’abord ce dernier point.
La nature scientifique acquise peu à peu par la culture des classes
dirigeantes depuis la Renaissance a eu pour effet de restreindre
progressivement au peuple, puis surtout au peuple des campagnes, l’usage
d’une culture principalement traditionnelle. On pourrait cependant mettre
en évidence le fait que les classes dirigeantes — noblesse et diverses sortes
de bourgeoisie — ont gardé et gardent une part, évidemment décroissante,
de pensée, de comportement, d’enseignement traditionnels. Il y avait des
traditions aristocratiques et bourgeoises, mais accommodées à une culture
rationaliste qui les masquait, et dont l’absence rendait choquantes et
ridicules les traditions populaires.
Le peuple apparaissait donc, au XIXe siècle, comme le conservatoire
vivant des traditions : d’où l’invention et la fortune de l’expression folk-
lore 52. D’où également les méprises auxquelles cette expression a conduit.
Née d’une réaction de l’Allemagne contre la philosophie française du
XVIIIe siècle (l’Aufklärung), la Volkskunde, forme allemande des études
folkloriques, a suivi le sens général du romantisme germanique : le besoin
de rechercher par l’intuition, par une inspiration mystique, l’essence et les
commandements profonds de la société conçue comme une entité éternelle,
une réalité métaphysique immuable, on devait bientôt dire : une race 53.
Impressionnés par les travaux de leurs confrères d’Europe Centrale,
quelques folkloristes français ou belges ont conçu leur discipline comme
vouée à l’étude du peuple lui-même en tant que réalité distincte et originale
au sein du corps social. M. Arnold Van Gennep en a même conclu, à l’instar
des tenants de la Volkskunde, que le folklore a pour « objet d’étude un être
vivant » et fait donc partie « des sciences biologiques 54 ».
Nous croyons avoir contribué à replacer ces études dans leur voie propre
en définissant le folklore non par le commentaire du mot « folk-lore », mais
par des critères psychologiques, dont le principal est l’absence de pensée
logiquement systématisante, et, en particulier, de pensée scientifique. De
son côté, M. Van Gennep est demeuré conforme à sa méprise en nous
reprochant d’avoir « éliminé du folklore la notion de peuple, qui est
essentielle 55 ». On voit que cette notion n’est essentielle que si l’on part
non pas de la réalité à étudier, c’est-à-dire des traditions, mais du mot par
lequel on désigne cette réalité depuis cent ans : folk-lore. Tout cela prouve
simplement que le mot était mal choisi, puisqu’il correspondait à un état
passager des sociétés occidentales. Ce qui est essentiel, c’est la présence ou
l’absence des notions et des applications scientifiques dans la pensée et le
comportement. Que cet état de la culture caractérise une classe sociale, ou
une autre, ou l’ensemble de la société, c’est le résultat des conditions
historiques particulières à tel ou tel pays. Il y avait au XIXe siècle de très
grands peuples, comme la Chine ou les Indes, dont toutes les classes
sociales possédaient des cultures traditionnelles non scientifiques. Au XXe
siècle même les effets étranges d’une révolution — la révolution
russe — ont conduit les ouvriers soviétiques à se détourner des traditions, à
se jeter passionnément vers l’industrialisation, donc vers les applications
scientifiques, tandis que l’aristocratie et la bourgeoisie émigrées
s’efforçaient de préserver leur culture traditionnelle. Sans doute cette
évolution si particulière n’a pas arrêté chez les peuples de Russie le courant
créateur de chansons populaires ni des autres formes de la littérature orale :
ce courant s’est encore manifesté par des chants de soldats et de partisans
au cours de l’occupation des provinces occidentales et méridionales. Mais
pour tout observateur impartial, il est apparu comme évident, entre les deux
guerres, que les ouvriers soviétiques faisaient effort pour acquérir une
culture nouvelle tandis que l’émigration russe mettait sa confiance et son
espoir dans la sauvegarde des traditions. Il peut donc y avoir des cas
historiques où ce qui est savoir traditionnel — lore — n’est pas maintenu
par des éléments populaires — folk — mais aristocratiques.
On comprend maintenant pourquoi P. Saintyves avait limité l’acception
du mot folklore à la vie populaire « dans une nation civilisée 56 ». Il eût
mieux valu ajouter : de type occidental. Faute de quoi le terme de
« folklore » apparaît comme inadéquat et déroutant.
Nous ne nous en servirons donc que de façon accessoire et notamment à
cause des mots dérivés qu’il a permis de créer : le seul terme qui convienne
vraiment aux faits que nous envisageons est bien celui de traditions, et dans
un sens que nous aurons à préciser.

Nous avons dit pourquoi le peuple et particulièrement le peuple des


campagnes était apparu, en Occident depuis le XIXe siècle, comme le
véritable gardien des traditions dans les sociétés occidentales. Notre
matériel de faits ayant été recueilli en France et surtout au XXe siècle, nous
parlerons principalement de traditions paysannes car le peuple de nos villes
est depuis longtemps modernisé.
Les traditions paysannes constituent vraiment un monde et il serait
difficile à un seul travailleur d’en présenter l’ensemble dans le cours de sa
carrière scientifique, même en bornant ses études à une seule nation. Nos
enquêtes nous ont prouvé que toutes les catégories de traditions subissaient
parallèlement la même décadence. Il faudrait une étude spéciale pour en
faire la démonstration rigoureuse et nous n’avons malheureusement pu
recueillir un matériel d’enquête permettant cette comparaison générale
grâce à des listes de dates. Force nous est donc de faire appel, sur ce point, à
l’expérience commune.
Il est connu de tout le monde que les veillées ont à peu près cessé dans
nos campagnes ; que les cérémonies traditionnelles saisonnières telles que
le Carnaval ne sont guère qu’un souvenir ; que les contes et légendes
s’effacent ; que les métiers artisanaux sont en complète décadence ou ont
disparu ; que tout un outillage archaïque a cédé la place, dans nos fermes,
aux outils fabriqués en série et aux machines agricoles ; que les sorciers se
font de plus en plus rares ; que les cultes populaires sont moins en honneur ;
que les confréries de métier se sont désagrégées pour la plupart ; que le
compagnonnage n’avait plus, à la veille de la guerre, que quelques milliers
d’adhérents ; qu’on ne croit plus aux revenants ni aux loups-garous. Chacun
sait qu’il suffit d’interroger n’importe où des octogénaires pour obtenir sur
ces divers sujets des réponses intéressantes ; que ces réponses deviennent
plus vagues et imprécises, sauf exceptions, si l’on interroge des adultes ;
qu’enfin elles sont souvent nulles si l’on interroge des jeunes gens ou des
enfants. Il est extrêmement regrettable que la première moitié du XXe siècle
se soit écoulée sans que des enquêtes générales aient été menées vraiment à
bien dans toutes les provinces françaises, de façon régulière de dix en dix
ans, ce qui eût fourni à la sociologie et à la psychologie de demain des
matériaux incomparables qui leur feront désormais irrémédiablement
défaut.
Faute de ce matériel, de quoi disposons-nous ? Nous l’avons indiqué
déjà : nous avons nous-même suscité et dirigé des enquêtes limitées dans
l’espace et dans le temps. Ces enquêtes ont été, par nos soins,
systématiquement orientées vers une catégorie déterminée de faits : les
cérémonies saisonnières et les divers sous-groupes qui y participent, au sein
de la société paysanne française. Nous avons indiqué comment nous en
étions personnellement venu à ce choix. Encore faut-il présenter un tableau
sommaire de l’ensemble des phénomènes sur lesquels ce choix s’est exercé.
Notre énumération de tout à l’heure n’était pas systématique. Pour en
présenter une qui soit satisfaisante, ou presque, nous aurons recours au
Handbook of Folklore publié par miss Burne sous les auspices de la
Folklore Society de Londres 57. La table des matières de cet ouvrage
comporte les rubriques suivantes :
1. La Terre et le Ciel 58.
2. Le Monde végétal.
3. Le Monde animal.
4. Les Etres humains.
5. Les Objets fabriqués.
6. L’Ame et l’au-delà.
7. Les Etres surnaturels.
8. Les Présages et la divination.
9. La Magie.
10. La Maladie et l’art de guérir.
11. Institutions sociales et politiques.
12. Rites de la vie individuelle.
13. Activités et industries.
14. Fêtes calendaires.
15. Jeux et divertissements.
16. Récits (a) présentés comme véridiques, (b) contés pour l’amusement.
17. Chants et ballades.
18. Proverbes et devinettes.
19. Formules proverbiales et dictons locaux.
Dans ce domaine de faits, nos enquêtes ont principalement porté, avons-
nous dit, sur les rubriques 13 et 14. Nous avons néanmoins réalisé un
certain nombre de travaux particuliers qui nous ont obligé à étudier la
plupart des autres rubriques. Nous ne nous ferons pas faute de les évoquer,
par conséquent, au cours de nos analyses.
Pourquoi avions-nous ainsi fixé notre choix ? Parce qu’il nous
semblait — une fois l’accent mis par nos premières enquêtes sur le
caractère évolutif des phénomènes contemporains — que les cérémonies
populaires étaient, parmi les faits traditionnels, ceux qui permettaient le
plus facilement de saisir les étapes d’une décadence. On peut sans doute
savoir dans un village la date à laquelle est mort le dernier sorcier, le dernier
loup-garou. Il est difficile de déterminer l’amoindrissement de leur prestige.
Rien ne permet de savoir au juste quelle est la clientèle d’un sorcier et si
elle tend ou non à diminuer. Il est de même bien malaisé de connaître l’état
de la littérature orale : redit-on ou non tel conte, telle légende ? On ne voit
guère, à moins de moyens d’investigation considérables et qui faisaient
défaut, comment nous aurions pu tenter avec quelque succès d’orienter les
enregistrements de régressions vers ces chapitres classiques du folklore ou
de la « Volkskunde ».
Au contraire la date du dernier Carnaval du dernier feu de Brandons ou
de Saint-Jean, peut être fixée avec quelque certitude et, comme nous
l’avons signalé dans notre Introduction, la disparition d’une cérémonie
traditionnelle est précédée d’une phase de décadence observable, qui se
manifeste par le changement des protagonistes : les enfants sont ainsi les
derniers à faire ce qui était accompli auparavant par les jeunes gens, voire
par des adultes. Telles sont les raisons méthodiques qui nous ont conduit à
susciter principalement l’étude des cérémonies populaires, et, parmi elles,
des plus apparentes : des feux traditionnels. Nous aurions volontiers étendu
à d’autres cérémonies cette enquête relative à l’évolution des faits ; mais
nous avons dit comment nous n’avons disposé que pendant deux ans à
peine d’un réseau de correspondants disséminés sur tout le territoire de la
France métropolitaine.
Si restreinte et insuffisante que soit cette récolte, elle a abouti à la carte
ci-après, où nous avons figuré, grâce à l’excellent procédé cartographique
de M. Paul Fortier-Beaulieu, la disparition progressive des Feux de
Brandons et celle des feux de Saint-Jean.
L’examen de cette carte conduit à plusieurs constatations. Tout d’abord
elle comporte des vides considérables. A quoi les attribuer ? A
l’insuffisance du réseau d’informateurs ? Sans doute nous n’avons la
prétention d’avoir obtenu, par la Commission des Recherches Collectives,
un réseau ni suffisant ni même régulièrement réparti. Pourtant il s’étendait à
presque tous les départements métropolitains et comportait plus de 300
correspondants, ce qui nous semblait permettre déjà des cartes à l’échelle
nationale. Tel fut d’ailleurs l’avis des membres du Congrès international de
Folklore, auquel nous présentâmes ces cartes comme début de l’Atlas
Folklorique de France, ce qui du reste contribua à valoir à la délégation
française l’attribution du secrétariat international permanent.
Notons d’autre part que nous n’avons pas la prétention d’avoir résumé
sur ces cartes l’état actuel des informations relatives à ces feux
traditionnels. On se reportera en particulier à l’ouvrage de M.P. Fortier-
Beaulieu sur les Mariages et Noces campagnardes (cartes n° 21 et 22) et à
certains livres de folklore régional de M. Van Gennep. Ces publications ne
comportent, il est vrai, que des cartes statiques ; sans doute, M. Fortier-
Beaulieu a achevé ses recherches en quatre ans (1933-1937), ce qui rend ses
résultats homogènes ; M. Van Gennep, au contraire, présente sur ses cartes
du Dauphiné des faits recueillis entre 1918 et 1932, laps de temps au cours
duquel d’importantes évolutions ont certainement eu lieu. Nous nous
sommes donc borné à en reporter certaines concernant des renseignements
de dates suffisamment précises recueillis dans des travaux antérieurs quant
à l’époque de disparition de certains feux avant 1914.
En résumé, nous ne pensons pas que l’absence de toute mention de
certains feux dans certaines provinces soit attribuable à la simple carence
des recherches récentes ou relativement récentes.
Faut-il dès lors l’interpréter comme un « fait négatif » ? Nous ne le
croyons pas. L’absence de témoignages oraux positifs ne doit jamais, en
matière de traditions, être considérée comme prouvant l’inexistence d’un
fait dans le passé d’un certain terroir. Il est rare que l’enquête locale touche
plus que quelques individus, dont la mémoire peut être défaillante. Bien des
gens n’attachaient aucune importance, aucun intérêt aux traditions : c’était
même le cas de la majorité, puisque effectivement la tradition se mourait,
donc était indifférente au public. C’est sans doute la raison pour laquelle il
est si rare que les témoignages concernant les fêtes locales portent plus loin
dans le passé que les souvenirs d’enfance. Plusieurs générations se sont
répété des anecdotes de cosaques, puis de uhlans ; plusieurs générations se
répéteront les aventures des maquisards et les allées et venues des
Allemands dans les fermes. Comment les générations nouvelles
s’intéresseraient-elles aux fêtes qu’elles ont abandonnées ? Trois quarts de
siècle constituent donc, sauf de rares exceptions, la portée maxima d’un
témoignage relatif à du folklore régional.
C’est bien trop peu pour retrouver cette première moitié du XIXe siècle,
où cependant les voies de communications s’étaient sensiblement
développées dans certaines provinces 59. En 1934, on pouvait atteindre,
grâce à des octogénaires, au maximum la période de 1870 à 1875, c’est-à-
dire un temps où les grands réseaux de chemins de fer existaient déjà depuis
une vingtaine d’années au moins et où se multipliaient les voies vicinales et
les lignes d’intérêt local. Remarquons d’autre part que l’âge moyen d’un
correspondant actif de réseau d’enquêtes est d’ordinaire bien moins élevé.
Nos observateurs locaux, instituteurs en majorité, avaient généralement de
vingt-cinq à cinquante ans. Leurs témoignages, en fait, portaient presque
exclusivement sur le vingtième siècle.
Prenons une des zones où nos enquêtes laissaient un vide ; la Basse-
Normandie. Fort heureusement nous disposons pour cette région de l’une
des meilleures des monographies folkloriques provinciales écrites dans le
dernier quart du XIXe siècle : les Esquisses du Bocage normand de Jules
Lecœur.
Les feux ou « fouées » de la Saint-Jean y sont décrits comme existant « il
y a quelques années » dans la région de Condé-sur-Noireau et de
Tinchebray, « sur les deux rives de l’Orne » (t. II, pp. 219-226). L’auteur
ajoute : « Les feux de la Saint-Jean ont disparu à peu près partout, et, avec
ces feux, les manifestations caractéristiques dont ils étaient l’objet. »
(p. 224.) Il est donc vraisemblable que la plupart des feux de Saint-Jean du
Bocage Normand ont disparu entre 1870 et 1880. Il eût fallu une
circonstance très particulière pour que mention nous en parvînt dans notre
enquête de 1935. Nos correspondants, interrogeant autour d’eux
recueillaient des réponses entièrement négatives. Les traduire en « faits
négatifs » eût été une erreur.
Confirmation de cette vague de régression en Normandie nous a été
fournie en ce qui concerne un terroir voisin : M. Marcel Mayer, vice-
président des Amis d’Anet, nous a répondu que, dans cette commune, les
feux de Brandons, de Saint-Jean et de Saint-Cyr s’étaient éteints « entre
1870 et 1880 ». L’existence ancienne de feux de Saint-Jean dans ces
parages est encore attestée par une survivance locale. M. Dauchy a signalé
dans l’Indépendant de Rambouillet du 28 mai 1937 qu’à la vigile de Saint-
Jean le feu était encore allumé chaque aimée au hameau de Grenonvilliers,
proche de cette ville, par le chanoine archiprêtre de l’arrondissement, qui
bénit le bûcher et y met le feu. Cette préservation est sans doute explicable
par l’intérêt que l’autorité ecclésiastique a attaché, dans ce cas, au maintien
de la fête. Au cours d’une enquête que nous avons faite en 1935 à Orléans,
un érudit local, M. Houzé, nous avait assuré que les feux de Saint-Jean
étaient encore, dans la région, en usage sporadique, sans toutefois pouvoir
localiser le fait. Même état extrême de régression pour les feux de Brandon.
Nous avons d’autre part pu susciter dernièrement une enquête locale à
Mazières-en-Gâtine. (Deux-Sèvres), la commune si remarquablement
étudiée au point de vue de l’évolution économique, sociale et scolaire par
M. Roger Thabault 60. L’actuel directeur d’école, qui est lui-même
originaire de la région, M.A. Ménegaire, a bien voulu s’informer des étapes
de la régression des principales fêtes traditionnelles. En ce qui concerne les
feux de Saint-Jean, on en allumait encore et l’on dansait autour « il y a 50 à
60 ans », ce qui nous reporte à 1885-1895. La régression progressive des
traditions est mieux marquée encore en ce qui concerne le Carnaval. M.
Ménegaire y distingue trois étapes :
« A Mazières, les fêtes du Carnaval duraient trois jours... On dansait, on
mangeait et surtout on buvait. On dansait notamment dans les fournils,
devant la gueule du four, afin d’avoir de la « cherve » (chanvre). On
mangeait des dindes, des oies, des crêpes, des « tourtisseaux » (beignets).
Tout ce qui restait de viande était enterré — car le carême était strictement
observé. Le mercredi des Cendres, les jeunes gens allaient à Parthenay, où
avait lieu la plus grande « assemblée » de l’année. Ils emportaient des œufs
bouillis et les mangeaient sur un banc, ou plus simplement sur le bord du
trottoir, car il n’est pas un aubergiste qui aurait servi un repas normal. Ces
coutumes semblent très vieilles : 60 à 70 ans. Mais longtemps après, et
approximativement jusqu’en 1914, les jeunes gens se déguisaient, quêtaient
dans les maisons, jouaient aux boules. Il semble d’ailleurs qu’à partir du
début du siècle, ces coutumes étaient nettement en régression. Un de mes
interlocuteurs y voit l’influence de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Pour ma part je ne le crois pas. J’y vois plutôt la conséquence fatale du
progrès matériel qui s’est particulièrement fait sentir ici 61. Après 1914, les
enfants seuls ont continué à se déguiser, et cela jusqu’en 1939, mais sur une
toute petite échelle ».
Ainsi dans cette commune le Carnaval a survécu assez longtemps aux
feux de Saint-Jean. Le contraire pourrait être observé dans les régions
languedociennes et gasconnes où ces feux s’allumaient encore pendant
l’occupation. La décadence a donc frappé d’abord ici telle fête, là telle
autre. Pourquoi ? Cette question ne pourrait être posée qu’en second lieu,
après avoir précisé dates, dires, et nature des régressions. Et l’on voit que
notre documentation nous permet à peine d’aborder ce problème
préliminaire.
Il semble pourtant qu’une période de régression des feux traditionnels
dans le Nord et l’Ouest se situe entre 1870 et 1880, ce qui correspondrait à
certains vides de notre carte. Faut-il généraliser, et attribuer à toute la
France du Second Empire l’usage des feux de brandons et des feux de
Saint-Jean ? Nous ne le croyons pas, sans pourtant passer à la limite et
déterminer des zones où tel usage aurait été à tout jamais inconnu.
Qu’est-ce à dire ? Considérons notre carte. Dans l’ensemble les feux de
Saint-Jean paraissent massés à l’Ouest et au Sud-Ouest, ainsi que près de
nos frontières Est et Sud-Est ; ces deux zones enserrant une aire centrale de
feux de brandons. Dans le Massif Central une limite entre les deux sortes de
feux semble même se dessiner suivant une ligne descendant du Nord-Ouest
vers le Sud-Est, de Bourges vers Le Puy. Lors de nos premiers reports sur la
carte, cette limite nous avait fait penser à une véritable répartition régionale
des cérémonies. Des coups de sonde dans la littérature folklorique du XIXe
siècle eurent vite fait de nous détromper.
Nous avons fait état de ces témoignages. Nous tenons à préciser que cette
carte n’est qu’une première approximation, correspondant d’une part à un
réseau de correspondants insuffisamment dense et surtout irrégulier, et
d’autre part à un dépouillement très incomplet de la littérature folklorique
locale et des archives manuscrites. Nous avons avec persévérance tout tenté
entre les deux guerres pour fédérer les efforts des chercheurs, donnant
personnellement à maintes reprises l’exemple du travail anonyme 62. Nous
avons poussé ce souci jusqu’à attribuer la documentation recueillie par nos
soins à des institutions publiques, ce qui a finalement entraîné pour nous-
même une grande gêne dans son maniement. Nous avons cru devoir ne plus
différer davantage la publication des résultats dans leur état tout à fait
fragmentaire, d’où néanmoins nous paraissent se dégager déjà quelques
conclusions générales. Cette décision nous semblait le seul moyen de
redonner un élan nouveau à des recherches auxquelles nous persistons à
vouloir associer toutes les bonnes volontés, à défaut d’une entreprise
officielle disposant de moyens matériels adéquats et offrant des garanties de
sérieuse méthode scientifique.
Voilà donc ce dont nous disposions à la veille de la guerre. Ces matériaux
révèlent, au total, une inégale régression de certaines fêtes. Tels pays ont
abandonné plus tôt les Brandons, d’autres, la Saint-Jean. Le problème
d’ailleurs devrait ici être élargi. Car ces deux sortes de feux n’étaient pas les
seuls du calendrier traditionnel. Anet, par exemple, qui perdit ses Brandons,
sa Saint-Jean, et même ses feux de Saint-Cyr avant 1880, garda jusqu’en
1922 une autre fête du feu : la « Criée des Rois ». M. Marcel Mayer, à qui
nous devons cette date, donne la description de cette fête dans sa Belle
Histoire d’un beau Village : Anet en Ile-de-France 63. Il y avait allumage
d’un feu, que les enfants entouraient, portant leurs lampions et lanternes de
papier. C’était là un souvenir du feu et des torches de la veille de
l’Epiphanie. Dans le Bocage normand, cette dernière cérémonie était encore
en vogue au temps où écrivait Jules Lecœur. C’était la fête de Taupes et
Mulots, dont les torches étaient appelées coulines 64. Une enquête régionale
nouvelle pourrait certainement en déterminer la période finale. La preuve
nous en a été fournie tout récemment pour le Cotentin par une enquête de
M. Lechanteur, délégué régional de la Société Française de Folklore : alors
qu’à La Lande-Patry (canton de Flora) les feux d’Epiphanie ont duré jusque
vers 1910, jusqu’à cette même date Agon et Tourville (Manche) ont connu
les Brandons sous l’appellation de « taôpinettes », et Millières, jusqu’en
1914 ; quant aux feux de Saint-Jean, disparus dès les environs de 1885 à
Cametours (Manche) et depuis une date indéterminée mais très lointaine à
Auvers (canton de Carentan), ils se sont éteints vers 1905 à Saint-Pair, en
1914 à Tessy, vers 1922 à La Lande-Patry, en 1923 à Agon et à Tourville ;
enfin ils subsistent encore à Montcuit et à Brix (1946). On voit quelles
intéressantes précisions peuvent être accumulées par un actif informateur.
Sur les mêmes feux de la veille des Rois, l’excellent enquêteur que fut
Dieudonné Dergny, et qui semble bien avoir été le premier folkloriste
français à entreprendre concurremment les observations par voyages et la
récolte de témoignages par correspondance, nous a laissé de précieuses
localisations 65. Il les signale dans la vallée de la Scie (Seine-Inférieure), en
pays de Caux au nord de la voie ferrée d’Yvetot à Clères ; au sud de cette
ligne jusqu’à la Seine, ces feux étaient allumés le dimanche avant les Rois,
le jour des Rois et le dimanche suivant, dit « le dimanche des Rois morts ».
Même feu de la veille des Rois aux environs de la forêt de Brotonne et dans
la vallée de la Seine en aval de Rouen, dans le pays d’Auge et le Bessin
(Calvados) à Bures-en-Bray ; enfin dans les Basses-Alpes et en Saône-et-
Loire. Dergny signale encore l’allumage d’une « bûche des Rois » dans la
région de la Hague et de Cherbourg. Le feu des Rois est confirmé, pour
Caen, par Danjon en 1891 66. Dans le Monde Illustré en 1858 (pp. 43-44),
Léo de Bernard décrivait le feu des Rois en Haute-Normandie, attestant le
nom de coulines donné aux torches. Nous avons, pour l’Ain, un témoignage
plus ancien encore : celui de la statistique générale de la France pour 1808,
citée par la revue Mélusine (t. I, col. 94). Des persistances locales des feux
des Rois nous ont été signalées en réponse à la première enquête de la
Commission des Recherches Collectives 67 par M. David à Mouthiers
(Doubs), où l’on fabriquait un mois d’avance des torches spéciales dites
failles, et par M. Albert Aucordier, à Saint-Martin-Château (Creuse), où
l’on procédait aux « fumettes » dont nous parlerons au chapitre suivant.
Mais il ne saurait nous suffire de mettre en évidence l’importance de ces
usages et leurs phases de décadence. La question se pose de leur place dans
le calendrier traditionnel, et par conséquent de leur relation avec d’autres
fêtes de ce calendrier. Dans notre présentation du volume sur Carnaval et
Feux de Carême en Champagne 68, l’analyse des documents d’enquête nous
avait conduit à décrire le dimanche des Brandons comme le
« couronnement du cycle carnavalesque ». Il est, en effet, évident que le feu
de Brandons n’a primitivement fait qu’un avec le bûcher sur lequel était
brûlé le mannequin figurant Carnaval. A Bourbonne-les-Bains (document
n° 107 de cette enquête) « on brûlait parfois la figuration d’un personnage
détesté dans tout le village ». Dans ce cas, l’exécution de Carnaval était
donc reportée au dimanche de Quadragésime au lieu d’être faite le mercredi
des Cendres. Inversement les feux de Brandons peuvent avoir été allumés
plus tôt, soit le mercredi des Cendres, pour brûler Carnaval, soit même
pendant les jours gras. C’était le cas dans le Bocage normand, au
témoignage de Jules Lecœur, qui ne parle pas de feu de Brandons. Par
contre, le mercredi des cendres, le mannequin de Carnaval était, après
jugement, « jeté sur une jonchée de paille qu’une torche allumait... au grand
plaisir des enfants qui se trémoussaient autour de la flambée » (loc. cit.,
p. 149). Bien mieux, des fouées étaient allumées le soir du lundi-gras :
« Comme pour Taupes et Mulots... les fouées sont entretenues jusqu’à dix
ou onze heures du soir avec des bourrées pillées dans les barges
(monceaux) d’alentour. Garçons, filles et enfants se donnent la main, se
mettant en branle, sautant à l’envi, et la ronde tourne avec une enivrante
ardeur autour de la brillante flambée au bruit des refrains naïfs du bon vieux
temps répétés en chœur » (ibid. p. 151).
Il est possible que l’observance plus stricte du carême ait déterminé ce
déplacement de la fête vers les jours gras. Un petit détail signalé par
Lecœur (p. 150) nous en semble même une preuve véritable. Le rôtissage
du mannequin de Carnaval, le mercredi des Cendres était parfois précédé
d’un autre supplice figuré : « ... Avant de le brûler, on faisait rouler le
mannequin sur la pente d’un coteau, en criant :

Carnaval, mon ami


T’es tombé ava l’côti
Tu vas avé le cul rôti. »

Nous montrerons plus loin 69 que le feu de Brandons, comme d’autres


feux traditionnels, a pu comporter dans sa forme primitive, la course d’une
roue enflammée sur la pente d’une colline. Il se peut qu’on y ait alors
attaché le mannequin à brûler. L’action de rouler le mannequin au bas d’une
pente avant de le brûler peut être un vestige d’une telle cérémonie.
Le rejet d’un feu de Brandons vers la période des jours gras comme
conséquence de la rigueur du carême est rendu vraisemblable par Jules
Lecœur lui-même : il parle en effet des prières et du jeûne qui
commençaient strictement le mercredi des Cendres (p. 14). Même
remarque, souvenons-nous-en, dans le témoignage relatif à Mazières-en-
Gatine, où la sévérité du carême semble avoir pareillement produit un
déplacement de feu traditionnel. Symétriquement l’Argonne, région où les
feux de Brandons ont gardé leur date du dimanche, nous a déjà fourni un
texte prouvant que les garçons faisaient ripaille entre le mercredi des
Cendres et le dimanche de Quadragésime, par conséquent au début du
carême 70.
On voit combien il serait imprudent d’entériner « l’inexistence » de telle
ou telle cérémonie traditionnelle. Le calendrier des festivités populaires
nous montre des cas d’étonnante fixité, auprès de grandes fluctuations.
Enfin il n’est pas exclu que la décadence, commençant au cours du XIXe
siècle, ait conduit nos villages à restreindre d’abord ce calendrier, à choisir
entre les divers feux traditionnels pour ne garder que celui qui se trouvait
être le plus en vogue, le plus marquant. Pour quelles raisons ? On ne saurait
songer à y répondre avant d’avoir poursuivi l’examen des modalités, et des
causes possibles de cette régression.

Nous pouvons, cependant, déjà mieux reconnaître la portée des faits que
nous avons présentés. Limitée au dernier quart du XIXe siècle et aux
époques plus récentes, l’enquête de la Commission des Recherches
Collectives saisit la période brutalement apparente d’une décadence que
d’autres phénomènes plus anciens avaient déjà très vraisemblablement
annoncée. Nous n’avons que des informations sporadiques sur le calendrier
des fêtes traditionnelles de nos campagnes sous l’ancien régime. Ce
calendrier devait être beaucoup plus chargé, plus dense, que celui dont les
monographies régionales du siècle suivant, et les enquêtes systématiques de
notre temps nous montrent la disparition. Il est vraisemblable que le
folklore que les Jules Lecœur, les Dergny 71 et bien d’autres consignèrent
avec tant de soin — et pourtant, à nos yeux tant d’insuffisance ! — était
déjà un folklore amenuisé et comme décanté par les prodromes d’une
disparition imminente.
Cette phase d’appauvrissement, précédant la phase finale, nous en
voyons les effets sur la carte de concordance des feux de Brandons et de
Saint-Jean. Elle nous semble marquer un tournant dans la vie de nos
civilisations ; car elle montre que nos diverses classes sociales avaient alors
cessé de remplacer les traditions défaillantes par d’autres traditions.
Que l’on nous comprenne bien. En parlant d’un calendrier populaire plus
dense à la veille de la Révolution que cent ans plus tard, nous n’avons pas
seulement en vue le fait qu’entre temps toutes les traditions féodales se sont
évanouies, et ce fut là vraiment un événement comparable à
l’engloutissement d’un continent. Aussitôt après, un autre folklore surgissait
dans ces mêmes campagnes : sans le Premier Empire, la France paysanne et
urbaine eût peut-être édifié un folklore des fêtes de la jeunesse et d’arbres
de la Liberté, nourri d’ailleurs à des sources aussi authentiquement
archaïques, en dépit de son idéologie rationaliste 72. Au second Empire
l’administration préfectorale semble avoir sans peine acclimaté, dans
quelques provinces, les feux du 15 Août, date de la fête de l’Empereur 73.
Après 1918 le clergé ne put, dans les mêmes départements de l’Est,
instaurer longuement des feux de Sainte Jeanne d’Arc 74.
Le folklore a relativement varié au cours de tous les siècles. Les
dépouillements si intéressants de registres paroissiaux réalisés par
mademoiselle Mauriange sous la direction du regretté Gabriel Jeanton 75 ont
mis en lumière le véritable coup de faux que la Contre-Réforme avait
donné, aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans les traditions religieuses
populaires, après cet autre coup de faux qu’avait porté la Réforme elle-
même. Ce n’est pas seulement la « merry Old England » qui avait été
transformée : si les enregistrements folkloriques régionaux étaient assez
développés en France pour permettre cette comparaison entre provinces que
nous avons proposée sous le nom de folklore différentiel 76, la confrontation
des folklores cévenol et provençal nous en dirait plus long à cet égard 77.
Il y a donc eu des décadences de tel ou tel lot de traditions tout au long de
l’histoire. Mais, jusqu’au XIXe siècle, ce n’était que renouvellement :
d’autres corps d’usages se reconstituaient aussitôt. La grande nouveauté, ce
fut cette absence d’innovation traditionnelle, d’où résulta, à la surprise
générale, un phénomène de mort des traditions, phénomène qui est lui-
même presque achevé de nos jours.
On voit donc pourquoi, sans aucune intention polémique, nous nous
trouvons contraint de dénoncer comme une contrevérité fondamentale la
position doctrinale prise par M. Arnold Van Gennep en 1924 dans son
premier exposé méthodologique complet touchant le folklore 78. On y lit en
effet que le folkloriste doit par un « pivotement psychologique », cesser
d’être un historien pour devenir un biologiste, puisqu’il doit étudier non ce
qui est passé mais ce qui est vivant. « Ce présent qu’on observe, ajoute M.
Van Gennep, ce n’est même pas comme le germe d’un avenir... La sensation
folklorique est donc que le fait observé contient des possibilités en germe,
alors que le fait historique donne la sensation que toutes les possibilités de
ce fait sont déjà exprimées. » Aucun historien ne souscrirait à ce dernier
jugement, l’un des grands enseignements de l’histoire étant sa propre
continuité dans le présent et l’avenir. Par contre, au moment où M. Van
Gennep préconisait ce « pivotement psychologique » du folkloriste vers
l’avenir, il y avait déjà un demi-siècle que les traditions ne se recréaient
plus. Et c’est ce phénomène nouveau que nous appelons : régression
traditionnelle.

Cette régression, avons-nous observé déjà, semble avoir été marquée par
une première grande vague au cours des années qui suivirent la guerre de
1870.
A cet égard il nous apparaît nécessaire d’indiquer une cause proprement
historique, dont l’action a pu s’ajouter de façon décisive, à celles que nous
avons commencé d’esquisser dans notre introduction.
Nous avons indiqué que des transformations techniques ont commencé,
vers la moitié du siècle dernier, à ouvrir l’économie locale de beaucoup de
communes rurales, faisant progressivement du paysan un vendeur de
produits à l’extérieur et un acheteur de produits venant du dehors. A ces
évolutions relativement lentes, la guerre de 1870 est venue ajouter non
seulement, pour une partie considérable du territoire, le trouble de
l’occupation, mais plus encore l’effet de pertes sensibles en jeunes vies
humaines.
Cette cause de régressions traditionnelles réclamerait une étude
particulière, dont nous ne pouvons que fournir ici l’amorce.
Prenons un exemple dans une région prospectée par questionnaires, vers
1929-1931 : la Champagne. Nous avons naturellement constaté un vide
dans toute la zone qui, de 1914 à 1918, connut la guerre de tranchée : la
zone dite « rouge ». Il aurait été naturel, à première vue, de déclarer que,
pour toutes ces communes la date de disparition des fêtes était 1914. C’eût
été bien imprudent. En voici une preuve curieuse.
Les survivants du premier hiver des tranchées ont gardé le souvenir des
sanglants combats de la région de Perthes-les-Hurlus. Or le village martyr
de Mesnil-les-Hurlus était, dès le XVIIIe siècle, le lieu d’un pèlerinage bien
singulier.
Le curé de cette annexe de la paroisse de Perthes-les-Hurlus, P.-F.
Malmy, écrivait en 1774 79 : « Un abus à réformer, c’est que le premier
dimanche de Carême, le dernier marié est obligé de donner une roue de
charrette : les garçons et les filles la transportent au haut d’une côte assez
escarpée et la font rouler tant qu’elle est brisée, après quoy, chacun en prend
un morceau, puis on va se réjouir, danser, se battre, etc. La jeunesse des
environs s’y transporte en foule. Tout ceci se fait exactement et l’on croiroit
manquer au saint si on n’observoit pas cette cérémonie bizarre et libertine.
Ceci se fait, dit la tradition, de ce que saint Pantaléon a été attaché à une
roue lorsqu’il fut martyrisé. »
Nous avons là un cas très net des fêtes associant la roue à une colline et à
un feu traditionnel. Car si dans la précédente description aucune mention
n’est faite d’un feu, cette association ne saurait cependant faire de doute,
puisque la fête avait lieu « le premier dimanche de Carême », autrement dit,
le dimanche de Quadragésime, date des feux de Brandons dans toute la
Champagne. De nombreux faits rassemblés par J.-G. Frazer dans Balder le
Magnifique 80 permettent de reconstituer le thème d’une fête au cours de
laquelle une roue garnie de paille était tirée jusqu’au sommet d’une colline,
allumée par les jeunes gens du village, qui la faisaient ensuite rouler du haut
en bas de la pente. A Oberstattfeld cette roue devait être fournie par le
dernier marié. Mêmes roues flambantes précipitées d’un sommet dans les
monts de la Röhn, en Suisse dans les cantons d’Aargau et de Bâle, à Oberau
en Haute-Bavière, en Souabe, en Basse-Autriche, en Bohême, et, dans le
Pays de Galles, à la combe de Glamorgan. La forme la plus primitive de ce
rite nous est fournie sans doute par ce dernier exemple fort analogue à la
roue enflammée de la fête de la Saint-Jean à Basser-Kontz près Sierck (à 20
km. au nord de Thionville), sur la Moselle. Nous connaissons cette dernière
cérémonie non seulement par une description datant de 1823 81 mais par une
relation récente du docteur de Westphalen qui signale dans son excellent
Petit Dictionnaire des Traditions populaires messines 82 que l’usage « s’est
conservé jusqu’aujourd’hui ». « Du haut de la montagne appelée Stromberg
on voit, dit-il, apparaître puis descendre de longues files de torches
flamboyantes. Elles escortent une roue enflammée que des jeunes gens
dirigent au moyen d’une longue perche qui traverse le moyeu, vers la
Moselle. Si la roue atteint le bord de la rivière, les vignerons peuvent
compter sur une récolte de qualité supérieure. » Les deux descriptions, à
cent onze ans de distance, concordent presque exactement et nous
présentent, avec les garçons courant de part et d’autre de la roue en tenant
l’essieu, une scène d’allumage rituel de feu traditionnel. Si, comme nous
pensons le démontrer dans une note additionnelle 83, l’allumage de la roue
du Mesnil-les-Hurlus a cessé lors de sa christianisation, cette cérémonie
entre dans le cadre des fêtes saisonnières dont nous étudions la régression.
Or l’un des meilleurs folkloristes champenois, A. Guillemot, nous donne
sur sa disparition les informations suivantes :
« Saint Pantaléon aurait certes encore ses fidèles et sa roue sans une
circonstance particulière où l’indifférence religieuse n’est pour rien : lui
aussi fut une victime de la guerre de 1870.
Cette guerre avait fait de tels vides dans la jeunesse de Le Mesnil que, de
1869 à 1876, il n’y eut aucun mariage de garçon dans le pays, de telle sorte
que le même jeune marié eut à fournir la roue pendant sept années
consécutives. Pendant ce temps on lui en consomma tant que tous les
équipages étaient démontés. A la huitième année, il ne trouva plus le jeu de
son goût et refusa net de payer le tribut une fois de plus. Craignant de le
pousser à des résolutions extrêmes, on n’eut pas la cruauté de prendre ses
roues de force, et, dès lors, l’une des coutumes les plus goûtées et les plus
originales de nos pays cessa. »
Guillemot donne d’autre part des détails sur la sévérité du contrôle de
cette prestation, ce qui en aggravait la charge :
« Afin d’apprécier si la roue n’était pas trop mûre, si les rais et les jantes
étaient encore solides et solidement emmanchés, on la soumettait à une
épreuve rigoureuse et éliminatoire : trois fois on la hissait sur le Mont, et
trois fois on la faisait descendre violemment jusqu’en bas. Des juges
experts la scrutaient alors, et si elle révélait quelque fente de mauvais
augure, quelque vice rédhibitoire, on la rendait au fournisseur qui allait en
chercher une autre. Cette deuxième roue, et, au besoin, une troisième,
étaient éprouvées de la même façon 84. »
On comprend qu’une telle servitude ait été, après sept années
consécutives, intolérable. Cette durée en dit long sur les vides que la guerre
de 1870 avait creusés dans cette communauté villageoise. Il y aurait intérêt
à rechercher — et peut-être le peut-on encore à présent — quelles
modifications cette guerre de 1870-71 imposa au calendrier folklorique de
certaines provinces. Rappelons encore que Jules Lecœur précise que le feu
de Saint-Jean d’une commune voisine de Condé-sux-Noireau, Cérisi-Belle-
Etoile, cessa d’être allumé « il y a douze ou quinze ans », c’est-à-dire vers
1872 ou 1873 85.
Une régression encore plus brutale résulta des années de guerre 1914-
1918. Il est hors de doute qu’une enquête conduite actuellement avec des
moyens suffisants mettrait en évidence le bilan de cette régression. Mais la
durée des traditions paysannes n’était pas encore entièrement révolue. Notre
série de questionnaires champenois montra, dix ans plus tard, que la plupart
des communes des cinq départements auxquels s’étend l’action du Comité
du Folk-lore champenois 86 avaient pendant quelques années esquissé une
reprise des cérémonies traditionnelles, mais que depuis 1925 ou 1926 la
régression recommençait, régulière.
Il y aurait lieu, aujourd’hui de faire à nouveau ce bilan. Un très petit
nombre de cérémonies traditionnelles ont persisté au cours de l’occupation.
Nous avons personnellement vu des feux de Saint-Jean le 23 juin 1941 dans
la région de Boulogne-sur-Gesse (Gers), et entendu, du 4 au 6 avril 1943,
un charivari contre le mariage d’une veuve au hameau de Loubéjac, à 6 km.
de Montauban. Il y a certainement eu des persistances ; il y aura
certainement quelques reviviscences. Il serait extrêmement regrettable pour
les études sociologiques que cette troisième expérience demeurât
pratiquement non observée.

Les exemples que nous venons d’examiner nous semblent permettre


néanmoins, sinon de nettes conclusions, du moins des présomptions assez
générales.
Le mouvement de régression des cérémonies traditionnelles,
certainement plus ancien dans les villes, semble s’être propagé dans les
campagnes à la suite de la guerre de 1870-71, c’est-à-dire il y a environ
soixante-quinze ans. Il ne semble pas que le trouble profond causé par cette
guerre dans la vie nationale ait pu suffire à déclencher une transformation
aussi profonde des mœurs et façons de vivre. Le tableau, si insuffisant soit-
il, de l’évolution régressive, correspond surtout aux transformations
économiques, sociales et morales qui ont marqué le dernier quart du XIXe
siècle et qui se sont constamment accentuées pendant la première moitié du
XXe.
Pour tenter de saisir ces transformations, il nous semble d’une bonne
méthode de pousser plus avant l’analyse des cérémonies traditionnelles,
afin d’apercevoir les rapports sociaux et les soucis matériels et spirituels
auxquels elles étaient associées, analyse que l’examen de quelques cas
particuliers n’a pu encore qu’amorcer devant nos yeux.
NOTE ADDITIONNELLE SUR LES ROUES ASSOCIÉES AUX
FEUX TRADITIONNELS.

La cérémonie de Basse-Kontz a non seulement un intérêt sociologique,


mais peut fournir une hypothèse relative à un point important d’histoire des
techniques, d’où résulterait un rôle curieux du groupe des jeunes gens dans
les antiques communautés villageoises.
Dans la plupart des exemples connus de roue précipitée d’un sommet,
l’instrument est d’abord garni de paille que l’on allume au départ. C’est une
roue toute flambante que les garçons tentent de mener en courant jusqu’au
bas de la colline sans qu’elle s’éteigne ou se brise (Basse-Kontz,
Glamorgan). Mais Frazer fournit d’autres exemples de cérémonie où la roue
sert effectivement à allumer le feu. C’est ainsi que selon Krauss (cité par
Frazer, Balder the beautiful, t. X du Golden Bough, p. 177) en Mazurie
(Prusse Orientale) la population, d’origine slave, avait coutume d’éteindre,
la veille de la Saint-Jean, tous les feux du village, puis de planter un pal et
d’y engager une roue comme sur un axe. Les villageois se relayent ensuite à
faire tourner cette roue avec rapidité jusqu’à ce que la friction l’enflamme
au moyeu. Chacun prend un tison de ce feu nouveau, avec lequel il rallume
le foyer domestique. Frazer fournit d’autres faits similaires pour la Hongrie
(p. 179), la ville de Neustadt près de Marburg (récit daté de 1598, p. 270), la
province de Mark (p. 273), l’île de Mull — la plus grande des
Hébrides — (p. 289), les Highlands d’Ecosse (p. 292), et le bourg
d’Obermedlingen en Souabe.
Le nombre et la concordance de ces faits engagent à interpréter comme
une survivance de la roue allume-feu la couronne qui traditionnellement
entoure le mât central des feux de Saint-Jean, couronne qui est souvent
confectionnée sur un cercle de tonneau.
Ces faits incitent d’autre part à interpréter la cérémonie de la roue
dévalant une colline comme procédant d’une variante de l’allumage. En
effet, au lieu d’actionner une roue autour d’un essieu immobilisé, constitué
par un pal vertical — procédé lent et difficile réclamant des équipes se
relayant — on peut aussi bien allumer la roue en la faisant rouler tandis
qu’on en déplace l’essieu en courant. Il est alors nécessaire d’utiliser une
forte déclivité. Deux coureurs suffisent, dans ce cas : ils encadrent la roue,
l’entraînent, la guident, dans une course que le terrain et la pente rendent
hasardeuse.
Mais si la roue a commencé par être un allume-feu avant d’avoir servi à
la locomotion, ce dernier procédé d’allumage fournit la transition d’un
emploi à l’autre. Les deux coureurs apparaissent ainsi comme le premier
attelage, associé à une roue unique. L’iconographie publiée par R. Forrer
dans son travail sur la roue paru dans le fasc. I de la revue Préhistoire, ainsi
que par O. Montelius dans la revue Prometheus (Das Rad als religiöses
Sinnbild in vorchristlicher und christlicher Zeit, t. XVI, n° 796, pp. 241-
247), montre le rôle considérable joué par la roue isolée dans les religions
de la protohistoire et chez les peuples de l’antiquité. Il est possible que les
premiers appareils à plusieurs roues portantes aient eu pour fonction initiale
d’être des allume-feux multiples ou des symboles du feu. Nous avons
naguère, dans un travail inédit, fait à l’Ecole des Hautes Etudes sous la
direction de M. Marcel Mauss, émis l’hypothèse que la première
association du cheval et de la roue (apparaissant comme roue unique dans le
char cultuel de Trundholm) avait pu être déterminée par une association
mythique du cheval psychopompe et de la roue allume-feu. Hypothèses
sans doute, mais qui correspondent à l’antériorité, dans les rôles de la roue,
de la fonction d’allumage sur la fonction de transport et à l’antériorité du
cheval-gibier sur le cheval domestique.
D’ailleurs, parmi les utilisations diverses de la roue, il en est une qui est
particulièrement rituélique : c’est la roue sonore, la roue comme appareil
bruiteur. Or nous voyons les appareils qui correspondent à cet usage
attribués en propre aux jeunes gens ou aux enfants en ce qu’ils ont des
fonctions rituéliques. Ce sont d’une part des crécelles des Ténèbres,
employées récemment encore dans les campagnes pendant la période où les
cloches étaient censées faire le voyage de Rome : les enfants parcouraient
les rues en actionnant leurs crécelles pour annoncer les offices. D’autre part
le manuscrit du Roman de Fauvel, dont le caractère de charivari a été
utilement étudié par P. Fortier-Beaulieu (Revue de Folklore français, t. XI,
1940, fasc. I) montre l’emploi, par la troupe tambourinante, d’un appareil à
roues multiples, qui n’est autre qu’une crécelle géante.
Il est remarquable que le folklore nous présente la roue allume-feu et la
roue crécelle comme étant l’apanage du groupe des jeunes gens. Il est
vraisemblable que la seconde a procédé de la première, et cela au cours des
cérémonies où les jeunes gens l’actionnaient. Il se peut donc que l’usage
sonore et l’usage locomoteur de la roue aient été, à leur origine, des cas
particuliers de l’emploi de la roue flambante. Dans ces deux cas, c’est
l’emploi rituélique qui aurait donné lieu à une variante assez importante
pour avoir valeur d’invention.
Si ces considérations étaient retenues, il s’ensuivrait que le groupe des
jeunes gens, investi de certaines fonctions rituéliques, aurait constitué un
milieu social particulièrement important pour l’évolution des techniques et
la genèse des inventions. Cette remarque contribue à justifier le choix que
nous avons fait des cérémonies traditionnelles et des groupements sociaux
qui y participent, en vue d’une étude générale des évolutions des traditions :
elle évoque en effet la possibilité d’innovations au sein même des traditions,
ce qui présente le problème de leur nature sous un aspect inattendu.
En ce qui concerne la fête de Saint-Pantaléon au Mesnil-les-Hurlus, il
semble que nous soyons là en présence des débris d’une fête ailleurs plus
complète. Dans la cérémonie de Basse-Kontz nous pouvons noter deux rites
parallèles : la course de la roue enflammée, la course de jeunes gens
porteurs de torches. Dans d’autres cas cités par Frazer (op. cit. pp. 166 et
173) la roue est associée à un bûcher de Saint-Jean. La fête complète
semble donc avoir comporté ces trois éléments. Les deux derniers sont
encore abondamment représentés dans les usages des provinces françaises.
Quant à la roue du Mesnil-les-Hurlus, il est probable qu’on a cessé de
l’allumer quand la fête fut christianisée, le saint ayant été martyrisé sur une
roue et non pas brûlé vif (cf. le R.P. Ribadeneira, S.J., Fleurs de la vie des
Saints). En conséquence le rituel de la descente se trouva transformé : la
roue du Mesnil-les-Hurlus, contrairement à la roue enflammée de Basse-
Kontz, n’était pas traversée par un essieu ni guidée par deux coureurs ; on la
lançait, à tour de rôle du haut du mont, ce qui donnait lieu à des
compétitions de force et d’adresse que nous a décrites de façon très vivante
A. Guillemot dans ses Contes, Légendes, vieilles coutumes de la Marne
(Châlons-sur-Marne, 1908, p. 135 et suiv.). Ce détail nous semble confirmer
notre hypothèse suivant laquelle la roue de Basse-Kontz et les autres roues
flamboyantes étaient primitivement allumées par la course même et le
frottement d’un essieu tenu de chaque côté. L’allumage n’ayant plus lieu, il
n’y avait plus à munir lia roue d’un essieu, donc à l’accompagner dans sa
course : celle-ci pouvait devenir un jeu individuel. La roue de Saint-
Pantaléon au Mesnil-les-Hurlus était donc une roue de feu de Brandons,
christianisée.
CHAPITRE II

ASPECTS SOCIOLOGIQUES DES FÊTES


TRADITIONNELLES
(SUITE DE L’ANALYSE DES FEUX
SAISONNIERS.)

Les faits que nous venons de présenter avaient des aspects sociologiques
que nous n’avons pu indiquer qu’en passant et sur lesquels il est nécessaire
de revenir.
Le feu traditionnel était une cérémonie au sens propre du terme, c’est-à-
dire un rassemblement à la fois spontané et obligatoire de toute une
communauté, en vue d’un acte collectif ayant son importance pour chacun.
La participation du clergé, qui a encore lieu de-ci de-là dans les campagnes,
à la Saint-Jean, affirmait ce caractère véritable de solennité. Mais l’étude
attentive des fêtes traditionnelles montre que jadis cette participation n’était
pas indispensable pour qu’il y eût vraiment cérémonie, voulue et faite par
tous et pour tous. Ce consentement général, ou plus exactement cette
volonté générale permet seule de comprendre que les particuliers se
trouvant au cas d’être lésés au cours des péripéties de la fête aient
d’ordinaire accueilli leur disgrâce momentanée, voire périodique, avec
résignation, et même avec bonne humeur.
Le cas du « jeune marié » de Mesnil-les-Hurlus qui, en 1876, refusa de
fournir la roue de Saint-Pantaléon, s’explique par le fait qu’il pouvait
légitimement déclarer qu’au bout de sept ans il n’était plus à proprement
parler un jeune marié.
Il se peut même que le caractère fatidique du nombre sept ait déterminé
dans l’esprit de cet homme, en un temps où les dictons, proverbes et autres
traditions orales étaient pleinement vivaces, la durée pendant laquelle il
devait subir un certain sort. Son obstination à ne plus reconnaître, en 1876,
cette servitude lui était peut-être dictée par la pensée que commençait alors
une autre période de sept ans, qu’une concession ce jour-là l’eût engagé
pour sept ans encore 87. Toujours est-il qu’il s’était laissé, de 1869 à 1876,
démonter ses charrettes les unes après les autres. Il est peu probable qu’un
fermier d’aujourd’hui serait disposé à une telle redevance.
Le caractère effectivement vexatoire de ces fêtes traditionnelles et les
dommages matériels qu’elles causaient à certains sont attestés, dès l’époque
de leur pleine vogue, par des actions judiciaires. Guillemot nous conte que
la fêle de Saint-Pantaléon avait failli trouver une fin encore plus
prématurée :
« Quelque quinze ou vingt ans auparavant, nous dit-il (p. 161), la fête de
la roue avait été fort en danger déjà. Un propriétaire du pays, homme
atrabilaire et de peu de foi, apparemment, ne voulait plus, le misérable,
laisser la roue saccager ses cultures et percer ses haies ! Mais, à celui-là, on
ne fit pas grâce ; on le traîna à Ville-sur-Tourbe, dans le prétoire du juge de
paix, et le juge, devant l’émotion et les arguments de ces paysans
courroucés, qu’on empêchait de rouler une roue, décida sagement,
paternellement, qu’une roue est faite pour rouler, que prescription vaut titre,
que chaque année sans exception Pantaléon aurait sa roue, quelque perte et
fracas qu’elle dût occasionner ! »
De même la roue de Basse-Kontz traversait bel et bien les vignobles
étagés sur la pente de la colline, et c’était même l’accumulation de ces
obstacles qui rendait si rare le succès de sa course jusqu’à la Moselle. Pour
que de telles dégradations fussent acceptées de gaieté de cœur il fallait deux
choses : la participation unanime à la fête, la croyance commune aux
bienfaits résultant pour tous de ces dommages subis par quelques-uns.
L’une et l’autre sont justement soulignées par Frazer : chaque habitant ou
tout au moins chaque chef de famille devait fournir de la paille pour la
flambée, et si quelqu’un refusait, on s’attendait à le voir, dans l’année, se
casser une jambe ou enterrer l’un de ses enfants ; d’autre part, si la roue
parvenait enflammée jusque dans la Moselle, la population escomptait une
belle vendange et les gens de Kontz avaient le droit de percevoir un
charreton de vin blanc sur les vignobles avoisinants. Si, par contre, on
manquait à réaliser cette cérémonie, le bétail serait pris de convulsions et
danserait dans les étables 88.
Confirmation de ce caractère utilitaire des feux traditionnels nous est
donnée dans une note que P. Saintyves avait obtenue de R. Guignard,
professeur au collège d’Issoudun et auteur d’un glossaire du Bas-Berry :
« A Issoudun, à Vatan, nous brandelounons 89. Sens : il s’agit d’obtenir de
belles récoltes... de la belle Marsaiche (le blé qu’on sème en mars) et, plus
généralement, de prier, d’une manière symbolique, afin que les mauvaises
herbes ne compromettent pas la récolte. Autrefois, il fallait que chacun,
dans les fermes, ramassât de la nielle pour la faire brûler, et le vrai
brandelon devait contenir de la nielle. On brandelounait en chantant :

Brand’lounons la gnielle, la gnielle,


Brand’lounons la gnielle et les échardons !

« La nielle, les chardons, plantes funestes pour les blés. Personnellement,


dans mon enfance, j’ai vu brandelouner avec les longues tiges desséchées,
semblables à un cierge, parfois à plusieurs branches, du bouillon-blanc,
plante nuisible, elle aussi, qui envahissait nos jachères en terrain
calcaire 90. »
Mais là ne s’arrêtait pas l’intérêt d’une telle fête. Rassemblant, avant
tout, la jeunesse de l’un et de l’autre sexes, elle était l’occasion pour chacun
et chacune de faire connaissance, de préparer des fiançailles. Ainsi voyons-
nous des interventions féminines lors du débat qui mit fin à la roue de
Saint-Pantaléon. Guillemot note (p. 162) que « les femmes et les jeunes
filles de Perthes, de Hurlus et de Le Mesnil... voulaient le maintien de la
fête pour des motifs secrets que les malins devinèrent facilement : cette fête
était, à leurs yeux, une sorte d’institution matrimoniale, une foire aux maris,
dont la disparition pouvait accumuler les célibataires du sexe faible dans les
familles ».
On sait que pareillement les feux de Saint-Jean avaient une fonction
matrimoniale. Entre cent témoignages, citons celui de mademoiselle
Malot 91, à Montbeugny (Allier) : « A la nuit les gens du pays se réunissent
sur la place pour voir brûler le feugot ; on chante, on danse, et autrefois
quelques personnes agiles s’élançaient au-dessus du brasier lorsque les
flammes commençaient à tomber et la coutume, plutôt une superstition
voulait que, si c’étaient des jeunes gens qui sautaient par-dessus, ils se
mariaient dans l’année. » Le saut du feu avait donc valeur de rite efficace. Il
est possible qu’il y ait eu, à la base de ces croyances, des idées de vertu
fécondante de la flamme. Citons encore l’excellent Folklore de Montségur
de madame Tricoire (p. 28) : « Quand les flammes diminuent d’intensité il
est de tradition que les jeunes gens prennent par la taille une jeune fille, et
la passent rapidement au-dessus du feu... Le jeunes hommes y passent aussi
leur femme. »
Cette vertu, d’ailleurs, ne se limitait pas à la personne qui avait sauté,
mais se communiquait à sa propriété. Le texte relatif à Montbeugny,
précédemment cité, ajoute : « Si c’étaient des femmes (qui sautaient le
brasier) leur couvées d’oies devaient produire beaucoup (avoir beaucoup
d’oyons, petites oies). »
On voit combien est diverse l’utilité d’une fête traditionnelle. Pour bien
marquer ce caractère, nous proposons de dire qu’elle est plurifonctionnelle :
l’introduction de ce terme forgé nous semble se justifier par la nécessité
d’insister sur cet aspect des faits que nous étudions, car il échappe trop
souvent aux folkloristes. Il y a là une erreur d’optique presque fatale,
puisque la spécialisation est l’une des marques les plus générales de la
civilisation moderne. En effet, plus la machine se substitue à l’action
humaine, plus les activités sociales se spécialisent, puisque les résultats
d’une action mécanique sont limités et quantifiables. Vivant de cette
existence vraiment sans précédent, nous sommes constamment tentés
d’interpréter dans ce sens nouveau ce qui se faisait autrefois : nous
cherchons l’explication d’une coutume, et pensons l’avoir découverte quand
nous décelons l’une des croyances — donc des fonctions — auxquelles elle
correspondait.
C’est là méconnaître la loi de synthèse de la vie psychique. Tout réagit
sur tout dans la vie mentale. Toute croyance réelle se trouve secrètement
associée à tout ce que croit le sujet, même si cet alliage est en apparence
illogique, car ce n’est pas en vertu d’un lien logique préalablement défini
que les croyances présentent une telle interdépendance. A dire vrai,
l’ensemble des croyances d’un sujet est virtuellement présent à sa
conscience claire et actuelle. Elles président donc à ses divers actes, et
principalement aux actes ayant valeur rituélique : c’est pourquoi pratiques
et cérémonies traditionnelles ne sont jamais univoques. Nous reviendrons
sur cette loi psychologique à propos de la notion de civilisation.
Correspondant à la totalité des croyances de la communauté, les
cérémonies traditionnelles intéressent tout le monde, concernent tout le
monde par les effets heureux qu’on en attend. Frazer, à la suite de
Mannhardt, a très longuement insisté sur le caractère fertilisateur et
fécondant de telles cérémonies. Il ne semble pas que leur utilité magique,
leur vertu, se soit bornée là ! Le texte relatif aux Brandons de la région
d’Issoudun nous a montré comment ces feux devaient aussi détruire les
nielles et les chardons, de même les feux de la veille d’Epiphanie décrits
par Jules Lecœur s’appelaient « Taupes et Mu-lois », du nom de l’engeance
qu’ils devaient chasser ou exterminer. Pareillement on brûlait des chats dans
les feux de Saint-Jean 92. Naguère on y brûlait des sorcières, ce qui pourrait
d’ailleurs expliquer que le feu de Saint-Jean le plus important de Paris fût
dressé en place de Grève 93. Les feux traditionnels avaient donc une valeur
de purification, de désensorcellement, ce qui n’était du reste que la face
négative de leur valeur fécondante ou fertilisante, la grande mission des
sorciers et autres agents infernaux étant de s’opposer à la propagation de la
vie.

Considérons maintenant un autre aspect de ces feux traditionnels. Nous


venons de voir qu’ils concernaient tout le monde. Tout le monde y
contribuait, nous l’avons dit, par le don de combustible. Tout le monde y
assistait et y prenait même part en formant la ronde tout autour. Enfin tout
le monde en bénéficiait grâce aux heureux effets que l’on en attendait non
seulement pour la purification générale, mais pour la restauration de la
fertilité et de la fécondité des végétaux et de tous les êtres. Ces feux
n’étaient cependant ni préparés ni allumés par tous ; les rites dont ils
s’accompagnaient souvent n’étaient pas accomplis par n’importe qui. Nous
touchons ici à la question importante des catégories d’âge dans la société
paysanne traditionnelle.
Résumons très brièvement cet aspect des feux que nous avons étudiés.
Ils sont généralement préparés par les jeunes gens, aidés des jeunes filles
et des enfants. Naguère c’étaient les jeunes gens seuls qui allaient de
maison en maison quêter du bois, des fagots, qu’ils chargeaient sur une
charrette. Dans les communes qui étaient sur le point d’abandonner la
tradition d’un feu, ce furent, pendant quelques années, les jeunes garçons
qui se chargèrent de cette quête et remplacèrent leurs aînés défaillants. Dans
mon enfance, vers 1905, j’ai ainsi vu à Bonnières-sur-Seine, le groupe des
gamins du village apparaître à la porte cochère et s’y tenir en scandant à
pleine voix : « Du feu ! Du feu ! Pour la Saint-Jean 94 » ; et ma vieille
grand’tante, maîtresse de maison, se levait de son fauteuil pour aller
remettre elle-même la pièce de cinq francs tenant lieu des fagots qu’elle
n’avait pas en réserve. C’est vers cette époque que les derniers feux de
Saint-Jean furent allumés dans cette commune.
Quant aux jeunes filles, non seulement, elles fournissent la couronne qui
entourera le mât du bûcher, mais elles « ornent les fenêtres, les portes des
maisons, et des étables de feuilles de fougères 95 », ou de ces charmantes
croix faites en moëlle de sureau que l’on voyait encore dans tous les
villages entre Mont-de-Marsan et Dax en 1939. Nous reviendrons plus loin
sur la signification de ces usages.
Mais il est une autre catégorie de gens que ces feux concernent non
moins directement : les nouveaux mariés. C’est en leur honneur que les
feux de « bordes » (ou brandons) sont allumés dans le Jura. Citons
l’intéressante monographie faite par mademoiselle A. Decœur, directrice
d’Ecole à Conliège, concernant les usages de la commune de Saint-
Maurice 96 :
« La veille, les jeunes gens et les adolescents du village — de 14 à 21 ou
22 ans — joyeux et bruyants, traînent et poussent des charrettes chargées de
fagots... Soudain un conscrit de l’année 97 prend une perche préparée
d’avance et dont l’extrémité est imbibée de pétrole : il la plonge dans le
brasier, la retire, flambante comme une torche. Tous les conscrits en font
autant avec une perche analogue. Dans des gestes de moulinets, les bâtons
tournent, enflammés, éclairant les visages rustiques, tout rougeoyants de feu
et de plaisir. Et les vœux retentissent à l’adresse des jeunes mariés de
l’année, pendant que les langues de feu volent et virevoltent : « Pour la
Marguerite et le Paul ! Du bonheur pour cent ans ! Beaucoup
d’enfants ! » — « Pour la Jeanne et le François, trois enfants d’une fois !
toutes les richesses ! » Les surnoms, les sobriquets parfois si pittoresques,
ajoutent leur saveur à ces mots plaisants ou gaulois qui sautent au gré des
imaginations campagnardes et arrivent aux maisons. Evocateurs des
anciennes joies et de leur jeunesse disparue, ces cris joyeux ragaillardissent
les vieux et amusent tout le village. Le nom des mariés défile et plus les
mariages ont été nombreux plus la fête est belle. Les mariés doivent, pour
leur bonheur futur, suivre la danse des flammes depuis leur demeure, ce qui
explique l’emplacement du foyer : il est toujours placé de façon à être vu de
toutes les maisons des nouveaux ménages... Les adolescents remuent les
tisons rougis, les cendres chaudes, tandis que les « sous-conscrits » se
préparent à regagner le village. Eux seuls vont dans les maisons dont les
toits viennent de recevoir les souhaits de bonheur. L’accueil est chaleureux :
on boit le vin blanc, on mange les « rizoles » comtoises, pâtisseries et
soufflés ; on trinque, on rit, on plaisante, on chante les vieilles chansons. Et
les conscrits reçoivent des œufs et de l’argent. La tournée finie, c’est le bal
qui réunit la jeunesse dans une des maisons fêtées, où la danse continue
bien avant dans la nuit. »
Ce texte important nous fait comprendre que la participation des
nouveaux mariés à la fête des brandons ne se bornait pas à des redevances
susceptibles de tourner en brimades, comme l’analyse de la fête de la roue
de Saint-Pantaléon aurait pu nous le faire croire. On comprend que les frais
les plus importants de cette fête — la fourniture de la roue — aient pu
incomber aux principaux bénéficiaires de la cérémonie : les jeunes mariés.
C’est d’ailleurs une raison de plus pour admettre que les jeux exécutés avec
cette roue au Mesnil-les-Hurlus représentaient les vestiges d’un ancien feu
de brandons allumé avec une roue 98. Cette fête apparaît donc bien comme
un véritable fossile sociologique.
L’examen attentif de nombreuses descriptions de la même fête, ou de
fêtes apparentées par contamination ou interversion dans le calendrier
populaire permet ainsi de reconnaître que ces cérémonies avaient des
objectifs précis, quoique variables. En Berry, les Brandons conservaient, au
XXe siècle, un rôle de purification agraire ; dans le Jura, il s’agissait
d’assurer la fécondité des jeunes ménages. On pourrait de même trouver
plusieurs justifications anciennes des feux de Saint-Jean ou des feux
d’Epiphanie. Nous nous garderons donc d’affirmer que telles cérémonies
traditionnelles avaient telle fonction et jamais telle autre. Mais ce que nous
remarquons constamment c’est la participation de diverses catégories
d’individus, chacune d’elles groupant les gens d’un certain âge et d’un
certain sexe.
De ces observations et de ces analyses nous retenons donc la notion de
catégorie d’âge, qui nous apparaît comme différente de la classe
d’âge — décrite par les ethnographes et analysée par les sociologues — en
ce que cette dernière fixe le statut social des participants de façon beaucoup
plus rigoureuse. D’autre part, nous disons catégorie d’âge et non pas groupe
d’âge, de tels groupements pouvant s’organiser au sein de certaines
catégories et n’apparaître jamais chez d’autres. Un groupe se rassemble en
excluant les autres individus, agit collectivement, instaure en son sein une
certaine hiérarchie en vue de cette action. Nous constatons de telles
formations parmi certaines catégories d’âge, non parmi toutes.
Utilité sociale d’un divertissement collectif ; répartition des rôles entre
diverses catégories d’âge : tels sont les résultats de notre examen des feux
traditionnels. Pourquoi n’en pas tirer une méthode de recherche ? Cette
méthode consisterait à analyser les faits pour savoir quelle a pu être l’utilité
ancienne d’une pratique ou d’une cérémonie — et c’est bien ce qu’ont fait
jusqu’à présent Mannhardt, Frazer et leurs émules — ; mais on se
demanderait, dans chaque cas, quelles sont les fonctions respectives des
diverses catégories d’âge : or cette question n’a jamais été posée
méthodiquement par ces auteurs, et il nous semble que seule cette voie
d’accès permet de résoudre le premier problème. Il se peut en effet que la
communauté ait confié à ses diverses catégories d’âge des soucis et des
soins fort différents, et que seul le détail de leurs interventions respectives
peut révéler. Au contraire, si nous nous demandons chaque fois globalement
pourquoi la communauté a pu trouver un intérêt à telle cérémonie, nos
explications seront limitées par avance aux soucis de fertilité et de fécondité
qui servent à Mannhardt et à Frazer, de leit-motiv, si constant qu’il en
devient abusif.
D’ailleurs les variantes régionales, que nous venons de signaler,
confirment ce rapport entre diverses fins et diverses catégories d’âge. Ainsi
la signification agraire des Brandons en Berry semble bien avoir eu pour
effet d’y estomper le rôle des « nouveaux mariés » ; par contre les feux du
Jura, allumés à l’intention de ceux-ci, n’ont gardé qu’un très vague
caractère agraire. Cette relation permettrait donc d’aborder enfin de façon
scientifique un problème d’ordinaire négligé ou évité par les folkloristes :
l’explication des particularités régionales d’un même fait traditionnel. Nous
avons dès longtemps préconisé la comparaison interrégionale systématique
que nous proposions d’appeler folklore différentiel 99. La méthode
explicative que nous proposons tirerait ce comparatisme de l’ornière qui
consiste à invoquer le pur et simple emprunt de région à région au nom d’
« influences » mystérieuses.
Mais ces avantages éventuels réclament la construction préalable d’un
outillage intellectuel : le double tableau des catégories d’âge et des
fonctions traditionnelles 100. Nous ne pouvons l’entreprendre que
progressivement et en éprouvant pas à pas le bien-fondé de notre
orientation.
A cet égard, la meilleure pierre de touche, ce seront les fêtes populaires
considérées comme ayant un caractère de pur amusement collectif : l’aspect
d’une simple foule qui s’amuse. Si nous y reconnaissons d’une part des
articulations sociales précisée, d’autre part des fonctions constantes, nous
serons fondé à entreprendre une recherche plus générale.
Nous choisirons donc le Carnaval, en nous servant du travail que nous
avons nous-même réalisé de 1930 à 1935, pour le Comité du Folk-Lore
Champenois à l’occasion de sa cinquième enquête.
CHAPITRE III

LA MAGIE COLLECTIVE COMME SERVICE


PUBLIC ESSAI D’ANALYSE DES PRINCIPAUX
THÈMES DU CARNAVAL

Pour tout esprit non averti, Carnaval est synonyme de divertissement pur.
« Il faut bien que jeunesse s’amuse » ; telle était à peu près l’idée banale
que l’on se faisait de cette suite si complexe de pratiques et de fêtes, où l’on
ne voyait que fantaisie sans conséquence, alors qu’elles étaient réglées par
les traditions les plus strictes.
Résumons le schéma général du Carnaval champenois tel qu’il apparaît
par l’analyse de 133 documents recueillis (sauf 22 provenant du fonds
Guillemot) en 1931-1932.
Pour le grand public, Carnaval correspondait à la période des jours gras.
Il n’en était pas ainsi au siècle dernier, ni même jusqu’à la guere de 1914-
18. Carnaval couvrait alors toute la période allant des Rois au dimanche des
Brandons (Quadragésime) période d’une durée oscillant autour de deux
mois, et empiétant de quelques jours sur le Carême, lequel commence le
mercredi des Cendres 101. L’ancienne figuration du cortège des Rois Mages
par des enfants déguisés, ainsi que le feu de la veille de l’Epiphanie donnent
lieu de penser que la fête des Rois, par des aspects de divertissements
populaires, correspond à une ancienne fête d’ouverture du Carnaval, avec
grand feu, torches, cavalcade, projection d’oeufs et de dragées qui peuvent
être comparés aux confetti des jours gras), projection donnant lieu à une
bataille simulée. Il semble qu’aux temps du paganisme il y ait eu, à la future
date des Rois d’une part, et à la fin des jours gras d’autre part, deux grandes
fêtes symétriques.
Il apparaît toutefois que la fin du Carnaval s’étendait jusqu’au dimanche
suivant le mardi gras, contrairement à l’entrée en carême le mercredi, selon
l’usage chrétien. Le christianisme aurait, à cet effet, conféré une valeur de
symbole métaphysique à la projection de cendres, rite apotropaïque de
purification, consécutif à la parade des merveilles de l’autre monde (cortège
du mardi gras). (Cf. Nos Méthodes en Folklore, ch. VI).
Ainsi délimité par deux fêtes ou séries de fêtes, le Carnaval dans son
ensemble était une période consacrée à des usages et cérémonies où
s’associent les thèmes suivants : visite de ce bas monde par l’armée
fertilisante des morts, et purification des demeures de toute influence des
sorciers ; imposition de la paix dans les ménages et fiançailles obligatoires
de la jeunesse. Nous ne tenterons aucun rapprochement entre ces deux
grands thèmes, et nous bornerons à décrire leur mise en action dans ses
lignes principales, puisque seule elle nous importe en ce qu’elle réclame le
concours du groupe des jeunes gens. Nous venons de signaler au sein de
chacun des deux grands thèmes, l’existence de deux thèmes secondaires ;
nous allons donc passer rapidement en revue quatre sortes de pratiques et
cérémonies.

Les masques figurent des fantômes. Quiconque se masque, entre parmi


les fantômes. Entre les simples déguisés et les revenants masqués, il y a
identité de nature, identité qui semble devoir être temporaire mais qui peut
devenir définitive. Dans les campagnes courent ainsi des histoires de
« carnavals » parmi lesquels s’étaient glissés d’étranges compagnons, qui
disparaissaient au chant du coq, ou inversement des aventures de garçons
qui, s’étant masqués et mêlés à la bande des mystérieux visiteurs de fermes,
ne sont jamais réapparus ; leurs camarades nocturnes les avaient entraînés
dans l’au-delà. Le savant ouvrage publié en 1934 par le folkloriste
autrichien Otto Höfler 102 nous permet d’affirmer cette correspondance entre
la bande carnavalesque et l’armée des morts, sans avoir à présenter nous-
même cette démonstration.
Il est remarquable que la plupart des documents que nous avons sur le
Carnaval limitent aux jeunes gens ce droit de se masquer, de se costumer, et
de pénétrer ainsi dans les fermes. Quelques informateurs notent la présence
de jeunes filles déguisées en hommes, mais exceptionnellement et dans une
intention particulière, telle cette fiancée refusée par les parents de son
amoureux, et qui s’avisa de ce subterfuge pour aller les observer chez eux
tout à son aise 103. D’autres documents indiquent une liberté complète de se
déguiser, liberté dont usaient des adultes voire des gens d’âge mûr, des gens
mariés. Mais l’ensemble de notre documentation nous donne le sentiment
qu’il s’agissait là, il y a quelque cinquante ans, d’un phénomène avant-
coureur de la décadence carnavalesque. Celte liberté de se déguiser se
fondait sur la commodité du déguisement lui-même, commodité dont on
était tenté d’abuser dès le moment où les antiques croyances touchant le
caractère macabre, surnaturel, dangereux des bandes de « carnavals »
venaient à s’effacer.
Que faisaient ces bruyants compères ? « Courir » ou « rouler » Carnaval
signifiait aller de ferme en ferme, là où se tenaient les veillées. Laissons
momentanément de côté l’importance matrimoniale des veillées, leur
caractère ancien de rassemblement à prépondérance féminine. Quand les
masques étaient admis à y accéder, que faisaient-ils ? Indépendamment du
tintamarre et de leur façon violente d’intriguer et d’aller faire peur aux
filles, la coutume voulait que les masques jouassent une saynète ; ils
improvisaient un petit acte comique, bien entendu sur des thèmes (voire
avec des éléments de scénario) traditionnels. « Déguisés et masqués, les
garçons singeaient les rebouteux, le guet et la maréchaussée, les
somnambules, astrologues, charlatans, dentistes, ils fabriquaient des
cuisines invraisemblables, vendaient des objets extraordinaires, débitaient
d’une voix caverneuse des discours extravagants, mimaient des scènes
grotesques 104. »
Nous reviendrons sur les sujets coutumiers de ces « scènes grotesques ».
Remarquons en ce moment que le comportement des masques correspond à
leur rôle de représentants de l’au-delà. Des visiteurs de l’autre monde
parcourent les demeures des hommes ; ils y figurent des scènes de ce
monde fantastique d’où ils viennent et où ils vont retourner. Nous touchons
à l’une des sources de la figuration scénique, du théâtre populaire. Il nous
semble que cette source est même plus ancienne que les mystères présentant
des thèmes chrétiens. Aussi nous paraît-il singulièrment regrettable que ces
saynètes populaires de Carnaval campagnard n’aient été qu’à peine
signalées et que nous n’en possédions que de trop rares enregistrements.
L’un d’entre eux confirme pleinement le caractère général de la
cérémonie 105. C’est une petite farce qui se jouait en Argonne au soir de la
Sainte-Agathe. On sait que ce jour était consacré aux femmes, qui
exceptionnellement s’arrogeaient tous les droits, au grand dam des hommes,
privés momentanément de leur autorité. C’était un de ces renversements
temporaires de hiérarchie, si fréquents dans la société médiévale. La Sainte-
Agathe tombe en plein Carnaval. Il n’était donc pas étonnant que la veillée
des femmes, souveraines d’un soir, fût visitée par quelque personnage
carnavalesque. Mais ses hôtesses, toutes fières de leur supériorité
momentanée, s’affirmaient vertement vis-à-vis de cet intrus qui prétendait
les éblouir. Il s’agissait du Docteur à la soupe salée et d’une bonne femme
qui, venant le consulter, ne perd pas sa jugeote malgré les boniments du
beau sire, et finalement le paye en monnaie de singe. Il y a là une
exceptionnelle réaction de défense vis-à-vis des prestiges du Carnaval et qui
confirme ainsi le caractère surnaturel de cet étrange tête-à-tête entre mortels
et pseudo-trépassés.

On a noté au passage la prétention de ces acteurs improvisés à faire le


guérisseur. De même l’un des personnages classiques de la cavalcade des
jours gras est le Charlatan, vendeur d’élixir de longue vie 106. Les hôtes
venus de l’au-delà sont porteurs de vie. Voilà la notion que nous avons
tendance à ne plus concevoir ; pour nous la mort est la mort physique même
aux yeux du croyant qui voit en elle la condition de la véritable vie de
l’âme. Pour la conscience archaïque la vie physique elle-même dépend du
renouvellement périodique des contacts avec l’au-delà. Les morts sont « les
forts » dans le vocabulaire celtique 107 ; ils sont enfin rendus à la véritable
nature incorruptible, invulnérable, de l’âme désincarnée. Le fantôme n’est
donc pas uniquement objet de terreur ou plutôt d’horreur sacrée, il n’est pas
toujours messager de trépas ; l’autre aspect de sa mission est réconfort,
guérison, purification, mise en déroute de toutes les influences maléfiques,
des démons et des sorciers.
Tel est donc aussi le rôle du groupe des jeunes gens, principaux
protagonistes du Carnaval. Nous les voyons à l’oeuvre non seulement dans
leurs saynètes nocturnes précédant les jours gras et dans la figuration d’un
grand guérisseur juché sur le char du mardi-gras 108, mais encore dans les
usages que la méthode comparative rend intelligibles.
L’analyse du dossier de l’enquête champenoise nous a permis de mettre
en évidence que les « jours gras » duraient anciennement toute la semaine,
depuis le lundi gras jusqu’au dimanche de Quadragésime ; que les cortèges
carnavalesques (cavalcade triomphale du mannequin de Mardi-gras, cortège
judiciaire et exécution de ce mannequin) ne duraient que deux jours dans
cette suite de réjouissances, le reste étant employé à des jeux et farces
collectives. Nous laisserons de côté les jeux pour le moment et résumerons
les farces.
Lorsqu’on étudie des documents relatifs au Carnaval, on est frappé par le
fait que les plaisanteries se répètent beaucoup plus que ne le ferait attendre
une période de licence et de joie sans frein. Est-ce manque d’invention ?
Non pas, car l’esprit d’innovation se donne libre cours dans les variantes
sans fin, en particulier dans les détails de déguisements. Mais il convient de
se rappeler qu’une farce suppose une victime, et que les farces publiques ne
peuvent être tolérées, voire applaudies, que si elles sont prévues par la
collectivité, surtout si c’est le public lui-même qui en fait les frais. Non
seulement prévues, mais désirées, attendues comme un acte souhaitable,
comme une péripétie certes pénible mais faisant partie d’un ensemble
nécessaire. Ainsi de toutes les brimades des grandes Ecoles. Nous avons
déjà noté cet aspect des traditions à propos des roues associées aux feux
cérémoniels.
Il y a donc lieu de penser que les farces carnavalesques dont les thèmes
sont, à tout prendre, assez monotones, ont eu naguère ce caractère de
cérémonies utiles. Conduite dans cette direction, l’enquête aboutit aux
résultats suivants.
Les masques procèdent, durant la semaine des jours gras, à des
aspersions et distributions considérées jadis comme bienfaisantes et
purificatrices ; ils projettent sur toutes les maisons et sur tous leurs
concitoyens de la boue ou de l’argile, de la farine ou de la bouillie, des
cendres ou de la suie, enfin de la fumée.
La croyance au caractère bénéfique de l’argile et de toute matière
blanchissante est l’une des croyances folkloriques les plus largement
répandues. Sans demander à l’ethnographie les nombreux exemples qu’elle
pourrait nous fournir, rappelons le blanchiment rituel de la statue de
l’Athena Skirras. Mommsen expliquait ces usages religieux de la terre
blanche en Attique par l’emploi de cette terre comme engrais 109. Jane
Harrison rappelle, à propos du même rituel, un texte de Pline (Hist. nat.
XVII, 29,2) relatif à la confection de gâteaux avec un quart de craie et trois
quarts d’épeautre. Elle pense que les skira des grecs étaient des gâteaux
faits de farine mêlée à de la terre blanche 110.
D’autre part le barbouillage du corps et du visage avec de la craie ou
toute autre poudre blanche, était un procédé classique de consécration,
associé au port de vêtements ou de voiles blancs. Le voile blanc est
traditionnellement la vêture des fantômes : le voile sépare du monde des
vivants. Les masques carnavalesques ont pour défroque typique une
chemise de femme, et se barbouillent le visage de craie ou de farine : c’est
là le prototype de Pierrot.
Cette consécration ne se limitait pas aux seuls acteurs : durant la semaine
du mardi-gras, qu’un document des archives Guillemot (déjà cité) décrit
comme « la semaine infernale », les masques prennent à tâche de
badigeonner de boue (on sait à quel point elle peut être blanchâtre dans ces
provinces de l’Est) les fenêtres des maisons et tous les passants qu’ils
rencontrent. A La Neuville-au-Pont, l’instrument qu’ils employaient à cet
effet était un petit balai de fleurs de roseaux, dit « balai de silence » 111. Les
balais de papier dont s’ornaient les mirlitons des carnavals urbains en
étaient le lointain souvenir.
Nous avons déjà évoqué la farine : elle intervenait pareillement dans les
déguisements et les barbouillages. Les masques se promenaient avec des
sacs de farine ou de son, et en jetaient à la figure et dans les vêtements des
filles et des femmes rencontrées 112. Nul besoin de rappeler la façon dont les
passantes parisiennes étaient poursuivies à coups de confetti ; les « plâtres »
niçois fournissent la transition entre la projection de terre blanche et celle
de petits papiers. L’emploi carnavalesque du soufflet correspondait à ces
jets de farine 113.
A Fumay et à Bourbonne-les-Bains, les jeunes gens se promenaient avec
des casseroles pleines de bouillie de farine et en aspergeaient les passants.
Dans certains villages de la région de Provins, les jeunes gens préparaient
de la bouillie et, déguisés, ils se rendaient dans chaque maison pour en faire
manger aux habitants à l’aide d’une cuillère en bois. Ceux qui
s’enfermaient pour se dérober à cette dégustation voyaient leurs fenêtres et
leurs portes barbouillées de bouillie 114.
Ici l’usage est demeuré sous son aspect de rituel prophylactique primitif.
Souvenons-nous que dans les civilisations archaïques, la nourriture a valeur
de substance sacrée. Le pain est un antidote contre les maléfices 115.
Passons maintenant à une autre couleur. Au lieu de se costumer en
pierrots, certains jeunes gens se déguisaient en ramoneurs, principalement
le mercredi des Cendres. A Joinville-sur-Marne (Haute-Marne) quelques
« ramoneurs » parcouraient les rues portant « des sachets de poudre noire
qui éclataient au moindre choc » ; « au bal on se jetait de la poudre noire ou
de la farine » 116. A Vecqueville (Haute-Marne) « autrefois les jeunes gens
déguisés s’en allaient dans les rues de bon matin le jour du mercredi des
Cendres : ils avaient l’habitude de jeter, après (sic) les fenêtres, des cendres
mouillées, coutume certes peu agréable pour les ménagères qui bien
souvent les recevaient de peu aimable façon. Les autorités se sont élevées
contre cette coutume et ont défendu de jeter des cendres aux fenêtres des
établissements communaux (mairies, presbytères). Des jeunes gens ayant
enfreint cet ordre, furent punis 117 ». La croyance correspondant à l’usage
s’étant évanouie, les jeunes gens qui naguère étaient ainsi investis d’une
véritable fonction d’intérêt public, apparaissent comme des gêneurs, des
importuns, et bientôt comme d’insupportables inventeurs de brimades, que
finalement on met à la raison.
Le caractère bienfaisant de la cendre et de la suie était une croyance
populaire générale. A Villeseneux (Marne) on disait proverbialement que,
pour aller en paradis, il fallait avoir mangé sept boisseaux de cendres et un
boisseau de suie car le pain de ménage en contenait souvent des
parcelles 118. J’ai vu en 1927, à Vitré (Ille-et-Vilaine) une vieille négociante
de la ville se soigner pour un ulcère à l’estomac en mangeant un œuf
brouillé avec de la suie qu’elle récoltait dans le tuyau de son fourneau.
Nous avons remarqué précédemment l’importance attachée aux cendres et
tisons des feux traditionnels. D’après les réponses n° 202 et 262 de
l’enquête I de la Commission des Recherches collectives, les gens de
Pommiers (Indre) jusque vers 1894-1895, une fois le feu de Saint-Jean
éteint et l’assemblée dispersée, s’en revenaient isolément, en pleine nuit, sur
l’emplacement du brasier : s’ils pensaient n’être pas vus, ils traversaient
alors les cendres « pour se préserver l’année durant de tous maléfices ».
La même enquête nous a fait connaître, par la réponse de M. Malaussino
à Massoins, par La Tour-sur-Tines, Alpes-Maritimes (n° 391) que, le soir de
la Saint-Jean, les personnes attachées aux traditions « viennent recueillir
pieusement les cendres, en répandent sur leurs habits, sur leurs chevelures,
en saupoudrent leurs enfants et en conservent précieusement dans des petits
sachets en étoffe brodée qu’ils gardent sur leur poitrine ». De tels faits
confirment pleinement l’importance que pouvait anciennement présenter la
projection des cendres sur les maisons par les « carnavals ».

Enfin, ces jeunes déguisés transportaient encore le bonheur et la santé


sous une autre forme : celle de la fumée. Le mercredi des cendres, à
Sommevoire (Haute-Marne), les masques confectionnaient des « lanternes »
avec des paniers à salade ou des bouts de tuyaux de poêle percés de trous
pour l’aération ; ils les bourraient « de chiffons, caoutchouc, rognures de
corne de chevaux, cheveux, etc. » et allumaient le tout, ce qui produisait
une fumée épaisse et nauséabonde 119. Ensuite ils allaient attendre les jeunes
filles à la sortie de la messe, et les encensaient avec ces ustensiles, ainsi que
les curieux rencontrés au passage. Malheur à qui laissait sa porte ouverte ;
les masques entraient et embaumaient la maison. Ils se chargeaient du reste
d’obtenir le même résultat en enfumant les trous d’éviers.
Une pratique fort analogue, et qui avait gardé son aspect utilitaire,
achèvera de nous prouver la véritable origine de ces plaisanteries classiques
du temps du Carnaval. Au témoignage de l’un des meilleurs correspondants
de la Commission des Recherches collectives, M. Albert Aucordier,
Instituteur à Saint-Martin-Château, Creuse, (Enquête I réponse n° 210), « le
6 janvier, jour « des Rois », la nuit venue, jeunes gens, jeunes filles munis
de paille, de genêts, de genévriers, font irruption dans une maison du village
où se fait la veillée (chaque famille restant seule en ce jour). Alerté, chacun
a fait ce qu’il devait faire. L’un est posté à la porte, l’autre à la fenêtre,
l’autre bouscule la table et là, au milieu de la maison, on allume la paille, on
jette des genêts. La flamme monte aux solives noirâtres, la fumée s’entasse.
Des genêts verts, des genévriers ! comme cela grésille et comme cela fait
une fumée épaisse, âcre et en même temps savoureuse, de résine ! Il en est
qui essaient de fuir ! Les portes sont bien fermées. Nul ne peut échapper à
la fumée qui vous étouffe, qui vous fait rire et pleurer parce qu’elle vous
picote le gosier et qu’elle « chasse la maladie ». Il faut que la lampe
s’éteigne pour que le supplice s’achève. Alors toussant, crachant, pleurant
et riant, on ouvre la fenêtre et la porte, on fait des courants d’air. Et tandis
que la fumée continue à froisser les organes respiratoires des veilleurs,
jeunes gens et jeunes filles, avec un entrain égal, font irruption dans une
autre maison voisine... Cette pratique s’appelle « les fumettes ». Elle avait
pour but de « chasser les maladies », et j’ajoute : en désinfectant les
maisons, pour la plupart de véritables taudis. L’odeur de la fumée de genêts,
âcre, et celle de genévriers si agréable, subsistait pendant plusieurs jours. »
L’auteur précisait, en 1934, que la coutume remontait à cinquante ans et
se pratiquait alors dans les communes, non seulement de Saint-Martin-
Château, mais de Peyrat-le-Château, Saint-Amand-le-Petit, Saint-Julien-le-
Petit et Eymoutiers.
Peu de textes révèlent aussi nettement la fonction cérémonielle de la
jeunesse — on a noté qu’ici il s’agissait non seulement des jeunes gens
mais des jeunes filles. Il semble donc que Mannhardt et Frazer aient trop
limité l’utilité des fêtes et coutumes saisonnières en les interprétant comme
des rites de fertilité et de fécondité à l’intention de la jeunesse : les jeunes
avaient une véritable mission à remplir, périodiquement, vis-à-vis de la
communauté tout entière, en la soumettant, de gré ou de force, à des
pratiques de prophylaxie et de purification magiques où se rencontraient les
vertus bienfaisantes du feu, de la nourriture, de la cendre et de la fumée.

Nous venons de retrouver jusque dans ses détails l’un des thèmes
constants du Carnaval. Mais nous avons annoncé qu’à ce thème s’en
associait un autre, aussi constant et aussi important : celui de l’union par
couples désignés, et de la concorde conjugale. Là encore nous allons voir la
jeunesse investie d’une mission particulière, dont la portée déborde le cas
des jeunes du village, et retentit sur la communauté dans son ensemble.
Pour le comprendre, il nous faut situer le Carnaval (entendant par là la
période carnavalesque) dans le cours du calendrier populaire. De ce point
de vue, cette période apparaît aussitôt comme la phase finale des veillées.
Celles-ci s’organisaient à partir de la Toussaint ou de la Saint-Martin, et
prenaient fin généralement le mercredi des cendres sur une cérémonie
charmante : de frêles esquifs illuminés étaient portés jusqu’à la rivière, où
on les faisait dériver au fil de l’eau. A Chalons-sur-Marne, ces batelets
n’étaient autres que des couperons, ou sabots couverts, utilisés comme
lampes dans les veillées, et que les gamins mitraillaient à coups de pierre du
haut du vieux pont Putte-Savatte en criant « I Naye, I naye, i naye ! » 120. A
Laval-sur-Tourbe on plantait des bougies sur des planchettes ; l’ensemble
s’appelait le solinoye ; on allumait aussi de toutes petites bottes de paille
qu’on faisait dériver sur le courant 121. Le même usage est attesté pour
l’Argonne, le Dormois, le pays Messin, la Provence 122.
Ainsi le Carnaval s’achève le jour où finissent les veillées : on
« enferre » — c’est-à-dire brûle et noie — le mannequin de mardi gras en
même temps qu’on fait voguer et naufrager « solinoyes » et couperons.
D’autre part nous avons vu que, pendant toute la période qui va des Rois
aux jours gras, le Carnaval consiste en promenades et scènes jouées dans les
veillées. Pour mieux saisir le sens général de ce complexe traditionnel,
voyons ce qui se passe dans les veillées avant le Carnaval.
Tous les témoignages régionaux concordent : le principal attrait des
veillées était de susciter ou de favoriser des relations courtoises entre jeunes
gens et jeunes filles. L’un des tableaux classiques de la veillée est celui de
la jeune fileuse auprès de qui est assis son galant ; chaque fois qu’elle laisse
tomber son fuseau, le galant s’en empare, car il a droit de ne le rendre qu’en
échange d’un baiser 123.
Dans les provinces de l’Est, ces rapports courtois avaient pris une allure
scénique tout à fait curieuse : c’était la coutume des dâyements ou dâyages
dont on peut trouver d’excellentes descriptions accompagnées de textes
dans la revue Mélusine 124. La jeunesse y apparaît nettement organisée en
deux groupes rivaux. Le groupe féminin, secondé par les femmes mariées
tient la veillée, le groupe masculin est à l’extérieur. Entre les deux, des
dialogues d’allure traditionnelle s’engagent, où les énigmes permettent de
présenter honnêtement les offres amoureuses : ce sont les « ventes
d’amour ». La porte ou le volet de la fenêtre servent d’écran aux amours-
propres, et ainsi peuvent se préparer des idylles déjà tacitement admises par
les familles.
Cette organisation de la jeunesse par groupes se marquait dès la période
initiale des veillées par deux fêtes ; la Sainte-Catherine, dont le bal était
organisé par les filles ; la Saint. Nicolas, fêtes des jeunes gens autant que
des petits garçons. Ensuite commencent les dâyages ou dâyements ci-dessus
décrits. La période carnavalesque en est le prolongement et se termine sur
des fiançailles collectives au sens plein du terme puisqu’elles ont lieu
publiquement et sont décidées par le groupe des jeunes gens. Ce dernier
usage est déjà bien connu des folkloristes et sociologues sous le nom de
« valentins et valentines ». En Lorraine il s’appelle « dônage » ou
« saudage ». Wilhelm Mannhardt 125 et Frazer 126 en ont présenté
d’excellentes descriptions, que nous compléterons par quelques
enseignements tirés de l’enquête du Comité du Folklore Champenois 127.
En Haute-Marne, le dônage avait lieu « dans un endroit où deux coteaux
de même hauteur se trouvent accolés ». Le soir du mardi gras ou du
mercredi des cendres 128 « les jeunes filles se plaçaient tout au sommet d’un
coteau et les jeunes gens allaient leur faire vis-à-vis ». Après des salves de
mousqueterie tirées par les garçons, « le dônage commençait. Là-bas une
voix mâle et ferme s’écriait :
« Dônage de mademoiselle Une Telle.
« L’intéressée prenait la parole et lançait dans cette nuit sombre le nom
de celui qu’elle aimait... et cela se poursuivait jusqu’à ce que toutes les
jeunes filles fussent dônées. Mais quelques-unes ne répondaient pas ; leurs
cœurs n’avaient pas encore parlé... Souvent peu de dônages se faisaient. En
effet cette sorte de fiançailles publiques n’était réalisée qu’avec
l’assentiment des parents. Lorsqu’un amoureux avait été agréé et faisait la
cour à sa belle, ils étaient considérés comme fiancés dans ces villages où la
moindre chose est connue. Aussi, lorsqu’ils étaient dônés, c’était de leur
plein gré et cette cérémonie n’étonnait personne... Le dônage était le
premier ban de leur mariage. »
Le dônage s’achevait sur une nouvelle salve de mousqueterie, après quoi
on se rendait au bal. « Il se faisait jadis sur la grand’place et n’y prenaient
part que ceux qui avaient été dônés. Chaque promis dansait avec sa
promise ; on ne pouvait changer de cavalière. »
L’exemple ci-dessus montre l’état de la coutume au XXe siècle ; la
volonté des intéressés s’y manifeste en limitant le nombre des « dônés ».
Mais un état plus ancien de la tradition nous est attesté par de nombreux
documents : le « dônage » y apparaît comme s’appliquant obligatoirement à
tous les célibataires des deux sexes. Ainsi F. Piquet signale dans son
dictionnaire du Patois de Dombras (Meuse) (1929), p. 105, au mot Sawday
« V.a. Souder. Nom d’une ancienne coutume perdue à Dombras et qui était
la proclamation publique de fiançailles arrangées sans le consentement des
intéressés ».
Une réponse anonyme à l’enquête Champenoise (n° 103, concernant
Choiseul, Haute-Marne) décrit ainsi le dônage ou « saudage », qui a lieu
non pas à l’entrée du carême, comme à Bourmont, mais autour de la
« bulle » (feu) du dimanche de Quadragésime, ce qui nous paraît plus
proche des formes archaïques de l’usage. « Quelquefois les jeunes hommes
font une ronde autour du feu. Ensuite ils chantent :

Nommez qui mariera (bis)


(Nom du jeune homme)
(Un tel) qu’est le plus beau
Nommez-lui sa pucelle (bis)
(Nom d’une jeune fille)
(une Telle) qu’est la plus belle.
Tous les jeunes gens du village sont ainsi « dônés » à tour de rôle. « On
« dône » les vieilles filles et les vieux garçons comme les autres filles et les
autres garçons. Mais quelquefois on fait des alliances volontairement
grotesques. Ainsi, s’il y a un jeune homme qui ne s’entend pas avec les
autres, ceux-ci le mettent avec une vieille fille. En général on met les jeunes
hommes et les jeunes filles qui se conviennent ensemble 129. »
Déjà nous voyons là l’ancienne organisation sociale par catégories d’âge
manifester sa force contraignante. Il convient d’être marié de bonne heure,
sans quoi le ridicule vous guette lors de ces proclamations publiques. Le
groupe des jeunes gens nous apparaît comme veillant à ce que personne ne
demeure impunément célibataire. On disait jadis dans les Vosges « que les
filles qui arrivent à l’âge de 30 à 40 ans sans être mariées, vont crier la
chouette, c’est-à-dire accompagner dans le bois les tristes lamentations de
cet oiseau 130, Gabriel Jeanton, dans son Mâconnais traditionaliste et
populaire (T. III, p. 79 ; note I) a reproduit un ancien témoignage bressan
suivant lequel les filles ayant atteint vingt-cinq ans sans se marier se
délivraient des quolibets par un mariage fictif. La description en est
curieuse. Avec l’aide d’un compère (son « marieur ») la demoiselle se rend
vêtue de blanc et en cortège nuptial, à l’église où, après une messe, elle fait
le vœu de ne jamais avoir d’autre époux. Ayant ainsi renoncé au mariage,
elle préside un banquet, est conduite en grande pompe à la chambre nuptiale
« où cet époux d’un jour arrache à la fiancée son bouquet de myrte, et le
jette sur l’oreiller, après quoi il se retire avec les assistants et va se coucher
chez lui.
« A dater de cette journée, ajoute ce texte, la jeune fille est mise au rang
des femmes, elle commande aux valets, se gouverne à sa guise et remplace
par certaines tresses de toile, exclusivement réservées à la femme mariée, le
ruban noir attaché à son chapeau de feutre. Sa condition devient analogue à
celle des veuves. »
Peu de documents attestent plus clairement l’existence de catégories
d’âge se définissant par rapport au mariage. Avant, pendant, après, pourrait-
on dire schématiquement pour caractériser les célibataires, les gens mariés
et les veufs. Nous verrons que les choses étaient plus complexes.
Constatons d’ores et déjà que ces trois catégories d’âge se présentent
comme une série irréversible ; les veufs et les veuves qui se remarient sont
soumis à charivari, ce qui veut dire qu’ils ont agi comme s’ils étaient
retournés dans la catégorie des célibataires. Or c’est là leur délit contre
l’ordre social. La fille « montée en graine » qui fait serment de n’épouser
personne est ipso facto assimilée aux veuves, ce qui implique que les
veuves ne sauraient se remarier. Il y a un cours du temps, qui pousse chacun
d’une catégorie d’âge dans la suivante. Nous en savons assez sur
l’assimilation primitive de l’ordre social à l’ordre de la nature pour
comprendre que toute infraction à la traversée régulière et unilatérale des
âges de la vie devait apparaître comme un attentat mettant en péril non
seulement les bonnes mœurs mais la progression heureuse des saisons.
Ce même texte montre avec une netteté vraiment exceptionnelle en quoi
consistait l’appartenance à chacune de ces catégories d’âge. L’amour
courtois doit caractériser les célibataires de l’un et de l’autre sexes ; la fille
qui laisse passer les années sans attirer de prétendant doit se placer hors-jeu,
parmi les veuves. La procréation est de règle pour les gens mariés ;
rappelons-nous les vœux lancés du brasier traditionnel aux jeunes mariés :
« Du bonheur pour cent ans ! Beaucoup d’enfants ! » La mort du conjoint
n’est pas indispensable pour que la personne mariée change de catégorie
d’âge : il suffit que la fin de la période normale de fécondité soit attestée par
un événement ou un signe caractéristiques. Tel est le mariage du dernier
enfant, ou la faiblesse physique démontrée par l’impossibilité de sauter le
feu de Saint-Jean.
Si la fécondité de couples reconnus par toute la communauté apparaît
ainsi comme le fait central autour duquel s’organisent au moins trois
catégories d’âge correspondant aux jeunes, aux adultes, et aux vieux (ou
aux individus frappés de veuvage), on comprend que l’organisation des
fiançailles publiques ne soit pas le seul rôle du groupe des jeunes gens.
Cette organisation, nous l’avons vu, se fait dans les diverses maisons, où, à
tour de rôle, se réunit le groupe de jeunes filles. Or cette réunion suppose un
foyer normal dont la concorde et la bonne marche permeltent l’accueil
hospitalier. Les deux groupes de jeunesse sont donc les témoins des bonnes
ou mauvaises relations entre époux. Mais ce n’est certes pas la simple
fonction hospitalière qui est dès lors mise en question. Nous venons de voir
l’importance que la communauté dans son ensemble attache aux relations
conjugales. Pendant qu’on est mariés, il faut avoir des enfants et, pour cela,
faire bon ménage. Des époux se querellant, vivant chacun de leur côté, sont
un objet de scandale. C’est le groupe des jeunes gens qui se chargera d’y
mettre bon ordre.
Nous avons déjà vu ce groupe associer, par les feux traditionnels, la
fécondité des jeunes mariés, la sauvegarde des futures récoltes 131 et
organiser au cours du carnaval les couples, dont l’union, préparée dès le
début des veillées, sera proclamée par ses soins lors du brandon final. La
semaine des jours-gras va être pour lui l’occasion d’une vaste fête de la
concorde nuptiale. Nous avons naguère déjà signalé cet aspect essentiel des
jours-gras dans notre rapport sur la cinquième enquête Champenoise 132
mais il ne sera pas superflu de résumer ces faits en les confrontant avec les
autres éléments de la présente démonstration.

Tout d’abord le charivari et la promenade sur l’âne, dite azoude 133.


Lorsqu’un couple se ridiculise par les querelles et la subordination du mari,
et quand ce scandale est porté à son comble par le renversement de
l’autorité dans le ménage (la femme battant le mari), ou par l’inconduite de
l’un des époux, on fait encore de nos jours, dans la plupart des régions de
France, un charivari sous des formes diverses suivant les localités :
tintamarre nocturne, sentiers de paille entre la maison conjugale et celle de
l’amant ou de la maîtresse, promenade du mari bafoué sur un âne, la
victime tenant la queue de l’animal qu’il enfourche à l’envers.
Le Carnaval permettait une sanction encore plus éclatante. Tantôt le mari
bafoué subissait l’azoade à l’occasion du mardi-gras : il jouait alors le rôle
du Carnaval mis en jugement et on ne lui substituait un mannequin que pour
la phase finale, celle de l’exécution. Telle était la coutume dans bon nombre
de localités champenoises 134. Tantôt c’était le couple illégitime qui était
publiquement honni en effigie ; deux mannequins étaient confectionnés
autant que possible à leur ressemblance. On chantait une chanson
spécialement composée pour le Carnaval, où le scandale était dénoncé par
allusions transparentes. Enfin les mannequins étaient brûlés. Nous avons
recueilli des témoignages précis sur l’existence de cette coutume dans
plusieurs localités du Confolentais, à la veille de la guerre de 1914 135. Cette
même mise en scène avait parfois lieu en Champagne.
Voyons comment on y organisait la chevauchée de l’âne. Le matin, de
bonne heure, les « carnavals » cernaient la maison du coupable, lequel
s’était souvent enfui dès la veille. En pareil cas, les masques lui trouvaient
aussitôt un substitut en la personne de son plus proche voisin. On estimait
en effet que la responsabilité du voisin était engagée dans le scandale,
puisqu’il en avait été le témoin, au cours de l’année, sans être intervenu 136.
Cette pratique éclaire de façon saisissante l’étroite interdépendance des
divers foyers dans l’ancienne société paysanne. Non seulement tous les faits
et gestes étaient connus, comme ils le sont toujours ; mais chacun était
justiciable des autres, et la communauté se reposait à cet égard soit sur les
proches dans l’espace, soit sur le groupe de jeunes gens, normalement
mandaté pour les expéditions punitives.
Le mardi-gras s’ouvrait donc sur l’expiation des contrevenants aux
bonnes mœurs 137. Mais ce n’était pas là son unique aspect ; souvenons-
nous du caractère plurifonctionnel des traditions. En même temps que l’on
fustigeait les mauvais ménages, il convenait d’exalter la concorde
conjugale. Et c’était vraisemblablement l’un des rôles du ou des
mannequins géants que l’on promenait ce jour-là en pompeuse chevauchée.
En effet Mardi-gras entre en scène avec sa femme, comme il se doit pour
tout homme fait. Un dicton champenois disait : « Mardi-gras avec ta
femme, Pâques avec ton curé. » C’est d’ailleurs un point qui rapproche le
mannequin carnavalesque des géants de Belgique, de nos villes du Nord et
de la vieille Angleterre 138. Ceux-ci avaient, on le sait, femme et enfant
figurés par d’autres mannequins géants. La femme de Carnaval souvent
personnifiée, en Champagne, par un jeune homme à travesti féminin,
intervenait d’ailleurs, le soir même ou le lendemain, quand la royauté
éphémère de Mardi-gras s’achevait par un simulacre judiciaire. Finalement
elle devenait veuve ; en Vermandois on chantait à cette occasion 139 :

Mardi-Gras est mort [e]


Sa femme all’ hérite
Sa cuiller à pot et sa marmit’ !

Ce couplet nous reporte au second thème qui partout est mis en scène par
le mannequin de Mardi-gras : aux acclamations de la foule en liesse, il
engloutit victuailles et boissons. On verse dans sa bouche de carton des
miches de pain (Bourbonne-les-Bains, Haute-Marne n° 60) ou du vin qu’un
entonnoir dissimulé reverse dans un tonneau, à l’usage des masques
(Héricy, Seine-et-Marne, n° 30). Il sert ainsi de glorification publique à
cette fonction de magie alimentaire dont nous avons parlé déjà, et qui se
traduit encore par un vaste banquet des masques et par d’abondants repas de
famille.
Bien que nous tirions à dessein la plupart de nos exemples d’une même
enquête réalisée principalement en Champagne, il est bon de noter que ces
aspects du Carnaval n’étaient nullement limités à cette région. Nous n’en
donnerons qu’un autre exemple. Dans une monographie inédite de Pont-en-
Royans (Isère), mademoiselle S. Ollivier-Pallud écrit : « Les jeunes gens et
les conscrits ont aussi leurs fêtes gastronomiques. Pour le Carnaval ils
installent un poêle sur un char enguirlandé, et coiffé d’un bonnet de
cuisinier, ils font eux-mêmes des matte-faims qu’ils vendent tout chauds au
cours d’un défilé dans les rues du village. »
On le voit : les masques préludent aux actes de Mardi-gras et les
entourent d’une sorte de contexte qui lui-même ne fait point défaut là où le
personnage légendaire est lui-même absent. Ainsi, loin de faire procéder de
la fête et de ses aspects tout le comportement de la jeunesse 140, loin de
croire avec Frazer que les mimiques mythologiques constituent l’élément
primitif de ces cérémonies populaires 141, nous constatons que la fête n’est
que la dernière étape, vraiment dramatique, d’une action engagée déjà
pendant une longue période, après s’être ouverte dans le calendrier sur une
cérémonie fort analogue. Les mythes, et les rites qui les mettent en scène
apparaissent ainsi comme les phases aiguës, proprement décisives,
d’entreprises beaucoup plus prolongées, et dont les agents sont non pas des
personnages individuels mais des troupes anonymes, agissant en qualité de
catégories d’âge nettement déterminées, homogènes, et exerçant, de ce fait,
des fonctions d’intérêt général.
Il nous semble que l’étude des mythes et des rites a trop laissé dans
l’ombre ces pratiques, qui seules méritent vraiment d’être appelées
saisonnières puisqu’elles s’étendent à d’entières saisons. Leur étude est
celle même de ces catégories d’âge dont nous n’avons encore signalé que
les plus apparentes. C’est pourquoi il sera nécessaire d’en présenter un
tableau aussi complet que possible et d’en analyser le dynamisme propre.
Revenant au Carnaval, nous serons mieux en état de comprendre
pourquoi Mardi-gras apparaît primus inter pares, en ce qu’il manifeste,
avec sa moitié, la joie d’un couple heureux, et qu’il dépasse tous
concurrents possibles dans cette cure magique, orgiastique, de
suralimentation que constituaient les jours-gras, cure dont il convient de
rappeler la signification profonde : la nourriture chasse les influences
maléfiques, tout comme font les cendres ou la fumée. Carnaval apporte
avec lui l’abondance et la santé.
Mais Mardi-gras est également quelque chose de plus qu’un premier rôle.
Déjà, en tant que chef des masques, il est un génie en visite sur terre, un
envoyé de l’au-delà. Mais il ne représente pas comme eux, un quelconque
esprit errant ; ce sont les traits essentiels de l’autre monde, qu’il incarne.
Esprit fécondant, il est marié et préside à des réjouissances où la licence
sexuelle est coutumière ; géant aussi avide qu’il est riche et largement
distributeur de richesses, ce mannequin à la grand’goule est bien l’emblème
populaire de l’autre monde que tant de sculptures et d’enluminures
médiévales nous représentent comme une colossale gueule ouverte et
comme le domaine des génies trop malins qui viennent « lutiner » les
femmes et les filles. Frazer nous semble donc l’avoir à juste titre rapproché
des ogres-pères, Saturne et Cronos, et nous inclinerions, eu égard à ces
caractères essentiels, à l’assimiler pareillement à Gargantua, le géant à la
gargante toujours ouverte, et dont l’association avec les mégalithes 142,
maisons des morts, marque à la fois le caractère d’au-delà et fécondateur.
Gargantua apparaît en effet comme un symbole vivant de cet autre monde
tel que nous en trouvons quelques aspects dans les croyances folkloriques
plus encore que dans les mythologies païennes : autre monde avide,
insatiable, mais généreux en toutes largesses. Un autre monde de la vie,
donc de la joie, un autre monde du rire et de la fertilité.
Car Mardi-gras est lui-même Carnaval, et le Carnaval est l’arrivée sur
une barque-char d’un ou de plusieurs personnages mythiques dispensateurs
de l’abondance 143. Enfin Mardi-gras est sur le point de devenir bouc
émissaire, une sorte de victime expiatoire. Il semblerait que, s’étant gorgé
des biens de ce monde, il en incarne, dès le lendemain, tous les maux.
Empli, enflé de choses périssables, il ne peut recouvrer sa vigueur d’outre-
tombe qu’en trépassant quelques heures plus tard. Il a apporté la santé à
pleines mains. Il emporte vices et maladies dans sa panse repue.
Nous sommes là, sans doute, en présence d’une très ancienne
construction mythique, où l’aspect cosmogonique semble dominant, et qui a
pu s’estomper devant la floraison païenne des mythes à personnages divins
et à complexes aventures. Toujours est-il que le Carnaval, ce sont des fêtes,
des scènes cérémonielles violemment collectives, bien plus que des récits.
Peut-être le christianisme, en accueillant finalement ces cérémonies, a-t-il
achevé d’en détacher le commentaire mythique, que nous retrouverions
dans certains thèmes esthoniens de la Saint-Jean 144, comme dans les
légendes gargantuines, dont nous avons signalé le rapport avec les
mégalithes (« palets » de Gargantua). De même bien des tumuli sont les
« dépattures » du géant : ce support matériel ne pouvait gêner la pratique ni
l’enseignement religieux. Peut-être a-t-il suffi pour transmettre jusqu’à
Rabelais l’un des thèmes les plus originaux de notre littérature.
Quoi qu’il en soit, un tel détachement du mythe par rapport au rite a pu
se produire étant donné que la célébration d’un Carnaval contemporain du
christianisme n’était pas confiée à une confrérie, c’est-à-dire à un
groupement spécialisé, de caractère mi-laïque mi-religieux, et dont les
traditions auraient pu, par ce dernier caractère, garder plus de fixité. La
catégorie d’âge des jeunes gens est peut-être l’héritière d’une véritable
classe d’âge, nettement séparée du reste du groupe social ; et possédant ses
rituels particuliers comme les classes d’âge des Indiens de l’Amérique du
Nord sont propriétaires de certaines danses caractéristiques, qu’elles
revendent à la classe d’âge inférieure en lui transmettant, de ce fait, leurs
pouvoirs et prérogatives. En tout cas rien ne nous permet d’affirmer une
telle descendance sociologique. Il se peut que la période de Carnaval, et le
fait de représenter les esprits en se masquant, soient dans nos campagnes la
survivance d’anciens stages d’initiation imposés à la jeunesse. P. Saintyves
a pensé reconnaître de tels échos dans le récit du Petit Poucet 145. Toujours
est-il que tout cela s’est désagrégé, peut-être finalement sous l’influence du
christianisme. Seules les cérémonies et les pratiques ont subsisté, confiées à
certaines catégories d’âge dépourvues ou dépouillées de toute qualité
sacerdotale.
Or ces actes ont gardé jusqu’à une époque toute récente leur sens de
service public. C’est même, à n’en pas douter, le secret de leur persistance,
dans le grand naufrage du paganisme. Le christianisme pouvait s’attaquer
aux mythes, interdire les sacerdoces païens, les rituels trop radicalement
opposés à sa liturgie, il ne pouvait s’en prendre aux fonctions magiques
collectives dont toute la population faisait dépendre le cours des saisons, la
fécondité des ménages, la fertilité de la terre, la multiplication du bétail et
jusqu’à la lutte contre les épidémies. Il ne pouvait, en les condamnant,
prétendre abolir l’ordre social des catégories d’âge qui, plus encore que la
hiérarchie économique et sociale, constituait la structure intime du peuple,
et dont dépendait cette morale, sans doute assez singulière à certains égards,
qu’était l’ensemble des « bonnes moeurs » ; ensemble dont la religion
nouvelle ne pouvait se passer pour conquérir les âmes, et dont elle pouvait
au contraire assumer la direction pour régir la vie spirituelle des masses.
Ainsi semble devoir s’expliquer la tolérance de l’Eglise envers les
cérémonies populaires, tolérance que de nombreux auteurs ont louée sans
en analyser le mécanisme.
Résumons-nous. Le Carnaval, considéré dans son ensemble, apparaît
comme une véritable architecture de cérémonies correspondant à la façon
dont des sociétés archaïques se représentaient leurs besoins vitaux. A
chacun de ces besoins répondent des fonctions appropriées, compte tenu de
l’absence de spécialisation véritable qui caractérise ce degré de civilisation.
Mais notre analyse nous a cependant montré constamment que, si le sens, le
but, l’intention de chaque rite, de chaque pratique peuvent être multiples,
chaque sorte d’actes et de gestes est assignée à certaines catégories
d’individus, généralement à l’exclusion des autres membres de la
communauté. Il est rare que les filles « courent Carnaval » ; il est
exceptionnel que les adultes pères de famille se masquent ; les jeunes gens
ne se font pas, lors du simulacre de mise en jugement, les protecteurs du
mannequin carnavalesque.
Il serait donc excessif de parler de spécialisation fonctionnelle au sens
strict du terme : mais il importe de noter une spécialisation d’actes et de
gestes, une spécialisation active et rituélique, en ce sens que tout genre de
comportement appartient en propre à une catégorie déterminée d’individus,
à ce que nous avons appelé : une catégorie d’âge, compte tenu de la
distinction entre sexes.
Nous allons tenter de dresser un tableau sommaire de ces catégories
d’âge, tableau que nous allons tirer des comportements traditionnels
constituant la caractéristique sociale de chacune d’elles. Nous nous
servirons des recherches réalisées par nous de 1937 à 1939 en vue de
l’enseignement que nous avons alors professé à l’Ecole du Louvre.
LIVRE II

LES CATÉGORIES D’ÂGE DÉFINIES


PAR LES COMPORTEMENTS
CÉRÉMONIELS

*
CHAPITRE IV

1. Le premier âge (de la conception à la fin de l’allaitement).

2. Les enfants (petits garçons, petite filles).

3. (A) Les jeunes filles.

Notre intention n’est pas de présenter le tableau complet des façons de


vivre, de parler et d’agir qui ont caractérisé, encore au siècle dernier, les
diverses catégories d’âge de la société paysanne française. Notre étude ne
tend à être ni un traité ni un manuel de sociologie rurale traditionnelle : on
en trouvera beaucoup d’éléments dans les ouvrages que, chemin faisant,
nous aurons l’occasion de citer et de discuter. Notre but est de reconnaître
certains comportements propres à telle ou telle catégorie d’âge et
suffisamment caractéristiques pour déterminer cette catégorie, la situer par
rapport aux autres et à l’ensemble de la communauté. Nous penserons avoir
atteint ce but si nous découvrons ainsi, pour chaque catégorie d’âge, une ou
plusieurs pierres de touche. Nous les chercherons dans le domaine des
comportements, laissant volontairement de côté d’autres critères ; c’est
ainsi que nous négligerons les costumes ou détails de costumes particuliers,
les récits, les chants, les dictons, les places particulières aux cérémonies (à
commencer par la messe), et les jeux qui ne convenaient qu’à telle ou telle
de ces catégories. Nous nous contenterons des éléments nécessaires à la
démonstration que nous avons en vue : répartition stricte des
comportements, retentissement du comportement de chaque catégorie d’âge
sur l’ensemble de la communauté.
Mais ces précautions ne suffiront pas à nous permettre une présentation
claire, systématique. Nous devons chercher nos preuves dans un domaine
non pas certes inconnu, mais encore insuffisamment analysé. Les
comportements des groupes sexuels de jeunesse et d’autres catégories d’âge
s’enchevêtrent à l’extrême, si bien qu’une présentation globale d’un certain
complexe de faits traditionnels sera plus d’une fois nécessaire, avant qu’il
nous soit loisible d’en détacher des éléments caractérisant les gens de telle
ou telle catégorie d’âge, et définissant le rôle social de cette catégorie. Ce
n’est même qu’après avoir parcouru le réseau de ces diverses catégories que
le sens profond de certaines pratiques et cérémonies pourra nous apparaître.
Tout est lié à tout, en matière de tradition et de société traditionnelle.
Ici une autre difficulté nous attend. Nous venons de parler d’un réseau de
catégories d’âge. S’agit-il d’une architecture sociale complète et fixe,
partout identique à elle-même ? Redoutable hypothèse, lorsqu’il s’agit de
cette France dont l’originalité a peut-être pour fondement sa diversité
régionale inégalée 146 ! Nous ne prétendons pas combler à coups
d’extrapolations les lacunes définitives que la faiblesse de l’observation
sociologique, en France même, a laissé se creuser depuis qu’avec un
admirable pressentiment notre Académie Celtique — qui devrait être
glorieuse et connue en tous pays — eut déterminé, dès 1808, et l’objet et la
meilleure méthode de nos recherches : l’enquête par questionnaires. Les
sciences historiques et sociales doivent reconnaître leurs mutilations
inguérissables.
Devant cette incertitude, deux partis s’offraient : nous limiter à quelques
régions pour lesquelles la démonstration pouvait être complète ; ou, nous
fondant principalement sur cette documentation régionalement limitée,
étendre, autant que l’occasion s’en présenterait, notre champ visuel à des
régions négligées par les enquêteurs. Ce second parti implique l’hypothèse
de la validité de cette reconstitution sociologique pour d’autres régions que
celles où nous pouvons la mettre en évidence. Ce postulat étant clairement
reconnu pour tel, nous avons préféré courir ce risque, n’hésitant même pas à
empiéter occasionnellement hors de nos frontières, en des territoires voisins
(Belgique, Luxembourg).
Nous demeurons persuadé que le tableau d’ensemble auquel nous avons
abouti fut naguère valable pour la masse des habitants de nos campagnes,
en admettant la possibilité de certaines atténuations ou disparitions
prématurées dans telle région, de certaines remarquables survivances dans
telle autre. Parfois un simple détail fournit l’indice révélateur. Il semblerait
par exemple qu’aucune organisation des jeunes gens telle que nous la
décrivons, en partie d’après des faits champenois récents, n’aurait existé en
Bretagne ; or, pour ne citer qu’un texte classique, l’excellente Galerie
bretonne d’Olivier Perrin et Alexandre Bouet, dont la première édition est
de 1835-1838, décrit le jeu de soule, caractéristique d’un tel groupement 147.
De même on pourrait croire que la fonction judiciaire temporaire de cette
catégorie d’âge, que nous décrirons d’après les faits luxembourgeois et
berrichons, n’a jamais existé dans le Midi : on serait vite détrompé en lisant
l’Histoire du Bourg-Saint-Bernard (Toulouse, Privat, 1896), dont l’auteur
décrit une Fête du Pré fort analogue à la cérémonie dite « Amecht » en
Luxembourg (v. chap. V).
Nous nous croyons donc fondé à tenter une reconstruction homogène de
la structure sociale par catégories d’âge, étant entendu que nous ne
prétendons nullement que chaque détail en ait existé naguère en toute
région. Nous avons déjà signalé le caractère polyvalent des cérémonies
folkloriques et indiqué que les divers pays ont pu infléchir la même
cérémonie vers tel usage ou tel autre, d’où la possibilité de rechercher les
originalités et leurs zones de répartition (folklore différentiel). Nous
croyons que les lignes générales de ces structures sociales et de leurs
fonctions seraient apparues partout comme fortement analogues si le
folklore avait été convenablement observé dans nos diverses provinces vers
la fin de l’ancien régime ou même il y a quelque cent ans.
L’interdépendance des traditions va nous imposer, il est vrai, un mode
d’exposition qui sera à l’opposé de la lente progression de nos travaux.
Nous avons dit que les rapports mutuels des catégories d’âge et leur relation
particulière à l’ensemble de la communauté nous obligeait à en présenter le
tableau complet. Nous devrons donc commencer par nos conclusions, que
nos analyses ultérieures justifieront. De même nous ne pourrons, pour
comprendre telle ou telle cérémonie, nous limiter à décrire le rôle qu’y joue
une seule catégorie d’âge. Pour pallier cette difficulté et garder à notre
exposé le caractère d’une étude progressive et systématique nous nous
résignerons à ne découvrir que par paliers successifs le sens véritable des
cérémonies considérées, chacun de ces paliers correspondant à une
catégorie d’âge, au fur et à mesure que nous allons les passer en revue.
Notre examen sociologique nous fera, ainsi, comprendre de plus en plus
intimement ces ensembles cérémoniels.
Nous présenterons donc d’emblée un tableau général des catégories
d’âge. On ne se méprendra pas sur ce nécessaire artifice de présentation,
renversant l’ordre réel de nos travaux. Sans doute nous avons entrepris
l’analyse de notre matériel documentaire avec l’intention initiale d’y
reconnaître avant tout l’existence et le fonctionnement de structures
sociales. Mais la notion même de catégorie d’âge ne s’est que lentement
imposée à nous, et il nous a fallu beaucoup d’années pour arrêter le nombre
de ces catégories d’une façon qui nous parût satisfaire aux faits que nous
rencontrions. Nous n’assurons même pas que le tableau ci-après doive être
tenu pour absolument définitif. L’ère des récoltes folkloriques n’est pas tout
à fait close ; et d’autre part on pourrait distinguer, au sein de certaines
catégories, des subdivisions, plus ou moins accentuées en telle ou telle
région. C’est ainsi que nous avons longtemps été tenté d’établir des sous-
groupes dans la catégorie des enfants, et de détacher des groupes respectifs
de jeunesse vieux garçons et vieilles filles. Des recherches seraient à
entreprendre dans ces deux directions. Mais il y faudrait l’appoint
d’enquêtes nouvelles, et nous avons dû nous borner à la détermination d’un
cadre général.

Tableau des catégories d’âge.


La société paysanne traditionnelle des campagnes, du moins dans le
domaine français, nous paraît avoir comporté huit catégories d’âge,
particulièrement discernables si l’on s’attache aux comportements des
individus qui les composent, ou des autres individus à leur égard. Voici ces
catégories :
1. Le premier âge (de la conception à la fin de l’allaitement) ;
2. Les enfants ;
3. (A) Les jeunes gens ; (B) les jeunes filles ;
4. Les nouveaux mariés ;
5. Les pères et mères de famille ;
6. Les veufs et les veuves ;
7. Les anciens ;
8. Les trépassés.
Disons tout de suite que les croyances relatives aux trépassés obligent
l’observateur à les intégrer parmi les catégories d’âge définies par un
comportement qui leur est propre, et par des comportements
complémentaires des autres catégories à leur égard. Tout se passe donc
comme s’ils faisaient partie intégrante de la communauté.
1. Le premier âge (de la conception à la fin de l’allaitement).

Le foetus et le nourrisson sont considérés, dans les croyances populaires,


comme sujets aux attaques des esprits malins et des sorciers. Cette croyance
s’apparente aux traditions relatives aux entreprises des lutins et esprits
follets sur les filles et les femmes. Elle procède ainsi de l’ignorance
physiologique où l’humanité s’est très vaisemblablement trouvée à des
époques lointaines. On sait que les populations australiennes ne
connaissaient pas la cause physiologique de la génération, qu’elles ne
reliaient donc pas à la vie sexuelle. Elles l’expliquaient au contraire par des
incarnations d’esprits.
Certains mégalithes, en France, étaient encore, au siècle dernier, l’objet
de rites de fécondation observés par les filles nubiles et les femmes mariées.
Les pierres sacrées étaient en effet considérées comme le séjour des âmes
désincarnées 148.
Du même ensemble de conceptions relèvent les croyances aux
réincarnations successives, que l’on peut considérer comme sous-jacentes à
tout le folklore. La notion de métempsycose apparaît très fréquemment dans
les contes et légendes, par exemple dans les nombreux récits de personnes
changées en ânes, et dont Peau d’Ane garde comme un ultime écho. On sait
le rôle de cette doctrine de métempsycose dans la religion celtique 149. Ces
diverses croyances permettent de comprendre le danger considérable que
l’hérésie cathare a pu représenter pour l’orthodoxie catholique. Certaines
sectes se rattachant au catharisme professaient que tout enfant était l’œuvre
de Satan ; fœtus et nouveau-nés étaient de petits démons 150. On sait le rôle
joué par la métempsycose dans le Catharisme. Le très rapide succès de ces
doctrines parmi les populations des XIIe et XIIIe siècles semble prouver que
l’enseignement catholique avait alors fort peu modifié le fonds archaïque
des croyances en la réincarnation cyclique des âmes. Manifestement le lien
causal entre les relations sexuelles et la conception n’était pas alors
solidement établi dans la mentalité commune. De bien étranges aberrations
subsistaient encore au siècle dernier. Témoin cette femme de Cosne qui
pensa mettre à profit le passage du pape Pie VII dans cette ville : désolée de
n’avoir pas d’enfants, elle se figura que, si elle pouvait dormir dans le lit
même où le pape avait couché, sa stérilité cesserait certainement. « Elle
guetta donc le moment où personne ne l’observait, se glissa dans la
chambre que le pontife venait de quitter, et se coucha audacieusement dans
le lit, où on la trouva quelques heures après, et d’où l’on eut beaucoup de
peine à la déloger. Elle se plaignit même par la suite de cette expulsion
comme d’un abus de la force, car, comme elle n’eut pas davantage d’enfant
que par le passé, elle prétendit que cette persistance de stérilité venait de ce
qu’elle n’avait pas dormi assez longtemps dans le lit du pontife, et elle ne
pardonna jamais à ses compatriotes de l’en avoir fait sortir avant que
l’influence miraculeuse ait eu le temps d’agir. » (E. Montégut, En
Bourbonnais et en Forez, Paris, 1875, p. 3-4).
Quant aux influences maléfiques pouvant s’exercer sur la femme
enceinte, on en rencontrera des échos tout récents dans l’enquête réalisée
dans les Basses-Alpes par M. Marcel Provence en 1942 (Enquête sur la vie
de l’homme, Digne, 1943, p. 15 et suiv.). Cet état des esprits permet de
mieux imaginer l’importance que pouvaient revêtir des cérémonies telles
que la bénédiction du lit nuptial, et les relevailles de la femme après ses
couches (on trouvera une abondante documentation sur ces cérémonies dans
les volumes déjà cités de Dieudonné Dergny).
Dès la naissance, les nourrissons devaient être gardés nuit et jour par un
adulte, souvent armé : on craignait qu’une sorcière ou un être surnaturel ne
leur substituât l’un de leurs affreux rejetons. La croyance aux voleurs
d’âmes était répandue dans l’antiquité 151. La légende du Roi des Aulnes l’a
perpétuée sous une forme moderne.
Venus de l’autre monde, les nourrissons en étaient les représentants sur
terre où ils en apportaient les bénédictions. Quelque chose de cette croyance
subsiste dans l’habitude de qualifier les nouveau-nés d’anges ou de
« jésus », de leur faire visite, de les promener de maison en maison, en
contre-partie de la véritable bénédiction que dispense leur seule présence.
Dans une importante étude sur la Vitalité de l’Eglise de France 152, M.
Gabriel Le Bras écrit : « Une double espérance... anime les chrétiens de
tous les temps : faire descendre le Ciel sur la Terre et s’élever eux-mêmes
de la Terre au Ciel. » A n’en pas douter le premier de ces soucis est majeur
dans les traditions populaires ; et les tout-petits sont l’un de ces véhicules de
l’au-delà.
L’allaitement durait naguère pendant plusieurs années, souvent trois ans.
L’enfant était au sein tant qu’il ne pouvait aller et venir, courir avec les
gamins de son âge. C’est alors qu’on cessait de le tenir pour un « tout-
petit ». L’insigne de son nouvel état était l’attribution de la première culotte.
2. Les enfants (petits garçons, petite filles).

La mission de sanctification, de bénédiction des demeures, commencée


par les nourrissons promenés dans les bras de leurs mères ou nourrices, est
continuée par les enfants jusqu’à la puberté. Le groupe des enfants (souvent
des seuls petits garçons) fait, à dates précises, des tournées dans toutes les
maisons. En échange de couplets appelant les grâces célestes sur ce foyer,
on leur donne des œufs, des gâteaux, des friandises, des sous. Nous avons
déjà parlé de la tournée pour recevoir les « aguillaneux » à la Noël ; les
quêteurs de Pâques s’appelaient, en Picardie, les « pocageux » ; durant les
Ténèbres, les offices étaient annoncés par les enfants actionnant des
crécelles spéciales 153. La tournée la plus caractéristique élait celle de la
reine de Mai, ou trimouzette, accompagnée de ses acolytes et de sa suite, en
Champagne et en Lorraine. Devant chaque maison la trimouzette dansait sur
une chanson invoquant souvent la croissance des céréales 154.
A la Noël, en Provence, l’enfant présidait, avec l’aïeul à la bénédiction de
la bûche.
Nous avons indiqué déjà que les enfants recueillent à titre de jeux les
usages abandonnés par les adultes ou les jeunes gens. Ils ont ainsi été entre
les deux guerres mondiales, les derniers tenants du Carnaval. On tolère
encore de leur part des farces traditionnelles que l’on ne permettrait plus à
des adolescents. Ce sont là des vestiges de la relative autonomie de
l’enfance vis-à-vis de la société des adultes, autonomie en partie fondée sur
cette croyance que l’enfant est messager de l’autre monde. On remarquera,
à cet égard, la coïncidence entre la fête des Saints Innocents 155, la Fête des
Fous, et la période calendaire des Douze jours ou Petits mois,
consacrée — comme nous l’avons dit — à l’invasion de ce bas monde par
l’au-delà.
3. (A) Les jeunes filles.

Le carnaval nous a permis de montrer que les groupes de jeunesse sont


investis de fonctions magiques collectives. Nous avons parlé surtout du rôle
des jeunes gens. Les jeunes filles étaient, elles aussi, chargées de véritables
services publics magiques. Au premier mai ou à la Saint-Jean, les sorciers
tentaient leurs funestes entreprises, en particulier contre le bétail. Par
exemple en Ille-et-Vilaine « le premier mai au matin, si l’on va, avant que
le soleil soit levé, promener un balai entouré d’une guenille sur les prairies
de ses voisins, on dérobe ainsi tout le beurre que les plantes pourraient
produire. Pour en faire profiter ses vaches il faut, le 1er mai, leur donner de
l’eau puisée — toujours avant le lever du soleil — et dans laquelle on a
trempé la guenille du balai qui a frôlé les plantes d’autrui 156 ». Autre
exemple 157 : « On croit dans la commune de Plouguernevel (Côtes-du-
Nord) que des ribotteurs portant ribotte (d’où le nom) ou baratte sous le
bras s’en vont nus dans les prés pendant la nuit du 1er mai ; emplissent leur
ribotte de rosée et se rendent aux fontaines où les vaches auxquelles ils
veulent nuire ont coutume d’aller se désaltérer. Là, ils les appellent par leurs
noms, prononcent des paroles magiques et à partir de ce jour les animaux ne
donnent qu’un lait si pauvre qu’il ne s’écrème plus alors que les vaches des
ribotteurs produisent double. » C’est à de telles entreprises que répondaient
les visites des jeunes filles aux fontaines, aux mêmes dates de l’année. Le
Docteur de Westphalen signale dans son Dictionnaire 158 que, la nuit du 1er
mai, les jeunes filles allaient orner de mais les puits et les fontaines. Elles
les paraient de guirlandes et de couronnes et dansaient autour avec les
jeunes gens au lever du soleil.
Une monographie de la commune de Pissos (Landes), écrite par M.S.
Barsacy 159, mentionne que, la veille de la Saint-Jean, « les filles ornent les
fenêtres, les portes des maisons et des étables de feuilles de fougère ».
Rapproché des textes précédents, ce fait permet de saisir sur le vif les
origines magiques du décor architectural : il s’agit de la protection des
orifices de l’habitation contre les influences maléfiques 160.
Retenons bien au passage cette remarque que les jeunes filles exercent
une sorte de service public surnaturel principalement au moyen de rameaux
verts ou de fleurs : elle nous servira de fil conducteur dans la grande
complexité des traditions printanières.
Nous voudrions tout d’abord présenter le rôle social le plus éminent de la
jeune fille : celui où l’une d’entre elles exerce, seule, une véritable mission
sacrée. Ce cas, peu fréquent dans les témoignages du folklore récent, a
d’importants antécédents historiques. Il n’a sans doute pas été assez
clairement distingué des circonstances cérémonielles où l’ensemble des
jeunes filles intervient en groupe, voire comme une sorte de corps
constitué 161.
Il semble bien qu’auprès de rites magiques de fertilité ou de fécondité,
dont le caractère orgiastique sous-jacent est plus ou moins apparent, le
paganisme ait transmis à nos croyances campagnardes certains thèmes
mettant à l’honneur la virginité de la fille exemplaire et lui demandant des
services exceptionnels. En voici quelques exemples.
Babeau 162 sans localisation plus précise, indique que « dans les Hautes-
Alpes on faisait entrer dans une fontaine la jeune fille la plus pure et on lui
faisait laver ses vêtements pour obtenir de la pluie ». Dieudonné Dergny a
décrit la très remarquable procession dite de la fille du vœu, où se
réunissaient traditionnellement un certain nombre de villages :
Dans la vallée de l’Yères (Seine-Inférieure) diverses paroisses se font
représenter chacune par une jeune fille à une procession particulière :
« Saint-Martin-Gaillard, Canehen, Cuverville-sur-Yères, Grandcourt et
plusieurs autres paroisses limitrophes à cette vallée : Mouchy-sur-Eu,
Auquemesnil, etc., se rendent en procession à Notre-Dame de Cuverville, le
mardi de la Pentecôte.
« A Cuverville, Saint-Martin-Gaillard, Mouchy-sur-Eu, etc., la fille du
vœu est désignée par le curé. Elle entre en possession de sa charge à
Pâques. A Grandcourt, c’est la titulaire en exercice qui présente celle qui
doit lui succéder.
« Dans cette paroisse la charge de fille du vœu commence à la Trinité,
mais il y a prise de possession à la Pentecôte. Aux vêpres de ce jour, la
houvelle titulaire se met en bas de l’église ; et lors du chant du Magnificat
celle encore en exercice vient lui présenter le cierge qu’elle lui remet au
moment du verset Deposuit. La nouvelle titulaire vient déposer le cierge à
l’autel de la Vierge.
« La fille du vœu termine sa charge par l’offrande du cierge du vœu le
mardi suivant à l’église de Cuverville. En ce jour la place de la fille du vœu
est au milieu de la procession. Elle part ainsi de l’église paroissiale portant
son cierge 163 et marchant entre deux rangs de jeunes filles, comme elle
vêtues de robes blanches. Sur sa tête la couronne virginale, à son sein un
bouquet blanc, le tout offert par ses compagnes.
« Le jour de la procession, c’est la fille du vœu qui est l’âme de la
procession, tous les regards convergent vers elle. Tous les assistants de
chaque paroisse ont la même pensée pour elle, tous pensent à « notre fille
du vœu ».
« C’est elle qui est la reine de la journée. Qu’un incident se produise
envers la fille du vœu, de suite et pour tous cet événement est élevé à la
hauteur d’un accident. C’est que la fille du vœu représente la paroisse. »
Nous avons tenu à citer textuellement ce passage si remarquable 164.
Dergny note que « ces processions, autrefois but d’un pèlerinage au sujet de
maladies épidémiques ayant ravagé ces contrées, étaient encore, il y a
quelque dix ans le sujet de pieuses manifestations en l’honneur de la Vierge
protectrice » (ce texte a paru en 1888).
On aura remarqué au passage l’attention de toute cette foule se
concentrant sur un seul personnage, dont le comportement doit se
conformer aux traditions sans la moindre altération, faute de quoi l’incident
devient « accident ». Ce trait est quasi sacerdotal.
Comment interpréter ces cérémonies ? Devons-nous nous borner à noter
qu’ « au moins temporairement, toute la communauté sans distinctions
sociales ni d’âge ou de sexe, se personnifiait dans une adolescente qui
servait à quelque degré de palladium, » et à signaler que « telle a pu être
l’origine des rosières, l’idée centrale étant d’ailleurs à peu près universelle,
comme on peut le constater, entre autres, par l’institution à Rome des
Vestales » 165 ? Nous croyons que la simple qualité d’adolescente ne saurait
suffire à expliquer l’identification d’un groupe communal et d’une jeune
fille : ce qui fait d’elle à la fois un symbole et une sauvegarde collective,
c’est sa virginité. Les expressions d’inviolable, d’inviolée, courantes en
parlant de villes fortes, nous replacent sur la voie de ces idées archaïques où
le symbolisme est action magique. Souvenons-nous d’Athena et des autres
vierges mythiques protectrices de cités grecques. La même explication
semble devoir éclairer le culte de la Tutela que des monuments gallo-
romains nous attestent à Lutèce, à Lyon, à Bordeaux. On sait que les autels
de la Tutela sont devenus domestiques : nous pensons que cette évolution
s’est poursuivie dans la tradition chrétienne d’orner la façade ou l’angle
d’une maison (principalement aux carrefours) de statues de la Vierge ou de
saintes, tradition dont on trouve encore d’assez nombreux exemples dans
les rues parisiennes.
L’importance historique de telles croyances ne saurait être sous-estimée
si l’on évoque sainte Geneviève, patronne de Paris. On pourrait de même
trouver là l’une des clés de la popularité de Jeanne d’Arc. Aux yeux du
peuple, le royaume, réduit à la condition d’une ville assiégée sur le point
d’être forcée, ne devait-il pas chercher son ultime secours en une Pucelle
investie d’une mission salvatrice ? De là sans doute l’importance attachée à
la virginité de l’héroïne et l’examen qui en fut ordonné.
La valeur historique exceptionnelle de ces derniers exemples a sans doute
empêché que l’iconographie gardât à leur sujet quelque trace de magie
florale, mais nous l’apercevons dans le cas plus humble de la Fille du Vœu,
laquelle se distingue entre toutes par la couronne et le bouquet. Nous la
retrouvons pareillement sur une curieuse lithographie romantique conservée
à la Bibliothèque du Musée des Arts décoratifs de Paris (album 147-10).
Elle est intitulée Fête de la nomination du Maire. On y voit le nouveau
maire devant la table d’un banquet que viennent de lui offrir les filles du
village 166. L’une d’entre elles, personnage central, est couronnée de blanc et
offre au maire un panier plein de fleurs ; à sa gauche, une autre jeune fille
tend au maire un bouquet ; à sa droite une troisième, agenouillée, le ceint de
l’écharpe, insigne de son autorité.

La Pucelle gardienne de tout le groupe social nous aura préparé à


l’analyse des coutumes de mai, l’un des complexes folkloriques les plus
riches et les plus obscurs, et dont l’examen ne saurait être évité si l’on
étudie la catégorie d’âge des jeunes filles. Tous les éléments de ce complexe
ne concernent pas les jeunes filles mais, à vouloir limiter notre examen,
nous risquerions de méconnaître des connexions essentielles. La méthode la
plus prudente nous conduit à résumer l’ensemble de ces faits.
Rappelons donc très brièvement que, dans la nuit du 30 avril au 1er mai,
les jeunes gens vont couper dans les bois le jeune arbre couvert de feuilles
nouvelles qu’ils ébranchent presque jusqu’au sommet et dressent sur la
place du village ou devant la demeure des notables. Ils rapportent aussi des
bouquets de feuillages ou de petits arbres, qu’ils plantent devant la porte, ou
accrochent à la fenêtre ou à la cheminée des filles nubiles. Jadis en Picardie,
c’étaient des bouquets de fleurs que les garçons apportaient aux filles le
matin du 1er mai, usage dont l’offre du brin de muguet à la même date est
une survivance parisienne extrêmement vivace. Il suffit de se reporter aux
miniatures calendaires du moyen âge, par exemple aux Grandes Heures de
Rohan 167 pour constater qu’il s’agit là non pas d’une mode toute récente et
sans intérêt, mais d’une tradition véritable.
Au cours de la même nuit — qui, en Allemagne était celle de Walpurgis,
et que nos traditions consacraient aux sinistres allées et venues des
esprits — les jeunes gens des villages procédaient à une razzia de tout le
matériel aratoire ou ménager sur lequel ils pouvaient faire main basse, ainsi
que des volets et contrevents des maisons. L’ensemble était empilé autour
du « mai » sur la place, ou hissé sur les toits ou dans les arbres, ou tiré en
plein courant de la rivière : aux légitimes possesseurs de se débrouiller le
lendemain matin pour récupérer chacun son bien.
D’autre part les bouquets de feuillages nouveaux ainsi accrochés aux
maisons des filles à marier avaient tous un langage particulier. Certaines
essences signifiaient l’estime, d’autres le déshonneur : c’était une sorte de
jugement public auquel toute demoiselle était soumise.
Frazer et Mannhardt ont interprété ces « mais » comme s’ils étaient à la
fois le symbole et l’incarnation de l’esprit de la végétation, de la puissance
fertilisante, fécondante, de toute la flore. Il se peut que notre recherche
confirme en partie cette vue, fondée par ces auteurs sur des collections de
faits considérables. Mais nous devons aussi tenir compte de découvertes
plus récentes qui n’ont pas dépassé un cercle très étroit de spécialistes. Un
remarquable et modeste érudit décédé sans avoir pu mener ses
investigations jusqu’à leur terme, Pierre Turpin, a publié un petit mémoire
sur « l’escoive ou escouve », c’est-à-dire sur les petits échalas couronnés
d’un bouchon de paille qui servent de signal pour interdire l’accès des
champs 168. Dans mon enfance j’ai souvent aperçu cet avertissement en Ile-
de-France, sur les prairies artificielles dont la traversée était interdite aux
chasseurs. Pierre Turpin a montré que ce symbole rustique avait eu, au
moyen âge, d’autres significations : la prise de possession lors de la saisie
d’une terre ; la limite, l’étape ; à ce dernier titre, le même bouquet de
feuillage (souvent en forme de couronne), emmanché d’une courte perche et
surmontant porte ou fenêtre, désignait l’auberge. Le symbole n’a pas
entièrement disparu : c’est la branche de genévrier qui se balance encore
parfois au-dessus de l’entrée des cabarets de village, et qu’en Champagne
blanche on appelle « émoucheau ». Plus grand, et dressé verticalement sur
une place, ce même pieu couronné indiquait le marché et le lieu de Justice.
Que l’on remplace la couronne (le moyen âge disait : chapel de fleurs,
chapel de verdure) par le couvre-chef du représentant de l’autorité locale, et
l’on retrouve le chapeau de Gessler, évocateur de Guillaume Tell.
Ces remarquables notes de Pierre Turpin rencontraient, sans qu’il le sût,
certains traits de civilisation mis en évidence par M. Marcel Mauss dans son
enseignement demeuré inédit. Elles réservaient toutefois l’interprétation du
mai dressé par la jeunesse sur la place du village, fait au sujet duquel Turpin
semblait se ranger à l’interprétation de Frazer : « On les plante sur la place
du village, ils n’ont donc conservé du terme antique que le caractère sexuel,
ils symbolisent l’éveil des forces de la nature au printemps » (op. cit. p. 5).
Nous avons cru devoir engager l’auteur, à cet égard, dans la voie même
qu’il ouvrait en d’autres paragraphes 169 ; l’observation sociologique ne
saurait manquer de mettre l’accent sur le caractère collectif de cette
plantation du mai. Et nous devons dès lors rappeler, à propos du groupe de
jeunesse masculine qui s’en acquitte, le sens communal de l’emblème.
Le pal, palus en vieux latin, et qui a fourni divers toponymes, comme le
nom de la ville de Pau, est équivalent à la lance plantée droit et surmontée
du chapeau. C’est le signe à la fois de l’autorité, de la Justice rendue, et de
l’indépendance locale. Bien des siècles s’écouleront sans changer ce
symbolisme, puisque les officiers de la Révolution, face à l’ennemi,
mettront leur chapeau à la pointe de leur épée tendue à bout de bras tandis
que les régiments mettront le bicorne à la pointe de la baïonnette. La
République elle-même prendra pour symbole de liberté le bonnet
surmontant une pique, ou l’arbre planté sur un tertre ou sur la grand’place.
Le mai comme insigne honorable de la demeure du chef local se
reconnaît sur des gravures représentant les danses de mai aux XVIIe et
XVIIIe siècles : le baliveau enrubanné est alors dressé devant la grille du
château. L’usage s’est transmis aux régimes républicains. Nous avons pu
constater en 1941, dans quelques départements méridionaux (Tarn-et-
Garonne, Haute-Garonne, Gers) l’usage de désigner ainsi la maison des
conseillers municipaux. Dans certaines communes, l’arbre desséché
signalait encore les anciens conseillers, destitués par le régime nouveau : la
protestation silencieuse s’exprimait par l’antique symbolisme. Le tronc bien
droit semblait parler au nom des libertés locales, puisqu’il datait du soir
même des dernières élections.
Nous avons cru devoir insister dès à présent sur ces aspects sociaux et
même politiques des mais, bien qu’ils semblent n’intéresser que la fraction
masculine et adulte de la communauté : les électeurs et les jeunes gens qui
le seront sous peu. En fait, il se pourrait que ces aspects nous fournissent
l’explication de la coutume du 1er mai que nous avons vu toucher le plus
directement les jeunes filles : celle du jugement public par le langage des
bouquets de verdure.
Signalons d’abord la grande extension de cet usage. Il semble avoir été
naguère répandu dans la plupart de nos provinces. Vers la fin du siècle
dernier un seul enquêteur comme Dergny fournit à cet égard des précisions
concernant les Ardennes, le Pas-de-Calais, la Somme, l’Aisne, la Seine-
Inférieure, le Finistère, la Vendée, l’Aveyron, le Lot, le Tarn-et-Garonne, le
Doubs et la Côte-d’Or. L’enseignement chrétien a certainement fait
beaucoup au cours des siècles pour renforcer ces traditions de surveillance
morale collective. Il ne semble pourtant pas que telle en soit l’origine.
D’abord parce que l’Eglise a souvent toléré les traditions populaires, mais
sans les fomenter ni les créer de toutes pièces. Et surtout parce que la
gravité de l’épreuve et de ses conséquences pour les familles réclame une
autre explication.
Nous pensons qu’on peut la trouver dans l’importance que les croyances
communes attachaient aux rosières. Seuls les bienfaits qu’on attendait
d’elles pouvaient faire accepter par les filles et leurs parents cette annuelle
mise en jugement, si gravement dangereuse pour la réputation familiale, car
les cas de sentence injuste par médisance ou vengeance sont assez souvent
signalés par les informateurs. Mais, si nous espérons tenir ainsi
l’explication de cet aspect particulier de la coutume, la tradition des mais
reste beaucoup trop diverse pour avoir uniquement une telle origine. Il ne
nous semble même pas que l’utilité sociale d’une sorte de jugement moral
annuel puisse rendre compte de cette attribution d’un bouquet vert à chaque
fille nubile : ce ne peut être qu’une modalité secondaire d’un usage dont les
racines doivent être plus profondes.
Beaucoup plus féconde nous paraît la comparaison entre ces bouquets et
le mai communal. Cette comparaison indique que les filles sont proclamées
indépendantes, autonomes. Pourquoi cette autonomie ? Une telle
proclamation pouvait avoir, dans la société paysanne traditionnelle, une
importance que nous concevons difficilement aujourd’hui. Rappelons-nous
le caractère obligatoire des dônages de fin de Carnaval. L’attribution de
toute fille nubile à un célibataire par proclamation publique d’une décision
du groupe des jeunes gens ne se limitait certainement pas aux provinces
lorraines qui nous ont transmis le terme de dônage : la vie de saint François
de Sales l’atteste pour son diocèse d’Annecy 170. Outre cette sorte de
potestas saisonnière, il ne faudrait pas oublier la constante pression exercée
par l’un des groupes de jeunesse sur l’autre. A vrai dire, la jeune fille n’était
protégée que chez elle ou parmi ses compagnes, et il ne faudrait pas trop
prendre au pied de la lettre l’interprétation honnête que de très bonne foi, de
récents informateurs ont donnée, par exemple, à la chanson bien connue : la
Youyette, et au conseil du père au galant qui présente sa demande en
mariage :

... Pour la Youyette, elle est encore jeunette :


Attendez donc qu’elle ait vingt ans,
Faites l’amour en attendant 171.

Cette interprétation optimiste est d’ailleurs infirmée par des témoignages


de la même région présentés par le même auteur : à Arthun (Loire) « il y a,
quand une fille s’est « laissé faire un enfant » par son amoureux, une
période d’indignation sournoise, d’ailleurs mêlée d’indulgence. Le cas est
très fréquent. Souvent le garçon et la fille se marient avant la naissance du
bébé. Si non la fille n’est pas déshonorée. Ce petit accident prouve qu’elle
n’est pas « una souma » (une mule), c’est-à-dire stérile, ce qui est une
tare ». Ou encore, à Nervieux : « C’est un signe de gloire d’avoir des
enfants avant de se marier 172 ».
Il ne faudrait évidemment pas en déduire que les filles de la campagne
étaient normalement forcées par les jeunes gens ; mais la potestas virile les
menaçait de façon constante. L’accrochage d’un bouquet vert au début du
mois de mai aurait-il signifié que cette sorte de droit virtuel était suspendu
pour un mois ? Nous inclinerions à le penser, pour des raisons que nous ne
pourrons développer qu’au terme de notre revue des catégories d’âge. Du
moins apercevons-nous déjà les conséquences que pourrait avoir une telle
interprétation.
Et tout d’abord quelle serait la durée de cette autonomie du sexe faible ?
Un mois, si nous nous référons à la consécration au culte de Marie (ce qui
n’est qu’un indice très relativement récent) et, chose plus probante, à la
singulière interdiction populaire des mariages en mai, bien connue des
folkloristes, pour qui elle est demeurée jusqu’à présent un rébus. L’antiquité
de cette superstition nous est attestée par des textes de Plutarque 173 et
d’Ovide 174.
Pourtant l’étude attentive des usages propres au groupe des jeunes gens
nous montrera (à la section suivante) que la période envisagée que nous
proposons d’appeler Renouveau devait commencer dans la dernière
semaine d’avril pour prendre fin aux feux de la Saint-Jean (23 juin). Nous
verrons en effet que s’étendent tout au long de cette période deux
manifestations typiques du comportement des jeunes gens en mai : les
chevauchées à travers la campagne, et les jeux et joutes sous juridiction
féminine. Nous serons alors mieux à même d’apercevoir sous ses divers
aspects la conséquence la plus directe de cette autonomie temporaire des
filles, conséquence que nous devons signaler d’ores et déjà : l’amour
courtois.
Nous venons de l’indiquer : la mainmise du sexe fort sur le sexe faible
est l’une des constantes de la société paysanne traditionnelle, et seul un
ouvrage spécialisé permettrait de consigner la violence avec laquelle
nombre de chansonnettes érotiques l’expriment. Les spectacles fréquents
des amours animales parlent de bonne heure et très haut dans la conscience
rustique et ne l’engagent nullement aux ménagements envers celles qu’une
fois mariés, ces gars appelleront (s’ils sont d’oïl) « leurs fumelles ». De tels
ménagements n’ont pu naître que d’une barrière sociale étayée de croyances
impérieuses. Le succès des règles religieuses n’est jamais que relatif à cet
égard, nous avons pu déjà le noter 175. Plus efficaces sont les droits
temporaires propres aux comportements saisonniers.
Or il y a deux périodes de l’année où les rôles magico-religieux
incombant respectivement à chacun des groupes de jeunesse impliquent de
tels droits. Nous avons précédemment analysé le Carnaval : les jeunes gens
s’identifient alors, par la mascarade, à des troupes d’âmes errantes, ce qui
les tient momentanément à l’écart des veillées où ils n’ont accès que sous
condition d’un cérémonial. Nous ne pouvons apercevoir encore dans sa
plénitude le rôle du groupe des jeunes filles pendant la période du
Renouveau et principalement au mois de mai. Nous n’en avons noté qu’un
aspect majeur : la magie florale et végétale. Ce rôle, dont nous saisirons la
profondeur en analysant les fonctions sociales des trépassés, nous apparaît
déjà comme d’importance première puisqu’il s’accompagne de l’autonomie
de la jeune fille, autonomie qui n’a même plus besoin d’être, cette fois,
garantie par son groupe d’âge ni par la protection tutélaire des matrones,
comme à la veillée. Considérant encore ici les choses de l’extérieur, nous
pouvons déjà constater que tout se passe comme si chaque jeune fille était,
en cette saison, protégée par un caractère sacré qui la rend maîtresse d’elle-
même, et de sa personne.
Cette maîtrise doit être prise au pied de la lettre. Car — chose difficile à
saisir pour nos esprits épris de logique simpliste — il ne s’agit là nullement
d’un interdit sexuel, d’une sacralisation ayant pour corollaire immédiat la
pureté, fût-elle temporaire. Il ne s’agit pas d’un tabou de la jeune fille :
celle-ci est seulement reconnue indépendante. Libre à elle d’user de cette
indépendance à sa guise, pour la chasteté ou pour la licence selon son gré,
voire son caprice du moment. Il ne reste au galant qu’à se mettre à l’école
de l’amour courtois. Ou, plus exactement, nous voyons dans ces usages
printaniers dont l’antiquité est attestée dans toute l’Europe, les conditions
de civilisation sans lesquelles aucune aristocratie n’aurait pu créer ni
perpétuer cette stylisation que fut et que demeure l’amour courtois.
Force nous est d’arrêter ici notre analyse et d’en réserver la suite pour
notre étude du groupe des jeunes gens, puis de la catégorie des mariés de
l’année, enfin et surtout de celle des trépassés qui, seule, nous révélera
l’aspect central des usages, à première vue si contradictoires, du mois de
mai.
CHAPITRE V

3. (B) Les jeunes gens.

4. Les nouveaux mariés.

NOTE ADDITIONNELLE AU CHAPITRE V


3. (B) Les jeunes gens.

Nous avons largement entamé l’étude de celte catégorie d’âge au cours


de nos chapitres précédents. Nous avons reconnu ses fonctions magiques en
analysant le Carnaval. Il convient de compléter cet examen par un coup
d’œil général sur les fonctions collectives de la jeunesse masculine, et en
poursuivant l’analyse de la période calendaire que nous proposons
d’appeler le Renouveau.
Les jeunes gens doivent préparer la formation de nouveaux foyers,
contrôler la paix des ménages et, d’une manière générale, veiller aux
bonnes mœurs que définissent devoirs et droits respectifs des catégories
d’âge. Durant certaines périodes de l’année, ils sont investis d’une
juridiction temporaire. D’autre part ils constituent l’essentiel de la force
militaire de la communauté, indépendamment de l’ancienne activité
guerrière du seigneur. Enfin il semble qu’en diverses régions ils aient été
particulièrement chargés de veiller à l’entretien des voies de
communications. Nous reviendrons plus spécialement sur ces fonctions
dans notre chapitre VIII.
Dans les chapitres précédents nous avons examiné déjà le rôle des jeunes
gens dans la préparation et le contrôle des ménages, rôle qui se situe
principalement durant la période hivernale — où les veillées permettent la
fréquentation publique des jeunes filles et se termine par les jours gras,
souvent consacrés en bonne partie à des charivaris.
L’organisation de la fête patronale incombe aussi aux gars du village. Ils
étaient, il y a peu d’années encore, les animateurs des jeux, concours,
amusements de toute sorte qui faisaient l’attrait principal de ces festivités.
Un tel rôle se prolonge à présent par le théâtre rural et l’organisation des
bals et des courses cyclistes. Nous avons pu personnellement observer dans
un bourg périgourdin, en août 1945, le passage rapide de l’une à l’autre de
ces formules. La fête patronale y fut organisée par un « comité » de
citoyens soucieux de maintenir le renom de gaieté qu’avaient naguère leurs
fêtes communales. Hommes d’âge mûr, ils mirent à profit leur ancienne
expérience pour faire annoncer par le tambour un concours de grimaces,
une course de belles-mères et une course à quatre pattes. A l’heure
annoncée, nous parcourûmes les rues sans découvrir le moindre
attroupement. L’un des organisateurs nous expliqua mélancoliquement que
toute la jeunesse avait préféré se rendre au village voisin, dont les jeunes
gens avaient monté une représentation théâtrale.
Les distractions purement spectaculaires remplacent ainsi les anciens
divertissements actifs, actifs en ce sens que la foule elle-même, par son
exaltation bruyante, son hilarité tumultueuse intervenait dans la fête autant
que les protagonistes. On comprendra cette fonction de gaieté collective si
l’on se souvient que le rire était tenu pour le meilleur antidote de
l’envoûtement et des influences maléfiques dues aux esprits. Si le rire a pu
être défini par Rabelais comme étant le propre de l’homme, c’est en premier
lieu parce que la joie collective a été, depuis de très lointaines origines,
l’une des principales fonctions sociales, l’une de celles auxquelles on tenait
le plus parce qu’on en attendait le plus de bienfaits.
Cette fonction incombait en partie aux enfants, mais surtout aux jeunes
gens qui seuls étaient physiquement assez forts pour contraindre chacun à
participer à cette liesse générale ou à la subir personnellement. Il est
vraiment impossible de comprendre le calendrier traditionnel, surchargé de
réjouissances en des temps où la pauvreté, la misère même étaient grandes,
si l’on n’a pas saisi cette utilité magique du rire. Les festivités prélevaient
une part non négligeable des produits de l’ancienne économie, alors qu’elle
imposait à tous une telle parcimonie. Mais cette économie apparaissait
comme menacée sans cesse par des puissances surnaturelles contre
lesquelles les réjouissances étaient des garanties traditionnelles. Prenant en
mains ces réjouissances, les jeunes gens savaient d’avance que tout ou
presque tout leur était permis. Ils pouvaient pénétrer chez les gens, les
réveiller dès l’aube à certaines dates, les berner, les houspiller ; ils étaient,
en fin de compte, toujours bien reçus et la brimade se terminait
généralement en agape fraternelle.
Mais nous n’avons pas achevé, par ce coup d’œil général, l’examen des
fonctions particulières à la jeunesse masculine. Si le groupe des jeunes filles
nous a conduit à l’analyse du mois de mai, le groupe des jeunes gens nous
oblige à intégrer ce mois dans une période calendaire plus étendue. A notre
sens beaucoup de coutumes printanières s’éclairent si l’on admet que
s’ouvrait à la Saint-Georges (23 avril) une suite particulière de traditions
qui s’achevait normalement, le 23 juin, par les feux de Saint-Jean.
Disons dès l’abord que le principal animateur était là encore — comme
pour le cycle carnavalesque — le groupe des jeunes gens. Mais cette fois,
au lieu d’apparaître masqué, il se présentait à cheval 176.
Après la fonte des neiges et les lourdes pluies de fin d’hiver, les sentiers
redeviennent praticables, surtout pour les cavaliers : les vastes espaces qui
séparent les communautés rurales s’ouvrent de nouveau. Les rapports
pacifiques ou de petite guerre entre villages voisins vont reprendre. La
jeunesse monte à cheval. Il suffit de noter le rôle considérable de la
cavalerie gauloise ou germanique dans les récits de César pour reconnaître
que la chevalerie médiévale eut largement ses antécédents dans les sociétés
que recouvrit la paix romaine. Mais il ne s’agit pas simplement de fonctions
guerrières : celles-ci même demeuraient subordonnées à des fonctions
religieuses associées au cheval. On a depuis longtemps attiré l’attention sur
le fait que Vercingétorix s’enfermant dans Alésia, s’était séparé de sa
cavalerie, afin que son armée ne risquât pas de manger les chevaux. Notre
population témoigne encore d’une certaine répugnance à l’égard de la
viande chevaline.
Ainsi la qualité de cavalier a pu renforcer, en Gaule, le caractère
initiatique des troupes de jeunes guerriers. Toute initiation consistait en un
stage dans les solitudes peuplées par les esprits. Les forêts gauloises étaient
certainement hantées par des hardes de chevaux sauvages. Or le cheval,
avec ses équivalents mythiques — cerf, biche, âne — est l’un des animaux
qui ont joué l’un des rôles les plus importants et les plus constants dans la
vie religieuse indo-européenne et même eurasiatique. Tandis que chien et
serpent sont bêtes de l’au-delà, du monde chthonien — rôle qu’ils partagent
avec le porc et le loup —, les équidés et cervidés sont, plus exactement
(avec les oiseaux, et plus particulièrement les cygnes), des psychopompes,
des porteurs d’âmes. Ils président à ces allées et venues entre l’au-delà et le
monde sublunaire dont nous avons indiqué l’importance cardinale dans la
conception de l’univers qui sous-tend la grande masse des traditions
populaires. Les Dioscures, frères cavaliers, nés d’un œuf de cygne, méritent
à cet égard une étude attentive. Dans notre folklore nous devons noter le
rôle des saints cavaliers ou associés au cheval ou au cerf — saint Georges,
saint Martin, saint Eloi, saint Hubert — dont les fêtes marquent des
moments importants de la vie sociale : la Saint-Georges et la Saint-Martin
comptent en effet parmi les dates régionales de grandes foires semestrielles,
de mutations de fermages et de métayages et de louées de domestiques de
fermes (souvent la Saint-Georges fait, à cet égard, pendant à la Saint-
Michel, autre saint guerrier, également patron de la jeunesse).
La troupe de cavaliers est donc aussi une troupe de jeunes initiés, investis
de certaines missions rituéliques. La plus marquante, la plus durable
s’inscrit aux images de nos calendriers du moyen âge et de la Renaissance :
les mois d’avril et de mai mettent en scène des jeunes gens presque toujours
à cheval, porteurs à la fois de rameaux et de bouquets qu’ils offrent aux
jeunes filles. Celles-ci montent volontiers en croupe, ainsi que l’attestent
plus particulièrement l’imagerie consacrée au mois de mai, et certains traits
des fêtes printanières dénommées bachelleries en Poitou, Berry et
Angoumois 177. Les jeunes gens s’y livraient à des courses de vitesse, à des
concours de force et d’adresse, comme la quintaine, ou encore s’évertuaient
à lancer, en galopant, une pièce de monnaie dans le trou d’une meule de
moulin. Ces cérémonies, d’apparence bizarre mais si pleines d’intérêt pour
nous, ont duré jusqu’au siècle dernier et ont fait l’objet d’un très utile
recueil de textes publié par M. Emilien Traver 178.
La section que nous avons consacrée au groupe des jeunes filles nous a
déjà montré l’un des aspects de ces fêtes : il s’agit de munir les jeunes filles
de cet instrument magique indispensable à la contre-sorcellerie, — le
bouquet de fleurs et de feuillages verts. Il nous faut insister sur le fait que ce
ne sont pas les jeunes filles qui, normalement, vont faire la cueillette
nécessaire dans les bois, particulièrement lors de la « nuit de mai » (30
avril-1er mai) : cette mission est celle des jeunes gens que nous voyons ainsi
dans leur double rôle de récents initiés (par le Carnaval) et de cavaliers
(associés à un animal en rapport avec l’au-delà).
N’oublions pas, cependant, que la pratique collective la plus répandue, la
plus caractéristique du mois de mai était la danse de la jeunesse autour de
l’arbre ou devant l’arbre. Son rapport direct avec les autres pratiques dont
nous venons de reconnaître le caractère magique s’affirme dans les paroles
de la plus classique de nos rondes enfantines, devenues d’ailleurs
parfaitement incompréhensibles, si l’on ne les replace dans tout ce contexte
d’usages du Renouveau :

Nous n’irons plus au bois


Les lauriers sont coupés
La belle que voilà
Ira les ramasser
Entrez dans la danse
Voyez comme on danse
Sautez, dansez,
Embrassez qui vous voudrez.

Les jeunes gens forment la ronde de mai, annoncent qu’ils ont coupé les
rameaux verts dont vont se charger les jeunes filles. L’une après l’autre est
habilitée à ce rôle en étant accueillie dans la danse des jeunes initiés. Cette
danse n’est d’ailleurs pas n’importe laquelle : « voyez comme on danse ».
Et ce qui achève de donner son caractère rituélique à la scène, c’est
qu’avant d’inviter l’initiée à danser à son tour, on lui enjoint de sauter. On
sait à quel point le saut était tenu pour un charme agraire efficace : il suffit
de se reporter aux chapitres que Frazer a consacrés aux « feux de Beltane »
dans Balder the Beautiful (t. X du Golden Bough). Enfin l’indépendance de
la jeune fille est consacrée par le refrain : « Embrassez qui vous voudrez. »
Les thèmes érotiques du Renouveau sont loin d’en épuiser les aspects.
Les usages corrélatifs ont encore beaucoup à nous apprendre. Les
chevauchées courtoises sont en effet, en même temps, des rencontres
agonistiques et judiciaires.
Les rassemblements hippiques de jeunesse, dès que le printemps permet
la fréquentation dans les zones désertiques, engagent à des défis, à des
épreuves publiques qui constituent des formes archaïques de la Justice. Le
duel judiciaire par « jugement de Dieu » n’a pas d’autre origine. Or il n’est
qu’une forme particulière de la joute, et s’apparente à l’antique rencontre de
champions, tel le duel des Horaces et des Curiaces, qui permettait à de
petites collectivités de régler leurs questions d’impérialismes ou
simplement de mitoyenneté sans massacres excessifs. M. Georges Dumézil
a montré comment ces combats singuliers s’expliquaient par des techniques
militaires archaïques à base d’exaltation mystique 179.
Mais ce n’est là que l’un des aspects judiciaires de ces rassemblements
printaniers. Sans doute il se répercute très loin dans le cours des siècles et
explique par exemple cet événement si incompréhensible pour l’historien
non sociologue : le Camp du Drap d’Or (mois de mai 1520). Pourtant ce
n’est pas la seule manifestation juridique de ces fêtes du renouveau, ni celle
qui met le plus nettement en cause la catégorie des jeunes gens. Celle-ci est
présente, mais réduite au rôle passif des « supporters » dans les rencontres
sportives modernes. Rien de tel dès que le jugement cesse d’être
agonistique.
Il y a en effet une autre sorte de Justice, laquelle connaît non pas des
dommages causés à un particulier mais des atteintes aux intérêts de la
communauté. C’est d’elle que les jeunes gens organisés en catégorie d’âge
se sont déjà montré être les tenants à l’occasion des scandales dans les
ménages, scandales dont la sanction classique est le charivari.
Mais la communauté se reconnaît d’autres intérêts que la concorde de
tous les ménages qui la composent : elle possède des biens fonciers — les
communaux — ; elle peut avoir besoin d’une concordance stricte dans les
récoltes (bans de moisson et de vendanges). Marc Bloch a montré naguère
avec force combien certains systèmes d’assolement réclamaient une
discipline rigoureuse 180. Si ses démonstrations se fondaient principalement
sur le système cultural des plaines septentrionales de France ou d’Europe,
les nombreux vestiges de charivari et de brimades à l’égard des mariés de
l’année dans nos provinces méridionales, ainsi que les abondants
témoignages relatifs à leurs anciennes abbayes de la jeunesse 181 montrent
que cette surveillance de la communauté sur ses participants par
l’intermédiaire des jeunes gens organisés en un groupement homogène ne
saurait être tenue pour un corollaire de l’habitat groupé ni de l’assolement
triennal, et qu’on ne peut sans imprudence lui assigner pour limites les aires
d’extension de ces genres de vie relativement récents ou même
contemporains. D’ailleurs nos exemples sont tirés non seulement de régions
avoisinant nos frontières du Nord-Est mais encore de provinces du Centre et
du Centre-Ouest.
Nous avons évoqué plus haut les bachelleries. Leur connexion avec les
cérémonies judiciaires se présente sous un double aspect ; les jeunes gens
font cortège à cheval et se rendent dans un pré dont la propriété — au moins
temporaire — leur est strictement reconnue, et où ils procèdent à leurs
activités traditionnelles, les spectateurs devant rester à l’extérieur de ce pré.
Les fêtes de cet ordre qui ont été spécialisées en actes judicaires ont, de
ce fait, subi fréquemment des changements de dates calendaires. La
punition des délits champêtres a en effet nécessité l’extension de cette
juridiction juvénile et équestre fort au delà de la période allant de la Saint-
Georges à la Saint-Jean, puisqu’il s’agissait d’infractions à la protection
commune des récoltes. L’extension des fêtes patronales ou kermesses tout
au long de l’été — fêtes dont l’organisation incombe de même aux jeunes
gens — a influé dans le même sens. Nous disposons néanmoins d’un
nombre suffisant de concordances pour rattacher cette juridiction au cycle
du Renouveau.
Comment les choses se passaient-elles ? Citons, d’après le Docteur de
Westphalen, les Affiches des Evêchés et Lorraine de 1786 (n° 39, p. 317),
concernant les environs de Sierck 182.
« Chaque année, après avoir obtenu l’approbation de la Justice Royale,
les jeunes garçons de chaque village élisent entre eux les membres d’un
tribunal, dont les fonctions sont de juger les délits champêtres, nuisibles à la
jouissance des propriétés, et surtout ceux relatifs au vol et au grapillage des
fruits. Des gardes sont établis pour veiller au bon ordre ; leur service est
impartial et rigoureux ; sur leur rapport la sentence se rend sans appel ; les
délinquants sont punis par des amendes que l’on met en masse pour
s’amuser en temps et lieux. Le plus coupable est réservé à une punition
exemplaire dont l’exécution s’en fait le jour de la fête du village, avec un
appareil qui devient un des plaisirs du jour.
« A l’heure convenue tous les jeunes garçons dans leur plus bel habit,
décorés d’une bandoulière de soie, d’oripeau ou de papier doré, le chapeau
brodé de même, panaché de fleurs, de plumes et de rubans diaprés de
diverses couleurs, eux et leurs chevaux forment une cavalcade qui se rend
sur deux colonnes au lieu de l’exécution. Ils ont leur chef et leur bannière ;
le patient monté sur un âne, et couvert de haillons ou d’un sac, marche
tristement au milieu de ses gardes, escorté du bourreau en manteau bleu, et
accueilli sur son passage des huées publiques... Arrivé sur la place où le
coupable doit subir son jugement, et qui est le lieu du délit, on le décolle,
c’est-à-dire on le frappe sur le cou avec un grand sabre de bois, après quoi
on l’abandonne à sa mauvaise destinée. Les camarades du criminel fuient sa
compagnie et ne lui rendent leurs bonnes grâces que lorsqu’il a mérité par
une conduite plus honnête qu’on oublie sa faute et sa honte. »
Une juridiction fort analogue était celle dite Amecht en Luxembourg, et à
laquelle Joseph Hess a consacré une excellente monographie 183. Elle était
organisée tous les cinq ou six ans, depuis le second dimanche de Pâques
jusqu’aux kermesses, lesquelles tombent généralement en octobre ou
novembre ; elle avait lieu dans les divers villages. Les audiences se tenaient
chaque samedi soir, dans un pré enclos de piquets et cordages, les membres
du tribunal étant à cheval. Au début du XIXe siècle, la cérémonie prit un
caractère d’amusement spectaculaire. Mais au XVIIIe siècle, l’Amecht
devait protéger les futures récoltes et punir les larrons surpris dans les
jardins, les champs et les bois. A cette occasion un code moral extrêmement
rigoureux était imposé aux jeunes gens : par exemple aucun d’entre eux ne
devait s’approcher à moins de six pas d’une jeune fille ; aucun ne devait
s’enivrer 184.
Legier du Loiret, qui probablement fut Commissaire du Directoire dans
le Département des Forêts, nous a laissé, dans les Mémoires de l’Académie
Celtique 185 une courte description de la même coutume :
« A la Kermesse ou fête patronale de chaque village, les jeunes gens
prétendent avoir le droit de mettre à l’amende ceux qu’ils trouvent en délit
rural, et partagent l’argent qu’ils ont su se faire donner, puis se réunissent à
cheval dans un lieu choisi et forment un cercle ; ils désignent entre eux un
bouffon ou fou qui fait mille extravagances ; ce fou est regardé comme un
voleur. On court après lui à coups de fusil ; il feint de tomber blessé à mort.
Alors un jeune homme fait les fonctions de prêtre et le confesse. Un
bourreau allume ensuite le bûcher et le brûle en effigie. »
Nous avons en France quelques vestiges de fêtes présentant avec celle-ci
de grandes analogies, en particulier la Fête du Fou de Chanteuges, canton
de Langeac (Haute-Loire), décrite par G. Pradel et Boudon-Lashermes et
longuement commentée par A. Van Gennep dans le Folklore de l’Auvergne
et du Velay 186 sur un tout autre thème : celui des cérémonies fertilisantes
décrites par Frazer. La parenté de cette fête avec les anciennes juridictions
juvéniles nous semble, au contraire, renforcée par cette circonstance que le
jeu avec simulacre de mise à mort a lieu dans un pré frappé de cette
servitude en faveur de la jeunesse : c’est un pré bachelier, comme nous en
connaissons en Poitou. Nous avons remarqué déjà que ces bachelleries
pouvaient prendre un caractère juridique ; on se reportera, sur ce point à
l’un des textes cités par Emilien Traver : l’aveu rendu au baron de Gençay
par le roi de la communauté des bacheliers le 13 mai 1619 (V. note
additionnelle 187), aveu dont les clauses accordent à cette communauté,
pendant quatre jours, à la Pentecôte — comme à Chanteuges « tout droit de
justice haute moyenne et basse ».
Cette même interprétation de la Fête du Fou nous semble encore
confirmée par le fait que le pré appartenait avant la Révolution à l’abbaye
de la Chaise-Dieu et que l’acte de vente comme bien national stipulait ce
privilège des jeunes gens. Or les communautés religieuses et chapitres de
chanoines ont longtemps partagé avec les groupes de jeunesse certaines
prérogatives, certains usages cérémoniels, tel le jeu de ballon pratiqué par
les chanoines de Troyes ; telle encore la Justice des Bonnets verts, exercée à
Bourges jusqu’en 1756 par les chanoines du chapitre de la Sainte-Chapelle,
ancien chapitre de Saint-Austrégésile, en vertu de chartes dont la plus
ancienne est de Louis VII en 1145 188. Cette juridiction temporaire, au civil
et au criminel, s’exerçait tous tribunaux vaquant hormis ceux des aides et
des Eaux et Forêts, du 16 au 23 mai. Ses officiers seuls veillaient à la sûreté
et aux intérêts des habitants de la ville ; ses sentences au criminel étaient
sans appel et immédiatement exécutoires. La parenté entre ce tribunal
ecclésiastique et les bachelleries ou l’Amecht est confirmée par le port de
bonnets verts, qui n’étaient autres que des « chapels » de fleurs et de
feuillage ; nous retrouvons là les usages courtois de la jeunesse au mois de
mai, attestés par l’iconographie de très nombreuses miniatures à sujets
calendaires, et dont nous avons déjà parlé plus haut.
L’importance magique ou judiciaire de ces fêtes juvéniles n’aurait sans
doute pas suffi à maintenir ou même à développer au cours du moyen âge
l’organisation sociale des jeunes gens. Il y fallait un intérêt plus puissant, la
fonction judiciaire pouvant rester dévolue aux autorités compétentes et la
fonction magique n’étant pas reconnue dans l’enseignement de l’Eglise,
bien que croyances et pratiques correspondantes fussent tolérées. Mais le
groupe des jeunes gens est aussi le groupe militaire par excellence : il
constitue l’équivalent de l’armée active, en regard des réserves — c’est-à-
dire des hommes mariés valides — qu’on ne lèvera qu’en cas de besoin.
Nous reviendrons au chapitre VIII sur cette fonction de la jeunesse
masculine dans les anciens genres de vie. Il serait, à notre sens, fort
inopérant d’y voir une création médiévale 189 : la lecture des chapitres si
fortement documentés de M. Jeanmaire rejoint à cet égard l’enseignement
qu’Henri Hubert donnait relativement aux pratiques de chasseurs de tête,
propres aux tribus celtiques, et dont nous reparlerons.
Il serait, en effet, tout à fait insuffisant, à notre avis, de limiter le
caractère militaire de ces « abbayes de la jeunesse » aux bagarres
traditionnelles entre gars de villages voisins. Leur importance effective peut
être devinée d’après une lettre que le duc de Montmorency, gouverneur du
Languedoc, écrivit le 2 mai 1589 aux viguier et consuls de la ville d’Agde
pour leur prescrire de procéder sans retard à la prestation de serment du
nouvel Abbé de la Jeunesse. La copie de cette lettre a été préservée dans le
Libre del A se de cette ville, précédemment cité, et qui nous fait connaître à
ce propos que « ledict sieur Abbé... a nommé pour capitaine Jaque Henri,
pour cap de maridat Anthoine Pellier et pour sagellaire Guilhaume Arennes
habitans dudict Agde » 190. Le service militaire exigé des habitants de la cité
nous permet de penser que le choix d’un « capitaine » de la jeunesse dans
une cité maritime de cette importance commerciale, non loin des côtes
d’Espagne pouvait présenter quelque intérêt militaire aux yeux d’un
gouverneur du Languedoc 191. Quant au « cap de maridat », le docteur
Picheire reproduit l’interprétation de M. de Dainville : « Le cap de maridat
était sans doute celui qui organisait les manifestations à l’occasion des
mariages et plus particulièrement le charivari des secondes noces. » Nous
inclinerions plutôt à voir en lui le chef des nouveaux mariés, lesquels
étaient investis de charges et de rôles très particuliers, que nous allons
maintenant examiner.
Nous pensons en effet que l’organisation des jeunes gens en une
catégorie d’âge nettement distincte du reste de la communauté villageoise
ressort à présent de ces faits d’ordre non seulement magico-religieux mais
juridique et militaire. Nous aurons toutefois à revenir ultérieurement sur ces
divers points, lorsqu’ayant achevé de décrire les divers « âges de la vie »,
nous pourrons nous demander ce qu’est une catégorie d’âge : celle des
jeunes gens nous apparaîtra plus organisée que les autres, — véritable
groupe ayant non seulement son code propre, mais sa hiérarchie, — cimenté
par et pour l’action.
4. Les nouveaux mariés.

L’analyse des feux traditionnels nous a déjà conduit à reconnaître


l’attribution de charges et de fonctions, cérémonielles particulières aux
jeunes hommes et jeunes femmes mariés depuis le printemps précédent. La
plupart des auteurs se sont bornés à noter ces faits incidemment à propos
des fêtes où la jeunesse tient le premier rôle 192. La diversité de ces faits,
leur obscurité même nous ont engagé à en tenter un classement dont nous
essayerons ensuite de dégager les fonctions archaïques que ces survivances
ne permettent pas de discerner à première vue.
Un certain nombre de coutumes relatives aux mariés de l’année
procèdent d’un symbolisme sexuel élémentaire ; d’autres sont en relation
avec la naissance d’un enfant ; certaines imposent aux mariés de l’année
des redevances ; certaines leur valent des dons ; certaines les soumettent à
des brimades ; certaines les transforment en chefs temporaires de la
jeunesse ; enfin diverses traditions apparentent leur cas à celui des
« horsains », des gens ayant changé de domicile ou ayant modifié ou réparé
leur habitation. Nous allons donner un tableau aussi succinct que possible
de ces diverses sortes de faits.
Il suffit d’avoir assisté à une noce campagnarde pour comprendre le
naturel, on serait tenté de dire l’innocence, avec laquelle sont lancées et
admises les gaillardises les plus crues. Le XIXe siècle et la bienséance
bourgeoise ont grandement changé, à cet égard, le ton normalement admis,
car la bonne société d’ancien régime acceptait, comme le peuple, des
conversations et des plaisanteries qu’on ne tolérait, au siècle suivant, que
sous les allusions les plus voilées et les plus ambiguës.
Le mai planté, le mai dont le sommet s’entoure d’une couronne, autant
d’occasions au symbolisme sexuel le plus facile. Il ne faut donc pas nous
étonner de voir certaines coutumes y associer les nouveaux mariés. Nous
emprunterons sur ce point quelques exemples au recueil de Vandereuse sur
la Belgique. A Couvin, le mardi-gras, « de nombreux cavaliers allaient
chercher chez lui le dernier marié (...) lui mettaient en main un pieu garni de
rubans et le cortège parcourait la localité (...). On arrivait, enfin, auprès
d’un étang (...). Quelle que fût la température, le nouveau marié entrait dans
l’eau jusqu’à mi-corps, y enfonçait son pieu à coups de maillet. Puis les
cavaliers, tous ivres, avançaient jusqu’au pieu et, à leur tour, tapaient
dessus 193 ». A Gozée, lors de la construction du bûcher du grand feu, tout
le « train » 194 (c’est-à-dire les chefs de la jeunesse) se rendait, musique en
tête, au domicile des derniers mariés de l’année. Le premier chef de
jeunesse offrait son bras à la jeune épousée, le deuxième chef agissait de
même à l’égard du mari et toute la bande retournait dans la prairie au son de
joyeux airs. C’était ici que le rôle de la jeune mariée commençait. « Il
consistait à s’accroupir et à uriner dans le trou préparé pour recevoir la
perche centrale du bûcher. » Après cela elle nouait, au sommet du bouleau,
« un ruban qu’elle avait offert gracieusement à la jeunesse (...). On ne fait
plus le grand feu à Gozée depuis 1930 195. »
Signalons encore, à Verviers, le bris cérémoniel d’un vieux setier tenu par
la dernière mariée 196, ce qui nous rappelle la coutume matrimoniale du pot
brisé lors du mariage de la cadette en Orléanais 197. Au même symbolisme
se rattache une curieuse indication relative à une superstition méridionale :
dans son énumération des pratiques interdites aux bons chrétiens, P.
Amilha 198 note l’acte de frapper les souliers des nouveaux mariés devant
l’autel sacré, en vue de procurer la paix (du ménage). L’association de l’acte
sexuel et du soulier est ici évidente.
Le lancement ou le don d’une pomme à titre d’invite érotique a laissé
dans la tradition classique des exemples trop connus pour qu’il soit besoin
de les commenter. On a moins souvent rapproché ce geste d’une redevance
des jeunes mariés, consistant en une pelote ou ballon qui sert d’enjeu à la
jeunesse.
Nous avons eu l’occasion d’étudier et d’analyser cette coutume lors des
enquêtes du Comité du Folklore Champenois 199. Le mardi-gras, chaque
mariée de l’année n’ayant pas encore d’enfant offre à ses anciennes
compagnes une pelote enrubannée qui est attribuée par tirage au sort à l’as
de cœur ou à la fève noire : la gagnante a chance de se marier dans l’année
(région de la Champagne blanche, soit la partie du département de la Marne
comprise entre l’Aube et Tahure, Somme-Py, Sainte-Marie, Beine). Le sens
de la coutume est plus apparent dans une variante localisée dans les vallées
de la Coole, de la Soude, du Puits et de la Somme-Soude. Pour assurer le
tirage au sort, les jeunes gens, préparaient plusieurs pelotes grossières,
faites d’une pomme de terre enveloppée de paille, ou d’un bout de savate lié
dans un chiffon ; l’une d’elles portait une marque et devait désigner la
personne gagnante. Les jeunes gens se mettaient d’un côté d’une
chaumière, les filles de l’autre. « A un signal convenu, les garçons
commençaient à jeter les pelotes par-dessus la maison en ménageant un
temps entre chacune (...). Quand la pelote arrivait dans la cour, les filles, le
cou tendu, les mains ouvertes, bondissaient, se renversaient en jetant des
cris pour la saisir. Les pelotes étaient si bien ficelées qu’on ne pouvait
chercher à voir si on avait la bonne, quand on en tenait une. Il fallait courir
et lutter et tomber dans la boue et se salir et se blesser jusqu’à la fin si on ne
voulait pas perdre ses chances (...). La gagnante recevait le peloton et se
parait du beau ruban qu’elle ajustait autour de sa tête ou qu’elle passait en
sautoir tandis que les autres mangeaient et buvaient à sa santé, à son
prochain mariage et à la santé des deux hôtes. »
La coutume est donc très nette : une pelote confectionnée par les
nouveaux mariés — et avec de l’étoffe prélevée sur la robe de
mariage — sert de gage de noce prochaine. Les filles à marier se la
disputent soit par le sort, soit par une violente compétition. Cet usage
indique les origines des jeux de balle, lesquels étaient effectivement
carnavalesques ; Frazer en a incidemment signalé l’intention primitive de
fertilité et de fécondité 200. Nous nous expliquons sur ces origines au ch. VI
de nos Méthodes en Folklore.
Ces faits nous montrent les mariés de l’année comme dispensateurs des
chances de mariage, d’union, dont la pomme était jadis le symbole et
l’instrument magique, au même titre que d’autres fruits à pépins — par
exemple la figue aux Nonae caprotinae, ou la grenade dans la légende de la
naissance miraculeuse d’Attis, né d’une vierge qui avait placé ce fruit mûr
dans son sein 201. Ils nous les montrent, en même temps, participant à des
cérémonies agonistiques entre communes voisines c’est-à-dire à des rituels
de limite, de frontière, dont l’étude déborderait le cadre de notre recherche :
de ce point de vue, la ligne séparant les deux camps des terrains de jeux
modernes évoque la rivière ou la mare où luttaient les joueurs de soule.
Enfin ils les associent étroitement aux deux groupes de jeunesse. D’autres
faits vont nous permettre de mieux discerner les modalités de cette dernière
association.
Revenons au Carnaval. Nous avons, dans un précédent chapitre, montré
que les feux des brandons, qui en sont la conclusion cérémonielle, sont faits
à l’intention des nouveaux mariés, auxquels les exclamations de la jeunesse
souhaitent bonheur, longue vie et beaucoup d’enfants. Dans nos provinces
centrales, ces rapports des nouveaux mariés et des groupes de jeunesse à
l’occasion des feux de Brandons, s’accompagnent de rites particuliers qui
vont nous permettre d’en mieux saisir la nature. Nous partirons
principalement de la remarquable enquête faite dans le département de la
Loire par P. Fortier-Beaulieu, à partir de 1933, et qui a largement servi à
préciser les indications données au siècle dernier par Victor Smith 202.
A quel titre les mariés de l’année jouent-ils, dans la conclusion du
Carnaval, les rôles importants dont nous venons de parler ? Est-ce
seulement parce que l’un des thèmes fondamentaux des jours gras serait la
paix des ménages, ainsi que nous l’avons reconnu au chapitre III ? Est-ce
parce que l’on escompte leur fécondité prochaine ? Est-ce parce que le
carême ouvrirait un cycle nouveau de mariages, et, comme on l’a dit, une
« année matrimoniale » 203 ? Aucune de ces hypothèses n’apparaît comme
pleinement satisfaisante, car on ne voit pas bien pourquoi la paix conjugale
ou la vertu prolifique seraient mieux honorées en la personne de mariés
récents encore sans enfants qu’en celle de ménages dont la bonne entente
serait depuis longtemps notoire, et qui auraient mis au monde le plus grand
nombre d’enfants. D’autre part il serait surprenant que l’Eglise, toujours si
attentive à ne pas contrecarrer les usages populaires, ait refusé les mariages
religieux au début même d’un cycle matrimonial nouveau : le Carême.
L’intérêt de cette discussion dépasse, à vrai dire, le cadre du problème
particulier qui nous occupe. S’il s’agissait pour le groupe social de
considérer telle ou telle sorte d’individus comme symboles vivants d’une
fonction commune — par exemple la bonne entente, ou la
fécondité — l’explication des cérémonies populaires traditionnelles pourrait
demeurer ce qu’elle est dans les oeuvres de Mannhardt, de Frazer et de
l’école anthropologique. Mais nos analyses précédentes nous ont déjà
montré que, dans les sociétés archaïques, l’action du groupe sur le milieu
naturel et surnaturel suppose des mécanismes sociaux beaucoup plus
complexes. Cette action ne consiste pas à traduire telle ou telle idée,
générale en gestes ou en actes exemplaires, — ce qui serait le cas si nous
pouvions nous contenter des analyses du Rameau d’Or. Cette action ne
s’organise qu’à travers toute une machinerie sociale compliquée, dont les
ressorts jouent d’abord les uns vis-à-vis des autres et non pas directement
sur les « forces de la nature C’est pour avoir imaginé l’intervention directe
du groupe dans le cours des phénomènes naturels que Mannhardt et Frazer
ont vu partout des « esprits de la végétation » sur lesquels s’exerce cette
action dans son unicité collective. Ces esprits correspondent, en fait, à la
constance d’une hypothèse de travail qu’il nous faut bien qualifier de
simpliste.
Les auteurs plus récents, en particulier C.-W. von Sydow ont reconnu la
fragilité des interprétations frazeriennes, mais en ont conclu — simplistes à
leur tour, — qu’il fallait rejeter toute explication du folklore par des
survivances lointaines. On s’est donc appliqué à « rajeunir » l’origine des
traditions, à rendre compte de chacune d’elles par une influence historique
relativement récente, ou par des besoins constants de la conscience
populaire. L’examen des structures sociales révélées par ces cérémonies,
examen auquel est en partie consacrée la présente recherche, ne nous a pas,
jusqu’à présent, permis d’approuver ces nouvelles hypothèses de travail.
L’enjeu théorique de cette investigation nous oblige donc à la poursuivre
jusque dans le dédale de menus faits, en apparence purement locaux. Le cas
des nouveaux mariés nous semble crucial à cet égard. Il était nécessaire
d’indiquer cet arrière-plan de notre recherche avant de l’engager encore
plus loin dans le domaine des bizarreries de terroir.
Dans la Loire, la règle veut que, si un enfant vient à naître dans le
ménage des nouveaux mariés avant le soir de Quadragésime, le feu des
brandons ne soit pas allumé. Cette règle est formelle. Dans le Journal de
Roanne du 26 mars 1933 un excellent folkloriste publiait à ce sujet, sous le
pseudonyme de « Rusticus pradiniensis », une note très explicite :
« On fait un brandon ou rolli à tout ménage de gens mariés dans l’année.
« ... Toutefois, attention ! si la venue d’un bébé précède le premier
dimanche de carême, le rolli ne se fait pas. Nous connaissons un ménage où
le bébé arriva le premier dimanche de Carême à la tombée de la nuit. Les
jeunes gens du village, qui avaient préparé un brandon monstre, en furent
pour leur peine 204. »
La contre-épreuve nous est fournie par le chapitre final de Fortier-
Beaulieu : dès la naissance de l’enfant, on déplante l’arbre du mariage.
Qu’est-ce que cet arbre ? Bien qu’on l’emploie souvent comme perche
centrale du brandon ou rolli il est impossible de ne pas reconnaître un
instrument cérémoniel indépendant. A Saint-Bonnet-des-Quarts, à
Renaison, à Cherier on plante un arbre ébranché presque jusqu’au sommet
le long de la maison du jeune ménage et l’on fait un brandon plus loin, dans
la cour ; cet arbre est appelé « mai ». A Saint-Just-en-Chevalet, le brandon
est construit autour de l’arbre, mais celui-ci, appelé « Mail », ne brûle pas ;
« il reste longtemps planté dans le sol jusqu’à ce que le vent le fasse
tomber 205. »
Cette distinction entre le bûcher et la perche centrale, distinction allant
jusqu’à une séparation complète, m’avait été signalée dès 1934 par un
excellent correspondant de la Commission des Recherches Collectives, M.
Gachon, professeur au Collège d’Issoire, qui résumait ainsi les résultais de
l’enquête faite localement à la demande de la Commission : « La couronne
au bout d’un long mât se plante devant la maison d’un nouveau couple. La
couronne s’enlève à la naissance du premier enfant, pratique qui a son
centre vers le Livradois septentrional (cantons de Saint-Dier et de
Courpière) au nord de l’aire des Brandons. Mais la pratique du mât et de la
couronne gagne vers le sud actuellement et pénètre dans le domaine des
Brandons. Brandons et mâts continuent, l’un et l’autre inconnus dans la
Limagne du Sud (les réponses valent en effet pour le Livradois, de
Courpière à Saint-Germain-l’Herm et pour le Forez occidental, de
Courpière à Arlanc) 206 ».
Comme nous le disions précédemment, en Roannais ce rôle indépendant
du mât est parfois très marqué, et d’une manière qui nous indique la
solution du petit problème sociologique que nous avons posé. A Saint-
Martin-d’Estreaux, à Saint-Hilaire-Cusson-la-Valmitte 207 on signale que ce
sont le garçon d’honneur et les jeunes gens invités à la noce qui plantent
l’arbre « devant la maison des jeunes mariés et à leur insu ». Dans cette
dernière commune, la plantation a lieu le soir du mardi-gras, à la nuit
tombante. Il s’agit d’un pin de 15 à 20 mètres que l’on dénomme « latte » :
« ... A partir de ce moment, ils ne s’écartent plus de la maison et montent
la garde à côté de la « latte ». Ils doivent exercer une surveillance très
attentive et éviter que les gens des pays voisins ne tentent d’arracher cette
« latte » ou de la couper. Aussi, par surcroît de précaution, les garçons
entourent-ils la « latte » de fils de fer et de chaînes. Cette « latte » doit
rester plantée jusqu’au dimanche des Brandons. Ce jour-là, les jeunes gens
de la localité et les enfants construisent dans le pré communal un bûcher
avec des fagots de pin qui leur ont été donnés par les habitants du village
(...). Les jeunes mariés et les gens de la noce se réunissent au pré
communal. C’est la jeune mariée qui doit mettre le feu au bûcher (...). Le
dimanche du « fougat » les garçons de la noce déplantent la « latte » et la
vendent aux enchères 208. »
A Saint-Symphorien-de-Lay, le pin planté par les jeunes gens de la noce
à l’occasion des Brandons « dans un pré à proximité de la ferme 209 doit
« rester planté jusqu’au moment de la naissance de l’enfant et doit être
enlevé par les garçons d’honneur ». Un cas particulier nous montre mieux le
sens de cet emblème : « Exceptionnellement, au début de 1936, à la ferme
de la Forêt, les garçons d’honneur ayant appris que les jeunes mariés
voulaient enlever le « pin » sont venus subrepticement le faire tomber
quelques jours avant la naissance. Ils l’ont tenu caché jusqu’au jour du
baptême et l’ont rapporté tout enrubanné. Il y a eu grande fête le jour du
baptême. Les garçons ont remis à la jeune mère une bouteille de liqueur qui
devra être débouchée le jour de la première communion de l’enfant. »
Ainsi l’arbre du mariage n’est pas un don. Il continue d’appartenir à ceux
qui l’ont dressé — en l’espèce les garçons d’honneur qui constituent une
sorte de délégation de la catégorie d’âge des jeunes gens auprès des
mariés —. L’arbre n’est donc pas un cadeau saisonnier, ce qui serait le cas,
nous semble-t-il, si sa fonction archaïque était ici, celle d’un emblème-
agent de fécondité. Cette fonction, dès lors, doit être cherchée ailleurs. Nous
avons, à l’occasion des « mais », indiqué la possibilité d’une autre
interprétation, vers laquelle nous incline d’ailleurs l’emploi du terme de
« mai » ou de « mail » dans certaines communes roannaises. De même que,
dans la nuit du 30 avril au 1er mai les jeunes gens, dans toute la France,
dressaient naguère des « mais » soit sur la place du village ou le pré
communal, soit devant la grille du château ou devant chaque maison de
notable, de même, le mardi-gras ou le dimanche suivant, les jeunes gens ou
seulement les garçons d’honneur et leurs acolytes de noce plantaient un
« mai » devant la demeure des jeunes époux. Qu’est-ce à dire ? Qu’ils les
tenaient pour des notables, pour des chefs de la jeunesse.
Tout un groupe de faits nous prouve, en effet, que le nouveau marié ou sa
femme agissaient, en diverses circonstances, comme chefs de la jeunesse.
Tout d’abord aux feux traditionnels, dont ils avaient souvent la charge.
Nous avons longuement parlé du dernier marié de Mesnil-les-Hurlus
fournissant la roue de Saint-Pantaléon. A Saint-Jean-du-Castillonnais
(Ariège) le feu de Saint-Jean (etch har) était officiellement confié au plus
jeune marié de la commune 210. Depuis que les mariages se font rares, le
village se dépeuplant, « c’est plutôt le maire qui est responsable devant
l’opinion publique de l’organisation du bûcher (...). Si les défections sont
nombreuses, il paie de sa personne avec l’aide de quelques amis ». Ainsi le
substitut naturel du dernier marié est le premier notable, le représentant de
l’autorité locale. Nous ne citons qu’un cas, mais il est loin d’être unique.
Ainsi à Blajan (Haute-Garonne) le bûcher de la Saint-Jean est construit par
les jeunes mariés résidant dans la commune depuis le 1er août précédent. A
défaut, la caisse municipale fait les frais du bûcher.
D’après une note de Wallonia reproduite par Vandereuse 211, à Tongres la
plus jeune mariée de l’année devait naguère accompagner la procession se
rendant à l’église pour y porter les offrandes en redevances fixes.
Mais voici qui précise davantage le rôle de chef joué par l’un ou par
l’autre vis-à-vis de la jeunesse, et son importance sociale. Vandereuse
extrait le passage suivant d’une description des Francs-Jeux de Stembert
datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle : « Le dernier marié mène la
jeunesse à l’offrande pendant toute la fête, et que personne ne s’est jamais
présumé de prendre la marche à la jeunesse pour aller à l’offrande, étant
dans la franchise regardée comme seigneur de l’endroit 212. » Voilà qui
nous reporte directement aux fonctions militaires ou judiciaires de la
jeunesse, étudiées précédemment.
Veut-on des exemples tirés de provinces françaises ? Nous trouvons une
association analogue des jeunes mariés et de l’arbre communal dans la fête
de bachellerie de Saint-Clémentin (Deux-Sèvres) 213. Le dernier dimanche
d’avril les bacheliers avaient le droit de prendre un arbre au village de
Chanteloup, « de l’apporter devant l’église paroissiale pour la grand’messe
et de le faire courir, le dimanche de la Trinité, aux nouveaux mariés de la
paroisse, dans le pâtis du Frusson. Ce jour-là, qui était celui de l’élection du
roi, ils plantaient également un mai devant le château ». Ici les faits sont
très nets, bien que la multiplicité des institutions concurrentes les juxtapose.
L’arbre, dressé depuis le dernier dimanche d’avril (c’est-à-dire aux environs
de la Saint-Georges) jusqu’à la Trinité devant l’église paroissiale a bien
valeur d’emblème communal. Ce qui le confirme c’est qu’à l’occasion de
l’élection de leur roi, les bacheliers plantent un autre mai devant le château
du seigneur local. Il y a désignation par course du titulaire de l’arbre
communal. Cependant les bacheliers, organisés en une sorte de confrérie,
élisent leur roi indépendamment de cette compétition. Le dernier marié
gagnant de la course, le seigneur, et le roi des bacheliers se partagent ici la
même fonction saisonnière.
Ce qui nous l’indique non moins clairement est la coutume de
Champdeniers (Deux-Sèvres), dont la Bachellerie était composée des
hommes mariés. « Elle commençait le jeudi-gras et durait jusqu’à la fin du
Carnaval (...). Tous les mariés de l’année, lestement habillés en veste et sans
armes, ni bâton, se réunissaient et chacun d’eux déposait une pièce de
vaisselle d’étain qui devait être donnée en prix au vainqueur. On allait
ensuite dans le pré de l’Eteuf. Là les bacheliers traçaient un cercle avec la
hampe d’un étendard et une pelote de velours cramoisi, garnie de petits
clous dorés et de rubans de diverses couleurs appelés l’éteuf. Alors tous se
mettaient à courir pour la ramasser et celui qui pouvait la prendre et
l’apporter sur la place du marché était proclamé roi de la Bachellerie, s’il
était au nombre des mariés de l’année (...). Tous les concurrents rassemblés
autour de lui le proclamaient roi et le conduisaient en triomphe par le
bourg 214. » Le lecteur aura déjà reconnu dans ce concours un jeu de balle
carnavalesque. On notera qu’il s’agissait de porter l’éteuf sur la place du
marché, donc au cœur de la commune. Or Emilien Traver remarque que le
pré de l’Eteuf était « situé dans la petite vallée qui limite le bourg à
l’ouest ». De même le jeu de soule, commencé aux confins de deux
communes, consistait à faire entrer la balle dans les maisons de l’un des
villages. Le mot d’éteuf était également usité à Vitry-le-François pour
désigner la pelote dont nous avons parlé plus haut 215.
Revenons maintenant vers les faits observés en Belgique. A Ragnies « le
jour du mardi-gras, les chefs de la jeunesse suivis des « mascarades » se
mettaient en route. Le groupe était précédé de deux piocheurs également
masqués. Ces derniers se présentaient chez tous les habitants et faisaient le
simulacre de dépaver leur maison. Pour les en empêcher, on donnait un peu
de monnaie aux chefs de jeunesse. Le dernier marié était considéré comme
roi et était à cheval ; c’était lui qui commandait toute la bande 216. De même
à Pry et à Thuillies le dernier marié remplissait les fonctions de roi et
commandait à tout le groupe des masques 217. Dans la première de ces
localités, la jeunesse était munie de fourches en vue de la quête. « Se
trouvait-on en présence d’un récalcitrant (...) les fourches entraient en
action et le fumier ne tardait pas à être éparpillé. La bourse était tenue par le
dernier marié 218. » A Thuillies, « les deux chefs de jeunesse, accompagnés
du « Roi » — celui-ci à cheval — se rendaient dans les habitations où il y
avait des jeunes filles. Les chefs allaient quérir ces dernières et les
amenaient au « Roi ». Après avoir fait des salutations à la tête de l’animal et
à son derrière, elles embrassaient le « Roi ». Ce rôle était tenu par le dernier
marié. » (Cette coutume aurait persisté jusque vers 1880).
Il régnait en effet sur la jeunesse, puisque c’était lui — dans les Vosges et
en Lorraine — qui proclamait les couples unis par « dônage » le soir des
Brandons 219. A cette occasion il ne se privait pas de soumettre les
célibataires attardés à des pseudo-mariages cocasses.
Résumons cette première série de faits relatifs aux mariés de l’année. Il
ne nous semble pas que l’on puisse maintenir l’expression d’année
matrimoniale. Il y a deux périodes calendaires — les jours-gras-Brandons,
et le cycle du Renouveau (y compris la Saint-Jean) —, où les hommes et
femmes récemment mariés jouent des rôles de premier plan, allant jusqu’à
des fonctions et des honneurs de chef. Nécessairement tous ceux qui n’ont
pas été déjà distingués et fêtés à ce titre, l’année précédente, sont qualifiés
pour en bénéficier. Mais c’est la date de la fête considérée qui détermine le
terminus a quo (ce point de départ ne paraît d’ailleurs avoir aucune relation
avec les périodes calendaires où le mariage est interdit par l’Eglise, ni avec
l’antique tabou sur les mariages en mai). Il n’y a donc pas d’année
matrimoniale proprement dite.
D’autre part l’arbre de mariage dressé devant les demeures des jeunes
ménages à l’occasion des Brandons dans certaines provinces du Centre ne
semble pas être en rapport avec le désir de voir ces unions devenir
fécondes. Ce sont des emblèmes de souveraineté juvénile saisonnière. La
suppression de la fête en cas de naissance le confirme d’ailleurs, puisque cet
heureux événement déçoit, en fait, les organisateurs : les jeunes mariés
cessent d’être qualifiés ; « ces fêtes n’ont pas lieu, elles n’ont pas de raison
d’être » déclare un informateur de P. Fortier-Beaulieu 220, propos qu’il
convient de prendre strictement au sens sociologique. Le couple en question
a passé dans une catégorie d’âge où ne peuvent se recruter des chefs de
jeunesse. Si l’arbre de mariage a déjà été dressé, la jeunesse vient l’abattre
dès les premiers jours qui suivent la naissance : non parce qu’il aurait
accompli une fonction magique de fécondation (les « espérances » de la
jeune mère étant fort antérieures à sa plantation), mais parce que ces jeunes
mariés sont devenus père et mère de famille, donc inaptes à la chefferie
saisonnière.
Cette interprétation sociologique des mâts de mariage nous semble
expliquer le caractère relativement local, à peine régional, de leur diffusion.
Nous n’avons là que l’un des modes possibles de reconnaissance des chefs
de la jeunesse. Ailleurs — par exemple en Champagne ou en Vendée — les
nouveaux mariés affirment leur primauté lors du jeu de balle
carnavalesque : ils donnent ou « font tirer » la pelote, ou concourent entre
eux et avec les autres mariés pour sa possession. L’antique règle qui les
désignait à cette royauté s’est préservée sous des formes diverses, ici telle
coutume, là, telle autre.
Il n’en aurait pas été de même si l’arbre de mariage avait naguère
constitué un instrument magique de fécondité : un tel emploi eût laissé des
vestiges locaux bien plus largement disséminés. Nous en trouverions la
trace de-çi de-là dans le domaine de répartition des feux de Brandons, et
non pas simplement dans certaines zones assez étroites de nos provinces du
Centre. Une telle comparaison interrégionale a donc son application directe
dans le choix des interprétations théoriques. Si une coutume n’a qu’une aire
de répartition restreinte, il est vraisemblable qu’elle correspond non pas à
une action magique de caractère général (en l’espèce : assurer la fécondité
des unions nouvelles) mais à des modalités locales de relations entre
certaines structures sociales archaïques.
Ce qui nous semble donc essentiel, c’est le lien entre les jeunes ménages
et les groupes de jeunesse. Nous l’avons reconnu dans des cas où les jeunes
gens se subordonnent aux nouveaux mariés, les honorent même d’une
souveraineté saisonnière. Mais cette même dépendance peut avoir un sens
tout différent. Nous allons passer en revue, plus rapidement, des faits qui
nous montrent les jeunes couples étroitement soumis à des exigences, voire
à des brimades de la jeunesse.
Nous avons parlé plus haut de l’Amecht luxembourgeoise. A Stembert le
tribunal burlesque avait pour exécuteur le dernier marié, à qui revenait la
corvée d’aller plonger trois fois dans le vivier l’homme qui jouait le rôle de
coucou 221. A Pelleur la fin du Carnaval réservait ce dernier rôle au jeune
marié lui-même : c’était lui qu’on jetait à la rivière 222. Nous avons déjà
parlé de la relation entre les nouveaux mariés et certains ruisseaux servant
de limite communale : c’est vraisemblablement ainsi que l’on pourrait
interpréter l’ancien droit féodal qui obligeait tous les ans, à Verruye, les
hommes nouvellement mariés à sauter un très large fossé rempli d’eau, ou
en cas de refus, à payer une amende 223.
En Languedoc comme en Belgique, le charivari carnavalesque prenait
pour victime non pas les maris battus ou trompés, mais les mariés de
l’année. A Verfeil (Haute-Garonne) le matin du mardi on affublait le dernier
marié d’un bonnet à cornes, puis on le menait, à califourchon sur un âne,
par les rues où l’on jetait sur lui des nuages de son (autre rite carnavalesque
dont nous avons fait état au chapitre III). « Un arrêt du Parlement de l’an
1789 ayant défendu cette course, il en résulta des émeutes qui obligèrent à
la tolérer derechef 224. » Jourdanne signale, dans son Folklore de l’Aude 225
la fête des hommes, qui avait encore lieu à Maquens et dans la banlieue de
Carcassonne : « le plus jeune marié de l’année, monté sur un âne, suit deux
célibataires dont un tient une canne au bout de laquelle sont deux cornes de
bœuf enguirlandées de rubans jaunes, et l’autre un immense gâteau rond et
plat, planté aux branches d’une fourche » (ce gâteau correspond à la
projection de son, de Verfeil). Dans son excellent opuscule récent sur le
Folklore de Montségur 226 madame R. Tricoire écrit, à propos du Carnaval :
« On promène sur un âne le plus jeune marié de l’année. Coiffé de cornes
de chèvre, on le juche sur un âne à l’envers, face à la croupe de l’animal. »
Les jeunes mariées ont dû naguère subir elles-mêmes des brimades
publiques. A Limbourg, le jour de la Saint-Martin, la dernière mariée de
l’année était conduite dans une charrette garnie de sapin sur une petite
élévation dont le nom de Coucoumont évoque la cour du coucou, tribunal
carnavalesque qui siégeait à Pelleur ; on y allumait un grand feu 227. A
Auzat-sur-Allier (Puy-de-Dôme) jusque vers 1870, le dimanche des
Brandons, on allait chercher chez elle la dernière mariée et on la promenait
sur une civière nommée « bayard » ou « embravard ». L’informateur auquel
nous devons ce renseignement ajoute : « J’ai entendu raconter que, vers
1860, une jeune mariée, à l’idée de faire cette promenade à travers le pays
jusqu’au « fouga » (feu de joie), au milieu des cris des garçons du bourg qui
remplissaient le rôle de porteurs, s’enferma chez elle sans oser sortir toute
la journée de cette fête des Brandons 228. » De fait, le transport sur une
charrette était considéré comme une marque d’infamie et réservé aux
femmes adultères et aux condamnés (le poème de langue d’oïl du Chevalier
à la Charrette a cet usage pour thème principal).
On le voit, les rapports des nouveaux mariés et des groupes de jeunesse
(et principalement celui des garçons) ont pu tourner au déshonneur et à la
brimade publique, comme à l’honneur et à la royauté temporaire,
confirmation nouvelle de l’ambivalence des coutumes traditionnelles,
comme des religions archaïques 229.
Mais ce lien ne portait pas seulement sur les personnes : il s’étendait
aussi aux biens. Les quêtes carnavalesques faites par les jeunes gens
frappaient tout particulièrement les nouveaux mariés. Au cours de
l’excellente investigation qu’elle a poursuivie sous la direction de Gabriel
Jeanton dans les registres paroissiaux du Mâconnais, mademoiselle Edith
Mauriange a trouvé à plusieurs reprises la mention de droits levés par les
jeunes gens sur les nouveaux mariés au profit de la fabrique 230 ; il s’agissait
en somme d’un droit religieux communal.
Nous n’évoquerons que pour mémoire les redevances de gâteaux, de
boisson, de volaille dûs à certaines dates par les jeunes mariés aux
« conscrits 231 » : ce ne sont là que menues redevances. Les bachelleries du
Centre-Ouest ont gardé la trace des charges dont les sanctions éventuelles
révèlent une mainmise beaucoup plus grave. « Au mois d’octobre 1658,
relate Emilien Traver, un sieur Brissaud, meunier à Prungé, qui venait
d’épouser une veuve originaire de Saint-Marcel (Indre), vit arriver chez
celle-ci à onze heures du soir cinq à six bacheliers venant de la place où ils
avaient planté un mai en signe de ralliement ; les jeunes gens armés d’épées
et de pistolets, venaient réclamer leur dû en frappant sur des poêles et des
chaudrons. Les époux ayant refusé de payer la redevance, les bacheliers
saisirent leurs meubles et les firent vendre sur la place publique 232. » Cet
incident est bien remarquable à divers égards. En marge du fait principal,
qui est la saisie et la vente mobilière, relevons plusieurs traits notables. Les
jeunes gens plantent un mai comme emblème de leur autorité et comme
signal de rassemblement. Ils interviennent armés. On peut présumer que le
nouveau marié leur semblait particulièrement soumis à leur « droit », du fait
qu’il était meunier, les bacheliers ayant toujours perçu des redevances aux
moulins du voisinage, ce qui s’explique fort bien en fonction de ce que nous
avons dit au chapitre III sur les projections carnavalesques de son ou de
farine et leur valeur de prophylaxie magique. Par contre on objectera peut-
être qu’il s’agissait là d’un mariage avec une veuve, cas normal du
charivari. La réponse nous est fournie par le même auteur au chapitre
suivant, concernant les bacheliers d’Argenton-sur-Creuse, chef-lieu du
canton où se trouve SaintMarcel :
« Le jour de la Pentecôte, ils plantaient un mai sur la place publique (...).
Le lendemain ils levaient leurs droits d’honnêteté des nouveaux mariés » ;
ceux-ci devaient leur donner cinq sols, faute de quoi les bacheliers
pouvaient prendre les meubles de leur autorité et les vendre dans la
place 233. »
Le caractère exorbitant de la sanction dépasse de beaucoup le plan sur
lequel nous avons cru pouvoir situer, jusqu’à présent les divers usages
concernant les nouveaux mariés. Nous avons vu les jeunes gens et les
jeunes filles les tenir pour les dispensateurs d’une sorte de bonne-aventure
matrimoniale, pour d’éventuels chefs ou victimes de leurs cortèges
carnavalesques ; mais ici les jeunes gens s’arrogent un droit éminent sur les
biens mobiliers des jeunes ménages. Il n’y a aucune apparence que la
simple outrecuidance ait pu leur créer peu à peu de tels titres.
La première règle, en matière d’investigation folklorique, est de prendre
les plaisanteries au sérieux, en ce sens que toute plaisanterie traditionnelle
peut mettre sur la piste d’anciennes coutumes, d’anciens états juridiques. Ce
point de vue est, ici, d’autant plus légitime que nous sommes d’après les
textes mêmes en présence de vestiges de droits véritables. Enfin on ne
saurait faire intervenir l’objection de l’unicité du cas, ce qui sans doute
permettrait de soutenir que l’on est devant un vestige de fantaisie féodale.
Dans une intéressante publication en langue occitane, Terra d’Oc 234,
M.A.J. Boussac a signalé une charte octroyée en 1136 par Roger Trencavel,
vicomte d’Albi, de Béziers et d’Ambialet aux habitants de cette dernière
localité. Cette charte est la plus ancienne de l’Albigeois, elle réglemente les
fonctions du roi des jouvenceaux, fonctions qui duraient quelques mois. Il
avait ses sénéchaux, son juge, ses sergents, ses officiers. Le premier jour de
l’an il avait le droit de percevoir un « ferrat » de vin et un quarteron de noix
sur le dernier homme ou la dernière femme qui s’étaient mariés 235 ; cet
homme ou cette femme continuaient de payer ces redevances jusqu’au
moment où une nouvelle union se célébrait dans la commune. Au cas où ils
auraient refusé de s’acquitter, le roi des jouvenceaux pouvait ordonner à ses
sergents de procéder à une saisie des biens des débiteurs, et au besoin
d’enfoncer la porte de leur maison. Suivent d’autres droits relatifs à la
plantation de l’arbre de mai et à la sauvegarde de ses branches, dont tout
bris était taxé d’un « ferrat » de vin.
Le vicomte Roger, en accordant cette charte, avait pris soin de spécifier
qu’elle ne faisait que confirmer des usages bien établis : « Aquest capitol
volem et autriam, car en ayssa on avem vist usar y avem pres plaser gran
als solasses des susditz. » Les biens meubles des nouveaux mariés étaient
donc soumis à une sorte de propriété éminente du groupe des jeunes gens.
Comment interpréter un droit qui nous semble aussi extraordinaire ?
Souvenons-nous d’abord que les jeunes gens organisés en groupe sont les
mandataires, au moins temporaires, de la communauté. C’est en cette
qualité qu’ils exercent une juridiction saisonnière. Les bachelleries, d’où
nous proviennent les faits qui nous arrêtent, nous montrent la participation
des autorités municipales à ces festivités juvéniles. Tout récemment encore,
entre les deux guerres, le bachelier (c’est-à-dire le roi des bacheliers) de
Melle apportait au balcon de l’Hôtel de Ville la branche de saule, insigne de
sa dignité : elle y était solennellement accrochée 236. Le cortège des
bacheliers, à la Pentecôte, dans la même ville, comprenait la municipalité et
les notables. A la messe, la Reine-bachelière quêtait au bras du maire et le
produit de leur collecte était partagé entre la fabrique de l’église et le bureau
de bienfaisance de Melle. Nous retrouvons là un rôle municipal rappelant
celui des rosières dont nous avons parlé.
D’autre part le pré sur lequel ont lieu les jeux de bachellerie est souvent
propriété communale. « Dans une délibération du 18 floréal an IV,
l’administration du canton de Melle déclarait que le sol du pré appartenait à
la commune. » Le revenu de ce pré défrayait jadis le capitaine bachelier de
ses dépenses ; depuis que ce revenu est devenu insuffisant, il a reçu une
subvention de la ville. « Il est arrivé parfois qu’à défaut d’un capitaine, c’est
le maire ou un adjoint qui a présidé la fête. » Tout paraît indiquer que les
droits des bacheliers sont d’anciens droits communaux.
Revenons maintenant aux nouveaux mariés et à leurs rapports avec les
feux de Brandons. Quelques faits, rares mais largement disséminés,
indiquent que l’on n’en allume pas seulement à l’intention des jeunes
couples. Ainsi à Saint-Bonnet-le-Château (Loire) « on allume des
« fougats » le premier dimanche de carême s’il y a eu des mariages dans
l’année ou des gens qui ont changé de domicile 237 ». A Celhac (commune
de Saint-Didier-sur-Doulon, Haute-Loire) il n’y a pas tous les ans de jeunes
maries ; d’autres « payent » le feu. « Ce sont les nouveaux venus dans le
pays, ceux qui ont fait un achat important (auto par exemple), ceux qui ont
fait construire, les garçons qui arrivent à trente ans 238. A Treigny (Yonne)
on se procure les fagots du brandon de la manière suivante : « Toute
personne qui a fait, dans l’année, des réparations, ou qui a fait construire, ou
qui a déménagé, reçoit une lettre ainsi conçue :
« Monsieur, nous vous annonçons notre passage pour le samedi. Prière de
préparer votre amende (sens figuré).
(Signé :) Tous. »

Le jour venu, les jeunes gens passent dans les maisons qu’ils avaient au
préalable marquées d’une croix et réclament leur amende qui se compose de
fagots ; ils se rafraîchissent dans chaque maison 239.
Il s’agit donc d’un droit des jeunes gens, au nom de la communauté
villageoise, sur tout nouvel établissement, toute installation ou réinstallation
dans la commune. Ainsi au Crouzet-Migette (Doubs) le jeune homme
« allant, par suite de son mariage, s’établir dans les pays voisins » n’a pas
droit au brandon 240. Inversement à Châtelet (province de Liège) les
brimades carnavalesques tombaient sur « le dernier marié non natif de
Châtelet 241 ».
Il se peut que ces droits perçus ou ces brimades infligées aux ménages
récemment installés ou réinstallés soient les ultimes échos de situations
juridiques communautaires. On sait que, longtemps, la responsabilité fiscale
a été collective. Comment se faisaient les collectes nécessaires ? Si dans les
villes la fiscalité était souvent affermée, dans les campagnes il est fort
possible que la force armée locale — c’est-à-dire le groupe des jeunes
gens — ait joué à cet égard un rôle de police. S’il en était ainsi il faudrait
reconnaître non pas des bizarreries mais des survivances dans certains faits
carnavalesques que nous avons déjà signalés. Ainsi à Ragnies la quête des
masques conduite par le dernier marié, et dont l’éventuelle sanction était de
dépaver la maison ; celle de Pry où l’on menaçait les récalcitrants
d’éparpiller leur fumier — c’est-à-dire l’une des premières richesses
agricoles.
Mais, pour achever de prendre ces plaisanteries au pied de la lettre, il est
nécessaire de comprendre que la commune pouvait avoir une sorte de droit
permanent de propriété sur les biens individuels, terres et habitations. Le
regretté Gabriel Jeanton a attiré l’attention sur les maisons construites en
une nuit. Dans l’Habitation paysanne en Bresse 242 il écrit :
« Une vieille coutume voulait qu’en Bresse quiconque bâtissait une
maison sur une lande communale devenait propriétaire de la maison et du
terrain d’alentour, à la condition toutefois qu’elle fût achevée en une nuit.
Un camp volant voulait-il se fixer, un enfant pauvre et malheureux voulait-
il quitter la communauté familiale, il avait cette suprême ressource de
devenir propriétaire. J’ai encore connu de vieux bressans de la région de
Montpont et de Varennes-Saint-Sauveur qui avaient vu construire, dans les
communaux, des maisons en une nuit et qui avaient même participé à cette
construction. A l’aide d’amis, le candidat propriétaire préparait à la veillée,
et par les journées de chômage forcé de l’hiver, les éléments de la charpente
de la future maison. Tout était prêt, les chevrons, les tirants et les sablières ;
les chevilles de bois étaient sous la main ; on profitait d’une longue nuit
d’hiver, où il y avait de la lune, et, quand le coq chantait un bouquet de gui
ou des premières fleurs champêtres, lorsqu’on était en février ou en mars,
adornait le faîtage en chaume du nouvel hutau. On voit encore de ces
maisons, avec leur mince jardinet clos de piquets et de brondes, sur
certaines steppes bressanes, notamment dans les clairières des bois de la
Genète et de la Chapelle-Thècle. Il s’en trouve quelquefois trois ou quatre à
côté les unes des autres au bout d’un communal et à proximité d’une char-
rière. »
Le même usage nous a été attesté pour la région de Saint-Amour (Jura) et
à la Châtre (Indre) 243. Il doit être rapproché de la construction collective
des maisons en une journée, telle qu’elle se pratiquait encore dans certains
villages du plateau de Rocroi au lendemain de l’autre guerre 244. La
charpente une fois dressée, le propriétaire avait recours à tous les hommes
valides du village, qui, en une journée, faisaient les murs en torchis.
Il était fort compréhensible que la communauté villageoise, représentée
par le groupe des jeunes gens, frappât de certaines taxes des habitations qui
n’auraient pu être élevées sans son consentement ni même son concours.
Ainsi les nouveaux mariés, en ce qu’ils sont sujets à des redevances, sont
un cas particulier des nouveaux occupants, envers lesquels la communauté
peut, à l’extrême, exercer un droit de reprise ; en ce qu’ils sont honorés, ils
apparaissent comme des membres de leurs groupes juvéniles respectifs
placés hors de pair par le prestige du mariage et de ses conséquences
sociales : droit de commander aux valets, droit (dans l’ancienne France)
d’être appelé « maître Un tel ».
Ce qui met fin à cette situation si étrangement ambiguë, ce n’est pas le
délai annuel à proprement parler : l’absence de plus récents mariages peut
confirmer pendant plusieurs années le même couple dans le rôle de
« nouveaux mariés » comme nous l’avons vu dans le cas de Mesnil-les-
Hurlus ou dans le cas d’Ambialet en Albigeois. La page était tournée sur la
vie de garçon ou sur la vie de jeune fille par la naissance du premier enfant.
Pourquoi seulement alors et non pas à dater du mariage ? Parce que la
venue de l’enfant mettait fin à l’extrême facilité des divorces par pur et
simple abandon.
Il est fort instructif de relire à cet égard un texte bien connu, mais qui
gagnerait à recevoir un commentaire tenant compte des traditions
populaires : le Jeu de la Feuillée, d’Adam de la Halle 245. Les historiens de
la littérature l’interprêtent d’ordinaire comme un document
autobiographique. Qu’il ait ou non cette valeur, un fait demeure : Adam ne
choquait personne à se mettre en scène comme rompant son mariage ; sa
femme a cessé de lui plaire, mais n’a cependant pas perdu tout charme
puisqu’elle trouve aussitôt preneur en la personne d’un ami d’Adam,
Riquier. Après avoir énuméré les mérites passés de son épouse et conté tout
au long comment il s’en était amouraché, Adam conclut : « Il est donc
convenable que j’ouvre les yeux, avant que ma femme devienne enceinte, et
que la chose me coûte davantage ; car ma faim est apaisée. »
On n’a pas, d’autre part, assez insisté sur le fait que ce jeu est un
divertissement de mai : La Feuillée est la tonnelle d’auberge (voir
l’intervention finale de l’aubergiste) sous laquelle se passaient les fêtes
juvéniles saisonnières, consistant en devis d’amour, confidences, devinettes,
chansons alternées, et que les danses et autres jeux agrémentaient de temps
à autre. Or nombreuses sont les chansons de mai où l’on parle d’un
changement général des amourettes :

Voici le mois de mai — le mois de toutes les fleurs


Où toutes les jeunes filles — changent de serviteur.

Ou encore :

Voici le printemps, que tout se renouvelle,


Que tous les amants changent de maîtresse 246.

Que l’on se reporte aux nombreuses Pastourelles que l’édition


Monmerqué et Francisque Michel reproduit avant le Jeu de la Feuillée, et
l’on sera pleinement édifié sur l’entière liberté avec laquelle on changeait
d’amoureux. Ces coutumes ne prenent leur sens véritable que si on les
replace dans le cadre des traditions celtiques. Parlant de la loi irlandaise,
d’Arbois de Jubainville écrivait 247 :... « On ne peut contester l’usage d’un
mariage qui durait un an. Le divorce qui terminait ce mariage avait lieu à
une fête païenne où les femmes abandonnées passaient dans les bras des
nouveaux maris. Cela n’est pas seulement attesté par le Senchus Môr, qui
nous apprend que ce mariage était ordinairement dissous à la fête du
premier jour de l’été, le 1er mai (t. II, p. 390). Un exemple de ce divorce
annuel nous est fourni par l’un des plus dramatiques morceaux de la
littérature épique irlandaise. » D’Arbois résume alors l’histoire d’une
femme qui, ayant méprisé l’amour d’un roi, voit son mari assassiné et est
donnée à la fête de fin d’été (Samhain, 1er novembre) par le roi au meurtrier
de son époux : elle se brise le crâne sur un rocher. L’auteur ajoute : « Le
vingt-sixième canon du document intitulé Synodus Sancti Patricii nous fait
connaître le biais au moyen duquel le droit canonique irlandais le plus
ancien évitait de frapper de censures ecclésiastiques les hommes qui
divorçaient ainsi (Migne, Patrologie latine, t. LIII, col. 822). »
Ainsi l’histoire des institutions celtiques nous montre des divorces
annuels ayant lieu lors de l’une des deux grandes fêtes semestrielles,
Beltene (1er mai) ou Samhain (la future Toussaint). L’examen de nos
traditions populaires, ainsi que d’autres sources antiques, présente un
tableau qui n’est que légèrement différent. Nos analyses précédentes nous
ont conduit à poser que la jeune fille est reconnue comme indépendante,
libre de toute potestas virile, en mai ; et pour bien comprendre le sens de
cette coutume, il est opportun de faire abstraction par la pensée de notre
tradition chrétienne du mariage définitif : on se rappelera le dônage de fin
de Carnaval ou les proclamations de Valentins et Valentines. Il semble que
le printemps ou l’approche du printemps (la Saint-Valentin est en février)
ait été, dans les états de civilisation archaïques le signal d’un branle-bas
social général comportant des foires où l’on changeait les biens et où les
jeunes femmes changeaient de foyer. Il se peut que, de même, on ait alors
changé de fermes et de serviteurs, les fermages et les louées étant demeurés,
dans les campagnes, annuels. Nous ne pouvons que noter en ce moment ces
premiers indices, auxquels la suite de notre analyse apportera de plus
solides compléments. Force nous était, en effet, d’esquisser ce tableau pour
faire comprendre la position sociale exceptionnelle des nouveaux mariés :
couples stables en dépit de la saison, ils enfreignent une règle commune.
Puisque dans la société celtique et même médiévale beaucoup de jeunes
hommes et de jeunes femmes, après s’être établis, cherchaient, au
printemps, d’autres amours, ceux qui demeuraient ensemble se plaçaient en
marge, et se désignaient d’avance pour certains honneurs et certaines
redevances ou brimades.
Leur situation était pareillement exceptionnelle à la fin du Carnaval,
quand les jeunes gens, d’autorité, appariaient tous les
célibataires — souvenons-nous qu’avant le mariage chrétien, le marié
temporaire ne différait guère du célibataire —. Le soir des brandons, si l’on
allume un bûcher en leur honneur, les jeunes mariés doivent payer à boire,
offrir des crêpes ou des pois frits, ou d’autres redevances suivant les
régions.
Tel nous semble être le schéma sociologique fondamental des traditions
relatives aux mariés de l’année.
NOTE ADDITIONNELLE AU CHAPITRE V

Nous reproduisons ci-dessous l’extrait d’un aveu rendu par le roi de la


communauté des bacheliers au baron de Gençay, d’après Emilien Traver
(op. cit. p. 34) citant lui-même l’abbé Gauffreteau, (Notice sur Gençay et
ses seigneurs) :
« Item tient aussi la dite communauté de vous mondit seigneur sous les
dits devoirs tout droit de justice haute moyenne et basse durant ledit temps,
tant civile que criminelle, pouvoir l’exercer en votre parquet en présence de
votre dit procureur avec tous devoirs, profits, revenus et émoluments,
comme ponts, passages, péagerie, vente de bien et dhouzaines et tous autres
émoluments qui écheiront pendant les dits quatre jours, pouvoir et
puissance de pêcher en toutes vos eaux de votre dite baronnie toutefois à
tramail seulement, sans y mettre aucuns engin dormans, et, chasser en vos
bois et gairaines et autres endroits de votre dite baronnie, et par autre
pouvoir et puissance de prendre et lever sur tous vos sujets et autres
couchant et levant en votre dite baronnie, sur ceux qui convoleront en
secondes noces sur chacun deux boiceaux froment mesure du dit Gençai de
devoir pour l’entretennement de la dite communauté, et en faire poursuite
par devant vos officiers du dit lieu, le tout à la manière accoûtumée avec un
may de viande sur ceux convolant en premières noces, si le cas y advient,
toutes lesquelles choses cy-dessus me peuvent bien valoir de revenu dix
sols. »
CHAPITRE VI

5. Les pères et mères de famille.

6. Les veufs et les veuves.

7. Les anciens.
5. Les pères et mères de famille.

Nous avons vu que la naissance de l’enfant détache le nouveau marié du


groupe des jeunes gens. Est-il dès lors assimilé purement et simplement aux
autres pères de famille plus anciennement établis ? Généralement pas. Si tel
est le cas dans la Loire, c’est que les nouveaux mariés y demeurent
associés, jusqu’à la paternité, aux célibataires. En d’autres régions les
mariés de l’année forment un groupe indépendant des jeunes gens ou
forment bande commune avec les autres hommes mariés, tout en gardant
certaines prérogatives originales. Dans ce cas, la paternité ne leur retire pas
leur qualité de « nouveaux mariés ».
Passons rapidement en revue quelques exemples de ces échelons
successifs. Les anciens jeux carnavalesques (soule, crosse) opposaient le
plus souvent les hommes mariés aux célibataires. Le journal du sire de
Gouberville nous informe que, le dimanche gras de l’année 1554, « les
hommes mariés contre les non mariés crossèrent à la Petite-Champagne
jusques à la nuit 248 ». Trois siècles plus tard, en 1855, la banlieue de
Compiègne nous fournit des faits analogues 249.
L’un des exemples les plus curieux de ces paliers dans les relations entre
catégories d’âge nous est représenté par une cérémonie demeurée
longtemps un rébus pour les folkloristes. De sérieux témoignages 250 nous
assurent qu’au XVIIIe siècle, au village de Marson, non loin de Châlons-
sur-Marne, les nouveaux mariés, en groupe, parcouraient les rues, et, au cri
répété de « Cent Mille », forçaient les hommes plus anciennement mariés à
leur verser une redevance en monnaie. Les nouveaux mariés déjà pères en
justes noces étaient de droit chefs de bande. Cette perception obligatoire
avait lieu dans l’après-midi de la Saint-Nicolas. Ce saint était le patron de la
jeunesse masculine. A ce titre les petits garçons fêtaient encore cette date
calendaire vers 1930. Pourtant le groupe des jeunes gens n’intervenait
nullement en l’espèce.
Cette coutume dite des « Cent Mille » opposait donc les jeunes mariés
déjà pères aux mariés plus anciens, sujets à cette redevance. Elle semble
bien avoir été un vestige de l’aide que la communauté apportait, dans une
certaine mesure, aux jeunes ménages dans leur grande pauvreté. Un chant
du dimanche des Brandons dans le val de Loire énumère les sujets à
l’intention desquels se faisaient cette cérémonie, dirigée contre les mulots
dévastateurs :

Pour Madame de Chaumont,


Pour les veignes, pour les prés,
Pour les jeunes mariés
Qu’ont point d’blé dans leurs greniers
Point d’argent pour en ach’ter,
Pour les veuves, pour les vieux
Et pour tous les malheureux 251...

A Hanzinelle en Belgique 252 jusqu’à une époque toute récente, semble-t-


il, les jeunes gens donnaient aux derniers mariés les perches élaguées pour
la construction du grand feu ; pour effectuer ce transport, le chariot, précédé
d’un tambourineur, était tiré exclusivement par les jeunes gens, ce qui
marquait bien le caractère social de ce geste. Autrefois (jusque vers 1860)
les derniers mariés (mari et femme) étaient chargés de perches se trouvant à
proximité du grand feu. On leur en mettait sur les épaules jusqu’à ce qu’ils
s’affaissent et tombent à terre. « Après s’être déchargés, ils se relevaient,
prenaient quelques perches seulement, faisaient le tour du feu, suivis des
membres de la jeunesse qui les imitaient. Tout le lot prenait ainsi la route de
la demeure des nouveaux époux. » N’oublions pas que le bois pour les feux
traditionnels est fourni par tout le village. C’était donc bien un don
communal.
Ce don rappelle le curieux rite de mariage signalé par Dieudonné
Dergny 253 : la barricade élevée en travers de la route que devait suivre le
cortège de noce était parfois dressée en vue d’offrir au nouveau ménage
toutes sortes d’ustensiles domestiques d’utilité première. La barricade était
construite par les gens mariés aidés des jeunes des deux sexes ; c’est sur
elle que l’on plaçait les cadeaux ; un garçon et une fille s’avançaient vers le
cortège et présentaient ces dons à la mariée. De même souvenons-nous que
toute la population masculine (mariés et célibataires) collaborait à la
construction collective de la nouvelle maison ardennaise.
S’il y a donc des étapes — plus ou moins marquées suivant les
régions — entre la condition de « nouveau marié » et celle de tous les autres
pères de famille, nous ne sommes pas engagés par les faits à décrire ces
étapes comme une « marge » nécessaire entre deux états sociaux
successifs 254. D’une part ce stade n’apparaît pas partout. D’autre part, là où
on le remarque, il semble procéder principalement de causes économiques
et se rattacher à un ensemble de traditions d’entr’aide communale au
bénéfice des jeunes ménages si lourdement grevés par les frais de premier
établissement comme par les rudes tâches de l’essartage.

Jusqu’à présent il a été facile de déterminer de façon positive, par des


comportements caractéristiques, chacune des catégories d’âge. Pour les
pères et mères de famille il semble, à première vue qu’il n’en soit plus de
même. Qu’il s’agisse des feux traditionnels ou des cortèges carnavalesques,
ils constituent la foule des assistants, au même titre que les veufs et veuves
ou que les anciens : encore ces derniers sont-ils plus d’une fois mis à
l’honneur lors de l’allumage des bûchers. Sans doute avons-nous dit :
assistants, et non pas : spectateurs. Car la foule assiste vraiment, les
protagonistes de la fête, par sa participation aux rondes, aux danses, aux
chansons, par ses cris, sa joie communicative. La foule d’une fête
traditionnelle n’est point passive, mais active. Elle rappelle par plus d’un
trait le chœur antique, approuvant ou blâmant vertement suivant le cas.
Pourtant si ce rôle cérémoniel des pères et mères de famille se bornait à
cette participation, nous serions à peu près réduits, pour déterminer leur
catégorie d’âge, à des critères négatifs.
Or il n’en est rien : cette vue superficielle correspond au fait que cette
catégorie d’âge est essentiellement disséminée, alors que d’autres suscitent
des groupes turbulents et spectaculaires. La condition de père ou de mère de
famille correspond à la nécessaire répartition de la société dans l’espace.
Par eux, la société se fixe, s’enracine relativement. Sans doute le père
pourra — dans les antiques genres de vie qui se sont perpétués, surtout en
pays montagnard, jusqu’à notre siècle — s’expatrier pour plusieurs
semaines, pour une saison, voire pour un semestre : la mère assure alors la
continuité de la vie humaine dans la demeure familiale. C’est par leur
catégorie d’âge que l’habitat peut être dispersé sans que la commune cesse
d’être une unité.
Chefs et responsables de ces cellules sociales que sont les familles, ils
sont comme délégués par la commune à tout ce que cette charge peut
comporter de cérémoniel. C’est pourquoi leur catégorie d’âge ne se
manifeste guère que par des cérémonies familiales. Ce que cette charge peut
avoir suscité de dignité simple, de noblesse sans emphase se devine encore
à certains témoignages recueillis par P. Fortier-Beaulieu dans son ouvrage
sur les Mariages 255. Ainsi cette description de la cérémonie classique de la
remise de la mariée, au cours d’une noce, à Riorges, en 1913 :
« La mariée, au bras de son père, monta lentement les marches de la
petite église, puis s’arrêta sur le seuil. Le marié s’avança. Alors le chef de
famille, véritable patriarche quittant le bras de sa fille et relevant dignement
la tête, se retourna vers le marié. D’une voix grave, il prononça ces paroles :
« Je te donne ma fille, c’est pour la rendre heureuse comme je l’ai fait. »
Deux grosses larmes coulaient de ses yeux et trahissaient son émotion.
L’assistance, fortement impressionnée par cette scène, paraissait immobile.
Les visages, déjà sérieux, se faisaient encore plus sévères. [...] Mais lorsque
le marié lui eut répondu : « Je vous le promets », subitement le visage du
père s’éclaira. Il venait de recevoir une promesse qui était un serment.
Alors, serein et confiant, il s’associa au bonheur de sa fille et parut
heureux. »
Nous ne nous étendrons pas sur cet ordre de faits, puisque aussi bien
nous avons, en déterminant celles des structures sociales que nous
étudierions, laissé de côté la famille. Du moins apercevons-nous ici l’un des
principaux mécanismes cérémoniels qui l’intègrent dans la communauté
villageoise. Et ce même mécanisme n’est autre que celui des catégories
d’âge. Chacun des grands actes qui marquent les âges de la vie est accompli
publiquement, en présence de la commune, par une famille dont le chef
préside, presque à l’égal du chef civique ou ecclésiastique de la
communauté. En Roannais nous venons de voir comment le père
« remettait » sa fille à son futur gendre sous le porche de l’église, avant la
bénédiction des époux. Il y aurait lieu d’étudier de même la disposition des
cortèges de baptême et des obsèques : mais, comme nous venons de le dire,
cette recherche déborderait le cadre que nous nous sommes tracé,
puisqu’elle embrasserait non seulement l’étude des catégories d’âge, mais
l’examen détaillé de leurs articulations sociales avec les familles et avec la
communauté. Notons encore qu’une telle recherche devrait tenir compte de
la répartition des fidèles dans les églises de campagne et aux processions,
répartition beaucoup plus complexe que dans les villes, et qui comporte
vraisemblablement des variantes régionales importantes. C’est là l’un des
biais par lesquels on pourrait encore aujourd’hui saisir le plus nettement
l’ancienne division de la communauté suivant les âges.
Il serait d’ailleurs assez vain de prétendre trouver dans cette seule charge
cérémonielle la source de l’autorité paternelle ou maternelle. Les conditions
quotidiennes de l’économie domestique la renforcent, ou du moins en
suscitent la constante affirmation. Nous ne citerons à l’appui qu’une
remarque, que nous faisait récemment un jeune savant temporairement
retiré dans une exploitation rurale qu’il dirige en Lot-et-Garonne, M. Le
Gallic. Le fermier assume toujours le rôle le plus important pour le résultat
final du travail, même quand les apparences sont contraires. Ainsi, lors du
déchargement d’un char rempli de bottes de paille, ce sont les femmes qui
montent sur le char et qui font la dure besogne à la fourche. Pendant ce
temps le fermier se tient devant ses bœufs, à ne rien faire semble-t-il : mais
il est là à les surveiller, prêt à leur interdire tout écart qui jetterait à terre
quiconque se trouve sur le char. L’accident est toujours possible : le maître
est là pour empêcher l’accident. Répartissant les labeurs quotidiens, il en
prend la part la plus délicate, celle où la responsabilité est la plus grande.
Maîtres des travaux et de la consommation quotidienne 256, les pères et
mères de famille sont aussi les artisans responsables de l’accumulation des
réserves et des richesses, reponsabilité dont la fréquente misère ambiante
étendait la portée fort au delà de la petite agglomération domestique.
Hospitalité, charité n’étaient pas de vains mots dans les campagnes
anciennes : elles supposaient, par leur fréquence, beaucoup de ménages
bien tenus. Elles étaient non seulement des vertus, mais des devoirs stricts,
dont la méconnaissance pouvait engager une redoutable responsabilité
collective. Trop de récits mettaient en scène les allées et venues, sous les
plus humbles apparences, de personnages divins et sacrés, pour que la
négligence en matière d’hospitalité ou de charité ne fût redoutée par toute la
communauté villageoise, toujours prompte à expliquer les calamités
naturelles par des fautes individuelles : la méchanceté ou l’impiété d’un
seul ne suffisait-elle pas à attirer sur la commune la foudre ou la grêle
dévastatrices ?
Il convient donc de ne pas tirer de conclusions trop rigoureuses de la
relative indépendance où l’habitat dispersé de certaines régions, en
particulier celles du Sud-Ouest, place le chef de maisonnée, d’oustal 257. Il
dépend des autres sur le champ de foire, comme par toutes les dettes en
argent ou en nature et autres redevances dont bien peu de fermiers et de
métayers s’étaient libérés avant la dernière guerre. Il dépendait, de même,
d’autrui par toutes les influences occultes, bienfaisantes ou plus souvent
maléfiques, dont on ne connaît jamais sûrement les porteurs.
Conserver le capital vif — gens et bêtes de la maisonnée — et les
réserves périssables : lutte de chaque jour et de chaque nuit contre un
univers de périls invisibles. Car les croyances dominantes avant la
vulgarisation des notions scientifiques élémentaires accréditaient cette
conception que des forces occultes de maladie et de mort s’opposent
constamment aux forces de vie. Nous retrouvons ici le rôle des groupes
d’enfants, de jeunes gens et de jeunes filles, et leurs fonctions saisonnières.
Dispensateurs d’antidotes, il n’est ni convenable ni même licite de les
éconduire : ils sont en quelque sorte mandatés par la communauté dans
leurs tournées salvatrices.
Indépendamment de ces onéreuses obligations d’accueil, les pères et
mères de famille n’auraient pas manqué à certains rites de protection
domestique qui leur étaient, par tradition, dévolus. Pour garantir les
bâtiments contre les mauvais sorts, « à la Chandeleur, on applique de petites
croix, faites avec de la cire d’un cierge bénit, sur les parois intérieures de
l’étable. A cette occasion, le père de famille laisse tomber quelques gouttes
de cire dans la coiffure de chacun des enfants, afin de les préserver du mal
de gorge ». L’usage de clouer un fer à cheval au-dessus du linteau de
l’entrée de l’habitation, ou des écuries, étables et greniers est encore assez
répandu. Nous avons photographié en 1946 de tels fers au hameau de La
Mollard près Chamonix, et à Marnaz près de Cluses (Haute-Savoie). Dans
ce dernier cas, le fer a été fixé à l’étai de l’auvent formé par le toit, à l’angle
du pignon. Le propriétaire, interrogé, n’a pas nié le caractère protecteur de
l’objet, mais, avec la pudeur paysanne qui gêne si souvent les enquêtes
rapides, a ajouté une explication occasionnelle : il s’agissait du fer d’un
vieux cheval, qui lui avait rendu de grands services, et au souvenir duquel il
était demeuré attaché 258.
Nous avons signalé déjà que la ménagère joue elle aussi un rôle de
premier plan dans la mise en défense de la maison contre les entreprises
maléfiques. Elle devait autrefois rapporter de l’église son cierge allumé, le
jour de la Chandeleur. « Lorsqu’elle arrive à bon port, la mère de famille
parcourt tout son logis, accompagnée de ses enfants et de ses domestiques
et marque toutes les portes et fenêtres d’une croix, tracée avec cette
bougie. » Même information a été recueillie lors de la première enquête de
la Commission des Recherches Collectives, concernant les Landes. Le soir
de la Chandeleur le maître ou la maîtresse de la maison va dans les
chambres à coucher : « dans chacune d’elles il trace sur le plancher une
croix à l’aide de la cire qui s’écoule du cierge. Ceci a pour but de protéger
des maladies tous ceux qui coucheront dans cette chambre. Puis le chef du
logis va ensuite à l’étable, tenant toujours son cierge allumé d’une main ;
sur chaque corne de ses vaches il trace également, toujours avec la cire qui
s’écoule, une croix qui protégera le bétail des maladies ».
Nous avons quelque peine à imaginer aujourd’hui les conceptions qui
imposaient de telles pratiques. Lorsque nous étudions des faits de folklore,
nous devons toujours les associer par la pensée non seulement aux allées et
venues des esprits et des fantômes, mais aux pouvoirs pernicieux attribués
aux sorciers ainsi qu’à bien des gens que nul n’accusait pourtant de
mauvaises intentions : on croyait que certaines personnes « ont le mauvais
œil », autrement dit que leur regard, se posant sur un être ou un objet, le
soumet, sans qu’ils le veuillent ni le sachent, à une disposition fâcheuse
entraînant maladie, corruption, accident. Contre de tels dangers occultes, il
fallait des protections occultes permanentes.
Et c’est ici que nous rencontrons l’une des conceptions archaïques les
plus surprenantes. Nous ne pouvons imaginer de réalités spirituelles qu’en
les détachant, au moins par leur essence, de la matière. L’enseignement
chrétien a nettement fixé les idées occidentales à cet égard. Or si nous
observons les pratiques archaïques que présentent l’ethnographie ou le
folklore, nous devons constater qu’elles supposent des conceptions mêlant
intimement réalité matérielle et réalité spirituelle. C’est ainsi que l’âme,
l’esprit peuvent être arrêtés par un obstacle, enfermés, emprisonnés. En
contre-partie l’on peut se protéger des âmes ou des esprits en revêtant une
enveloppe matérielle, sans doute à condition que cette enveloppe soit elle-
même renforcée par certains rites de contre-sorcellerie.
Le thème de l’âme enfermée dans une enveloppe est illustré par des
mythes célèbres, et M. Marcel Mauss insistait volontiers, à cet égard, dans
son enseignement de l’Ecole des Hautes Etudes, sur le thème de la boîte de
Pandore. Inversement il est assez révélateur de considérer conjointement les
fonctions magiques de ces diverses sortes de récipients que sont les
poteries, les vanneries, les vêtements, les meubles et les maisons 259. Car, si
le diable peut, suivant le jeu bien connu, être enfermé dans une boîte, il peut
aussi être, suivant l’expression populaire, « enfermé dehors ». Ce second
cas nous révèle l’un des facteurs déterminants de l’architecture domestique,
et rend compte, vraisemblablement, des origines prophylactiques du
décor 260.
Aux périodes où l’au-delà se répand sur terre, bêtes et gens doivent donc
se tenir sagement à recoi et c’est l’une des raisons pour lesquelles tous
travaux agricoles sont alors réduits aux soins élémentaires que réclament les
bêtes. Pareillement chaque nuit ouvre notre bas monde à l’armée des esprits
de toutes sortes. Dès la fin du jour, les campagnes sont hantées : les maisons
deviennent alors autant de hâvres de grâce 261. Chacune d’elles a besoin
d’être consacrée non seulement par des prières de ses habitants mais par des
pratiques appropriées, que renforcera le passage périodique des groupes
d’enfance et de jeunesse, le prêtre n’intervenant que dans les cas solennels
ou exceptionnels : agonie, décès, bénédiction du lit nuptial, exorcisme. Ces
pratiques quasi quotidiennes, le maître et la maîtresse en sont comptables.
De ce même point de vue, l’église apparaît, dans le village, comme une
maison particulièrement prémunie contre ces périls. Elle renferme le
tabernacle, quotidiennement consacré par le culte. Toute l’activité du prêtre
renforce cette immunité. Mais entre elle et les autres maisons, il n’y a pas,
comme nous l’imaginons, l’antagonisme rigoureux du sacré et du profane.
A vrai dire les autres édifices sont seulement sanctifiés à un degré bien
moindre. En effet, tout corps de logis archaïque révèle par quelque détail
une intention religieuse ou magique tendant à parfaire son caractère
d’enveloppe salvatrice. Madame de Pange a signalé la présence, sur
d’anciens murs de maisons alsaciennes, de dessins géométriques dont on
trouve des précédents en protohistoire 262. Le décor floral ou végétal de la
Saint-Jean et, naguère, d’autres fêtes, était rendu permanent par les frises,
comme par les motifs sculptés ou peints sur le mobilier ou les récipients de
ménage.
Toutes ces constatations forment en quelque sorte le contexte des
fonctions magiques des pères et mères de famille. Elles expliquent pourquoi
certains rites leur sont imposés. Ce sont autant de critères actifs de leur
catégorie d’âge. Ils sont, en somme, les premiers desservants quotidiens de
ces vestiges du paganisme. S’ils échouent dans cette petite guerre contre le
malheur et l’effroi, ils ont recours au sorcier bienfaisant 263, ou au prêtre. En
tout cas leur rôle de tous les jours les oblige à ne pas négliger l’église, dont
eux-mêmes rapporteront au foyer la bénédiction sous forme de buis ou de
cierges, et dont les enfants de chœur, à certaines dates, leur fourniront l’eau
bénite. Le fait qu’à d’autres dates ils aient eu mission de faire entrer dans
leur maison les tisons des feux traditionnels indique comment leur rôle de
fidèles n’a fait qu’étendre et accommoder à un autre enseignement leurs
anciens semi-sacerdoces domestiques. Ils sont, jusqu’à l’évanouissement
des superstitions, responsables de l’observance de tout un monde de
précautions, comme ils le sont de la bonne marche de ce qu’Olivier de
Serres appelle le « ménage » ou « la ménagerie ». Le paysan de nos
anciennes campagnes était bien l’héritier du paterfamilias, prêtre du culte
domestique.
S’il y avait au foyer un aïeul tenu par l’âge à l’écart des travaux, le chef
de maison partageait avec lui ces fonctions magico-religieuses, mais ne les
lui abandonnait pas entièrement : trop de pratiques se liaient étroitement
aux ouvrages de tous les jours.
Tel était donc l’essentiel du comportement caractéristique des pères et
mères de famille. Pourtant leur dispersion normale à travers l’habitat local
était parfois interrompue par des rassemblements propres à leur catégorie
d’âge et à leur sexe.
L’église, le lavoir et la fontaine étaient autant de points de rencontre des
ménagères ; le café, la forge 264 et — chaque dimanche — le parvis, enfin,
dans nombre de régions, les terrains de jeux réunissent de même les
hommes. Les foires et marchés, les grandes fêtes patronales et religieuses
sont plutôt des rassemblements communaux et intercommunaux. Plus
caractéristiques étaient naguère les participations épisodiques des hommes
mariés à certaines réjouissances traditionnelles. Au cours de quelques
Carnavals belges, les hommes mariés luttent contre les jeunes gens, tant
pour leur arracher le mannequin de mardi-gras, que pour verser la charrette
où ils amènent les fagots destinés au bûcher du grand feu. En Champagne,
quand les masques mettaient le mannequin en jugement — soit le soir du
mardi gras, soit le mercredi des Cendres — c’étaient les hommes surtout
qui l’invectivaient, le malmenaient, faisaient chorus au pseudo-juge
prononçant sa sentence 265.
En Auvergne nous trouvons des traces d’une visite rituélique faite par les
hommes dans toutes les maisons le matin du 1er janvier. Dans la planèze de
Saint-Flour, le berger cornait le signal du rassemblement à 9 heures du
matin. Les visiteurs recevaient dans chaque maison café et petit verre 266.
D’autre part les femmes participent exclusivement, on le sait, à certaines
cérémonies religieuses de la Chandeleur. La Sainte-Agathe (5 février) était,
en Champagne, leur fête commune. Mademoiselle G. Maillet l’a décrite
avec une utile précision 267. « Ce jour-là les hommes étaient chargés de la
cuisine et du soin de la maison [...]. Après la messe, les femmes et
spécialement les jeunes mariées 268 sonnaient la cloche de midi. Puis elles
allaient au café ; l’après-midi et le soir, elles jouaient aux cartes (« à la
mouche ») chez l’une d’elles. Elles prenaient ainsi les distractions des
hommes. Aujourd’hui encore ce sont les hommes qui font leur besogne,
mais elles ne vont plus au café, elles se réunissent chez l’une on l’autre. » Il
s’agit d’une inversion temporaire de rôles et d’autorité ; la société
médiévale en donnait maints exemples. Ce renversement hiérarchique est
ici symbolisé par la prise de l’insigne même de l’autorité masculine : le
chapeau. « Les femmes qui rencontraient un homme avant la messe lui
prenaient sa casquette et ne la lui rendaient que moyennant un gage. »
Dans la Haute-Saône et le Doubs une ancienne coutume 269 consacrait
l’indépendance, au mois de mai, des femmes mariées autant que des jeunes
filles — ce qui rejoint d’ailleurs nos précédentes remarques sur l’ancienne
facilité saisonnière des divorces —. « Toutes et quantes fois un mari frappe
sa femme durant le mois de mai, les femmes du lieu le doivent trotter sur
l’âne par joyeuseté et esbattement ou le mettre sur charrette ou tréhuchet 270,
et le conduire dinque [ainsi] trois jours durant en lui baillant son droict :
c’est assavoir, eau, pain et fromaige. » Ces trois jours étaient trois
dimanches. L’usage subsistait encore à Salins en 1840 et dans la vallée de
l’Ognon en 1860.
On le voit : il est exceptionnel que les pères ou mères de famille
s’assemblent en un groupe exclusif, agissant collectivement comme tel.
6. Les veufs et les veuves.

Cette particularité devient la règle si nous considérons maintenant les


veufs et les veuves. Leur catégorie d’âge ne se manifeste jamais par la
formation d’un groupe original. Nous sommes cependant obligés de
reconnaître en eux une catégorie sociale distincte, puisqu’ils sont soumis à
des obligations et des interdits qui ne sont ceux ni des célibataires avant
mariage, ni des gens mariés. Ces dispositions apparaissent dans la plupart
des cas de remariage. Et ce qui nous enlèverait toute hésitation quant au
caractère de catégorie d’âge des veufs et des veuves, c’est qu’ils peuvent se
remarier entre eux sans que ces dispositions interviennent. Ce qui les
distingue, c’est l’interdiction qui les frappe de choisir un conjoint dans une
autre catégorie d’âge, à moins de subir certaines vexations ou de payer
certaines redevances 271.
Nous rencontrons là des mœurs encore vivaces. Dans beaucoup de
villages de la France contemporaine, tout remariage d’un veuf ou d’une
veuve avec un célibataire provoque charivari. Ce petit fait montre bien que,
par « âges de la vie », il faut entendre autant de catégories sociales
tranchées : le veuf ou la veuve aurait beau être plus jeune que son nouveau
conjoint célibataire, brimade et redevance les frapperaient quand même.
N’en tirons pas cette déduction que l’âge ne fait rien à l’affaire, car ce serait
méconnaître la situation particulière des vieux garçons et vieilles filles :
nous verrons en effet que le charivari peut sanctionner durement un mariage
entre deux célibataires lorsque la différence d’âge semble choquante et
surtout s’il y a eu concubinage, donc scandale latent. Ces particularités des
mœurs rurales peuvent donc s’interpréter en fonction d’une sorte d’âge
moyen propre à chaque catégorie, âge en deçà ou au delà duquel il y a
réaction des groupes sociaux qui, avec l’assentiment de la communauté,
s’estiment lésés.
Il est en effet indéniable que les jeunes gens d’une commune se
considèrent comme titulaires de droits virtuels sur les jeunes filles de la
localité. Dans son excellent Dictionnaire, le Docteur de Westphalen écrit :
« Ils veillaient jalousement sur les filles nubiles de leur village qu’ils
considéraient comme leur propre bien ; si un jeune homme d’une localité
voisine se permettait de courtiser l’une ou l’autre de ces filles, il devait
s’attendre à recevoir un châtiment 272. » Le même sentiment d’être frustrés
d’une chance de mariage peut compter parmi les causes qui ont fait
persister jusqu’à nos jours le charivari contre les remariages avec un ou une
célibataire.
Dans un roman d’excellente valeur documentaire et auquel nous nous
sommes déjà référé, M. Frédéric Lefèvre montre un autre cas qui confirme
ce mécanisme de réactions sociales. Il met en scène, sous le nom de
Beaudouin, un jeune homme revenu du service militaire, et qui, après avoir
paradé dans sa brillante tenue de sous-officier, « ne recherchait la
compagnie d’aucune jeune fille 273 » : il s’acoquina au contraire avec une
fille vieille et de mœurs suspectes. Bientôt il se prépara à « régulariser »
cette liaison. « Le mécontentement causé par ce mariage était grand, surtout
dans la jeunesse où bien des filles avaient vu dans Beaudouin un parti
enviable... Une quarantaine de jeunes gens, filles et garçons, arrivèrent de
différents côtés, par groupes de cinq à six, portant les uns des casseroles,
d’autres des tambours, plusieurs des clairons, des sonnettes, des fusils de
tous modèles et de toutes époques et, le plus grand nombre, l’emblème
même du charivari, le fouet... Le vacarme, sur un ordre, éclata. Ce fut
effroyable... Treize jours le charivari recommença. Et tout au long des treize
soirées, la maison [de la fiancée] demeura close et silencieuse. Mais
l’esclandre avait été si grand que le mariage eut lieu la nuit et que le couple
quitta précipitamment le pays. »
Les charivaris aux remariages de veufs sont à mettre en exact parallèle.
Mais ils présentent cet intérêt exceptionnel de nous montrer l’origine même
de cette étrange institution. Reportons-nous à une description du XIXe
siècle, que nous trouvons dans un autre ouvrage littéraire ayant également
valeur de document : Les Antibel, d’Emile Pouvillon 274. Les organisateurs
du charivari portent à la maison du veuf en instance de mariage un fantôme
confectionné avec un drap et une perche : leur groupe bruyant exhibe ainsi
l’image de la défunte protestant contre la décision de son époux.
Le tintamarre prend de la sorte toute sa signification cérémonielle et
mystique originelle : les jeunes rassemblés figurent le cortège des ombres
de l’au-delà, la Mesnie Hellequin dont parlait Adam de la Halle, tout
comme leurs cortèges carnavalesques constituent une mise en scène des
êtres de l’autre monde. D’ailleurs la figuration est la même ; écoutez
Pouvillon :
« Ils entrent en se poussant ; les plus jeunes en tête.
« Pour se déguiser, les uns ont mis leur chemise par dessus la tête, les
autres portent sur la figure un masque fait d’une feuille de chou avec des
trous pour la bouche et pour les yeux ; les petits se sont donné une
moustache en écrasant des mûres sur leurs lèvres.
« Les jeunes gens ont des travestissements plus compliqués ; ceux-ci des
jupes et des bonnets de femmes avec des corsages bourrés d’étoupe ; ceux-
là des capières de bœuf, toute une peau de bélier dont les cornes leur font
un cimier sauvage. Deux ou trois ont eu l’idée de cacher leur tête dans le
creux d’une courge à peau rose sur laquelle un artiste naïf a gravé, selon ses
rêves, une figure pour faire peur...
« Tous ces gens se rangent le long des murs, silencieux sous le masque,
jusqu’à ce qu’Antibel ou quelqu’un de la maison les reconnaisse et les
nomme ! »
Ce sont les déguisements, et c’est exactement le comportement des
masques carnavalesques pénétrant dans une veillée. Rappelons de même les
descriptions de la Mesnie Hellequin dans le Roman de Fauvel, et les dessins
bien connus qui ornent le manuscrit de ce roman conservé à la Bibliothèque
Nationale.
Et maintenant, vers quel passé ces scènes nous reportent-elles ? Elles ne
semblent pas être d’origine chrétienne, bien que nous n’en possédions pas
de descriptions antérieures au moyen âge. En effet les conceptions qu’elles
impliquent ne sont pas celles du christianisme, qui n’a jamais interdit aux
veufs de fonder un nouveau foyer. Elles supposent d’une part une structure
sociale segmentée par catégories d’âge, et d’autre part la confirmation du
lien conjugal par le décès du conjoint, alors que ce lien pouvait au contraire
(au temps d’Adam de la Halle) être rompu facilement par divorce saisonnier
de gré à gré. La mort n’est pas une répudiation et, comme le défunt
continue de hanter les lieux où il a vécu, il ne peut qu’être outragé de se
voir remplacé à son propre foyer. Les jeunes gens, initiés par le Carnaval à
une sorte de confraternité avec l’au-delà, se constituent à la fois ses
messagers et ses défenseurs protestataires.
Ainsi la mort lie le vif à un trépassé, du moins selon le système juridique
que les cérémonies du renouveau nous engagent à reconstituer.
S’il en est ainsi, c’est que la mission laborieuse et économique du couple
demeure, malgré la disparition de l’un des conjoints. Le domaine a ses
exigences impérieuses et je sais des ménages où les qualités fermières de
l’épouse ont plaidé, autant que la présence d’enfants, en faveur du pardon
de son infidélité. Le rôle de maîtresse de maison était parfois, en cas de
veuvage, confirmé par un attribut symbolique : le port du chapeau du
défunt. Un témoignage sur l’Hérault, datant du milieu du siècle dernier,
signale que la veuve prenait le chapeau de son mari « et en formait sa
coiffure habituelle en signe de deuil. Si par hasard un enfant oubliait le
respect qu’il devait à sa mère, elle lui montrait le chapeau du père, et le
coupable, ému à cette vue, rentrait aussitôt dans le devoir 275. »
La veuve hésitera avant d’abdiquer cette autorité domestique devant un
nouveau mari : ce serait, en partie, le drame que Tolstoï a représenté dans
La Puissance des Ténèbres. Quant au veuf, s’il est père, il risque d’imposer
à ses enfants le cauchemar de la marâtre au foyer, mis en scène par tant de
contes traditionnels. On le voit, des raisons graves rendent la conscience
paysanne défavorable aux remariages de veufs ou de veuves, sans parler des
sentiments d’envie et de rancœur des catégories d’âge lésées. De là
l’approbation tacite qui entoure le charivari, et sans laquelle il serait
impossible.
7. Les anciens.

Les anciens sont les retraités de la vie, au sens étymologique : ceux qui se
sont retraits, retirés des activités physiques de l’existence. Lesquelles ?
Nous avons vu qu’elles consistent essentiellement dans le travail et la vie
sexuelle. Si l’on ne considérait que cette dernière, une cérémonie semblerait
marquer l’entrée dans la catégorie des anciens : le mariage du dernier
enfant, souvent appelé (à tort) mariage de la cadette, car l’aînée peut être la
dernière à se marier, et le dernier enfant à marier, ou l’enfant unique, peut
être un fils.
Cette cérémonie affecte des formes très diverses, qui correspondent aux
conséquences multiples de l’événement. Nous commencerons par les
pratiques se rapportant au changement de condition du dernier enfant.
a) Le feu de balais. Dergny 276 le signale en Berry (moitié Nord de
l’arrondissement de Sancerre, Cher) en Sologne (entre le département du
Cher et la Loire) en Puisaye (canton de Briare, Loire ; canton de Saint-
Fargeau, Yonne) et en Puisaye nivernaise (cantons de Cosne et de Saint-
Amand). Une réponse à la première enquête de la Commission des
Recherches Collectives (1934) a pleinement confirmé ce témoignage pour
la Nièvre 277. Enfin Guillemot 278 atteste la même coutume à Janvry,
Unchair et Saint-Gilles (Marne) et assure qu’elle était autrefois pratiquée
aux environs de Paris. Voici de quoi il s’agit.
Le lendemain du mariage du dernier ou de l’unique enfant, les garçons de
la noce vont dans le village et font la rafle de tous les balais qu’ils peuvent
trouver dans les maisons. Ils les amassent en un bûcher sur la place. Puis le
garçon d’honneur ou la nouvelle mariée mettent le feu et l’on danse autour.
A Ciez, « quand le feu commence à s’éteindre, la mariée doit sauter par-
dessus, puis toutes les jeunes filles l’une après l’autre : deux jeunes gens
assez forts sont chargés de cette corvée ». Même description pour les
villages champenois cités par Guillemot.
Si l’on reconnaît dans le balai un vieux mai tel qu’on en accroche aux
fenêtres des jeunes filles, l’usage s’éclaire. Mayrac, dans son ouvrage
classique de folklore régional consacré à l’Ardenne, dit : « le 1er mai, pour
se moquer d’une jeune fille, on adossait autrefois un balai à la porte de sa
maison, au lieu de lui mettre un mai 279 ». Le mariage de la dernière fille
met fin à son indépendance de fille nubile : on brûle son balai, c’est-à-dire
son vieux mai, et tous les balais de la maison, puisqu’il n’y a plus d’autre
enfant à marier. Mais il ne peut être que de bon augure matrimonial
d’étendre cet auto-da-fé aux autres balais existant dans le village, c’est-à-
dire à tous les mais des jeunes filles qui ont conduit leur compagne à l’autel.
b) Le fauteuil brûlé. A Orly, Villeneuve-le-Roi et Athis-Mons, Seine-et-
Oise, à la fin du repas de noce, l’épousée dernière à se marier était
promenée dans les rues assise dans un fauteuil, tandis que la jeunesse
préparait sur la grand’place un bûcher sur lequel on plaçait finalement
fauteuil et mariée. On allumait le bûcher et la jeune femme s’en sauvait dès
les premières flammes tandis que les réjouissances commençaient. On
brûlait les souliers de la mariée et chacun sautait par-dessus le bûcher.
Ce rite assez obscur est peut-être la destruction de certains attributs
principaux de l’épousée au jour de ses noces : le fauteuil d’où elle préside
au banquet ; les souliers de mariage. Aucune de ces choses ne resservira
puisqu’il ne reste pas d’autre enfant à marier.
c) Pouchon roux : la poche aux caucas. Il s’agit d’une pochette, remplie
de noisettes rousses, et percée au fond. La fille qui se marie la dernière se
l’attache dans le dos : les noisettes tombent et chacun les ramasse (Sarthe) ;
même tradition dans le Perche 280. Dergny signale en Indre-et-Loire, cantons
de l’Ile-Bouchard et de Montbazon 281 une cérémonie analogue : « A la fin
du dîner du premier jour, un des mariés — celui qui est le dernier
enfant — courre (sic) la poche aux caucas (noix) en se sauvant et les jeunes
gens courent pour ramasser les caucas jetés de tous côtés. Le lendemain
c’est le père du dernier enfant ou celui qui en tient lieu qui jette les
caucas ». Il est possible que le mythe de la course d’Atalante, course
également associée au mariage, procède d’un usage antique apparenté 282.
Une pratique assez apparentée est celle du pot cassé au mariage du
dernier enfant. Dergny la signale dans le canton d’Orléans à Chaingy, Ingré
et Budy-Saint-Liphard 283. Nous avons recueilli un témoignage semblable
relatif à Louin, par Saint-Loup-sur-Thouët (Deux-Sèvres). Avant le dîner de
noce, on met dans un pot des bonbons, des sucreries ou des petits souvenirs
et de menus objets de layette. Le pot est suspendu, par une corde tendue,
entre deux pieux ou deux arbres. Dans le canton d’Orléans tous les gens de
la noce étaient admis à tour de rôle à faire l’essai de casser le pot en ayant
les yeux bandés. Celui qui y parvenait avait le droit d’embrasser la mariée
qui se tenait près d’un des poteaux. Dans la commune de Saint-Loup c’est
celui des conjoints qui est le dernier enfant que l’on charge de ce coup
d’adresse : on lui bande les yeux, on lui fait faire quelques tours après
l’avoir pourvu d’une gaule et il lui faut taper jusqu’à ce qu’il brise le pot.
Aussitôt les enfants se précipitent pour en ramasser les bonbons. On
distribue les souvenirs aux gens de la noce et les objets de layette sont pour
les mariés. En avril 1934 eut lieu un mariage qui unissaient les deux
derniers enfants de deux familles : on leur donna à chacun un bâton et tous
deux tapèrent pour casser le pot 284.
d) L’arbre du dernier enfant. Dergny écrit qu’en Charente (cantons de
Hiersac et Châteauneuf-sur-Charente), à la noce du dernier enfant, tout le
monde se munit de pelles et de pioches et l’on se rend dans un bois ou un
enclos où la mariée désigne l’arbre à arracher (un peuplier d’Italie). Le
marié donne le premier coup de pioche. Une fois l’arbre tombé, on pare ses
branches de rubans multicolores, on fixe à son sommet une couronne avec
une bouteille pleine de dragées. On plante l’arbre auprès de la maison, puis
le mari tire au fusil sur la bouteille qu’il lui faut casser des deux premiers
coups, sous peine de mauvais augure. Il recommence jusqu’à ce que la
bouteille vole en éclats. « Le peuplier reste en place aussi longtemps que
possible et, s’il prend racine, il est conservé 285. »
Bien que le même auteur ne spécifie pas qu’il s’agisse encore du mariage
du dernier enfant, un autre passage de son livre 286 semble s’appliquer à ce
même cas. Le matin de la noce, les amis et parents plantent un vergne
(aulne) sur le chemin du cortège, et l’entourent de fagots en le décorant
d’une couronne avec une grosse vessie pleine d’eau. Au retour de l’église,
le marié allume le bûcher et tire au fusil sur la vessie. Si en deux coups il la
crève, c’est lui qui ouvre la danse avec son épouse, sinon la première danse
revient au garçon d’honneur.
Cette tradition nous semble complexe. La plantation d’un « mai »
(peuplier tout droit, enrubanné et couronné) auprès de la maison que quitte
le dernier enfant nous paraît faire pendant à la déplantation de l’arbre de
mariage des mariés de l’année lors de la naissance du premier enfant.
D’autre part la bouteille ou la vessie s’apparentent à la poche aux caucas et
deviennent l’occasion d’une ultime rivalité entre le marié et le représentant
du groupe des jeunes gens (le garçon d’honneur).
Nous abordons, avec cet arbre replanté, des coutumes mettant
directement en cause les parents du dernier enfant.
e) Brûler le chapeau du père ou de la belle-mère. Dans l’Allier, à
Treignat 287, à Saint-Léopardin-d’Augy 288 et à Couleuvre 289, dans le Cher à
Bourges et dans les environs 290, le mariage du dernier enfant donne lieu à la
curieuse coutume de brûler le chapeau ou le bonnet du père. Voici comment
les choses se passaient à Saint-Léopardin d’Augy. « Le lendemain de la
noce, un bûcher formé de fagots est allumé par le garçon d’honneur. Le père
du marié, lors des préparatifs de ce bûcher, se dérobe, se cache et toute la
noce à grand bruit le cherche. On se saisit de son chapeau destiné à être
brûlé au sommet du bûcher autour duquel les invités font la ronde. Lorsque
la flamme a baissé les gens de la noce sautent par dessus le brasier par deux
ou trois fois (un couple, ou une femme entre deux hommes). » A Treignat
« on fait brûler la coiffure du père et de la mère. Ceux-ci ne donnent pas
leur coiffure sans résistance. Il y a poursuite, lutte, puis on installe des
bottes de paille, les coiffures sont installées au bout d’une perche et on
enflamme la paille. »
Une note sur les coutumes de Salbris (Loir-et-Cher), rédigée en 1937 par
M. Edeine, Directeur de Collège à Romorantin, signale : « On allume un
feu, encore maintenant, le lendemain des mariages, feu dans lequel on brûle
les bonnets ou les chapeaux des belles-mères. Ce sont d’ailleurs ces
dernières qui doivent allumer le feu. Les jeunes mariés sautent par dessus ce
feu, puis les parents des époux, les personnes âgées, en dernier, la
jeunesse. »
Ces diverses cérémonies confirment ce que nous avons indiqué à maintes
reprises concernant la valeur symbolique du couvre-chef, attribut de
l’autorité. Il suffit de se reporter aux anciens usages de cour pour trouver de
nombreux termes de comparaison : le roi seul était couvert, se découvrait
devant les dames ; les ducs et pairs avaient le privilège de porter chapeau en
tête lors des lits de justice (usage qui fait en partie l’objet de la description
fameuse de Saint-Simon). On notera encore la tradition persistante de porter
le chapeau à domicile, dans la vieille bourgeoisie de certaines provinces.
Ces traits de mœurs anciennes sont trop rarement notés. Il conviendrait de
les consigner sans retard. Etant donné cette valeur symbolique du chapeau,
le père s’en voit déposséder le jour où son rôle de chef de famille prend fin
en ce qui concerne ses enfants : il a, à l’église, remis à son gendre son
autorité sur sa fille 291.
Ailleurs, ce changement de situation juridique est symbolisé par une
scène différente : à Saint-Julien-Ecuisses (Saône-et-Loire) quand un père
mariait son dernier enfant on lui attachait les mains derrière le dos au sortir
de l’église et on le faisait boire et manger 292. Il apparaissait ainsi dans une
posture de prisonnier, manifestement opposée à celle d’un chef.

Cette longue revue des usages particuliers au mariage du dernier enfant


n’était pas inutile : elle nous a permis, une fois de plus, de constater les
fonctions respectives et les rapports juridiques des diverses catégories
d’âge. Certains rites ont pour objet d’enlever publiquement aux parents leur
autorité. S’agit-il de « rites de passage » d’une « classe d’âge » dans une
autre, pour employer la terminologie de M. Van Gennep ? Nous ne le
pensons pas, car ces cérémonies ne suffisent pas à faire passer les parents de
la catégorie des adultes mariés à celle des « anciens ». Comme nous le
disions au début de cette section, devenir un « ancien », c’est se retirer des
activités physiques fondamentales : labeur et sexualité. Une remarque écrite
par l’un des informateurs que nous venons de citer est intéressante à cet
égard. Achevant la description du feu du mariage du dernier enfant, M.
Bernot ajoute : « Sauter par dessus le feu de la noce est d’ailleurs une
preuve de vitalité, de jeunesse, et l’on considère une personne comme
définitivement rangée dans la catégorie des vieux lorsqu’elle ne peut plus se
livrer à ce sport rustique ».
L’abandon des travaux agricoles et de la direction de l’entreprise se
traduit certainement par des formalités juridiques sur lesquelles nous
n’avons que trop peu de renseignements. La tradition morvandelle voulait
que les vieux « se missent en pension » chez leurs enfants après avoir
partagé entre eux leur domaine. Cette coutume est bien décrite par Emile
Blin, folkloriste local trop peu connu 293. « Vigoureux ou non, écrit-il, il est
de règle qu’à 60 ans, le Morvandeau ne se sente plus fort. Alors il songe à
se mettre à pension. » Par un acte notarié il partage ses biens, se réservant la
jouissance d’une chambre, d’une écurie, d’une moitié de jardin ; l’acte
stipule une pension alimentaire en argent et en nature.
On aura remarqué au passage que le chiffre rond de soixante ans décide
le paysan à ne plus assumer la charge de son domaine, même s’il en a gardé
physiquement la force. De même à vingt-cinq ans une fille « coiffe Sainte-
Catherine », serait-elle restée fraîche et ne paraissant pas son âge. Il faut,
pour bien comprendre la division sociale par catégories d’âge, nous reporter
à l’image d’Epinal figurant les âges de la vie par un escalier à double
rampe, ascendante et descendante, et dont chaque degré représente une
décade. Nous avons vu qu’il n’y a pourtant pas de nombre fatidique, de
compte d’années réglant automatiquement le passage d’une catégorie à
l’autre, sauf pour le cas des vieilles filles et pour l’âge de la retraite dans
l’ancien Morvan. Toute notre analyse nous a montré au contraire que
l’appartenance à telle ou telle catégorie correspond à la capacité d’assumer
un certain comportement. Mais cette capacité ne dépend pas seulement de
l’état de l’organisme : l’expérience quotidienne nous montre à quel point les
individus sont sensibles à la suggestion des chiffres. Quelle jeune fille n’a
pas senti battre son cœur le jour de ses dix-huit ans ? Quel jeune homme ne
s’est senti plus viril à pouvoir dire qu’il a vingt ans, ou vingt et un an ? Et
pareillement, combien d’êtres « se frappent » aux anniversaires ouvrant une
nouvelle série décimale, voire quinquennale : soixante, soixante-dix,
soixante-quinze, quatre-vingts ans ? Comme si les chiffres avaient par eux-
mêmes un effet sur le cours de l’existence, comme s’ils influaient
effectivement sur le destin !
Ainsi, par la force des choses ou par persuasion, le déclin physique est là,
et l’homme ou la femme se range spontanément au nombre des « anciens ».
Cesseront-ils par là même de jouer socialement aucun rôle ? La condition
sociale contemporaine des vieillards — du moins dans nos classes
populaires des villes et des champs — engagerait à se méprendre à cet
égard. Mais noire civilisation se passe — ou prétend de plus en plus se
passer — de traditions, alors qu’elles étaient naguère la seule règle, la seule
sagesse de la masse illettrée. Les anciens en sont les dépositaires naturels.
Telle était l’une des raisons permanentes de leur antique autorité, laquelle
comprenait dans certaines sociétés archaïques, comme la société homérique
étudiée par H. Jeanmaire — le pouvoir judiciaire 294, Les anciens sont les
porteurs d’une encyclopédie orale ; ils s’expriment volontiers par proverbes
et dictons ; leurs récits émerveillent ou terrorisent les enfants et les jeunes,
aux veillées.
Mais là n’est pas encore la cause la plus importante de leur ancienne
prééminence. Si le déclin de leurs forces physiques les rend de moins en
moins propres au labeur, à l’action matérielle sur le réel, ils n’ont rien
perdu, bien au contraire, de leur capacité d’agir par influences occultes. La
plupart savent des rudiments de sorcellerie ; dans les campagnes
d’autrefois, guère de vieille qui ne fût un peu (ou beaucoup) sorcière,
breiche comme on dit en langue d’oc. Les vieux sont devins. Ils pressentent
l’avenir et leurs avertissements ne sont pas à prendre à la légère.
Telles étaient les sources constantes du respect dont on entourait naguère
la vieillesse. Les vieux savaient plus que les autres, voyaient plus loin, et
pouvaient être redoutables. Ce dernier âge des vivants était pour la
conscience populaire, non pas un prélude de l’anéantissement mais comme
le vestibule de l’au-delà, où réside toute force. De même que les nouveau-
nés, qui en viennent, sont plus exposés à ses assauts, les vieillards, qui y
retournent, apparaissent déjà comme auréolés de son mystère.
Aussi les associait-on à certaines cérémonies importantes, en particulier
aux feux traditionnels. Et tout d’abord à la bûche de Noël. Dans l’ancienne
France, c’était l’ancêtre de la famille qui aspergeait la bûche d’eau bénite. Il
en est encore ainsi, sans doute, dans plus d’une maison provençale. Mistral
a décrit la scène 295.
Les feux de Saint-Jean étaient, aussi, fréquemment allumés par le plus
âgé de l’assemblée. La première enquête de la Commission des Recherches
Collectives a attesté l’usage pour les localités suivantes : Gressey, Seine-et-
Oise (réponse n° 8, par M. Sergent), Miglos, Ariège (n° 67, mademoiselle
A. Vincent), Saint-Malo, Ille-et-Vilaine (n° 93, M. Th. Chalmel), Agonac,
Dordogne (n° 122, M. André Comte), Lignières, Cher, et Nouan-le-
Fuzelier, Loir-et-Cher (n° 395, M. Edeine). Il est à noter qu’aucune réponse
ne signale le fait pour les feux de Brandons, dont les protagonistes sont,
nous l’avons vu, les jeunes gens et les jeunes mariés. On remarquera que la
Saint-Jean correspond (à deux jours près) à la Noël. Les anciens présidaient
ainsi aux feux de solstice. La valeur de ce rôle est indiquée par l’une des
réponses que nous venons de citer (n° 122) : « C’est le curé du Loing qui
allume le feu. Dans les villages les plus reculés, c’est le plus vieux du
village qui l’allume. » On voit qu’il s’agit d’une fonction quasi sacerdotale.
Aussi l’ancêtre était-il naguère le souverain moral de la maisonnée, si le
père de famille en était le chef quant aux labeurs. L’étiquette épulaire, si
stricte et sociologiquement révélatrice, lui réservait place et parts de choix,
que jalousait souvent le gendre, maître agricole. R.-E. Ernault a publié dans
Mélusinc 296 la chanson basse-bretonne du « gendre exigeant » qui
apostrophe ainsi son beau-père :
« Vous, le vieux petit bonhomme, vous le bonhomme rouillé, vous vous
retirez toujours dans les meilleures places.
« Vous êtes toujours au haut bout de la table, au milieu des bouteilles
pleines, et moi, à l’autre bout, où il y a disette de (bonnes) choses.
« Je sais bien que tout ce qu’il y a de meilleur revient de droit au vieux,
qui est le premier au plat ;
« C’est le droit du vieux, qui est le premier à la procession ; et nous,
jeunes, nous venons après, comme de raison.
« Vous êtes un vieux bonhomme, vous ne voulez pas souffrir ; je suis
jeune homme, je ne veux pas plier. »
Cette prééminence consacrait le primat des forces spirituelles sur les
forces physiques. Car la catégorie d’âge considérée comme la plus
puissante était celle des trépassés.
CHAPITRE VII
8. LES TRÉPASSÉS

On sait que le dogme chrétien de l’immortalité de l’âme a rejoint des


croyances païennes touchant la survie. L’ensemble de ces conceptions a
formé, peut-on dire, la clé de voûte des traditions paysannes. Il n’est pas de
catégorie d’âge dont le comportement ne nous ait paru s’adapter non
seulement aux conditions matérielles de l’existence, mais à des réalités et à
des exigences surnaturelles. Or la mort fait entrer tout un chacun de plain-
pied dans cette surnature vraiment souveraine. Est-ce en même temps la
séparation radicale d’avec la communauté terrestre ? En aucune manière ; et
c’est pourquoi nous devons poser une question nouvelle : les trépassés
forment-ils une dernière catégorie d’âge, succédant normalement à celle des
anciens, mais où l’on accède souvent prématurément ? Nous nous
proposerons de limiter l’étude de la condition des morts aux questions que
pose nécessairement notre investigation : en quoi et comment se rattachent-
ils aux vivants ? Forment-ils une société, et celle-ci peut-elle être
rapprochée des catégories d’âge que nous avons étudiées précédemment ?
Cette société est-elle investie de certaines fonctions utiles à la communauté
humaine ?
Nous disposons, en vue de cette recherche, d’un instrument
incomparable : les deux volumes d’Anatole Le Braz sur La Légende de la
Mort chez les bretons armoricains, enrichis de notes de G. Dottin sur les
traditions des populations celtiques non-armoricaines 297. Mais cette œuvre
considérable comporte un postulat qu’il nous faut tout d’abord examiner ;
les conceptions des Bretons armoricains et des autres peuples celtiques sont
présentées comme constituant la principale originalité de ces populations.
Cette opinion prévaut d’ailleurs si généralement que Léon Marillier, qui
avait, dans une préface à la première édition, amorcé de très larges
comparaisons avec des faits européens et exotiques, crut devoir retirer ce
texte des éditions ultérieures ; et Le Braz ne le rétablit en appendice de la
quatrième édition qu’après sa mort. Sans vouloir reprendre à notre compte
un comparatisme aussi étendu et qui nous écarterait du champ
d’investigation que nous avons choisi, nous devons néanmoins poser une
question préalable à l’utilisation de la Légende de la Mort, dans cet essai
consacré aux traditions des diverses régions de la France métropolitaine :
les croyances que révèlent les notations de Le Braz sont-elles
spécifiquement bretonnes, ou les retrouve-t-on, fût-ce sous une forme
atténuée, en d’autres provinces ? Passons rapidement en revue quelques
rites caractéristiques au sujet desquels nous nous bornerons à citer des
exemples, l’état de la recherche ne permettant pas d’indiquer d’aires de
répartition.
La notion même d’un voyage de l’âme dans l’au-delà, outre qu’elle n’a
cessé d’être renforcée par l’enseignement catholique, se rattache trop
directement aux sources antiques pour se limiter au seul domaine
armoricain. L’usage de placer une pièce de monnaie dans la main du mort
est attestée par Dergny pour les localités de Sanguinet, Landes, et de
Tortebesse, Puy- de-Dôme 298, et par F. Marion en Côte-d’Or 299 et Emile
Blin en Morvan 300. En 1944 M. Armand Viré, président de la société des
Amis du Vieux Moissac, nous écrivait : « A Moissac et aux environs la
coutume existe encore dans certaines familles — j’en ai des exemples en
1940 et 1942 — de mettre une pièce de deux sous dans la main du mort,
« pour mettre au plat des âmes à la porte du purgatoire » disent les uns,
« pour Saint-Pierre à la porte du Paradis », disent les autres, « pour passer la
rivière », disent certains. Je trouve trace de cette survivance de l’obole de
Caron à travers les âges. En effet, dans les fouilles que j’exécute en ce
moment dans et autour d’une vieille église de Moissac, je trouve des
monnaies, les unes seigneuriales (archevêque d’Arles, évêques de Cahors,
Mende, Maguelonne, seigneur de Déols, Comtes de Rodez, ducs de
Bouillon), les autres royales (Charles VII, François Ier, Henri III, Louis
XIII, XIV, XV, XVI). »
L’âme sort de la bouche du mort, et aussitôt cherche à se laver de ses
souillures en se plongeant dans les récipients que l’on aurait négligé de
couvrir ou de vider ; mais, comme elle risque de s’y noyer, il importe de
l’en empêcher (Leg. de la Mort, I, 256). L’usage de vider les récipients dès
le décès est attesté par Dergny pour le Pas-de-Calais, La Normandie, le
Maine, l’Anjou, le Vimeu, l’Argonne, la Lorraine, les Pyrénées (ouvr. cité,
I, 36-37), et par Xavier Thiriat, pour les Vosges (Mélusine, I, col. 456).
Le Braz a très justement souligné (Lég. de la Mort, I, LVI) que le mort ne
revient pas à proprement parler, puisque, dès le décès, il hante les lieux
mêmes où il a vécu. Pareillement Marius Lateur, décrivant les vieilles
coutumes du village d’Outersteene et de ses environs dans la Flandre
française, note : « Les habitants allaient toujours déclarer un décès en
marchant avec un bâton, croyant avoir avec eux l’âme du mort. Avaient-ils
peur d’être attaqués par celle-ci ? » Cette dernière crainte est illustrée par
les récits de Le Braz relatifs aux morts malfaisants (I, 207 et suiv.).
On croit, en Bretagne, que les tourbillons de vent sont des âmes, et l’une
des légendes rapportées par le Braz met en scène une femme qui devient
enceinte des œuvres du fantôme de son mari (I, 205 et 160). Le Braz a
insisté dans son Introduction sur la constante confusion entre les êtres
surnaturels et les âmes des trépassés (I, XXVIII, XXXII). On peut donc
rapprocher de cette légende le témoignage suivant concernant le Quercy :
« On croyait que le folet placé au milieu des tourbillons de vent avait le
pouvoir de féconder les femmes qui se trouvaient sur son passage 301. »
L’une des croyances qui peuvent paraître le plus typiquement bretonnes
est celle des chemins de la mort (Lég. de la Mort, I, 147), c’est-à-dire de la
persistance des anciens parcours en ce qui concerne les cortèges funèbres.
Or Dergny l’avait trouvée dans l’arrondissement de Guéret (Creuse), où les
convois suivaient les vieux tracés de routes, si longs et malaisés fussent-ils :
« En certaines localités, ce chemin s’appelle la voie des morts. » Il ajoutait,
« A Conat (Pyrénées-Orientales), il y a deux chemins pour aller du village à
l’Eglise. Il est de coutume pour les inhumations des adultes et des
personnes mariées que le cortège funèbre suive le chemin le plus long. Dans
cette même localité, tant que dure le deuil, les parents de la personne
décédée se font un devoir d’aller et de revenir par le chemin qu’a suivi le
corps du défunt » (ouv. cité, I, 269-270). Ainsi l’usage n’est nullement
limité à la Bretagne. Mais c’est chez les Bretons que l’on a pu relever des
récits illustrant les croyances correspondantes ; Le Braz rapporte plusieurs
apparitions de morts exigeant des vivants le libre passage sur ces anciens
parcours.
Nous pourrions multiplier ces rapprochements, qui feraient utilement
l’objet d’une étude spéciale. Il nous suffira d’avoir montré, d’une part, la
parenté profonde entre les traditions funéraires de Bretagne et celles de nos
autres provinces, d’autre part la plus grande intensité de ces survivances en
Armorique. La Légende de la Mort nous présente donc un tableau de l’autre
monde dont les traits essentiels peuvent à juste titre être attribués à des
croyances moins nettement apparentes en d’autres régions. Comme l’avait
pressenti Léon Marillier, rien n’autorise à établir une frontière rigoureuse
entre les traditions de la Bretagne et celles de nos autres régions. Nous
pouvons au contraire tenir les premières pour un véritable cas privilégié
parmi des phénomènes analogues mais beaucoup plus largement répandus.
Ce point étant acquis, comment pouvons-nous nous représenter les
croyances traditionnelles relatives à la société des morts ? Ces croyances,
telles que nous les présentent les observations récentes, sont le résultat d’un
mélange entre les doctrines chrétiennes et des conceptions plus anciennes
qu’il nous va falloir tenter de dégager.
La première condition pour que la société des morts nous apparaisse
comme une catégorie d’âge, c’est que cette société se rattache à la
communauté villageoise de façon en quelque sorte organique. Anatole Le
Braz le confirme pleinement (I, XLVI) en insistant sur la place centrale que
le cimetière occupe dans l’agglomération, fait qui se vérifie pour l’immense
majorité des anciens champs de repos dans nos campagnes. Le cimetière,
dit-il, constitue partout « le centre de la bourgade. Il en est, à vrai dire,
l’élément essentiel et comme le noyau vital ». Pourquoi cette prééminence ?
C’est qu’effectivement les morts servent ou desservent les vivants, et de
façon capitale. Passons en revue les croyances qui vont nous expliquer cette
conviction.
Tout d’abord les morts agissent sur les destinées individuelles.
Poursuivant une existence occulte parmi les lieux habités des humains,
comment s’étonnerait-on qu’ils jugent les vivants, voire éprouvent à leur
endroit des sentiments d’autant plus passionnés que tout commerce normal
avec eux leur est interdit ? Le Braz rapporte (II, 217) la Légende de la
rancune du premier mari, dont nous trouvons le pendant dans les Antibel de
Pouvillon, que nous avons cité au précédent chapitre. Le thème méridional
est même plus tragique puisque la première femme, jalouse en son trépas,
punit son mari de s’être trop promptement remarié en inspirant à son fils un
amour criminel pour la seconde épouse : « La colère des morts est
terrible ! » s’écrie l’un des personnages de ce roman quercynois 302.
Il nous faut attendre d’avoir mieux pénétré les conceptions de la mort
dans cet ensemble de croyances pour comprendre cette crainte de la
malveillance, de la méchanceté des morts. Et pour cela, demandons-nous
d’abord quelle est la condition des morts. Leur existence nouvelle apparaît
comme languissante en comparaison des labeurs humains, bien que, la nuit,
certains vaquent à des besognes analogues, et que quelques-uns soient
astreints à des efforts épuisants, qui évoquent le mythe de Sisyphe 303. Mais
la plupart des âmes semblent condamnées à une attente indéfinie, dont nous
rechercherons, plus loin, l’arrière-plan. Elles souffrent des éléments contre
lesquels les défend mal leur linceul. Si on le leur vole, elles en réclament un
autre dans lequel elles s’enveloppent frileusement (Lég. de la Mort I, 346).
Elles viennent se chauffer à l’âtre (II, 22-23), et, le soir de la Saint-Jean,
autour des restes du feu, elles s’asseyent sur les pierres que l’on a disposées
à cet effet (II, 73). Et cependant elles semblent douées d’une force
matérielle irrésistible, qu’elles font rudement sentir, à l’occasion, pour se
faire respecter : elles sont même capables de mettre en pièces ceux dont
elles veulent tirer vengeance 304.
Rattachés aux vivants par les sentiments, les émotions, les passions qu’ils
éprouvent encore plus fortement, en dépit de — ou peut-être à cause
de — l’atonie, l’apparente inactivité de leur condition mystérieuse, les
morts demeurent partie intégrante des familles dans l’au-delà, et leur société
reproduit si fidèlement les aspects de la communauté vivante qu’elle en est
vraiment le prolongement ; ou plutôt l’une et l’autre ne forment qu’un vaste
ensemble dont une fraction est dans l’ombre tandis que l’autre connaît le
soleil.
Le christianisme a peu à peu popularisé celte vue que les conditions de la
société terrestre et leurs inégalités se retrouvent dans l’au-delà, mais
inversées pour le triomphe de l’équité. Les traditions populaires nous
montrent — et non pas seulement en Bretagne — des vestiges de
conceptions fort différentes 305. Ainsi Dergny rapporte que dans le Conflent
(Roussillon) la toilette du mort consiste à le parer (I, 149-150 et note) :
« Beaucoup de personnes croient que les défunts n’étant pas revêtus de
leurs plus beaux habits ne sont pas admis aux mêmes honneurs que ceux qui
le sont... Ainsi une fille fit revêtir d’une vieille chemise le corps de sa mère
décédée. Au bout d’un certain temps, celle-ci apparut à sa fille pour lui
reprocher de ne pas l’avoir revêtue d’une chemise plus convenable, lui
disant qu’elle ne pouvait être admise dans la société des autres, à cause de
son mauvais linge. Et la fille fut punie de maladie pour avoir mal agi. »
Cette dernière observation nous est précieuse : car nous y trouvons, sous
sa forme archaïque, matérielle, la notion de solidarité entre les morts et les
vivants, solidarité faite d’une étroite et réciproque dépendance. Tout porte à
penser que les croyances très anciennes représentaient l’autre monde
comme un simple prolongement de l’existence terrestre. Cette conviction
généralement répandue nous a valu la conservation de mobiliers funéraires
qui constituent la principale source de notre connaissance de la préhistoire
et de la protohistoire, et ont grandement servi notre connaissance de
l’antiquité classique. Les vivants, possesseurs des biens matériels, tiennent
sans doute les morts sous leur dépendance. Mais ceux-ci réclament leur part
de ces biens, leur dû, en faisant peser sur les vivants la menace de sanctions
redoutables, parmi lesquelles la maladie et la mort. Ainsi s’est constituée de
bonne heure cette notion très générale que la destinée individuelle est en
partie dans la main des morts, et surtout des morts familiaux, qui ne peuvent
légitimement compter que sur les services de leurs descendants.
Le chamanisme et sans doute la plupart des religions de la protohistoire
ne soumettaient pas la vie future à des conceptions morales. Les doctrines
répandues dans le monde celtique étaient de cet ordre, puisque aussi bien
les Celtes étaient des chasseurs de tête 306, usage qui suppose que l’on peut
s’asservir l’âme d’une victime, autrement dit, que son meurtre ne vous
expose point par avance à une sanction posthume. Nous savons que Saint
Patrick dut mener une lutte difficile pour faire admettre par les populations
d’Irlande la réalité de châtiments dans l’autre monde (Lég. de la Mort, I,
XXXV). Par cette application des règles morales à l’au-delà, le
christianisme étendait au domaine spirituel la solidarité des morts et des
vivants. Le mort en effet n’aura plus seulement besoin d’une inhumation
décente lui procurant le bagage de biens matériels qui lui est nécessaire, ni
des offrandes périodiques renouvelant ces biens. C’est de prières, de
cérémonies expiatoires, que l’âme aura faim et soif. Et c’est, en effet, le
thème principal des récits de la Légende de la mort.
Mais revenons aux idées pré-chrétiennes. La société des morts, avons-
nous dit, prolonge celle des vivants et lui ressemble ; elle occupe, au moins
en partie, les mêmes habitats. Or c’est sans doute ce qui fait son malheur,
puisque ses membres éprouvent les mêmes besoins, la même vie affective
que lorsqu’ils vivaient et pouvaient satisfaire ces besoins grâce à tous les
biens terrestres dont ils disposaient. Qu’est-ce donc qui les en prive ? Mort
singulière, qui maintient les êtres sur place et les transforme en avides
spectateurs ! Ainsi la mort est une sorte de paralysie du corps, dont l’âme,
privée de tout instrument physique, ne s’écarte pourtant que bien peu : elle
est, dès lors, en peine.
Pour toujours ? Non pas ! Qu’il s’agisse de thèmes chrétiens ou de
thèmes manifestement antérieurs, un terme est fixé à l’épreuve de l’âme
souffrante. Essayons de l’analyser : nous pénétrerons davantage le mystère
de la condition du trépassé.
L’immense majorité des défunts est représentée comme susceptible de
réapparaître dès l’instant qui suit le décès, et généralement à proximité de la
maison mortuaire. Dans certains récits qui semblent refléter les traditions
les plus archaïques, Le Braz montre le fantôme obligé d’attendre, dans une
résidence toute proche de chez lui, un événement très banal auquel son
nouveau sort est lié. C’est par exemple l’ombre qui apparaît sur une mince
branche d’un arbre de la haie mitoyenne : le voisin miséricordieux apprend
du fantôme qu’il est condamné à attendre que cette pousse « soit devenue
assez robuste pour fournir le bois d’un manche à quelque instrument de
travail ». L’homme coupe aussitôt, charitablement, la branchette pour en
faire une nouveau manche à sa râclette de crêpière — fort petit instrument
ménager. L’âme s’envole aussitôt en lançant un joyeux « merci » (I, 229).
De tels récits nous semblent révélateurs à plus d’un titre. D’abord le fait
que la transformation de la baguette en instrument de travail libère l’âme en
peine. Rapprochons ce trait d’autres passages de la Légende de la Mort.
Nous lisons par exemple (II, 204) : « si vous voulez que les revenants ne
puissent rien contre vous, ne cheminez jamais de nuit sans avoir sur vous
l’un quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail
sont sacrés. Aucune espèce de maléfices ne peut prévaloir sur eux ».
Mais si cette utilisation de la branchette à des fins laborieuses la rend
inapte et même contraire aux maléfices, et si, de ce fait, l’âme qui y résidait
est délivrée, c’est que cette délivrance consiste dans la rupture d’un
ensorcellement. C’est bien en effet le tableau que nous présentent maints
autres récits : l’âme apparaît comme ensorcelée, c’est-à-dire comme rivée,
par un décret occulte, à un certain dispositif matériel qu’un geste suffira
pour rompre. Ainsi des fantômes qui doivent indéfiniment charrier une
borne — celle qu’ils ont, de leur vivant, indûment déplacée dans les
champs, pour voler leur voisin. Celui-ci doit venir les renseigner sur la
place exacte de la pierre : dès qu’elle s’y retrouve, le fantôme est délivré (II,
28-29).
Ici déjà nous apercevons la notion chrétienne de sanction morale, encore
plus apparente en d’autres légendes, telle celle du prêtre coupable de
n’avoir pas baptisé un nouveau-né, et qui doit recommencer chaque nuit la
cérémonie jusqu’à ce que deux vivants s’offrent pour parrain et marraine
(III, 1).
Mais revenons à notre premier exemple : nous y voyons sous sa forme la
plus simple, et comme dans sa pureté, la notion que les morts sont des
ensorcelés. Une puissance secrète les a frappés en pleine vie, a déterminé
leur agonie. Leur langueur physique a précédé cet état de langueur morale
qui constitue leur peine : ils sont liés. Liés à une branche, liés à un objet
pesant qu’ils transportent sans répit ; mais liés sous condition, ce qui est le
propre de tous les ensorcellements. Peu à peu le christianisme fait de cette
condition magique un décret moral. Au lieu d’un acte le déliant, le fantôme
aura besoin de prières.
Autre trait qui confirme cette assimilation : très généralement les auteurs
de cette délivrance en ressentent eux-mêmes les effets, par une sorte de
choc en retour. Ils tombent aussitôt dans une sorte de maladie de langueur ;
rares sont les récits qui les montrent s’en remettant, auquel cas ils doivent,
pour guérir, quitter les lieux où le fantôme leur est apparu. Ainsi la morte
coquette, exorcisée par le prêtre, est transformée en un chien noir que le
valet de ferme reçoit mission de conduire chez un autre recteur. Toute
l’année, ce domestique fut malade « il avait perdu le goût du pain et se
sentait sans courage au travail. A la louée de novembre, il annonça au
maître sa résolution d’aller se gager ailleurs. Et il ne retrouva, en effet la
santé du corps et celle de l’esprit que lorsqu’il fut allé en service dans un
autre quartier » (II, 307). Si nous avions affaire à des traditions d’origine
chrétienne, pourquoi l’auteur du pieux bienfait encourrait-il ces
douloureuses conséquences ? L’ensorcellement, au contraire, est
contagieux, et frappe sans distinction d’ordre éthique.
Mais ce récit comporte encore pour nous d’autres enseignements. On
aura noté que le fantôme reçoit pour résidence conditionnelle une
branchette. D’autres récits montrent l’âme vivant dans un arbre. Ainsi une
ramasseuse de bois mort aperçoit un fantôme féminin sans tête dans le
creux d’un antique châtaignier, domicile provisoire et sous condition
puisque l’ombre prie la femme de la décharger d’un fardeau (I, 230). Là
encore il s’agit d’un fardeau qui ensorcèle : la femme, recevant le
lendemain la visite du revenant, lui commande de déposer sa charge sur le
seuil. Si elle « l’avait reçu elle-même, elle eût dû prendre la place de la
défunte, en attendant d’être pareillement délivrée à son tour » (p. 232).
Nous saisissons là sur le vif le mécanisme du funèbre ensorcellement.
Revenons au caractère végétal de la résidence temporaire : en voici
d’autres exemples. L’ombre d’un châtelain, suivie par son fidèle serviteur,
s’en va loin dans la lande, où finalement elle trouve la place qui lui est
assignée dans le tronc d’un très vieil arbre (I, 225). Un passant qui suit
nuitamment un chemin creux entend, dans le bruissement des feuilles de
deux hêtres entrelacés, deux voix humaines : celles de ses parents défunts
qui se proposent de venir se réchauffer au feu de son foyer (II, 48-50).
Bien plus caractéristique encore que ces derniers récits est l’anecdote
rapportée par Le Braz (II, 25) : « M. Dollo (recteur de Saint-Michel-en-
Grève) se promenait un jour à la campagne en compagnie d’un monsieur de
la ville. Le chemin qu’ils suivaient était bordé d’une double haie d’ajoncs.
Le Monsieur tout en marchant, s’amusait à étêter à coups de canne les
pousses qui dépassaient les autres. Le vénérable Dollo lui prit brusquement
le bras et lui dit : « — Cessez ce jeu ; songez que des milliers d’âmes
accomplissent leur purgatoire parmi les ajoncs, et que vous troublez leur
pénitence... » Et Le Braz ajoute (II, 26) : « Aussi pressées que les brins
d’herbe dans les champs ou que les gouttes d’eau dans l’averse sont les
âmes qui font sur terre leur purgatoire. »
Il apparaît donc que les arbres, arbustes, buissons, et en général la
végétation, étaient considérés comme pouvant servir de résidence aux âmes,
résidence du moins temporaire et conditionnelle puisqu’elle a servi au
concept chrétien de Purgatoire. Sans doute les légendes et pratiques
populaires assignent-elles encore d’autres séjours aux trépassés, séjours
parmi lesquels il nous faut citer le vent, les vagues de la mer, les rivières et
cours d’eau, les marais, certaines pierres et roches consacrées par la
tradition. Chacune de ces catégories de domiciles funèbres mériterait une
étude spéciale, qui déborderait le cadre de notre recherche. Mais les
rapports des morts et des vivants ne peuvent être compris sans un examen
au moins sommaire de la résidence végétale des ombres.
En premier lieu, pourquoi les âmes hantent-elles la flore ? Il nous semble
que la légende bien connue du Roi des Aulnes peut être ici fort utilement
évoquée. Les Textes bretons d’Anatole Le Braz sont tous franchement
colorés de christianisme : c’est un jugement de Dieu qui impose à la plupart
des âmes ce séjour transitoire à titre de Purgatoire. Mais, avant
l’introduction de cette notion éthique, l’âme n’était qu’ensorcelée, distraite
du corps, volée, et maintenue par quelque puissance surnaturelle dans cette
prison végétale. Or ce Roi des Aulnes fait office de voleur d’âmes. Telle est
aussi l’action des fées, des lutins, et de tous ces esprits innombrables, mal
définis, protéimorphes, indécis entre la bête et l’apparence humaine comme
entre le simple génie local et le dieu, qui rôdent dans le no man’s land et
jusqu’aux abords des habitations 307. Dans le cas de l’enfant, ce rapt est
considéré comme fréquent. Dans le cas de l’adolescent ou de la jeune fille,
on l’attribue souvent à des amours surnaturelles. Dans le cas des adultes et
des vieillards, les légendes bretonnes font intervenir soit des âmes
malfaisantes, soit leur mandataire attitré : l’Ankou, messager du monde
surnaturel. Très généralement la mort est ainsi attribuée à un acte
d’enlèvement : l’investissement de la maison par la puissance maléfique a
forcé les protections magiques dont elle était munie.
Ce qui confirme ce scénario sinistre, c’est que le danger semble
s’étendre, autour de la demeure, aux jardins et vergers particulièrement :
Dergny signale (I, 283) qu’en Thiérache (Aisne, Nord), lors d’un décès, on
trace à la chaux des croix sur les pommiers pour les préserver contre la
mort. C’est bien dans le domaine végétal que se joue le drame.
Si un stage de vie végétative est imposé aux âmes défuntes, si elles
s’incarnent effectivement dans un arbre ou un buisson, on conçoit qu’on
leur attribue des joies ou des peines suivant les fluctuations de la vie
végétale. Leur séjour de prédilection consiste dès lors dans les feuillages
non caducs, qui leur prêtent le plus apaisant des asiles.
Telles sont, en effet, les croyances correspondant aux pratiques funèbres
les plus répandues aujourd’hui même, sans que les personnes qui y sont
fidèles se demandent pourquoi les cimetières sont plantés d’arbustes verts.
M. Franz Cumont a étudié cette concordance des usages funéraires antiques
et contemporains 308. Mais tous les souvenirs des conceptions initiales
n’étaient pas encore effacés au siècle dernier, ainsi que l’atteste
l’intéressante monographie adressée par M. Albert Aucordier à la
Commission des Recherches Collectives en mars 1935, relativement aux
traditions de diverses communes de la Creuse 309. « Le jour des Rameaux,
disait cet informateur, les paysans faisaient un « bouquet » de buis, le
« rameau », qu’ils portaient bénir ainsi qu’un certain nombre de baguettes
de coudrier. Arrivé de la messe, le paysan autrefois — aujourd’hui très
rarement — portait ce buis avec une gaule de coudrier dans chacune de ses
terres emblavées pour faire fructifier la récolte. Le buis et la baguette
préservaient de l’orage, de la grêle. Ils servaient, dit-on à Peyrat, Royère,
Eymoutiers, à abriter les « petites âmes en peine » qui étaient pourchassées
par le diable ou tout autre démon. Parfois, d’après les croyances des lueurs
couraient dans les champs (sans doute des feux follets) : c’étaient des
« petites âmes ». On entendait alors des cris, du bruit — je pense que
c’étaient des oiseaux —. Des petites âmes apeurées venaient s’abriter
tremblottantes au pied du buis où elles étaient protégées. Voilà ce que m’ont
conté des vieux de 80, 90, 95 ans ayant toute leur lucidité. »
L’usage de porter des rameaux dans les emblavures peut être retrouvé en
d’autres régions. Dergny le signale dans le chapitre qu’il consacre à
« Pâques fleuries », c’est-à-dire aux Rameaux (I, 296 et suiv.) : dans le
Cambraisis et le Calaisis, on porte le buis dans les champs le jour du
vendredi saint à jeûn. Des coutumes apparentées existent à d’autres dates du
calendrier traditionnel. Cette confrontation peut n’être pas sans intérêt si
nous rattachons ces diverses pratiques à la croyance qui vient d’être
rapportée. Le curieux ouvrage publié en 1902 par Emile Blin sur le Morvan
et auquel nous nous sommes déjà plusieurs fois référé publiait (hors-texte,
p. 80-81) une planche montrant des paysans tenant des faisceaux de
baguettes blanches. Le commentaire (p. 105) indique que, le dimanche qui
suit le 1er mai, « chaque chef de famille fait bénir à l’église un faisceau de
baguettes de coudrier surmonté de fleurs des champs. Ces baguettes, bénites
par le prêtre à l’issue de l’office, sont ensuite plantées dans chaque parcelle
de terrain pour la préserver de la grêle. Ce minuscule fagot s’appelle
croïotte ».
Le nom et la date suffisent à assimiler cette tradition à celle des « croix
de mai » décrites par Gabriel Jeanton dans son Mâconnais traditionaliste et
populaire (III, 51) : « Le 3 mai, jour de l’invention de la Croix... dans toutes
les paroisses sans exception, les paysans venaient faire bénir, à l’issue de la
messe, de petites croix de bois de coudrier que l’on plaçait ensuite dans les
champs pour protéger les récoltes contre les intempéries... A la suite de la
bénédiction, le paysan accompagné de sa femme, se rendait dans les terrains
ensemencés et tous deux, après s’être préalablement agenouillés et avoir fait
une prière, ils plantaient la croix au milieu du champ. » Remarquons en
passant que, dans les trois exemples précédents, la tige qui supporte le buis,
le bouquet ou la croix, est de bois de coudrier, c’est-à-dire de noisetier, bois
qui, ainsi que le remarque M.-L. Sjoestedt, est tenu pour porteur de vertus
magiques 310.
A notre sens, l’usage du Morvan a préservé la forme pré-chrétienne de
cet emblème (malgré l’appellation de croïotte petite croix). Ce qui nous le
confirme, c’est le rapport — relaté par Jeanton (ibid., p. 60) — entre ces
petites croix de mai et les Revoles ou fêtes de fin de moisson.
Malheureusement les observations de ce folkloriste eurent lieu en un temps
où les significations archaïques des pratiques s’étaient effacées. Voici du
moins la suite des actes rituéliques qu’il a décrits. Le moissonneur et la
moissonneuse travaillaient naguère par deux, celle-ci suivant son
compagnon pour assembler les javelles. Lorsqu’un de ces couples trouvait
la croix de mai leur joie était grande, car c’était pour eux signe de mariage
dans l’année. Les autres moisonneurs les entouraient aussitôt et l’un d’eux
criait à pleine voix un proclamat en forme de conjuration interdisant de
moisonner un épi de blé « avant que la N.D. de la Sainte-Croix soit
étrennée » sous peine de maux de reins pour le reste de la saison. Jeanton
note : « le sens n’en est pas très clair et il ne paraissait guère plus clair,
semble-t-il, à ceux qui le débitaient jadis ». Toujours est-il qu’on tressait à
la petite croix une couronne d’épis, puis on la plaçait sur la dernière
charrette ornée de fleurs et de feuillage, en la décorant d’un chapelet fait
avec des coquilles d’œufs « ayant servi à confectionner les matefaims
(gâteaux) de la Revole. Cette croix était ensuite fixée au sommet du grenier
ou au-dessus de la porte de la grange » (ibid., p. 62).
Aucun doute n’est possible : c’est l’usage dit, en d’autres régions,
« bouquet de moisson », gerbaude, ou « passée d’août » 311. La petite croix
de mai ne fait qu’un avec le mai que les moissonneurs transportent en
cortège rapide et joyeux jusqu’à la ferme pour marquer l’heureuse fin de
leurs travaux. C’est bien un mai, puisque nous y retrouvons le double
élément du pieu et de la couronne à son sommet.
Mais cette constation n’est pas sans conséquences, puisque la plantation
de rameaux, ou minuscules mais, dans les emblavures nous est apparue
comme associée aux allées et venues des âmes en peine. Même dans les
deux cas du Morvan et du Mâconnais où cette dernière association n’est pas
spécifiée, la date de la plantation la rend hautement probable, puisque la
nuit de mai a répandu sur la terre la foule des âmes, et que cette pratique a
lieu le 3 mai (Mâconnais) ou le premier dimanche de mai (Morvan), par
conséquent lors de la première cérémonie religieuse qui suit la nuit
fatidique. Nous pouvons en conclure que cette venue massive des morts, à
des dates périodiques, avait un rapport direct avec la croissance des
céréales. La société des vivants demandait donc aux trépassés mieux que
l’absence de maladie et de mort : la nourriture communale, ce qui, au fond,
n’était que l’aspect positif du même vœu.
Comment concevait-on cette demande ? Comme une conséquence du
caractère végétal que prenait la vie posthume, tout au moins pendant une
certaine période. Les Trépassés, obéissant à un « premier jugement » les
condamnant au Purgatoire (selon le langage chrétien), obéissant aux
puissances surnaturelles qui, de la brousse ou de la forêt volent des âmes
(suivant les notions païennes que nous croyons pouvoir reconstituer),
s’incarnaient dans des arbres, des buissons et — si des rites appropriés les y
conviaient — dans les plantes céréales et textiles et jusque dans les graines
nourricières. Comment, en effet, comprendre autrement la croyance que
Dergny nous a fort heureusement conservée à ce sujet (II, 130) ? « A
Breuches, Baudoncourt, Eluns, Villers-les-Luxeuil, Abelcourt, Ormoiches
et autres communes sises sur les bords du Breuchin et ceux de la Lanterne
ou Lantenne, il est d’usage le soir de la Toussaint de souper avec du millet
préparé avec du lait. Les personnes qui mangent ce millet croient avoir
délivré autant d’âmes du Purgatoire qu’elles ont mangé de grains de
millet. » Le caractère très archaïque de celte tradition est confirmé par
l’usage du millet, céréale qui précède le froment, et par sa préparation au
lait, c’est-à-dire sous forme de bouillie, mode d’emploi primitif de
céréales 312. On peut rapprocher cette croyance du conte gascon et
languedocien Grain de Millet 313 mettant en scène un enfant né de la pâte à
pain que pétrit sa mère, et qui est si petit qu’on l’appelle Millet ou Grain de
Mil.
Ainsi s’explique encore la singulière croyance, que nous avons signalée
en parlant du groupe des jeunes gens, et suivant laquelle la hauteur à
laquelle sautent les danseurs fixe à l’avance celle qu’atteindra la croissance
des plantes textiles ou des céréales. Les âmes et les esprits sont la vie même
de la flore. Par la danse ou par certains rites, comme de bondir par-dessus le
feu de Saint-Jean, jeunes gens et jeunes filles s’identifient avec cet univers
de l’au-delà : le saut pour faire croître les cultures est donc autre chose
qu’un geste mimétique ; l’élan du danseur est déjà l’élan de la force
végétale.
Mais le besoin d’assurer à la communauté de bonnes récoltes n’est que
l’un des grands soucis qui peuvent s’imposer aux communautés
archaïques ; la multiplication du gibier et des bêtes domestiques hante
pareillement les hommes pratiquant la chasse et la vie pastorale ; enfin toute
société archaïque est soucieuse de sa propre multiplication. Nous avons dû
différer jusqu’ici l’examen de ce dernier problème, qui eût été faussé dès
son point de départ si nous l’avions considéré, comme un simple corollaire
des mœurs sexuelles. Il va nous conduire à de longues incursions dans le
domaine de la mythologie celtique.
Les ethnographes et les anthropologistes ont établi depuis longtemps
l’existence primitive d’un état d’ignorance physiologique 314, où l’homme
ne conçoit pas encore de lien causal entre l’activité sexuelle et la
génération. Cette ignorance a dès longtemps disparu en Europe, mais non
sans y laisser de profondes traces dans les traditions. L’analyse des
comportements saisonniers des groupes de jeunesse ne nous a pas encore
porté jusqu’à leur véritable arrière-plan traditionnel dont dépend leur
explication dernière, arrière-plan où règne cette conviction que les
naissances ne sont pas dues à des relations charnelles.
Tant que la cause physiologique n’en est pas reconnue, la conception est
attribuée à une réincarnation. Tel est le thème constant de ce folklore
préhistorique dont P. Saintyves 315 a dressé le Corpus. Bien connues sont les
pratiques fécondantes consistant à mettre le corps de la jeune fille ou de la
jeune femme en contact direct avec un mégalithe ou une roche à légende.
On sait combien était générale la croyance faisant de ces pierres des
réceptacles d’âmes. Mais c’est là seulement l’une des sortes de procédés de
fécondation, qui correspondent à diverses catégories de résidences
attribuées aux âmes. A vrai dire nous pourrions retrouver autant de types de
rites fécondants que nous avons reconnu de séjours funèbres possibles.
Nous avons plus haut rapporté la peur que les tourbillons de poussière font
éprouver aux femmes, qui craignent d’en être fécondées. Nombreuses sont
les sources et fontaines où les filles et femmes devaient se baigner pour
échapper à la stérilité. La fécondation par voie végétale était très
vraisemblablement au point de départ des nombreux rites de l’antiquité
classique associant la figue ou tel autre fruit à pépins à des cérémonies
licencieuses. Nous expliquerions volontiers de même le symbolisme de la
pomme que nous avons rencontré en traitant des nouveaux mariés et de
certains jeux carnavalesques. Ces traits de civilisation ne sont pas si loin de
nous, puisque le sureau (qui porte quantité de petites baies noires) peut
servir à signaler, le matin du premier mai, les demeures des filles-mères.
Les allées et venues entre le monde des ombres — forêt, lande,
brousse — et le monde des vivants ont été également attribuées à des
intermédiaires animaux. Nous avons déjà signalé que certaines bêtes étaient
considérées comme véhicules des âmes, ou même comme des ombres ou
des esprits incarnés. Les chats ont, pendant de longs siècles, été torturés,
grillés lors de certaines fêtes — en particulier aux feux de Saint-
Jean — parce qu’on imaginait que des sorcières prenaient leur apparence.
Rien n’est plus révélateur de la mentalité archaïque que la croyance aux
loups-garous et les pratiques qui correspondent. Otto Hoefler a montré
qu’elles ont pu procéder de rituels initiatiques. Toujours est-il que certaines
familles, de père en fils, se transmettaient l’étrange maladie consistant à
revêtir, la nuit, une peau de loup et à courir la campagne en s’attaquant aux
passants attardés.
Mais parmi les diverses espèces animales associées aux cérémonies
magico-religieuses, aucune ne tenait une place plus importante que le
cheval et ses proches parents : équidés et cervidés. Nous avons déjà fait
allusion à leur caractère sacré, surnaturel, à propos des bachelleries
printanières. Les notions auxquelles nous sommes parvenus grâce à l’étude
des trépassés vont nous permettre de faire un pas en avant. Car s’il
apparaissait comme certain qu’aucune génération ne pût se produire sans
quelque réincarnation d’âmes, on voit le rôle capital auquel se trouvaient
appelées les espèces animales auxquelles on associait les démarches des
ombres. Nous allons le rechercher dans certains thèmes de la mythologie
celtique.
Partons de nos traditions. On a souvent signalé l’intention fertilisante que
pouvaient avoir les chevauchées rituéliques. Plus importante encore nous
semble la part qu’y prenaient les jeunes filles, et non pas seulement lorsque
les bacheliers les faisaient monter en croupe (c’était là le pendant rituélique
de cette initiation des jeunes filles par le groupe des jeunes gens, que nous
avons notée en commentant l’expression « Entrez dans la danse »). Il y
avait sans doute, aux temps de la civilisation gauloise, une association
encore plus précise.
Nous l’entrevoyons dans la mesure où l’on peut reconstituer le
personnage d’Epona, déesse cavalière, ou plutôt déesse-jument. Deux
maîtres des études celtiques, Henri Hubert et Marie-Louis Sjoestedt, nous
ont laissé à cet égard des indications précieuses. Hubert n’hésite pas à
qualifier Epona de déesse de l’autre monde 316. Pour M.-L. Sjoestedt, Epona
est une de ces déesses en qui l’élément zoomorphe « apparaît plus
nettement accusé que chez les dieux 317 », et qui sont « des déesses
tutélaires, associées au sol même et aux accidents remarquables de ce sol,
sources ou forêts, ou encore aux espèces animales qui le peuplent, et
présidant à la fécondité de ce sol comme l’indique la corne d’abondance qui
est un de leurs attributs ; telles les matres et Epona, et les déesses des
eaux ».
Il nous semble que la considération des catégories d’âge associées à
certains cultes, et des dates auxquelles se trouve indiquée une telle
association peut être d’un grand secours en vue de restituer le véritable
caractère, les fonctions originales de ces figures si effacées de l’ancien
Panthéon celtique. Déesse tutélaire, nous dit Marie-Louis Sjoestedt : telle
nous est apparue pareillement l’une des fonctions, sinon du groupe des
jeunes filles, du moins de l’une d’entre elles, élue annuellement.
D’autre part le calendrier est-il muet ? Non pas : l’intuition pénétrante
d’Henri Hubert a révélé une concordance calendaire qui doit nous mettre en
éveil. Ce maître n’hésitait pas à rapprocher Epona de la curieuse héroïne
d’un Mabinogi gallois, la princesse Rhiannon. Dans une note de l’étude
qu’il a consacrée à ces deux figures mythiques (p. 24, note 3), il remarque
qu’un épisode de la vie de Rhiannon « indique la date de la fête à laquelle
correspond notre mythe, s’il s’agit bien d’un mythe. C’est le 1er mai ».
Entrons avec lui dans cette forêt de Brocéliande que sont les récits de
cette mythologie galloise. Rhiannon met au monde un enfant qui est enlevé
par une main mystérieuse dans la nuit de mai ; le même ravisseur s’empare
à cette date, chaque année, du poulain que met bas une jument fameuse : le
maître de cette jument, cette nuit-là, se bat victorieusement contre le voleur
invisible, le blesse, et découvre à côté du poulain le nouveau-né que l’intrus
a abandonné dans sa fuite. Petit cheval et petit garçon vont grandir
ensemble. Pendant ce temps, la mère a été faussement accusée d’avoir
dévoré son enfant, et condamnée à se tenir à la porte du palais de son mari,
elle doit offrir à tout hôte qui se présente de l’y faire entrer en le portant
comme si elle était elle-même un cheval. Nous pouvons résumer ces
épisodes obscurs et fantastiques en disant que Rhiannon joue le rôle de
femme-jument et met au monde dans la nuit de mai, un jeune garçon-
poulain qui est volé aussitôt par les esprits. Assez de petits monuments du
monde celtique romanisé figurent une Epona cavalière montant une jument
suivie de son poulain pour que l’on doive pleinement se ranger à l’avis
d’Henri Hubert et reconnaître, dans le mabinogi mettant en scène Rhiannon,
un ultime écho de ce culte.
Mais examinons le début de ce texte gallois. Nous y trouvons une scène
sur laquelle nos analyses précédentes vont nous conduire à faire certaines
remarques. Il s’agit de la première apparition de Rhiannon à son futur
époux ; le prince Pwyll. Celui-ci se trouve, un jour de fête, à son principal
palais, entouré d’une foule de guerriers. Après le premier repas, il se rend
avec eux au sommet d’un tertre dominant le château. Un de ses courtisans
l’avertit que ce tertre est ensorcelé et que quiconque s’y assied reçoit des
coups ou blessures, ou aperçoit un prodige. Pwyll répond que la compagnie
où il se trouve l’empêche de craindre coups et blessures ; quant au prodige,
il le verra volontiers. Il s’assied donc sur le tertre et, taudis qu’il s’y tient,
on voit apparaître, sur un cheval de haute taille et d’une blancheur éclatante,
une dame inconnue vêtue d’une robe d’or. La monture paraît marcher d’un
pas égal et lent. Pwyll envoie vers cette dame un de ses hommes avec
mission de l’accueillir et de lui demander qui elle est. Mais elle passe et,
malgré la lenteur apparente de son allure, l’homme la suit, puis la poursuit,
sans pouvoir la rejoindre. Pwyll lui commande alors de monter le destrier le
plus rapide et de la rattraper. Mais il a beau donner de l’éperon, la dame le
distance toujours sans que son coursier paraisse presser l’allure. Le
lendemain, Pwyll et sa troupe de compagnons retournent sur le tertre ; il y a
fait conduire son cheval le plus léger. La même dame apparaît sur le même
cheval que la veille. Un compagnon de Pwyll saute en selle et essaye à
nouveau vainement de l’approcher. Le troisième jour, c’est Pwyll à son tour
qui tente la poursuite. Mais il fatigue inutilement sa monture. Alors il
demande à l’insaisissable amazone de daigner s’arrêter, au nom de celui
qu’elle aime. Elle fait halte aussitôt, dévoile le plus beau visage que le
prince ait jamais vu, et lui révèle que c’est lui qu’elle cherchait, qu’elle est
fille de roi, qu’elle l’a choisi pour époux et qu’elle attend sa réponse. Il lui
dit aussitôt son désir de la prendre pour femme. Elle le quitte en le conviant
à venir l’épouser jour pour jour dans un an.
Le mariage se prépare en effet au jour dit et les époux sont en train de
festoyer lorsqu’un prince étranger se présente et demande à Pwyll un don
qu’il ne précise point. D’avance Pwyll le lui promet. Aussitôt Rhiannon se
récrie : son pressentiment était juste car l’étranger réclame pour don la
jeune épousée et tout le festin nuptial. Pwyll ne peut se dédire. Mais
Rhiannon lui conseille aussitôt, en secret, un moyen d’évincer son rival. Le
festin étant par avance attribué aux compagnons de Pwyll, ce dernier ne
saurait en faire cadeau à un autre ; quant à elle-même, son mari peut sans
crainte la donner à l’étranger : elle n’appartiendra à celui-ci que dans douze
mois. En même temps elle remet à Pwyll un sac merveilleux qu’il devra
apporter à ce nouveau mariage. De fait, un an plus tard, Pwyll parvient à
enfermer son rival dans le sac et à lui faire restituer sa fiancée et son droit
au festin. C’est ainsi qu’il devient enfin le mari de Rhiannon ; le récit se
poursuit par l’épisode de la naissance et du rapt de l’enfant, et de l’injuste
punition de la mère.
Henri Hubert insistait avec raison sur le caractère obligatoire du don tel
que ce texte le fait apparaître, et rapprochait ce cérémonial de la forme
primitive de l’échange, décrite par les sociologues sous le terme de
potlatch. Nous remarquerons, plus volontiers encore, d’autres traits de ce
mabinogi. Dès sa première apparition, Rhiannon est poursuivie par de
jeunes guerriers se détachant d’un groupe qui observe leur course. La
compétition a lieu à cheval, et rappelle singulièrement les chevauchées de
bachellerie, car l’amour en est l’enjeu. Finalement la jeune fille se donne à
qui elle a choisi. Mais il lui faudra, deux ans de suite, à la même date,
changer d’époux. On voit à quel point ce récit gallois concorde avec nos
reconstitutions des usages de mai, concordance qui confirme pleinement les
vues d’Hubert fixant au 1er mai la fête principale du culte d’Epona.
Nous pensons avoir ici la preuve que ce culte impliquait une participation
active des deux principales catégories d’âge, répartissant la jeunesse par
sexes. Mais l’examen des mêmes légendes va nous conduire plus loin
encore et jeter tout au moins quelques lueurs sur le caractère religieux des
fonctions ainsi dévolues à ces groupements d’adolescents et adolescentes,
c’est-à-dire sur l’arrière-plan archaïque des bachelleries.
Hubert n’hésitait pas à reconnaître dans les divers protagonistes de ce
mabinogi des personnages de l’autre monde. L’un des titres de Pwyll est
Pen Annwyn, c’est-à-dire chef des Enfers. Quant à Rhiannon, le grand
celtologue Rhys estimait que l’épisode qui la montre condamnée à porter
les visiteurs entrant dans un château lui attribue, sous cette forme
allégorique, un rôle de psychopompe ; Hubert se rangeait à cette
interprétation, que nous pouvons admettre étant donné que l’autre monde
apparaît normalement, dans la littérature légendaire, comme un palais
d’accès difficile. Enfin, dans la suite de ce mabinogi, Rhiannon a un second
époux, Manawyddan, lequel appartient lui aussi au cycle des dieux de
l’autre monde. Mais revenons à Pwyll : il tient son titre funèbre d’un séjour
d’un an qu’il a fait dans l’au-delà dont le prince avait, pour ce laps de
temps, échangé avec lui sa personnalité. Pwyll, roi entouré d’une troupe de
jeunes guerriers, doit donc en partie son prestige à une résidence temporaire
aux enfers. H. Jeanmaire a longuement étudié ces voyages funèbres des
chefs de groupes d’initiés dans la société homérique, groupes rassemblant
d’une part les eithéoi, d’autre part les parthenoi, c’est-à-dire les jeunes gens
et les jeunes filles non encore initiés à la vie sexuelle 318.
L’excursus dans l’autre monde faisait en effet partie des exercices
classiques des initiés, et principalement de leurs chefs. Dans la geste de
Thésée ce voyage s’opérait par plongeon. Ici, l’autre monde vient au-devant
des jeunes guerriers et s’incarne en cette merveilleuse inconnue monté sur
un cheval qui la rend inaccessible.
Henri Hubert avait été frappé par la description du cheval de Rhiannon.
C’est un cheval-fée, dont le prodige consiste à distancer toute poursuite
sans cesser en apparence d’aller au pas. Il avait d’ailleurs en partie fondé
sur ce détail son assimilation de Rhiannon et d’Epona : de nombreuses
statuettes ou bas-reliefs de la déesse la montrent sur un cheval dont l’allure
est toujours le pas.
Le texte gallois nous dit : cheval blanc. Et cet autre détail nous incite à un
rapprochement qui peut aider à préciser le personnage d’Epona-Rhiannon.
Parmi les nombreuses associations entre la jeune fille et un équidé ou
cervidé, il en est une qui tient une place importante dans les légendes et
l’iconographie médiévales sans pourtant avoir été suffisamment analysée :
la licorne est aussi un cheval blanc, que nul ne peut atteindre, hormis la
vierge qui lui présente un miroir. On sait le rôle que Je miroir joue parmi les
objets préservant de la sorcellerie : il fait même, à ce titre, partie (en tant
que miroir métallique, c’est-à-dire archaïque) des pièces de harnachement
traditionnelles. On conçoit donc que le miroir ait été, dans la légende,
l’instrument servant à fasciner, paralyser, dompter ce cheval-fée qu’est la
licorne. C’est en effet un cheval qui ne se distingue des autres que par son
unique corne : peut-être doit-on la rapprocher de la corne d’abondance,
emblème classique d’Epona ? S’il en était ainsi, le groupe de la pucelle à la
licorne ne serait qu’une variante tardive de l’Epona cavalière.
Ces confrontations sont de nature à nous rendre moins mystérieuse la
personnalité de cette déesse chevaline. Sa nature hippique la désigne (autant
que l’épisode de la punition de Rhiannon) pour les échanges d’âmes entre la
terre et le monde infernal. Cette fonction la qualifie pour être une
dispensatrice de richesses, rôle que symbolise la corne d’abondance — et
ici nous retrouvons les caractères que lui attribue Marie-Louise Sjoestedt. A
ce même titre elle est mère, dans la légende galloise et dans l’iconographie
antique ; mère d’un enfant, comme sa monture est parfois mère d’un
poulain (assimilation dont le mabinogi rend compte malgré son obscurité).
Enfin elle est en même temps vierge, comme Rhiannon lors de son
apparition première, et comme la dompteuse de licorne. Rien ne s’oppose
donc à ce que son rôle, tel que l’incarne Rhiannon vis-à-vis des jeunes
guerriers et de leur chef-roi Pwyll, ait été tenu, au cours des cérémonies
printanières, par des jeunes filles non encore initiées (parthenoi) et par leur
« reine » (Rhiannon, au dire d’Huhert 319, procéderait d’un archaïque
Rigantona signifiant : la grande reine).
Le récit gallois met face à face deux personnages, roi (Pwyll) et reine
(Rhiannon), l’un et l’autre chefs des deux groupes respectifs de jeunesse.
Cette rencontre n’est autre que celle des initiés masculins avec l’autre
monde (ici sous forme féminine). Elle a le caractère d’une rencontre
amoureuse, mais très particulière puisqu’il s’agit d’amour courtois. Et nous
sommes maintenant en mesure de comprendre l’arrière-plan archaïque qui
protège si étrangement, au mois de mai, la dame ou damoiselle et impose au
jeune guerrier brutal ce respect que la courtoisie stylisera jusqu’à l’humilité
parfaite dans le Lancelot de notre Chrestien de Troyes : entre les deux
mondes, celui des vivants et celui des morts, il ne peut y avoir de
subordination par contrainte, mais accord librement consenti, accord dont la
meilleure amorce, le prélude le plus sûr est l’amour, l’inclination
réciproque.
Telle serait donc la fin la plus profonde que nous verrions derrière cet
ensemble de cérémonies printanières, amoureuses et hippiques, auxquelles
nous avons donné le nom de cycle du Renouveau, et dont les derniers
vestiges occidentaux sont nos bachelleries du Centre-Ouest, cérémonies où
nous apparaît le corps d’institutions archaïques dont la chevalerie a peu à
peu tiré la courtoisie française.
Les jeunes filles sont, à celte époque calendaire, messagères de l’au-delà.
Parthenoi, elles ne sont pas initiées à la vie sexuelle ; elles sont encore de
plain-pied avec l’enfance, qui vient directement de l’autre monde. Mais leur
virginité ne fait nullement obstacle à leur fécondité, au contraire, puisque
toute fécondité vient de l’au-delà. Elles sont donc dispensatrices des forces
de vie, garantes du pacte que la société des vivants noue avec celle des
morts, pacte qu’elles scellent à leur gré par un libre amour. Virginité,
licence, respect de la jeune fille ou jeune femme, fécondité sont donc des
thèmes connexes malgré l’opposition qu’il prennent à nos yeux : et nous les
retrouvons étroitement et paradoxalement mêlés dans les usages de mai et
dans toute la littérature — antique ou médiévale qui s’y rattache.
Nous inclinerons même à supposer pareille date calendaire initiale pour
les rituels si étranges de bestialité chevaline dont Marie-Louise Sjoestedt a
signalé 320 la très curieuse coïncidence en Irlande du haut moyen âge et aux
Indes. Si aucune relation n’est encore reconnue entre l’acte sexuel et la
procréation, l’orgie ne peut avoir valeur de rituel fécondant que de façon
indirecte. A ce niveau de civilisation l’acte sexuel peut être un procédé
d’identification mystique, au même titre que d’autres moyens primitifs
provoquant l’extase 321 : son emploi est donc normal dès lors qu’un groupe
social désire faire alliance avec les forces surnaturelles de fertilité ou de
fécondité, représentées par des protagonistes sacrés. Tel serait le sens du
mariage divin (hieros gamos) publiquement célébré au cours de tant de
cérémonies païennes. Et telle pourrait être la signification des rituels de
bestialité chevaline dont nous trouvons la trace dans les deux secteurs
extrêmes des Indo-Européens.
Mais revenons à cette figuration de l’au-delà confiée, en mai, aux jeunes
filles : la conclusion de nos analyses relatives à la condition des trépassés va
nous permettre d’en comprendre le caractère féerique au sens étymologique
du terme. Nous avons été conduit à constater que la mort apparaît comme
une sorte d’ensorcellement, temporaire dans le cas de la Belle-au-bois-
dormant ou de Rip-van-Winkle, mais plus souvent définitif, ne s’achevant
que pour permettre à l’âme de dire à la terre un dernier adieu, l’adieu de la
délivrance. Il y a donc, tout près de nous, un au-delà fait d’assoupissement
morbide, un monde où tout se passe par influences occultes, fascinations,
paroles et gestes magiques. En ce qu’elles attirent des vivants malgré eux,
les paralysent, les accablent de léthargie funèbre, ces influences sont
mauvaises : telle est souvent l’action des sorciers, grands ennemis de la vie
terrestre. Tous ces enlèvements, emprisonnements magiques que sont les
ensorcellements — y compris les décès — enrichissent l’autre monde de
toutes ces forces ainsi rendues latentes, et comme virtuelles : de mémoire
d’homme, les générations de tous êtres vivants sont venues, les unes après
les autres, accroître ce stock de vitalité inemployée. L’autre monde est un
formidable trésor de puissances assoupies, prêtes au réveil.
Pour que la vie ne s’arrête pas complètement sur terre il faut donc que, de
temps en temps, les enfers restituent sous le soleil un peu de leur
invraisemblable capital de force vive. Les morts individuelles l’accroissent
à toute heure : que du moins un mascaret de puissance nouvelle jaillisse
périodiquement du pays des ombres et rende au monde sublunaire joie et
santé.
C’est en fonction de telles conceptions de l’univers que nous devons
tenter de comprendre les interventions des groupes de jeunes gens et de
jeunes filles dans les cycles calendaires. Dans la mesure où les uns ou les
autres, en vertu de leur initiation, incarnent l’au-delà, ils sont investis de
puissance magique bienfaisante. Vers la fin d’avril (le 23) la Saint-Georges
ouvrait le cycle des chevauchées. Bientôt les jeunes cavaliers allaient
« couper les lauriers », les feuillages toujours verts où, de ce fait, résident
avec prédilection les âmes errantes. Les jeunes filles dès le début de mai, du
mois fatidique, « allaient les ramasser », s’emparer ainsi des attributs de
leur magie saisonnière, stimulant la vertu propre à leur quasi-enfance, à leur
virginité. Elles étaient dès lors consacrées, rayonnantes d’un pouvoir si fort
qu’il pouvait être dangereux :

Bonhomme, ne regarde jamais


Ton blé en mars, ta fille en mai !

conseillait un dicton de notre Marche 322. Pourtant les rites printaniers les
faisaient s’affronter aux groupes de jeunes gens non pas simplement en
effusions d’un lyrisme élémentaire auquel la rivalité de groupe à groupe eût
ajouté quelque piment agonistique 323, mais par des jeux attestant une
indépendance qu’elles devaient à leur caractère de petites fées temporaires ;
et la réserve qu’elles imposaient ainsi par la crainte a lentement doté nos
civilisations de cette fine fleur, l’amour courtois dont on aperçoit à présent
le lien profond avec la chevalerie.
Toutes ces conquêtes culturelles auraient été impossibles sans
l’assimilation de la mort à un ensorcellement. Et pour saisir toute la valeur
de l’héritage que nous devons ainsi à cette philosophie archaïque, nous ne
saurions mieux faire que de conclure ce tableau des catégories d’âge par
l’étude de l’un des chefs-d’œuvre les plus illustres de la Renaissance. le
Printemps de Botticelli.
Sans doute en a-t-on, encore récemment 324, proposé des interprétations
alléguant l’influence des traditions savantes. Sans écarter a priori de telles
explications, nous demeurons persuadé qu’au moyen âge aucun fossé ne
séparait ces sources d’inspiration des traditions populaires et que, tout en
choisissant tel ou tel récit ou thème aristocratique ou livresque pour en faire
le commentaire pictural, un artiste pouvait exprimer les croyances, évoquer
les gestes du milieu social dont il était baigné. Au temps de Botticelli,
comme encore longtemps plus tard, les nobles fêtaient, en même temps que
le commun, les mêmes fêtes en y apportant seulement quelques
raffinements, quelques modes particulières. Et de tout cela nous n’avons
que peu de témoignages, dont le folklore récemment observé peut utilement
fournir le contexte.
Que l’on se reporte donc à cette admirable peinture. Au centre apparaît,
nous dit-on, Vénus, puisqu’un Eros vole au-dessus d’elle. Nous y
reconnaissons plus volontiers la Reine de Mai, parée comme Vénus ne l’est
jamais, et couronnée d’or. Sur la gauche, ce seraient les trois Grâces ? Peut-
être. Mais pourquoi ne seraient-ce pas les trois jeunes filles qui, jusqu’au
début du XXe siècle, allaient le matin du 1er mai en Lorraine, de maison en
maison, chantant la bonne aventure du Renouveau et donnant partout un
rameau vert (trimazo) dont elles portaient le nom ? En effet un jeune
homme est près d’elles : c’est un guerrier, que signale son sabre de
cavalerie. Mais il n’est pas en posture de galant : se détournant des
merveilleuses filles qui dansent, il est tout occupé à cueillir des rameaux.
De l’autre côté de la Reine, voici les initiées : cette étrange semeuse de
fleurs portant collier et ceinture de guirlandes ; on a voulu voir en elle un
hermaphrodite. Etrange interprétation ! Enfin une fille que ses voiles
couvrent à peine, brindille verte aux dents, est assaillie par un génie des airs
aux joues gonflées comme celles d’Eole. Elle se fait lutiner au sens
étymologique, saisir par le lutin, agent de réincarnation, sur un tapis de
fleurs et sous un plafond de vertes ramures où brillent les « pommes
d’orange », pommes d’amour.
On ne saurait trouver commentaire plus synthétique des comportements
printaniers des trois catégories d’âge les plus importantes : jeunes gens,
jeunes filles, et trépassés. Mais si l’on n’évoque cette preuve en doute, nous
trouverons une confirmation nouvelle de l’existence de tels rapports entre
morts et vivants dans la superstition que nous avons déjà rappelée à propos
du groupe des jeunes filles, et qui veut que les mariages en mai soient
malheureux et doivent être évités. Malheureux à quel titre ? Par l’infidélité
conjugale ultérieure ? Non pas : malheureux par leur progéniture. Les
enfants de telles unions doivent être balourds, stupides, privés d’esprit. On
n’a pas, à notre connaissance, proposé d’explication satisfaisante de ce petit
mystère folklorique, dont nous avons rapporté la haute antiquité. Ce n’est,
au contraire, plus un mystère, si l’on admet que les filles sont, au cours du
mois de mai, comme consacrées aux entreprises des esprits, lesquels ne
peuvent manquer de se venger d’une potestas terrestre, dans cette saison, en
privant les rejetons de l’intelligence la plus élémentaire.
Nous pensons qu’il serait à présent difficile de contester aux trépassés
des sociétés archaïques le caractère d’une catégorie d’âge. Leur condition
d’ensorcelés temporaires, leur réincarnation plus ou moins prochaine les
maintiennent au sein de la communauté. D’autre part celle-ci leur assigne,
comme aux autres catégories d’âge, des tâches spéciales d’intérêt général,
qui leur imposent des droits et des devoirs, des obligations et des interdits.
Il nous reste à embrasser l’ensemble de ce système à la fois social et
métaphysique, à rechercher de façon méthodique les rouages qui font agir
les diverses catégories d’âge les unes en fonction des autres et en vue de la
prospérité et de la durée de la communauté.
LIVRE III

GÉOGRAPHIE HUMAINE ET
PSYCHOSOCIOLOGIE DES
TRADITIONS

*
CHAPITRE VIII

LES CHAMPS ET LA BROUSSE

Nous avions entrepris un tableau des catégories d’âge et de leurs


fonctions sociales particulières. Nos analyses nous ont forcé à de constants
chevauchements, à des retours en arrière tels que ces formations sociales, si
nettement séparées soient-elles, nous donnent à présent l’impression d’être
associées par leurs rôles de façon vraiment systématique. Et cette
constatation peut surprendre étant donné notre point de départ. Nous avons
en effet proposé naguère de définir les faits folkloriques par leur manque
d’organisation, d’élaboration intellectuelle ; ce sont, avions-nous dit, des
croyances collectives sans doctrine, des pratiques collectives sans théorie.
Nous ne revenons nullement sur cette affirmation initiale, puisqu’il
importait de mettre en évidence l’état de décadence où se trouvent depuis
quelque cent ans les traditions populaires. Mais notre investigation tendait à
éclairer cette décadence, par conséquent à reconstituer tout d’abord l’état de
choses antérieur, puis à rechercher les causes des évolutions dont les
derniers stades s’achèvent sous nos yeux.
Il nous a donc fallu tenter la restitution d’états sociaux fort anciens, à
partir de leurs vestiges contemporains ou récents, instaurer une sorte de
paléosociologie grâce à ces matériaux ainsi qu’aux textes et monuments du
moyen âge, de l’antiquité et de la protohistoire, pour ne pas s’aventurer
jusqu’à la préhistoire. C’est cette première démarche qu’il s’agit de
conclure à présent par une vue d’ensemble sur le fonctionnement et l’utilité
de l’organisation sociale par catégories d’âge.
L’analyse des faits nous a conduit tout d’abord à une constatation qui
n’est pas nouvelle : les sociétés archaïques font dépendre leur subsistance et
leur survie d’échanges entre le monde des vivants et le monde des morts,
ces échanges étant réglés, favorisés, ou symbolisés par des cérémonies
saisonnières. Périodiquement l’au-delà déverse le trop-plein de ses richesses
sur ce bas monde, dont est ainsi assurée la temporaire résurrection. Jusqu’à
présent les faits ne nous ont rien montré que nous ne trouvions dans des
travaux sociologiques déjà classiques.
Mais où nous différons de Frazer et de ses émules, c’est qu’à leurs yeux
les sociétés archaïques se contentaient de demander ce débordement
sauveur aux procédés élémentaires d’une magie imitative ou sympathique,
dont on peut prendre pour exemple la « fabrication » de la pluie par
projection d’eau ou arrosages rituéliques. Les faits folkloriques mis à jour
par nos deux séries d’enquêtes spécialement orientées vers leurs aspects
sociologiques nous ont montré au contraire que les sociétés archaïques ne se
sont pas contentées d’appliquer à cet objectif considérable les procédés de
la magie quotidienne, le mimétisme efficace du tous-les-jours. Elles se sont
organisées elles-mêmes en vue du but à atteindre. Cette organisation
spéciale est celle des catégories d’âge.
Rappelons d’abord que ce but est multiple mais cohérent. Sur terre, des
forces de destruction combattent et atteignent constamment les forces de
vie. Cette destruction consiste dans le fait qu’une influence occulte met la
force vitale en état de léthargie ; dès lors le corps s’affaiblit, tombe malade,
meurt, tandis que l’âme émigre vers l’autre monde. Cette influence
maléfique peut être celle d’un sorcier ou d’un être surnaturel exerçant
pareillement une action occulte. Maladie et mort sont donc de même nature
que l’ensorcellement.
Mais où va l’âme ainsi vaincue, liée par le « sort » jeté ? L’autre monde
est tout proche. C’est le monde végétal, la lande et la forêt, ce sont les
sources, rivières, marais, les gouffres, les flots de la mer, le vent qui souffle
en tempêtes ; et les pierres aussi, les vieux blocs erratiques, les roches
naturelles consacrées par quelque tradition ou utilisées en mégalithes.
L’âme y retrouve la foule des trépassés, c’est-à-dire la société des
ensorcelés privés de leur corps et qui attendent soit leur réincarnation soit
une délivrance leur permettant l’envol vers d’autres sphères : l’île des
bienheureux, le ciel, tel ou tel corps céleste.
Dès lors il ne s’agit plus seulement de luttes contre les sorciers ou les
esprits voleurs d’âmes ; il faut provoquer le retour des âmes ensorcelées.
Pour la pensée archaïque un tel reflux est possible, mais de façon massive.
Car les saisons ont pareillement leurs tournants, le cours des variations
climatiques comporte souvent de brusques alternances. Peut-être l’homme
a-t-il médité la leçon des migrations animales, de leurs si lointaines allées et
venues saisonnières ? Toujours est-il qu’il a conçu son calendrier comme un
long et lent mystère à soudains changements de décor. Une date arrive :
coup de théâtre ! Les barrières qui séparent normalement vivants et
trépassés s’abaissent ; l’au-delà peut apparaître. Le voici !
La société s’est organisée en conséquence. Il lui faut saisir cette occasion
exceptionnelle de parlementer, de sceller des pactes comme avec une tribu
lointaine, à peine connue, et dont on peut attendre guerre ou amitié. Qui
peut négocier pour tous ? Certes le prêtre est d’avance désigné pour ce
commerce surnaturel. Mais voici que deux catégories d’âge interviennent,
mènent le jeu comme s’il n’y avait pas encore de sacerdoce établi. De fait,
l’Eglise s’est contentée de tolérer le Carnaval et les bachelleries : ces
institutions étaient à la fois trop loin d’elle et trop anciennes pour qu’elle
pût ni les transformer ni les abolir. Et ce n’est que tardivement qu’elle a
instauré le mois de Marie, « à l’ombre des jeunes filles en fleur » comme
eût dit Proust.
Les deux catégories d’âge désignées pour le commerce avec les trépassés
sont les deux groupes sexuels de jeunesse, parce qu’un tel commerce est
une initiation. Le non-initié n’a en quelque sorte pas d’âme : cette seconde
naissance va lui en donner une. Il l’acquerra en vivant, au cours d’un stage
plus ou moins long, dans la société des trépassés, des esprits. Ainsi la
communauté délègue, aux dates où s’ouvre l’au-delà, tous ceux qui doivent
sortir de l’enfance et qui, par la fréquentation terrifiante et exaltante des
esprits, deviendront des adultes. Nous avons aperçu, au dernier chapitre,
quelles pouvaient être, dans la société celtique, certaines modalités de ces
rituels initiatiques.
La communauté mandate ainsi, chaque année, ses garçons, puis ses filles
pour vivre avec les trépassés. A ceux-ci elle offre donc périodiquement
l’occasion de se réincarner. En temps de Carnaval, les garçons figurent les
fantômes avec leurs masques. Ils font bande commune avec l’armée des
morts et les entraînent vers les maisons des hommes, là où se tiennent les
filles nubiles. Devant les vivants rassemblés ils jouent des saynètes qui,
primitivement, devaient être des tableaux de l’autre monde — origine du
théâtre. Puis ils purgent les habitations en projetant des substances
vivifiantes (farine ou suie) et procèdent à la rigoureuse répartition de la
communauté par couples, remettant non sans rudesse la paix dans les
ménages, et appariant d’autorité les célibataires — tous et toutes — entre
eux.
Avec le Renouveau, l’autorité passera temporairement aux filles
puisqu’elles ne sont plus en puissance des vivants, mais des esprits, donc
socialement libres. Ces grands cycles seront rythmés par des jeux
communaux où l’on flambera les sorcières et toute la « mauvaiseté ». Tel
nous apparaît le schéma général des rites de prophylaxie et de fécondité.
Mais la communauté a d’autres services à demander à ses morts, elle doit
les engager à venir résider dans les emblavures, pour faire germer les
semences et grandir les céréales et plantes textiles. Et ce sont les grandes
commémorations des semailles ; ce sont les brandons du feu clôturant le
Carnaval, flambeaux que l’on transporte à travers la campagne ; ce sont les
rameaux verts et bénits et, avec le christianisme, les petites croix que maître
et maîtresse vont planter dans chacun de leurs champs pour offrir autant
d’asiles propices aux âmes en peine ; c’est le bouquet ou mai de moisson
qui doit conduire jusqu’à la grange ces âmes tutélaires, que l’on délivrera en
mangeant des graines de céréales.
Trépassés et groupes de jeunesse se partagent donc les premiers rôles.
Mais les autres catégories d’âge reçoivent leur place logique dans cette
même architecture. La femme enceinte et les nouveau-nés sont
particulièrement sujets aux atteintes de l’au-delà, dont les esprits malins
tentent sans cesse de substituer aux rejetons humains leur hideuse
progéniture. Si l’enfant échappe à ces périls du premier âge, il peuplera le
village de troupes joyeuses de petits êtres encore tout imprégnés des forces
vives — donc des bénédictions de l’au-delà. Cent dictons expriment cette
croyance ; rappelons simplement l’adage : « La vérité sort de la bouche des
enfants. » Ainsi s’explique que la société médiévale, pourtant si cruelle et
autoritaire à d’autres égards, se soit montrée étrangement libérale, sinon
envers l’enfant pris individuellement du moins vis-à-vis de collectivités
enfantines dépassant en hardiesse les plus audacieuses innovations
contemporaines 325.
Nous avons rattaché l’existence d’une catégorie d’âge des nouveaux
mariés d’une part aux divorces saisonniers de la société celtique, d’autre
part à la fréquence des nouveaux établissements. Retenons d’ores et déjà ce
dernier trait de civilisation ; il nous montre que l’organisation par catégories
d’âge a dû cadrer avec certaines modalités de l’occupation du sol.
Même indication nous est donnée par la catégorie d’âge des pères et
mères de famille, dont les fonctions s’accommodent particulièrement à une
société d’habitat dispersé. Cette catégorie a la charge des rites domestiques
et familiaux mais demeure subordonnée à la prophylaxie magique
communale ; le maître d’un domaine ne peut se refuser à recevoir les
tournées d’enfants et d’adolescents ; il doit obligatoirement contribuer à la
préparation des feux traditionnels. Quant aux fêtes des récoltes (fenaison,
moisson, vendanges) elles achèvent de montrer une dépendance envers la
commune qui va nous conduire à associer ces ensembles cérémoniels à
certains types d’économie archaïque.
Les activités particulières aux groupes de jeunesse sont la preuve positive
que toute cette structure de la société possède un arrière-plan métaphysique.
La catégorie des veufs et des veuves en constitue la preuve négative ; en
quelque sorte la contre-épreuve. Le charivari contre les remariages, surtout
contre les secondes noces suivant de trop près le veuvage, montre bien que
le défunt ou la défunte est considéré comme toujours présent ; puisque le
conjoint l’oublie ou prétend n’en avoir cure, la communauté se saisit de son
cas, met en scène le fantôme, oblige le coupable à payer un humiliant tribut.
Ainsi elle se désolidarise d’avec ceux de ses membres qui méconnaissent
les droits de la catégorie d’âge des trépassés. En même temps cette
interdiction maintient l’homogénéité des groupes de jeunesse. Ces groupes
rassemblent les célibataires et ont le monopole des amourettes, puisque ce
comportement est saisonnier, codifié, et a initialement valeur de rituel
(qu’on se souvienne de la rencontre entre Pwyll et Rhiannon). De tels
rituels ne peuvent avoir d’efficacité que s’ils sont pratiqués par de jeunes
initiés ; cette qualité est indispensable pour susciter l’adhésion des
trépassés, entraîner les esprits — à la suite des groupes initiatiques — vers
le monde des vivants. Mais le caractère d’adolescent ou d’adolescente se
perd vite. Bientôt les retardataires sont rejetés dans la catégorie des vieux
garçons et des vieilles filles, qui se confond avec celle des veufs et des
veuves : nous avons rappelé l’ancienne cérémonie qui permettait, en
Mâconnais, à la vieille fille d’être tenue pour veuve, à la condition de ne
plus se laisser courtiser ; le charivari décrit par Frédéric Lefèvre frappe une
vieille fille revenue au jeu d’amour. Il n’y avait donc pas lieu de reconnaître
une catégorie d’âge particulière pour les vieux garçons ni pour les filles
« ayant coiffé Sainte-Catherine ».
Quant aux anciens, leur âge et leur longue expérience les ont déjà
rapprochés de l’au-delà dont ils commencent à connaître et à pratiquer les
secrets. En ayant dit adieu aux labeurs, c’est-à-dire à l’efficacité matérielle
et physique, ils se sont déjà qualifiés pour l’autre mode d’activité : l’action
surnaturelle, dont ils ont peu à peu appris bien des rudiments aux détours de
leur longue carrière. Prête à se détacher du corps, leur âme rayonne déjà de
ces pouvoirs mystérieux.
L’organisation sociale par catégories d’âge est donc façonnée en fonction
non seulement de certaines modalités de l’occupation du sol — qu’il nous
faudra préciser — mais aussi en fonction de l’existence d’un au-delà dont la
collectivité des vivants ne peut se passer. Pour agir sur cet au-delà,
l’entraîner à des concours périodiques, elle le socialise en quelque sorte par
la reconnaissance des trépassés comme membres permanents de la
communauté. On peut donc dire qu’au moment où l’agriculture, par
l’écobuage, l’essartage, la domestication des animaux et la répartition des
bonnes terres, commençait à socialiser la nature, l’organisation par
catégories d’âges entreprenait, avec le même esprit d’audace conquérante et
de méthode disciplinée, de socialiser le surnaturel, non pas pour se le
soumettre, comme on l’a cru longtemps en attribuant un caractère purement
magique aux fêtes et cérémonies saisonnières, mais pour conclure avec lui
des pactes, des alliances périodiques.

Nous avons dit plus haut que les intentions sous-jacentes à toute cette
structure sociale étaient multiples bien que cohérentes. En effet les
nécessités d’alimentation et de reproduction, ainsi que les luttes contre
maladies et fléaux naturels ne sont qu’une partie des soucis majeurs de la
collectivité. Elle éprouve encore, et de façon pressante, le besoin de
sauvegarde et d’indépendance politique et militaire. La vierge la plus pure,
la plus proche de l’enfance, donc de l’au-delà, en est la garante : c’est dire
que les morts offrent aussi une protection suprême. La permanence du culte
de Sainte-Reine à Alise, aux flancs de cette colline qui a gardé, en plein
christianisme, son caractère de haut-lieu sacré nous est comme une preuve
tangible des raisons religieuses qui avaient pu guider Vercingétorix dans
son choix du réduit suprême de l’indépendance des Gaules, et rejoint ce
trait si remarquable de ses préoccupations métaphysiques : le renvoi de sa
cavalerie, au mépris des avantages tactiques qu’il eût pu en tirer.
Ces vues nous permettent à présent de mieux comprendre un symbole
dont nous avions signalé le caractère politique, le « mai ». Rappelons ses
éléments : le pieu surmonté d’un bouquet (ou couronne) de feuillage vert.
Nous savons à présent qu’un tel feuillage est tenu pour servir de résidence
privilégiée aux âmes défuntes. Leur présence tutélaire était ainsi installée
tant au cœur de l’agglomération sur la grand’place (ou devant le château)
qu’à la périphérie du terroir communal. Nous comprenons à présent, grâce à
notre connaissance de la catégorie d’âge des trépassés, pourquoi ce poteau-
frontière est aussi l’ancêtre de l’arbre de la Liberté, l’insigne de la
franchise, tout en ayant, sous la forme réduite des rameaux de la « croïotte »
morvandelle ou du mai de la moisson, une valeur agricole et fertilisante.
Ainsi les scènes et les signes de cette vie rituélique nous apparaissent
comme polyvalents, défiant constamment notre analyse par leur complexité
et leur profondeur, et semblant déjouer notre besoin moderne de précision
unique et de spécificité.
Un aspect, cependant, demeure ferme dans cette mouvance : la
répartition des rôles entre les catégories d’âge. Tournons-nous à présent
vers elles et tentons de préciser la nature de cette formation sociale.
Nous l’avons dit au début de notre étude ; nous ne pouvons appliquer à
tous ces faits de folklore les termes de groupes ni de classes d’âge. Groupe
ne convient qu’aux formations de jeunesse, bandes déambulantes organisant
les fêtes villageoises. Classe est un terme beaucoup trop absolu en l’espèce,
et dont la division économico-sociale s’est emparé. Catégorie convient à
ces formations sociales qui n’ont de droits et de devoirs que cérémoniels.
Mais il convient surtout par le fait qu’il s’étend à tous les individus de la
communauté tombant sous une certaine détermination d’âge. La
segmentation de la société est ici absolument communale et n’admet aucune
exception de classe ou de caste. On est ainsi conduit à supposer que ce
mode d’organisation sociale est antérieur à l’apparition de castes ou de
classes sociales-économiques. Elle n’a rien de lâche ni de confus, et
comporte même de sévères disciplines puisque le charivari demeure parmi
ses suprêmes vestiges, mais elle ne connaît d’autre hiérarchie que celle des
âges les uns par rapport aux autres, et que la royauté temporaire des chefs
de groupes juvéniles.
Cette dernière distinction fondée sur la compétition et l’honneur de
l’exploit, est à l’origine des désignations électives. Elle se renouvelle
annuellement. Nous trouvons là les rudiments de libertés municipales
beaucoup plus anciennes que le mouvement communal du XIe siècle 326,
plus anciennes encore que la féodalité homérique et que la royauté locale
qu’elle commençait à remplacer. Il semble donc que la segmentation de la
communauté par catégories d’âge corresponde à un stade social antérieur
même à cette constitution de chefferies et de clientèles permanentes où la
société gauloise était fortement engagée lorsque la conquête arrêta son
évolution autonome.
Il est bien remarquable que ces particularités sociologiques se soient
maintenues dans nos campagnes jusqu’à nos jours. Ces persistances sont à
mettre en parallèle avec d’autres traits par lesquels notre société paysanne
se rattache toujours à de très lointaines origines ; ainsi de l’existence de
communaux dans un certain nombre de terroirs, notamment dans nos
régions montagneuses. Les géographes et les historiens locaux ont relevé de
tels fossiles d’organisation agricole, qui trouvent ainsi dans la constitution
de la société elle-même d’importantes correspondances. Nous devrons donc
nous poser la question de savoir si ces diverses survivances (économiques
d’une part, sociales de l’autre) ne sont pas solidaires, et de quelle façon.

Nous ne pouvons aborder ce problème sans avoir au préalable déterminé


plus nettement la place de ces catégories d’âge vis-à-vis des autres
structures que comporte la société paysanne. Hormis des vestiges de
fonctions judiciaires ou politiques, les diverses catégories d’âge nous
apparaissent comme pourvues de devoirs et de droits magico-religieux,
comme définissables avant tout dans l’ordre des fonctions rituéliques. Or
leurs participants ne constituent nullement un sacerdoce. Ce ne sont pas des
clercs bien que nous ayons noté au passage la grande analogie entre
certaines traditions de chapitres de chanoines et divers comportements
caractérisant le groupe des jeunes gens. C’est une organisation magico-
religieuse de la vie laïque, et, s’il est permis d’user de ce terme en dehors de
la vie religieuse proprement dite, une organisation sacrée du monde
profane. Il est donc possible d’attribuer l’origine de ce type d’organisation à
une époque où la spécialisation sacerdotale, la constitution de clergés
distincts de la société laïque, n’étaient pas plus accomplies que la division
de la société en classes 327 et où les chefferies s’annonçaient par les royautés
annuelles de certaines catégories d’âge, indépendamment de l’existence
possible de sociétés secrètes comportant une hiérarchie assez analogue.
De même que les confréries religieuses, les catégories d’âge nous
apparaissent donc comme des groupements de laïcs pour des fins d’intérêt
commun et dépassant le cadre des activités profanes. Les conséquences de
ce statut sont très particulières. Puisqu’il ne s’agit pas d’une spécialisation
professionnelle, l’activité propre à chaque catégorie ne sera pas codifiée,
étant donné qu’il n’y a aucun enseignement organisé. Les rites seront
purement traditionnels, ainsi que les croyances correspondantes. D’où, avec
le temps, des variations assez importantes, et surtout multiples dans le détail
de cérémonies dont pourtant le thème demeurera identique, inchangé. Ainsi
se constituera au travers des continents la prodigieuse diversité locale de
traditions cependant apparentées. A l’action constante et comme invisible
des petites innovations inconscientes s’ajoutent les effets des emprunts de
groupe à groupe et surtout le reflet exercé par le prestige des civilisations
supérieures. Toutefois, au travers d’un dédale de particularités locales, nous
avons vu qu’il est possible de dégager des traits généraux, des assises
communes, qui nous reportent sans solution de continuité vers des temps
correspondant vraisemblablement à notre protohistoire. Ainsi se justifie
cette notion de l’existence d’une civilisation traditionnelle, une malgré la
succession de civilisations diverses, que nous avons proposée dans notre
Introduction. Ce n’est pas seulement la langue qui marque notre filiation
antique ; bien plus ancienne est l’origine des cérémonies que nous avons
analysées. Car si l’on peut dire que nous parlons encore du bas-latin nous
ne parlons certainement pas en langue gauloise, bien que notre Toussaint
continue Samhaïn et notre 1er mai, Beltine. Il y a donc ou du moins il y a eu
tout au long de l’histoire et jusqu’au XXe siècle un invariant au fond de
notre culture, invariant encore insuffisamment décrit, dont nous espérons
avoir précisé un aspect, et dont il importerait à présent d’expliquer et la
persistance plusieurs fois millénaire et la très rapide disparition
contemporaine.
Nous avons déjà indiqué que cette persistance ne pouvait être attribuée à
la fixité des croyances correspondantes ; le christianisme les a recouvertes
et n’en a laissé transparaître que des éléments profondément transformés
par son enseignement. Nous ne sommes parvenus à les reconstituer que
d’une façon conjecturale, en partant sans cesse des comportements
traditionnels ou en confrontant des superstitions fragmentaires. La structure
sociale s’est maintenue, fortement cohérente, très longtemps après que les
hommes eurent oublié ou rejeté les idées qui avaient justifié cette
cohérence.
Mais ne sommes-nous en présence que de deux termes : croyances,
structures sociales ? A plusieurs reprises nous en avons aperçu un troisième,
dont nous avons différé l’examen : l’activité technique, pratique, la vie
matérielle associée à ces cérémonies. Nous ne pouvons éviter cette
question : à quelles façons de vivre et de travailler la spécialisation
cérémonielle de ces catégories d’âge était-elle appropriée ?
Revenons aux croyances vraisemblablement initiales. Nous avons
constaté que les comportements des diverses catégories d’âge ne s’éclairent
qu’en fonction de la dernière d’entre elles ; celle des trépassés, et que ceux-
ci sont considérés comme résidant (pendant un stage de durée très variable)
aux environs immédiats des maisons des vivants, qu’ils hantent d’ailleurs
fréquemment. Enfin nous avons noté que ces lieux où séjournent les morts
sont des landes, des forêts, des rivières, des marais, et des roches naturelles
ou assemblées en mégalithes. C’est en somme le tableau d’étendues
désertiques.. Nous ne le rencontrons que rarement aujourd’hui dans nos
campagnes ; encore de tels sites sont-ils humanisés par les routes qui les
sillonnent. Or ces derniers traits sont tout récents.
Dès notre Introduction nous avons insisté sur le caractère extrêmement
tardif d’un réseau vicinal véritable. Toutes les descriptions de la campagne
française dans la première moitié du siècle dernier nous montrent la plupart
des villages tenus à l’écart les uns des autres par l’extrême difficulté des
communications en mauvaise saison. Malgré la véritable surcharge de
population qui caractérisait alors beaucoup de nos provinces (eu égard au
niveau des moyens de production) l’occupation du sol était alors bien moins
intense. Les défrichements ont progressé au cours du XIXe siècle. Une
population rurale décroissante a très sensiblement étendu la portion cultivée
du territoire. Consultons les spécialistes de la structure agraire ; non
seulement les moyens de production ont changé, mais en même temps ont à
peu près disparu les vestiges, jusqu’alors tenaces, d’un mode d’agriculture
que nous soupçonnons à peine aujourd’hui : la culture temporaire.
Marc Bloch en a clairement marqué l’ancienne extension dans son
ouvrage classique 328. Après avoir indiqué que le mode d’occupation des
« bocages » (pays où les champs sont enclos de haies permanentes) était
fort lâche, il ajoute : « Presque toujours les terres encloses avaient pour
centre, non un village, au sens général du terme, mais un hameau, une
poignée de maisons... L’agglomération ancienne était petite ; il y avait
cependant agglomération. Ce menu groupe d’hommes ne cultivait pas en
permanence tout son terroir. Autour des labours, coupés de haies ou de
murs, s’étendaient inévitablement de vastes friches ; telles par exemple, les
landes bretonnes. Elles servaient de pâquis, et l’on y pratiquait d’ordinaire,
assez largement, la culture temporaire. » Il montre ensuite comment c’est de
la culture temporaire qu’il faut partir pour reconstituer la genèse de ces
terroirs clos. Et il conclut que l’on peut « distinguer, en France, trois grands
types de civilisation agraire, en liaison étroite, à la fois, avec les conditions
naturelles et l’histoire humaine. D’abord un type de sol pauvre et
d’occupation lâche, longtemps tout à fait intermittente et qui
toujours — jusqu’au XIXe siècle — demeura telle pour une large part :
régime des enclos ». Puis les deux types « d’occupation plus serrée »
comportant au nord l’assolement triennal et la charrue, au midi,
l’assolement biennal et la fidélité au vieil araire.
Si l’on reprend les choses à leur base, le paysan se heurte à un problème
constant, la lutte contre le très rapide appauvrissement du sol cultivé. Ce
problème n’a reçu qu’un petit nombre de solutions différentes depuis le
début de l’agriculture, c’est-à-dire depuis l’âge néolithique. Elles pouvaient
être cherchées dans deux directions : fumer la terre, la laisser reposer.
Jusqu’au développement des cultures fourragères, qui ne prit une grande
extension qu’au XVIIIe siècle de notre ère, il n’était pas possible de nourrir
longuement les bêtes en étable, donc de disposer de beaucoup de fumier ;
on avait juste de quoi cultiver constamment des pièces de terre peu
étendues, généralement autour des maisons. Simples jardins et vergers, à
vrai dire, que ces champs exigus protégés par des clayonnages comme en
montrent les enluminures et les tapisseries médiévales. C’étaient les ouches,
les hortillons, toponymes que l’on retrouve en maintes régions.
Comment traiter le reste des terres ? Par une alternance de culture et de
repos. Mais on commença par cultiver jusqu’à épuisement chaque lopin
défriché. On l’abandonnait ensuite à la brousse, qui ne le régénérait que
lentement ; douze ans, quinze ans même. C’était entre temps la lande, ou le
bois vite repoussé, mais constamment menacé par la dent des chevaux et du
bétail qu’on y laissait errer et qui se nourrissaient de jeunes pousses, au
grand dam des futaies. Ainsi chaque chef de maisonnée disposait
temporairement d’une partie du domaine de la communauté. Il
débroussaillait par l’écobuage, qui s’est pratiqué jusqu’à une date récente,
dans les Ardennes, et vraisemblablement dans les cantons reculés du
Plateau Central. Cette pratique est bien connue des bergers : certains
n’hésitent pas à brûler la forêt pour valoir à leurs troupeaux les jeunes
pousses de verdure qui apparaissent bientôt sur les étendues de cendres. Par
écobuage ou par d’autres procédés plus pénibles, on essartait, on « faisait de
la terre » comme dit un personnage canadien du roman Maria
Chapdelaine ; on semait ainsi quelques récoltes de seigle, après quoi les
genêts envahissaient de nouveau les anciens champs.
On conçoit quels progrès a valus à nos campagnes l’introduction de l’un
et de l’autre systèmes classiques d’assolement : biennal ou triennal. Notre
histoire rurale, qui n’en est encore qu’à ses débuts, devra se poser la
question de savoir quand a commencé cette première révolution agricole, la
seconde ayant été marquée, comme l’a montré Marc Bloch, par
l’introduction (à partir du XVIIIe siècle) des cultures fourragères dans le
cycle de l’assolement, à la place d’une année de jachère. Il nous paraît fort
possible que cette première révolution ait été le fait de la colonisation
romaine, ce qui expliquerait, autant que les attraits de l’humanisme
méditerranéen, la rapide et massive conversion des peuples gaulois à la
latinité. Les Romains pratiquaient l’assolement biennal, dont la survivance
dans nos provinces méridionales a pu être mise en parallèle avec d’autres
traits de civilisation de même origine : l’usage du droit écrit, l’emploi de la
tuile-canal 329. Nous n’avons pas d’indice certain de l’existence
d’assolements dans la Gaule indépendante. La création de soles, en
rapprochant les champs cultivés, a eu pour premier effet d’écarter les
habitations de la brousse, dont ne les séparaient auparavant que les minces
jardinets ou potagers. Sans doute ce regroupement des emblavures a-t-il
mieux marqué, peut-être, le caractère désertique d’autres parties du
paysage, où n’apparaissaient plus guère de sillons lointains et comme
aberrants ; à moins que quelque pauvre ménage ne décidât d’y tenter la rude
bataille d’y subsister. Mais ce remembrement n’a fait que stabiliser, rendre
fixe la division du pays en « champagnes » et en déserts — landes ou
forêts —. Il aura fallu attendre la seconde révolution agricole : la
suppression des jachères, et surtout la troisième : la création d’un réseau
routier allant jusqu’à l’empierrement des chemins d’intérêt local, pour que
les étendues inhabitées et incultes cessent d’être un domaine
essentiellement différent des campagnes humanisées ; domaine hostile,
plein de mystères, hanté par les derniers fauves tueurs de bétail et
d’hommes ; domaine de la peur, donc de l’au-delà.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, cette division de nos terroirs en
campagnes et en déserts s’est maintenue avec ses caractères accusés. Mais
elle n’était que la persistance d’un état de choses naguère encore plus
farouche. Il y a toujours eu deux zones rurales depuis les débuts de
l’agriculture jusqu’aux modes de faire valoir modernes. Mais ces zones ne
se sont franchement dissociées que par les assolements ; juslque-là, les
déserts ont pénétré, étroitement enserré les parcelles temporairement
humanisées par le travail, le jeu fréquent de l’araire, de la houe et de la
herse.
Pensons à cet ancien statut de notre pays en termes de ces croyances
magico-religieuses que nous avons précédemment analysées ; défrichage et
longues jachères posaient périodiquement aux hommes le problème d’un
partage du sol avec les morts et les esprits, d’une alternance de ces deux
mondes sur les mêmes sols, puisque les âmes résident dans les landes et les
bois et que la végétation broussailleuse est leur commun asile. Ces âmes
que l’on chassait ainsi temporairement, il fallait obtenir d’elles la fertilité
des céréales et des plantes textiles que l’on semait dans les sillons mêmes
qui les avaient expropriées. Et pour comprendre combien ces problèmes
pouvaient être obsédants, il convient de se représenter non seulement
l’extension ancienne de ces solitudes — que les assolements
limitèrent — mais leur proximité immédiate : la brousse, domaine des
ombres, était à la porte même des vivants.
Ce régime d’existence a laissé jusqu’à nous des traces dont on pourrait
encore relever de-ci de-là de faibles vestiges techniques, ne fût-ce que par la
pratique des brûlis pour « engraisser » les terres. Mais l’archéologie nous
permet de reconstruire par la pensée un stade encore antérieur : ces âges
durant lesquels le faible groupe humain défrichait une clairière, la cultivait
jusqu’à épuisement, puis l’abandonnait, chassé par la misère et repartait en
quête d’un autre site hospitalier. C’était non pas encore la culture
temporaire, mais bien l’agriculture semi-nomade, infiniment précaire,
incapable d’accumuler de véritables réserves. Comment ces hommes
n’auraient-ils pas eu le sentiment que les morts jaloux prenaient après
quelques années, leur revanche, et les saisissaient à la gorge ? Nous devons
faire l’effort de nous le figurer pour comprendre l’énormité relative des
sacrifices que représentaient pour ces pauvres communautés
l’enfouissement de tant de riches mobiliers funèbres. Sans les angoisses de
la chasse primitive, de l’élevage archaïque et des premiers stades de
l’agriculture, nos musées d’archéologie préhistorique et protohistorique
seraient presque vides.
Ainsi se comprend cette formule que nous retrouvons sous la plume des
meilleurs connaisseurs récents de la Gaule pré-romaine, Henri Hubert,
Marie-Louise Sjoestedt, M. Albert Grenier, M. Raymond Lantier : le
peuplement de notre territoire s’est fait bien moins par grandes vagues
migratoires que par « petits paquets » glissant les uns à côté des autres, les
uns sur les autres, et d’ordinaire sans dévastations spectaculaires. Les Celtes
(si l’on peut étendre ce nom à des époques de migrations fort échelonnées
dans les âges des métaux) n’ont fait que continuer ces traditions itinérantes.
Mais ils étaient d’excellents forgerons, supériorité qui leur permettait de
mieux triompher des forêts comme des autres peuples. Héritiers de
l’agriculture semi-nomade, leur nombre contribua probablement à
transformer cette agriculture primitive en culture temporaire, multipliant les
établissements fixes. Pourtant le faible enracinement des gens aux sols
s’affirmait encore par l’institution du ver sacrum, consécration périodique
de toute une jeune génération qui devait essaimer au loin.
Au milieu de guerillas et de pactes d’alliance, ces nouveaux venus
prenaient fréquemment position d’aristocratie vis-à-vis des populations plus
anciennes. Leur supériorité avait pu tenir à des innovations dans
l’armement ; la cavalerie dut être redoutable dans ces guerres entre tribus, et
les chevaliers de Vercingétorix ne parvinrent sans doute pas en temps utile à
faire oublier de vieilles rancunes qui servirent César.
Car la fatale division des Gaulois nous rappelle leur terrible institution
nationale : la chasse aux têtes. Et cette coutume évoque elle-même le
caractère sporadique des cultures temporaires. Disséminés à même la
brousse, les laboureurs étaient autant de proies offertes aux incursions, aux
coups de main. Et nous comprenons encore mieux cette guérilla endémique
en nous référant à la structure sociale par catégories d’âge.
Le rôle magico-religieux et militaire des groupes archaïques de jeunes
gens a fait l’objet, depuis une vingtaine d’années, de travaux importants qui
nous en font mieux comprendre les caractères sur lesquels nous aurons à
revenir au chapitre X : Lily Weiser 330 et Otto Hœfler 331 Outre-Rhin, Marie-
Louise Sjoestedt, MM. Georges Dumézil 332 et H. Jeanmaire en France, ont
renouvelé nos vues à cet égard. Nous avens déjà fait état de ces derniers
ouvrages, sur lesquels il convient de revenir à nouveau.
La formation militaire et religieuse des jeunes gens avait un caractère
occulte et initiatique, qui dut susciter de bonne heure des groupements mi-
sacerdotaux, mi-guerriers, dont l’ordre des Templiers nous offre un dernier
exemple dans le cadre du christianisme. Dans l’ancienne Rome les Horaces,
chez les Scandinaves les Berserkir, chez les Celtes d’Irlande les fiana sont à
mettre en parallèle. Otto Hœfler, se fondant sur une documentation
considérable, a conclu à une filiation directe de ces groupements à la vieille
institution populaire des loups-garous. Nous disons bien : institution, et non
pas simplement : croyance. Il est en effet avéré que, jusqu’au XXe siècle
certains individus se croyaient, la nuit, transformés en loups et couraient la
campagne, les forêts et les landes, où ils se jetaient sur les passants attardés.
Le fait que les loups-garous aient constitué dans la société paysanne récente
non pas des groupes recrutant des hommes d’origines diverses (ce qui était
le cas des fiana et des Berserkir) mais des familles se transmettant cette
triste fonction, peut-être en vertu de déséquilibres héréditaires, ne nous
semble pas un argument contraire à cette thèse, puisque déjà dans
l’ancienne Rome la gens Horatia peut être considérée comme spécialisée
dans la formation militaire 333. Nous reviendrons au chapitre X sur cette
formation.
Ainsi la catégorie d’âge des jeunes gens a donné naissance
périodiquement à des groupements sociaux très variés, ici guerriers, là
magico-religieux, parfois associant l’un et l’autre caractères, et qui
pouvaient être des familles spécialisées, des castes, des bandes militaires,
des groupes d’unités. Le laos du roi homérique est composé d’aventuriers.
« Les fiana, précise M.-L. Sjoestedt, ne constituent ni une race, ni des tribus
au sens ordinaire du mot, ni à proprement parler, une caste, On ne naît pas
fêinid, membre d’une fian, on le devient, on choisit de le devenir. Il faut
pour cela satisfaire à des conditions rigoureuses 334 ». Après s’être changée
en groupe accueillant des individus étrangers, la catégorie des jeunes
guerriers pouvait donc tourner à la caste par l’attribution de richesses et de
revenus spéciaux : ainsi le temenos du chef, domaine royal, et les gerata,
rations supplémentaires, accordées aux braves du temps de l’Illiade et de
l’Odyssée 335. « C’est justement, dit Jeanmaire, parce qu’il exige des frais
d’équipement considérables, un cheval, un harnais de guerre, un
entraînement préalable au maniement des armes, que le service militaire à
certaines époques devient l’apanage d’une classe pour laquelle, après avoir
constitué une charge, il devient un privilège lucratif » ; et l’auteur compare
ces faits homériques aux origines de notre chevalerie 336.
La conditions de tels privilèges est l’importance militaire décisive de
l’exploit individuel, importance qui s’affirmait dans les luttes à l’arme
blanche. On pourrait soutenir que, si l’on excepte les armées romaines, les
peuples occidentaux n’ont guère connu, avant l’usage du canon, que deux
formes d’hostilités : l’action prodigieuse du héros, ou l’action massive et
relativement organisée de foules armées. L’une peut réagir sur l’autre ; le
héros déchaîné déclenche une panique d’autant plus facilement que l’effet
des projectiles est plus faible.
Or que l’on y prenne bien garde : l’un et l’autre de ces aspects archaïques
des conflits armés correspondent respectivement d’une part aux faits et
gestes de la catégorie des jeunes gens, et d’autre part à la levée en masse,
arrachant du sol toutes les communautés d’une tribu, voire un ensemble de
tribus, des peuples entiers, comme les Cimbres et les Teutons, et, plus tard,
les Huns ou les Goths. Ce dualisme se répercute longuement dans le cours
de notre histoire nationale, marquée par l’héroïsme trop souvent anarchique
de notre féodalité, comme par la mobilisation profonde des contingents des
communes, pour Bouvines ou pour Valmy.
Sans doute celte persistance de deux modalités tactiques archaïques avait
pour condition la guerre à l’arme blanche ; mais elle supposait aussi un
dualisme social associé lui-même à l’opposition géographique des cultures
et des solitudes. Landes et forêts sont le domaine des jeunes gens armés et à
cheval, comme, à certaines époques, des chevaliers, c’est-à-dire d’une caste
nobiliaire, pareillement spécialisée dans la chasse et la petite guerre. Les
guérets, vignobles et vergers concernent le reste de la communauté : adultes
et autres catégories d’âge, qui subviennent aux frais des jeunes guerriers,
jusqu’au jour où le péril commun appelle tout le monde aux armes. Nous
croyons donc que l’agriculture semi-nomade et la mise en culture
temporaire ont été les genres de vie qui ont très longuement servi de creuset
à l’organisation sociale par catégories d’âge, elle-même mère de chefferies,
de monarchies primitives, et d’aristocraties féodales, comme de groupes
initiatiques, voire de certains ordres religieux. Ces diverses formations
sociales ont pu entrer en conflit les unes avec les autres, ou contre d’autres
éléments sociaux favorisés par l’évolution technique ou économique : entre
temps la structure par catégories d’âge demeurait invariable, parce que
réclamée de façon permanente par le dualisme de la vie rurale, dualisme
que les assolements modifièrent sans l’abolir.
On peut encore trouver d’autres raisons à cette correspondance : tant que
l’assolement n’a pas accru la production en céréales, l’alimentation devait
nécessairement demander à la chasse, à la pêche et au ramassage un appoint
plus ou moins important. Dès l’apparition de la verdure, il était grand temps
d’envoyer dans la brousse non seulement les troupeaux mais toute une
partie de la population ; la jeunesse, alerte, prête à se mesurer avec le gibier
ou les fauves, était toute désignée pour décharger ainsi le groupe d’une part
importante des besoins alimentaires communaux. En même temps les
marches, larges zones de frontières, se peuplaient ainsi de guetteurs tout
prêts à donner l’alarme et à engager les premières escarmouches.
Troupeaux, bergers et boisilleurs pouvaient reprendre le sentier de la lande
ou de la forêt : bien que solitaires, il n’y étaient plus abandonnés totalement
à eux-mêmes. Et cette dissémination, certes très lâche, constituait une
protection relative pour les laboureurs poussant leurs essarts au cœur des
genêts et des fourrés.
La constitution de soles, la rotation biennale ou triennale des semailles et
des jachères sur des fonds bien groupés atténuèrent peut-être ces nécessités
archaïques, sans pourtant les effacer. La chasse — que les grands domaines
privés transformèrent en braconnage — est restée jusqu’au temps présent
un appoint non négligeable de l’ordinaire du paysan.
Nous voudrions signaler encore d’autres traits de notre civilisation rurale
qui semblent dénoter le caractère relativement récent de cette complète
fixation au sol, de cet « enracinement » dont une littérature moderne fait le
trait essentiel de notre paysan. Au début du XXe siècle la plupart de nos
cultivateurs étaient ou journaliers, ou fermiers et métayers. Sans doute
trouve-t-on dans certains terroirs une remarquable stabilité des occupants
des domaines. Mais ces cas, si saisissants puissent-ils être, ne sauraient
contrebalancer l’importance du fait des mutations annuelles, réparties sur le
calendrier d’une manière aberrante à première vue, et qui mériterait une
analyse approfondie. A ces dates, c’était un branle-bas d’une partie
importante de la population, le mobilier suivant les gens sur la charrette.
Autre fait bien digne de réflexion : l’ancienne prépondérance des
maisons à colombages sur les maisons en pierre 337. Dans un grand nombre
de nos provinces, là même où les carrières sont proches, en Touraine par
exemple, de vieilles demeures présentent encore, par leurs cloisons
intérieures, des témoignages de l’ancienne extension des murs en charpente
et terre battue sur clayonnages. Ce que nous avons rapporté des maisons
construites collectivement ou élevées en une nuit renforce ce trait de
civilisation. Que l’on visite la France en recherchant les vieilles maisons
rurales : bien rares sont les régions où l’on ne trouvera pas les vestiges de
colombages.
On est ainsi conduit à rassembler de multiples indices de l’antique
mobilité de nos populations, semblables en cela à celles de l’ancienne
Russie ou de la Chine 338. La transhumance est un fait bien connu et dont la
haute antiquité est certaine 339. Nous avons rappelé déjà les nombreuses
formes de l’émigration temporaire, qui pouvait être de quelques semaines,
dans le cas des compagnies de moissonneurs 340 comme elle l’est encore
pour la vendange, ou semestrielle dans le cas des tailleurs de pierre
limousins, ou portant sur une plus longue durée, si l’homme se plaçait à
gages en ville. Beaucoup d’Auvergnats étaient ferblantiers ambulants,
prolongeant dans les débuts du XXe siècle les pérégrinations des fondeurs
de l’âge du bronze attestées par les routes jalonnées de leurs cachettes.
D’autres étaient colporteurs et ont transformé, depuis, ce métier en celui de
marchands forains motorisés 341. Industrie et commerce étaient, il y a cent
ans encore, en bonne partie itinérants et servant de métiers d’appoint à des
agriculteurs.
D’autres coutumes sont difficiles à imaginer sans cette mobilité relative ;
les pèlerinages entraînaient la majorité des fidèles loin de chez eux, au
moins une fois dans leur existence. Les Croisades ne peuvent être
comprises qu’en fonction de populations prêtes sans cesse à se déplacer en
masse. Là encore nous retrouvons le dualisme social dont nous avons parlé.
Car, à côté de la Croisade nobiliaire, croisade de chevaliers, il y eut la
Croisade des pauvres gens. La première est attribuée par M. Jeanmaire à
des bandes armées comparables à celles qui se déplacèrent, au deuxième
millénaire, dans le bassin oriental de la Méditerranée. La seconde était un
aspect historique de la constante instabilité paysanne.
Et nous en venons ainsi, remontant le cours des âges, à rendre compte à
la fois du caractère agricole et guerrier, conquérant, des Celtes. Nous avons
dès longtemps attiré l’attention sur l’intérêt que présente la pratique de la
culture temporaire pour expliquer ce double aspect, dont la simultanéité
semble paradoxale à l’esprit moderne 342. L’histoire allègue volontiers à ce
sujet le caractère primesautier, inconstant, audacieux, voire téméraire de nos
ancêtres. Il serait sans doute plus juste de dire qu’ils furent l’un des
premiers grands peuples du continent, en un temps où l’agriculture ne savait
lutter contre l’appauvrissement des bonnes terres qu’en déplaçant les
emblavures dans des landes ou des forêts ; leur nombre les contraignait
périodiquement à reforger en glaives les minces pointes métalliques de leurs
charrues et araires de bois 343, puis à suivre en foule le groupe des
adolescents guerriers. Enfin, face à l’ennemi, avant les grands mouvements
massifs de leur tactique rudimentaire, ils s’arrêtaient volontiers, tandis que,
du bataillon des jeunes, enivrés d’héroïques visions de l’au-delà, quelque
chef se détachait, et se portait en avant pour défier l’adversaire, l’appeler au
duel à mort, à la rencontre fatidique d’où chaque armée attendait le présage
générateur de foi triomphante ou de panique 344. Ainsi l’agriculture
marquait la guerre à travers les structures sociales.
CHAPITRE IX

LES GENRES DE VIE ARCHAÏQUES :


TRADITION ET EMPIRISME SOCIAL

Nous avons réuni un certain nombre de faits de civilisation qui nous


semblaient relever à la fois de l’existence de catégories d’âge, et de la
répartition de nos terres en zones cultivées et en déserts, selon la mise en
culture temporaire ou selon l’assolement. Faits connexes : comment
concevoir cette connexion ? Au précédent chapitre nous avons dû
reconnaître que ces structures sociales s’étaient montrées plus durables que
les croyances correspondantes. Ce n’est donc pas un ensemble de
« représentations collectives » qui aurait maintenu l’accord entre un certain
type de société et un certain genre de vie matérielle. Ces croyances n’ont
certes pas entièrement disparu, mais elles se sont désagrégées en
superstitions associées aux cérémonies caractéristiques de ces catégories
d’âge.
Dès lors, de deux choses, l’une : ou cette organisation de la société faisait
corps avec certaines modalités du travail et de l’activité économique, ou
bien cette structure sociale a duré par elle-même, en vertu d’une force
propre, tandis qu’en même temps certains genres de vie prévalaient en vertu
de causes différentes. Celle seconde hypothèse revient au fond à une
affirmation dont l’explication n’apparaît pas, puisque le phénomène
considéré est ainsi isolé de tous les autres. Nous ne devrions donc
l’admettre qu’en dernière analyse et au seul cas où la première
interprétation s’avérerait insoutenable.
Or, nous l’avons déjà constaté au début de notre recherche : les catégories
d’âge sont entrées en décadence à l’époque même où apparaît une nouvelle
révolution dans l’action de l’homme sur la nature. Le XIXe et le XXe siècle
ont ouvert des possibilités de circulation toutes nouvelles (empierrement
des chemins vicinaux, voies ferrées, automobiles), puis instauré des
innovations bouleversant l’économie et le travail paysans : machinisme
agricole, engrais chimiques. Avec l’antique division des pays en
« champagnes » et en déserts ont disparu la discipline communale,
l’économie fermée, l’autarcie domestique. Simultanément, les superstitions,
le folklore magique et les cérémonies saisonnières — énorme chaos formé
de débris des cultes primitifs — s’évanouissent ou s’effacent en quelques
décades. Il serait fort simpliste de conclure aussitôt à un rapport de cause à
effet. Mais nous devons parler de variations concomitantes. Nous sommes
fondé à supposer des interactions dont il importerait à présent de déceler les
mécanismes.
La principale constatation qui nous paraît résulter de nos analyses est la
remarquable cohésion des catégories d’âge les unes avec les autres et avec
la communauté, fait qui concorde avec la cohérence inattendue entre les
superstitions sous-jacentes. A plusieurs reprises nous avons constaté que
cette cohésion cérémonielle se prolonge en concordance pratique, et
remarqué un lien étroit entre les cérémonies et certains travaux à caractère
collectif ; plus encore, ces travaux et les fêtes correspondantes s’agencent
les uns par rapport aux autres en fonction des saisons. La revole, la
gerbaude et les fêtes analogues faisaient en quelque sorte pendant au ban de
moisson qui obligeait les cultivateurs à commencer ensemble les opérations
de récolte : elles constituaient une sorte de prime d’honneur pour la
maisonnée — ou la compagnie de travailleurs — la plus diligente. Mêmes
cérémonies pour la fenaison et les vendanges. La prise de possession des
solitudes par les groupes de jeunesse au temps du Renouveau était l’aspect
cérémoniel du départ des troupeaux pour les pâturages après la longue
réclusion hivernale :

Ac neque jam stabulis gaudet pecus, aut arator igni,

disait Horace 345. Nous avons encore signalé la relation entre les
semailles et la fête celtique des trépassés, Samhaïn, devenue notre
Toussaint, notre Jour des Morts.
Mais nous devons même aller plus loin. La hiérarchie des âges de la vie
est vraiment une hiérarchie du travail, d’autant plus apparente dans les
exploitations où la main-d’œuvre est strictement familiale. Les enfants sont
petits bergers, auxquels chacun commande. Les garçons et les filles sont
sous l’autorité du père et de la mère de famille pour les labeurs des champs
et les besognes domestiques, au même titre que les journaliers. Souvenons-
nous de la cérémonie du mariage fictif qui permettait à la vieille fille,
désormais assimilée à une veuve, de commander aux valets de ferme.
C’était le cas, naguère, des cadets et des cadettes, oncles et tantes qui ne se
mariaient pas afin de demeurer, avec certains privilèges, à la ferme
familiale. L’aîné, maître de maison, les commandait, mais avec certains
égards, leur laissant le droit de choisir le mode de travail qui avait leur
préférence.
Il y avait ainsi, dans certaines fermes, l’oncle qui se chargeait du potager
et du jardin, ou qui se spécialisait dans les soins à donner à la vigne ou aux
arbres fruitiers. Nous avons indiqué les rapports entre les pères et mères de
famille et les anciens. L’organisation par catégories d’âges est donc une
hiérarchie dans le labeur en même temps qu’une répartition de fonctions
cérémonielles. Le premier de ces aspects concerne plus spécialement la
maisonnée, le domaine familial ; le second aspect rattache, nous l’avons vu,
les diverses maisonnées à la communauté villageoise par l’intermédiaire du
calendrier traditionnel.
En d’autres termes, la structure sociale que nous avons étudiée est aussi
une organisation du travail, une organisation économique. Sans doute était-
elle fort loin de représenter toute l’organisation économique de la société
paysanne observable au XIXe siècle dans les pays occidentaux. Mais elle
correspondait, au sein de cette société, à des survivances tenaces
d’économie communale plus primitive, à des genres de vie plus lointains, et
que nous avons même cru pouvoir identifier avec la culture temporaire et
avec les vieux systèmes d’assolement.

Mais nous ne saurions nous contenter de ces correspondances globales.


Le moment semble venu de confronter certaines acquisitions de la
sociologie avec les résultats obtenus depuis un demi-siècle par la
géographie humaine. Nous avons été conduit par nos analyses à admettre
une concordance entre structures sociales et genres de vie. Cette
concordance, quelle est-elle et quels en sont les mécanismes ? Nous ne
pouvons nous poser ce problème sans rappeler tout d’abord ce que les
géographes appellent « genre de vie ». Cette notion peut être considérée
désormais comme fondamentale en géographie humaine. Elle a été
progressivement définie par P. Vidal de la Blache et n’a cessé de guider les
travaux de ses continuateurs 346. Que faut-il entendre par « genre de vie » ?
Le milieu physique propose à l’homme des ressources qu’il exploite ou
méconnaît : la détermination des moyens matériels de subsistance ne résulte
pas purement et simplement des données fournies par le milieu. Il y a choix.
Telle est la vérité première.
Ce choix est-il un acte arbitraire ? Mis en présence d’un ensemble de
ressources naturelles, l’homme est-il libre de s’attacher à certaines, de
négliger les autres à sa fantaisie ? En aucune manière. Premièrement ce
choix est rendu possible par une certaine technique que le groupe social
possède, qui est l’une des pièces maîtresses de sa civilisation propre. En
second lieu les techniques primitives et archaïques ne permettent pas à
l’homme de faire mieux que de concurrencer, avec un succès croissant, les
autres espèces vivantes qui l’entourent.
Et ici nous rencontrons une autre notion fondamentale de la géographie
moderne : celle d’œcoumène. L’homme fait toujours partie d’un
agencement local d’espèces vivantes et de ressources physiques, où les
vivants — flore et faune — agissent et réagissent les uns sur les autres, et
en fonction de ce que leur offre un certain secteur de notre planète. Il y a,
dit Vidal de la Blache, « interdépendance de tous les cohabitants d’un même
espace, de tous les commensaux d’une même table, ennemis ou auxiliaires,
chasseurs ou gibiers. » Et il en donne un exemple frappant : l’homme lui-
même « sert à son insu à des fins qu’il ne soupçonnait guère. Il vous est
arrivé, dit-il, marchant sur des chaumes, de faire lever des nuées d’insectes ;
vous verriez, en vous retournant, que des oiseaux épient vos pas ; vous leur
servez de rabatteur 347 ».
Cette interdépendance au sein de rassemblements vivant « dans les
cadres tracés par les climats « est l’objet de l’Œcologie, que Haeckel a
naguère définie 348 comme étant la science des « mutuelles relations de tous
les organismes vivant dans un seul et même lieu », science qui s’est
affirmée tout récemment par les travaux de M. Max Sorre 349.
Ainsi partout où le milieu physique se prêtait à la vie, végétaux et
animaux ont lentement édifié des états d’équilibre entre toutes les espèces
présentes, états où s’entrecroisent pâture, chasse, symbiose, entr’aide le
plus souvent inconsciente. Ces équilibres sont précaires, sans quoi l’homme
eût été condamné à demeurer au rang des hominiens. Il n’a pu s’élever que
grâce à la fréquence de déséquilibres passagers, en particulier du fait de la
succession des saisons.
Comment a-t-il profité de ces occasions favorables ? Pendant très
longtemps, l’homme n’a pu étendre son action sur la nature qu’en
mobilisant des auxiliaires dans le monde vivant « plantes de culture,
animaux domestiques ; car il met ainsi en branle des forces contenues qui
trouvent grâce à lui le champ libre, et qui agissent 350 ». On pourrait donc
schématiser l’action d’un genre de vie archaïque par l’image du levier.
L’homme en engage la pince dans une faille s’ouvrant entre des masses qui
l’écrasent. Au bras du levier il applique une énergie beaucoup plus
considérable que la sienne : la puissance d’expansion d’espèces animales et
végétales. Son œuvre, c’est l’insertion et le maintien de cette force, là où
elle peut renverser l’équilibre préexistant. Cette insertion elle-même a
supposé l’invention de la première technique puissante : le feu, qui vient à
bout de la forêt et qui prépare des clairières en y déposant un engrais
précieux 351. Sans l’écobuage, ni la hache ou la houe de silex, ni la dent des
premiers animaux domestiques n’auraient pu lutter contre la puissance
végétative de la forêt vierge. C’est grâce à cette maîtrise précoce que
l’homme a pu s’associer avec succès certaines graminées et, en même
temps, certains animaux qu’il a, comme le chien, dispersés de bonne heure
sur toute la surface de la terre.
On le voit : pour s’établir sur quelque coin de la planète, l’homme a dû et
entrer dans le jeu de la nature », se choisir des compagnons et se reconnaître
des ennemis au sein d’un oecoumène. D’où la diversité des solutions que les
groupes d’hommes ont peu à peu agencées devant les problèmes de la
subsistance et de la sécurité. Chacune de ces solutions constitue un « genre
de vie ».
« La vision de formes d’existence en étroit rapport avec le milieu, dit
encore Vidal 352, telle est la chose nouvelle que nous devons à l’observation
systématique de familles plus isolées, plus arriérées de l’espèce humaine...
Quelque part qu’on fasse aux échanges, il est impossible d’y méconnaître
un caractère marqué d’autonomie, d’endémisme. Il nous fait comprendre
comment certains hommes placés en certaines conditions déterminées de
milieux, agissant d’après leur propre inspiration, s’y sont pris pour
organiser leur existence. » Retrouverions-nous de la sorte cette fantaisie
individuelle que nous venons d’écarter ? Vidal de la Blache ne tarde pas à
nous prémunir expressément contre cette erreur. « Quelle que soit
l’importance des groupes dont il fait partie, l’homme n’agit et ne vaut
géographiquement que par groupes. C’est par groupes qu’il agit à la surface
de la terre... 353 » Pourquoi ? Il est indispensable d’entrer ici dans le détail
des mécanismes qui vont constituer un genre de vie.
Les techniques primitives étant — sauf l’action du feu — extrêmement
faibles, leur effet ne pouvait être sensible que par la multiplicité et la
répétition. Cette simple remarque explique la précédente loi de subsistance
par groupes, et indique l’un des traits fondamentaux de tout genre de vie :
organiser des opérations indéfiniment répétées. Répétées parce qu’ainsi
elles aboutissent à l’efficacité ; mais aussi parce que les besoins humains
sont cycliques.
Travaux répétés : travaux acharnés. Qu’on se représente le nombre de
générations qu’il a fallu pour sculpter les flancs des montagnes de nos
hautes vallées en véritables escaliers de petites terrasses étagées, pour
dessiner à la surface des causses tant de murettes de pierres amoncelées,
pour couvrir d’oliviers les pentes méditerranéennes.
Nos genres de vie modernes remettent à la machine la plus grande part de
telles répétitions, et c’est pourquoi le machinisme caractérise notre
civilisation. En même temps nos moteurs et nos produits chimiques
réduisent dans beaucoup de cas à une seule opération ce que l’ancienne
main-d’œuvre n’aurait réalisé que par son activité collective. D’un coup une
excavatrice effectue le travail de plusieurs terrassiers. A elle seule la
moissonneuse-lieuse vaut une compagnie mixte de moissonneurs et
javeleuses. Ainsi le machinisme tendra de plus en plus à séparer les
travailleurs les uns des autres en interposant des appareillages entre chacun
d’eux : d’où notre loi moderne de spécialisation.
Fort différentes sont les conditions qui président aux activités
« primitives » ou archaïques. Et pour les bien saisir, il y aurait avantage à
établir une distinction au sein des phénomènes sociaux déjà si longuement
étudiés sous la désignation globale de « division du travail ». Emile
Durkheim, dans sa thèse célèbre, avait proposé d’y reconnaître deux
modalités : « Coopérer, en effet, dit-il 354, c’est se partager une tâche
commune. Si cette dernière est divisée en tâches qualitativement similaires,
quoique indispensables les unes aux autres, il y a division du travail simple
ou du premier degré. Si elles sont de nature différente, il y a division du
travail composée, spécialisation proprement dite ». A vrai dire cette
distinction était inspirée à Durkheim par le système d’explication
psychologique qu’il prétendait établir : il concevait deux modalités de la
solidarité sociale, dont la première lui paraissait fondée sur l’identité des
consciences, la seconde, sur le caractère complémentaire des fonctions.
Cette dualité sur laquelle il fondait l’harmonieuse construction d’une
évolution des esprits le conduisait à supposer que le travail avait longtemps
consisté en des « tâches qualitativement similaires. » Or ce n’était que très
partiellement exact. Sans doute les compagnies de moissonneurs et de
javeleuses dont nous parlions plus haut accomplissaient les mêmes gestes à
longueur de journée, et cela pendant plus d’un mois. Sans doute les
bûcherons en équipe accomplissent eux aussi les mêmes efforts. Mais,
pendant ce même temps, d’autres membres des mêmes groupes d’hommes
accomplissent d’autres besognes. Si petit soit-il, tout groupement humain
organise en son sein une répartition des fonctions. C’est ce qui a permis à
de très petits « paquets » d’hommes de subsister en pratiquant le semi-
nomadisme. Vidal de la Blache nous les décrit, dans ses Principes, d’après
un observateur qui visita l’intérieur de la Chine au XIXe siècle, le Comte
Bela Szechenyi : il nous montre « ces familles de cultivateurs, d’aspect
décent, qui campent sur le bord des chemins, emportant avec elles la
nourriture pour le voyage 355 ». Et il ajoute : « Ainsi il ne s’agit pas d’un
prolétariat vagabond, mais de groupes formés, cohérents, dont femmes,
enfants et vieillards font partie, à la recherche d’un terrain propice pour y
planter leurs pénates et continuer leurs habitudes traditionnelles. C’est ce
qu’il y a de plus résistant dans la société chinoise, la famille, qui se
transplante dans son intégrité pour faire souche ailleurs et qui, grâce à sa
cohésion, y réussira... On franchit au besoin de grandes distances, en quête
d’un milieu analogue à celui qu’on est contraint de quitter. » Il dit encore à
ce sujet : « Lorsque, au XVIIe siècle, le riche « Pays des Quatre Feuves », le
Sseutch’ouan, eut été ruiné par les incursions tibétaines, des groupes
d’immigrants affluèrent pour combler les vides, apportant si fidèlement
avec eux leurs dieux lares et leurs traditions domestiques que leurs
descendants savent encore dire de quelle province étaient venus leurs
ancêtres 356. »
Chacun de tels petits groupes (grande famille, communautés « à pot et à
feu ») se reconnaît un chef, soit héréditaire, soit élu 357, précisément parce
qu’il est indispensable que quelqu’un répartisse les tâches. Durkheim
pensait que les sociétés les plus anciennes devaient être conçues « comme
une masse absolument homogène dont les parties ne se distingueraient pas
les unes des autres et par conséquent ne seraient pas arrangées entre elles,
qui, en un mot, serait dépourvue de toute forme définie et de toute
organisation. Ce serait le vrai protoplasme social, le germe d’où seraient
sortis tous les types sociaux. Nous proposons, concluait-il, d’appeler horde
l’agrégat ainsi caractérisé 358. »
On sait que la sociologie a depuis longtemps abandonné ces conjectures.
Si loin que nous puissions remonter, les faits archéologiques et
ethnographiques suggèrent au contraire l’existence de structures sociales
déjà complexes. Et nous pouvons reprendre le raisonnement de Durkheim
lui-même pour expliquer ce fait : car ce qu’il appelle « division du travail
composée » semble apparaître dès le paléolithique ancien. Dans une
communication à la Deuxième Semaine internationale de Synthèse 359, M.
l’Abbé Breuil a marqué tout d’abord qu’on ne sait « presque absolument
rien » pour les temps géologiques, longs « d’une immense durée, de
nombreuses centaines de mille ans certainement, qui précèdent les
approches de la dernière glaciation ». Il ajoutait cependant : « Tout au plus
doit-on supposer une extraction concertée du silex ; les fragments
superficiels de ce dernier étant impropres à la taille, il y a eu extrêmement
tôt une sorte de science pratique pour le repérage des gîtes de matière
convenable, et action concertée pour son extraction, son transport à quelque
distance et son débitage selon des principes témoignant d’une technique
apprise, traditionnellement conservée et perfectionnée. » Et il concluait :
« Ceci ne peut naturellement se concevoir sans une certaine vie sociale
proprement dite, dont l’agglomération des pierres taillées en stations
ouvertes ou parfois sous abri témoigne également. »
A la même Semaine de Synthèse, M. Raymond Lantier a signalé de
véritables amorces de rationalisation de la production industrielle dès l’âge
dit néolithique : « Dans les villages des mineurs néolithiques de Spiennes,
disait-il, existe une spécialisation rudimentaire du travail. Il semblerait
même qu’on ait cherché à produire rapidement et en masse. Dans certains
ateliers on ne fait rien autre que débiter les rognons sortis de la carrière ;
dans d’autres, on fabrique exclusivement des haches ou des pics pour le
travail des mineurs. Donc, villages organisés, spécialisés dans l’industrie
minière et la fabrication d’un outillage déterminé 360. »
Ces constatations sont extrêmement importantes, car nous nous trouvons
là en présence non plus d’une simple répartition de fonctions différentes,
mais d’une véritable division technique du travail, comme celle qui
caractérise la production industrielle moderne : attribution à des ouvriers
différents d’opérations particulières, correspondant aux stades successifs de
fabrication d’un même produit. Tout autre chose est le fait de distribuer
entre les membres d’un même groupe des besognes simultanées mais
totalement distinctes les unes des autres : tandis que, par exemple, les
hommes jeunes et adultes vont à la chasse ou à la pêche, les femmes
vaquent à la culture des potagers ou à des besognes ménagères 361. Nous
avons longuement relevé les détails d’une telle répartition de fonctions dans
le domaine cérémoniel, et noté qu’elle était à la base de la survivance des
catégories d’âge.
Nous pouvons donc constater que répartition des fonctions et division
technique du travail coexistent depuis la protohistoire, mais en proportions
variables, la subdivision d’opérations techniques étant peu fréquente
jusqu’aux débuts de notre ère industrielle.
Qu’en résulte-t-il quant aux conditions d’établissement et de durée d’un
genre de vie ? Selon Durkheim, une solidarité différant du conformisme
résultait nécessairement de la répartition des fonctions : « solidarité
organique », radicalement distincte de la solidarité primitive, « mécanique
ou par similitudes » (psychologiques), et que la horde devait à l’invasion
des consciences individuelles par la conscience collective. Nous venons au
contraire d’admettre que cette répartition des fonctions est non pas récente
dans la mesure où l’on peut user de ce terme, mais « primitive », du moins
en regard de la division technique du travail. Or quelles sont les
conséquences de cette nouvelle position du problème, en ce qui concerne le
genèse de la solidarité ?
En ce qu’elle consiste à séparer des opérations techniques, la division du
travail suscite des sentiments de solidarité entre les participants d’une
même production ou d’une même catégorie de production. Bien que les
machines s’interposent, comme nous l’indiquons, entre les ouvriers, un
sentiment confraternel s’établit parmi les travailleurs d’un même atelier,
d’une même usine. Indépendamment de la solidarité de classe économique
(qui se fonde sur les conditions matérielles de subsistance) la juxtaposition
des spécialités dans les différentes parties de l’usine suggère de façon vive
l’interdépendance des opérations diverses qui s’y réalisent. Il n’en est pas
fatalement de même en ce qui concerne les diverses sortes de services que
réclame la société. Beaucoup sont inconnus ou méconnus parmi les
titulaires d’autres métiers. Et quelle qu’ait pu être l’exiguïté des petits
groupes archaïques, il en a toujours été de même : l’ancienneté de
l’apologue des membres et de l’estomac nous en est une preuve.
Il n’apparaît donc pas que la cohérence générale des travaux d’une
collectivité se réalise de la même manière en cas de simple répartition des
fonctions et en cas de division technique du travail. Dans ce dernier cas la
nécessité d’une convergence des opérations vers un même but est évidente ;
elle tend à créer entre les participants une solidarité professionnelle dont le
syndicalisme moderne est en partie l’expression. Plus la production prend
un caractère industriel, plus cette interdépendance proprement technique
suscite dans les sociétés des courants ayant pour but l’organisation
rationnelle de toutes les activités sociales, que ces courants prennent telle
étiquette politique ou telle autre.
Avant que la division technique du travail n’atteigne une telle
prépondérance, et tant que les genres de vie reposent essentiellement sur la
répétition d’opérations indépendantes les unes des autres et sur la
répartition de ces occupations et travaux nettement différents, la
convergence des activités, leur caractère complémentaire pour le plus grand
bien de tous n’apparaissent pas à chacun comme une nécessité concrète. Il
faut donc que celte convergence soit affaire de bonnes mœurs plus encore
que de conscience professionnelle. Ainsi s’explique la contamination si
curieuse de la morale et des phénomènes naturels dans les croyances
archaïques. Car les labeurs sont dans l’étroite dépendance du milieu et de
ses variations saisonnières. L’équilibre du genre de vie ne se réalise qu’en
s’intégrant à un équilibre de l’œcoumène. Incapables de se représenter ce
complexe dans sa réalité concrète, de concevoir en une synthèse rationnelle
les rapports avec le milieu, que cependant l’expérience atteste sans les
éclairer, les hommes commencent par les imaginer selon leur propre
participation à cette vaste interdépendance, c’est-à-dire selon leur cohésion
sociale, leur soumission aux règles de vie et d’action permanentes qui les
guident de saison en saison, d’année en année. Dès lors tout manquement à
ces prescriptions devient un crime, puisqu’il trouble un ordre qui, de façon
mystérieuse mais certaine, embrasse le cours naturel des choses. Un
manquement aux règles d’exogamie, un adultère suffisent pour provoquer
des calamités météorologiques.
En d’autres termes, la notion de genre de vie, avec tout ce qu’elle
implique de solidarité sociale et de rapports avec l’œcoumène, est tout
d’abord pensée comme un ordre moral non seulement humain mais
universel. Le bon vouloir tend à apparaître comme le principe même de
l’harmonie cosmique. D’abord soumission empressée aux préceptes
anciens, puis adoration de décrets divins, l’amour du Souverain Bien tend à
devenir ainsi révélation du suprême principe métaphysique. Il est possible
que de telles expériences, si puissantes encore chez les petites communautés
de la civilisation grecque, aient été le point de départ des conceptions
stoïciennes, et en aient favorisé le grand et durable crédit.
On comprend aussi que l’un des plus anciens poèmes grecs ait pour titre
Les travaux et les jours : l’essentiel d’un genre de vie archaïque n’est-il pas
un calendrier puisque ce sont les saisons qui, modifiant les relations entre
espèces au sein de l’œcoumène, offrent à l’homme l’occasion d’intervenir à
son profit, pour son salut ? Le calendrier signifie la règle collective à
laquelle nul ne peut ni ne doit se soustraire, sous peine d’amoindrir les
forces agissantes, donc les faibles chances de la communauté sur la voie
unique que lui trace le parti qu’elle a pris, en présence de durs obstacles et
de concurrents terribles. Les récoltes réclament des soins minutieux et
ponctuels pendant le reste de l’année. Engager cette lutte, c’est y
subordonner son activité, accepter un ensemble de règles hors desquelles
point de salut.
Nous n’avons d’ailleurs pas encore assez marqué l’extrême diversité des
tâches composant les genres de vie archaïques. Nous avons en effet, pour
faciliter la clarté du schéma, raisonné comme si un seul genre de récoltes
pouvait assurer la subsistance. Mais on a, depuis quelque vingt ans, créé la
nouvelle science des régimes alimentaires, dont les premières constatations
ont mis en évidence la complexité et la précarité de ces régimes chez les
populations archaïques 362. L’excès ou l’insuffisance de certaines substances
ingérées se traduit rapidement par des troubles de l’organisme. Or les
régimes alimentaires des populations arriérées du globe répondaient à cette
proportionnalité indispensable. Comment avaient-elles mis au point ces
fragiles architectures ? La psychologie a encore beaucoup à nous apprendre
quant à la genèse des goûts, des appétences. Toujours est-il que le fait est
là : le « primitif » se maintenait en santé par un ensemble de nourritures que
l’on a souvent bien imprudemment prétendu améliorer, provoquant ainsi
certaines carences alimentaires qui se traduisaient soit par la maladie, soit
par la dégénérescence.
Madame Lucie Randouin et ses collaborateurs ont signalé à plusieurs
reprises la sûreté avec laquelle des populations très archaïques luttent contre
le scorbut, maladie typique des déséquilibres alimentaires. « Les Islandais,
par exemple, écrit-elle 363, avaient à leur disposition des poissons, des
moutons, des chèvres, des volailles. Instinctivement, ils ont équilibré leur
régime relativement très carné — trop riche en principes générateurs
d’acides, en phosphore, etc, avec le lait de leurs chèvres, des œufs
d’oiseaux sauvages, des navets, des mousses nommées « carragahen ». Il
s’agit là d’un équilibre constitué à grand peine, en quelque sorte instable, à
la limite de ce que l’organisme humain peut supporter. »
Empruntons au même ouvrage un autre exemple de cette remarquable
sagesse alimentaire des populations dites arriérées. « Condamnés de par
leur situation géographique à un régime presque exclusivement animalien,
(les Esquimaux) ont recherché avidement les parties de leurs proies
capables de les préserver du redoutable scorbut : c’est-à-dire le foie, le
sang, l’estomac et l’intestin avec leur contenu, et une longue expérience
ancestrale leur a appris que ces parties devaient être consommées crues,
ainsi que les rares aliments végétaux qui se trouvaient à leur disposition :
quelques espèces d’algues marines, le contenu stomacal et intestinal des
animaux herbivores (le bœuf musqué notamment). Peu ou pas de provisions
chez ces peuples qui ont senti la nécessité de consommer, autant que cela
leur était possible, des aliments frais, des aliments crus. »
L’Histoire de l’Alimentation végétale de Maurizio a révélé la grande
diversité des plantes que consommaient les populations archaïques. Cette
extension très large du ramassage n’était pas seulement conditionnée par
l’insuffisance des matières comestibles : beaucoup de fruits, de baies
fournissaient aux régimes un correctif indispensable.
On aperçoit l’extrême complexité des tâches que réclame la subsistance
dans la plupart des genres de vie archaïques. Exceptons évidemment
certains habitats océaniens où le milieu végétal est si favorable que les
indigènes emploient la majeure partie de leur temps à des occupations
érotiques 364 : dans la grande majorité des cas, un genre de vie est une suite
à peine interrompue de tâches obsédantes se commandant l’une l’autre,
souvent à longue échéance, souvent collectives. Même lorsqu’elles
consistent en démarches individuelles, comme peuvent l’être la chasse ou la
pêche, elles demeurent sous le contrôle du groupe, car, à ce niveau inférieur,
nul ne peut subsister longtemps sans entr’aide, et la paresse ou la
négligence d’un seul impose une charge éventuelle aux autres.
On le voit : ce qui a conféré aux activités primitives et archaïques cette
unité qui permet de parler du « genre de vie », c’est d’abord l’absolue
nécessité de la cohérence des opérations. A cette cohérence répond la forte
cohésion collective dont nous avons signalé le caractère éthique. Nous
devons maintenant considérer un autre aspect des genres de vie : leur
tendance générale à la stabilité, jusqu’à une époque toute récente.
Nous avons indiqué déjà qu’un genre de vie consiste avant tout en
opérations répétées. Nos machines nous délivrent en grande partie de cette
sujétion. Souvenons-nous des esclaves tournant la meule, des femmes pilant
le riz de longues heures durant. Mais évoquons, plus encore, la nécessaire
continuité de travaux moins élémentaires : tissage, poterie, vannerie,
charronnerie, ferronnerie pour ne citer que quelques-uns. Comment
l’ensemble des techniques demeurait-il à la fois pareil à lui-même et
cependant susceptible de changements, de progrès ? Par quel moyen
l’homme répondait-il à ces exigences contraires : maintenir un équilibre
précaire, s’adapter, donc en partie innover ?
Une facilité de vocabulaire semble avoir, plus d’une fois, masqué le
problème. Le langage courant suggère un mot commode : l’habitude. Son
usage est assez imprécis pour évoquer diverses notions contraires et
répondre ainsi à tous les cas. Le Vocabulaire philosophique a, fort
heureusement, dénoncé cette ambiguïté 365. M. Lalande distingue en effet
entre le sens objectif et le sens subjectif du terme : le français des XVIe et
XVIIe siècles, plus précis que le nôtre, disait coutume là où nous disons
habitude au sens objectif, c’est-à-dire répétition régulière d’un événement.
Si le terme allemand de Gewohnheit correspond à ce sens objectif, à la
coutume observée, la véritable acception du mot habitude, dans la langue
française, doit correspondre à un sens subjectif, indiquer une disposition
subjective de celui qui agit, disposition qui constitue elle-même le motif de
l’acte. Un exemple donné par M. Lalande éclaire bien cette distinction dont
nous allons saisir l’importance : l’expression « Il est habitué à se lever de
bonne heure » ne peut avoir qu’un seul sens, le sens subjectif ; on dira très
bien, en effet, « Je me suis levé de bonne heure pendant dix ans, mais je ne
m’y suis jamais habitué » ou « je n’en ai jamais pris l’habitude ».
Si l’habitude, au véritable sens subjectif du terme, est donc le mobile de
l’acte, elle est consentement intime, et bientôt amoindrissement du caractère
conscient de cet acte, glissement vers l’automatisme et la facilité. Mais cette
facilité même suppose la réussite régulière. Si nos existences modernes sont
de plus en plus un tissu d’habitudes, c’est que nos techniques
perfectionnées nous transforment en enfants gâtés, dont les actes se
réduisent peu à peu à des gestes immanquablement efficaces. Ceite
expérience quotidienne du citadin contemporain l’incline sans doute à
penser qu’un genre de vie est un ensemble d’habitudes. Elle l’éloigne
cependant chaque année davantage des conditions véritables des genres de
vie archaïques.
Car le caractère le plus marqué de ces comportements collectifs était la
répétition malgré les échecs, l’entêtement, l’acharnement qui, malgré les
déceptions et les catastrophes, parvenait à arracher la décision.
L’obstination du vigneron à cultiver sa vigne quand l’orage anéantit en
quelques minutes les efforts d’une année ; le courage du paysan
méditerranéen de jadis qui remontait dans sa hotte, du fond du ravin, la terre
de ses oliveraies, délavée en quelques heures par l’averse torrentielle : est-
ce là de l’habitude ? L’habitude ne résiste pas à l’insuccès. L’acte qui se
poursuit jusqu’à la faillite de l’entreprise est à nos yeux routine et sottise.
L’acte, qui, traversant vingt échecs, atteint la réussite finale, n’est pas une
habitude. Or c’est cette manière d’agir qu’il s’agit d’expliquer.
Vidal de la Blache, tout en invoquant l’habitude parait avoir senti cette
difficulté. Tantôt il dit : « habitudes cimentées par l’hérédité », tantôt
« habitudes traditionnelles 366 » Voilà deux notions nouvelles, et qui
corrigent singulièrement son affirmation initiale : « Il faut se rappeler que la
force d’habitude joue un grand rôle dans la nature sociale de l’homme. »
Laissons de côté l’hérédité des prédispositions à tel ou tel genre de travail,
point encore obscur, et abordons la question de savoir ce qu’est la tradition.
On a pu s’étonner qu’un tel examen n’ait pas trouvé place au début même
de notre travail. Nous ne pouvions, à vrai dire, comprendre toute
l’importance de la tradition tant que n’apparaissait pas son rapport avec le
genre de vie. Nous avons laissé cette relation se manifester et s’imposer
d’elle-même au cours de l’étude de certaines traditions. A cet effet nous
avons choisi un ordre de faits jusqu’alors insuffisamment observé par les
folkloristes : les cérémonies calendaires en ce qu’elles manifestent une
segmentation sociale par catégories d’âge. L’analyse de ces faits nous a
révélé en eux deux caractères principaux : leur haute ancienneté (donc leur
stabilité surprenante) et leur cohésion en fonction de quelques grands
thèmes. Ces deux caractères nous paraissent être analogues à ceux des
genres de vie archaïques si stables et si cohérents. Nous sommes ainsi fondé
à nous demander si la tradition ne serait pas l’élément constitutif des
anciens genres de vie, et si la connaissance de son mécanisme ne pourrait
jeter quelque lumière sur la façon dont ces genres de vie se sont formés et
ont traversé les âges.
A quoi l’on pourra objecter que la chose est bien connue. Outre l’emploi
du mot par Vidal de la Blache, M. Marcel Mauss n’a-t-il pas défini toute
technique comme étant un comportement traditionnel, c’est-à-dire ne
résultant pas d’une disposition héréditaire 367 ? Or tout genre de vie, stricto
sensu, est un ensemble de techniques. Sans doute. Mais les choses les
mieux connues ne sont-elles pas souvent les moins analysées ? Les
folkloristes sont familiarisés avec ce paradoxe, eux qui passent leur temps à
prendre la peine de noter ce qui, aux yeux de tous, semble si « naturel » que
nul ne le remarque.
Tradition, au sens étymologique, est translation, transfert d’un dépositaire
à un autre, transmission d’un bien — au sens premier, qui est juridique — ;
transmission aussi d’une notion, ou d’une manière de se comporter et
d’agir. C’est ce dernier sens que nous allons examiner, puisqu’il touche de
plus près à la notion de « genre de vie ». C’est également celui
qu’envisageait M. Marcel Mauss en définissant la technique. Voyons donc
comment se transmet le savoir technique, c’est-à-dire certains gestes de
métier.
L’explication orale est l’un des moyens d’apprentissage. Mais ce n’en est
nullement l’essentiel. Le maître enseigne, ou plutôt renseigne en quelques
mots qui ont déjà tout le poids de son expérience et de celle de ses
prédécesseurs. Mais le principal enseignement consiste pour lui à
empoigner ses outils et à dire : « regarde comment on fait ». L’apprenti
commence donc par observer longuement le maître et les compagnons
œuvrant à leur tâches diverses. Puis on le met à son tour à la besogne.
L’exemple des gestes et des attitudes du maître est le modèle qui doit alors
suffire à le guider. En présence de la matière et de ses secrets, ce n’est pas
un dispositif mécanique de manettes, de pinces et d’écrous qui le conduira
vers le succès de sa tâche : l’outil n’est guère qu’un prolongement de son
bras et de son poing, — ainsi des tenailles et du marteau du forgeron. La
matière ne cédera, n’obéira qu’à son adresse, à son savoir-faire. Et, face à
cet inconnu, il faut donc qu’il s’emploie tout entier.
C’est pourquoi l’apprenti artisan n’est pas un copiste. Dans toute copie,
l’attention est sollicitée par ces deux termes : le modèle, et l’image que peu
à peu on en réalise à l’aide d’une matière qui ne compte que dans la mesure
où déjà elle devient réplique. Le dispositif de l’action de l’apprenti est
différent. En face de lui, la matière, contre laquelle il s’agit de se battre avec
toutes ses ressources personnelles pour lui faire prendre forme, une forme
qui n’est pas là, inerte dans un modèle, mais que l’ouvrier porte dans son
regard en même temps que son corps se souvient des gestes et des efforts
qu’il a vu faire au maître et qu’il s’applique à égaler. Ce n’est plus une
froide transposition, qui tend vers de simples reports géométriques : c’est
un dialogue entre l’homme qui veut projeter hors de lui une image présente
à son esprit, et la matière qui peu à peu répond, et semble ainsi devenir
parlante à son tour. Tout artiste connaît ce dialogue. La principale différence
entre lui et l’artisan, c’est qu’il imagine son modèle idéal, alors que l’artisan
s’en souvient. Mais, dans les deux cas, le dispositif psychologique est le
même : c’est pourquoi la production artisanale était sur une voie qui
conduisait à l’art, et, constituait la source permanente et anonyme des arts
populaires.
Une autre différence — d’ailleurs secondaire — entre l’artiste et
l’artisan, c’est que le travail du premier n’est que rarement un travail de
force. Bien peu de sculpteurs attaquent eux-mêmes, directement, un bloc de
pierre au ciseau. Au contraire, beaucoup de tâches artisanales impliquent
une mise en action de toute la musculature. Tenons cette remarque en
réserve. Nous aurons plus tard à en noter certaines conséquences
psychologiques.
Nous disions à l’instant que l’artisan se souvient de l’image qu’il
s’efforce de matérialiser. En même temps, son bras, et souvent tout son
corps, doit se souvenir des leçons magistrales, de l’exemple donné. Car le
labeur traditionnel consiste moins en opérations qu’en luttes successives.
Quand le tâcheron n’a que ses mains et des outils rudimentaires, l’ouvrage
devient une sorte de duel avec la réalité, allant jusqu’au corps-à-corps, et où
le mystère de la chose brute semble s’affirmer par des ripostes traîtresses.
Le fer rouge darde sous le marteau la parcelle incandescente qui perce l’œil
du compagnon. Chaque œuvre est alors une bataille que l’on gagne, et où le
hasard garde toujours ses droits. Chaque tâche offre ainsi l’occasion d’un
exploit. Pas plus que le combat, elle ne conseille cette stricte mensuration
de l’effort qui devient la condition de nos réussites industrielles. Mais cette
mobilisation des ressources physiques et morales de l’ouvrier n’est pas
laissée à son simple bon vouloir : là encore l’essentiel pour lui est de se
souvenir. Car à chaque outil et à chaque sorte de travail correspondent des
« tours de main ». Essayons de comprendre la portée du fait.
Un « tour de main » est un geste technique que la seule considération de
l’outil ne saurait révéler. En voici un exemple. Les apothicaires et
droguistes utilisaient naguère constamment des mortiers de bronze où ils
malaxaient les onguents avec un pilon métallique. C’est un instrument dont
le mode d’emploi paraît évident : empoigner le pilon et frapper de haut en
bas le fond du mortier, par un va-et-vient vertical. Nous examinions il y a
une quinzaine d’années dans une vieille pharmacie de la rue Saint-Antoine,
à Paris, un fort beau mortier exposé à titre de curiosité, et soupesions le
pilon en songeant au dur travail que devaient accomplir naguère les
apprentis et commis. Un vieil homme sortit de derrière ses bocaux et nous
assura en souriant que la chose n’était nullement malaisée : « On
empoignait le pilon à deux mains et, avec la base, on dessinait un
mouvement en forme de huit dans la substance à broyer. Essayez vous-
même. » Et nous dûmes convenir que cet exercice ne demandait ainsi qu’un
effort singulièrement faible.
On peut dire que toute pièce d’ancien outillage supposait de même un
mode d’application économique de la force muscuculaire : c’était le « coup
à attraper ». L’invention en avait été probablement lente et empirique, et
supposait une longue familiarité de l’outil avec les muscles et avec tout le
corps. Mais cette adaptation pouvait être rendue beaucoup plus rapide par
l’exemple et l’explication orale, et c’était là qu’intervenait la transmission
du secret : la tradition. Tel était le sens de l’ancien apprentissage. Le maître
était possesseur des secrets. Mais ces secrets réclamaient l’application
totale, physique et intellectuelle, de l’ouvrier. Car il ne s’agissait pas, nous
l’avons vu, de copier, mais de savoir œuvrer par soi-même. Pour faire de
bons ouvriers, la grande affaire était dès lors de former de braves gens
autant que des gens vigoureux et adroits. L’apprentissage compagnonnique
était, et est encore, dans les rares centres où il se pratique, formation morale
autant que formation professionnelle. Nous retrouvons ici nos analyses
antérieures. Sur le genre de vie collectif, comme sur le labeur individuel,
régnait l’obsession du mystère des choses, que seules écartent la Science et
ses applications. Tant qu’il en fut ainsi, l’homme dut se préparer à lutter
contre l’imprévisible. Sa formation technique rejoignait donc celle du
guerrier : à la charrue comme à l’établi, il faut des hommes physiquement et
moralement forts.
Cessons donc de rendre compte de la continuité des anciens genres de vie
par tout ce qui, dans notre expérience moderne, explique la répétition :
habitude, hérédité, routine, mode ou simple imitation. Dans les civilisations
archaïques la tradition est autre chose. Toute tradition se transmet sous
forme de souvenir : non pas un souvenir auquel le sujet confie, comme à un
serviteur, le soin de déclencher certaines opérations utiles ; ce souvenir-là se
dégrade très vite en automatisme : c’est l’habitude. Elle nous est infiniment
commode, mais elle endort toute une partie de nous-mêmes. Elle n’est pas
un levain, un ferment d’activité créatrice. Au contraire le souvenir à valeur
traditionnelle est un guide, mais un guide fort différent de nos instructions
techniques modernes. Il prépare l’efficacité non par la précision de
l’analyse intellectuelle mais en suscitant une nouvelle réussite, une réussite
que le sujet agissant ne parvient jamais à décomposer en gestes
schématiques générateurs d’habitudes, parce qu’il doit s’y employer tout
entier, avec tout le mystère de sa personne, face à une réalité qui, elle aussi
apparaît comme foncièrement inconnaissable. Ce que nous réussissons de la
sorte ne nous donne que des connaissances d’un ordre très particulier,
auxquelles correspond dans notre langue le mot d’expérience. Expérience
au singulier, toujours. Non pas une expérience comme celles qui constituent
l’expérimentation. Mais de l’expérience. C’est-à-dire cette qualité
indéfinissable que le sujet acquiert en agissant et en prenant, à travers son
action, connaissance d’une portion de la réalité.
Nous voici en présence d’un ordre de connaissances différent de la
connaissance scientifique, puisque celle-ci suppose constamment cette
fiction : l’absence du sujet connaissant, c’est-à-dire l’objectivité.
L’expérience qu’engendre l’activité traditionnelle est, à la fois et
inextricablement, objective et subjective. Et c’est pourquoi elle n’est que
très indirectement et difficilement transmissible. Pas de connaissance
traditionnelle qui ne retentisse sur toute la personnalité, qui ne procède
d’une activité mentale ou physique engageant (au moins virtuellement)
toute la personnalité. S’il s’agit d’un acte, l’application fervente du sujet
conditionne la chance de réussite. S’il s’agit d’une notion, d’une idée, ou
d’une formule, elle rayonne d’un prestige qui suscite l’admiration intime,
l’effort pour préserver l’intégrité scrupuleuse du souvenir, et pour expliquer
ce rayonnement même à l’aide des pauvres et touchantes connaissances
dont dispose le sujet.
Tout souvenir ayant valeur de tradition est donc ferment de vie
psychologique, amorce (si humble soit-elle) de méditation. Ainsi se
constitue un climat mental favorable à de la vie spirituelle. Chaque image
traditionnelle déclenche une mobilisation de l’acquit mnémonique, devient
un petit foyer de vénération, et peut dès lors susciter ces ouvrages d’art
populaire qui nous étonnent par leur caractère naïvement disparate et
cependant harmonieux. Nous ne chercherons pas d’autre explication à ce
grand fait de l’histoire des civilisations : l’existence ancienne de qualités de
goût esthétique au sein des niasses populaires, et la très rapide limitation de
ces qualités à une faible minorité depuis les débuts du machinisme.
Nous ne pouvons donc rendre compte des procédés élémentaires par
lesquels se crée et se perpétue un genre de vie antérieur aux machines sans
constater une orientation psychologique très différente de la nôtre, et qui
nous semble aussitôt entraîner des conséquences spirituelles lointaines. On
ne saurait donc comprendre la façon dont subsistent les hommes, à ce
niveau culturel techniquement inférieur au nôtre, sans se trouver entraîné à
envisager des faits de civilisation qui paraissent, à première vue,
indépendants de l’activité pratique ; arts, croyances, vie spirituelle. Mais
avant de pousser plus avant nos recherches dans cette voie, nous devons
aborder un autre facteur de la continuité des genres de vie : la très longue
persistance des techniques archaïques.
Dire que les traditions d’une population composent son genre de vie,
c’est reconnaître qu’elles adhèrent en quelque sorte à un outillage qui les
confirme et qu’elles contribuent à maintenir pareil à lui-même au cours des
âges. Une fois un instrument bien adapté à un mode d’opérations culturales
ou artisanales, tels le fer de cognée au bûcheronnage, l’araire au labour des
terres sablonneuses, la faucille à la moisson, il constitue vraiment de la
tradition matérialisée. Ainsi s’explique ce phénomène de canalisation des
efforts et des initiatives, qu’avait déjà noté Vidal de la Blache :
« Progressiste surtout dans la voie où il est poussé par les progrès
antérieurs, (l’homme) se retranche volontiers, s’il n’est pas secoué par
quelque chose du dehors, dans le genre de vie où il est né. » Et il ajoutait
que ses traditions « se renforcent de superstitions et des rites qu’il a forgés
lui-même à l’appui. Son genre de vie devient ainsi le milieu presque
exclusif dans lequel s’exerce ce qui lui reste de dons d’invention et
d’initiative 368 ». L’ensemble forme une sorte de grand corps, homogène au
travers des générations, et dont l’outillage constitue en quelque façon le
squelette tangible.
Nous le remarquons trop peu, trompés que nous sommes par la relative
mobilité des armements et des costumes. Mais ce sont là des éléments
beaucoup plus variables que le reste de la civilisation matérielle. Car
l’infériorité d’une arme ne pardonne pas : quant à la vêture, exprimant les
distinctions sociales, et l’individualisme dès qu’il a pu s’affirmer, elle était
d’avance marquée pour servir de champ principal à ce phénomène très
particulier qu’est la mode. La succession des époques historiques pouvait
donc être facilement symbolisée par des transformations des équipements
militaires et de la parure vestimentaire, et les albums d’histoire illustrée ne
se font pas faute de nous présenter ainsi des peuples fort différents d’eux-
mêmes à mesure que les siècles se succèdent. Mais si l’on se tournait vers
les techniques domestiques, agricoles ou artisanales, les changements
seraient fort rares jusqu’aux débuts de notre âge industriel. On connaît trop
peu la Salle des Métiers du Musée des Antiquités Nationales, à laquelle
Henri Hubert avait consacré tant de travail avec M. Bernard Champion, et
dont Salomon Reinach a donné la description dans son Catalogue 369 : ses
vitrines présentent une majorité d’outils qui n’ont presque pas varié, depuis
l’époque de la Tène III jusqu’aux toutes dernières décades du XIXe siècle.
Plus saisissante encore est la démonstration que donne M. André
Haudricourt, dans un remarquable mémoire, encore manuscrit, sur l’histoire
de la charrue. Analysant le type d’araire méridional étudié à Lastic (Puy-de-
Dôme) par Meinecke, il en décrit ainsi les éléments : « La chambige, pièce
de bois courbe, percée d’une mortaise dans laquelle est entré de force le
mancheron unique (étève) et un coin (trascoin) enserrant une baguette de
fer : la reille. Un dental triangulaire s’appuie sur les extrémités de la
chambige, se place sous la reille et est relié à la chambige par deux
tendilhes de métal. Nous nous trouvons devant un instrument de facture
néolithique. La reille a encore la forme de la baguette de bois dur (ou durci)
et les tendilles remplacent un ficelage de corde. » L’analyse des diverses
formes dialectales correspondant au terme de reille — lequel vient du latin
regula qui n’a jamais désigné le fer d’araire — permet à M. Haudricourt de
conclure « qu’à l’époque de la romanisation l’araire auvergnat existait déjà,
et que le mot regula (règle, petite baguette droite) a été appliqué dans la
Romania occidentale à ce type de fer d’araire qui était inconnu des Latins.
L’araire à reille s’étend depuis le Poitou et le Bourbonnais jusqu’aux
Pyrénées centrales, l’Aragon et la Castille ».
Nous avons nous-même acheté pour un musée, en 1940, un araire de ce
type dans une ferme des environs de Villefranche-de-Rouergue. Cet
instrument était encore en usage pour certains terrains. La moitié des
provinces françaises a donc gardé, jusqu’à une époque toute récente, le
même instrument de labourage depuis les débuts de la mise en culture. On
imagine quelle puissante leçon de choses traditionaliste émanait de tels
faits. On a souvent décrit le paysan comme intellectuellement borné,
comme fermé aux idées nouvelles. C’était parler bien à la légère, quand
l’ensemble des objets matériels lui permettant de travailler et de vivre
sortaient de l’échoppe de l’artisan, ou de son propre petit atelier dans un
coin de sa ferme : l’oubradou du paysan auvergnat. L’homme savait bien à
quoi il devait de gagner sa subsistance et celle des siens, et il y tenait avec
la fidélité de l’instinct de conservation.

Nous venons de passer en revue quelques-uns des facteurs de continuité


et de stabilité des comportements, qui, joints à la puissante cohésion des
sociétés archaïques, les cristallise en genres de vie. Mais les genres de vie
évoluent néanmoins. Et du reste le seul fait qu’ils soient adaptés à des
conditions locales suffirait à déceler en eux des forces de mutation
constamment présentes, et dont la tradition n’interdit pas complètement
l’entrée en action. Là encore nous devons ne pas nous payer de mots, ni
invoquer, après « l’habitude », le « don d’invention » ; il nous faut aller
jusqu’aux mécanismes psychologiques élémentaires, si nous voulons
comprendre cet autre aspect de la formation des genres de vie.
Il est un fait bien connu de quiconque a réalisé une enquête folklorique :
la tradition n’est jamais rigoureusement semblable à elle-même. Non
seulement les variantes locales sont infinies, mais dans un même village, les
choses ne se refont jamais exactement de la même façon. Les airs, voire les
paroles des chansons différent de famille à famille, d’un chanteur à l’autre.
Chose encore plus remarquable : le même chanteur ne se répète jamais de
façon parfaite, comme ferait un chanteur citadin professionnel. Les
folkloristes ont dès longtemps remarqué cette diversité constante. Ils ont
tout d’abord considéré que les variantes étaient des déformations du texte
ou de l’air original. Mais ils sont revenus aujourd’hui à une façon de voir
plus objective. En matière de tradition orale il y a rarement de texte initial.
Sans doute bien des chansons du XIXe siècle étaient dus là des écrivains
d’occasion. Mais dès que la chanson réussissait, elle allait de bouche à
oreille. Sans doute les colporteurs diffusaient de nombreux recueils : mais là
encore l’air n’était pas noté ; on se contentait d’indiquer une autre chanson
dont on empruntait la musique. En fait les variantes étaient telles qu’elles
aboutissaient, avec les mêmes paroles, à des chansons toutes différentes 370
Si de la littérature orale nous passons à la sociologie traditionnelle, même
tableau. Une fête, une cérémonie, une pratique se présentent comme un
cadre fixe et très ferme, que l’on retrouve étrangement pareil à lui-même au
travers de l’espace et du temps, mais dont les détails varient vraiment à
l’infini, non seulement d’un village à l’autre, d’une génération à l’autre,
mais suivant les acteurs eux-mêmes. C’est ce qui nous a permis naguère
d’écrire que le folklore comporte « à la fois des aspects internationaux et
des aspects régionaux ou locaux, les aspects strictement nationaux étant de
beaucoup les plus rares 371 ».
Notre analyse de l’apprentissage nous permet de mieux comprendre le
principe de cette contradiction paradoxale, que nous avions alors décrite en
ces termes : « Tout fait de folklore comporte à la fois, et à quelque degré,
répétition et innovation. Tout fait folklorique est en même temps un
exemple de conformisme et un exemple de spontanéité 372. » Nous nous
étions borné naguère à rappeler que les faits de folklore « ne sont pas
intégralement réglementés ». Notre analyse de la tradition nous permet
aujourd’hui d’aller plus avant : non seulement l’absence de codification
rend possibles de légers écarts dans l’exécution, mais il faut reconnaître que
les conditions mêmes de cette exécution les suscitent. Nous avons en effet
insisté sur l’appel fait par la tradition à toute la personnalité du sujet
agissant, appel qui ne lui permet pas de se confier à ses automatismes : la
tradition le veut tout éveillé, présent et vibrant devant l’importance de l’acte
à renouveler et non pas à répéter sans y prendre garde. Elle le place non pas
devant un modèle à décalquer, mais en face du réel à maîtriser grâce à
l’exemple de précédents succès. On voit dès lors qu’il ne saurait vraiment
être question de conformisme. Si conformisme il y a, c’est que la tradition
est condamnée : les conditions réelles de l’action se sont transformées trop
vite pour qu’il y ait adaptation progressive ; l’ancien type de comportement
se dresse contre les innovations radicales que la réalité suggère. La tradition
devient alors routine, manque de hardiesse, conformité passive.
Ces distinctions indiquent d’elles-mêmes qu’il y a, en toute tradition
vivante, une marge de liberté, d’improvisation, une part ouverte à la
génialité propre de l’acteur occasionnel. Ce coefficient personnel n’est pas
seulement variation inconsciente, car de petits changements de cet ordre
sont précisément l’une des différences que les copies présentent toujours
avec leurs modèles. Il y a plus : l’acteur, avons-nous dit, se trouve non pas
devant un modèle à reproduire, mais devant la réalité elle-même, que
l’exemple, le précédent idéal lui conseillent de vaincre. L’essentiel n’est
pas, en définitive, de répéter l’exemple, mais bien de réussir. Or l’homme se
trouve devant une réalité insuffisamment connue : il est donc, d’instinct, un
empiriste.
C’est cet arrière-plan d’empirisme qui diversifie à l’infini les détails
d’une même tradition, qui tend à l’adapter lentement, insensiblement à une
réalité différente (en cas de migration) ou à des évolutions d’une même
réalité. L’homme applique son intuition à supputer ce qui est possible. Si tel
type de comportement ne satisfait pas à cet examen préalable, il attendra,
cherchera dans sa mémoire, toute chargée de traditions, un autre lot de
recettes et de préceptes.
Car, hormis les cérémonies et les actes rituéliques tournés vers le
surnaturel, les traditions n’ont d’autre cohérence que d’être intégrées au
genre de vie. A travers le genre de vie, elles sont agencées, ordonnancées
par le vaste régulateur que constituent les cycles naturels et les interactions
de l’œcoumène. Si elles forment un corps de pratiques convergentes,
complémentaires, cette synthèse est, si l’on peut dire, objective, et nous
avons vu que telle est la raison pour laquelle l’ordre de la nature apparaît
sous les espèces d’une synthèse éthique, la cohésion morale et moralisante
de la société étant le seul facteur directement senti, compris par l’homme
dans ce vaste jeu de forces auquel s’applique le genre de vie. En d’autres
termes, les traditions ne procèdent pas de vues théoriques ; elles ne sont pas
organisées intellectuellement, du moins en ce qu’elles sont pratiques et non
pas rituéliques, religieuses ou magico-religieuses.
Ce caractère, qui nous a jadis servi à définir le folklore, nous révèle que
la raison empirique est toujours en éveil tant que la tradition n’est pas
routine. Mais d’étroites limites s’imposent à cette capacité rationnelle.
L’homme est vite présomptueux et quelques succès suffisent à le griser, à le
détourner de la tradition, laquelle vit avant tout de timidité devant le
mystère des choses et de l’action. Cette tendance de l’individu à « faire
cavalier seul » est un danger mortel pour les petits groupes dont les
membres doivent se plier à une stricte discipline. Bien des descriptions
sociologiques ont à cet égard fortement exagéré l’empire exercé par la
collectivité : en concevant cette mainmise comme une conscience collective
se surajoutant aux états de conscience individuels, la sociologie risquait de
faire apparaître une telle sujétion comme fatale, et de rendre
incompréhensible l’existence constante des délits, crimes, violations
d’interdits, et méconnaissance de préceptes, chez les populations dites
primitives. Les impulsions individualistes existent pourtant à ce niveau de
vie sociale. Mais l’autorité est dure, implacable. Celui qui, l’instant
précédent, était un parent chéri, fait soudain horreur et n’est plus bon qu à
servir de cible au châtiment exemplaire. Tout cela n’est qu’un aspect de la
constante (bien que latente) capacité empirique des hommes.
Dans les petites sociétés grecques où sont nés tant d’inappréciables
témoignages littéraires, ce danger de l’initiative individuelle était stigmatisé
comme la faute qui mène aux catastrophes l’hubris, qui rend l’homme
megalopsuchos. Gilbert Murray a consacré des pages profondes à ces
notions, où il voit « le péché typique condamné par la Grèce archaïque. Les
autres péchés, sauf certains se rapportant à des tabous religieux déterminés,
et certains dérivés de mots signifiant « laid » ou « inconvenant » semblent
presque tous n’être que des formes ou des dérivés de l’Hubris 373 ». Le
contraire de ce péché était l’Aidôs — terme difficile à traduire, et signifiant
la pudeur, la réserve, et « peut-être un certain sens de la petitesse relative de
nos droits et de nos torts en présence de la grandeur de l’univers ».
Sôphrosyné, la sagesse, était la forme déjà intellectuelle, réfléchie, de
l’Aidôs, — progrès qui caractérise le génie naissant de la Grèce. Murray
ajoute : « Il est des barrières invisibles que l’homme qui éprouve de l’Aidôs
ne désire pas transgresser. L’hubris les franchit toutes... Dikê est elle-même
une des limites que l’Aidôs vous permet de sentir... Dikê dans ses formes
primitives semble être « la coutume, ou le comportement normal ». C’est ce
que l’on peut normalement s’attendre à voir accomplir dans des
circonstances données, ce que chacun « a le droit d’escompter »... L’autre
mot désignant la Justice, Thémis, semble avoir eu la même histoire ». Si
cette attente légitime est déçue, méconnue, « le peuple et les dieux
éprouveront de la Nemésis » 374.
M. Le Gallic, au témoignage de qui nous avons eu déjà recours touchant
la psychologie du paysan contemporain, nous décrivait presque dans les
mêmes termes la notion très particulière de la responsabilité à la campagne.
Il y a un ensemble de règles pratiques dont il est essentiel de ne pas se
départir, car tout le monde suppose que chacun, dans le cas correspondant,
les applique. Elles sont telles qu’elles excluent, dans l’esprit du paysan, la
possibilité de l’accident. C’est-à-dire que, si l’accident arrive, il est attribué
à l’intervention de quelqu’un d’autre. L’homme qui a suivi les prescriptions
traditionnelles n’en est pas responsable : il a fait ce qu’il y avait à faire.
Vous croisez un paysan conduisant un char attelé de deux vaches. Elles font
un écart ; l’accident s’est produit. L’homme vous dit : « C’est de votre
faute, puisque moi j’étais devant mes bêtes. » Si vous répliquez, insistez, il
s’indignera, se mettra en colère, et tout le monde l’approuvera.
La coutume est ainsi le frein constant de l’empirisme primitif. Un frein
pourtant, et rien de plus, puisque tout acte est précédé, accompagné d’une
prudente et fine auscultation du réel et qu’il comporte une remarquable
adresse dans l’adaptation sensori-motrice. C’est donc à ce niveau, au ras du
sol en quelque sorte, que l’empirisme se fait jour. Non seulement l’œil et la
main modèlent sans cesse l’acte en fonction du réel, mais le hasard heureux,
le geste manqué dont la conséquence est favorable sont volontiers pris pour
point de départ d’une petite amélioration, d’une technique nouvelle dont les
conséquences peuvent être beaucoup plus importantes, mais n’ont
généralement pas été prévues.
Adaptation empirique de comportements fixés par la tradition mais
choisis pourtant en fonction des occasions qui se présentent, tel est
l’équilibre qui s’établit sans être jamais pur conformisme ni véritable
liberté. Ce choix même des actes, des conduites, la sagesse populaire
l’explique par une expression révélatrice : c’est « la logique des choses ».
C’est dire que l’imprévu semble a posteriori compréhensible. C’est le
principe même de l’empirisme. C’est affirmer que le désordre n’est qu’un
ordre incompris. Mais, nous l’avons vu, la notion même de l’existence ou
de la possibilité d’un ordre ne s’éveille que par la pratique d’un genre de vie
commun.
Déterminer les conditions réelles de l’action à entreprendre, poser ainsi
les termes d’un problème d’ensemble, trouver une solution à ce problème et
l’appliquer en organisant méthodiquement son action, voilà ce que nous,
modernes, entendons lorsque nous parlons d’un comportement intelligent. Il
est évident qu’une telle réaction au milieu suppose des instruments
intellectuels — à commencer par le calcul — qui ne se sont constitués que
beaucoup plus tard dans l’évolution des sociétés. En décrivant les genres de
vie archaïques et montrant comment, sur les divers continents, l’homme à
transformé le paysage, la géographie humaine nous présente donc la
synthèse de ce qui s’est produit, mais non pas ce que ces diverses
populations avaient décidé de faire. Nous risquons à cet égard de construire
nous-mêmes un mirage, semblables au collégien légendaire qui faisait dire à
un capitaine : « Soldats, nous allons commencer la guerre de Cent ans ».
Dans un chapitre de son ouvrage sur Rabelais et le problème de
l’incroyance au XVIe siècle 375, M. Lucien Febvre a mis en lumière la
différence profonde entre notre notion moderne du Temps, constamment
mesuré, soumis aux opérations arithmétiques élémentaires, et ce « temps
flottant, temps dormant » où se complaît une population principalement
paysanne. Une remarque de cette importance réclame réflexion. Ce n’est
pas par paresse d’esprit que les paysans « acceptent de ne savoir jamais
l’heure exacte, sinon quand la cloche sonne (à la supposer bien réglée), et
qui pour le reste s’en rapportent aux plantes, au vol de tel oiseau ou au
chant de tel autre ». Nous rapprocherions volontiers ce trait du caractère
limité de leur empirisme.
Rappelons-nous en effet à quel point cet empirisme est immédiat, à
courte vue. C’est celui de l’homme qui, sachant ce qu’il a à faire, n’hésite
que sur le moment et la façon de bien faire. Quant au reste, il ne s’en
préoccupe pas, puisque le moment n’est pas venu. Le genre de vie, avons-
nous dit, consiste en une intervention méthodique au sein de la faune et de
la flore locales : il se résout donc en une foule d’entreprises déclenchées par
les comportements animaux, le cycle de la vie végétale. Dès lors pas de
circonstance qui ne soit un signal, qui ne provoque ou ne retarde telle ou
telle conduite humaine, qui ne fixe par conséquent les heures du jour ou de
la nuit comme les événements saisonniers règlent le calendrier. Ce qui
importe, ce n’est pas le moment où ce signal apparaîtra : c’est ce signal lui-
même. D’ici là l’homme peut être aux aguets : il n’en est pas moins de
loisir, c’est-à-dire au sein d’un temps qui semble « flotter et dormir » autour
de lui. Ainsi la tradition fixe le moment d’agir et le sens de l’action, dont
l’empirisme ne peut modifier que des modalités. Il est vrai que c’est le
propre de l’invention que de surgir à l’improviste d’un simple changement
de détail. Mais en ce qu’il agit à longue échéance 376, l’homme repose
d’abord entièrement sur cette expérience collective condensée que lui
livrent ses traditions, de même que l’animal dépend entièrement de ses
instincts ; ni l’un ni l’autre ne prévoient au delà ni en dehors des conduites
qu’ils portent en eux par la coutume comme par l’hérédité. Il n’y a pas plus
de finalité dans l’instinct que de raison raisonnante chez l’homme
archaïque. C’est donc surtout en fonction de la durée que l’homme n’est pas
un empiriste : il se confie à la tradition parce que les effets lointains sont les
plus difficiles à prévoir. Si, se fiant à quelques succès personnels, il cesse de
concevoir son avenir suivant le sort commun, c’est là qu’il devient
mégalopsuchos, qu’il se place en dehors, c’est-à-dire bientôt au ban, de la
société, qu’il est déjà virtuellement, par son hubris, un homme perdu.
Tout nous indique donc que le caractère méthodique des genres de vie
résulte non pas d’un accord préalable des esprits, d’un invraisemblable
contrat social technique, mais de ce que nous proposons d’appeler
l’empirisme social, entendant par là l’empirisme d’individus constituant des
groupes fortement cohérents, donc un empirisme individuel constamment
bridé par la surveillance collective, et dont les conséquences lointaines sont
réglées par des traditions. Ainsi les hommes, si paradoxale que la chose
puisse paraître, ont commencé par organiser collectivement leur action sans
la penser dans son ensemble. C’est la cohésion constante du groupe qui fait
retentir, sur tous, les effets particuliers de l’empirisme de chacun ; c’est la
permanence du groupe qui donne au comportement de l’homme un
caractère aussi systématique que celui des animaux est spécifique : car c’est
toujours sur le même groupe, un au travers des générations grâce à la
transmission orale de l’expérience commune, que s’exercent les actions du
milieu, vivant et physique. Tel est le secret de cette souveraine « logique
des choses ». Au cours de ces glandes entreprises créatrices de nations et
d’empires, que furent les travaux d’endiguement et d’irrigation des vallées
du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, du Yang-Tse et de ses affluents, le premier
ingénieur, ordonnateur impérieux des efforts humains, fut le fleuve lui-
même. Mais rien ne se fût amorcé dans ce sens, sans la contexture préalable
de groupes humains déjà fortement cohérents. C’est sur les fondations de
structures sociales constamment renforcées par l’énormité des tâches
inéluctables que se sont finalement dressés les pouvoirs absolus au nom
desquels furent préparées et réalisées les victoires ultimes de la
colonisation.
Jetons un regard en arrière. Les mécanismes intimes par lesquels un
genre de vie s’établit et se perpétue tout en s’adaptant nous apparaissent à
présent plus clairement. Deux grands systèmes de données régulatrices : le
milieu physique et l’œcoumène avec ses variations cycliques d’une part,
l’ensemble des besoins organiques d’autre part, déterminant des marges
entre lesquelles le groupe choisira ses conduites ; ce choix lui-même
fortement et étroitement social, et sans cesse limité, guidé par la tradition.
CHAPITRE X

LES TECHNIQUES ARCHAÏQUES ET LE


SURNATUREL ACTION, RYTHME ET
SENSIBILITÉ

Jusqu’à présent nous avons, à la suite de la géographie humaine,


considéré l’homme comme s’il n’établissait de rapports d’interdépendance
qu’avec des réalités matérielles, inanimées ou vivantes. Or tout l’ensemble
de faits sociaux analysé au livre I nous avait déjà présenté un tableau fort
différent. L’homme agit et s’organise en fonction non seulement de la
Nature mais d’une Surnature. Il est dès lors très insuffisant de caractériser
notre espèce par l’expression d’homo faber 377. Du moins jusqu’à la période
moderne de son histoire, l’immense majorité des hommes n’a pas seulement
commerce avec un milieu naturel : l’homme ne peut se passer d’un
commerce surnaturel 378.
Lucien Lévy-Bruhl a bien montré que, pour la mentalité qu’il qualifie de
« primitive », « sous la diversité des formes que revêtent les êtres et les
objets, sur la terre, dans l’air et dans l’eau, existe et circule une même
réalité essentielle, une et multiple, matérielle et spirituelle à la fois 379 ».
C’est donc notre vocabulaire qui nous oblige à accoler à notre terme de
Nature l’expression de Surnature. Mais cette adjonction est indispensable,
car pour la conscience archaïque, c’est principalement des aspects spirituels
de cette réalité ambiguë que dépendent vie, subsistance et même
sauvegarde. Si irréelle que puisse sembler aujourd’hui la notion de
Surnature, elle a donc constitué un facteur capital des genres de vie, en
déterminant notamment des besoins qui sont venus interférer profondément
avec les besoins biologiques 380.
Là encore nous pouvons être séduits par une facilité de langage, comme
lorsqu’on explique le genre de vie par l’habitude : nous pourrions parler
d’un « besoin religieux de l’humanité ». Or, au premier examen, une telle
notion apparaît comme trop générale. Nous n’avons pas en vue l’absence
contemporaine de sentiment religieux chez une part importante de la
population occidentale 381. Mais il s’en faut grandement que tout commerce
avec des réalités surnaturelles puisse être considéré comme religieux : avant
et à côté de la religion, il y a eu la magie. Avant la croyance en des réalités
divines, il y a eu la croyance en des forces impersonnelles, fait qui n’est
plus désormais contesté, après les longues discussions qu’a soulevées la
théorie de l’universel animisme, proposée naguère par Edward B. Taylor 382.
L’homme croit d’abord à des forces impersonnelles ou vaguement
personnalisées. Les auteurs plus récents ont proposé à cet égard diverses
théories, parmi lesquelles nous rappellerons celle d’Emile Durkheim, pour
qui ces forces surnaturelles n’étaient rien d’autre que la projection, dans la
réalité extérieure, de la force de la société, ressentie par chaque individu
dans sa conscience propre 383 ; Lucien Lévy-Bruhl expliqua le surnaturel par
une « loi de participation » des représentations psychiques 384, puis invoqua
les effets de l’émotivité des primitifs, émotivité si puissante et constante
qu’on pouvait la décrire comme une véritable catégorie de la mentalité
primitive : la « catégorie affective de surnaturel 385 ».
Dans un ouvrage récent, M. Paul Guillaume, reprenant le problème au
nom de la psychologie de la Forme 386, a montré de façon pénétrante
comment la théorie de la connaissance a longtemps confondu logique et
psychologie, critique qui pourrait s’appliquer aux vues de Lucien Lévy-
Bruhl. Il a lui-même tenté d’expliquer les mécanismes de la pensée
primitive à l’aide des théories « gestaltistes ».
Nous élargirions de façon abusive le cadre de notre sujet si nous
prétendions aborder à notre tour un si vaste problème. Pourtant il nous
semble difficile de ne pas y apporter, à titre de contribution, quelques vues
qui nous paraissent ressortir nécessairement de notre analyse des faits
traditionnels. Comparés comme nous avons tenté de le faire, à des faits de
protohistoire, ces faits pourront peut-être présenter quelque utilité aux
sociologues et psychologues, qui ne les avaient pas encore à leur disposition
aussi commodément qu’il eût été souhaitable.
Nous allons donc examiner un certain nombre d’aspects des genres de vie
archaïques qui paraissent orienter la conscience vers le surnaturel, puisque
notre démarche constante, au cours du présent essai, consiste à confronter la
vie active, les activités pratiques, et la vie mentale, les activités de l’esprit.

*
Revenons aux techniques archaïques et à l’activité traditionnelle qu’elles
imposent. Nous n’avons, au cours de notre précédente analyse de
l’apprentissage, considéré que les conséquences psychologiques les plus
directes que cette activité peut avoir pour le sujet. Nous avons tenté de
décrire l’attitude d’esprit où le place un tel mode d’action, et montré la
parenté entre cette attitude et celle de l’artiste. Mais nous devons aller plus
loin, et nous demander si ces dispositions intérieures sans cesse renouvelées
n’ont pas leur contre-coup sur les apparences du monde extérieur, et si les
modalités de l’action ne réagissent pas sur la vue que le sujet prend du réel.
Rappelons-nous la remarque déjà faite : à ce niveau culturel les
connaissances techniques ne portent que sur les aspects purement externes
de la réalité. Ni physique, ni mécanique, ni chimie n’enrichissent le regard
de schémas et de lois que la pensée insère dans la substance même des
choses. Le réel garde son foncier mystère, et cette absence de connaissance
scientifique oriente vers l’expérience traditionnelle 387. Dans un ouvrage
paru en 1942, J. Przyluski l’a pareillement noté, mais en insistant, à tort, à
notre sens, sur le caractère d’imitation des actes : « Avant de chercher à
expliquer le succès d’une opération, écrivait-il, l’homme a dû imiter aussi
scrupuleusement que possible une opération qui avait réussi 388 ». Ce qui
guide l’esprit de l’agent en pareil cas, ce n’est pas à proprement parler
l’image d’une opération antérieure ayant réussi, mais cette combinaison de
multiples exemples, d’impressions vécues et de conseils reçus qui constitue
l’expérience nourrie de traditions. Tel est le guide dont l’homme se sert tant
qu’il ne peut faire usage de connaissances positives procédant d’une
analyse scientifique de la réalité qu’il affronte.
Mais cette remarque est certes loin d’épuiser tous les caractères de
l’activité et du travail pré-machinistes. Quelle est la signification technique
de l’expression « pré-machiniste ? » Elle se résume en ceci : la part de
l’homme est alors prépondérante dans toutes les opérations qu’il réalise.
Au contraire, dès qu’apparaît la machine, cette part diminue jusqu’à devenir
très faible et peut même se limiter à des déclenchements et des contrôles. Il
sera un jour suffisant, pour voyager en avion, de s’asseoir dans une
carlingue et de presser un bouton, après quoi toutes les opérations de mise
en marche du moteur, de l’envol, de la direction du vol, de la stabilisation,
enfin de l’atterrissage seront réglées par des dispositifs automatiques et le
radar. Ce sont de tels tableaux que l’on peut évoquer en disant que la part de
l’homme s’amoindrit constamment dans la plupart des opérations
techniques. Au contraire, avant le machinisme, cette part — égale à 100 %
dans les « techniques du corps 389 » telles que la marche, la nage,
etc., — était très généralement considérable, l’homme devant non
seulement diriger et contrôler toute opération, mais fournir lui-même la
force motrice, sauf dans le cas des tractions animales, des moulins à eau ou
à vent, ou de la navigation à voile. Or ces deux sortes de fonctions
techniques : diriger l’opération, lui fournir la force motrice, avaient
lentement orienté les traditions actives dans deux directions, non certes
opposées, mais qu’il est intéressant de distinguer clairement.
L’homme s’est mesuré avec les autres espèces animales et avec d’autres
hommes ; en même temps il a toujours dû agir sur la matière, et, dans ce
dernier cas, plus ses moyens techniques étaient faibles, plus il devait répéter
les mêmes efforts. Action, travail. Action : mouvements constamment
différents, intuition en éveil pour la promptitude des attaques, des parades,
des ripostes. Travail : constance de l’effort, lente et progressive
mobilisation des réserves d’énergie, lutte contre la fatigue et
l’incoordination musculaire qu’elle tend à provoquer. Il y a là comme deux
pôles de la praxis archaïque, car chacun ouvre des voies différentes vers la
perfection efficace. Examinons tout d’abord certains aspects de l’action.

La grande ennemie de l’action est la peur. Elle provoque, comme toute


émotion violente, deux sortes de réactions suivant les dispositions
individuelles : l’ictus, qui est une paralysie tempéraire, ou le raptus, qui est,
plus qu’une fuite, une sorte de tornade de gestes et de mouvements violents
et désordonnés 390. Nous avons nous-même gardé présent à la mémoire le
brusque spectacle que nous offrit, un jour de l’année 1916, une carrière de
la Somme, près de Hem, remplie de cagnas de fantassins et de postes de
commandement. Un soudain bombardement par très gros calibre fit sortir
des abris deux sortes de commotionnés : les uns erraient lentement, hébétés,
hagards, indifférents aux morts déchiquetés, tandis que d’autres grimpaient
gesticulant en des courses folles le long des falaises terreuses où ils
s’exposaient inutilement. Bien entendu un certain nombre de survivants,
restés maîtres d’eux-mêmes, avaient déjà commencé de secourir les blessés.
L’antidote contre la peur, recherchée par toute instruction militaire, est
cette « force morale » dont les recettes sont si diverses et si diversement
efficaces. Chez les populations archaïques, elle prenait une forme dont nos
sociétés ne montrent que peu d’équivalents : exalter l’individu, jusqu’à le
porter à une sorte d’état second, d’extase furieuse où, perdant toute notion
de lui-même et tout comportement normal, il cesse d’apercevoir le danger.
C’est l’aveuglement d’une colère portée à son paroxysme. Tel était le but de
la formation initiatique et mystique de ces groupes de guerriers dont nous
avons parlé au chapitre VIII. Les distributions d’eau-de-vie aux troupes de
choc, aux « nettoyeurs de tranchées », s’inscrivaient dans la même filière de
faits. L’extase qui immunise de la peur peut être, comme toute mystique,
demandée aux procédés les plus inférieurs comme aux sources d’exaltation
les plus pures, et le chant de la Marseillaise a certainement conduit plus de
soldats à l’héroïsme que le « coup de gnôle » avant l’attaque. Mais nous ne
devons pas reculer devant la constatation de tels parallélismes. On sait
combien l’éducation hitlérienne visait à faire de la jeunesse une catégorie de
combattants fanatiques, qui d’ailleurs a prouvé sur tous les champs de
bataille son complet mépris de la mort. A cet égard comme à bien d’autres
le national-socialisme redonnait très consciemment à l’Allemagne des traits
de culture extrêmement archaïques.
Nous avons déjà parlé au chapitre VIII de l’aspect sociologique des
hostilités anciennes et sans doute primitives. Nous voyons maintenant que
l’objectif visé était d’immuniser le héros contre la frayeur et de le
transformer lui-même en un objet de terreur tel que toute résistance
s’effaçait à son aspect. Remarquons encore, chemin faisant, combien cette
conception primitive des hostilités a été appliquée avec succès par
l’Allemagne hitlérienne à la guerre moderne. La science
psychophysiologique des attaques par stukas hurleurs 391 rejoignait, très loin
dans le passé, certaines institutions de la protohistoire germanique 392.
Etre indemne de frayeur et terroriser l’adversaire, cette double
conception de la supériorité militaire reporte à des âges où, l’armement
offensif et défensif étant faible, la part de l’homme était bien plus
importante que de nos jours dans l’ensemble de l’activité guerrière. Elle
montre aussi que cette intervention humaine ne peut se calculer en termes
de force musculaire : un facteur émotionnel intervient et peut jouer un rôle
primordial. Or l’émotion transmise est le type même de l’action à distance,
de l’action non mécanique. Entre deux adversaires, le cas le plus frappant
de cette action à distance est la lutte de deux regards, lutte qui tend vers
l’hypnotisme, l’art du magnétiseur. Certains animaux chasseurs pratiquent
cette action par le regard accompagnant l’immobilité menaçante ou
quelques mouvements rythmiques : dressement de la tête du serpent,
battement d’ailes de la buse au-dessus de sa victime. C’est la fascination,
que l’homme n’a pas inventée puisqu’elle existe dans le règne animal, mais
qu’il a pratiquée dans une mesure que nos sciences du passé de l’humanité
n’ont, jusqu’à présent, pas assez mise en lumière.
Sur les faits de fascination dans le domaine traditionnel nous disposons
d’un recueil de faits considérable, déjà ancien, et qui n’a pour ainsi dire pas
été utilisé. J. Tuchmann, compilateur infatigable, a déversé durant des
années dans les colonnes de la revue Mélusine 393 les fiches qu’il avait
accumulées par milliers sur les croyances et les pratiques d’action à
distance dans les divers pays. On doit notamment recommander de lire ce
qu’il dit du « mauvais œil », l’une des superstitions les plus répandues
jusqu’à une époque toute récente, et qui est l’un des fondements du crédit
des sorciers dans les campagnes 394. Nous avons déjà, à propos des
fonctions magico-religieuses des catégories d’âge, largement fait état de cet
ensemble de faits, dont il importe également de considérer l’importance
dans les activités guerrières et techniques.

La subordination des décisions militaires aux présages et à la divination


est bien connue : l’antiquité classique, et principalement l’histoire romaine,
en fournit d’innombrables exemples. Nous analyserons plus loin les
conceptions sous-jacentes à la divination et à la sorcellerie, mais nous
pouvons, sans attendre, faire état de leur évidente parenté avec les
croyances relatives au « mauvais œil 395 ». La personne douée de ce pouvoir
funeste est, en fait, un sorcier inconscient, voire involontaire : elle n’en est
que plus dangereuse, puisqu’aucune fonction sociale reconnue ne la désigne
aux précautions nécessaires, contrairement au sorcier, que l’on peut utiliser,
mais que son crédit même signale en suscitant la méfiance de tous. De telles
croyances permettent d’imaginer combien de pratiques, de charmes,
devaient être appliqués à l’usage des diverses pièces d’armement. Les
armes à feu elles-mêmes n’ont pas immédiatement mis fin, par leur
puissance, à ces superstitions. Mademoiselle Taverne a relaté en 1935 396
que, cinquante ans plus tôt, à Saint-Hilaire (Loire), on portait son fusil chez
le sorcier pour le faire désensorceler. Les mêmes craintes faisaient
enchâsser, au moyen âge, des reliques dans le pommeau des épées 397.
Il importe de se représenter quel empire de telles convictions pouvaient
exercer quand l’armement était principalement en bois et en silex. Plus nous
remontons vers les origines, plus nous constatons la contamination des
fonctions du guerrier et de celles du magicien 398, car il s’agit alors
d’hommes qui exercent ou subissent quotidiennement des actions
émotionnelles à distance : la fascination est pour eux une donnée
expérimentale, une donnée du sens commun.
Il est vraisemblable que cette expérience quotidienne a été l’un des
facteurs les plus puissants de la genèse de l’animisme à partir des notions
plus imprécises de forces occultes. L’esprit est d’abord cet influx dont on
éprouve la pénétration, le choc maléfique, parfois meurtrier ; car, si l’on en
a le pouvoir, on peut soi-même faire l’expérience de projeter hors de soi une
telle émanation troublante, directement efficace sur autrui 399. Pour rendre
compte de tels faits et de croyances correspondantes est-il suffisant ou
même bien opérant d’indiquer qu’il s’agit d’une mentalité « autrement
orientée » que la nôtre, et « qui ne serait pas régie, comme la nôtre, par un
idéal aristotélicien, c’est-à-dire conceptuel 400 ? » Qu’est-ce que cette
« catégorie affective » qui imposerait aux « primitifs » leur constante vision
apeurée du surnaturel ? Faut-il admettre ainsi qu’ils diffèrent de nous par la
constitution de leur esprit ? Est-il permis de supposer qu’ils pourraient, sans
ce handicap congénital, prendre de la réalité des notions toutes différentes ?
C’est ce que semble indiquer L. Lévy-Bruhl lorsqu’il remarque qu’il « ne
leur vient pas à l’esprit qu’une connaissance plus complète et plus exacte
des conditions où s’exerce l’action des puissances invisibles leur
suggérerait peut-être des méthodes de défense plus efficaces 401 ». Mais
peut-on ainsi détacher la connaissance de l’action et surtout à ces âges
lointains ? L’une et l’autre ne formaient-elles pas, alors encore plus que
maintenant, un complexe ? Et cette étroite interdépendance n’a-t-elle pas
été la cause la plus constante de la lenteur des progrès ? En supposant une
constitution mentale particulière, rendant compte des orientations de
l’action autant que de la pensée, ne s’interdit-on pas de comprendre et le
progrès technique et la lente évolution de la pensée elle-même vers une
rationalité plus grande ? Telles sont les raisons qui nous détournent d’une
entière adhésion aux vues, d’autre part si profondes et fréquemment
admirables, de Lucien Lévy-Bruhl.
Ces mêmes raisons nous conduisent à admettre que la pratique des
activités archaïques vaut au sujet la sensation de subir ou de projeter soi-
même des forces non mécaniques. Devons-nous dire : forces spirituelles ?
Certes pas au sens contemporain du terme, qui l’oppose radicalement à la
matière. Dans son enseignement demeuré inédit, M. Marcel Mauss insistait
sur le fait que la notion de matière apparaît aux primitifs « comme une
invention des Blancs ». Eux ne connaissent qu’une Nature intimement
compénétrée de Surnature.

On peut donc conclure que, plus la part de l’homme est prédominante


dans l’action, plus celui-ci est porté à percevoir des forces occultes agissant
non mécaniquement. Nous disons bien : percevoir, et c’est en quoi il semble
que la conscience de l’homme prend du réel dépend en grande partie des
modalités de son action. Chacune de ces modalités suscite de préférence
telle ou telle fonction physique ou psychique, oriente nos forces vers tel ou
tel but : du même coup certains caractères du réel se trouvent révélés, voire
accentués à nos yeux, et d’autres, atténués, ou même cachés entièrement.
Pierre Janet a naguère proposé de reconnaître parmi nos fonctions mentales
une « fonction du réel » qui dépendrait du degré de tension psychologique.
Tout semble se passer comme si une telle fonction se trouvait également
dépendre des tendances que notre activité, notre genre de vie suscitent en
nous. Il est certain, par exemple, que l’aspect mathématique de la réalité est
une conquête relativement récente 402, que notre appareillage mécanique et
les formes diverses d’instruction et de vulgarisation propagent lentement
parmi les masses de la population, alors que la philosophie confinait, dans
l’antiquité ces naissantes conceptions à de petits cercles d’intellectuels. Par
contre les lutins et les fées ont disparu en même temps qu’un outillage qui
donnait dans une certaine mesure au travail humain l’aspect de l’action,
donc de la lutte, laquelle est bien proche du duel. La mise en pratique de la
tradition, tandis qu’elle faisait appel à toutes les forces personnelles du
sujet, tendait donc à fragmenter le monde en personnes, à combler le
mystère du réel — cette lacune impensable — par la présence d’adversaires
ou d’alliés.
Ainsi vivre et agir traditionnellement inclinait constamment à multiplier
les êtres surnaturels. Une même tradition, tout en exigeant d’être revécue et
non pas imitée ni simplement répétée, tout en éveillant par cela même la
personne entière de l’acteur qu’elle voulait toujours pleinement présent et
agissant, dressait symétriquement devant lui un partenaire particulier, le
partenaire traditionnel de cet acte, de cette circonstance, du lieu même où
l’on venait renouveler cette expérience émouvante. De là cette prolifération
constante de génies et d’esprits que nous montrent les civilisations où les
traditions dominent. Les fées médiévales succèdent aux naïades et aux
matres antiques, les sotrets, les korrigans, lorrains ou bretons, aux keres de
la Grèce. Des uns aux autres il n’y a pas simple filiation — ce qui en
rendrait la brusque disparition inintelligible —, mais plutôt une sorte de
réinvention perpétuelle, procédant des conditions dans lesquelles les
hommes vivent et agissent. Parmi ces conditions, les modalités de
l’organisation sociale ne nous apparaissent que comme une composante,
l’essentiel étant le dispositif de l’action : et c’est en quoi nous ne pouvons
entièrement souscrire aux travaux de l’école sociologique.
Ce procès de personnification des forces occultes a été sans doute
secondé — ainsi qu’on l’a dès longtemps remarqué — par l’action du
langage. Mais il faut ici mettre l’accent sur la valeur émotionnelle du mot,
sur le mot constituant un projectile émotionnel 403. Cette valeur aurait sans
doute beaucoup à nous apprendre sur les origines du symbolisme, mais le
sujet est à la fois trop important et trop spécial pour être abordé
incidemment au cours de la présente recherche. Nous nous bornerons donc
à remarquer combien l’emploi d’un nom à valeur émotionnelle a pu agir
dans le sens de la personnification des influences occultes.
Voilà donc l’homme environné d’un monde d’être invisibles ; monde
confirmé par ses propres actes. On a dès longtemps admis que la
progressive personnification des forces occultes avait favorisé la
constitution de groupes, de corps sociaux spécialisés dans une sorte de
diplomatie vis-à-vis de ces puissances éminemment redoutables. Il convient
de tenir compte de tels développements sociologiques parmi les causes de la
stabilité des genres de vie. Pour le comprendre, il ne suffit pas de
reconnaître le constant jaillissement de réalités surnaturelles qui caractérise
la conscience archaïque : il faut encore saisir l’orientation qui en résultait
quant aux efforts que l’homme, comme tout être, tend à accomplir afin de
subsister.
Nous venons de nous servir, en parlant de diplomatie, d’une expression
beaucoup trop vague et générale. Nous n’avons évoqué jusqu’à présent, en
fait d’action à distance, que la fascination. C’est là sans doute l’une de ses
modalités les plus primitives. Or elle a, comme toute expérience archaïque,
un double aspect, bon et mauvais. Nous n’avons parlé encore que de la
fascination maléfique : le « mauvais œil », qui paralyse les forces vitales,
ensorcèle. Mais il est des fascinations bienfaisantes : le guérisseur n’est pas
seulement un rebouteux possesseur de certains tours de main ; c’est un bon
sorcier, tel le père Samson, du roman de Frédéric Lefèvre, dont les obsèques
furent suivies non seulement par la famille et les amis, mais « les obligés,
tous ceux, écrit-il, que mon père avait connus ou soignés. Il y avait bien là,
m’a-t’on souvent dit, plus de quatre mille personnes — chose qui ne s’était
jamais vue et que l’on n’a plus revue 404 ».
Cette puissance du sorcier bienfaisant réclame pour condition de sa
réussite, la confiance du solliciteur, où l’on aurait trop vite fait de voir une
simple crédulité. Ce que le guérisseur demande, c’est que l’esprit du sujet
ne se mette pas en défense, mais aille au-devant du sien. On a trop peu
étudié ces dispositions élémentaires qui ont sans doute constitué le premier
terrain sur lequel s’est progressivement élevée la vie religieuse. Entre la
confiance, qui conduit le paysan chez le sorcier, et la prière, il y a une
différence immense de niveau, de qualité, mais non pas une différence
radicale d’orientation psychologique. La disparité psychologique réside
principalement en ce que la prière n’est pas seulement désir de recevoir :
elle est appel aux forces intimes, exaltation tendant à la communion.
Car les réalités occultes n’apparaissent pas seulement comme ennemies.
La science des alliances est l’une des plus vieilles de l’humanité. La
domestication des animaux et l’agriculture ont certainement procédé, à cet
égard, comme les naissantes religions. Le sorcier campagnard prétend, d’un
geste, d’une application de sa main, affoler ou apaiser le bétail de même
qu’on lui attribue le pouvoir de faire croître ou dépérir les récoltes. On a
trop peu recueilli d’observations sur l’hostilité ou la non-hostilité des bêtes,
et sur les procédés appropriés que perpétuent encore peut-être certaines
traditions paysannes, depuis les secrets du sorcier jusqu’à ceux du
braconnier. Trop de récits parlent de « meneurs de loups » pour qu’il soit
légitime de les rejeter a priori parmi les simples légendes 405.
A vrai dire l’action traditionnelle, telle que nous en avons esquissé
l’analyse, ne pouvait manquer de prédisposer quiconque s’y livrait à de
telles actions à distance. Puisqu’elle n’est pas copie, puisqu’elle doit être
chaque fois revécue, la tradition ne peut assurer la répétition des actes qu’en
suscitant une certaine identification des consciences dans le temps. Il ne
semble pas que cette identification ait pu consister, comme le voulait
Durkheim, en représentations collectives s’imposant aux consciences
individuelles 406. Elle réclamait une adhésion spontanée de l’être moral, un
effort de la personne vers cette sorte de réincarnation de l’esprit ancestral,
une communion du sujet individuel avec la tradition conçue comme un être
intemporel. Telle est la raison, à notre sens véritable, du culte des héros et
des saints, qui se répartissent non seulement sur le calendrier (c’est-à-dire
en occasions particulières) et dans l’espace (c’est-à-dire en lieux de
pèlerinages) mais en catégories d’activités (c’est-à-dire en guérisons et
autres bienfaits, en patronages de corporations et en confréries
correspondantes) 407. La personnification de la tradition en facilite la
transmission rigoureuse, transmission toujours précaire lorsque la tradition
ne consiste pas en un rituel. Nous retrouvons ainsi les constatations
pénétrantes présentées par Henri Hubert dans sa célèbre préface à l’ouvrage
de Czarnowski sur le culte des héros et ses conditions sociales 408
Que nous montrent ces cultes de héros et de saints patrons ? Avant tout
des usages de communion, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que le
folklore réserve à qui en entreprend l’étude. Ou serait porté à imaginer que
les corporations et confréries artisanales tiraient des gestes de métier
l’argument et l’appareil scénique de leurs fêtes. C’est là une conception
moderne. Les défilés et cortèges ouvriers ont inauguré à cet égard, depuis
quelques décades, une coutume toute nouvelle. Le 1er mai 1946, pour ne
citer qu’un récent exemple, les organisations ouvrières de la région
parisienne firent défiler, de la place de la République à la place de la
Nation, un nombre considérable de chars décorés de manière à symboliser
leurs activités professionnelles : il y avait même une « demoiselle des
téléphones », coiffée d’un casque à écouteurs et qui s’évertuait à enfoncer
des fiches dans un standard et à les en arracher aussitôt pour manifester aux
yeux de la foule la fébrilité du travail. Rien de comparable dans les fêtes
compagnonniques ou corporatives. Les confréries de Saint-Eloi par
exemple, qui groupaient les artisans du métal, et sur lesquelles le Bulletin
du Comité du Folklore champenois a publié une étude détaillée à la suite
d’une importante enquête 409 n’empruntaient les éléments de leurs fêtes ni à
l’outillage ni aux thèmes du travail, mais aux plus anciens procédés de
communion : boisson et pain consacré, brioche monumentale portée à
l’église, puis consommée à grand renfort de libations confraternelles.
Communion non seulement de tous les ouvriers de même âge
représentant un même corps de métier, mais peut-être plus encore
communion des anciens avec les jeunes, et de tous avec le saint patron,
symbole en quelque sorte vivant des vertus, de la conscience et de l’art
professionnels. Nous nous sommes référé déjà aux recherches de M.
Philippe de Félice sur les procédés élémentaires par lesquels l’homme s’est
porté au plan de la vie mystique 410. Il est certain que la danse, l’ivresse,
l’usage de substances toxiques, et de narcotiques comptent parmi ces
moyens archaïques d’accéder à la fraternité avec d’autres hommes et avec
le divin. Nous ne devons pas hésiter à rapprocher de ces techniques
primitives de la vie mystique les cérémonies orgiastiques et la prostitution
sacrée — souvenons-nous des constatations faites par M.-L. Sjoestedt
concernant les anciens rites de bestialité —. Nous avons indiqué déjà que
l’ignorance physiologique des populations arriérées ne pouvait manquer de
limiter à cette valeur de communion la signification de l’acte sexuel. Ainsi
s’explique l’homosexualité pédagogique telle que la présentent Plutarque
dans son traité de l’Amour 411 et les rites sexuels d’initiation corporative qui
existaient encore au siècle dernier parmi les marins 412. Il y a là une
intention archaïque d’identification par l’extase qui seule explique la
perpétuité d’usages licencieux traversant, inchangés, des époques de grande
rigidité morale, et s éteignant brusquement en un temps où le reste de la
société ne se caractérise nullement par la pureté des mœurs.
Ce que l’on recherche en tout rituel d’initiation, c’est la profondeur de
l’émotion. Et nous retrouvons ainsi, une fois encore, notre analyse de
l’apprentissage : mobilisation de toutes les forces vives du sujet, avions-
nous dit. C’est bien ce que réalise l’émotion. Et remarquons qu’il s’agit
moins souvent, en matière d’initiation, d’émotions subies et en quelque
sorte passives, que d’émotions d’exaltation, d’émotions jaillissant pour
ainsi dire de la conscience de chaque sujet et le portant tout entier vers la
communion mystique. Il n’est besoin, à cet égard, que de se reporter à
l’admirable analyse de Plutarque montrant comment l’amour culmine dans
l’enthousiasme 413.
Si le tableau psychologique de l’émotion collective était celui que nous
rencontrons en mainte description sociologique — invasion et presque
irruption des représentations collectives dans chaque conscience
individuelle, avec leur puissance de contrainte, leur caractère obligatoire
paraissant au premier plan — on concevrait mal comment les modalités de
la communion mystique se sont peu à peu réduites à des formes épurées et
toutes spirituelles. S’il s’était agi dès le début d’obtenir simplement du
conformisme, il y aurait eu surtout violence, contrainte par la brutalité
comme en tout dressage. Mais les initiations ne sont brutales que pour
briser le quant-à-soi du néophyte, lui inspirer le respect des aînés, des
« anciens » disait-on encore au régiment, et aboutir à ne lui laisser d’autre
ambition que d’être admis par eux dans leur cercle, à leur ressembler, à
devenir foncièrement un des leurs. C’est là autre chose que le
conformisme : c’est la « seconde naissance » si souvent décrite par les
ethnographes et qui, après l’avilissement des brimades subies, révèle au
nouvel adepte une vie inconnue en le dotant de puissances supérieures. La
condition d’une telle métamorphose spirituelle est la ferveur de la
conversion.
Par le conformisme et le dressage, aucune institution n’est parvenue à
maintenir autre chose que des routines. C’est pourquoi le souci de la
tradition vivante a toujours instauré, à côté de rudesses, voire de brutalités
corrigeant les incartades individuelles, des chants, des danses, des fêtes et
d’autres moyens plus inférieurs de s’exalter, grâce à quoi l’individu tend
vers la communion avec un élan égal à la pure spontanéité. Car c’est, en
définitive, ce bouleversement profond, suivi d’un coup de fouet, d’un raz-
de-marée émotif, qui est nécessaire, beaucoup plus que le dressage lui-
même. Et c’est pourquoi, peu à peu, les techniques grossières d’initiation
ont cédé le pas à l’ascèse spirituelle de la conversion.
Ainsi par son objet, ses modalités opératoires et sa préparation
initiatique, l’action traditionnelle a placé l’homme dans un monde de forces
occultes, tout en éveillant en lui la conscience de forces spirituelles intimes.
Pour expliquer de telles conception de l’univers, point n’est besoin
d’invoquer telle constitution originale de « l’âme primitive » ; d’autre part
la seule considération des rapports de l’individu et du groupe social ne nous
paraît pas en éclairer suffisamment la genèse. Au contraire cette genèse
constante nous semble favorisée par les conditions propres à l’action, tant
que la part de l’homme y prédomine : une action qui, sans négliger les
dispositifs matériels, mécaniques, les subordonne aux influences de forces
incorporelles ; qui place la confiance de l’homme non pas dans sa capacité
de se figurer l’espace en termes géométriques, mais dans son intuition, dans
les pressentiments, dans tout ce qui, encore de nos jours, semble mériter, au
fond de nous-mêmes, le nom d’instinct. Il apparaît qu’une telle orientation
de l’esprit dirige la culture vers les états psychologiques que la religion a
peu à peu stylisés jusqu’aux aspects classiques de la prière et de la
communion.
*

Nous avons considéré jusqu’à présent les activités concrètes en ce


qu’elles comportent, comme tant de métiers artisanaux, des opérations
multiples, une variété de circonstances qui les apparente à l’action et à la
lutte. Mais nous avions noté un autre aspect du travail archaïque : la
production de la force motrice par l’homme lui-même. Cet aspect est
considérable en toute technique archaïque, puisque seule l’addition presque
interminable des efforts permet de compenser la faiblesse du moteur
musculaire. Il faut voir dans les musées de préhistoire les roches dures
ayant servi de polissoirs aux âges néolithiques, mesurer du regard les
profondes rainures laissées par le frottement pierre contre pierre,
comprendre que chacun de ces frottements signifiait un effort d’homme,
pour concevoir ce qu’a pu être l’importance antique de la répétition des
gestes. Et d’autre part, sachons que nos grands-parents étaient encore, à
bien des égards, engagés dans le même mode d’action de l’homme sur la
nature. Un seul exemple : le premier ballon dirigeable dont les essais eurent
lieu dans la région parisienne sous le contrôle de l’autorité militaire fut
l’aérostat La France, qui, par sa forme générale, présageait tout à fait les
aéronefs des débuts du XXe siècle, les Santos-Dumont, Lebaudy, Clément-
Bayard ; or l’ingénieur Dupuy-de-Lôme, inventeur de cette remarquable
machine, l’avait dotée, pour tout moteur actionnant sa grande hélice, des
bras d’une équipe de vigoureux marins. Et l’on était alors en 1872.
Que se passe-t-il quand l’homme s’emploie lui-même comme moteur ? Il
s’agit par définition d’actes à répéter. Une fois le « tour de main » acquis, le
point d’application ne variant pas, toute l’attention va porter sur la
régularité des répétitions, car c’est un fait d’expérience courante que l’effort
répété réclame mie telle régularité. Pourquoi ? Parce que notre corps est, à
divers égards, une machine à mouvements alternatifs, dont les deux moteurs
à marche constante sont le cœur et les poumons. Toutes les fois que l’effort
des autres muscles peut être accommodé, synchronisé avec ces deux
systèmes de mouvements incessants, il ne les contrarie pas, donc ne
détermine pas un état de trouble circulatoire. Qu’est-ce que la répétition
régulière d’un mouvement ? C’est un rythme. Le bon fonctionnement de
notre musculature comme productrice d’actes répétés dépend donc de
l’adaptation de ces répétitions à nos rythmes physiologiques.
Nous avons dès longtemps signalé ce problème et demandé, sans succès
jusqu’à ce jour, l’étude scientifique des rythmes propres aux anciens
labeurs, tels que la frappe du fer à cheval ou le battage au fléau 414. Nous
avions alors rappelé tout l’intérêt du livre trop oublié de Karl Bücher, Arbeit
und Rhythmus 415 qui avait bien mis en lumière l’importance que les
sociétés antiques attachaient aux rythmes en associant toujours des
musiciens aux équipes de travailleurs. En effet, outre la coordination
individuelle des efforts, le rythme est la condition de leur coordination
collective, et l’on peut affirmer que le remplacement rapide des moteurs
humains par des moteurs mécaniques est l’une des causes directes de la
décadence de notre folklore musical, de l’appauvrissement manifeste de
notre répertoire populaire de chansons, avec toutes les conséquences qu’une
telle décadence comporte quant à la culture esthétique du peuple.
Il faut avoir soi-même fait œuvre de tâcheron, comme nous en avons eu
la révélation personnelle au cours de l’autre guerre, pour comprendre que
l’acquisition et le maintien d’un rythme de travail constituent pour
l’individu une profonde formation, à la fois personnelle et sociale. Nous ne
saurions oublier ce petit vallon du Bois-Bourrus, sous une crête dominant le
Mort-Homme, où nous reçûmes longuement cette leçon, en creusant des
abris, en fendant des rondins pour les étayer, tandis que le bombardement
fouaillait notre ardeur. Trouver, à côté des camarades et comme eux, l’élan
répété qui lie les muscles en une complicité puissante ; souffler l’ahan qui
scande les coups lancés avec une sorte de rage, vous libérant d’une force
insoupçonnée ; multiplier ainsi l’exploit physique jusqu’à l’ivresse ;
attaquer la matière mauvaise et rebelle, qui résiste et se refuse, et pourtant
nourrir en sa poitrine la chaleur d’une confiance en soi, en l’équipe, qui doit
dominer fatigue, écœurement, découragement ; ne vouloir regarder, pendant
ces heures interminables, que le succès final, mirage tenace comme une
lueur blanche au bout d’un tunnel : c’est là une prodigieuse école de
fermeté virile en même temps que de fraternité, et nous ne saurions, tant
que nous vivrons, oublier les paysans français qui, simplement, nous ont
donné cet enseignement-là avant de mourir.
Quelle en était la leçon implicite ? Nous pouvons l’apercevoir à présent :
tout labeur où l’homme sert de moteur tourne la conscience vers le rythme,
donc la détourne des circonstances extérieures. Dans un mémoire rédigé
naguère sous la direction de Georges Dumas, nous avons proposé de voir
dans les travaux du soldat en campagne l’un des meilleurs antidotes contre
la peur, et rappelé l’exemple lointain des « mulets de Marius 416 ».
Nous en apercevons mieux à présent la raison. Alors que, dans l’action,
la conscience de l’homme est aux aguets, donc principalement tournée vers
le dehors, vers ce qui va se produire pour y parer aussitôt, elle est, dans le
labeur à moteur humain, tournée presque exclusivement vers le dedans, vers
l’auscultation du rythme, vers l’orchestration en quelque sorte musicale du
jeu multiple des muscles. Ce qui demeure de conscience du monde
extérieur, dans la géhenne du labor improbus, s’attache alors à la confiance
en un succès final. Mais plus les conditions du travail sont accablantes, plus
ce mirage s’idéalise en rêves supra-terrestres. Le labeur pré-machiniste était
donc une école de l’au-delà. Les cantilènes indéfinies sur un mode mineur,
à la façon médiévale, ne suffisaient pas à exprimer tout ce que la peine des
hommes projetait d’idéal : la notion même de salut était alimentée sans
cesse par les effets psychologiques directs des tâches écrasantes. On ne
saurait manquer de rappeler, à ce propos, que les premiers adeptes du
christianisme furent partout de petites gens, astreints à des besognes
serviles, ou même des esclaves.
Si l’action archaïque orientait, par la fascination, vers des réalités
surnaturelles, si la transmission des traditions suscitait des rites d’initiation
et de communion, le travail à moteur musculaire, tout en affaiblissant
l’intelligence observatrice et discursive, concentrait les lueurs rémanentes
de pensée en rêverie mystique, en appels passionnés vers un salut
posthume. Ainsi le tableau des effets psychologiques des techniques
inférieures apparaît comme favorable à la fois à la magie, à la religion et à
des philosophies tournées vers la destinée de l’âme.

Quelle que soit l’importance des activités pratiques, ce serait pêcher par
esprit de système que d’y voir l’unique modalité des activités humaines. Le
jeu, les distractions, les arts correspondent à des activités que l’on a sans
doute trop vite qualifiées de gratuites, mais qui ne sont pourtant pas
utilitaires. Si nous reculons ici devant l’expression de gratuité, c’est qu’elle
évoque, plus encore que la fantaisie, une liberté d’indifférence. Tel est sans
doute le cas des distractions. Encore convient-il d’user du terme
d’indifférence avec une grande réserve. Pour parler des temps présents
songeons au cinéma : s’il est indifférent à la foule dominicale d’assister à la
projection de tel film ou de tel autre — et encore les préférences sont-elles
souvent très marquées —, le fait même d’aller au cinéma n’est certainement
pas indifférent aux millions de citadins qui chaque hiver, acceptent de faire
« la queue » à la porte des salles, exposés, immobiles, aux intempéries.
Moins indifférent encore est le goût de certains sports et de certains
spectacles sportifs. Boxe, foot-ball, tennis, etc., ont leurs champions et leurs
publics respectifs. L’art enfin peut à peine être rapproché du jeu, malgré
d’anciennes assimilations philosophiques, puisqu’il est création, qu’il exige
un authentique travail, autant intellectuel que manuel. Nous avons à dessein
tiré ces exemples de la vie contemporaine étant donné la trop fréquente
habitude de raisonner uniquement à partir de faits ethnographiques. Mais
les sociétés inférieures nous auraient conduits à des remarques analogues :
on a souvent noté la part exorbitante prélevée sur les activités et les
ressources des collectivités d’Australie centrale par des fêtes et des
« corroboris » qui sont loin d’être exclusivement magico-religieux. Ainsi
les distractions, les jeux et les arts montrent par leur extension dans les
sociétés et même dans l’économie sociale, à quel point les besoins
débordent le cadre de l’utile.
Car les échanges entre l’être vivant et le milieu où il vit ne peuvent se
borner à une liste d’interactions physiques. Attaque, défense, utilisations de
toutes sortes n’épuisent pas ces interactions, ni pour l’animal, ni pour
l’homme, même « civilisé » au sens occidental du terme. L’émotion n’a pas
seulement pour origine la lutte ou la pratique, et plus on se rapproche de
l’animalité, plus l’émotion commande directement le comportement. Un
chat observant un chien ou une souris peut laisser un instant son attention se
détourner par un appel, une incitation extérieure, dont profite son
adversaire. Rares sont les conduites instinctives que ne peut suspendre un
léger émoi. L’artiste, le poète sont des individus gardant plus que les autres
cette aptitude constante à s’émouvoir et possédant un don particulier
d’expression — le jeu verbal du poète, la main du peintre, du sculpteur —.
Les sociétés inférieures, et, dans nos sociétés, les enfants manifestent de
telles dispositions à un degré que nous découvrons mieux chaque jour. Or
on ne saurait parler de l’importance des rythmes dans la civilisation
traditionnelle sans analyser l’une des modalités les plus importantes de cette
activité de jeu et d’expression esthétique : la danse.
L’un des textes les plus remarquables pour l’histoire des traditions
populaires de notre pays est la Pétition à la Chambre des Députés pour les
Villageois que l’on empêche de danser, lancée en 1822 par Paul-Louis
Courier. Voici quelques-uns des témoignages qu’on y peut lire :
« Je demande, écrivait Courier, qu’il soit permis, comme par le passé,
aux habitants d’Azai de danser le dimanche sur la place de leur commune...
Nous y sommes intéressés, nous gens de Véretz, qui allons aux fêtes
d’Azai, comme ceux d’Azai viennent aux nôtres... Eux ici, nous chez eux,
on se traite tour à tour, on se divertit le dimanche, on danse sur la place
après-midi, les jours d’été... Outre ces danses ordinaires les dimanches et
fêles, il y a ce que l’on nomme l’assemblée une fois l’an, dans chaque
commune, qui reçoit à son tour les autres. Grande affluence ce jour-là,
grande joie pour les jeunes gens. Les violons n’y font faute, comme vous
pouvez croire. Au premier coup d’archet, on se place, et chacun mène sa
prétendue. Autre part on joue à des jeux que n’afferme point le
gouvernement : au palet, à la boule, aux quilles. Plusieurs cependant,
parlent d’affaires ; des marchés se concluent, mainte vache est vendue qui
n’avait pu l’être à la foire. Ainsi ces assemblées ne sont pas des rendez-
vous de plaisir seulement, mais touchent les intérêts de chacun et du public,
et le lieu où elles se tiennent n’est pas non plus indifférent. La place d’Azai
semble faite exprès pour cela ; située au centre de la commune, en terrain
battu, non pavé, par là propre à toutes sortes de jeux et d’exercices,
entourée de boutiques, à portée des hôtelleries, des cabarets ; car peu de
contredanses se terminent sans vider quelques pots de bière ; nul désordre,
jamais l’ombre d’une querelle... Un firman du préfet, qu’il appelle arrêté,
naguère publié, proclamé au son du tambour, Considérant, etc..., défend de
danser à l’avenir, ni jouer à la boule ou quilles, sur ladite place, et ce, sous
peine de punition. Où dansera-t-on ? Nulle part ; il ne faut point danser du
tout... On nous signifia cette défense quelques jours avant notre fête, notre
assemblée de Saint-Jean... Nos dimanches d’Azai, depuis lors, sont
abandonnés. Peu de gens y viennent de dehors, et aucun n’y reste. On se
rend à Véretz, où l’affluence est grande, parce que nul arrêté n’a encore
interdit la danse 417. »
Cette admirable description sociologique — ou rien ne manque, ni les
échanges cérémoniels et fraternels entre communautés villageoises, ni la
répartition de la jeunesse par couples, dont nous devinons encore le
caractère obligatoire, ni les jeux d’adultes — montre bien que les tractations
commerciales qui s’y engagent n’en sont pas l’élément central. Paul-Louis
Courier le savait : l’essentiel est la danse. Soixante ans plus tard, alors que
la décadence générale des danses populaires était déjà très apparente,
Dieudonné Dergny, sentant la gravité de ce fait de civilisation, écrivait :
« Dans la première moitié du XIXe siècle, nos prêtres, en prenant part sur la
place publique aux jeux de paume et de boules, surveillaient pour ainsi dire
eux-mêmes les danses. La danse sur la place publique est restée l’attraction
principale des jours de fête patronale et les populations qui ont su conserver
ce divertissement en ce lieu ont par cela su conserver à la famille
l’agrément de ses réunions, parce que la danse sur la place publique permet
à tous les membres d’une même famille de se récréer ensemble 418. »
Nous avons nous-même, en 1938, après avoir visité, avec les membres du
Congrès international d’Anthropologie de Copenhague, le musée de plein
air de Lyngby, assisté à une danse communale exécutée pour cette visite par
des habitants de cette localité danoise. Une quarantaine de personnes
adultes de divers âges et de toutes conditions, se prirent par la main et, en
chantant un air amplement rythmé, se mirent à évoluer en une chaîne
lentement ondoyante. Nos collègues danois nous expliquèrent que leurs
compatriotes étaient très attachés à cette danse communale par laquelle,
disaient-ils, s’exprimait de façon quasi-religieuse un sentiment puissant de
solidarité fraternelle. Nous avons alors eu fortement l’impression d’assister
à l’une de ces danses de village que représentent tant d’enluminures
médiévales.
Ainsi que le dit avec justesse M. Curt Sachs dans son Histoire de la
Danse 419, « cette dernière, dans son état vrai et inaltéré, est essentiellement
la vie à un degré plus intense ». Et plus loin : « L’homme primitif danse en
toute occurrence : naissance, circoncision, initiation des jeunes filles,
mariage, maladie et mort, cérémonie en l’honneur du chef, chasse, guerre,
victoire, conclusion de la paix, printemps, moissons et fêtes de boucherie.
Cependant les thèmes sont limités. Car partout le but à atteindre est le
même : la vie, la force, la plénitude, la santé 420. » Et encore : « Le danseur
se laisse entraîner hors des mornes limites dé la vie quotidienne ; il s’évade
vers des régions sublimes où l’imagination, l’intuition, le rêve sont des
sources vivantes et créatrices... C’est dans la danse que Civa crée le monde,
que les Chinois font naître l’harmonie cosmique ; les planètes et les dieux
évoluent en dansant à travers l’infini ; et sereine, en une béatitude éternelle
la ronde des justes plane autour du trône de Dieu 421. » Ces comparaisons
restituent son véritable caractère à la célèbre procession dansée qui se
célébrait encore à la veille des hostilités à Echternach (Luxembourg).
Nos précédentes analyses des techniques à moteur musculaire et de
l’action avec outillage ou armement inférieur nous permettent de mieux
comprendre cette valeur culturelle de la danse ancienne. Nous avons vu
que, tant qu’elle est prédominante, la contribution de l’homme à l’une de
ces activités techniques apparaît comme action spirituelle primant les
opérations concrètes et donnant au sujet le sentiment de participer, si
faiblement que ce soit à l’action des esprits, dont il lui semble être si
souvent le bénéficiaire ou la victime. Mais ce monde des esprits, dont son
activité pratique lui confirme donc sans cesse la réalité, n’est pas créé par
cette activité. Ce n’est pas le dispositif technique de son action qui le
suscitera comme un mirage, car son émotivité sans cesse en éveil le
percevra à tout instant. Or, s’il est vrai que le rythme du labeur ou des
techniques du corps est, dans son expérience laborieuse, ce qui confirme
ces, réalités surnaturelles, on comprend que la danse décante en quelque
sorte l’expérience active pour n’en laisser subsister que la rythmique avec
ses conséquences exaltantes, voire hypnotiques. Par la danse l’homme
devient à quelque degré pur esprit. Et dans la mesure où il possède sur le
monde des esprits des traditions précises, tout l’engage alors à agir en tant
qu’esprit. Tel nous semble être le sens profond des danses imitatives
rituéliques, dont l’art paléolithique supérieur nous a déjà laissé des
témoignages si remarquables 422, et où M. Curt Sachs a reconnu avec raison
l’une des modalités les plus générales de la danse 423.
En retour la considération de la danse en tant que technique non
opératoire nous permet de mieux comprendre les effets psychologiques
ambigus des techniques archaïques. Nous avons jusqu’à présent insisté sur
la confirmation qu’elles peuvent apporter aux croyances que Lucien Lévy-
Bruhl a qualifiées de mystiques. Mais, par leur aspect d’opération
matérielle et mécanique, elles portent en elles, dès les débuts de l’outillage,
les germes d’une autre mentalité. L’outil, par sa fabrication même autant
que par son emploi, ne peut pas manquer d’enseigner une géométrie
élémentaire, laquelle préside même aux modalités nécessaires de sa propre
évolution, ainsi que l’a montré M. Leroi-Gourhan. Et c’est par là que la
technique se sépare de la danse et, secrètement, s’affirme hostile au monde
des esprits. L’une des croyances les plus curieuses que signale Anatole le
Braz dans sa Légende de la mort est l’antagonisme qui écarte les revenants
des instruments de travail : « Si vous voulez, écrit-il 424, que les revenants
ne puissent rien contre vous, ne cheminez jamais la nuit sans avoir sur vous
l’un quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail
sont sacrés. Aucune espèce de maléfices ne peut prévaloir contre eux. Un
tailleur, voyant un mort s’avancer sur lui, fit le signe de la croix avec son
aiguille. Le mort disparut aussitôt, en criant : — Si tu n’avais eu ton
aiguille, j’aurais fait de toi un homme (je t’aurais broyé) ! « (II, 204-205).
Même indication dans un récit où une vieille marchande ambulante voit son
cheval arrêté sans raison apparente : « Elle dessina une croix sur la route
avec son fouet, en disant : — Par cette croix que je trace avec mon gagne-
pain, j’ordonne à la chose ou à la personne qui est ici et que je ne vois point
de déclarer si elle y est de la part de Dieu ou de la part du diable. » Et
aussitôt le fantôme se révèle (II, 130).
Ce qui est encore plus significatif, c’est que l’outil le plus efficace à cet
égard est la petite fourche de bois (carsprenn) « qui sert à débarrasser le soc
de la charrue du fumier et de la terre qui s’y attachent ». De même « dans
une légende irlandaise transcrite par Curlin, Tales of the fairies, p. 128, on
maîtrise un revenant en se servant des chaînes d’une charrue, car tout ce qui
appartient à une charrue est béni » (II, 205, notre 1). La charrue en effet sert
à déposséder temporairement les esprits de la terre qu’ils occupent
lorsqu’elle est en friche. Tout usage de la charrue est donc rejet des esprits ;
contre eux c’est l’arme par excellence.
D’ailleurs le premier soin des âmes, dès la mort, est d’aller dire adieu à
tout cet outillage qui leur était familier. Dans un récit que nous avons déjà
cité, l’âme du vieux hobereau laboureur se matérialise aussitôt en une
souris, que suit le serviteur fidèle. Elle l’entraîne ainsi à travers tout le
domaine. « Une fois fini le tour des champs, elle reprit la direction du
manoir. Arrivée dans l’aire, elle s’achemina vers un bâtiment isolé où l’on
enfermait les instruments de labour. Sur tous elle posa les pattes. Charrues,
hoyaux, bêches, à tous elle dit adieu. » (I, 224.) Plus tard, quand le serviteur
parvient à s’entretenir avec le fantôme de son maître, celui-ci le lui
confirme : « Lorsque je me suis ensuite esquivé, c’était encore pour aller
dans la cour et dans les étables, prendre congé des instruments qui
m’avaient servi naguère et des bêtes qui m’avaient aidé au labour. Cela fait
je me suis présenté au tribunal de Dieu. » (I, 236.)
Cette croyance nous semble donner la clé d’une des coutumes de la nuit
de mai dont nous n’avions pu encore découvrir l’explication. On se
souvient 425 que, cette nuit-là, en Champagne, les jeunes gens ne se
contentaient pas de dresser le « mai » communal ni d’accrocher des
« mais » aux persiennes ou aux portes des filles nubiles : ils procédaient à
une rafle générale de l’outillage aratoire et ménager, et entassaient les
instruments et objets les plus hétéroclites soit autour du mai communal, soit
sur des arbres, soit au faîte des toits, soit encore dans le courant d’une
rivière. Or ces divers endroits sont ceux que les âmes des trépassés sont
censées hanter de préférence. Tout porte donc à penser que, durant cette nuit
consacrée à la visite de la terre par les morts, on leur permettait de revoir
l’outillage dont ils s’étaient si longuement servis. Et cette interprétation
nous semble confirmée par l’interdiction si curieuse et si formelle de
travailler, voire de regarder un instrument de travail pendant les « petits
mois ».
C’est bien là que les conséquences thématiques des techniques
archaïques nous apparaissent dans leur ambiguïté. Hostiles aux esprits en ce
qu’ils opèrent mécaniquement, les outils leur demeurent virtuellement
soumis en ce que la main qui les utilise opère, au total, plus que l’outil
même, car cette main peut trembler ou être ferme, « heureuse » ou
« malheureuse » suivant les sorts ; cette main, enfin, est guidée par une
tradition qui procède des morts, et dont ils sont comme les lointains, très
lointains garants. Bien que, normalement, les outils soient contraires aux
trépassés et délimitent précisément ce domaine des vivants qui leur est
fermé, il faut donc, que, périodiquement, tout l’équipement technique
communal leur soit livré, consacré pendant quelques heures ou quelques
jours, tandis que leur sont ouverts les champs, et même les habitations dans
lesquelles des repas sont préparés pour eux.
Ces rites seraient inintelligibles et même inimaginables si le surnaturel
n’avait jamais à intervenir dans les opérations techniques. Nos usages
modernes nous le font bien voir, qui limitent de telles interventions à
l’emploi d’appareils de transport comportant un coefficient de grave
insécurité ; l’automobile et l’avion succèdent à cet égard, aux vieux voiliers
des « terreneuvas ».
Il faut enfin nous pénétrer de cette idée que la conscience archaïque est,
moins que la nôtre, dans la dépendance des modalités du travail, et que
l’analyse des effets psychologiques du travail est, dans ce cas, moins
susceptible d’en reconnaître tous les facteurs. En regard du labeur, l’action
apparaît comme discontinue. Elle est fréquemment traversée par de longues
heures de pause, de suspens, où l’être, tout en étant prêt à agir, existe
simplement parmi les autres êtres. Ses échanges avec eux ne sont pas, alors,
d’interaction, mais de sensibilité. Ces états de pure présence, où agir n’est
que virtuel, laissent la conscience ouverte à l’intuition de ces virtualités. Et
c’est cette aperception directe et confuse d’une sorte de potentiel actif qui
nous paraît être l’école où se forme constamment le sens métaphysique
élémentaire, le besoin de poser, par delà ce qui apparaît, ce qui est, c’est-à-
dire l’ineffable puisque non encore ouvertement manifeste.
En parlant de sensibilité, nous ne revenons pas aux considérations de
Mannhardt, par exemple, sur le « Gemüth », c’est-à-dire la sensibilité du
civilisé en ce qu’elle prétend se mettre en contact direct avec la nature et
atteindre ainsi à une profondeur romantique. Nous évoquons les genres de
vie où la subsistance dépend de la chasse et du ramassage primitifs, où la
nourriture est directement arrachée au milieu animal ou végétal 426, et dans
les conditions les plus hasardeuses réclamant l’éveil constant de
l’intuition 427. Ce qui distingue foncièrement cette intuition, cette sensibilité
de la nôtre même lorsque nous nous plaçons en contact direct avec la nature
par certaines modalités modernes de nos loisirs, c’est que, dans ces heures
d’inaction, de repos, de détente ou de jeu, le milieu physique,
principalement animal ou végétal est celui-là même envers lequel l’action la
plus violente, la plus dramatique devra peut-être s’engager à la minute
suivante. Sans avoir gardé ce caractère d’émouvante insécurité, la
sensibilité paysanne est encore à cet égard, dans une situation analogue. Et
c’est pourquoi elle est si profondément étrangère à celle du citadin au point
de lui demeurer inaccessible.
CHAPITRE XI

MENTALITÉ ARCHAÏQUE ET CIVILISATION


TRADITIONNELLE

Nous avons tenté de dégager les divers facteurs de la mentalité archaïque


et vu que la situation pratique où la place son niveau technique lui propose
une certaine orientation thématique. Il nous reste à voir comment elle a
construit ces thèmes qui nous ont permis de parler d’une sorte de
philosophie élémentaire, d’une philosophie des non-philosophes, puisque la
philosophie véritable suppose l’exercice de la pensée logicienne, c’est-à-
dire l’usage de tout un outillage intellectuel qui n’a été que très tardivement
constitué et qui est demeuré, jusqu’au XIXe siècle, un apanage de culture
aristocratique.
Il peut sembler douteux que la position correcte du problème consiste à
se demander quelles sont les formes archaïques de l’explication.
L’admirable scrupule scientifique de Lucien Lévy-Bruhl l’a conduit à
mettre l’accent, à plusieurs reprises, sur des textes ethnographiques bien
révélateurs à cet égard 428. La première charpente solide qui apparaisse à la
conscience est celle des mœurs et des labeurs traditionnels, pièces
maîtresses du genre de vie. C’est le hâvre de sagesse, auquel l’homme se
cramponne fermement dans un univers non pas certes de folie, ni
d’incohérence, mais d’incertitudes. Ce dualisme correspond assez bien
d’ailleurs à celui des champs et de la brousse, aux deux domaines des
vivants et des esprits, du travail (avec sa monotonie rythmique) et de
l’action (chasse, guerre, aventure, accès direct au merveilleux).
Le premier de ces domaines a son cours réglé par les obligations
traditionnelles, attitudes, comportements, situations de l’individu par
rapport à tous et aux divers cas prévisibles. Chacune de ces prescriptions
permet normalement de prévoir un cours favorable des événements. Tel est
encore l’ordre présent à la conscience paysanne 429. Si l’effet est
malheureux, c’est qu’on aura transgressé ou omis telle prescription, ou
qu’une influence occulte et puissante sera venue à la traverse et aura changé
le cours des choses.
Le genre de vie est fait de chaînes d’opérations. Une fois la première
entreprise, on ne peut s’arrêter. Il faut aller jusqu’au bout. « Le vin est tiré il
faut le boire. » Grandgousier avait fait tuer trois cent soixante-sept mille et
quatorze gras bœufs pour les faire saler au mardi-gras. « Les tripes furent
copieuses, comme entendez... Mais la grand diablerie à quatre personnages
était bien en ce que possible n’était longuement les réserver ; car elles
fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont fut conclu qu’ils les
baufreraient sans rien y perdre 430. » Biquette ne voulait pas sortir du chou,
jusqu’à ce que la menace en cascade de l’eau, du feu, du bâton, du chien ne
vînt l’y contraindre. Et tout est de même. Avons-nous là ce que nous
appelons causalité ? Nullement, car chaque fait ne produit pas, mais
entraîne le fait suivant : ce ne sont jamais que des actes, mais des actes en
série. Une fois engagé, vous ne pouvez vous dispenser d’aller jusqu’au
bout, à moins que la série elle-même ne soit inversée ou rompue par un acte
aussi souverain que le fut son déclenchement.
Or, si les actions humaines sont ainsi enchaînées les unes aux autres, ce
n’est pas, nous l’avons vu, du fait d’une cohérence logique préalablement
pensée, mais parce que l’empirisme social les adapte aux consécutions que
présente l’œcoumène. Le genre de vie intègre l’homme à ces vastes états
d’équilibre instable entre espèces vivantes qu’étudie de nos jours l’œcologie
humaine, mais dont nos prédécesseurs ne pouvaient que sentir les effets
contraignants. Vidal de la Blache, qu’il convient de citer encore, avait
indiqué incidemment cette relation entre la psychologie collective et les
phénomènes géographiques tels qu’il nous a accoutumés à les concevoir :
« Le sentiment obscur et inquiétant de cette force enveloppante qui se
dégage autour de nous du milieu physique et du milieu vivant, fut jadis une
hantise de l’imagination humaine, comme l’attestent, sous toutes les
latitudes, tant de mythologies, de pratiques superstitieuses, de dictons et de
légendes 431. »
La notion fondamentale est donc celle de consécutions échappant à tout
pouvoir humain ou animal. L’agencement de ces interdépendances en un
œcoumène ne peut apparaître que sous l’aspect voilé de la prédétermination
d’événements malgré les initiatives individuelles et les circonstances
particulières. En d’autres termes les phénomènes qu’étudie notre moderne
œcologie sont ceux-là mêmes qui ont suscité la notion de destin, de « sort ».
Et cette prédétermination apparaît à la conscience archaïque comme
l’insertion de l’occulte dans le visible.
Aux yeux des Grecs, la destinée était supérieure, dans son mystère, à la
volonté des dieux eux-mêmes. Nos légendes, et leurs fées capables de faire
et de défaire les destins, nous reportent à un âge antérieur de la réflexion,
vers des temps où l’action de l’homme sur son milieu ne lui permettait pas
encore d’affirmer, fût-ce de manière incompréhensible, un ordre propre à ce
milieu. Il n’y avait pas alors, à vrai dire, de « phénomènes » : il n’y avait
que des événements, puisque fout semblait acte, acte dû à une force, et
vraisemblablement à quelque être, visible ou invisible ; toutefois aucun
événement n’apparaissait comme isolé. Partout se révélaient des filières
d’événements : les Parques filaient les destinées.
Un tel enchaînement se distingue de la causalité, d’abord, par son
caractère particulier. La petite incidente sous-entendue par toute démarche
de la pensée scientifique, « toutes choses égales d’ailleurs » n’existe pas
pour l’esprit archaïque. Sans cesse amorcée par les adaptations sensori-
motrices du travail concret, elle est tenue en échec du fait que ces
adaptations pratiques dépendent de la bonne ou mauvaise disposition de
l’opérateur, puisque la part de l’homme ou des bêtes de somme prédomine
entièrement dans toute opération ; et c’est l’inextricable broussaille des
jours fastes et néfastes, des présages, des influences occultes de toute sorte.
Ainsi l’ordre traditionnel et bien connu d’une série d’actes a beau être
général et invariable ; toute application est particulière. Les sorts se côtoient
sans influer ipso facto les uns sur les autres. Il faudra attendre Leibniz pour
que s’affirme l’universelle interdépendance des phénomènes.
Remarquons encore que la pratique et les activités techniques confirment
de telles vues dans la mesure même où elles sont traditionnelles. Nous
avons dit que toute tradition vivante est revécue et nous avons vu qu’une
telle résurrection d’une suite d’actes antérieurs appelle un effort du sujet
pour s’identifier mystiquement avec les agents qui l’ont précédé : amorce
d’une communion, si humble, si rudimentaire soit-elle, invocation, ébauche
de prière. L’individu est ensuite moralement armé pour cette série d’actes ;
il l’entreprend en pleine confiance ; il l’exécute. Il est lui-même l’un des
acteurs de la destinée.
La conséquence d’un tel état des esprits est très claire : il n’y a pas de lois
du monde ; il n’y a que des histoires, où le particulier rend compte du
particulier. Cette constatation conduit à situer la littérature orale à une place
honorable dans l’histoire des civilisations. Elle est autre chose qu’un pur et
simple abus de l’imagination. Plus exactement, l’imagination a précédé la
compréhension : elle a tenu par avance le rôle de l’intellection. L’homme a
dû imaginer avant de pouvoir comprendre ; il a dû se figurer ce qui se
passe, ce qui s’est passé, ce qui se passera, avant de connaître ce qui se
produit. Si l’on se représente la très courte durée des civilisations à cultures
logiciennes dans l’immensité des âges écoulés depuis les débuts de la taille
du silex, on comprend à quel point — comme l’a noté Lévy-Bruhl 432 — la
fabulation peut correspondre au cours normal de notre esprit. L’énorme
public que trouve la littérature d’imagination — romans, feuilletons, récits
policiers — en est encore aujourd’hui la preuve. Le cinéma, lui aussi,
correspond à cette formation non pas à proprement parler « prélogique »
mais pré-scientifique de notre pensée profonde 433. Le roman bon marché et
le film sont les héritiers de la défunte littérature orale, au même titre que le
journalisme.
On s’est souvent plaint du manque de sérieux, de véritable objectivité,
qui sévit dans le journalisme. Le reporter à succès est celui qui sait
romancer un événement avec le plus d’adresse. Il faut comprendre ces faits
de civilisation moderne en fonction des enseignements psychologiques du
folklore. Le journalisme, pour conquérir l’audience des masses, procède
comme les conteurs de nos anciennes veillées ; à mi-chemin du vrai et du
merveilleux. Le lecteur aime à le lire avec le même agréable mélange de
croyance et de doute qui charmait l’auditeur de jadis, car la presse plait, la
presse est une nourriture mentale indispensable en ce qu’elle présente et
explique le monde par un tissu d’anecdotes.
Il faut donc bien comprendre qu’en nous délassant du travail intellectuel
par le cinéma ou par un roman policier, nous ne changeons pas à
proprement parler de fonctions mentales, nous ne passons pas de la vie
réelle à la rêverie : nous ne faisons que reculer pendant quelques heures sur
l’échelle de notre évolution ; nous trouvons une détente à nous figurer le
monde et la vie comme l’ont fait des milliers de générations d’ancêtres,
c’est-à-dire à oublier la grande distinction moderne du sérieux et de
l’amusant, du travail et du jeu. Bien des contre-sens sur la notion de
« loisirs » seraient évités si l’on voulait bien y reconnaître non point le
passage à des activités étrangères au travail, mais le retour à des activités
antérieures à nos formes modernes du travail.
Cet usage en quelque sorte cognitif de l’imagination a un effet très net,
qui est de la brider. Aucun être humain ne peut vraiment se contenter d’aller
sans cesse du particulier au particulier. Nos adaptations sensori-motrices ne
sont pas indéfiniment variables et plastiques. Toutes nos analyses
antérieures nous ont montré l’homme doté d’un certain bagage non
seulement de réflexes mais de traditions, c’est-à-dire de réactions et de
comportements préformés. Or si la réaction est préformée, le réel l’est aussi
à quelque degré. Dans la mesure où ce réel est imaginé, on ne peut donc
dire que l’imagination se donne libre cours. Il lui faut répondre aux appels
impérieux de la vie pratique, qui sont des appels d’intelligibilité. S’il n’y a,
dans la réalité apparente à la conscience archaïque, que l’action du
particulier sur le particulier, il faut bien cependant que ces actions se
répètent, se ressemblent, s’enchaînent les unes aux autres. Le lot
relativement restreint des comportements traditionnels peuplera, dès lors, le
monde d’un certain nombre de partenaires occultes. En ce qu’elle sera
traditionnelle, l’imagination travaillera sur des thèmes permanents, elle
connaîtra un petit univers de personnages particuliers, caractérisés chacun
par un certain nombre d’aventures et de traits qui lui seront propres. Et c’est
bien ce que présentent les littératures orales de tous les pays.
Ainsi la littérature orale, ce que Fontenelle appelait « les fables » nous
apparaît comme résultant d’une double tendance contradictoire de la pensée
et de l’action archaïques. D’une part, tendance vers le concret et vers le
détail même du concret. L’homme a toujours été un empiriste, et cette
nécessité s’impose à lui d’autant plus que son outil ou son arme est plus
faible, et moins sûr le résultat. D’autre part cette incertitude, cette insécurité
font de l’apport humain le principal facteur du succès de l’opération, et cet
apport est préformé non pas simplement au niveau des réflexes et des
habitudes mais en tant qu’image d’un idéal à réincarner : en tant que
tradition vivante. Ces traditions actives se complètent nécessairement de
traditions relatives au réel qu’il s’agit d’imaginer. Elles insèrent dans ce réel
un scénario, des personnages qui apporteront au monde extérieur l’élément
de généralité dont l’esprit ne peut se passer. Les légendes et les mythes
rendent donc à la conscience archaïque un service analogue à celui que
nous demandons à nos concepts scientifiques et aux lois naturelles. Tels
sont les mécanismes psychologiques que nous sous-entendions en disant
que l’homme a commencé par imaginer le monde avant de l’expliquer.
Ainsi, loin d’être le jouet d’un flux inorganique de sensations, d’images
et de représentations collectives, le « primitif » ou l’occidental archaïque
multiplient autour d’eux les personnages et les caractérisent par des noms,
des historiettes, attribuent à chacun une vie originale, des mœurs qui
définissent en retour le traitement qu’il convient de leur réserver. Il en est
qu’il faut tutoyer toujours, d’autres jamais ; certains doivent être menacés,
d’autres plaisantés, à d’autres il faut surtout se garder de répondre, et ainsi
de suite indéfiniment semble-t-il ; et pourtant pas à l’infini. Car il faut que
les légendes se répètent dans une certaine mesure, sans quoi elles
n’apporteraient pas avec elles cette obscure sécurité intellectuelle qui
constitue leur crédibilité.
On sait les vastes espoirs que les philologues du temps de Benfey avaient
fondés sur l’analyse des contes populaires, où l’on pensait découvrir des
témoignages sur les transports de civilisations, voire sur les migrations
protohistoriques. Après un siècle de patientes recherches, l’hypothèse de
travail s’est soldée par un échec, mais combien révélateur ! Il est
exceptionnel de pouvoir localiser avec quelque sûreté la zone du globe où
tel thème populaire aurait pris naissance. Les emprunts se sont multipliés et
entrecroisés depuis si longtemps que tout est définitivement brouillé ; mais
ce chaos, s’il déçoit l’historien, apporte une donnée importante au
psychologue des civilisations : la pensée archaïque particularise sans doute,
mais cristallise en même temps. Ce ne sont pas seulement des thèmes, qui
voyagent : ce sont des fragments de thèmes ; ce que les folkloristes
appellent des « motifs ». Mais thèmes et motifs ne sont pas en nombre
infini. Aarne, Stith Thompson, après les vastes enquêtes d’Emmanuel
Cosquin, et les essais répétés de la Folk-lore Society, les ont dénombrés et
classés de façon à peu près satisfaisante pour tous les chercheurs 434. Et si
cette classification n’apporte pas à l’histoire de données utilisables, elle
montre du moins, par sa seule existence, combien nous devons formuler de
réserves en attribuant les récits légendaires à l’imagination telle qu’elle
nous apparaît de nos jours.
Le reste de ce que nous appelons « littérature orale » présente moins de
mystère. Les proverbes, les devinettes, les randonnées, vire-langues, etc...
oscillent entre l’enseignement et l’amusement en usant très largement du
rythme et de la rime : ce sont en effet les meilleurs moyens pour capter
l’attention du sujet et accréditer la tradition en la concentrant sur une vive
image. Nos analyses précédentes rendent compte de ce monnayage du
savoir en médailles verbales que sont les dictons. Il y a là un processus à la
fois de fragmentation et de condensation de l’expérience, que réclame la
transmission par tradition, telle que nous l’avons présentée, et qui nous
paraît expliquer cette pensée par centons sur laquelle avait insisté Marcel
Granet 435.
Nous venons de voir comment la pensée archaïque, constamment
orientée vers le particulier, n’atteint le général qu’à travers la permanence
de certains thèmes, c’est-à-dire de certains types d’événements où figurent
certains types de personnages. Est-ce à dire qu’elle soit, de ce fait, vouée
aux disparates, à des contradictions que rien ne compenserait, en un mot, à
l’incohérence ? Les hommes n’ont jamais vécu vraiment dans l’absurde, car
l’absurde n’est pas viable. Nous avons vu qu’ils disposent en effet d’une
sagesse implicite, celle de leur genre de vie, constamment reconstruit par ce
que nous avons décrit sous le terme d’empirisme social.
Dans le second volume d’un ouvrage remarquable 436, M. André Leroi-
Gourhan a présenté tout récemment une philosophie des techniques qui
pousse beaucoup plus loin qu’on ne l’avait encore fait l’analyse des
activités humaines sous leur forme collective. Le vocabulaire très spécial
qu’il s’est créé à cet effet, et qui serre de près le mécanisme interne des
phénomènes, nous propose de reconnaître en chaque groupe humain
l’existence d’un « milieu intérieur » qu’il définit comme étant « ce qui
constitue le capital intellectuel de cette masse, c’est-à-dire un bain
extrêmement complexe de traditions mentales » (p. 354). Il ajoute, pour
mieux caractériser cette vie commune des groupes ethniques : « Sur le fond
de l’unité politique, la langue, la religion, la formation sociale sont
généralement les premières ressources de la conscience ethnique et à ce titre
elles forment le plus stable du milieu intérieur. » (p. 363.) Cette seule
expression de milieu intérieur met déjà l’accent sur un caractère
fondamental de toute culture : l’intercommunication des éléments
concordants. M. Leroi-Gourhan précise d’ailleurs aussitôt : « Dans ce
milieu fluide où tout est en contact avec la totalité du mélange, on peut
isoler des éléments qui commandent la vie technique et étudier séparément
cette partie artificiellement séparée du tout comme le milieu technique. »
Un exemple corrige ce que cette formule peut avoir d’abstrait : « La
dépendance dans laquelle se trouve le milieu technique par rapport à
l’ensemble du milieu intérieur est mise en relief par le fait que chaque
groupe possède des objets techniques absolument distincts des autres
groupes : pour une même tendance technique matérialisée sur tout le globe
dans la cuillère, on trouve des cuillères touareg, bretonnes, mélanésiennes,
chinoises ou eskimo si profondément personnalisées qu’il est impossible de
les confondre (...). Le manche de cette cuillère lapone est influencé par la
tradition religieuse (...), la cavité de telle cuillère japonaise est influencée
par l’usage ancien d’une coquille de bivalve liée à un manche : pour chaque
exemple on peut trouver ainsi des explications à la fois techniques,
religieuses, décoratives. » (p. 364.)
L’essentiel est donc l’action réciproque des traditions les unes sur les
autres : pas de civilisations sans cette interaction. Nous avions, avec un
autre vocabulaire, insisté sur ce phénomène dans nos premiers chapitres en
parlant de la cohésion et de la cohérence des genres de vie. Tout en
reconnaissant la profondeur de l’analyse de M. Leroi-Gourhan, nous
insisterons, à notre tour, sur les faits qui nous sont le plus familiers, c’est-à-
dire sur cette psychologie de la transmission technique illettrée que nous
avons tenté de décrire au chapitre IX. Nous avons ainsi remarqué que toutes
les traditions véritables engagent la personnalité même des sujets qui se la
transmettent, et que leur acquisition ne repose pas sur un simple appel à la
mémoire et à l’habitude, — ce qui est, au contraire, le cas d’un trop grand
nombre de connaissances modernes —. Souvenons-nous qu’il ne s’agit
jamais d’acquérir la possession psychologique de certains modèles à copier
en cas de besoin, mais que ce sont des actes ou des pensées qu’il faut
revivre par soi-même. Tant que cette résurrection, chez autrui, du passé
vécu par nous et par nos maîtres n’est pas certaine, la transmission n’est pas
réalisée. L’aptitude à mobiliser le savoir se confond donc avec la capacité
de retrouver les sentiments, les émotions, les modalités de la vie
psychologique et active, capacité qui constitue proprement la personnalité.
On conçoit sans doute mieux à présent l’aspect subjectif de cette
cohérence qui, nous l’avons vu, s’impose aussi du dehors aux genres de vie,
par le fait même qu’ils doivent s’insérer dans la concurrence vitale de
l’œcoumène. Qu’il s’agisse d’activités traditionnelles, ou de pensées et de
croyances traditionnelles, l’absence de synthèse rationnelle, de pensée
scientifique ne condamne pas l’homme à l’incoordination active en
psychologique. A défaut de synthèses réfléchies, élaborée ? en termes
logiques, ses pensées et ses actes sont constamment liées par une synthèse
vécue, synthèse d’autant plus puissante qu’elle est vécue en commun.
On le voit, la tradition représente pour l’homme, jusqu’à l’invention de
l’outillage intellectuel logique puis scientifique, toutes les sauvegardes et
les premiers rudiments de l’intelligibilité. On comprend dès lors qu’une
tradition ait eu d’autant plus de valeur qu’elle était plus ancienne, plus
rigoureusement conservée. Elle constitue la première forme de capital, de
bien préservé, et tout l’effort des civilisations portera longtemps vers cette
conservation malgré les causes d’altération, si puissantes et constamment à
l’œuvre. D’où l’autorité sociale des vieillards et des corps sociaux
spécialisés dans la transmission orale — les file des civilisations celtiques.
Le résultat de ces efforts sans cesse renouvelés sera le maintien, parmi les
éléments de civilisation récents, d’un stock de traditions très anciennes. Ce
maintien s’est poursuivi jusqu’à l’époque contemporaine ou presque. En
tous pays les travaux des folkloristes ont mis en évidence l’existence d’un
certain lot de thèmes oralement transmis, de structures sociales, de types de
comportements et de techniques qui sans doute ne se sont jamais maintenus
à l’état pur, qui ont subi l’influence changeante des civilisations
particulières et successives et jusqu’à la contrainte de simples modes
passagères et prestigieuses, mais où l’on peut néanmoins déceler un fond
archaïque souvent antérieur à la division des sociétés en classes sociales
économiques. Ce lot de traditions remonte à bien des égards à la
protohistoire et sans doute plus haut encore s’il est vrai que l’âge des
métaux a connu l’esclavage et les aristocraties. Rien ne nous autorise à nier
qu’il contienne des éléments originaires des temps néolithiques, lesquels
apparaissent de plus en plus comme une étape décisive dans l’évolution
humaine, et comme le début des sociétés d’où sortent les nôtres ; de
sociétés qui n’ont plus jamais cessé depuis lors d’agir les unes sur ou contre
les autres, et par là même de précipiter les progrès techniques.
Les analyses de nos premiers chapitres ont, nous le pensons, justifié cette
très lointaine attribution, qu’il serait opportun de résumer en un bilan
sommaire, notre démonstration n’ayant pu porter que sur un seul genre de
faits dans son ensemble (les cérémonies calendaires des catégories d’âge) et
sur quelques exemples empruntés aux autres séries de traditions.
Les traditions d’origine très archaïque nous semblent être réparties dans
les différents secteurs d’étude des folkloristes.
En littérature orale, ce sont incontestablement les contes, et certains
thèmes de légendes, où Andrew Lang avait naguère proposé de reconnaître
des survivances de mentalité primitive 437. Plus près de nous P. Sainfyves
s’est appliqué à retrouver dans des récits traditionnels l’écho de rituels
archaïques 438. L’entreprise devrait être engagée de nouveau, de manière
méthodique et dans son ensemble. On a d’ailleurs fort utilement comparé
les diverses modalités de la littérature orale chez les peuples européens et
chez les populations d’un niveau culturel inférieur 439. Par contre la vie des
proverbes ne semble guère excéder quelques siècles. Relisons Rabelais ou
Villon et nous serons édifiés à cet égard.
La civilisation matérielle, si elle n’offre qu’exceptionnellement des
vestiges du néolitique ou des premiers âges des métaux, prolongeait, en
plein XIXe siècle, bon nombre de techniques pré-romaines. Il suffit pour
s’en convaincre de se reporter au catalogue de la salle des Arts et Métiers
du Musée des Antiquités nationales publié par Salomon Reinach 440 ; la
plupart des outils gaulois étaient les mêmes que ceux de nos artisans d’il y a
quelque soixante-quinze ans. D’autre part on acquiert une vue d’ensemble
sur des aspects magiques de la civilisation matérielle si l’on tient compte du
principe que l’âme peut être enfermée dans une enveloppe matérielle, donc
efficacement protégée par elle contre les influences occultes. Nous avons
déjà attiré l’attention sur le parallélisme des techniques des
récipients — poterie, vannerie, vêture, habitation — parallélisme qui se
retrouve dans le domaine de l’utilisation magique. Ces indications se
complètent par la considération du port des bijoux et de leurs emplacements
par rapport aux ouvertures du vêtement et à certains orifices naturels de la
tête (oreilles, narines) et même du torse (nombril), à la protection duquel
pouvait correspondre la plaque de ceinture 441 du costume féminin de l’âge
du bronze scandinave. La même intention, à la fois magique et esthétique, a
pu présider aux tatouages comme aux premières formes du maquillage
facial. De tels faits appelleraient une recherche méthodique.
L’habitat, la formation des paysages et la structure agraire, qui ont déjà,
depuis une vingtaine d’années, suscité en France tant d’investigations
nouvelles, nous ont conduit à mettre l’accent sur les conséquences sociales
et spirituelles du maintien, jusqu’au siècle dernier, de la division des terres
en champs et brousse, division que l’assolement avait consolidée et rendue
encore plus sensible. Ce fait extrêmement important maintenait nos genres
de vie agricoles dans un état qui ne différait pas radicalement des conditions
semblant avoir prévalu depuis l’époque néolithique. En effet, tant que
l’épuisement du sol par les cultures successives ne peut être combattu que
par son retour temporaire à la brousse, les déserts apparaissent plus ou
moins clairement à la conscience paysanne comme la grande réserve, voire
la grande source de vie. Et, dans la mesure où ce domaine inculte est
attribué pour résidence aux esprits de l’autre monde et aux âmes des morts,
cette société spirituelle garde un empire secret sur la société des vivants
dont elle semble commander la subsistance même. Tel est du reste le
principal lien que nous proposons d’établir entre les données de la
géographie humaine et celles de la sociologie et de la psychologie des
« primitifs ».
Les structures sociales à leur tour nous ont révélé des survivances
considérables dont les points d’origine paraissent extrêmement reculés.
Nous pensons en effet devoir revendiquer pour la sociologie — en son sens
strict et véritable d’étude des structures sociales — l’aptitude à témoigner
d’un passé plus ou moins lointain suivant la contexture des structures
sociales considérées. Le caractère communal, communautaire, nous est
constamment apparu comme fondamental dans l’analyse des aspects
sociologiques des traditions. Les cérémonies et fonctions sociales des
catégories d’âge ne différaient qu’à peine selon la classe sociale, et même,
anciennement, selon les castes. Les enfants des nobles et même les jeunes
princes — tel le futur Henri IV — frayaient et jouaient avec leurs
contemporains directs et, tout au moins jusqu’à la centralisation
monarchique du XVIIe siècle, les amusements des cours souveraines ou
seigneuriales suivaient fidèlement le calendrier des fêtes populaires.
Considérant cet important ensemble de faits sociologiques nous avons été
conduit à en associer le point de départ à un état social antérieur aux
chefferies, ou contemporain de la constitution de chefferies, en tout cas
préalable à cette constitution de clientèles qui était largement en cours dans
la société gauloise lorsque César en interrompit brutalement l’évolution
autonome. Malgré l’absence de textes antiques formels, rien ne nous semble
donc permettre d’assigner à ces structures sociales une date plus récente,
malgré les suggestions de M. Arnold Van Gennep 442.
L’étude scientifique des jeux, des danses et de la musique populaires n’a
été encore qu’amorcée en France. Les travaux poursuivis par des
musicologues en d’autres pays 443 permettent d’espérer qu’un jour certaines
structures modales traditionnelles pourront jouer, en histoire des
civilisations, un rôle de « fossiles directeurs » à l’égal de certains éléments
linguistiques ou archéologiques.
Quant aux arts plastiques populaires, on peut résumer des connaissances
déjà solidement acquises en mettant l’accent sur le maintien, jusqu’à
l’époque contemporaine, du style géométrique, dont les débuts sont liés à la
disparition de l’art naturaliste qui avait eu son apogée aux temps
magdaléniens (R. Lantier).
Ce faisceau d’indices concordants nous semble non seulement permettre
mais réclamer vraiment une désignation particulière. Nous souvenant que le
terme de civilisation comporte des degrés très divers de généralité, nous
proposons de désigner par l’expression de civilisation traditionnelle non pas
une civilisation de nations, ou de groupe particulier de nations, dans leur
ensemble, mais une niasse de traditions beaucoup plus durable, coexistant
avec une suite d’états culturels supérieurs de ces peuples ou nations, masse
dont la composition peut varier d’un continent à l’autre, plutôt que de pays
à pays, mais dont l’archaïsme évident nous oblige à reporter l’origine au
moins à la protohistoire et peut-être à ce grand bouleversement des sociétés
humaines, après la somnolence des âges de la pierre taillée, que l’on
caractérise du terme de néolithique.
Du point de vue de la géographie humaine, une telle vue pourrait
correspondre aux dispositions suivantes. Nous avons longuement rappelé
déjà que c’est à travers le milieu vivant que l’homme a tiré ses premières
ressources du milieu physique. Ramassage, première forme de
l’alimentation végétale complétant les produits de chasse et de pêche : au
paléolithique, les rapports avec le milieu animal prédominent. Il n’en est
plus de même à partir de l’agriculture, c’est-à-dire des temps néolithiques :
les rapports avec le milieu végétal prennent la forme de productions sans
cesse — mais lentement — perfectionnées. L’apparition de l’industrie
moderne permet enfin à l’Homme de s’affronter directement avec les
ressources géologiques de la planète, et ouvre ainsi un champ tout nouveau
à sa puissance désormais constamment accélérée 444. Rien d’étonnant que
les civilisations qui se succèdent sous le signe principal de l’agriculture et
de la vie pastorale soient demeurées profondément apparentées au cours des
âges. La somme de ces parentés est ce que nous désignons du terme de
civilisation traditionnelle 445.
Ces traditions ont pu se trouver élaborées, au long des siècles, en corps
de doctrines religieuses, philosophiques, juridiques ou politiques : leur
conservation en a d’ordinaire été compromise, car elles ont, dans ce cas,
participé à l’armature intellectuelle et sociale de telle civilisation
particulière, dont elles ont suivi le sort. Autrement durables ont été les
traditions qui n’avaient entre elles d’autre lien que de faire partie intégrante
des genres de vie populaires, et qui, de ce fait, ne changeaient guère malgré
la succession des régimes politiques. L’extraordinaire persistance de ces
traditions ne tenait donc pas à des idées philosophiques ou religieuses
qu’elles auraient exprimées, puisque nous retrouvons fréquemment dans le
christianisme des cérémonies et des pratiques du paganisme de l’antiquité
classique et vraisemblablement encore plus anciennes. Quel mécanisme les
conservait donc ?
Dans notre Définition du Folklore 446 nous avons dit, paraphrasant le vers
célèbre de Ronsard :

La forme demeure, la matière se perd.

Nous entendions ainsi mettre l’accent sur un caractère, à nos yeux


essentiel, des traditions archaïques : ce sont des formes, des cadres d’action
comme des cadres de pensée 447 et d’expression ; formes indispensables à la
pratique, comme à la réflexion même, faute de sciences analysant le réel et
guidant le travail. Tant que l’homme n’a pas disposé de schémas logiques
reliés à l’architecture de tout un savoir rationnel, il a demandé à la tradition,
avant tout, de prendre corps, d’être une forme où il insérerait ses besoins,
ses intentions nouvelles, tandis qu’elle le rassurerait par son caractère
immuable, « immémorial 448 ». Nous avons proposé d’appeler transfert
folklorique cette constante réutilisation de formes anciennes à des fins
nouvelles.
C’est ce besoin de cadres formels du comportement et de la pensée
quotidienne qui s’atténue, voire disparaît avec les applications scientifiques
et le bouleversement constant qu’elles apportent dans le genre de vie. Nous
n’éprouvons plus le besoin de vivre et d’agir comme autrefois. Et voilà
pourquoi les distractions nouvelles remplacent partout les anciens jeux, les
fêtes traditionnelles. Nous sommes devenus des acheteurs. A tous égards
l’industrie et l’organisation sociale nous fournissent ce que nos ancêtres
produisaient eux-mêmes. Habitués à acheter pour consommer, nous
cherchons de même à acheter nos amusements.
La contre-épreuve est fournie dès que ces collectivités modernes se
trouvent placées dans des circonstances exceptionnelles où elles ne peuvent
plus compter que sur elles-mêmes. Nous avons personnellement observé
deux cas très nets de résurrection folklorique dûs à de telles conjonctures.
Nous avons étudié le premier dans notre Définition 449 ; volontairement
séparés du reste de la population, les ouvriers qui occupaient les usines en
1936 improvisèrent des jeux et spectacles pour combattre l’ennui et le
découragement ; dans la majorité des cas les saynètes ainsi improvisées
reproduisaient les deux thèmes fondamentaux du Carnaval : la noce
comique et l’enterrement burlesque.
L’autre cas fut plus dramatique. Pendant les journées de la Libération de
Paris, nous logions chez des amis auprès de la Porte de Montrouge. D’un
dépôt d’autobus voisin, de gros tanks allemands sortaient fréquemment,
tirant de tous côtés. On ne pouvait guère aller et venir, et le courant
électrique n’était rétabli qu’un certain temps après le coucher du soleil. Ni
radio, ni cinéma, ni cafés ; vers 22 heures, la nuit envahissait les
appartements, dont la chaleur de la saison et le besoin de clarté
maintenaient les fenêtres grandes ouvertes, entre deux escarmouches. Dans
le silence des chaussées et des trottoirs, une rumeur montait, se répercutait
de façade en façade : dans chaque logement, les gens jouaient aux petits
jeux d’autrefois. « Il court, il court, le furet ! », la main chaude, les
devinettes, et de grands éclats de rire collectifs rappelaient la bonhomie
chaleureuse des intérieurs bourgeois d’il y a cent ans. Il suffisait de l’arrêt
de la vie sociale moderne pour que les gens retrouvent les vieilles façons
traditionnelles de rire entre eux, de s’amuser par eux-mêmes. La bataille de
rues suscitait partout le petit groupe social ne comptant que sur lui-même.
Ce n’est donc pas simplement la diffusion de la pensée scientifique qui
compromet les traditions formelles ; c’est également, et peut-être surtout,
cette conséquence économique et sociale des applications scientifiques : la
transformation du producteur-consommateur en producteur-échangiste, par
rupture des économies fermées et dissolution des petits groupes locaux au
sein de collectivités plus vastes.
Ce qui disparaît ainsi, ce sont les traditions qui tenaient au genre de vie ;
par conséquent celles qui tenaient du genre de vie leur seule cohérence et
qui, intellectuellement, idéologiquement, étaient inorganiques. C’étaient les
traditions qui semblaient durer en vertu de leur propre force interne, et que
les aspects artistocratiques des civilisations s’agrégeaient ou toléraient
comme autant de blocs erratiques indifférents et indestructibles. Louis XIV
allumait un feu de Saint-Jean en place de Grève. François Ier se battait
plaisamment avec ses gentilshommes le jour des Rois. M. Fallières,
président de la République, recevait à l’Elysée la Reine de la Mi-Carême.
Nul n’y voyait le moindre rapport avec la religion ou avec le régime
politique. Et c’est pourquoi ces traditions avaient pu, grâce au transfert
folklorique, traverser, à peu près intactes, les sociétés et les âges ; c’est
pourquoi elles constituaient une seule et même civilisation traditionnelle,
d’origine très reculée, beaucoup plus lointaine que celles de nos beaux-arts,
de nos religions, de nos philosophies. L’invasion de nos genres de vie par la
grande industrie, ses modalités de travail, de consommation, de groupement
social, sa mentalité nouvelle à prédominance mécanicienne : voilà la cause
de la décadence de ces traditions.
Nous pouvons les désigner du terme de folkloriques pour bien spécifier
ce caractère inorganique (au sens intellectuel et idéologique). Croyances
collectives sans doctrine, pratiques collectives sans théorie, elles n’avaient
d’autre cohérence que celle du genre de vie. C’étaient des thèmes, des
formules, des types de comportements transmis par la parole ou par
l’exemple et servant de cadres aux pensées et aux activités d’une génération
nouvelle.
Mais, à côté de ces traditions folkloriques, il y en avait, il en demeure qui
se sont organisées dogmatiquement. Ces traditions intellectuellement
élaborées sont-elles touchées par cette même décadence ? Le fait,
présentement, n’apparaît pas ; et les raisons en sont claires, pour peu que
l’on analyse les modalités de la mentalité moderne. Celle-ci demeure,
beaucoup plus qu’on ne pouvait le prévoir il y a cinquante ans, tributaire de
systèmes d’idées traditionnels.
On s’est plu à proclamer la faillite du « scientisme ». Si l’on serre de près
les critiques dont il fait l’objet, il subsiste non pas quelque « faillite de la
Science », mais une déception générale quant aux effets que la Science
devait avoir sur nos civilisations. Progrès moral de l’Humanité ; progrès se
traduisant par l’avènement de relations pacifiques entre les peuples ;
progrès matériel suscitant une curiosité intellectuelle accrue : tels sont nos
principaux sujets de déception. Ne parlons pas des deux premiers, qui ne
sont que trop évidents. Le troisième n’est pas moins grave. Comment
l’expliquer ?
Dans la mesure où les applications scientifiques diminuent constamment
la part de l’Homme dans les opérations auxquelles il participe, dans cette
même mesure elles amoindrissent l’expérience physique, corporelle, le
contact direct, personnel de l’Homme avec le réel concret, en instaurant une
expérience indirecte, intellectuelle, avec des réalités beaucoup plus
étendues. Cette expérience, encore faut-il la vouloir, ne pas s’y refuser.
L’ouvrier de grande usine connaît les matières premières moins bien,
moins intimement que l’artisan d’autrefois ; mais il s’intéresse aux
conditions générales de la production, souhaiterait les connaître par des
courbes, influer sur les causes qui en déterminent l’évolution. En même
temps, l’homme du XXe siècle est devenu à quelque degré le spectateur du
monde, quand ses aïeux ne voyaient guère de l’univers que leur petit terroir.
Est-ce à dire que notre outillage intellectuel nous vaille la vue directe d’une
très vaste réalité ? Nous nous bornerons à rappeler ce que nous avons dit
précédemment des rapports entre la littérature orale et le journalisme.
L’imagination, sans doute plus ou moins pénétrée de réalisme et de notions
scientifiques, demeure bien l’un des modes majeurs de l’esprit
contemporain.
Plus l’individu, se spécialise, plus sa vie active est tributaire de son
imagination : nous envisageons là l’usage de l’imagination le plus noble,
celui qui consiste non pas à servir nos paresses, notre besoin secret de fuir
le réel, mais bien à recréer ce réel que notre expérience directe amenuise ou
oblitère par suite de la spécialisation. L’homme en effet ne peut s’employer
pleinement que s’il construit, fort au-dessus et au delà des apparences
concrètes une architecture d’images où ses tendances profondes vont
pouvoir s’exercer, se déployer à leur aise, pour nourrir constamment ses
démarches quotidiennes sans qu’il soit déçu par leur caractère mesquin, par
les échecs épisodiques.
Nous appellerions volontiers fonction de l’idéal cette activité
psychologique par laquelle le sujet superpose à une réalité insuffisante un
univers à l’échelle de ses tendances intimes. Le grand idéaliste et le grand
réaliste se rencontrent ici ; leur création ne différera que par l’origine des
matériaux de leur imagination, et par le dédain ou le souci personnel des
vérifications concrètes. Tantôt détachée du réel, tantôt insérée dans le réel
même où elle semble creuser d’un coup de profondes grottes de lumière,
l’imagination donne ainsi aux forces intérieures leur plein élan, et leur
permet cette course en pensée qui seule anime l’action soutenue.
L’idéal a très rarement un caractère de création entièrement personnelle.
Dans la grande majorité des cas, il est tributaire de traditions du
milieu — famille, classe sociale, catégorie professionnelle, milieu local ou
national — où les systématisations doctrinales, les propagandes exercent
une influence de premier plan. Mais, on le voit, il s’agit là de traditions
qu’on ne saurait appeler « folkloriques », même si elles sont populaires. Il y
eut naguère des chansons sorties d’entre les pavés, et qui se propageaient de
bouche à oreille. Désormais la radio est reine et dicte ses modes aux
chanteurs de trottoir qui font la quête après avoir embouché le porte-voix.
Les partis, leurs « jeunesses » ont leurs chants officiels, approuvés. Chaque
parti a son interprétation des événements que sa presse et sa propagande
maintiennent, cohérente, à l’esprit de millions de lecteurs et d’auditeurs.
Des tendances collectives informulées à cette architecture idéologique, c’est
un jeu constant d’adaptations, de pesées et de contre-pesées qui constitue la
vie intérieure des partis et des groupements professionnels, mais où la
cohérence intellectuelle, un minimum de logique, sont la nécessité
première.
Dans ces échafaudages d’idées, de tendances schématisées par le
journalisme, vastes armatures en refonte perpétuelle, quelle serait la place
de traditions reçues pour elles-mêmes, en vertu de leur agrégation secrète et
mystérieuse au genre de vie ? Les restrictions redonnent une valeur aux
bons repas des jours de fête, et c’est tout. On ne voit guère comment
subsisteraient dans notre vie sociale des traditions à forme fixe et complexe,
telles que les cent brimades carnavalesques ou les usages d’avril et de mai,
traditions que rien ne rattache au caractère profondément politique de notre
vie sociale. Nous travaillons avec trop peu de nous-mêmes, et il nous faut
désormais inclure trop de nous-mêmes dans des vues politiques et sociales,
pour que nous ayons le goût profond de ces fêtes de naguère où, après avoir
puissamment peiné sans réfléchir, nos pères aspiraient simplement à rire de
tout leur être. Le passage définitif de l’organisation vécue à l’organisation
rationalisée ou simplement réglementée engage nos foules à vouloir partout
une intention ou une signification politiques.
S’il en est ainsi des fêtes, ne reste-t-il pas aux traditions un domaine plus
modeste où se prolonge la transmission non écrite du savoir et du savoir-
faire ? Sans doute : quelle est l’administration, quelle est l’entreprise privée
où l’on n’ait souci de former le nouveau venu, de le « roder » suivant le
vocabulaire que nous empruntons volontiers aux mécaniciens ? Et si
ambitieuse que soit la logique calculante des ingénieurs, des
administrateurs, des hommes d’Etat, les difficultés que rencontre tout
dirigisme économique ne montrent-elles pas à quel point l’empirisme social
règne encore sur nos sociétés modernes ? Or nous avons reconnu dans
l’empirisme social le jeu combiné de l’empirisme individuel et de la
tradition. Mais il s’agit cette fois de traditions mouvantes, presque
insaisissables, et qui ne s’affirment plus comme règles : elles peuvent
déterminer des préférences ; ces préférences invoqueront des arguments,
non la tradition en tant que telle.
Nous conclurons donc que les traditions ont pris forme et ont duré en tant
que formes jusqu’à la conquête de la vie pratique par l’outillage
intellectuel : écriture, imprimerie, calcul, diffusion radiophonique, conquête
allant de pair avec la dissolution des petits groupes sociaux quasi fermés,
subsistant à tous égards par eux-mêmes. Cette révolution a résulté de
l’application des sciences à l’industrie, substituant le moteur mécanique au
muscle, la marchandise au produit consommé par le producteur. Certaines
traditions non élaborées en doctrines, en théories, en styles, faisaient corps
avec les genres de vie populaires, et ont participé et contribué à leur
étonnante stabilité, si bien qu’elles ont traversé, souvent sans variations
importantes, plusieurs millénaires jusqu’au XIXe siècle. C’est ce
phénomène, encore insuffisamment reconnu et étudié, que nous croyons
devoir signaler à l’attention des chercheurs en le qualifiant de civilisation
traditionnelle.
CHAPITRE XII

CONCLUSION

L’inventeur du mot folklore et les générations de savants qui ont adopté


ce terme admettaient que la vie des traditions dépendait de leur transmission
orale, au sein même du peuple. Cette transmission par la parole est-elle
l’essentiel de la vie des traditions ? Nous pouvons maintenant répondre :
non. Il ne suffit pas de dire pour convaincre ; il ne suffit pas de parler pour
être cru. La première et véritable école des traditions c’était un certain type
stable et très cohérent de genres de vie.
En faisant ainsi dépendre de certains modes d’existence et de subsistance
la durée de ce que nous avons appelé « civilisation traditionnelle », nous
avons donné le pas à la transmission vécue sur la transmission orale, c’est-
à-dire pensée et redite de bouche à oreille. Certes, loin de s’exclure, l’une et
l’autre se complètent. Mais la transmission orale s’arrête quand la
transmission vécue cesse de s’imposer.
Une civilisation est donc premièrement agie, avant même d’être pensée,
et transmise sous forme de pensées. Nous naissons avec un certain capital
de dispositions physiques et mentales ; et surtout nous naissons en une
certaine société, en un certain temps ; et tout nous obligera à subsister et
chercher notre subsistance selon les moyens et les possibilités propres à
cette société et à ce temps. Sans doute le détail même de nos démarches
n’est d’avance inscrit nulle part. Mais nous naissons à la vie sociale comme
un apprenti entre à l’atelier. Cet atelier n’est pas n’importe lequel. Il ne
dépend pas du nouveau-venu d’en changer, d’un coup de baguette,
l’outillage ni l’organisation intérieure. Même s’il a l’intelligence et la force
personnelle d’opérer une telle transformation, il lui faut d’abord assumer,
pour patiemment modifier.
De plus le souci de transformer était naguère exceptionnel, parce que les
soucis de cohésion et de durée du genre de vie étaient majeurs, et parce que
rien ne donnait quelque exemple de transformation, tandis que nos
techniques évoluent continuellement. Les façons de faire et les façons de
vivre se perpétuaient donc avec la force souveraine de la vie persévérant
dans son être. Les pensers et les dires accompagnaient cette continuité
vécue, mais ne la déterminaient pas. Nous commençons par nous régler sur
l’exemple. Puis les propos et les conseils de nos compagnons sont la manne
précieuse d’un savoir dont notre activité commune forme l’indispensable
contexte. L’homme moyen ne brille pas par l’esprit d’analyse et de
synthèse. Mais il possède souvent à un degré fort vif le don de l’image, le
talent de trouver l’expression évocatrice, évocatrice certes sous condition
d’une expérience partagée. Encore sa capacité d’invention s’arrêtera-t-elle
le plus souvent à cet art de faire naître toutes ces fleurettes sur un sentier
qu’il suivra sans songer à le modifier. Si les conditions générales de la vie,
des activités pratiques, ne changent pas, les générations répéteront
indéfiniment les mêmes dires en leur trouvant sans cesse la saveur de la
chose vécue.
On voit donc combien ce que nous appelons folklore évoque de réalités
complexes. A la surface il y a le folklore véritable : la littérature orale, les
coutumes, les croyances et pratiques superstitieuses, tout ce qui se voit, se
constate, s’enregistre, se met sur fiches et se traduit par des cartes. Et
derrière, il y a tout l’océan obscur de la vie des peuples qui se poursuit, de
jour en jour, échappant à l’histoire et la préparant, mal saisissable pour
l’historien tant que ce mystère ne se traduit pas par des événements, des
changements qui brisent les couches géologiques et en permettent
l’inventaire. Et cette masse même de réalités infinitésimales, dont le
sociologue, l’économiste, le linguiste, le folkloriste amorcent l’examen, que
recèle-t-elle ? Ce qu’il y a de plus obscur chez l’homme : ses dispositions à
agir ou à ne pas agir, à préférer telle manière d’être, telle manière de faire
ou de ne pas faire ; tout ce qui fait et fera, malgré les progrès de l’économie
et de la sociologie, le profond empirisme de la politique, tout ce qui fait et
fera du métier de l’homme d’Etat celui où l’on réussit le plus tard, où l’art
vient à l’âge où d’autres métiers vous auraient depuis longtemps mis à la
retraite.
Cette mer aveugle des devenirs humains, est-ce encore le domaine du
folklore ? Nous ne le croyons pas 450. Le folklore aide à en reconnaître la
réalité lointaine ; mais ne nous y trompons pas : il n’est que coloré par ces
influences secrètes, et non créé par elles. C’est une illusion — pieuse et
belle, mais illusion quand même — de croire que les traditions locales
procèdent de ce tréfond de prédispositions ataviques. Les traditions
accompagnent, disions-nous, notre démarche vers la vie active : elles n’en
émanent pas directement. Elles sont étroitement, profondément associées au
genre de vie, mais peuvent témoigner, et témoignent d’ordinaire, de genres
de vie antérieurs. Une fois établies, elles durent tant que les hommes
possèdent des genres de vie cohérents et stables. Mais il n’y a pas rapport
direct, de cause à effet, entre l’ensemble des prédispositions ethniques,
l’ensemble des dispositions du milieu naturel, et l’ensemble des traditions.
C’est là le mirage constant des régionalistes et des traditionnalistes,
persuadés que la terre et la race créent des « sociétés naturelles »
méconnues par les sociétés politiques nourries de fausses idéologies. C’est
le mirage de « l’autochtone ». On sait que, dans notre Europe, et surtout
dans notre France, il n’y a pas, à proprement parler, d’autochtones 451.
Pourtant il y a encore une masse imposante de traditions, remarquablement
analogues. Ces analogies ne correspondent ni à des parentés ethniques ni à
des identités de climat. Par contre, les genres de vie des paysans européens
ont été fort apparentés jusqu’à une époque récente. Et surtout, ces genres de
vie dérivaient en droite ligne d’états de civilisation protohistoriques qui,
eux, avaient été communs.
On voit à quel point les correspondances sont subtiles entre le genre de
vie et la tradition. La tradition naît de certains genres de vie. Elle leur survit,
tant que d’autres genres de vie maintiennent un certain morcellement des
populations en petits groupes homogènes, à économie fermée, à vie sociale
elle aussi en grande partie fermée.
Ce qui sous-tend cette permanence, c’est le fait constant d’une
expérience mystique nourrie quotidiennement par les activités concrètes.
Nous nous sommes appliqué, dans ce livre III, à tirer ces humbles sources
de vie mystique de la nuit où les ont maintenues certains systèmes
sociologiques. Leur étude n’a été entreprise avec méthode que par le travail
de M. Ph. de Félice sur les Poisons sacrés. Nous espérons avoir amorcé, par
l’analyse des conditions de l’action et du labeur à moteur humain, une
recherche complémentaire de la sienne.
Il peut donc sembler que les conditions normales des activités concrètes
aient été, jusqu’au machinisme, génératrices d’expérience mystique
élémentaire. Nous avons tenté d’explorer certains points d’origine de la
« foi du charbonnier », sans prétendre, certes, avoir découvert ainsi les plus
profondes sources de vie religieuse. Les sciences de l’homme doivent
savoir mesurer les limites de chaque problème posé, et la portée de chaque
solution. Toujours est-il qu’une expérience mystique aussi élémentaire en
appelait constamment à des traditions. Tout incident de la vie quotidienne
trouvait en elles commentaire et explication également satisfaisants pour
l’imagination, comme pour la conscience profonde. On conçoit que de
telles affabulations aient traversé les millénaires, accrochées à une roche, à
un bois, ou aux types quasi invariables d’outils communs. Elles dépendaient
relativement peu du type de société, ni de ce que les sociétés enseignaient.
En cessant de répéter ces dires immémoriaux, avons-nous entrepris de
penser par nous-mêmes ? Telle était la conviction qui servit de point de
départ à une généreuse espérance, tant attaquée sous le nom malsonnant de
« scientisme ». Le folklore a longtemps paru le contraire même de cette foi
nouvelle, et cette position antithétique a compté lourdement parmi les
obstacles rencontrés par notre discipline. Sans doute le moment est-il venu
de faire le point.
On ne saurait s’empêcher de constater que les zélateurs de la Science ont
témoigné, depuis quelque deux cents ans, d’un certain impérialisme vis-à-
vis de l’esprit humain. Est-il évident, après deux siècles de rationalisme
largement diffusé, que la pensée scientifique puisse devenir la pensée tout
entière ? Il est permis d’en douter. Pour ne prendre qu’un exemple, l’art a
connu en France, depuis cinquante ans, d’étonnants renouvellements, qui ne
paraissent pas avoir été quelque corollaire des progrès scientifiques. Il n’est
d’ailleurs nullement certain que la curiosité d’esprit, le goût d’apprendre
deviennent le propre d’une majorité d’individus. Le bagage courant des
connaissances socialement utiles a beau s’accroître, il n’en résulte pas que
l’homme moyen devienne pour autant un intellectuel. Les mêmes bords de
rivière suburbaine, et des cannes à pêche identiques rapprochent bien
souvent les titulaires de diplômes éclatants et de simples certificats
d’études.
Engagé tête baissée dans l’exorde de la révolution industrielle, le XIXe
siècle semble n’avoir vu de la pensée que ce qui devait permettre de
transformer la vie. Maintenant que cette révolution est devenue permanente,
le temps n’est-il pas revenu d’observer la pensée en fonction de la vie, et de
l’admettre aussi multiforme que la vie elle-même ? Il nous faut une
démarche très consciente et délibérée vers un pluralisme culturel ; et, pour
qu’une telle démarche se réalise en accord profond avec la Science et sans
prétendre ridiculement la menacer de vaines lisières, il faut que les jeunes
sciences humaines entreprennent d’édifier la science de la civilisation.
Si cette orientation était admise, ne devrait-on pas, au premier chef,
accorder droit de cité à notre discipline, qui s’acharne à étudier la pensée
dans ses manifestations les plus humbles et diverses à la fois, et sous les
aspects ingénus et complexes tout ensemble que nous révèle un passé
encore proche ? La variété déconcertante des sujets d’études folkloriques,
depuis les croyances et les antiennes jusqu’à la culture matérielle, n’est-elle
pas une démonstration implicite de ce pluralisme de l’esprit, où la Science
retrouverait peut-être quelque souvenir de l’égalité des Muses ?
La Science ne peut plus se charger seule des tâches culturelles. Il lui faut
d’autres concours, agissant de façon beaucoup plus puissante et plus
durable sur la sensibilité. Car la civilisation dans son ensemble a un urgent
besoin de redevenir pour les hommes mieux même qu’un amour : une
passion. Hier encore nous avons souffert dans notre chair d’une déviation
culturelle qui faisait des sciences, des arts, de toutes les modalités de la
pensée et de la sensibilité autant de techniques au service du pire. La
Science seule ne peut nous prémunir contre de tels retours. Certains de ses
progrès demeurent une menace. Nous sommes ses enfants gâtés, trop
souvent enfants battus. Enfant gâté, l’individu vit dans la féerie des villes.
Enfant battu, il s’enfouit dans une cave dont la maison devient un amas de
ruines définitif.
Dès lors trop de gens vivent matériellement et moralement au jour le jour.
L’un des dangers de nos nouveaux genres de vie, c’est l’effort à la petite
semaine. Notre empirisme nous avertit constamment de changements mal
connus, et qu’il faudrait connaître pour ne pas être distancés. La demande
fébrile de nos contemporains est la mise au courant, avec l’arrière-pensée
que des circonstances, des possibilités nouvelles démentent peut-être déjà
notre informateur.
Or aucune œuvre civilisatrice ne peut se borner à l’immédiat. Toute
entreprise culturelle digne de ce nom dépasse par ses buts non seulement
l’utilité présente mais même la durée de l’existence individuelle. Les tâches
de civilisation commencent quand naît chez l’homme l’illusion de l’éternité
de son ouvrage, ou tout au moins d’un devenir si vaste qu’il se confonde
avec l’éternité. Ainsi naît et s’affirme sans cesse davantage un problème
nouveau : celui d’un décalage entre le rythme accéléré de nos genres de vie
et la plus lente maturation de toute civilisation. Ce problème, la décadence
généralisée des traditions en pose expérimentalement les termes. Telle est
sans doute la valeur la plus profonde et la plus actuelle des études de
Folklore.
Moindre cohésion, moindre stabilité des genres de vie. La civilisation
traditionnelle, qui s’associait, depuis des millénaires, à cette cohésion et à
cette stabilité, traduisait dans le domaine culturel ce que les efforts de notre
espèce humaine ont de très vastement permanent, périodique ou récurrent.
Telle est la principale carence qui menace la civilisation d’aujourd’hui et de
demain. Il n’est donc pas certain que le premier devoir de l’intellectuel
contemporain soit d’aller vers l’immédiat et l’imminent. Ces tâches ont
leurs spécialistes, et l’intellectuel risque de s’essouffler à courir, avec ses
faibles moyens, derrière une actualité de plus en plus semblable à ces
colonnes motorisées qui se cachent derrière des nuages artificiels. Sa tâche
est, au moins autant, de remplacer culturellement les traditions disparues en
ne laissant pas aux seules sciences exactes le privilège de construire dans
l’éternel.
On peut croire que l’intellectuel répondrait aux besoins de notre
civilisation en faisant, dans notre réalité dont la mouvance obscurcit la vue
de chacun, le départ entre le caduc et le permanent, en maintenant non pas
des formes de civilisation condamnées par des changements définitifs, mais
le sentiment, la claire conscience de certaines modalités de la vie que ces
transformations n’atteignent pas. Naguère toute existence, toute activité
vécue était, par sa permanence, école de civilisation. La tradition, c’était la
civilisation vécue : tel est l’apport que les folkloristes peuvent faire à la
connaissance que l’homme ébauche de lui-même. Reste à savoir si cette
civilisation ne doit pas être comprise autant dans son inactualité que dans
son présent pour continuer d’être pleinement vécue. Les intellectuels
devraient ainsi discerner et enseigner ce que les traditions ne pouvaient
qu’exprimer puisqu’elles se fondaient sur la connaissance vécue, intuitive,
sur l’obscure expérience. Les grandes concordances des comportements
collectifs au cours des siècles, voire des millénaires, les grandes
convergences de l’histoire, les recommencements inaperçus — hormis de
quelques rares spécialistes —, ce grand fait, en somme, que l’histoire a un
sens, tel pourrait et devrait être l’un de nos sujets d’études, l’un des thèmes
de nos fréquents messages. L’art ne cesse d’en apporter un autre,
secrètement concordant, puisque le trait du peintre moderne rappelle plus
d’une fois la perfection de ligne de l’artiste magdalénien. Et de même la
philosophie.
Ainsi nos héritages sont bien plus divers, bien autrement émouvants que
ne le répétait pour nos classes l’enseignement du « miracle grec ». L’étude
de notre civilisation traditionnelle peut et doit nous le révéler, et contribuer
de la sorte à conduire l’intellectuel contemporain vers sa véritable mission,
laquelle n’est pas simplement dans le temps présent mais dans cette parenté
secrète de tous les temps qui doit enrichir l’homme par le sens profond de
sa propre éternité.
CARTE DE RÉGRESSION DES FEUX DE BRANDONS ET DES FEUX DE LA ST
JEAN

Voir le commentaire, pp. 51 et suivantes. Civilisation traditionnelle et Genres de vie.


INDEX

Les auteurs cités sont en grandes capitales. Toute référence


topographique a été doublée d’une référence au département, afin de
faciliter les recherches de Folklore régional et comparé.

Aargau (Canton d’), Suisse


AARNE (A.)
Abbayes de la Jeunesse
Abelcourt
Aboën
Académie Celtique
ADAM DE LA HALLE
AFFRE
Agde.
Agon
Agonac
Aiguille
Ain
Aisne
Aisonville
Albigeois
Alésia
Allier
Allumage d’une roue
Almanach
ALMGREN (Oscar)
Alpes (Basses-)
Alpes (Hautes-)
Alpes-Maritimes
ALPHANDERY (Paul
Alsace
ALTHAMER (A.)
Ambert
Ambialet
Ame
« Amecht »
AMILHA (P.)
Amour courtois
Anciens
Ane 169.
Anet
Angleterre.
Angoumois
Animisme
Anjou
Ankou
Annecy
Anthesteria
Apprentissage
APULÉE
Aragon.
Araire
ARBOIS DE JUBAINVILLE (D’)
ARBOS (Ph.)
Arbre de la Liberté
Arbre de Mai
Arbre de mariage
Arbre du dernier enfant,
Ardennes
Argenton-sur-Creuse
Argonne
Ariège
Arlanc
Armement
ARNAUDIN
Arthun
Artois
Art populaire
Assolement
Atalante
Athena
Athis-Mons.
Attis
Atre
Aube
Auberge
AUCORDIER (Albert)
Aude
Au-Delà (Monde de l’).
Auge, (Pays d’)
Auquemesnil
Australie
Autochtone (Critique de la notion d’)
Autorités ecclésiastiques
Autriche (Basse-).
Auvergne
Auvers (Manche)
Auvers-sur-Oise.
Auzat-sur-Allier.
Aveyron
Avril (Mois d’)
Azai337.
« Azoade »

BABEAU
Bachellerie
Bal
Balai
Bâle (Canton de), Suisse
Balle, (Jeu de) V. Jeu.
BallonV. Soule.
Bans (de récoltes)
Baptême
Barbe-de-Fer (Docteur)
Barbentane
BARSACY (S.)
Basoche
Baudoncourt
BAUDOUIN (Docteur Marcel)
Beauce
Beaupréau
BEAUQUIER
Beine
Belgique
Belle-au-Bois-dormant (La)
Beltine (1er Mai)V. Mai.
BENFEY
BERGERET (R.)
BERGOUNIOUX
BERGSON
BERNARD (Léo de)
BERNOT (G.)
BERR (Henri)
Berry (v. Cher et Indre).
Berserkir
Besoins vitaux
Bessin, (Pays, Calvados)
BESTERMAN (Th.)
Bestialité
Biche
Bijou
Biologie et Folklore
Biquette
BITTEL (Mademoiselle)
BLADE (J.)
Blajan
BLIN (Emile)
BLOCH (Marc)
BLONDEL (Ch.)
Bocage normand
Bohain
Boisson
BONNARDOT (François)
BONNEMÈRE (Lionel)
Bonnets verts
Bonneval-en-Maurienne
Bonnières-sur Seine
Bordeaux
Bordes, V. Brandons.
Bornes
BOTTICELLI
BOUDHON-LASHERMES (A.)
Boue
BOUET (Alexandre)
BOUGLÉ (C.)
Bouillie
Boules (Jeu de)
Boulogne-sur-Gesse.
Bouquet, (de moisson) V. Passée d’août.
Bouquet de fleurs
BOUR (Abbé)
Bourbonnais
Bourbonne-les-Bains
Bourges
Bourg-Saint-Bernard
Bourmont
BOUSSAC (A.-J.)
RAILOIU
Brandons (feu de)
Bresse
Bretagne
Breuche
BREUIL (Abbé)
Briare
Brix
Bronze (Age du)
Brousse
Bruiteur (Roue utilisée comme)
Bûche de Noël
« Bûche des Rois »
Budy Saint-Liphard
BUECHER (Karl)
Buigny-les-Gamaches
Buis
« Bulle », v. Brandons.
Bures-en-Bray
BURNE (Miss)

Caen
Calaisis
Calendrier
CalvadosV. Bocage Normand.
Cambraisis
Cametours
Camp du Drap d’Or
Canehen
Cantal
Carême
CARLIER (Jules)
Carnaval
Cartographie
Cassel
CASSOU (Jean)
Castille
Catégories d’âge
Catharisme
« Caucas » (Noix)
Caux (Pays de)
Ceinture
Celhac (près Saint-Didier-sur-Doulon)
Celtes
Cendres
Centon
Cerf
Cérisi-Belle-Étoile
CÉSAR
Chaingy
Chaise-Dieu (La)
CHALMEL (Th.)
Châlons-sur-Marne
Chamanisme
Chamonix
Champagne, v. Aube, Ardennes, Marne, Haute-Marne, Château-Thierry.
Champdeniers
CHAMPION (Bernard)
Chandeleur
Changelins (Monstres substitués aux nouveau-nés)
Chanoines
Chanteloup
Chanson populaire
Chanteuges.
Chapeau
Charente
Charité
Charivari
Charlatan
Charrette
Charrue
Chasse
Chasse aux Têtes
Chat
Châteauneuf-sur-Charente
Château-Thierry
Châtelet (Province de Liege)
Châtre (La)
Chaumont
Chemin de la mort
Chemins et routes
Cher
Cherbourg
Cherier
Cheval
Chevalerie
Chevauchées
Chien
Chine
Choiseul
Chouette
CHRESTIEN DE TROYES
Christianisme (influence du)
Cierge
Ciez
Cimetière
Cimiez
Cinéma
Circulation, v. Chemins et Routes.
Civilisation traditionnelle (Théorie de la)
Classe d’âge
Classe économique
CLEMEN
CLEMENT (Madame)
Clères
CLEVY (Mademoiselle)
Cloche
Cochelet
Coiffure
Colline ou Coteau
Comité du Folklore Champenois
Commission des Recherches collectives
Communauté « à pot et à feu »
Communauté villageoise
Communaux (Biens)
Communion
Compagnonnage
Compiègne
COMTE (André)
Conat
Condé-sur-Noireau
Confetti
Conflent (Pays)
Confolentais
Conformisme
Confrérie
Conliège
Conscrits
Conseillers Municipaux
Conte
Contre-Réforme
Coole (Vallée de la)
Corne d’abondance
Cornes
Cosne
Costume
COSQUIN (E.)
Côte d’or
Côtes du Nord
« Coucou » (« Cour du »)
Coudrier
Couleuvres
« Coulines » (torches)
COURIER (Paul-Louis)
Couronne
Courpière
Course
Courtémont
Couvin (Belgique)
Craie
Crécelles
Creuse (département)
« Criée des Rois »
« Croïotte »
Croisade
Croissance des céréales
Croix de Saint-Jean
Cronos
CROS-MAYREVIELLE (Col.)
Crosse (jeu de)
Crouzet-Migette (Le)
Culotte
Culte des Saints
Culture temporaire des champs
CUMONT (Franz)
CUMONT (Marquise de)
CURLIN
Cuverville-sur-Yères
Cygne
CZARNOWSKI (S.)

DAINVILLE (de)
DAMAS (baron de)
DANJON
Danse
DAUCHY
Daucourt
Dauphiné
DAVID
Dax
« Dàyage »
Débiteurs
Décès (usages de)
DECHELETTE (Joseph)
DECOEUR (Mademoiselle A.)
DECOMBE (Lucien)
Décor (fonction magique du)
Définition du Folklore
Définition de la Tradition
DEMANGEON (Albert)
DEMONT
DERGNY (Dieudonné)
DESFORGES
Destinée
Deux-Sèvres 168
DEVILLE (Gabriel)
Diable
DIDE (Dr M.)
Différentiel (Folklore)
Dioscures
Disparition du Folklore
Divination, — matrimoniale
Division du travail
Divorce
Dombras
Domestication des animaux
« Dônage »
Dontrien
Dordogne
DOTTIN (G.)
Doubs
Douze-Jours (Petits Mois)
Dragées
Drôme
Duel
Dülmen (Westphalie)
DUMAS (Georges)
DUMEZIL (Georges)
DU MURAUD (Marguerite-Marie)
DUPUY-DE-LOME
DURKHEIM (Emile)

Eaux (cultes des)


Echternach (Luxembourg)
Ecobuage
Ecole primaire
Economie et Folklore
EDEINE (B.)
EDMONT
Eluns
Emigration temporaire
« Emoucheau »
Empereur (fête de l’)
Emotion
Empirisme social
Enfants
Ensorcellement
Epona
Equipe de travailleurs
ERNAULT (R.-E.)
« Escoive »
Esprits V. Roi des Aulnes.
Esquimaux
Esthonie
Etaples
Eteuf (voir Pelote).
Eure (département de l)
Eure-et-Loir
Expérience
Extase
Eymoutiers
Failles » (torches)
Famille
Fantôme
Farces traditionnelles
Farine
FARNELL (L.-W.)
Fascination
FAUCHER (Daniel)
Fauteuil
Fauvel (Roncan de)
Faux-Fresnay
FEBVRE (Lucien)
Fécondation
Fée
Felcourt
FELICE (Ph. de)
Femmes
Fer-à-cheval
Ferblantier ambulant
Fêtes (théorie des)
Fêtes patronales
Feu de Brandons, v. Brandons.
Feu de Pâques
Feu des Rois
Feu de Saint-Jean
Feu-follet
Feuillages verts, v. Mai (rameau).
Fiana
Fiançailles
Figue
« Fille du vœu »
Fille-mère
Finistère
Fléau, (battage au)
Fleur
Foire
FONDS-LAMOTHE
Fontaines
FONTENELLE
Foot-ballV. Ballon, Soule.
ForezV. Loire.
Forme (La tradition comme)
Forme (Psychologie de la)
FORRER (R.)
FORTIER-BEAULIEU (Paul)
Fou (bouffon)
« Fouées » (Feux de Brandons)
Fouet
« Fougat »
Fougères
FOURNIER (Henry)
FRAISSE (L.)
Franche-ComtéV. Doubs, Jura, Haute-Saône.
FRANCHET
FRAZER (J.-G.)
FRAZER (Lady)
FRIEDMANN (Georges)
Frontière
Fumay
Fumée
« Fumettes » (fête)
Fuseau
GABILLAUD (Charles)
GACHON
GAIDOZ (Henri)
Garçon d’honneur
Gargantua
Garonne (Haute)
GascogneV. Gers, Landes.
GAUFFRETEAU (Abbé)
Gaulois, v. Celtes.
GAUTIER (Léon)
GAVELLE (Emile)
Géants (Mannequins)
Gençay (Gençais)
Genre de vie
GéographieV. Vidal de la Blache.
« Gerbaude »
Gerbes (tas de)
Germains
Gers
Gessler
GILLIERON
Gironde,
GIROU
Gizaucourt
Glamorgan (Combe de)
GLORY (Abbé)
GOUBERVILLE (Sire de)
GOUGAUD (L.)
Gozée (Belgique)
Grandcourt
GRANET (Marcel)
Grèce
Grêle
Grenade (fruit)
GRENIER (Albert)
Grenonvilliers (près Rambouillet)
Gressey
GRIMM (Jacob)
Grossesse
Grougis
Guéret
Guerres et Folklore
Gui
GUIGNARD (R.)
GUILLAUME (Paul)
GUILLEMOT (A.)
HABERLANDT (Arhur)
Habitat dispersé
Habitation (protection magique de l’)
Habitude
HÆCKEL
Hague (La)
HAILLANT (N.)
HALBWACHS (M.)
HALLIDAY (W.-R.)
Hannogne-Saint-Rémi
Hanzinelle (Belgique)
HARRIS (Rendel)
HARRISSON (Jane Ellen)
HARTLAND (Edwin Sidney)
HAUDRICOURT (A.)
Hautefort
Hazebrouck
Hébrides (Iles), v. Mull.
Hem
Hérault
Herbiers (Les)
Héricy
HERTZ (Robert)
HESIODE
HESS (Joseph)
Hiérarchie du travail
Hiersac
Highlands (Ecosse)
Hildesheim
Histoire de la philosophie
Histoire et Folklore
Hitlérisme
HŒFLER (Otto)
Homosexualité
Hongrie
HORACE
Horaces (Les)
Hospitalité
HOUZÉ
HUARD (Mademoiselle E.)
HUBERT (Henri)
HUET (Gédéon)
HUGON (Mademoiselle N.-A.)
HUGUENY
Idéal (fonction de l’)
Ignorance physiologique
Ile-Bouchard (L’)
Ile-de-France
Ille-et-Vilaine
IMBAUD (R.)
Indépendance des filles
Indes
Indre
Indre-et-Loire
Ingré
Initiation (Rites sexuels d’)
Innovation traditionnelle
Instinct. 308, 330, 336.
Instruments de travail,
Interdépendance des traditions
Interversion de la hiérarchie
Invention de la Sainte-Croix (3 mai)
Irlande
Isère
Islandais
Issoudun
JAHN (O.)
JANET (Pierre)
Janvry
JEANMAIRE (Henri)
Jeanne d’Arc ; Feux de Sainte-
JEANTON (Gabriel)
Jeu ; — de ballon
Jeunes tilles
Jeunes gens
Joinville-sur-Marne (Haute-Marne)
JOURDANNE (G.)
Jour-de-l’An
Journalisme
Joute
Jument
Jura
Juridiction temporaire
JUSSERAND
Juxtaposition (Caractère de) du Folklore
Kermesse, v. Fête patronale.
Kontz (Basse-)
KRAUSS
La Chapelle
LACOURCIERE, (Luc)
LAHY-HOLLEBECQUE (Madame)
LALANDE (A.)
LALLEMENT (H.)).
LALLEMENT (Abbé L.)
Lancelot
Lande-Patry (La)
Landes
LANG (Andrew)
LANTIER (Raymond)
Lastic
LATEUR (Marius)
LAURENT (V.)
Laviron
LAWSON (J.-C.)
LE BRAS (Gabriel)
LE BRAZ (Anatole)
LECHANTEUR
LECLERC (Mademoiselle)
LECŒUR (Jules)
LEFEBVRE (E.)
LEFEVRE (Frédéric)
LEFORT (A.)
LE GALLIC
LEGIER DU LOIRET
LEGRAND (Madame L.)
LEIBNITZ
LEROI-GOURHAN (A)
LE ROY (Eugène)
LEVY-BRUHL (Lucien)
Licorne
Lignières
Limagne
Limbourg (Belgique)
Limoux
LINDNER (Kurt)
LIPPMANN (O.)
Lit
Littérature orale
Livradois
Loir-et-Cher
Loire (Département)
Loire-Inférieure
Loire (Haute)
Loiret (Département)
Loisirs
Lorraine
Lot
Lot-et-Garonne
Loubéjac, près Montauban
Louïn, près Saint-Loup-sur-Thouët
Loup
Loups-Garous
Lutins
Luxembourg
Lyngby (Danemark)
Lyon
Mabinogion
Machinisme
Mâconnais
Mafricourt
Magie
MAGNIER
Mai (arbre)V. arbre de Mariage.
Mai (foire de), rassemblement de l’outillage communal V. Rafle.
Mai (Mois de) V. Nuits de Mai.
Mai (rameau, bouquet de feuillage vert)
MAILLET (Mademoiselle G.)
Maine
Maine-et-Loire
Maire
Maison construite en une nuit
Maison construite en un jour
MALAUSSINO
Malfaisance du Mort
MALINOWSKI
MALMY (P.-F.)
MALOT (Mademoiselle)
Manawyddan
Manche
Mannequin
MANNHARDT (W.)
Maraichinage
Marais
MARCHAL (Jean)
Marchandises (droits sur les)
Marche (Pays)
Mardi gras
MAREIT (R.-R.)
« Marge » (théorie de la)
Mariage ; — du dernier enfant ; — fictif ; interdit (superstition) en Mai
MARILLIER (Léon)
MARINUS (Albert)
MARION (F.)
Mark (Province de)
Marnaz
Marne (département)
Marne (Haute-)
Marson
Marteau
MARX (Karl)
Masques
Massoins près La-Tour-sur-Tines
Massoubrot (Le), par Saint-Martin-Château
MATAIGNE
« Matefaim »
« Matres »
MAURIANGE (Mademoiselle E.)
MAURIZIO
MAURY (Alfred)
MAUSS (Marcel)
MAYER (Marcel)
MAYRAC
Mazières en-Gâtine
Mazurie (Prusse orientale)
Mégalithes
MEINECKE
MELET
Melle
MENEGAIRE (A.)
Mer
MERLIN
MERLIN (Henri)
Mesnie Hellequin
Mesnil-les-Hurlus
Messin (Pays-)
Métempsycose
Meunier
Meuse
Miglos
MIGNE
Millet
Millières
Mines
Miroir
MISTRAL Frédéric)
Mode
Mœurs
Moissac
Moisson (fêtes de)
MOMMSEN
Monnaie dans la main du mort
Montagnac
Montbazon
Montbeugny
Montcuit
Mont-de-Marsan
MONTEGUT (E.)
MONTELIUS (O.)
Montfaucon (Maine-et-Loire)
Monthois
Montpont
Montreuil
Montségur
Moronvilliers
Mort, v. trépassés.
Mort de Mardi-gras
Morvan
Moselle (Département).
MOSELLY (E)
MotorisationV. Machinisme.
Mouchy-sur-Eu
Moulin
Mouthiers
Mull (Ile de)
MURRAY (Gilbert)
Mutations de fermages
Mysticisme
Mythe
Négatif (fait)
NELLI (René)
Néolithique
Nervieux
Neustadt
Neuville-au-Pont (La)
Nielle
NièvreV. Morvan.
NILSSON (P.)
Noël
Nogent-en-Bassigny
Noirlieu
« Nonæ caprotinæ »
Nord (Département)
NormandieV. Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Inférieure.
Nourriture
Nouan-le-Fuzelier
NOURRY-SAINTYVES (Madame C.)
Nouveaux Mariés
Nouvel établissement
Nuit de Mai (du 30 Avril au 1er Mai)
Oberau, (Haute-Bavière)
Obermedlingen (Souabe)
Oberstattfeld (Rhénanie)
Obsèques
Œcologie
Œcoumène
Œil (Mauvais)
Œufs
Ognon (Vallée de l’)
Ogre
Oies
Oise
OLLlVIER-PALLUD (Mademoiselle S.)
Orage
ORAIN (Adolphe)
Ordre de la Nature
Orgie
Orléans
Orléanais
Orly
Ormoiches
Orne
Orsonnette
Ostensions
Ouche »
Outillage intellectuel
Outersteene
Ouverture, v. Récipient.
OVIDE
Pain
Paix des ménages
Pal,v. Pieu.
Paléolithique
Pandore (Boite de)
PANGE (Comtesse Jean de)
PAPST (C.E.)
Pâques
Pâques fleuries, v. Rameaux (Jour des).
PARAIN (Charles)
Paris
PARIS (Gaston)
Parques
Parthenay
Pas-de-Calais
« Passée d’Août »
PASTOR (Mademoiselle)
Pau
Peau-d’Ane
Pèlerinage
Pelleur (Belgique)
Pelote
Pentecôte
Perche.
PERDRIZET (Paul)
Pères et Mères de famille
Périgueux.
Périgord
PERRAULT
PERRIN (O.)
Perthes-les-Hurlus
« Petits-Mois », v. Douze-Jours.
Petit-Poucet (Le)
Peyrat-le-Château
« Pfingstl »
PHOTIUS
Picardie
PICHEIRE (Docteur)
Pierres
Pierrot (personnage de Carnaval)
Pieu
PIONNIER (Mademoiselle S.)
PIQUET (F.)
PIROT (Joseph)
Pissos
Planches (Les).
PLINE
Plouguernevel.
Pluie
Pluralisme culturel
Plurifonctionnel (Caractère)
PLUTARQUE
Poiré (Le), Vendée
Pois frits
PoitouV. Deux-Sèvres, Vendée, Vienne.
Pomme
Pommiers (Indre)
Pont-en-Rayans
Populaire (caractère) du Folklore
Porc
Port-sur-Saône
Pot brisé
Poterie
« Potlatch »
« Pouchon roux »
Poulain
Poulangy
Poupée
POUVILLON (Émile)
RADEL (G.)
PRADERE
Pré bachelier
Premier âge (Le)
Pré-scientifique (Mentalité).
Presse
Processions
Prostitution sacrée
Provence
PROVENCE (Marcel
Proverbe
Provins
Prungé
Pry (Belgique),
PRZYLUSKI
Psychopompes (Animaux)
PUECH (H.-Ch.)
Puisaye
Puits (Vallée du)
Purgatoire
Puy (Le)
Puy-de-Dôme (Département)
Pyrénées
Pyrénées (Basses-)
Pyrénées-Orientales.
Pwyll

QUENARD (Madame G.)


Quercy
Quête
Quintaine
RABELAIS
Race
Râclette de crêpière
Radio,
Râfle nocturne du matériel agricole V. Mai (« Foire » de).
Ragnies (Belgique)
Rameaux (Jour des)
RANDOUIN (Madame L.)
RASMUSSEN (Kn.)
Rastignac (Château de)
Rationalisation
Récipients
Redevances (des Nouveaux Mariés)
Réel (Fonction du
Réforme protestante
Régime alimentaire
REGNAULT (Madame Julie
Réincarnation
REINACH (Salomon)
Reine
Reine-des-Reines
REINSBERG-DURINGSFELD (de)
Relevailles
Remariage
Renaison
Renouveau
Répartition des Fonctions
Représentations collectives
Résidence végétale
Revole. V. Bouquet de Moisson.
Rhétorique
Rhiannon
Rhône (département)
RHYS
RIBADENEIRA (Le R.P.)
« Ribotteurs »
RIDGEWAY (William)
Ridicule (crainte du)
Riorges
Hip-van-Winkle
Rire
« Rizoles »
Rocroi (plateau de)
Rhön (Monts de la)
Roi de la Jeunesse
Roi des Aulnes
Rois. V. Criée, feu, « Taôpinettes ».
ROLLAND (Eugène)
« Rolli »
RONSARD
Rosières
Roue
Rouen
Rouergue
ROUPNEL (Gaston)
ROUSSEAU (René)
Royère
Ruban
Russie. V. U.R.S.S.
« RUSTICUS PRADINIENSIS »
Rythme
Sables-d’Olonne (Les)
Sabot
Sac
SACHS (Curt)
Saints (Culte des)
Saint-Amand (Nièvre)
Saint-Amand-le-Petit, (Hte-Vienne)
Saint-Amour
Saint-Anthème
Saint-Apelle
Saint-Cyr (feux de)
Saint-Bonnet-le-Château
Saint-Dier
Sainte-Agathe
Saint-Bonnet des-Quarts.
Sainte-Catherine
Saint-Clémentin
Sainte Geneviève
Sainte Jeanne d’Arc. V. Jeanne d’Arc.
Saint-Eloi
Sainte-Menehould
Sainte Reine
Saint-Fargeau, eau.
Saint-Flour
Saint François de Sales
Saint-Fulgent
Saint-Georges
Saint-Germain-l’Herm
Saint-Gilles (Marne)
Saint-Hilaire-Cusson-la-Valmitte
Saint Hubert
Saint Jean. V. Croix, feux de la Saint-Jean.
Saint-Jean (légendes de la)
Saint-Jean (pratiques de la)
Saint-Jean (couronnes de)
Saint-Jean-du-Castillonnais
Saint-Julien-Ecuisses
Saint-Julien-le-Petit.
Saint-Just-en-Chevalet
Saint-Léopardin-d’Augy
Saint-Malo
Saint-Marcel (Indre)
Saint Martin
Saint-Martin-Château
Saint-Martin-d’Estreaux.
Saint-Martin-Gaillard
Saint-Maurice (Jura)
Saint-Michel
Saint-Michel-en-Grève
Saint-Nicolas
Saint-Pair
Saint Pantaléon (roue de)
Saint Patrick
Saint-Pol
SAINT SIMON
Saint-Symphorien-de-Lay
SAINTYVES (P.)
Salbris
Salins
SALLES (Aug. de)
Samhain (1er Novembre)
Sancerre
SAND (George)
Sanguinet
Saône-et-Loire V. Mâçonnais.
Saône (Haute-).
Sarthe
Saturne
« Saudage ». V. « Dônage ».
Saut
SAUVAGE (B.)
Sauvage (personnage de Carnaval)
SAUVE
SAVARD (abbé Félix-Antoine)
Savoie (Haute-)
SAYGUN (Adnan)
Saynètes carnavalesques
SCHUHL (Pierre-Maxime)
Scie (Vallée de la)
Science de la Civilisation
« Scientisme »
SEBILLOT (Paul)
Secret
Seine (Vallée de la) — Département V. Paris.
Seine-et-Marne
Seine-et-Oise
Seine-Inférieure
Sel
SEMBAT (Marcel)
Sept (Nombre)
SERGENT
Serpent
SERRES (Olivier de)
Service militaire
Seuil
SIEGFRIED (André)
Sierck
SIMONNET (H.)
SJŒSTEDT (Marie-Louise)
SMITH (W. ROBERTSON)
SMITH (Victor)
Soc
Société des Morts
Sociologie des traditions
« Solinoye »
Solidarité
Sologne
Somme (département)
Somme-Soude (Vallée de la)
Sommevoire
Son
Sorciers
SOREL (Alex)
SORRE (Max)
Sort. V. Destinée.
Souabe
SOUDANT (Jules)
Soude (Vallée de la)
Soufflet
Souffrance du trépassé
Soule (jeu de)
Soulier
Sources. V. Fontaines.
Souris
Sous-conscrits
SOUTIF
SPAMER
Spécialisation
Spiennes (Belgique)
Sport
Stembert (Belgique)
STENDHAL
STERN (Henri)
Stoïcisme
STREHLOW (C.)
Structure agraire
Suie
Suisse
Sureau
Survivance
SYDOW (C.-W. von)
Symboles
Synthèse psychologique
SZECHENYI (Cte Bela)

TACITE
« Taôpinettes » (feux de Brandons
Tarn
Tarn-et-Garonne
Tatouage
« Taupes et Mulots » (fête)
TAVERNE, (Mademoiselle A.)
TAYLOR (Edward B.)
Technique
Tell (Guillaume)
Tertre
TESSIER
Tessy.
THABAULT (Roger)
Théâtre rural
Thésée
Thiérache (Pays)
THIRIAT (Xavier)
THISQUEN (J.)
THOMPSON (Stith)
Thuillies (Belgique)
Tinchebray
Tir à l’Oiseau
TOLSTOI
Tongrès (Belgique)
Tortebesse.
Toulouse
Touraine
Tourbillons de vent
« Tourtisseaux » (beignets)
Tourville
Toussaint
Tradition
Transhumance
THAVER (Emilien)
Treignat
Trépassés
TREVELYAN (Marie)
TRICOIRE (Madame)
« Trimazo », « Trimouzette »
Trinité
Troyes
Trundholm (char cultuel de)
TUCHMANN (J.)
« Tue-chien »
TURPIN (Pierre)
Tutela

Unchair
Uniformité des Traditions
U.R. S. S.
USENER
Vadencourt
« Valentins »
VALLOIS (Docteur Henri V.)
VANDEREUSE (J.)
VAN GENNEP (A.)
Vannerie
Varennes-Saint-Sauveur
VARLET
VATAN
Vaucluse
Vecqueville
Veillée
Velay
Vendée
VENDEL (Henri)
Vent
Vercingétorix
Veretz
Verfeil
Vermandois
Verruye
Verviers (Belgique)
VêtureV. Costume.
Veuf, Veuve
Viande
VIDAL DE LA BLACHE
Vie (Vallée de la)
Vieilles filles
Vienne
Vienne (Haute-)
Vierge
Vieux garçons
Villeneuve-le-Roi
Villeseneux.
Ville-sur-Tourbe
Villers-les-Luxeuil
VILLON
Vimeu (Pays)
VINCENT (Mademoiselle A.)
VIOLET (E.)
VIRE (Armand)
Vitré
Vitry-le-François
Viverols
Voile
« Volkskunde »
Voisin
Vosges
VUILLEMIN
WEISER (Lily)
WESTPHALEN (Dr de)

Yères (vallée de l’)


Yonne (département)
Ypres
Yvetot
Notes

1
On consultera à ce sujet : P. Saintyves, Manuel de Folklore, Paris, 1936,
chapitres IV et V ; A. Van Gennep, Manuel de Folklore français
contemporain, t. I, Paris, 1943. pp. 6-42 ; A. Varagnac. Le Folklore, in Les
Sciences sociales en France. Enseignement et Recherche, Paris, s. d.,
pp. 118-133.

2
Sur les difficultés de cette recherche, on se référera avec fruit à Gédéon
Huet, Les Contes populaires, Paris, 1924.

3
Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages,
fondé par Henri Gaidoz et Eugène Rolland, Paris, Welter, 1877-1912, 11
vol. gr. in-4°

4
V. son Manuel de Folklore, chaptire VI : « La série historique et la méthode
chronographique ». Ce texte, malheureusement posthume, est accompagné
de la note suivante rédigée par madame C. Nourry-Saintyves : « Ce chapitre
est resté à l’état d’ébauche. Saintyves ne l’eût certes pas publié sans y
apporter des retouches, sans, peut-être même, le remanier. Ce nous est un
immense regret de ne le pouvoir donner qu’inachevé. » L’exposé est
conforme à des leçons que nous avons entendu donner par Saintyves à
l’Ecole d’Anthropologie.

5
V. par exemple, G. Jourdanne, Contribution au folklore de l’Aude usages,
coutumes, littérature populaire, traditions légendaires, Paris et
Carcassonne. 1899, in-8°.

6
V. Mélusine, t. VII, col. 77-94, article d’ensemble sur saint Eloi. Gaidoz fait
état de la dévotion des serruriers de Gênes à Saint-Apelle ou Ampèle pour
expliquer l’un des thèmes de la légende de saint Eloi.

7
Dans ce même article Gaidoz dit avec assurance : « Saint Eloi est un saint
du nord de la France. » Il paraît avoir ignoré le rôle important de saint Eloi
dans le calendrier folklorique de Provence. Nous avons nous-même étudié
des confréries de saint Eloi dans la région de Barbentane (Vaucluse). Mais
la plus grave erreur de méthode, à cet égard, consiste à prétendre
déterminer, en folklore, des faits négatif, et à en présenter des aires de
répartition. En folklore tout « fait négatif » peut fort bien dépendre dune
enquête mal conduite ou réalisée trop tardivement.

8
V. les deux volumes de son ouvrage Myth, Ritual and Religion. Première
éd., Londres, 1886.

9
Les Contes de Perrault et les récits parallèles ; leurs origines ; coutumes
primitives et liturgies populaires, Paris, 1923.

10
Paris, 1928.

11
Ces travaux étant, à notre sens, trop peu connus des folkloristes français,
malgré les discussions qu’en ont faites M. Pierre-Maxime Schuhl, Essai sur
la formation de la pensée grecque, Paris, 1934, et M. Henri Jeanmaire
Couroi et Courètes, Lille, Bibliothèque universitaire, 1939, nous croyons
utile d’en donner une bibliographie sommaire. — W. Robertson Smith.
Kinship and Marriage in Early Arabia, London, 1885, The Religion of the
Semites, London, 1889 ; J.-G. Frazer : une bibliographie complète de ses
œuvres, par Th. Besterman, a paru à Londres, chez Mac Millan, en 1934 ;
son Golden Bough, 12 vol., London, 1915, a été abrégé et traduit en
français par Lady Frazer : Le Rameau d’Or, Paris, Geuthner, 1 vol. gr. in-8°,
1923 ; non moins utiles sont ses commentaires de Pausanias’s Description
of Greece, 6 vol., London, 1898 et des Fasti of Ovid, 5 vol., London, 1929 ;
Edwin Sidney Hartland, The Legend of Perseus, 3 vol., London, 1894-1896,
Primitive Paternity, 2 vol., London, 1909, Ritual and Belief, London, 1914 ;
William Ridgeway, The Origin of Tragedy, Cambridge, 1910, The Dramas
and dramatic Dances of non-european Races, Cambridge, 1915 ; L.W.
Farnell, The Cuits of the Greek States, 5 vol., Oxford, 1896, The higher
aspects of Greek Religion, London, 1912 ; Jane Ellen Harrison,
Prolegomena to the Study of Greek Religion, Cambridge, 1903, Themis,
Cambridge, 1912 ; R.R. Marett, The Threshold of Religion, London, 1909,
Psychology and Folklore, London. 1919 ; Rendel Harris, Boanerges,
Cambridge, 1913 ; A.-B. Cook, Zeus, Cambridge, 1914 ; W.-R. Halliday,
Greek Divination, London, 1913 ; J.-C. Lawson, Modern Greek Folklore
and ancient Greek Religion, Cambridge, 1919 ; P. Nilsson, The minoan-
mycaenean Religion and its survivals in Greek Religion, 1928.

12
Notre expérience ultérieure des enquêtes devait pleinement confirmer cette
impression : tout questionnaire comportant plus d’une vingtaine de
questions dépasse la capacité de réponse de l’informateur moyen, l’effraye
et l’incite soit à ne pas répondre, soit à se débarrasser d’une tâche
fastidieuse en multipliant les réponses vagues ou arbitraires. Les
statisticiens professionnels connaissent ce danger.

13
M.-P. Fortier-Beaulieu a réalisé à cet égard un effort sans précédent : il a
fait reproduire en trois exemplaires la totalité des réponses de son enquête
sur les mariages dans la Loire, qui, jointes à des cartes et des index,
constituent un Corpus dont il a fait don aux deux institutions publiques
compétentes, le Centre International de Synthèse et le Musée National des
Arts et Traditions populaires.

14
Ce « Comité du Folklore champenois » a publié depuis 1920, un Bulletin
scientifique (qui compte parmi les plus estimables publications régionales),
ainsi qu’un volume que nous y avons nous-même publié sur Le Carnaval et
les Feux de Carême en Champagne, Châlons-sur-Marne, 1935.

15
Emile Violet, Rapports sur les Enquêtes de Folklore, Commission de
Folklore du Mâconnais, in Annales d’Igé (Académie des Arts et des
Sciences de Mâcon), Mâcon, 1936 et 1937.
16
Le Groupe Audois d’Etudes folkloriques a publié depuis 1937 la revue
Folklore-Aude, devenue la revue Folklore, Carcassonne, 6 tomes parus.
Cette remarquable publication est actuellement dirigée par M.J. Cros-
Mayrevieille, fils du regretté fondateur, et par M. René Nelli.

17
A. Varagnac. Une coopérative de travail scientifique : la Commission des
Recherches Collectives du Comité de l’Encyclopédie Française, Ann.
d’Hist. écon. et soc., t. VII, pp. 302-306.

18
Cf. A. Van Gennep, Religions, mœurs et légendes, Paris, 1914, pp. 17-18.
Le Folklore, Paris, 1924, p. 27-38 et Albert Marinus : V. Bibliographie
critique de ce dernier auteur et discussion de la théorie dans P. Saintyves,
Manuel de Folklore, Paris, 1936, pp. 152 sq., notamment p 153, note 3.

19
Cette méthode se trouve abondamment illustrée dans l’ouvrage
précédemment cité de M.P. Fortier-Beaulieu.

20
Nous avons utilisé cette dernière méthode dans nos premiers essais
cartographiques (v. Carnaval et Feux de Carême en Champagne, pp. 111-
115), et dans nos premières cartes pour l’Atlas folklorique de France.

21
Voici un exemple entre cent. Dans le chapitre de ses Contes, Légendes,
vieilles Coutumes de la Marne (Châlons-sur-Marne, 1908) qu’il a consacré
aux veillées et aux mariages, autrement dit au « dâyage », A. Guillemot
écrivait (p. 308) : « On n’y tolérait guère les hommes, plutôt gênants, ni
surtout les garçons, trop taquins et turbulents : d’ailleurs les évêques, dans
de solennels mandements, en interdisaient de temps à autre l’accès à ces
derniers. » Et en note : « En 1661, l’évêque de Châlons rendit l’ordonnance
suivante : « Nous deffendons aux hommes et aux garçons, sous peine
d’excommunication, de se trouver avec les femmes et les filles aux veillées
de la nuit et de s’y arrêter, comme aussi aux femmes et aux filles de les
admettre et de les souffrir avec elles, jouer et danser avec eux durant la nuit,
dans les lieux où elles s’assemblent pour filer ou travailler à d’autres
ouvrages. » (Actes de la Province ecclésiastique de Reims, t. IV, p. 191 et
587). Une description des veillées champenoises au lendemain de la guerre
de 1914-1918 se trouve dans Carnaval et Feux de Carême en Champagne,
pp. 12-16.

22
Pour ne pas nous référer uniquement aux travaux de Mannhardt ou de
Frazer, on pourra étudier les rapports entre les cortèges carnavalesques et
les coutumes antiques se rapportant aux cultes du Cheval dans Georges
Dumézil, Le Problème des Centaures, Paris, 1929, et Otto Hôfler, Kultische
Geheimbünde der Germanen, t. I, Francfort-sur-le-Mein, 1934. Nous avons
nous-même abordé la question dans la R.R.F. et F.C., t. VI (1935) pp. 207-
214, Note sur le Folklore el les Cultes du Cheval, et t. XII (1941). pp. 19-
30, Le Marteau, le Sabot et le Cheval.

23
Le cas des almanachs ne contredit pas ce fait : l’almanach devait sa vogue à
l’existence des traditions non écrites.

24
Nous avons ainsi défini le folklore : croyances collectives sans doctrine,
pratiques collectives sans théorie. (A. Varagnac, Définition du Folklore.
Paris, 1938).

25
2 vol. in-8°, Condé-sur-Noireau, 1883.

26
Lecœur, op. cit., t. I, pp. 36-37 ; M. Bloch, op. cit., p. 62.

27
Paris, Calmann-Lévy, s. d.

28
Edition nouvelle, Paris, Christian Seignol, 1938.

29
Eng. le Roy, La petite Nicette, Paris, Seignol, 1938, p. 28.

30
Notice de la marquise de Cumont, fille du baron de Damas, consacrée à son
frère, le P. Charles de Damas, et citée par Emile Gavelle, Hautefort et ses
seigneurs, Lille, Raoust, 1934, p. 25-26.

31
Cf. Bulletin du Com. du Folkl. Champ., t. I, n° 3, p. 15-17.

32
Cf. Bulletin du Com. du Folkl. Champ. pp. 17-18, cf. A. Varagnac,
Définition du Folklore, Paris, 1938, pp. 37-43 et fig. 4-8 des pl. hors texte.

33
V.G. Jeanton, Le Mâconnais traditionnaliste et populaire, t. III, Mâcon,
1922, p. 51.

34
La réponse n° 40 à l’Enquête n° 1 de la Commission des Recherches
collectives, due à M. Albert Aucordier, instituteur au Massoubrot, par Saint-
Martin-Château, Creuse, signalait (en 1934) une tradition « qui est presque
disparue mais était très en usage il y a 50 ans : Le jour des Rameaux, les
paysans faisaient un bouquet de buis, le Rameau, qu’ils portaient bénir ainsi
qu’un certain nombre de baguettes de coudrier. » V. ce texte et notre
commentaire p. 261-262.

35
Dans sa réponse à la première enquête de la Commission des Recherches
Collectives (1934), M. Demont décrivait le « mai » de moisson et la tarte
des moissonneurs offerte par la fermière, et ajoutait : « Ces usages sont sur
le point de disparaître. Ils ne sont plus connus, pour ainsi dire, que dans
quelques endroits des arrondissements de Saint-Pol et de Montreuil. Les
jeunes gens trouvent ces pratiques ridicules. La disparition a commencé
quand on a employé la moissonneuse. » Même remarque à Buigny-les-
Gamaches (Somme) à propos du banquet de fin de moisson : « Depuis que
les machines... ont fait leur apparition dans la contrée, c’est-à-dire depuis la
fin du XIXe siècle et le début du XXe, cette cérémonie tend à disparaître, on
peut même dire qu’actuellement il n’en reste plus guère que le soutenir »
(C.R.C., 1-14).

36
Cf. Golden Bough, t. VII et VIII.

37
Cf. A. Varagnac, Définition..., fig. 8 des pl. hors-texte : reproduction d’un
« bouquet » de paille, tressé à Bradiancourt (Seine-Inférieure).

38
Op. cit. pp. 33-37.

39
Il resterait à étudier le rapport entre la forme de ces tas de gerbes ou des
meules et les anciennes techniques architecturales.

40
Sur ces redevances carnavalesques, V. Carnaval et Feux de Carême en
Champagne, pp. 30-32.

41
Je nous en irons peut-être de tout-ici (trad. de M. Ch. Bruneau).

42
Cf. A. Varagnac, l’Histoire de l’alimentation végétale et son intérêt
folklorique, à propos de l’ouvrage de Maurizio, Ann. d’hist. éc. et soc., t. V,
n° 22, juillet 1933, p. 386.

43
Notamment en donnant pour sujet à la troisième enquête de cette
Commission l’étude des « fonds de cuisine ». Les résultats ont fait l’objet
d’une communication de M.L. Febvre au Congrès International de Folklore
(Paris 1937) : V. Travaux de ce Congrès, Tours, 1938, p. 123-130.

44
Principes de Géographie humaine, publiés par E. de Martonne, Paris, 1922.
45
Coll. de l’Evolution de l’Humanité dirigée par M. Henri Berr, Paris, 1922.

46
Roger Thabault, Mon Village, ses Hommes, ses Routes, son Ecole ; en sur-
titre : 1848-1914, L’Ascension d’un Peuple, Paris, 1944, p. 7.

47
M. Marcel Mauss regrettait souvent, dans son enseignement, l’insuffisance
de nos connaissances touchant l’âge néolithique en France, époque à
laquelle les faits anthropologiques de notre population étaient déjà en partie
fixés. Même indication dans le livre récent du Docteur Henri Vallois,
Anthropologie de la population française (Toulouse et Paris, 1943, p. 69
sq.). M.R. Lantier a fait exécuter, à l’occasion de l’Exposition de 1937 une
carte des emplacements habités depuis le néolithique, carte qui révélait,
malgré des lacunes que lui-même nous signalait, combien ces sites avaient
peu varié. C’est au néolithique que M.G. Roupnel assigne les débuts de
notre structure agraire. Rappelons enfin l’avis précédemment cité de M.
André Siegfried.

48
Les archives posthumes de ce savant ont été acquises par le Musée National
des Arts et Traditions populaires, sur notre proposition.

49
L’Evolution humaine, Paris, 1942.

50
Poisons sacrés, ivresses divines, Paris, 1936.

51
Contrairement aux vues du grand ethnologue, reprises notamment par Ch.
Blondel, La Mentalité primitive, Paris, 1926.

52
M.A. Van Gennep fournit au tome I de son Manuel, pp. 6 et suiv. de
nombreux renseignements sur les diverses écoles de folkloristes et leur
histoire.
53
Cf. le texte classique d’Arthur Haberlandt dans le manuel de Spamer. Die
deutsche Volkskunde, Leipzig, 1935, 2 vol. pp. 42-58, et traduit par Van
Gennep, op. cit. pp. 24-25.

54
Op. cit. p. 19. Les italiques sont dans le texte.

55
Op. cit. p. 42

56
Manuel de Folklore, Paris, 1936, pp. 32-35.

57
London, 1914, 1 vol.

58
Il va sans dire que les faits étudiés consistent en croyances populaires
relatives à la Terre et au Ciel. Il en est de même jusqu’à la rubrique 11. Il
convient donc de lire non pas « le monde végétal » mais « croyances ou
pratiques populaires relatives au monde végétal », et ainsi de suite.

59
Pour revenir sur un exemple auquel nous nous sommes référé dans notre
Introduction, des constructions de routes nouvelles sont signalées, d’après
les archives municipales d’Auvers-sur-Oise, par Mataigne, op. cit. t. II,
p. 104 et suiv., en 1825, 1827, 1836. Les travaux pour la ligne de chemin de
fer Paris-Lille commencent dans celte commune en 1842.

60
Op. cit. Cf. notre Introduction.

61
Cf. Thabault, op. cit., p. 147-160.

62
C’est ainsi que nous avons volontairement présenté comme un travail
collectif le rapport d’enquête que nous avions réalisé nous-même sur
Carnaval et les Feux de Carême en Champagne (Travaux du Comité du
Folklore Champenois. Châlons-sur-Marne). Signalons que la secrétaire de
ce Comité, mademoiselle E. Huard, a donné le même exemple en ne signant
pas d’autres rapports publiés par le Bulletin de ce Comité.

63
La Chapelle-Montligeon (Orne), Imprimerie de Montligeon, 1946, p. 225-
227.

64
Op. cit., t. II p. 126 et suiv.

65
Usages, Coutumes et Croyances ou Livre des choses curieuses ; Costumes
locaux de France, Abbeville, t. I, 1885, t. II pp. 256-266.

66
Revue des Traditions Populaires, t. VI (1891), p. 22-24.

67
Réponses n° 258 et 210.

68
Châlons-sur-Marne, 1935, p. 65 sq.

69
Voir note additionnelle, à la fin du présent chapitre.

70
Cf. notre Introduction, p. 30-31.

71
Les cas de redoublement ou triplement de la même cérémonie se trouvent
assez souvent chez Dergny, comme nous l’avons vu pour les feux des Rois.

72
V. au sujet des origines des Arbres de la Liberté : A. Varagnac A propos des
Bonnets Verts, Revue de Folklore Français, t. XI, 1940, fasc. 3, p. 126.

73
Dergny les signale en Savoie à Bonneval-en-Maurienne et en Seine-
Inférieure dans la commune de Daucourt.

74
Cf. Réponse n° 235 à la première enquête de la C.R.C. : M. Magnier,
instituteur à Laviron, Doubs.

75
Revue de Folklore Français, t. XI, 1940, fasc. 3, p. 97-122, et t. XII, 1941,
fasc. 4, p. 185-218.

76
Folklore et Protohistoire, Revue de Synthèse, T. XIX, 1940-1945, p. 47.

77
Frazer a noté (Balder the beautiful, I, 141) que là où la population est
divisée entre protestants et catholiques, comme à Hildesheim, les
protestants laissent les garçons procéder aux feux de Pâques, tandis que
toute la population catholique y participe en chantant des hymnes.

78
Le Folklore Paris, Stock, 1924, p. 32 et suiv. chap. III intitulé « Méthodes ».

79
Arch. Dép. Reims, G. 277-278, cité par l’abbé Louis Lallement Folklore et
vieux souvenirs d’Argonne, Châlons-sur-Marne et Paris, 1921, p. 35.

80
T. X du Golden Bough, pp. 116, 117, 119, 141, 143, 161, 162, 163, 166,
173, 174 et 201 où l’auteur résume d’après Marie Trevelyan (Folk-lore and
Folk-stories of Wales, London, 1909, p. 27 et suiv.) la cérémonie
remarquable de la combe de Glamorgan.

81
Tessier : Sur la fête annuelle de la roue flamboyante de la Saint-Jean, à
Basse-Kontz, arrondissement de Thionville, in Mém. et dissert. publiées par
la Soc. roy. des Antiq. de France, t. V (1823), pp. 379-393. Grimm,
Mannhardt, Gaidoz et Frazer en ont successivement fait état.

82
Metz, 1934, s. v. Jean-Baptiste (Saint), col. 365 et suiv

83
V. note additionnelle en fin de chapitre.

84
Op. cit., p. 221.

85
Contes, Légendes, vieilles Coutumes de la Marne, Châlons-sur-Marne,
1908, p. 154.

86
Marne, Haute-Marne, Ardennes, Aube, Seine-et-Marne ; auxquels ce
Comité ajoutait l’ancien arrondissement de Château-Thierry, dans l’Aisne.

87
L’importance du rythme septennal apparaît encore dans certaines régions.
Le Monde annonçait dans son numéro du 23-24 décembre 1945 que les
Ostensions septennales des reliques des saints limousins auraient lieu en
« En raison des circonstances, l’autorité religieuse avait songé, un moment,
à les retarder. Mais sous la pression des différentes confréries, elle a décidé
de s’en tenir strictement à la tradition. Les Ostensions septennales du
Limousin auront donc lieu en Elles s’ouvriront à la date normale, soit à la
mi-carême 1946, par la bénédiction et l’inauguration du drapeau des
Ostensions, et dureront une année entière. »

88
Op. cit. p. 163-164, d’après Tessier, op. cit.

89
Promener des brandons.
90
Revue de Folklore français, t. V, 1934, fasc. 2, p. 107.

91
Réponse n° 411 au questionnaire I de la C.R.C.

92
V.R. de Westphalen, Petit Dict. des Trad. pop. messines, col. 83-84.

93
Il sérait intéressant de rechercher si l’exposition des suppliciés roués sur
une roue plantée horizontalement au haut d’une perche n’aurait pas de
rapport avec l’allumage du feu par une roue tournant sur le mât central. La
roue de supplice et la couronne du mât de saint Jean auraient, en ce cas,
même origine.

94
Le rythme était le suivant :

Du feu ! Du feu ! pour la Saint-Jean.

95
Réponse n° 143 au questionnaire I de la C.R.C., par M.S. Barsacy, Pissos
(Landes). Dans cette commune, on ne mettait pas de couronne au mât mais
un récipient rempli de résine : quand il flambait, les bons chasseurs liraient
dessus des coups de feu jusqu’à ce qu’il tombe à terre, — exemple de
contamination entre fêtes ; cette sorte de jeu dérive en effet des tirs à
l’oiseau dont on trouve de nombreux exemples dans le folklore méridional :
cf. la description de la fête du Roi de l’Oiseau (Velay) par A. Boudon-
Lashermes, Echo des Provinces, mai-juin 1942, p. 16. Cf. l’Abbé et la fête
de la Poule, dans Affre : Dictionnaire des Institutions, mœurs et coutumes
du Bouergue, cité par Guillemot, op. cit., p. 173. Cet « abbé » de la jeunesse
était choisi parmi les hommes nouvellement mariés : v. plus loin.
96
Réponse n° 34 au questionnaire I de la C.R.C.

97
Il s’agit des jeunes gens ayant passé le conseil de révision. Dans ces
provinces de l’Est en particulier, les conscrits forment, chaque année, une
véritable confrérie, désormais indissoluble, et dont la fraternité résiste
même aux dissensions politiques locales. Les conscrits de l’année suivante
sont appelés « sous-conscrits ». V. nos Méthodes en Folklore, ch. VII.

98
V. plus haut, note additionnelle au chapitre I.

99
Folklore et Protohistoire ; l’au-delà au travers des âges, communication
aux Deuxièmes Journées de Synthèse historique (mai-juin 1939), Revue de
Synthèse, t. XIX, p. 48.

100
Nous devrons d’ailleurs limiter avec précision celle recherche : v. début de
notre chapitre IV.

101
Cette ancienne prolongation des réjouissances apparaît nettement dans
l’ensemble de l’enquête et en particulier dans un document des archives du
folkloriste marnais Guillemot (publié en annexe du rapport sur Carnaval et
les Feux de Carême en Champagne, p. 89 et suiv.), ainsi que par la coutume
du « dônage » qui a lieu soit le mardi, soit le mercredi, soit le dimanche de
quadragésime (v. ibid. pp. 56-61).

102
Kultische Geheimbünde der Germanen, Francfort-sur-le-Mein, Moritz
Diesterweg éditeur, v. en particulier p. 84 et suiv.

103
Réponse n° 27 à l’Enquête V du Comité Champenois, rédigée par M.R.
Bergeret, à Noirlieu (Marne).
104
Réponse de mademoiselle Pastor, Faux-Fresnay (Marne) n° 92.

105
Abbé Louis Lallement, Folk-lore et Vieux souvenirs d’Argonne, p. 160 et
suiv., texte recueilli de la bouche d’une femme de Courtémont.

106
Cf. Carnaval et Feux de Carême, p. 29-30.

107
Henri Hubert, Les Celtes et l’expansion celtique, p. 72.

108
Il convient de rapprocher de ce personnage le docteur Barbe-de-Fer, des
figurations populaires allemandes, à la Pentecôte ; elles comprennent, en
outre, un Roi Maure, un caporal et un bourreau, autant de types
carnavalesques. Quant à l’homme vêtu de feuillage (le Pfingstl) il est à
rapprocher du Sauvage de nos mascarades (cf. Carnaval et Feux... p. 30).
Dans ma petite enfance, ma gouvernante westphalienne (native do Dülmen
près Münster) me chantait les couplets de la saynète dont voici le début en
traduction : « Je suis le docteur Barbe-de-Fer — Faléraléri, bom
bom ! — Je guéris les gens à ma manière — Faléraléri, bom bom ! » cf.
Frazer, Golden Bough, IV (The dying God) pp. 208, 213, 233.

109
Philolog. L.p. 123. Farnell, Cults of the greek States, Oxford, 1907, III
p. 39, signale que des rites de purification y étaient associés au transport
cérémoniel d’offrandes de terre blanche que l’on semait sur les champs.

110
Prolegamena to the study of greek religion, Cambridge 2e éd., 1908, p. 134-
135.

111
Carnaval et les Feux de Carême... p. 22 et suiv., et p. 45 et suiv. Cf. nos
Méthodes en Folklore, ch. VI.
112
Ibid., p. 49.

113
A Limoux (Aude), le mardi-gras était marqué par une fête dite la partie des
meuniers. « Le costume des meuniers était le suivant : pantalon blanc, veste
courte, long bonnet rouge, ceinture de soie rouge, ils étaient armés de
soufflets et jetaient de la farine au visage des curieux » (Jourdanne, Folklore
de l’Aude, p. 10-11 d’après Fonds-Lamothe, Notices historiques sur la ville
de Limoux, Limoux, 1838. p. 104). Ces jeux de farine expliquent
d’anciennes redevances des meuniers aux jeunes gens, par exemple dans le
cas de la cavalcade de la reine Blanche organisée le mardi-gras par les
clercs de la Basoche de Château-Thierry, et décrite par mademoiselle E.
Huard dans la Revue de Folklore Français, t. V, fasc. 2 ; mars-avril 1934.
Cf. nos Méthodes en Folklore, ch. IV.

114
Réponse de mademoiselle S. Pionnier (n° 23) à l’Enquête champenoise.

115
Cf. A. Varagnac : La nourriture, substance sacrée, Annales d’hist. soc. t. III
(1941) p. 21. En Basse-Bretagne, on protégeait du mauvais œil l’enfant
qu’on allait baptiser en mettant un morceau de pain dans ses manches
(Sauvé : L’enfance et les enfants en Basse-Bretagne, Mélusine, t. III,
col. 374) ; il fallait changer ce pain tous les jours (Perrin : Galerie Bretonne,
1835, cité in Mélusine, t. I, col. 388). Lionel Bonnemère a vu à Beaupréau
(Vendée) en 1890 un petit pain boulangé à la Noël suspendu à la maîtresse
poutre d’une chaumière, en guise de talisman (R.T.P., t. V. 1890, p. 678). Le
morceau de pain bénit conservé depuis le mariage est placé dans le cercueil
(Dergny, op. cit., t. II, p. 342 ; cantons d’Ambert, Saint-Anthème et
Viverols, Puy-de-Dôme).

116
Réponses de mademoiselle Bittel (n° 45) et de mademoiselle Clévy (n° 48).

117
Réponse de mademoiselle Leclerc (n° 69). Il est bon de noter la grande
ancienneté d’usages analogues. Jane Harrison (Prolegomena... p. 39) cite un
texte de Photius (s. v. μιαρὰ ἡμέρα) où cet auteur, après avoir indiqué que
dans la fête des Anthesteria, le jour de Choes était néfaste et que, ce jour-là,
les esprits des morts visitaient la terre, signale qu’à cette occasion on
enduisait les portes de goudron dès le matin.

118
Dicton rapporté en 1930 par madame Legrand, de Villeseneux. Il est
particulièrement intéressant, car il combine la magie bénéfique du pain, de
la cendre et de la suie avec l’influence du nombre 7.

119
Enquête V du Comité Champenois, n° 4, 21, 22 ; réponses de M.H.
Lallement, à Sommevoire ; faits analogues signalés à Poulangy (Haute-
Marne) par M.D. Sauvage (n° 39), à Joinville-sur-Marne par mademoiselle
Bittel (n° 45) et mademoiselle Clévy (n° 48), et par M. Jean Marchal à
Nogent-en-Bassigny (Haute-Marne).

120
Guillemot, op. cit., p. 280.

121
Réponses nos 99 et 126 à l’enquête champenoise.

122
Références dans Carnaval et les Feux de Carême... page 62.

123
Sur les gars coureurs de fileries, v. en particulier la chanson populaire de
Haute-Bretagne publiée par Ad. Orain dans Mélusine, t. IV, col. 377-378.
L’opposition des deux groupes sexuels de jeunesse et le caractère
agonistique de leur confrontation y sont très apparents.

124
T. I, col. 570-578 ; François Bonnardot, les Day’mans en Lorraine ; t. II,
col. 327 el suiv. : V. Laurent et N. Haillant, les Ventes d’Amour. L’ancienne
localisation dans la Marne et une description sont données par Guillemot,
op. cit., p. 308 et suiv. Dans Terres lorraines d’E. Moselly (Paris, 1907), ce
sont les dayeuses qui parlent de l’extérieur.
125
Wald und Feldkulte, t. I, ch. V « Fiançailles de mai » et t. II p. 288 et suiv.

126
Op. cit. t. X, Balder the Beautiful, p. 109 et suiv.

127
Le texte suivant est extrait de la réponse n° 101 (cf. Carnaval et Feux...
p. 57) et se rapporte à la commune de Bourmont. L’auteur est M. Hugueny,
alors élève de l’Ecole Normale de Chaumont.

128
Si le dônage a ici lieu en fin du Carnaval, nous verrons plus loin qu’il était
souvent transféré à d’autres fêtes traditionnelles.

129
Cf. Carnaval et les Feux... p. 59 et suiv.

130
Xavier Thiriat, Mélusine, t. I ; col. 454. Même dicton en Basse-Bretagne,
d’après Sauvé, Mélusine ; t. III, col. 377 : « D’aucuns vont même jusqu’à
dire qu’elle ne crie pas seulement la chouette, mais qu’elle devient bel et
bien cet horrible oiseau après sa mort. »

131
Cette association du feu de brandons et de la fécondité des jeunes couples
est nettement apparente dans le cas du « rolli » ou brandon des jeunes
mariés en Roannais (v. ch. V, p. 178).

132
Carnaval et Feux de Carême... pp. 27-36 et passim.

133
La coutume s’appliquait également aux mauvais payeurs. C’est ainsi que
s’explique, à notre avis, le titre étrange d’un registre municipal de la ville
d’Agde, allant de 1441 à 1589, le Libre del Ase (Livre de l’Ane). M. le
docteur Picheire, qui l’a analysé, a relevé qu’il s’agit avant tout des
débiteurs de la ville.
134
Op. cit., p. 26 et suiv., et p. 34 (caractère satirique des mannequins).

135
C’est ainsi que, dans une des communes, une dame X... de la bourgeoisie
locale, s’affichait avec un bellâtre, M.. Z... que son goût des cosmétiques
avait fait surnommer Pommadin ; le mardi-gras, deux mannequins, au
milieu de l’hilarité générale, furent promenés, figurant Pommadin et
madame X...

136
Réponses de M. Varlet (nos 3, 5, 6), communes de Dontrien, Beine et
Moronvilliers ; réponse de M. Jules Carlier (n° 24), communes de
Hannogne-Saint-Rémi. Seuil et Monthois, Ardennes.

137
Il y a lieu d’être circonspect quant au contenu de cette notion. Notre société
paysanne a été très diversement marquée par l’éducation religieuse. Celle-ci
semble avoir été plus strictement observée dans les provinces où se sont
affrontés catholicisme et protestantisme. D’autre part ce que la tradition
interdit avant mariage aux deux catégories d’âge nubiles, c’est la
procréation, et pas nécessairement la relation sexuelle (cf. docteur Marcel
Baudouin : Le Maraichinage, coutume du Pays de Monts, Vendée, Paris,
Bossuet, 1932). Dans nombre de provinces françaises ces relations semblent
plus largement tolérées que le comportement apparent ne le laisserait
supposer. Il est certain que, dans les campagnes comme dans les villes, les
réjouissances des jours-gras étaient l’occasion de bien des accrocs. C’est
ainsi qu’à Cimiez la jeunesse niçoise tenait, le dimanche des Brandons, le
« bal des reproches », où les amoureux avaient loisir de s’accuser
mutuellement de leurs infidélités, et de refaire la paix.

138
Frazer a longuement établi cette filiation, rattachant ces divers mannequins
aux géants d’osier des sacrifices druidiques, op. cit., Balder the Beautiful, t.
II, p. 31 et suiv. Les géants d’Ypres Cassel et Hazebrouck figuraient dans
les cortèges du mardi gras : cf. madame Clément, Hist. des Fêtes civiles et
relig. de la Belg. mérid., etc. Avesnes, 1846, p. 252 ; de Reinsberg-
Duringsfeld, Calendrier belge, Bruxelles, 1861-1862, t, I, p. 123-126 ;
commenté par Frazer, loc. cit., p. 35.

139
Réponse de M E. Lefebvre (n° 87), communes de Grougis, Aison. ville,
Vadencourt, Bohain.

140
Cf. Marcel Granet : La Religion des Chinois, Paris, 1922, p. 7 et suivantes.

141
Cf. Frazer, Bouc Emissaire, éd. franç., Paris, Geuthner, 1925, p. 329 : « Ces
drames sacrés... n’avaient nullement pour but d’amuser ou d’instruire des
auditeurs désœuvrés... ; c’étaient des rites solennels qui copiaient les gestes
des êtres divins ; l’homme s’imaginant que, par de tels simulacres, il
pouvait s’arroger les fonctions divines, et les mettre en œuvre pour le bien
de ses semblables. C’étaient, croyait-il, des personnages mythiques, ayant
avec lui beaucoup de ressemblance, qui effectuaient les opérations de la
nature ; et, si seulement il pouvait s’assimiler complètement à eux, il
deviendrait capable de disposer de toute leur puissance. »

142
Cf. P. Sébillot : Gargantua dans les Traditions populaires, Paris,
Maisonneuve, 1883. On sait la persistance do croyances et de pratiques
attribuant aux mégalithes un rôle fécondant.

143
Cf. Clemen, in Archiv für Religionswissenschaft, 1914, commenté par
Oscar Almgren, Hâllristningar och Kultbruck, Stockholm, 1926-1927, p. 23
et suiv. Ce dernier auteur remarque avec juste raison que les chars
carnavalesques étaient souvent en forme de bateau, et publie une
photographie du char de la Reine des Reines de Paris en 1921 (p. 25).

144
Cité par O. Almgren, op. cit., p. 57-58 ; cf. C.E. Papst : Bunte Bilder, das ist
Geschichten, Sagen und Gedichten nebst sonstigen Denkwürdigkeiten
Ehstlands, Livlands, Kurlands und der Nachbarlande, Reval 1856.
145
Les Contes de Perrault et les récits parallèles, Paris, 1923.

146
Cf Henri V. Vallois, Anthropologie de la population française, Coll.
« Connais ton Pays », Paris-Toulouse, Didier, 1943.

147
La recherche des textes mentionnant ce jeu a. été faite et publiée par L.
Gougaud, La Soule en Bretagne et les Jeux similaires du Cornwall et du
pays de Galles, in Ann. de Bret., public. de la Fac. des Lettres de l’Univ. de
Rennes, 1911-1912, p. 571 et suiv. Le travail le plus récent sur la question
est un article de M. Van Gennep, A propos de la soule dite bretonne, in Le
Folklore vivant, t. I (1947) fasc. I, Paris, Editions Elzévir, p. 79 et suiv.
Nous discutons cet article dans notre livre sur Les Méthodes en Folklore,
ch. VI.

148
Sur cette croyance australienne, v. C. Strehlow, Die Aranda — und Loritja-
Stæmme in Zentral-Australien, Francfort-sur-Le-Mein, s. d., p. 14. Cf.
Edwin Sidney Hartland, Primitive Paternity, 2 vol., Londres, 1909 ; il
établit une très large comparaison systématique avec le folklore européen.
Sur la fécondation par les mégalithes, v. Paul Sébillot, Le Paganisme
contemporain chez les peuples celto-latins. Paris, 1908, p. 5, Le Folk-lore,
Paris, 1913, p. 179-180.

149
Cf. Henri Hubert, Les Celtes depuis la Tène et la Civilisation celtique, Coll.
de l’Evolution de l’Humanité, Paris, 1932, p. 280.

150
H.-Ch. Puech, communication inédite aux Troisièmes Journées de Synthèse
Historique, consacrées à la civilisation occitane (Paris, 1945-1946).

151
Cf. Jane Ellen Harrison, Prolegomena to the Study of greek Religion, 2e éd.,
Cambridge, 1908, p. 176 : « The Ker as Harpy and Wind-Demon. » La
littérature folklorique moderne sur ce même thème est abondante. R. de
Westphalen, Petit Dictionnaire des Traditions populaires messines, s. v.
Accouchement (col. 7), rapporte : « Attendait-on un accouchement dans une
famille, il était d’usage de blanchir au lait de chaux les croix peintes au-
dessus des portes extérieures de la maison ; de mettre dans le lit de
l’accouchée un livre de prières, afin d’éloigner d’elle toute influence du
démon... Chaque personne étrangère qui rendait visite à une accouchée
devait tremper les doigts dans de l’eau bénite, lui offrir cette eau et toutes
deux faisaient le signe de la croix. » Sur le diable voleur d’âmes, v. Lucien
Decombe, Le Diable et la Sorcellerie en Haute-Bretagne, Mélusine, t. III
(1886-1887), col. 62 ; Adolphe Orain, Le monde fantastique en Haute-
Bretagne, Melusine, t. IV (1888-1889) col. 110-111. Dans son Folklore de
France, t. I, p. 161, P. Sebillot note : « Dans le pays de Fougères, les mères
avant leurs relevailles, et les enfants avant leur baptême sont toujours en
danger quand ils se trouvent la nuit hors de la maison, même lorsque le
nouveau-né est porté à l’église pour être baptisé, parce que le malin esprit
court les champs d’un Angelus à l’autre ; mais il est sans pouvoir s’il y a
dans la compagnie un homme âgé de vingt et un ans accomplis... »

152
Rev. d’Hist. de l’Eglise de France, t. XXXI, n° 119, juil.-déc. 1945, p. 290.

153
Sur ces divers faits, descriptions dans Dieudonné Dergny, ouvr. cité. cité.

154
Sur la « trimousette », v. une note précise de mademoiselle G. Maillet dans
le rapport sur la première enquête du Comité du Folklore champenois,
Bulletin de ce Comité, Châlons-sur-Marne, première année, n° 2, p. 9.

155
Sur le rôle des enfants à celte fête, V. Beauquier, Les rois en Franche-
Comté, Revue des Traditions populaires, t. XIV, p. 673.

156
Ad. Orain : Croyances et superstitions d’Ille-et-Vilaine, Mélusine, III, c.
196.

157
Lionel Bonnemère, in. Rev. des Traditions pop., t. V, 1890, p. 677.

158
Op. cit., col. 431.

159
Réponse n° 143 à l’enquête I de la C.R.C.

160
Cf. A. Varagnac, Architecture et tradition, revue L’Homme et l’Architecture,
nos 5-6 nov.-déc, 1945, p. 5-7.

161
Cette disparité de fonctions n’apparaît pas, notamment dans le Manuel de
M.A. van Gennep (t. I, p. 211) : « A un autre type encore de groupement
des filles appartient celui qu’avec Dergny on peut appeler les Filles du
Vœu... » Dergny, avec raison, n’employait l’expression qu’au singulier (ouv.
cité, t. II, p. 88 et suiv.).

162
La vie rurale dans l’ancienne France, p. 283, note 2.

163
« Ce cierge dont le poids varie ordinairement de quinze à vingt livres,
atteint à Mouchy celui de vingt-cinq livres. Toujours il est décoré de divers
festons et orné d’un bouquet et quelquefois d’une couronne. Chaque fille du
vœu dépose son cierge à l’église de Cuverville, pour être allumé aux offices
du dimanche et à ceux des fêtes. » (Note de Dergny).

164
Dergny, op. cit., t. II, p. 88 et suiv. Force nous est de constater que M. Van
Gennep (loc. cit.) a en partie tronqué ou résumé ce morceau, bien que le
présentant entre guillemets, comme une véritable citation.

165
A. Van Gennep, op. cit., t. I, p. 212.

166
Au bas de la lithographie on lit une explication rimée :
« ... Les filles à l’envie (sir) dans un brillant banquet,
De leurs vœux, de leurs fleurs lui forment un bouquet.
Et, donnant à la fêle un plus grand lustre encore,
Elles-mêmes lui ceignent l’écharpe tricolore...

167
Les grandes heures de Rohan, Genève, Skira, 1943.

168
L’ « escouave » ou « escouve » dans la langue juridique et la toponymie du
Nord de la France, Revue du Nord, août-novembre 1936.

169
A Varagnac, A propos des Bonnets verts, Rev. de Folkl. franç. et de folkl.
colonial, t XI, n° 3, juillet-septembre 1940, p. 126.

170
Cf. Aug. de Salles, Histoire du bienheureux François de Sales, Paris, 1870,
t. I, p. 364 : « Il y avait en la ville d’Anicy (Annecy) une coustume profane,
approchant le temps de Carnaval, que les jeunes fripons et débauchez
alloyent par les rües, baillans aux hommes et aux femmes des bullettes de
papier, d’armesin, ou de sattin, dans lesquelles estoyent escrits les noms des
hommes et des femmes, mais principalement des garçons et des filles, que
celles-ci appelloyent leurs Valentins et ceux-là leurs Valentines. qu’ils
estoyent obligez de conduire au bal et de servir tout particulièrement le
reste de l’année. Avec quel scandale et ruyne du salut des âmes, il ne se
peut bonnement dire : car on estoit contrainct d’aller aux assemblées des
meschans et enfans perdus ; d’où venoit que la piété estoit aussi tost bannie
des esprits les mieux cultivez, et les dissolutions estoyent entretenuës, mais
sur tout les vices de la chair. Le bienheureux François, voulant apporter du
remède à ces maux, monta aussi tost en chaire, reprist aigrement ces
insolences et débauches, les déffendit par édict public, implorant mesme
l’aide du bras séculier, et ordonna qu’au catéchisme on distribueroit les
noms des saincts et des sainctes ausquels les chrestiens auroyent une
particulière dévotion tout le long de l’année ès congrégations des Pères de
la Compagnie de Jésus : et de ceste institution il a esté faict que, s’il n’a pas
du tout aboly ceste meschante coustume, à tout le moins il l’a de beaucoup
diminuée, et apporté un grand accroissement à la piété. »

171
P. Fortier-Beaulieu, ouvr. cité, p. 98.

172
Ibid, p. 70.

173
Questions romaines, L XXX VI.

174
Fastes, VI. 219-234.

175
V. encore : Docteur Marcel Baudouin, Le Maraichinage coutume du pays
de Monts (Vendée), Paris, s. d.

176
On pourrait même admettre que la cavalcade du mardi-gras qui clôt les
festivités masquées, annonce le futur caractère de cavalerie que prendra, en
avril, la jeunesse masculine.

177
Ce type de fête ne se limitait nullement à ces régions Nous avons signalé le
fait pour la commune de Bourg-Saint-Bernard (Haute-Garonne). Beauquier,
dans la Rev. des Trad. populaires (t. XIV, p. 311) signale une véritable
bachellerie à la plus importante foire de la Comté, qui se tenait à Port-sur-
Saône le 13 mai. Plantation d’un pieu enrubanné, puis course à cheval pour
l’arracher et le conserver jusqu’à la première auberge. Le vainqueur
recevait une couronne de laurier et, outre des redevances des cabaretiers,
toutes les marchandises étalées après le coucher du soleil lui appartenaient
Son cheval pouvait paître toute l’année dans la prairie où il avait gagné la
course. Ce dernier trait nous semble confirmer l’importance cérémonielle
que nous attribuons au cheval.

178
Les bachelleries du Poitou, du Berry et de l’Angoumois : Melle, chez
l’auteur, avoué honoraire, 1933.

179
Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, 3e édition, 1942.

180
Caractères originaux de l’Histoire rurale française, Oslo, Paris, 1931.

181
Nous avons signalé au début du précédent chapitre la Fête du Pré à Bourg-
Saint-Bernard (Haute-Garonne).

182
Op. cit., s. v. Basse-Loi, col. 37-38.

183
Das Amecht, eine folkloristische Studie, Luxembourg, Schroell, 1933, 28
pages. On ne saurait s’empêcher de rapprocher la périodicité (tous les cinq
ou six ans) de l’Amecht et celle (quinquennale) des sacrifices humains faits
par les Druides (Cf. Frazer, op. cit., c. XI, p. 32), ainsi que leur caractère
pénal : Supplicia eorum, qui in furto aut in latrocinio aut aliqua noxa sint
comprehensi, gratiora dis immortalibus esse arbitrantur (César, Bell. Gall.,
VI, 16).

184
Les autres prohibitions étaient les suivantes : défense de bavarder et
d’aborder les membres de l’Amecht par d’autres paroles que celles-ci
« Loué soit Jésus-Christ ! » ; défense d’injurier les autres défense de
manquer les réunions de l’Amecht ; interdiction de commettre le moindre
manquement à l’égard des prescriptions édictées par l’Amecht (p. 12).

185
T. IV, 1809, p. 103. Sur ce personnage, cf. A. Lefort, Hist. du Dép. des
Forêts. 1905.

186
Paris, Maisonneuve, 1942.
187
P. 181.

188
Cf. Henry Fournier : La justice des Bonnets-Verts à Bourges, Bourges,
1868 ; Charles Gabillaud, la Justice des Bonnets-Verts en Berry, Revue de
Folklore Français, t. XI, 1940, fasc. 3, p. 81 et suiv.

189
« Pendant le moyen âge... les mêmes nécessités de défense collective
déterminèrent la création de groupements de célibataires entraînés au
maniement des armes, notamment au tir à l’arc et à l’arquebuse pour les
piétons et non-nobles ; au maniement de l’épée et de la lance pour les
nobles et les cavaliers. » (A. Van Gennep, op. cit., I, p. 200).

190
F° 149, recto (communiqué par M. le docteur Picheire). Agde joua à
plusieurs reprises un rôle militaire au cours des guerres de religion. Les
consuls veillaient à son armement en réclamant de tout nouveau bourgeois
le don d’une arme. Le docteur Picheire signale : « Les consuls d’Agde
s’efforçaient aux environs de 1450 d’augmenter les moyens de défense de
la ville ; l’occasion de tous les octrois de droit de cité, c’étaient des lances,
des épées, des arbalètes, surtout, avec flèches et carquois, que l’on
demandait aux impétrants... En 1465 nous possédons une bouche à feu... ;
quelques années après, c’est quatre « bombarda grosses do fer et una
colebrina de fer. »

191
M. Lucien Febvre, auquel j’ai communiqué ce texte, me signale qu’il
indique également l’intérêt que l’autorité royale attachait à ces abbayes
comme sociétés de pensée. La Réforme ni l’Eglise catholique ne
négligeaient l’appoint que de tels groupements — d’ailleurs de valeur
militaire — pouvaient apporter à l’un ou à l’autre parti. Agde, du reste, était
une place fort disputée pendant ces guerres de religion.

192
Notons cependant la très utile compilation de J. Vandereuse : Le rôle des
nouveaux mariés, Collection Leuridant, Van Campenhout éditeur,
Bruxelles, s. d.

193
J. Vandereuse, op. cit., p. 532, citant le journal L’Education populaire, de
Charleroi, n° 12, 22 mars 1894.

194
Cf. l’expression populaire « le diable et son train ».

195
Ibid., p. 338-359.

196
Ibid., p. 537, d’après le Bull. de la Soc. verviétoise d’Archéol., et d’Hist., t.
I, p. 217.

197
D. Dergny Us. coût. et croy., Abbeville, t. II, 1888, p. 387.

198
Le tableu de la bido del parfet crestia, que represento l’exercici de la fe
acoumpagnado de las bounos obros... Toulouse, 1673, reproduit dans J.
Beauquier, Les Superstitions toulousaines au XVIIe siècle, Mélusine, t. I,
col. 523-529.

199
Carnaval et Feux de Carême... p. 39 et suiv. Les textes cités sont extraits
d’une réponse due à mademoiselle Brulfer, de Thaas (n° 33).

200
The Scapegoat, Golden Bough, t. IX, p. 183.

201
Frazer, Golden Bough, II, 313 sq., et V. 263.

202
Romania, t IX (1880) p. 570.
203
« L’année dite « matrimoniale » commence avec le Carême » P. Fortier,
Beaulieu, ouvr. cité, p. 352.

204
Reproduit dans la R.F.F. et F.C., t. V (1934), n° 2, p. 104, par les autres
correspondants de P. Fortier-Beaulieu.

205
Ouvr. cité, p. 343 et suiv.

206
C.R.C., enquête n° 1, réponse n° 246.

207
P. Fortier Beaulieu, ouv. cité, pp. 342 et 345.

208
Même coutume à Aboën ; si des étrangers coupent la « latte, les jeunes gens
perdent le dîner que les mariés leur devraient le dimanche suivant (p. 346).

209
Ibid. p. 347 et suiv.

210
Réponse n° 380 au questionnaire n° 1 de la C.R.C., par M. Castel, excellent
observateur local, instituteur à Crampagna par Varilhes (Ariège).

211
Ouv. cité, p. 540.

212
D’après Wallonia, t. v. (1897) ; p. 171 ; Vandereuse, ouv. cité, p. 534. Les
italiques ne sont pas dans le texte.

213
E. Traver, ouvr. cité, p. 22.

214
R. Traver, ouvr. cité, p. 23-24.

215
Carnaval et Feux de carême... p. 39-40.

216
Vandereuse, ouvr. cité, p. 535.

217
Ibid., p. 531.

218
Ibid., p. 534-535.

219
Ibid., p. 535, cf. notre chapitre IV.

220
Ouvr. cité, p. 344, réponse relative à la commune de Renaison.

221
Vandereuse, ouv. cité, p. 533.

222
Ibid., p. 531.

223
Léo Desaivre, A propos du saut de Verruyes. Bull. de la Soc. de Statist. des
Deux-Sèvres, Niort, 1876.

224
A. de Nore, Coutumes, mythes et traditions des provinces de France, Paris-
Lyon 1846, p. 69-70.

225
Contrib. au Folkl. de l’Aude, 1899, p. 12.

226
Ed. de la revue Folklore, Carcassonne, s. d.
227
Vandereuse, ouv. cité, p. 540, d’après J. Thisquen, Hist. de la ville de
Limbourg. Verviers, 1908, t. II, p. 106. Sur la Cour du Coucou, v.
Vandereuse, ibid. p. 532.

228
Questionnaire I de la C.R.C., réponse n° 342 : anonyme, à Orsonnette (Puy-
de-Dôme). Certains correspondants avaient voulu l’anonymat,

229
Sur cette notion, v. tout le Golden Bough de Frazer, et en particulier son
Scapegoat.

230
R.F.F. et F.C., oct.-décemb. 1941, p. 189 (archidiaconé de Beaune) p. 191
(paroisse de Vergisson, Saône-et-Loire), début et fin du XVIIIe siècle.

231
Réponse n° 235 à la première Enquête de la C.R.C., par M. Magnien, à
Laviron, Doubs.

232
E. Traver, ouv. cité, p. 39.

233
Ouvr. cité, p. 40.

234
Revue mensuelle, Albi, 35, place F. Pelloutier ; n° 45, septembre 1943, p. 4,
sous le titre : Lou Rei dels Jovents.

235
Cette distinction vise sans doute des cas de mariage en dehors de la
commune, cas où vraisemblablement l’un des conjoints reste imposable par
cette juridiction juvénile de sa commune natale.

236
E. Traver., ouv. cité, p. 17.
237
Réponse de M.L. Fraisse (n° 91) à la première enquête de la C.R.C.

238
Réponse de N.A. Hugon, institutrice, première enquête C.R.C., n° 165.

239
Réponse de M. René Rousseau (n° 81) à l’enquête du Comité du Folklore
Champenois sur les feux traditionnels.

240
Réponse de M. Vuillemin, instituteur (n° 230) à la première enquête de la
C.R.C.

241
Vandereuse, ouvr. cité. p. 533, d’après Wallonia, t. VII (1899) p. 55.

242
Tournus, Renaudier, 1935, p. 36 et suiv.

243
Témoignage de M. Joseph Pirot, instituteur retraité, à la Châtre.

244
Témoignage recueilli sur place en 1937.

245
Théâtre français au Moyen-Age, ed. Monmerqué et Francisque Michel,
Paris Didot, s. d. ; pp. 55 et 61.

246
F. Fortier-Beaulieu, ouvr. cité, p. 219.

247
Introduction aux Etudes sur l’Histoire des Institutions primitives, par
Sumner Maine, Paris, 1880, p. VIII.

248
Edition de Robillard de Beaurepaire, Caen 1892, p. 72.
249
Alex Sorel, La Picardie, t. I, p. 182 et suiv. Cf. Jusserand, Sports et jeux
d’exercice, Paris, 1901, pp. 265-6 et 283.

250
Guillemot (ouvr. cité, p. 167 et suiv.) se réfère à un livre ancien : abbé Bour,
Marson d’hier et d’aujourd’hui, dont il a contrôlé les indications par une
enquête personnelle auprès des vieillards du village. Son ouvrage est de
1908. Il rapporte le témoignage d’un « vétéran de la paroisse » qui lui a
relaté les dires de sa bisaïeule. En supposant que l’informateur était alors
septuagénaire, la tradition orale devait remonter à la fin du XVIIIe siècle.

251
D’après Soutif, Chants du Val de Loire, communiqué par M. Edeine, à
Romorantin, réponse n° 305 à la première enquête de la C.R.C. Le cri
champenois « Cent mille » était peut-être plutôt « sans mil ».

252
J. Vandereuse, ouv. cité, p. 539, décrit la cérémonie au présent.

253
Ouv. cité, t. II, p. 362.

254
Cf. A. Van Gennep. Les rites de Passage, Paris, 1909, p. 14.

255
Ouv. cité, p. 248.

256
Olivier de Serres indique la traditionnelle répartition sexuelle de ce
commandement : « ... L’antiquité a donné à la Femme la charge de la
maison, et à l’Homme, celle de la campagne [...] ce sera donc la mère de
famille qui disposera de la distribution des vivres et de l’ordinaire de la
dépense », Théâtre d’Agriculture, I, VIII.

257
Cf. Faucher, communication aux Troisièmes journées de Synthèse
historique (juin 1945).

258
M.G..., de Marnaz, a environ soixante ans. Le linteau de sa porte est décoré
d’une couronne de Saint-Jean, usage qui se remarque sur quelques autres
raisons de la localité. Autrefois, nous a dit M.G... tout le monde le faisait :
lui-même aurait continué « parce que son fils s’appelle Jean ».

259
Cf. A. Varagnac, Costumes nationaux, Paris, Hypérien, 1939, p. 10.

260
Cf. A. Varagnac, Architecture et Tradition, revue l’Homme et l’Architecture,
43, rue Gazan, Paris, n° 5-6, nov.-déc. 1945, p. 6.

261
Qu’on se rappelle la fin de la ballade du roi des Aulnes :
... Erreicht den Hof mit Mühe und Not...

262
Comtesse Jean de Pange, Ornements primitifs sur les parois extérieures de
maisons paysannes alsaciennes. L’Art populaire en France, 1929, p. 217-
220.

263
Cf. Frédéric Lefevre, Samson, fils de Samson, histoire d’une famille de
sorciers, Paris, 1930 ; excellent témoignage sur le rôle social du bon sorcier.

264
Enquête n° 2 de la C.R.C.

265
Carnaval et Feux de Carême... p. 35 et 36 (note 1).

266
Enquête n° 1 de la C.R.C., réponse n° 39.
267
Fêtes de Dames et de jeunes filles, La Croix, 24-25 octobre 1937.

268
Les jeunes mariées jouent vis-à-vis des autres mariées un rôle éminent
comparable à celui des jeunes mariés vis-à-vis des hommes mariés dans les
fêtes décrites précédemment.

269
Beauquier, Les mois en Franche-Comté, R.T.P.. t. XIV, p. 299

270
On se souviendra du caractère infamant de la promenade sur une charrette ;
cf. p. 169.

271
Extrait de la Statistique générale de la France, année 1808, publié par
Mélusine, t. I, col. 94 : « Si les époux sont tous les deux dans l’état de
veuvage, il n’y a point de charivari. »

272
Op. cit., s. v. Bataille, col. 38.

273
Ouvr. cité, pp. 67-74. L’action se passe dans un village du Bas-Maine,
région dont l’auteur est originaire.

274
Paris, Toulouse, 1912, p. 26 et suiv.

275
M... Histoire de la Ville de Montagnac, Béziers, 1843, p. 197, cité par Eug.
Rolland, Symboles juridiques, Mélusine, III, col. 214. L’auteur n’a pas
compris la valeur symbolique du chapeau, aussi en attribue-t-il le choix à la
pauvreté de la veuve, et l’efficacité à la sensibilité des enfants.

276
Ouvr. Cité, t. II, pp. 267-269.
277
Réponse n° 296, par mademoiselle G. Nicolas, à Ciez.

278
Ouv. cité, p. 224.

279
Traditions, coutumes, légendes et contes des Ardennes comparés avec les
traditions, légendes et contes de divers pays, Charleville, 1890, p. 84.

280
R.T.P., t XII, p. 636 et p. 532.

281
Ouvr. cité. t. II, p. 387-388.

282
Frazer, dans son commentaire du mythe (Golden Bough, II, 301) se borne à
le rapprocher des récits où une princesse et un trône sont le prix d’une
course, et où les vaincus sont décapités.

283
Ouvr. cité, t. II, p. 387.

284
Témoignage fourni par madame G. Quénard, originaire d’une famille de
Louin.

285
Ouvr. cité, II, p. 386-387.

286
Ibid., p. 270-271 : moitié Nord des arrondissements des Sables-d’Olonne,
vallée de la Vie et de la Roche-sur-Yon. Le Poiré, Saint-Fulgent, Les
Herbiers (Bocage Vendéen) ; Loire-Inférieure, aux confins de la Vendée ;
Maine-et-Loire, canton de Montfaucon.

287
Réponse n° 155 à la première enquête de la C.R.C., par R. Imbaud,
instituteur, p. 2.

288
Réponse n° 105 à la première enquête C.R.C., par G. Bernot, instituteur.

289
Réponse n° 163 à la première enquête C.R.C., par M. Merlin, instituteur.

290
Desforges, R.F.F. et F.C., juillet-octobre 1935, p. 236.

291
M. Paul Fortier-Beaulieu a publié des récits où celle remise d’autorité
donne lieu à une scène d’une émouvante simplicité, ouvr. cité, p. 249 et
suiv.

292
Témoignage de madame Julie Regnault, originaire de cette localité, et
relatif aux premières années du XXe siècle.

293
Le Morvan, mœurs, coutumes, langage, historiettes, légendes, croyances
populaires, topographie, histoire, monuments, Château-Chinon, 1902,
p. 65-67.

294
Couroi et Courètes, Lille, 1939, p. 23. M. Jeanmaire remarque : « En tant
que tribunal [le conseil des Anciens] représente beaucoup plutôt la justice
de la collectivité que celle du roi. » Il avait noté, plus haut : « D’une part
des chefs, héréditaires ou élus, de groupes définis et hiérarchisés ; de l’autre
une autorité collective exercée par des notables et des dépositaires d’une
longue expérience, au nom de la collectivité à laquelle ils appartiennent. »

295
Mireille, éd. Lemerre, Paris, s. d., note p. 493-497.

296
T. IV, col. 358, strophes 9-13.

297
Paris, Champion, 4e éd., 1928.

298
Ouvrage cité, I, 272 et 286.

299
Légendes et traditions populaires de la Côte-d’Or (étude de folklore),
Dijon, 1929, p. 32.

300
« Les enfants coupent une mèche de cheveux au défunt et lui placent dans
la main gauche un gros sou pour l’aider à franchir la porte du Paradis » En
note : « Cette coutume s’observe encore de nos jours. » (Le Morvan,
Château-Chinon, 1902, p. 64).

301
Antonin Perbosc, Mythologie populaire : Le Drac, R.F.F. et F.C., janv.-mars
1941, p. 15.

302
P. 193.

303
Par exemple les voisins malhonnêtes qui, ayant déplacé des bornes, sont
obligés de les porter jusqu’à ce qu’elles soient exactement remises en place
(Lég. de la Mort, I, 28-29).

304
V. par exemple La Fille au linceul, Lég. de la Mort, I, 320 sq.

305
La légende de La Fille à la robe rouge (II, 298) met en scène une morte
coquette qui revient se parer de ses plus belles robes, et a même conservé
son ancienne prédilection pour l’eau-de-vie, grâce à quoi le recteur parvient
à l’exorciser.
306
Cf. H. Hubert, ouvr. cité, II, p. 231.

307
Cf. Marie-Louise Sjoestedt, Dieux et héros des Celtes, Paris, 1940, p. 115.

308
La stèle du danseur d’Antibes et son décor végétal, Paris, Geuthner, 1942,
p. 26-27. Sur les origines des croyances correspondantes : ibid. p. 10 et
suiv.

309
Enquête n° 1, réponse n° 40. M. Aucordier était instituteur au Massoubrot,
par Saint-Martin-Château.

310
Dieux et héros des Celtes, p. 47.

311
Cf. Bull. du Cté du F. L. Champenois, nos 2 et 3. Juillet-Décembre 1930, et
A. Varagnac, Définition..., p. 37 et suiv.

312
Maurizio, Histoire de l’Alimentation végétale. Paris, 1932, troisième partie,
chap. IV. : Les bouillies de millet et de sarrazin.

313
Arnaudin, Contes populaires de la Grande-Lande, Paris-Bordeaux, 1887,
p. 89 ; J.F. Bladé, Contes populaires de la Gascogne. Paris, 1886, t. III,
p. 78.

314
Edwin Sidney Hartland, Primitive Paternity, the myth of super. natural birth
in relation to the history of family, London, 1909, 2 volumes.

315
Corpus du Folklore préhistorique, Paris, Nourry, 3 vol, 1934-1936.
316
Divinités gauloises, Mâcon, Protat, 1925

317
Dieux et héros des Celtes, Paris, Leroux, 1940, p. 26-27.

318
Ouvr. cité, chapitre consacré aux origines rituelles de la geste de Thésée,
p. 333.

319
Ibid., p. 28.

320
Ouvr. cité, p. XIV et suiv.

321
Cf. Ph. de Félice, Poisons sacrés, ivresses divines, Paris. 1936.

322
Marguerite Marie du Muraud, Dans les pas des Anciens, Limoges, 1933.

323
Marcel Granet, La religion des Chinois, p. 7 et suiv.

324
Henri Stern, Eustache le Macrembolite et le « Printemps » de Botticelli, in
L’Amour do l’Art, Paris, t. XXVI (1946), n° Celte étude par son exclusive
référence à des textes savants, montre comment le folklore pourrait servir
l’histoire de l’art.

325
Madame Lahy-Hollebecque nous avait montré les dossiers d’un travail sur
la Croisade des Enfants, malheureusement brûlé depuis par les Allemands.
Le regretté Paul Alphandéry avait traité le même sujet dans l’un de ses
cours.

326
Cf. Charles Parain, Une vieille tradition démocratique : les Assemblées de
Communauté, in La Pensée, n° 4, 1945, p. 43-48.

327
Henri Hubert avait cru pouvoir rattacher à un tel type de sociétés la
formation des cultes de héros ; malheureusement son investigation ne s’était
pas orientée vers les catégories d’âge. Cf. Préface au Culte des Héros et ses
conditions sociales par S. Czarnowski, Paris, 1919. V. en particulier p.
XXXV. « Ce sont les sociétés où la vie religieuse ne se détache pas de
l’ensemble de la vie sociale qui se donnent des héros et instituent des cultes
héroïques. » A vrai dire les catégories d’âge ont fait durer jusqu’à nous ce
type d’organisation « où la vie religieuse ne se détache pas de l’ensemble de
la vie sociale », — que les cultes héroïques en aient été ou non le résultat.

328
Ouvr. cité, p. 62.

329
Compte tenu des importantes enclaves de la zone de tuiles plates dans ces
régions. V. Gabriel Jeanton, Enquête sur les limites des influences
septentrionales et méditerranéennes en France, Dijon, 1936 et 1938.

330
Altgermanische Jünglingsweihen und Maennerbünde, Vienne, 1927.

331
Kultische Gcheimbünde der Germanen ; Frankfurt a Mein ; 1934.

332
Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, 1942.

333
Cf. Dumézil, ouvr. cité p. 89.

334
Ouv, cité, p. 110.

335
Cf. Jeanmaire, op. cit., p. 77.

336
Ibid.. p. 63.

337
Cf. Définition, p. 64 et suiv.

338
V. au chapitre suivant p. 323, la citation de Vidal de La Blache, d’après le
comte Bela Szechenyi.

339
Max. Sorre, Les fondements biologiques de la Géographie humaine, p. 138.

340
Bull. du Com. du Folklore champenois, première année, 1930, n° 3, p. 16.

341
Cf. Les populations rurales du Puy-de-Dôme, introduction géographique
par Ph. Arbos, Clermont-Ferrand, 1933, p. 4.

342
V. Définition. Note addilionnelle II sur l’Agriculture temporaire, La
Préhistoire et le Folklore, p. 62 et suiv.

343
Sur la reille (regula) v chapitre IX, p. 346, citation d’ilaudricourt.

344
Sur cet usage chez les Germains, v. Tacite, Germania, ch. X.

345
Odes, I. 4, ad Sestiurn.

346
Vidal de la Blache a défini celle notion dans des articles parus dans les
Annales de Géographie, t. XI (1902) et t XX (1911) et dans son ouvrage
posthume : Principes de Géographie humaine. Paris, Colin, 1922 publié par
F. de Martonne. Sur cette question, on se référera également à L. Febvre, La
Terre et l’Evolution humaine (coll. de l’Evolution de l’Humanité), Paris,
1932, p. 83 et suiv., et à l’ouvrage déjà cité de M. Max. Sorre.

347
Principes de géographie humaine, p. 105.

348
Histoire de la création des êtres organisés, trad. franç., Paris, 1884, p. 551.

349
Ouv. cité.

350
P. Vidal de la Blache, op. cit., p. 14.

351
Ibid., p. 30-31.

352
Ibid., p. g.

353
Ibid., p. 23.

354
De la Division du Travail social, deuxième éd., Paris, 1902, p. 93.

355
In Principes..., p. 44.

356
Ibid., p. 44-45.

357
Cf. Legrand d’Aussy, Voyage fait en 1787 et 1788 dans la ci-devant Haute
et Basse-Auvergne.

358
Ouvr. cité, p. 149.

359
Paris, 1931, p. 45.

360
Ibid., p. 65.

361
Sur cette répartition fonctionnelle, v. Malinowski, Coral gardens and their
magic, Londres, 2 vol, 1935.

362
V.L. Randouin et II. Simonnet, Les données et les inconnues du Problème
alimentaire, Paris, 1927 ; L. Randouin, Vues actuelles sur le Problème de
l’Alimentation, Paris, 1937 ; L. Randouin et Pierre Le Gallic, Les besoins
alimentaires varient-ils avec les races ? in L’Anthropologie, t. XLVIII,
janvier 1938, et Race, hérédité et alimentation, Extr. du Rapport du IIe
Congrès intern. do la Société scientif. d’Hygiène alimentaire, Alençon, s. d.

363
Vues actuelles..., p 31.

364
V. Sorre, Fondement biologiques..., ch. V.

365
T. I, 1928, note de la p. 284.

366
Ann. de Géogr., t. XX, 15 juillet 1911, p. 303. Les italiques ne sont pas dans
le texte.

367
Essai sur les Techniques du Corps, Joum. de Psychol., 15 mars 1935.

368
Ann. de Géogr., t. XX, 15 juillet 1911, loc. cit.
369
Catalogue illustré du Musée des Antiquités nationales Paris, 1926, t. I,
p. 233 et suiv.

370
On le prouverait facilement en comparant les diverses notations musicales
correspondant au célèbre chant d’amour attribué Gaston de Foix. Cf.
Pradère, Girou et Melet, Le Chant languedocien et pyrénéen à l’Ecole,
Toulouse, 1935, p. 55.

371
Définition..., p. 28.

372
Ibid., p. 20.

373
The Rise of the Greek Epic., Oxford, deuxième édit., 1911, p. 338.

374
Ibid., p. 337.

375
Pp. 426-434.

376
Nous avons naguère insisté sur ce caractère de l’activité instinctive et de
l’activité humaine archaïque dans un opuscule publié hors commerce :
Instinct et Technique, remarques sur les conditions externes du
comportement humain, Paris, 1929.

377
Quant à désigner ainsi les hommes du paléolithique ancien, en réservant le
terme d’homo sapiens aux populations plus récentes, qui s’en
distingueraient par la vie sociale et le langage, ces hypothèses, empruntées à
Bergson (Evolution créatrice, p. 151) par J. Przyluski (L’Evolution
humaine, Paris, p XXI et passim) sont non seulement invérifiables mais tout
à fait arbitraires.
378
Cf. notre chap. XI au sujet do la « fonction de l’idéal ».

379
L’Ame primitive. Paris, p. 3. Cf. sur le caractère récent de l’opposition
matière-esprit, Marcel Mauss, Conceptions qui ont précédé la notion de
matière, XIe semaine internationale de synthèse, Paris, 1945, p. 18.

380
Cf. A. Varagnac, La nourriture, substance sacrée, Ann. d’Hist. sociale, 3e
année, n° 1-2, janv.-juin 1941, p. 21.

381
Cf. la remarquable enquête poursuivie par M. Gabriel Le Bras. V. son
Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France, Paris,
Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences religieuses, LVIIe vol.,
1942 et 1945.

382
La civilisation primitive, trad. franc. Paris, 1876 ; 2 vol. Pour cette
discussion, v. en particulier R.-R. Marett, The Threshold of Religion,
London, 1909.

383
Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1912.

384
Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 3e éd., Paris, 1918,
p. 76-80.

385
Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive. Paris, p. XXXIV-
XXXVI.

386
Introduction à la Psychologie, Paris, Vrin, 1946.

387
Dès notre Définition du folklore (1938) nous avions indiqué cette absence
de connaissance scientifique comme étant le fait essentiel (p. 11-14). Même
indication dans le chapitre (l’Homme et les techniques pré-machinistes) que
nous avions écrit pour l’ouvrage collectif sur L’Homme, la technique et la
nature, Paris, Rieder, préface de Jean Cassou, 1938, p. 51-57.

388
L’Evolution humaine, Paris, Presses Universitaires, 1942, p. 58.

389
Nous empruntons l’expression à l’essai classique de M. Marcel Mauss sur
ce sujet (Journal de Psychologie, 15 mars 1935). Sur la diminution de la
part de l’homme dans la production, v. O. Lippmann, journal de
Psychologie, 15 janvier 1928. Cf. l’ouvrage d’ensemble do Georges
Friedmann : Problèmes humains du Machinisme industriel, Paris,
Gallimard, 1946.

390
Sur les émotions de guerre, v. Dr M. Dide, Les Emotions et la guerre, Paris,
1918.

391
Cf. Marc Bloch, L’Etrange Défaite, Paris, 1944.

392
Tacite (Germania, ch. XLIII) :... Harii super vires... truces incitae feritati
arte ac tempore lenocinantur : nigra scuta, tincta corpora ; atras ad proelia
noctes legunt ipsaque formidine atque umbra feralis exercitus terrorem
inferunt, nullo hostium sustinente novum ac velut infernum adspectum »
Otto Hœfler (ouv. cité p. 167 et note 5) cite très opportunément un
commentateur allemand du XVIe siècle qui révèle l’existence, à cette
époque, de pratiques guerrières identiques ; « ... Nostra aetate militum
manus in inferiori Germania se Diabolos appelarunt, ad incutiendum
terrorem iis adversum quos mittebantur. Vestes erant nigrae, hastae nigrae,
uultus ipsi nihilo candidiores. Et certe multis iuxta nomen perniciem
attulerunt donec crebris bellis consumarentur. » (A. Althamer,
Commentaria Germaniae in P.C. Taciti... libellum de situ, moribus, et
populis Germanorum : 1536, p. 308).

393
La Fascination, in Mélusine, t. VII (1894-1895) et VIII (1896-1897).

394
Sur le mauvais œil dans l’antiquité, on se référera avec profit à O. Jahn.
Ober das Aberglauben des bœsen Blicks bei den Alten. Ber. der Kais.
saechs. Gesellsch. der Wissensch. Wien, 1855 ; Paul Perdrizet, Bull. de
Correspondance hellénique, 1900, p. 292 ; Jane Ellen Harrison,
Prolegomena..., p. 196 ; John C. Lawson, Modern greek Folklore and
ancient greek religion, a study in survivais, Cambridge University Press
1910, pp. 8-15. Cf. Alfred Maury, La Magie et l’astrologie dans l’antiquité
et au moyen âge, ou Etude sur les superstitions païennes qui se sont
perpétuées jusqu’à nos jours, Paris, Didier, 1877 ; Paul Sébillot, Le
paganisme contemporain chez les peuples celto-latins, Paris, Doin, 1908
principalement chapitre VII : La mort.

395
Cf. Apulée, Métamorphoses, I, VIII, § 3-4, éd. Budé, t. I, p. 9 cf.
Marguerite-Marie Du Muraud, Dans les pas des anciens, Limoges 1933,
p. 15, signale qu’en Périgord on préserve du « mauvais œil » des sorciers
les récoltes futures en mêlant à la semence des coquilles d’œufs vidées le
jour du précédent mardi-gras, faute de quoi ce « mauvais œil » pourrait
faire sécher les récoltes.

396
Revue de Fl. fr. et de Fl. col. Nov.-Déc. 1935. p. 263.

397
Léon Gautier, La chevalerie, Paris, s. d., p. 707.

398
Tel est l’enseignement que nous trouvons dans la thèse de Marc Bloch sur
Les rois thaumaturges.

399
Cf. R.R. Marett, From spell to prayer, in The threshold of religion, pp. 29-
72.

400
Ibid., p. XVII.

401
L. Lévy-Bruhl, Le surnaturel... p. XXXIV.

402
Cf. Lucien Febvre, ouv. cité, deuxième partie, t. II ; chapitre III Les appuis
de l’irréligion ; les sciences, p. 412 et suiv.

403
Cf. Les intéressantes analyses de la magie des armes et des charmes, et la
comparaison faite par l’indigène entre la force magique et le jaillissement
de la foudre, dans R.-R. Marett, ouv. cité, p. 64, et suiv., à propos de
l’Arungquiltha australien.

404
Ouvr. cité, p. 32. Nous avons déjà signalé la valeur documentaire de cette
œuvre si curieuse.

405
Cf. Montessus de Bellore, Note sur le Folklore de Toulon-sur-Arroux, in
Revue d’Ethnographie et des Traditions populaires, t. I, 1920.

406
Division du Travail social, deuxième éd., p. 74.

407
Cf. P. Sébillot, Légendes et curiosités des métiers.

408
Paris, 1919, v. notamment p. XXXV, XLVII, LXXXIX.

409
Deuxième année, n° 4 et 5, mars-juin 1931, p. 32-38, rapport d’enquête
rédigé par mademoiselle E. Huard.

410
Ouvr. cité.

411
Œuvres morales et philosophiques translatées de Grec en Français par
Messire Jacques Amyot Paris, 1618, t. II, f° 599 et suiv.

412
Souquet et Edmont, Quelques coutumes des marins d’Etaples, Pas-de-
Calais, Rev. des Trad. pop. T. XXI, 1906, p. 344 et suiv.

413
Loc. cit., f° 605, § c.

414
Cf. Folklore et Psychotechnique. Note additionnelle I, in Définition..., p. 55
et suiv., et notre chapitre sur L’Homme, et les techniques pré-machinistes,
in : L’homme, la technique et la nature, p. 53 et suiv. : cf. Friedmann,
L’homme et le milieu naturel, in Hommages à Marc Bloch II, Ann.
d’histoire soc., Paris, p. 107.

415
Troisième édition ; Leipzig, 1902.

416
Mémoire agréé au diplôme d’études supérieures de philosophie, Sorbonne,
1925.

417
Paul-Louis Courier, Pamphlets politiques et littéraires. Parie, 1831, 2 vol.

418
Ouvr. cité, t. II, 1888, p. 222 et suiv.

419
Trad. franç., Paris, Gallimard, 5e éd., p. 8.

420
Ibid, p. 32.

421
Ibid., p. 7 et 9.

422
Peintures et gravures de la Grotte des Trois Frères. Cf. Bergounioux et A.
Glory. Les premiers hommes, p. 263 et pl. XVIII (Paris-Toulouse, 1943).

423
Nous ne suivons pourtant pas cet auteur dans les considérations qu’il tire, à
ce propos, de la psychanalyse (ouvr. cité, p. 35 et suiv.).

424
Ouvr. cité, II, 204. Cf. supra p. 221.

425
Cf. supra, p. 143.

426
Cf. Kurt Lindner, La chasse préhistorique, trad. franç., Paris, Payot, 1941 et
Maurizio, ouv. cité.

427
V. Supra, p. 376.

428
Par exemple les paroles du Shaman eskimo Aua à Kn. Rasmussen : « Nous
ne croyons pas : nous avons peur ! « Surnaturel... p. XX). Ou encore :
« Nous n’avons pas de croyances : nous n’expliquons rien » (ibid. p. XXII).

429
V. supra, p. 306, le témoignage recueilli de M. Le Gallic.

430
Rabelais, Gargantua, L. I, ch. III.

431
Principes..., p. 105.

432
La Mythologie primitive, p. 312 et suiv.

433
Cf. Paul Guillaume, Introduction à la Psychologie, Paris, Vrin, 1946, p. 78.

434
The types of the folk-tales, a classification and bibliography, Folklore
Fellows Communications n° 74, Helsinki, 1928.

435
La pensée chinoise, Coll. de l’Evolution humaine dirigée par Henri Berr,
Paris, 1934, p. 53 : « La littérature chinoise est une littérature de centons. »

436
Tome I, L’Homme et la Matière, 1943 ; Tome II, Milieu et techniques, 1945,
Paris, Albin Michel, coll. Sciences d’aujourd’hui.

437
Myth. Ritual and Religion, Londres, 1906, t. I, p. 32 et suiv.

438
Les Contes de Perrault et les récits parallèles Paris, Nourry, 1923.

439
Cf. Andrew Lang, ouv. cité.

440
Catalogue illustré du Musée des Antiquités Nationales au château de Saint-
Germain-en-Laye, Paris, 1926, t. I, p. 241, 292 (nombreuses gravures
technologiques).

441
Déchelette, Manuel d’Archéologie, t. II (première partie), Paris, 1924,
p. 308, fig. 118.

442
Manuel de Folklore français contemporain, t. I, Paris, 1943. Après avoir
signalé (p. 198) que dans les sociétés primitives la classe d’âge des jeunes
gens a « son programme d’activités, surtout guerrières et cynégétiques »,
M. Van Gennep ajoute (p. 200) : « Pendant le moyen âge aussi, les mêmes
nécessités de défense collective déterminèrent la création de groupements
de célibataires entraînés au maniement des armes. » On ne voit pas
comment ces nécessités militaires auraient valu à ces groupements les
fonctions magiques et judiciaires que nous avons étudiées. L’auteur dit
encore (p. 201) : « Parallèlement, divers groupes de jeunes gens adonnés à
certaines études ou à certaines occupations, formaient des associations
également réglementées, par exemple les basoches des étudiants et celles
des clercs du Palais de Justice. » Dans nos Méthodes en Folklore (ch. IV),
nous examinons une cérémonie de Basochiens et y reconnaissons des
vestiges de cultes celtiques. Dans le même travail, nous indiquons (pp. 75-
83) ce qu’a notre avis il y a lieu de penser de l’orientation générale des
travaux de M. Van Gennep.

443
Ces recherches ont été entreprises notamment par M. Brailoïu et par M.
Saygun.

444
Cf. Max. Sorre, Fondements techniques de la Géographie humaine (sous
presse). L’auteur a bien voulu nous en signaler par avance certains
développements.

445
Dans l’Introduction générale au tome I de son Manuel, M. Van Gennep,
après avoir examiné les rapports possibles entre Folklore et Géographie,
conclut (p. 17) : « C’est donc de l’Homme qu’il faut partir, le sol et le
climat n’étant scientifiquement que des facteurs secondaires, dans certains
cas même tertiaires, lorsque interviennent, par exemple, des facteurs
affectifs, comme dans le cas des ermites et des anachorètes qui se situe à
l’extrémité de la série négative.
« En somme. la géographie humaine, qui touche aussi à l’économie
politique et à la géologie, ne saurait englober le folklore tout entier ; d’autre
part, elle ne lui fournit que des documents restreints et superficiels, à moins
de déborder ses cadres et d’annexer aussi la sociologie et la psychologie,
l’histoire littéraire et celle des institutions. » Heureusement tous les
chercheurs ne placent pas la coopération entre diverses sciences devant ce
dilemme : annexer ou fournir des documents restreints et superficiels.

446
P. 50.

447
Stendhal a fait une très profonde remarque sur le besoin de répétition,
propre à la pensée populaire. Mettant en scène son héros Fabrice cheminant
avec deux compagnons occasionnels, il note dans la Chartreuse de Parme
(éd. Bossard, 1928, t. I, p. 76) : « Nous ne rendrons pas compte de la longue
discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre le caporal et la cantinière.
Fabrice remarqua qu’en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois
toutes les circonstances de son histoire (...) Pourquoi répéter si souvent, se
disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien ? Il ne
savait pas encore que c’est ainsi qu’en France les gens du peuple vont à la
recherche des idées. » Un tel besoin de se répéter est à la base de l’usage
des proverbes. C’est l’un des aspects du besoin plus général de se fier à des
comportements déjà éprouvés.

448
Nous ne prenons nullement l’aspect « immémorial » d’une tradition pour
preuve de réelle ancienneté. Tout folklorisle ayant enquêté sait qu’il suffit
de peu de décades pour qu’un détail se soit ajouté à une coutume et se soit
fondu dans le lot traditionnel. La pierre de louche de l’ancienneté est bien
plutôt la très large répartition d’une même tradition. D’où l’utilité de la
cartographie folklorique à grande échelle.

449
P. 46 et suiv.

450
Nous ne partageons pas, sur ce point, le sentiment de M. Luc Lacourcière,
professeur à l’Université Laval de Québec, et de M. l’abbé Félix-Antoine
Savard, dans leur belle conférence sur Le Folklore et l’Histoire, prononcée
à la Deuxième Semaine d’Histoire, à l’Université de Montréal, le 27 avril
1945, et parue dans le fasc. I des Archives de Folklore (t. I, 1946, p. 14-25,
particulièrement p. 21 et suiv.), publiées aux Editions Fides, de Québec, par
l’Université Laval.

451
Cf. Henri V. Vallois, Anthropologie de la Population française, Paris, Coll.
« Connais ton pays », Didier, 1943.
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