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universitaires
de Rennes
En France rurale | Jean-François Simon, Bernard Paillard, Laurent Le Gall

L’enquête de la RCP
Aubrac (1963-1966)
Une stratégie intellectuelle, un enjeu institutionnel

Martine Segalen
p. 263-279

Texte intégral
1 Conforter le projet scientifique du Musée national des arts et traditions
populaires, se placer dans le cadre des nouvelles structures de recherche
élaborées par le jeune et dynamique CNRS, fonder une ethnologie
scientifique de la France qui débarrasserait la discipline de son fumet
vieillot, organiser une opération de recherche « modèle » : tels sont
quelques-uns des motifs qui poussèrent Georges Henri Rivière à se lancer
dans « l’aventure Aubrac ». Il en est resté une enquête d’une ampleur
jamais reproduite, au destin scientifique complexe, qui aura été loin d’avoir
tenu toutes ses promesses. Contrairement à Plozévet qui est plus ancienne,
sa postérité n’occupe pas une place aussi importante dans l’histoire de la
discipline. Contrairement à l’entreprise bretonne également, la question de
la restitution et du retour au terrain ne créa pas de conflits, bien au
contraire, et une réelle « coopération » fut mise en œuvre entre certains
chercheurs et les éleveurs aubraciens. À propos de l’enquête Aubrac, c’est à
une querelle interdisciplinaire, en revanche, que l’on assista, qui avait pour
enjeu la direction du Musée national des arts et traditions populaires que
Georges Henri Rivière se voyait contraint d’abandonner, l’âge venant.
1
Pourquoi l’Aubrac ?
2 Plozévet était une action concertée du IVe plan de la DGRST, organisée et
dirigée par le docteur Gessain, directeur du Musée de l’homme, et centrée
sur l’anthropologie physique. Lorsque le CNRS crée les Recherches
coopératives sur programme (RCP) en 1962, Corneille Jest, responsable du
Centre de formation à la recherche ethnologique (CFRE) dirigé par André
Leroi-Gourhan, intéresse ce dernier à cette formule. Elle se devait d’associer
les sciences humaines aux sciences de la vie, à l’économie, à l’agronomie, et
générer des activités liées au développement. Renonçant dans un premier
temps à l’Asie, son terrain d’élection, Corneille Jest se met en quête d’une
région agricole française présentant des spécificités. En raison d’attaches
familiales, il traversait souvent l’Aubrac, région du Massif central, alors en
perte de vitesse. André Leroi-Gourhan suggère alors de confier la
responsabilité administrative de l’enquête à Georges Henri Rivière qui y vit
tout de suite la possibilité d’en faire une vitrine scientifique pour son musée
encore en phase de construction. Jest accomplit une mission exploratoire en
1963. Puis l’affaire fut lancée.

Les enjeux institutionnels de l’enquête


Faire de la science
3 Pour confirmer la nature scientifique de son musée encore en cours de
gestation, la grande enquête Aubrac constitua un pion fondamental dans la
stratégie de Georges Henri Rivière. Le projet du « nouveau siège » au bois
de Boulogne avait été lancé en 1954, mais c’est seulement le 21 février 1963
que l’on fêta la pose de la charpente, de son ossature et de sa couverture. Le
chantier traîna encore longtemps, en partie en raison des dépassements de
coûts, en partie en raison des modifications incessantes que Georges Henri
Rivière souhaitait imposer aux plans tant pour les galeries que les
aménagements intérieurs. Il s’agissait, après tout, du premier musée
français neuf construit après la guerre et, chose rare, d’un bâtiment créé
spécialement pour abriter un projet scientifique et muséographique alors,
qu’en général, on installait tant bien que mal une collection d’objets dans un
palais désaffecté.
4 L’Aubrac fut en partie le garant scientifique de l’engagement financier de
l’État. D’après les souvenirs d’un auditeur à la Cour des comptes qui
examinait ceux du Musée des Atp, toujours en dépassement, on disait dans
les couloirs de l’administration : « Oui ! mais il y a l’Aubrac ! » L’ambition et
l’originalité de l’enquête l’entouraient d’une aura scientifique dont Rivière
martelait sans cesse les exigences. Ce fut un moteur formidable pour le
développement des recherches au sein de la jeune équipe qui s’étoffa dans
les années 1955. En même temps qu’elle participait à l’élaboration du projet
de musée, sous la houlette du chef, l’équipe fut solidement soudée par
l’enquête Aubrac qui lui conféra une identité spéciale. Dans le musée en
gestation, l’ambitieux projet scientifique s’inscrivait dans cette entreprise de
grande envergure, tranchant avec les enquêtes des années 1955-1960
menées encore sous les auspices de la démarche muséographique de
collecte et d’exposition. C’est l’Aubrac qui incarne le mieux le projet de
musée-laboratoire dans lequel la recherche prend le pas sur toutes les
autres considérations comme le proclama Rivière lors d’un congrès
international : « La recherche est l’infrastructure de toute notre institution.
Elle constitue notre contribution à l’avancement de l’ethnologie, elle
conditionne le rassemblement des objets et des documents, elle inspire
l’action éducative et culturelle. Nous sommes en définitive un musée-
laboratoire et cela explique que le Centre national de la recherche
scientifique nous donne son appui2. » L’équipe parlait de l’Aubrac comme
d’une « grande aventure » animée par un « esprit pionnier ».

L’Aubrac, en appui de la fondation du laboratoire CNRS du


MNATP
5 Dans les années 1960, le CNRS était alors en plein développement et
relativement généreux. Rivière se tournait vers lui pour essayer de résoudre
ses besoins criants en personnel. Le CNRS fonctionnait avec des
commissions disciplinaires décidant des recrutements et carrières des
personnels ainsi que de l’allocation des moyens. Rivière, toujours fin
stratège, se fit élire à la commission compétente, alors section 20
(anthropologie, préhistoire, ethnologie), en 1957 puis en 1963 afin d’être au
cœur du dispositif.
6 Le Musée disposait certes d’un laboratoire, dit « d’ethnographie française »,
que dirigeait Marcel Maget, mais c’était une structure purement interne.
Après son départ, en 1962, la recherche ne trouvait son compte ni dans les
services, ni dans les départements. En janvier 1965, un rapport détaillé des
liens entre le Musée et la recherche autour de trois axes – le terrain, le
laboratoire, les publications – confirme la rupture avec le passéisme du
folklore et l’avènement d’une science du contemporain : « L’ethnologie de la
France, désormais, s’axe sur le passage de la société traditionnelle à la
société industrielle, constitue sur la première de vastes archives écrites
audiovisuelles et coopère avec d’autres disciplines – notamment l’histoire et
la sociologie, l’anthropologie sociale et l’agronomie – en vue d’une
connaissance rétrospective et prospective de notre pays. » On reconnaît
dans ces lignes le programme exactement mis en œuvre en Aubrac, garant
de la vocation scientifique de l’établissement qui conduisit le Musée à
s’allier étroitement au CNRS avec lequel une convention d’association fut
approuvée en décembre 1965. Les Atp participèrent ainsi de la première
vague de création de ces nouvelles structures de recherche qu’étaient les
« laboratoires ».
7 La composition de l’équipe de recherche fut également finement pensée afin
d’associer le jeune Centre d’ethnologie française à des institutions de
recherche qui avaient alors pignon sur rue : d’une part, le Centre européen
de sociologie créé par Raymond Aron et Éric de Dampierre3 avec Jean
Cuisenier et son équipe de sociologues4 ; d’autre part, l’Institut national de
la recherche agronomique, créé en 1946, et qui, vers la fin des années 1960,
se vouait au service de la modernisation de l’agriculture.

Préparer une opération de recherche modèle


8 L’enquête procéda d’une véritable stratégie intellectuelle. Plusieurs objectifs
devaient être atteints pour la RCP Aubrac qui en ferait une enquête modèle :
d’abord, être réellement « coopérative » ; ensuite, traiter d’un ensemble
spatio-culturel cohérent défini soigneusement ; enfin, contribuer à apporter
une réponse aux populations qui connaissaient de grands bouleversements
socio-économiques.
9 Coopérative, l’enquête devait l’être à plusieurs niveaux : entre un spectre
assez vaste de sciences de l’homme – histoire, linguistique, sociologie,
ethnologie déclinée dans ses diverses facettes : culture, techniques, savoirs
et représentations – et de sciences agronomiques. Elle devait être
coopérative sur le plan pratique de l’organisation. Les enquêteurs de
l’Aubrac avaient entendu parler des phénomènes de « sur-enquête » à
Plozévet et un dispositif rigoureux fut installé afin que les visites des
chercheurs soient coordonnées. L’entreprise bretonne servit aussi de
contre-exemple lorsqu’il fallut choisir un terrain : une commune étant
pensée comme un espace trop étroit, il fut décidé de s’intéresser à une vaste
région organisée autour d’une activité centrale qui assurait la cohérence de
l’entreprise touchant un grand nombre de circonscriptions et de kilomètres
carrés. Tout en permettant de conduire une ethnologie d’urgence pour
étudier une activité agropastorale en voie de disparition, l’Aubrac était aussi
l’occasion de sortir du pittoresque et d’étudier la façon dont les populations
réagissaient face aux mutations de la société.
10 André Leroi-Gourhan s’associa donc à Georges Henri Rivière pour lancer
cette enquête dont Corneille Jest inspira le choix. Ensemble, ils
constituèrent une équipe dont la composition devait répondre « aux besoins
de la mise en évidence des lignes de construction de la société considérée5 ».
Il s’agissait de donner « un tableau ethnologique complet d’une collectivité
rurale », « une image multiple et néanmoins cohérente d’une collectivité
vivante ». Aux préoccupations d’ordre génétique, qui inspirèrent en partie
l’enquête Plozévet, s’étaient substitués des questionnements d’ordre socio-
économique : comment cette communauté humaine pouvait-elle passer
d’une économie fondée sur la production artisanale du fromage à une
économie fondée sur la production et la commercialisation de la viande
dans une Europe alors en pleine constitution ? Sous les yeux des
chercheurs, et plus encore après la fin de l’enquête, s’accomplissait cette
transition entre un système caractérisé par une transhumance bovine et un
système d’élevage en batterie de bovins pour la viande de boucherie. En
définitive, ce fut l’interdisciplinarité qui fut convoquée comme nec plus
ultra du credo scientifique des années 1960. La complexité des faits
humains exigeait de réunir diverses disciplines qui, dans un regard croisé,
pourraient en rendre compte. Le coup de génie, peut-être, fut l’association
avec des chercheurs de l’INRA, zootechniciens et agronomes, dont certains,
enfants du pays, s’impliquèrent durablement dans le travail de terrain.

Comment étudier « L’Aubrac, un établissement


humain » ?
11 L’Aubrac est une région située à cheval sur trois départements, l’Aveyron, le
Cantal et la Lozère, qui comportait 20 communes et comptait au total
10 000 habitants. D’origine volcanique, elle déroule en altitude, entre 1 000
et 1 400 mètres de hauts plateaux désignés localement sous le nom de
« montagnes ». Ces étendues d’herbe enneigées l’hiver sont pâturées en été
par les troupeaux de bovins. Autrefois vastes forêts, elles ont accueilli, dans
la seconde moitié du XIXe siècle, une économie fromagère mise en œuvre
dans le cadre du système des « burons » (terme local pour désigner les
fromageries d’altitude). Par ailleurs, le maintien des communautés
villageoises s’est appuyé longtemps sur une migration importante,
notamment vers Paris. En 1963, deux pôles aubraciens se dessinaient : ceux
des Hauts Plateaux de la Truyère et des bas pays du Lot auxquels s’ajoutait
celui de Paris.

Organiser le travail
12 Avec le préhistorien-ethnologue André Leroi-Gourhan, Georges Henri
Rivière soumit le projet devant la commission du CNRS qui l’accepta en
juillet 1963. L’enquête se déroula sur deux années (1964-1966) et la
publication démarra en 1970 pour s’achever en… 1986. L’objectif était de
décrire une totalité sociale : sans que ceux-ci fussent encore questionnés, on
s’intéressait aux concepts de « collectivité », « groupe », « établissement »
dont on souhaitait donner un « tableau complet » à l’aide d’une ethnologie
neuve tournant définitivement le dos à un folklore qui ne s’intéressait
qu’aux formes traditionnelles du passé ou aux coutumes pittoresques. Les
chercheurs devaient prendre en compte les changements socio-
économiques importants qui touchaient la région alors que s’ébauchait une
Europe agricole du premier Marché commun. Dans un rapport destiné à un
membre de la commission, Rivière soulignait combien « cette entreprise
marque une étape très importante du développement de notre discipline.
Elle souligne dans notre domaine, comme le font parallèlement d’autres
branches de l’ethnologie, que notre science n’a pas pour seule mission de
sauver des patrimoines en voie de disparition, mais que, engagée dans les
problèmes du présent, elle contribue à une prospective de l’homme6 ».
13 Mariel Jean Brunhes Delamarre, une des premières collaboratrices de
Georges Henri Rivière7 qui enquêta sur le terrain et édita avec l’auteur de
ces lignes les volumes de la publication Aubrac, rappelle, à partir de son
carnet de notes, le souci de Rivière d’organiser la programmation de
l’ensemble, depuis la préparation des travaux de terrain jusqu’à
l’élaboration des publications qui furent incluses dans le projet dès son
début. Ici aussi, on peut voir un contre-effet de Plozévet qui n’avait pas
prévu un programme de publications lors du lancement de l’enquête.
J’extrais ici de l’introduction à la conclusion générale ces quelques passages
qui reflètent bien à la fois l’ambiance de travail, que Georges Henri Rivière
tenait d’une main de fer, et les tensions propres à une équipe nombreuse et
pas toujours… obéissante :
« Quant aux enquêtes sur le terrain elles sont aussi prévues comme
comportant une préparation sérieuse avant le départ (contacts, lecture : une
bibliographie a été préparée à cet effet ; informations…) et le délai ainsi
demandé avant le départ n’est pas “une brimade bureaucratique” ; il permet
au contraire d’assurer une meilleure coordination entre les projets des
travaux de recherche qui vont être “lancés” sur le terrain, ainsi qu’avec les
travaux déjà en cours sur ce terrain8. »

Mettre en œuvre l’interdisciplinarité


14 « L’enquête sur le terrain est le fait d’une communauté » : la
recommandation est plusieurs fois répétée dans divers documents, ce qui
prouve aussi que son application fut difficile, même avec la meilleure des
bonnes volontés. En effet, elle présente des difficultés inhérentes à
l’interdisciplinarité. Des enquêteurs différents peuvent avoir, par exemple, à
s’informer auprès d’un même informateur. Or, le respect que l’on doit
porter à celui-ci empêche qu’il soit « tiraillé et questionné par plusieurs
dans les sens ». Aussi, lorsque « l’enquêteur détecteur s’apercevra que
l’informateur est plus précieux pour tel ou tel camarade chargé de mission
spécialisée, il se contentera de préparer l’informateur à la visite dudit
enquêteur ». Autrement dit, quand un chercheur rencontrait sur son
chemin une conteuse, il devait signaler son nom à Marie-Louise Tenèze ; si
un autre observait une bourrée typique, il avait à prévenir Jean-Michel
Guilcher.
15 Bien davantage qu’avec ces bonnes paroles, exprimées dans une
phraséologie qui nous paraît aujourd’hui bien datée, c’est dans le local mis à
disposition par le curé de Laguiole que la coopération entre les chercheurs
et les disciplines put s’organiser. La RCP y installa son « QG » – vocabulaire
militaire qui transforme l’enquête en bataille – où se déroulèrent des
discussions « associant responsables des équipes, mais aussi, éleveurs,
personnalités locales, tels préfets, députés, maires, conseillers généraux,
représentants des diverses organisations agricoles ». Les séjours des
chercheurs eux-mêmes sur le terrain furent toutefois relativement courts,
comme il était encore d’usage dans ces années-là, et la pluridisciplinarité
resta relativement lettre morte, chaque chercheur étant tenu de rendre un
rapport dans les années 1967 et 1968. Il n’y eut guère de lectures permettant
de croiser les regards. Ainsi, à relire les ouvrages, l’interdisciplinarité se
réduit à quelques références croisées et non à un dialogue entre les
disciplines. Quand on se reporte aujourd’hui aux sept volumes publiés, il est
en effet évident que les disciplines se sont plus côtoyées que mêlées, à
l’exception des agronomes et zootechniciens qui collaborèrent avec les
chercheurs bien implantés dans le milieu des éleveurs. Inspirée dans un
premier temps par l’écologie, leur recherche s’intéressa aux problèmes
sociaux qui étaient liés au passage d’une économie d’élevage à finalité
fromagère à un élevage destiné à la viande. Au surplus, ils participèrent à
une seconde enquête Aubrac, excroissance quasi illégitime de la première au
sein de laquelle ils jouèrent un rôle important.
16 La plupart des fondateurs de l’ethnologie moderne française participèrent à
la « grande aventure Aubrac ». Certains continuèrent de travailler sur les
terrains français. D’autres, plus jeunes, y firent leurs premières armes
d’ethnologue pour aller ensuite travailler sur des terrains lointains –
Philippe Sagant au Népal, Corneille Jest en Himalaya ou Jean-Luc
Chodkiewicz au Mexique. Certains y nourrirent leurs thèmes de recherche
avérés tandis que d’autres ouvrirent des pistes neuves dans des domaines
qui les concernaient.

Les champs thématiques


17 L’objectif était ambitieux : couvrir tous les champs de la vie sociale.
Les structures sociales
18 Alors qu’à Plozévet, les travaux de Michel Izard avaient ouvert la recherche
française aux thématiques anthropologiques de la parenté, du mariage, de la
reproduction des unités sociales, l’enquête Aubrac s’intéressa peu à ces
questions, restant à la surface des faits sociaux, en s’intéressant à la
« morphologie sociale » des villages à l’aide de statistiques
sociodémographiques ou de données relevant de la structure des
exploitations. Visiblement, les ethnologues étaient, là, mal à l’aise. Il avait
été décidé d’abandonner la monographie villageoise considérée comme
dépassée et ces éléments relativement bruts permirent tout au plus de
mettre en évidence une opposition entre les communautés les plus
dynamiques, celles de la Haute-Viadène, alors que celles du versant lozérien
dépérissaient. Il s’agissait plutôt de données de cadrage, dirait-on
aujourd’hui, et non d’enquêtes.
19 En revanche, les monographies approfondies concernant le travail dans le
buron, l’étude de la vie du groupe d’hommes, l’étude technologique de la
fabrication du fromage, la « fourme » de Laguiole, constituent des textes
d’anthologie répondant au vœu des promoteurs de l’enquête : restituer la
totalité sociale de cette petite collectivité masculine, du cantalès (nom du
chef du buron, signe de l’influence du Cantal voisin) jusqu’à l’apprenti, le
roul. En même temps, en offrant un support documentaire excellent pour la
présentation muséographique, l’enquête ethnologique se voulut exemplaire
de la démarche de Georges Henri Rivière qui associait recherche,
intégration des sujets à la recherche et, en même temps, collecte muséale.
20 Un des faits sociaux marquants de l’Aubrac concerna la tradition
migratoire. À l’image de l’économie des pays pauvres contemporains qui
exportent un membre de la famille vers les villes pour abonder les
ressources de ceux qui restent au pays, la tradition migratoire de l’Aubrac
est ancienne. Longtemps, les Aubraciens allèrent se faire embaucher en
Espagne comme scieurs de long. À la fin du XIXe siècle, ils « montèrent » à
la capitale. Une enquête ethnologique novatrice se déroula sur le thème de
l’« Aubrac à Paris » qui suivait le migrant au long du cycle de sa vie.
L’homme du buron était aussi celui du café-tabac-charbon qui livrait le
charbon en hiver et les pains de glace pendant l’été. L’ethnologue chargé de
ce sujet n’avait, dans les années 1960 qui ignoraient l’ethnologie urbaine,
d’autres références qu’anglo-saxonnes (Robert Redfield et sa « Little
Community » ; les travaux de Michael Young et Peter Willmott sur la
parenté dans un faubourg populaire de Londres). Son travail de terrain le
conduisit du buron aux bougnats parisiens, figures folkloriques déjà en voie
de disparition dans la capitale, et aux banquets d’Amicales d’originaires. Le
jeune migrant passait du buron au café – parfois avec un grand succès (c’est
le cas de la brasserie Lip) –, trouvait parmi ses compatriotes des sources de
financement pour s’installer et, s’il réussissait, finissait par construire une
maison imposante dans son village natal en vue de sa retraite. Avec
l’enquête, il fut démontré que l’économie en Aubrac était en partie soutenue
par les apports des migrants à Paris. Voilà qui eut de quoi effacer, comme le
travail historique le montra, l’image d’une société fermée et immobile.

Techniques et savoir-faire
21 Si, pour l’enquête historique ou d’ethnologie urbaine, il fallut faire appel à
des concours extérieurs, toute l’équipe qui travaillait aux côtés de Georges
Henri Rivière à la programmation des galeries des Atp participa, chacun
dans son domaine de spécialité, au travail de terrain. Aussi retrouve-t-on
des analyses de technologie domestique, d’élevage, d’agriculture au fil des
volumes. Toutes ces enquêtes, comme celle qui étudia le buron, ont fourni la
documentation pour les collectes concernant les objets de la vie domestique,
mobilier, ustensiles de cuisson et d’éclairage, etc. Les outils du buron, les
outils de l’agriculteur à main ou tractés furent décrits, classés, et leur
analyse fut soutenue dans la publication par un appareillage iconographique
généreux.

La vie culturelle
22 Selon les classifications thématiques alors en vigueur au Musée des Atp,
trois secteurs de la vie culturelle furent étudiés : la danse, la musique et la
littérature orale. Jean-Michel Guilcher dénonça d’emblée l’illusion d’une
culture « traditionnelle » ou « populaire », ouvrant ainsi un débat qui anima
séminaires et publications pendant quinze années. En Aubrac, impossible
de caractériser une culture aubracienne ancienne. Les populations étaient
très pauvres, mobiles, et avaient emprunté à diverses cultures – on suppose
que la bourrée à trois temps aurait une origine espagnole. Le rôle du milieu
parisien dans la prise de conscience d’une culture originale a été
déterminant. En quelque sorte, la culture traditionnelle, telle qu’on
l’observa en Aubrac, fut démystifiée, puisque c’est dans la capitale qu’elle se
forma, c’est dans la capitale que les Aubraciens prirent conscience de leur
identité et inventèrent des stéréotypes régionaux à travers des costumes
portés dans les banquets d’Amicales où s’inventaient la musique et la danse
« traditionnelle ». Les émigrés prolongeaient une culture qui s’éteignait au
point d’origine et la refaçonnaient. Le traitement des contes était également
novateur : autant qu’à leur contenu et leur classification, l’auteur s’intéressa
au contexte de leur énonciation, au rapport entre le récitant et son public.
Quant aux travaux de linguistique, ils firent aussi voler en éclats le concept
de région, le morcellement dialectal semblant le trait le plus caractéristique
de l’Aubrac dans l’ensemble linguistique occitan.

L’herbe des vaches Aubrac


23 Parmi les thèmes les plus novateurs et qui eurent la plus grande portée
scientifique et sociale, la socioagronomie vient en tête. L’importance et
l’actualité de la contribution des agronomes et zootechniciens lui ont valu
d’être publiée dans le tome premier de la grande publication. Si les
chercheurs de l’INRA se sont d’abord intéressés aux plantes broutées par les
vaches d’Aubrac – ce qu’on appelait alors « l’écologie » –, ils se sont
rapprochés très vite des ethnologues qui leur ouvraient les portes des
éleveurs pour agir sur le milieu. Ils s’intéressèrent aux problèmes humains
et sociaux posés par l’adaptation des races animales et des systèmes
d’élevage aux contraintes du milieu, par-delà les modèles expérimentaux
développés en laboratoire. Dans sa préface au tome premier, André Leroi-
Gourhan souligna qu’il « ne saurait être meilleure démonstration de
l’enrichissement mutuel qui s’offre par la liaison de la recherche appliquée
avec la recherche fondamentale que celle que les études des agronomes ont
apportée sur le plan botanique et zoologique aux ethnologues. Mais en
retour, la perception des arrière-plans humains a pu donner une dimension
complémentaire aux problèmes des bovins et de leurs herbages9 ». Sur ces
terres balayées par les vents et les pluies, les éleveurs ont réussi au fil des
siècles à fabriquer une race de vaches « rustique » particulièrement
résistante aux carences alimentaires et aux intempéries. Lorsque l’enquête
démarra, c’étaient aussi les débuts du Marché commun et les chercheurs de
l’INRA travaillèrent pour conduire les éleveurs à abandonner la traite
traditionnelle et la production fromagère artisanale afin de produire une
vache à viande. Pour cela, il fallait moderniser les exploitations, développer
des croisements des vaches Aubrac avec les Charolais. Dans ce contexte
économique, de nouvelles perspectives s’ouvraient aux éleveurs.

Une querelle disciplinaire : ethnologues contre sociologues


24 Qui s’en tiendrait aux sept volumes de la publication Aubrac ne pourrait
savoir que l’entreprise a abrité une guerre sourde dont la trace se trouve
dans le premier volume, et qui a connu des prolongements institutionnels.
L’enquête fut, un temps, un champ de conflit entre disciplines différentes,
incarnées par des équipes différentes, et dont l’enjeu concernait la
succession de Georges Henri Rivière à la tête du Musée national des arts et
traditions populaires.
25 Les enquêtes achevées, les rapports rédigés, critiqués et rendus, il fallut
mettre au point l’ordre de publication des contributions. Le CNRS s’était
engagé à publier l’ensemble, mais en raison de la quantité de rapports,
chacun savait que l’entreprise durerait longtemps (peut-être pas aussi
longtemps !). Le choix fut fait de publier dans le premier volume les
analyses qui paraissaient les plus utiles à la situation sociale du moment qui
connaissait, rappelons-le, une mutation socio-économique importante avec
l’abandon de la traite pour la production de viande de boucherie. Furent
donc mis à la disposition des lecteurs les travaux des agronomes qui
contenaient des recommandations précises quant à l’orientation future de la
région en matière d’élevage. Leur tonalité dynamique tranchait nettement
avec la deuxième partie du même premier volume où les « sociologues »,
c’est-à-dire l’équipe dirigée par Jean Cuisenier, n’observaient dans la société
et l’économie aubraciennes qu’« un dépérissement, régression ou crise »,
qu’une « rupture des équilibres sociaux traditionnels » – ce sont les titres
des chapitres – avec le vieillissement de la population, le départ des
femmes, la vétusté des logements, l’exode, etc. Non seulement les
conclusions étaient fort pessimistes, mais l’analyse, fondée sur le thème de
la rationalité économique, avait un ton et un style qui tranchaient fortement
avec le reste des volumes. Les « ethnologues » imputaient aux façons de
faire des « sociologues » – visite rapide sur le terrain d’une petite équipe de
sept personnes – leurs analyses trop rapides et tranchantes, leur vision très
extérieure de la société. Les premiers n’allaient pas en rester là. Bref, là où
les ethnologues voyaient un système agropastoral traditionnel en train de
muter dans le cadre de la mise en place du Marché commun, les
sociologues, eux, voyaient « une société qui se défai[sai]t10 ». Les deux
disciplines se tournaient alors le dos, qu’il s’agisse des terrains – sociétés
complexes contre sociétés pensées comme simples, sociétés modernes
contre sociétés du passé – ou des méthodes : enquêtes quantitatives
statistiques pour les premières s’appuyant sur des échantillons
représentatifs, enquêtes ethnographiques qualitatives pour les secondes, sur
le terrain, aux côtés des populations étudiées.
26 Les traces de cette querelle furent durables au sein de l’institution dont Jean
Cuisenier reprit la direction en 1968.

Le bilan de l’enquête Aubrac

Une publication d’ampleur inédite…


27 Henri Mendras était un sociologue à la dent souvent dure. Dans ses
Souvenirs d’un vieux mandarin, il a caricaturé l’enquête en quelques
lignes : « Elle a mobilisé des folkloristes et des linguistes mais aussi des
économistes, des sociologues et des agronomes. Des musicologues se sont
interrogés sur l’influence des cloches sur la production de lait, les fameuses
“sonnailles” des vaches d’Aubrac. » Jugement un peu réducteur, mais il
conclut : « La série de livres a été publiée et restera une source
ethnographique de première main, capitale pour la suite, puisque l’essentiel
de ce qui a été recueilli et décrit a aujourd’hui complètement disparu11. »
28 Les éditions du CNRS s’engagèrent, en effet, le 21 mars 1968, à prendre
totalement en charge la publication de l’ouvrage collectif. Mariel Jean
Brunhes Delamarre en fut chargée par Georges Henri Rivière et me
demanda de l’épauler dans cette tâche. J’entrais ainsi dans le monde de la
recherche à travers celui de l’édition au moment où la machine à écrire
n’avait pas encore été remplacée par les ordinateurs. Le travail d’édition
était particulièrement pénible dans ces conditions puisque Georges Henri
Rivière, fidèle à ses habitudes tatillonnes, changeait le code des rubriques
des notes, obligeant par exemple, à l’aide de petits sparadraps autocollants,
à transformer la mention « or » (oral) par celle de « B.M. » (bande
magnétique) dans toutes les références qui concernaient les contes. Nous
travaillions encore, Mariel et moi, le matin du rendu des volumes, dans le
hall du CNRS, alors sis quai Anatole-France.
29 Aucune des RCP subséquentes n’a réussi à publier un ensemble aussi
considérable de textes, éclairés d’un appareillage iconographique et
photographique (noir et blanc pour la plupart) de qualité remarquable. Les
magnifiques photos de Jean-Dominique Lajoux offrent une peinture
empathique de l’activité humaine – qu’il s’agisse des gestes techniques, à la
ferme, dans le buron, ou des activités sociales à Paris ou sur les foires – qui
enrichit considérablement chaque contribution. Les sept volumes (dont le
détail est donné ici en bibliographie) furent complétés par un travail de
cartographie remarquable, la « carte et catalogue des montagnes » (soit 303
« montagnes » délimitées avec leur nom respectif et l’indication de
l’emplacement des burons). Au moment de sa parution, plus aucune de ces
fromageries d’altitude ne fonctionnait, sinon comme buvette pour les
amateurs des sentiers pédestres dits de « grande randonnée ». Le document
n’en a que plus de valeur historique.
30 Moment éditorial unique grâce à la générosité du CNRS et grâce à la
patience des imprimeurs qui acceptèrent parfois jusqu’à trois épreuves d’un
même volume, ce qui explique en partie l’allongement des délais de
publication des derniers volumes : alors que les trois premiers tomes
parurent au rythme d’un par an, la suite s’échenilla d’un ouvrage à l’autre,
de sorte que le premier sortit des presses en 1970 et le dernier en 1986.
Ainsi, dans ce moment de l’ethnologie dominé par la technologie, sous
l’influence d’André Leroi-Gourhan, les contributions regroupées sous le
titre Technique et langage furent scindées en deux tomes : le premier
proposa un dictionnaire raisonné des techniques de l’estivage ovin et de la
fabrication du fromage sur la montagne ; le second, dont l’auteur principal
est Mariel Jean Brunhes Delamarre (sa contribution avait donc attendu près
de vingt ans avant d’être publiée !), se présenta sous la forme de grands
tableaux synoptiques consacrés chacun à une étape importante des travaux
agricoles, de la préparation du sol à la récolte, et d’un dictionnaire
thématique de l’outillage agricole enrichi de croquis et de photos. Une
conclusion générale et une table des index parachevèrent un ensemble dont
le destin fut d’être relativement obscur. Alors que l’enquête avait été lancée
dans un climat d’euphorie intellectuelle, les publications n’eurent guère
d’écho, les paradigmes de l’ethnologie de la France ayant rapidement
changé dans les années 1975.

… avec un volume pirate


31 La querelle disciplinaire qui agitait le milieu à propos des conclusions
contradictoires relatives à l’Aubrac semblait oubliée. Jean Cuisenier,
conservateur en chef du Musée national des arts et traditions populaires et
directeur du Centre d’ethnologie française, avait entre-temps consacré son
énergie à conduire la RCP suivante, celle du Châtillonnais. Le devenir de
l’Aubrac ne le préoccupait plus et d’autres terrains de recherche
l’attendaient, lui et son équipe. Corneille Jest fit toutefois publier par les
éditions du CNRS un volume pirate, L’Aubrac, 1964-1973. Sous une
couverture identique à celle des autres volumes, le texte n’était cependant
pas composé par l’imprimerie Louis-Jean à Gap : il s’agissait d’une
dactylographie imprimée sur les presses du CNRS. Ni Jean Cuisenier, alors
conservateur en chef et directeur du Centre d’ethnologie française, ni Mariel
Jean Brunhes Delamarre, ni moi-même, engagées dans le long et laborieux
processus de production des ouvrages, ne furent avisés de ce qui se tramait
– avec l’accord du CNRS. Parmi les auteurs, on retrouvait deux
zootechniciens qui avaient participé à la première enquête et d’autres
membres de l’équipe, mais la dominante était nettement socioagronomique.
Soit une étude d’ethnologie en action, conduite en coopération avec des
« éleveurs chercheurs » réunis au sein de structures qui permettaient la
modernisation des structures agricoles (Coopérative d’élevage, Centre de
jeunes agriculteurs, Comité de développement agricole du Nord Aveyron).
32 Dans l’introduction de ce volume, il est expliqué que la lenteur de la
publication ainsi que les conclusions opposées des ethnologues et des
agronomes, d’une part, et des sociologues, d’autre part, servent à justifier le
fait que cette petite équipe se soit décidée à entreprendre une « courte étude
complémentaire pour soumettre à l’épreuve du présent des explications et
des diagnostics vieux de huit ans12 ». Les auteurs conclurent qu’ils avaient
eu raison de croire au dynamisme de la région. Le Nord Aveyron manifestait
particulièrement son essor, un grand nombre d’éleveurs ayant adopté le
croisement avec la race Charolais. En même temps que l’ouvrage pirate, un
film avait été réalisé par Jean-Dominique Lajoux qui comportait des
séquences tournées lors de l’enquête initiale – on y voit notamment Marie
Girbal qui conte, avec force gestes, l’histoire du bouc d’Aunac ; on y voit les
vaches monter en estive et les hommes dans le buron ; le fonctionnement
traditionnel d’une exploitation avec le vieux « croque paille ». D’autres
images avaient été tournées lors de la deuxième enquête qui montrait le
changement dont la voie avait été indiquée aux éleveurs par les chercheurs.
L’un d’entre eux cita la coopérative de production de petits veaux pour
l’engraissage qu’il avait créée en 1966 et dont le succès se manifesta par
l’accroissement rapide de la production. Le film se terminait sur une
séquence de la cuisine du cochon au cours de laquelle un éleveur répondait
à l’ethnologue qui lui demandait ce que l’enquête lui avait apporté : « Vous
nous avez fait découvrir quelque chose qu’on avait déjà en nous. » Quand
l’ethnologue se fait accoucheur d’un nouveau devenir social et économique…

L’ouverture de nouveaux champs scientifiques


33 Si, à l’image qu’en donne Henri Mendras, l’Aubrac est resté dans la
conscience collective scientifique un travail – au pire de folklore, au mieux
d’ethno-technologie –, il fut pourtant un lieu d’expérimentation de
nouveaux champs de recherche, notamment pour ce qui touche au thème de
l’urbain et pour le recours à la dimension historique. Le chapitre consacré à
l’Aubrac à Paris fut une enquête tellement nouvelle que son auteur, dirigé
par Roger Bastide, ne put l’adosser à aucune référence bibliographique
française – on l’a écrit. Le choix méthodologique qui consistait à partir des
nombreuses Amicales d’Aubraciens ouvrit une focale pleine de promesses
pour étudier le monde de la ville dont s’inspira Jacques Gutwirth en
travaillant sur les associations de Châtillon au cours de la RCP suivante. À
travers ces associations d’originaires, l’enquête – nouveauté
méthodologique, l’auteur recueillit des histoires de vie de migrants – aborda
un sujet plus que jamais d’actualité, celui des migrations, des tensions et des
échanges entre lieux de naissance et lieux de travail.
34 Tout aussi novateur fut le lien fait avec la recherche historique. Charles
Parain, ethnologue des techniques, se consacra à une enquête ethno-
historique du système de la production buronnière. Le travail en archives
n’était guère prisé à l’époque et Charles Parain, qui œuvrait en dehors des
structures universitaires et de l’École des Annales, alors en plein essor,
produisit là une œuvre pionnière et particulièrement utile, en montrant que
l’ancienneté du système d’exploitation des montagnes tel que le
découvrirent les ethnologues des années 1960 n’était pas considérable et
que l’économie du buron aubracien, inspirée de celle du Cantal, ne s’était
spécialisée qu’après la période 1830-1840. Il malmena ainsi sérieusement
l’image d’une société « traditionnelle » pensée comme immuable. De plus,
ayant mis en avant le double pôle social de l’Aubrac (les grandes
exploitations abbatiales d’un côté, les communautés villageoises de l’autre,
vivant en autarcie sur de vastes communaux et fournissant une main-
d’œuvre mobile), Charles Parain fit voler en éclats l’unicité supposée de la
région – contribution originale qui confortait l’évidence d’un changement
qui s’effectuait sous les yeux des chercheurs. Région isolée
géographiquement, l’Aubrac n’en avait pas moins subi au cours du temps le
contrecoup des évolutions nationales et même européennes. Le temps de
l’enquête, le nombre des burons en activité, qui était d’une trentaine en
1964, tomba à zéro à la fin. Par son entremise, histoire et ethnologie
dialoguèrent.

L’enrichissement exceptionnel du musée


35 Une des réussites incontestables de l’enquête fut l’enrichissement des
collections. Si la collecte n’était pas la finalité première de l’entreprise, les
chercheurs, qui étaient évidemment tous sensibilisés à l’importance des
objets, reçurent consigne d’en faire une démarche exemplaire. Désormais, il
s’agissait d’aller au-delà de la documentation des objets, mais plutôt de
collecter des objets signifiants des institutions sociales étudiées saisis dans
leur contexte socioculturel. Georges Henri Rivière avait écrit dès 1964 :
« L’ambition du responsable, qui, en l’espèce se double du Conservateur en
chef, est que la RCP produise une collecte exemplaire dont l’attrait majeur
doit être la reconstruction de l’intérieur du buron dans la galerie du
nouveau siège des Atp. Une place lui est réservée d’office13. » Une nouvelle
doctrine d’ethnologie muséale s’élaborait : « Tous les objets figurant dans
les musées ne peuvent être la gloire de ceux-ci que s’ils sont recueillis dans
leur contexte14. » Furent rapportés près de mille objets dont, intégralement
collectées, quatre « unités écologiques » dont nous savons qu’elles furent
l’une des trouvailles muséographiques de Georges Henri Rivière. Le
parcours de la Galerie culturelle fut ponctué de ces ensembles, dont le buron
de Chavestras bas présenté dans l’état où il fonctionnait dans les années
1930. Un des secteurs de la Galerie fut tout entier consacré à l’Aubrac et l’on
y exposa les outils et les objets du buron analysés dans les tomes III et IV (1
et 2). L’ensemble du mobilier des Fajoux, qui avait été collecté auprès d’un
couple de frère et sœur célibataires, Laurent et Joséphine Girbal, fut
présenté au public en 1980 lors de l’exposition « Hier pour demain » au
Grand Palais. Les vitrines de la Galerie d’étude consacrées à l’agriculture,
aux techniques de transformation et à la musique exposèrent aussi nombre
d’éléments collectés en Aubrac selon un mode systématique. Au surplus,
près de 10 000 photographies, 700 dessins sur calques, près de 4 000
enregistrements sonores (musique, langage, entretiens enregistrés), une
douzaine de films constituèrent un ensemble documentaire unique.

Mais aussi un oubli exceptionnel


36 D’un point de vue scientifique, l’enquête a-t-elle tenu ses promesses ? Les
prémisses scientifiques ne furent validées ni sur le plan de l’espace, ni sur
celui de l’interdisciplinarité. Pas plus satisfaisantes que celles choisies pour
Plozévet, les limites de l’enquête n’étaient aptes à parler de l’Aubrac dont
furent démontrés le morcellement identitaire patent et les contrastes entre
versant lozérien et versant aveyronnais. Par ailleurs, l’un des objectifs
majeurs du projet, coopération et interdisciplinarité, ne fut pas atteint,
chaque texte, à quelques exceptions déjà signalées, se contentant de renvois
croisés. De sorte que l’enquête ne put, selon le souhait de ses initiateurs,
restituer une « collectivité humaine dans sa totalité ». Seul le système de
l’économie fromagère, au cœur du dispositif de la recherche fut rendu dans
un tout cohérent, les autres thématiques semblant par trop parcellisées. Il
aura manqué à l’Aubrac une synthèse de tous ces travaux. L’inventaire
extraordinairement détaillé, la somme la plus complète sur une microrégion
française fut victime de sa richesse et la perspective totalisante disparut
enfouie sous la quantité de monographies et de chapitres disparates. Ici
encore, Plozévet joua à contre-exemple et Georges Henri Rivière indiqua
qu’il n’était pas question de publier un volume de synthèse tant que la
totalité des contributions ne serait pas sortie des presses du CNRS ; de sorte
que chaque chercheur rédigea son rapport et s’en fut travailler sur d’autres
sujets.
37 Ce sont moins les failles scientifiques de l’entreprise que les lenteurs de la
publication qui expliquent l’oubli rapide dans lequel elle est tombée. Au
moment où les volumes paraissaient, les paradigmes de l’ethnologie du soi
se modifiaient. On passait du « plus grand vers le plus petit » ; la focale se
concentrait sur un sujet exploré dans la longue durée. Comme l’a fort bien
analysé Christian Bromberger, « le rétrécissement du champ de
l’observation et de l’analyse ne tient pas seulement à cette révolution dans la
pratique de la recherche : il tient aussi à une réévaluation des objets mêmes
de la discipline ». Les enquêtes technologiques firent place à des
problématiques plus spécifiquement inspirées par les travaux de Claude
Lévi-Strauss : la parenté, le symbolique, le champ des représentations. Finis
les périmètres sur lesquels travaillait une tribu de scientifiques. À la
manière de faire de l’anthropologie anglo-saxonne, chacun et chacune, seul
sur « son » terrain, approfondissait une thématique spécifique en se
demandant « comment cela fonctionne-t-il ici et maintenant15 ».
Concomitamment, une nouvelle génération d’ethnologues renouvelait le
traitement de thèmes classiques. En voudra-t-on une preuve que l’on
comparera le catalogue de recettes de la thérapeutique populaire publié
dans le volume IV à la façon dont Jeanne Favret-Saada s’empara de ces
sujets quelques années plus tard.
*
38 L’Aubrac restera marqué par la réussite de l’implication des ethnologues et
des zootechniciens-agronomes qui ont soutenu le changement. L’enquête
eut la chance d’incorporer, dès son début, un jeune ingénieur agronome,
enfant du pays, Bertrand Vissac, qui s’intéressa au développement la région
et continua de travailler avec les éleveurs bien après la fin de l’enquête, ainsi
qu’il l’a rapporté :
« L’exemple des montagnes d’Aubrac, de leurs vaches à triple aptitude (lait,
viande, travail) et de leurs systèmes obsolètes, a été particulièrement
éclairant. Vers 1960, en effet, un commissaire de la Communauté économique
européenne trouvant cette situation complètement désuète voulut geler les
terres de ces montagnes. Avec quelques collègues agronomes et
zootechniciens, j’ai rejoint les premiers chercheurs arrivés sur place, des
ethnologues, venus archiver les pratiques de cette “peuplade” dans un musée
avant qu’elle ne disparaisse ! Ce projet que certains éleveurs ressentaient
ainsi comme une provocation visait, en fait, à rechercher des voies
acceptables d’intégration de la tradition avec la modernité : une sorte
d’écomusée vivant et vivable. On s’est vite aperçu, en effet, que ces montagnes
recelaient de vraies potentialités qui pouvaient s’exprimer grâce à des
éleveurs déterminés et soutenus par leur parentèle parisienne de descendants
d’anciens bougnats. Progressivement, une connivence critique s’est établie
entre éleveurs et chercheurs pour trouver des solutions techniques nouvelles.
Cette connivence a largement contribué à sauver l’existence de cet
établissement humain et l’a même aidé à devenir, trente ans plus tard, un
pôle dynamique et conquérant où se mêlent la race, l’aligot, les herbes du
terroir, la grande cuisine et la coutellerie16. »

39 À côté de l’élevage, ce sont les pèlerins randonneurs qui, traversant l’Aubrac


sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, contribuent aujourd’hui à
son dynamisme. Les « montagnes » sont à l’affiche des sites internet qui
invitent aux nouvelles activités sportives pour découvrir ses paysages, soit à
« l’ultra trail », « à la fête de la transhumance et de la vache d’Aubrac », ou
encore à la « Davalada : grande randonnée avec haltes gustatives de buron
en buron. » En contribuant à son dynamisme, l’enquête de l’Aubrac, a
marqué, à sa façon, le terrain de son empreinte.

Bibliographie

Travaux sur l’Aubrac


L’AUBRAC, tome 1 : Géographie-Agronomie. Sociologie économique, Paris,
Éditions du CNRS, 1970.

L’AUBRAC, tome 2 : Ethnologie historique, Paris, Éditions du CNRS, 1971.

L’AUBRAC, tome 3 : Ethnologie contemporaine I, Communautés


villageoises, Vide domestique dans les exploitations, Paris, éditions du
CNRS, 1972.

L’AUBRAC, tome 4 : Ethnologie contemporaine II, Montagnes, L’homme


des burons, Thérapeutique, L’Aubrac à Paris, Paris, Éditions du CNRS,
1973.

L’AUBRAC. Dix ans d’évolution, 1964-1973, Paris, Éditions du CNRS, 1974


(volume pirate).

L’AUBRAC, tome 5 : Ethnologie contemporaine III, Littérature, musique,


danse, Paris, Éditions du CNRS, 1975.

L’AUBRAC, tome 6.1 : Ethnologie contemporaine IV. Technique et langage


– 1ère partie, Estivage bovin et fabrication du fromage sur la montagne,
Paris, Éditions du CNRS, 1979.

L’AUBRAC, tome 6.2 : Ethnologie contemporaine V. Technique et langage


– 2e partie, Technique et outillage agricoles pré-industriels en Aubrac,
Abattage et dépeçage du porc, Géographie linguistique de l’Aubrac, Paris,
Éditions du CNRS, 1982.

L’AUBRAC, tome 7 : Conclusion générale, Tables, index, Paris, Éditions du


CNRS, 1986. « Montagnes » de l’Aubrac. Carte et catalogue, Paris,
Éditions du CNRS, 1970.

Notes
1. Je remercie Corneille Jest de ses précieuses informations sur l’origine de l’enquête.
2. Arch. Atp, communication devant la section de muséologie du VIIe congrès international
des sciences anthropologiques et ethnologiques tenu à Moscou en août 1964 ; texte cité
dans SEGALEN M., Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005, p. 173-174.
3. MENDRAS H., Comment devenir sociologue. Souvenirs d’un vieux mandarin, Arles, Actes
Sud, 1995, p. 102.
4. C’est par le Laboratoire d’anthropologie sociale alors dirigé par Claude Lévi-Strauss et
administré par Isac Chiva que Jean Cuisenier fut invité à prendre part, « sur le tard », à la
RCP Aubrac et qu’il accepta avec l’accord de Raymond Aron (communication personnelle
de Jean Cuisenier).
5. LEROI-GOURHAN A., « Préface », dans L’AUBRAC, tome I : Géographie-Agronomie.
Sociologie économique, Paris, Éditions du CNRS, 1970, p. 9.
6. Arch. Atp, rapport à Jean-Paul Lebeuf, 25 janvier 1965, cité dans SEGALEN M., Vie d’un
musée, 1937-2005, op. cit., p. 179.
7. SEGALEN M., « Mariel Jean Brunhes Delamarre, une œuvre entre ethnologie et
géographie », Ethnologie française, volume 32, no 3, 2002, p. 529-539.
8. BRUNHES DELAMARRE M. J., « Conclusion générale de la RCP Aubrac et en hommage à
Georges Henri Rivière », dans L’AUBRAC, tome 7 : Conclusion générale. Tables, index,
Paris, Éditions du CNRS, 1986, p. 13.
9. LEROI-GOURHAN A., « Préface », dans L’AUBRAC, tome 1 : Géographie-Agronomie.
Sociologie économique, op. cit., p. 10.
10. CUISENIER J., « Sociologie économique », dans L’AUBRAC, tome 1 : Géographie-
Agronomie. Sociologie économique, op. cit., p. 229-285.
11. MENDRAS H., Comment devenir sociologue. Souvenirs d’un vieux mandarin, op. cit.,
p. 234.
12. JEST C., « Introduction », dans L’AUBRAC. Dix ans d’évolution, 1964-1973, Paris,
Éditions du CNRS, 1974, p. 3.
13. BRUNHES DELAMARRE M. J., « Conclusion générale de la RCP Aubrac et en hommage à
Georges Henri Rivière », dans L’AUBRAC, tome 7 : Conclusion générale. Tables, index, op.
cit., p. 16.
14. Georges Henri Rivière, règlements et directives, 4 mai 1964.
15. BROMBERGER C., « Du grand au petit. Variations des échelles et des objets d’analyse dans
l’histoire récente de l’ethnologie de la France », dans CHIVA I., JEGGLE U. (dir.), Ethnologies
en miroir. La France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 1987, p. 86.
16. VISSAC B., « Comprendre la complexité des systèmes d’élevage bovin. Les vaches miroir
d’une société », Fa(s) cades, no 17, janvier-mars 2003, p. 3.

Auteur

Martine Segalen
Anthropologue, professeur émérite de
sociologie, Université de Paris Ouest
Nanterre-La Défense, Nanterre.
Du même auteur

La fin des cent et une familles de


l’Europe contemporaine ? in Le corps, la
famille et l’État, Presses universitaires
de Rennes, 2010
La parenté : des sociétés « exotiques »
aux sociétés modernes in Vers une
ethnologie du présent, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 1996
Le premier programme muséographique
du musée national des Arts et Traditions
populaires (1937-1941) in Du folklore à
l'ethnologie, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 2009
Tous les textes
© Presses universitaires de Rennes, 2010

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


SEGALEN, Martine. L’enquête de la RCP Aubrac (1963-1966) : Une stratégie intellectuelle,
un enjeu institutionnel In : En France rurale : Les enquêtes interdisciplinaires depuis les
années 1960 [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010 (généré le 12 mai
2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/102770>. ISBN :
9782753567498. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.102770.

Référence électronique du livre


SIMON, Jean-François (dir.) ; PAILLARD, Bernard (dir.) ; et LE GALL, Laurent (dir.). En
France rurale : Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960. Nouvelle édition
[en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010 (généré le 12 mai 2020).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/102656>. ISBN :
9782753567498. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.102656.
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