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Fragments

de Science
Fragments
de Science

Corinne Labat et Carlos de Matos

Volume 2
L’Ulva lactuca
La malachite
Le Hyaenodon brachyrynchus
Les tuyaux sonores
La loi de Planck
Dans la collection
Fragments de Science, volume 1, « Le Drosera rotundifolia – La pyrite –
Le Nautilus – Le prisme de Newton – L’équation de D’Alembert », ISBN :
978-2-7598-2708-4 (2022)
Fragments de Science, volume 3, « L’Isatis tinctoria – Le quartz – Les
Calamites suckowi – L’anneau de S’Gravesande – Pi », ISBN : 978-2-7598-
2712-1 (2022)

Couverture : conception de Miguel Cruz, COX&CO, Paris.


Mise en pages : Patrick Leleux PAO

Imprimé en France
ISBN (papier) : 978-2-7598-2710-7
ISBN (ebook) : 978-2-7598-2711-4

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés,


réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des
alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions stric-
tement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est
illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du code pénal.
© EDP Sciences, 2022
CONTRIBUTIONS ET REMERCIEMENTS
L’opération « Fragments de Science » a été initiée conjoin-
tement par le Service Commun d’Etude et de Conservation des
Collections Patrimoniales (SCECCP) et le Pôle Culture de l’Uni-
versité Toulouse III – Paul Sabatier.
Cette Collection « Fragments de Science » est réalisée grâce
aux contributions de :
• Didier Béziat, Professeur Émérite au département de Biologie
et Géosciences de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier,
responsable scientifique de la collection de minéralogie.
• Guillaume Dera, Maître de Conférences au département
de Biologie et Géosciences de l’Université Toulouse III –
Paul Sabatier, responsable scientifique de la collection de
paléontologie.
• Paul Seimandi, Technicien au Jardin Botanique Henri
Gaussen de Toulouse et au SCECCP, responsable scienti-
fique de la collection des Herbiers.
• Nathalie Séjalon-Delmas, Maître de Conférences au
département de Biologie et Géosciences de l’Université
Toulouse III – Paul Sabatier, directrice du SCECCP et du
Jardin Botanique Henri Gaussen.
• Véronique Prévost, responsable du Pôle Culture.

Les auteurs remercient l’Université pour son soutien ainsi


que France Citrini et les éditions EDP Sciences pour la création
de cette nouvelle collection.

5
Sommaire

Préface...................................................................................................................... 9
Avant-propos....................................................................................................... 11

1. L’Ulva lactuca.............................................................................................. 13
2. La malachite................................................................................................. 27
3. Le Hyaenodon brachyrynchus........................................................ 43
4. Les tuyaux sonores.................................................................................. 57
5. La loi de Planck.......................................................................................... 69

7
Préface

À Toulouse, l’histoire de l’université s’écrit depuis près de


huit siècles. Dans les cabinets d’histoire naturelle, de physique,
de chimie de la faculté des sciences, puis dans les laboratoires
de l’université Paul Sabatier, ont été conservés patiemment,
plus d’un million d’objets qui forment désormais d’impor-
tantes collections patrimoniales et qui témoignent de cette
longue et riche aventure humaine et scientifique. Mais pas
seulement… Le patrimoine scientifique est un agent actif dans
la construction du patrimoine culturel. Ces objets révèlent les
liens ténus mais permanents entre science et société, univer-
sité et territoires, enseignement et innovation.
L’université a vocation à diffuser les savoirs, à mettre en
partage ce bien commun qu’est la connaissance, à mettre en
partage l’histoire des sciences. Le savoir se construit souvent
pas à pas, par petites touches, parfois aussi, par ruptures et
accélérations brutales, avec des petites et des grandes décou-
vertes, des débats, des controverses, des savants… Comment
parler de science autrement ? En racontant toutes ces histoires
qui l’ont constituée, et qui ont laissé des traces matérielles ou
immatérielles : les objets de nos collections sont autant d’em-
preintes, de marqueurs, de repères. Ces objets sont donc bien à
la fois restes et éclats : des fragments de science.

9
Fragments de science – Volume 2

Il existe déjà, à l’université Paul Sabatier, une opération


« Fragments de Science » depuis dix ans, qui propose des expo-
sitions permanentes couplées à une vitrine numérique, un
site en lien avec l’exposition1, et qui compile photos et textes
exposés. S’ajoute une série d’expositions de photographies
d’art, « Petits fragments de science », qui mettent en valeur
des détails, des couleurs, des textures. Ce nouveau volet vient
enrichir l’opération en menant l’enquête un peu plus loin, en
s’arrêtant sur des moments, des lieux, des personnages, qui, ici
et ailleurs, ont construit l’histoire des sciences.
La création de cette collection d’ouvrages a pour vocation
de raconter ces histoires, en partant d’objets réels de quatre
domaines transversaux, qui, pour la plupart ont été conservés
et transmis depuis plus de deux siècles, ou qui, pour certains,
souvent par chance, ont échappé à la destruction. Le patri-
moine immatériel est aussi convoqué : le cinquième « témoin »
est une notion fondamentale.
Les auteurs nous invitent, au fil des objets, à une prome-
nade scientifique et culturelle, dans l’espace et dans le temps…

Jean-Marc Broto
Président de l’université Toulouse III – Paul Sabatier,
le 1er mars 2022

1. http://www.fragmentsdescience.com

10
Avant-propos

Un fragment est « un morceau d’une chose qui a été brisée


en éclats ». Les objets des collections sont des fragments de
science qui constituent le patrimoine scientifique, mettent
tour à tour en lumière le travail d’un chercheur, l’enseignement
de la science, les savoir-faire, les façons de faire, les besoins ou
les questions d’une époque. Ils témoignent de l’émergence de
notions, de principes scientifiques ; ils éclairent les influences
interdisciplinaires et révèlent des pans d’histoires.
Ces fragments des collections de l’université Paul Sabatier
sont issus de quatre domaines transversaux : la physique,
la botanique, la minéralogie et la paléontologie, auxquels
s’ajoutent dans chaque volume un objet immatériel (une équa-
tion, une notion, un principe). Dans ce deuxième volume on
lève le voile sur l’Ulva lactuca, la malachite, le Hyaenodon, les
tuyaux sonores et la loi de Planck.

11
L’Ulva lactuca

La laitue de mer est une algue très commune mais


dont l’identification a été tardive et laborieuse comme
pour ses congénères, et qui, comme elles, pose des
questions très actuelles.

13
Fragments de science – Volume 2

Figure 1 Ulva lactuca L., Herbier Desmazières, Collection de Botanique,


Université Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

14
L’Ulva lactuca

UN ORGANISME TRÈS PARTICULIER


Les algues ont deux spécificités : d’une part, ce sont des
végétaux qui n’ont ni feuilles, ni tige, ni racines, ni fleurs (donc
pas de graines) et, d’autre part, elles sont classées non pas en
fonction d’un ancêtre commun, mais en fonction de carac-
téristiques communes dans leur évolution ; ce que les biolo-
gistes appellent « un groupe polyphylétique ». On distingue
deux types d’organismes dans ce groupe. Ces derniers sont
ensuite distingués traditionnellement par couleur : les algues
bleues2, les algues brunes, les algues rouges, les algues vertes.
La laitue de mer fait partie de la grande famille des algues
vertes des Ulvacées.
Histoire de brouiller les pistes, c’est une algue dont l’appa-
reil végétatif (thalle) a l’aspect d’une feuille et, dans son cas,
d’une feuille de salade. Il est d’un vert brillant ou jaune clair,
fixé à la base par un disque. La partie plane (la lame) de ces
« feuilles » est très mince et translucide, elle mesure de 5 à
50 cm de long, avec une marge lisse. Le diamètre de la laitue de
mer est compris entre 30 et 50 cm, mais il peut atteindre un
mètre dans certains étangs littoraux.
Enfin, c’est l’activité photosynthétique qui lui fournit l’éner-
gie nécessaire : elle a donc besoin de lumière pour synthétiser
de la matière organique et sa localisation en découle. Elle vit
en eaux peu profondes, bien éclairées : jusqu’à 10 m. Elle est
présente sur la plupart des littoraux océaniques.
Elle assimile les nutriments par ce qui lui sert de feuilles
(les thalles), qui sont constituées de deux feuillets de cellules
et qui permettent une très bonne assimilation. La laitue est
comestible et pourtant elle prolifère grâce aux phosphates…
et aux nitrates, dont elle se nourrit : comme la quasi-totalité
des algues, les ulves assimilent l’azote nécessaire sous la forme

2. Les algues bleues sont désormais classées avec les bactéries.

15
Fragments de science – Volume 2

d’ions NH4+ (ammonium), mais elles ont aussi la remarquable


particularité de pouvoir assimiler les ions NO3- (nitrates), ce
qui n’est pas sans conséquences. Du fait de sa grande tolérance
à la pollution et aux apports dus à l’activité humaine3, on la
trouve dans les ports, les zones de ruissellement, les flaques,
et certains étangs.
L’ulve peut se reproduire de plusieurs façons : un mode
asexué et un mode sexué. Dans le premier cas, la reproduc-
tion se fait par fragmentation ou par bourgeonnement. Dans
le deuxième cas, la reproduction sexuée de l’ulve comprend
deux stades : le stade diploïde puis le stade haploïde. Le stade
diploïde c’est le moment où l’algue produit des spores : les
spores se détachent des marges du thalle (la « feuille »). Ces
spores vont former des pieds mâles ou des pieds femelles
qui eux sont des gamétophytes haploïdes : les premiers
produisent des gamètes mâles, les deuxièmes des gamètes
femelles. C’est le stade haploïde. Ces gamètes sont libérés
à leur tour par la marge des thalles. La fusion, dans l’eau,
d’un gamète mâle et d’un gamète femelle forme un zygote4
qui va donner naissance à une algue diploïde, le sporophyte.
Le cycle est bouclé ! Mais il y a une particularité toutefois :
un sporophyte et un gamétophyte sont absolument iden-
tiques. En voyant une ulve il est donc impossible de savoir
si celle-ci va produire des spores ou des gamètes !
La laitue de mer a une durée de vie assez courte, quelques
semaines en général, mais plusieurs générations se succèdent
au cours de l’année.

3. Apports anthropiques.
4. Cellule issue de la fécondation.

16
L’Ulva lactuca

IDENTIFICATION
Dans l’Antiquité, on connaît peu d’algues, faute de possibi-
lités et de moyens d’observation. Dans son Histoire naturelle5,
Pline l’Ancien consacre quelques lignes à ce qu’il nomme le
« bryon marin6 », une plante portant des feuilles semblables à
celles de la laitue, il est « rugueux et comme resserré sur lui-même,
sans tige, les feuilles s’échappant du haut de la racine ». Ce bryon
pousse principalement sur les rochers et sur les coquillages
« engagés dans le sable ».
Carl von Linné, en 1753, donne la description qui fait réfé-
rence pour la classification mais il reste beaucoup de zones
d’ombre. Dans sa Flore française, en 1778, le chevalier de
Lamarck7 résume « l’étendue » des connaissances concernant
les algues : « Substance aplatie, membraneuse, et qui sous diverses
ramifications, s’étend en longueur, et produit des cupules flori-
formes. Fructification absolument inconnue et insensible8. » En
1805, dans une réédition de sa Flore augmentée de nouvelles
informations et réalisée avec des apports de M. de Candolle9,
on lit pour les généralités concernant les ulves : « Je réunis sous
ce genre les algues membraneuses, dont les graines ou capsules sont
éparses sous l’épiderme, n’aboutissent à aucun conduit externe et
ne peuvent sortir que par la destruction de la feuille elle-même. »
Et encore beaucoup d’incertitudes : « Ce genre comprend des
plantes fort hétérogènes ; les unes sont tubuleuses, d’autres sont

5. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXVII, chapitre XXXIII.


6. Bryon en grec ancien signifie « pousse » : la laitue est donc ce qui
« pousse en mer ».
7. Naturaliste, botaniste et zoologue français.
8. M. le chevalier de Lamarck, Flore françoise ou Description succincte de toutes
les plantes qui croissent naturellement en France, disposée selon une nouvelle
méthode d’analyse, & à laquelle on a joint la citation de leurs vertus les moins
équivoques en médecine, & de leur utilité dans les arts, tome 1, BNF, 1778.
9. Fondateur de la géographie botanique.

17
Fragments de science – Volume 2

planes ; les unes sont membraneuses, d’autres coriaces, quelques-


unes gélatineuses ; en général les espèces de ce genre sont des
membranes dépourvues de nervures longitudinales : la fructifi-
cation de plusieurs d’entre elles n’est pas encore connue ; presque
toutes habitent la mer10. » On peut lire dans cette édition une
description de l’Ulva lactuca : « Elle consiste en une feuille mince
pellucide, qui n’affecte ni forme ni proportion constante ; quel-
quefois elle pousse une seule feuille élargie à sa base et pointue
au sommet ; le plus souvent elle pousse de la même base deux ou
plusieurs lanières élargies ou réunies à la base, lobées et pointues au
sommet ; ses feuilles sont toujours ondulées crépues, en sorte qu’on
a comparé cette algue à la laitue frisée. Cette plante devient d’un
vert pâle lorsqu’elle souffre ; sa grandeur ordinaire est de 2 décim.
de longueur ; elle prend quelquefois des dimensions considérables,
et alors elle a été regardée comme une espèce distincte, à laquelle
on a donné le nom d’ulve élargie. Elle vit dans la mer, attachée aux
rochers et aux coquilles. »
Cette planche des collections de l’université Toulouse III
– Paul Sabatier provient de l’Herbier Desmazières, elle a été
collectée en 1856, et est accompagnée d’une note manuscrite
qui, là encore, exprime la difficulté de répertorier ces algues :
« Toutes ces plantes paraissent passer de l’une à l’autre par d’in-
nombrables transitions, suivant leur âge, le lieu de récolte, la
profondeur de l’eau, etc. ». Même constat en 1867, pour Édouard
Grimard qui écrit dans la Revue des Deux Mondes11 : « La flore
marine proprement dite appartient presque exclusivement aux
algues », « étrange flore », « formes, couleurs, ondulations bizarres,
tout étonne dans ce monde sans pareil », elles sont « nuancées

10. MM. de Lamarck et de Candolle, Flore française, ou Descriptions suc-


cinctes de toutes les plantes qui croissent naturellement en France, tome 2,
1805.
11. Édouard Grimard, « Essais de Physiologie végétale », Revue des Deux
Mondes, 2e période, tome 68, 1867, p. 664-682.

18
L’Ulva lactuca

de tous les tons verts imaginables, rehaussées çà et là par l’ample


feuillage de la laitue de mer », et il ajoute que l’on en connaît
alors « plus de deux mille espèces ». Un inventaire établi d’après
la base de données AlgaeBase recense en 2012, 72 500 espèces
d’algues différentes, qui inclut 15 phyla et 64 classes mais ne
prend pas en compte les quelque 200 000 espèces de diato-
mées, micro-algues siliceuses.
Au xxe siècle, la question persiste, mais les méthodes scien-
tifiques permettent d’affiner. Le botaniste et algologue Pierre
Dangeard, mène une étude sur les ulvacées de la côte atlantique
afin de déterminer qu’il s’agit bien de la même espèce que celle
que l’on retrouve des côtes anglaises jusqu’au Maroc, sous des
aspects divers. Les régimes de températures sont différents, les
caractères varient, il montre que « les essaims de gamètes mâles
provenant des thalles de l’une des deux stations sont féconds avec
les gamètes femelles des algues d’une autre station, et que sur les
parois des cuves ainsi garnies, de petites ulves se développent12 ».

MISE EN HERBIER
La conservation pour ces végétaux si particuliers a exigé
la mise au point d’une méthode très précise. Le naturaliste
Arthur Eloffe13 décrit les trois opérations de la mise en
herbier : le lavage de la plante, son application sur le papier,
et enfin sa dessiccation.
• Phase 1 : « On prend une petite cuve percée à sa partie infé-
rieure pour laisser écouler l’eau, on y place une claire-voie
formée de toile à tamis ; la cuve étant remplie de manière à

12. Lucien Plantefol, « Notice nécrologique sur M. Pierre Dangeard »,


Compte rendus Académie des Sciences de Paris, tome 271, 28 septembre
1970.
13. Annales de l’Académie de La Rochelle, Section des sciences naturelles,
1855-1881.

19
Fragments de science – Volume 2

couvrir la claire-voie d’un ou deux centimètres d’eau, on étend


la plante sur le tamis avec des pinces dites Bruxelles, on agite
doucement la plante pour la débarrasser des matières terreuses,
et on termine l’opération par un lavage à l’eau alunée. »
• Phase 2 : « On fixe sur la claire-voie une feuille de toile cirée
couverte d’une feuille de papier blanc d’un joli grain, on l’in-
troduit dans la cuve comme précédemment ; puis on étale
avec la pince les rameaux de la plante sur le papier, en ayant
soin de lui donner l’aspect qu’elle avait dans la mer. On fait
écouler l’eau ; on détache la toile cirée et le papier porteur de
la plante pour les placer au milieu d’un cahier de papier sans
colle entre une autre toile cirée et deux feuilles de zinc. »
• Phase 3 : « On porte le tout sous une presse que l’on serre
graduellement. Au bout de vingt-quatre heures, on enlève le
papier sans colle pour achever la pression, qui suffit ordinai-
rement pour faire adhérer la plante au papier. Si l’adhérence
était imparfaite, on emploierait une solution légère de gomme
arabique pour fixer la plante. »

DES USAGES MULTIPLES


Très tôt, on lui connaît des vertus médicinales : à l’époque
romaine le « bryon » a pour propriété spéciale « de sécher, de
resserrer. Il arrête toutes les collections, toutes les inflammations,
surtout celles de la goutte, et il est bon dans tous les cas où il s’agit
de rafraîchir14 ». Ce qui est bon pour l’homme peut servir à
l’animal, et dans l’Économie rurale de Végétius15 au chapitre de
la médecine vétérinaire, il est donné un conseil : « Si le soc de
la charrue lui a blessé la jambe, on met sur la plaie de la laitue de

14. Pline, Histoire naturelle, op. cit.


15. Traduction d’anciens ouvrages latins relatifs à l’agriculture, et à la méde-
cine vétérinaire. L’économie rurale de Végétius, tome 6, 1783.

20
L’Ulva lactuca

mer […] avec du sel. » En Chine, au xvie siècle, on lui reconnaît


surtout des propriétés diurétiques.

Figure 2 In James Sowerby, English botany, 1790-1814.

Les ulves sont, de manière générale, comestibles et tradi-


tionnellement utilisées dans l’alimentation en Irlande et

21
Fragments de science – Volume 2

surtout en Extrême-Orient, et notamment en Chine. Le grand


pharmacologue chinois Li Che-Tchen (1518-1593) a même
retiré l’ulve laitue de la famille des herbacées pour la placer
dans le chapitre des « légumes aquatiques16 ».

Du côté de l’Europe, Lamarck avait précisé que « cette


espèce se mange comme salade sur les côtes d’Ecosse ». Dans les
Annales de l’Académie de La Rochelle (1855-1881), un article
sur les plantes marines, signale rapidement que les algues,
dont l’ulve, « fournissent une nourriture saine aux pauvres de
l’Europe du Nord17 ». Le Dr É.-L. Trouessart en 1893 donne un
verdict sans appel : « De l’avis de ceux qui en ont mangé, c’est
un mets peu recommandable même en salade, et la laitue de mer
(Ulva lactuca) ne remplace que très imparfaitement celle de nos
potagers. » Il reconnaît cependant que, « comme pour tous les
aliments, l’habitude est ici pour beaucoup dans les sensations de
notre palais18 ».
Quand les temps deviennent difficiles, l’opinion révise
son jugement : « L’ulve que l’on nomme si gentiment laitue
de mer constitue, assaisonnée, une excellente salade19 », lit-on
dans le Journal des débats politiques et littéraires le 23 janvier
1943. D’ailleurs, en Islande « ce plat est à l’honneur », les pays
du Nord consomment des gelées à base d’algues bouillies
dans du lait, « même écrémé », et « certains fournissent un plat
savoureux », et les japonais en cultivent quelques espèces

16. Ming Wong, « Contribution à l’Histoire de la matière médicale végé-


tale chinoise », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée,
1970, p. 200-226.
17. Annales de l’Académie de la Rochelle, op.cit.
18. Dr É.-L. Trouessart, Au bord de la mer : géologie, faune et flore des côtes
de France, de Dunkerque à Biarritz, 1893.
19. Paul Lecourt, « La laitue de mer », Journal des débats politiques et litté-
raires, 23 janvier 1943.

22
L’Ulva lactuca

pour l’alimentation et les utilisent aussi comme condiment.


Mais pour ces français novices, ce sont plutôt les gelées qui
sont recommandées, qui apportent en plus à l’organisme des
« élément intéressants, en particulier des stérols (vitamine D)
et des carotènes ». Les articles s’appuient sur les déclarations
et les recherches d’un scientifique, M. Lepique qui assure
aussi, que ces algues, ne sont pas seulement un « mets de
restriction », mais peuvent servir à l’alimentation du cheval
(après quelques jours d’accoutumance tout de même) et elles
peuvent se substituer au foin, mais les essais semblent indi-
quer que c’est plus difficile pour les porcs « au palais délicat et
à l’estomac rebelle ».
Aujourd’hui, elle entre dans différentes préparations
agro-alimentaires, souvent sous la forme de paillettes. La laitue
de mer fraîchement cueillie peut être consommée crue ou
cuite. En France, les principaux producteurs sont en Bretagne
(Côtes-d’Armor, Finistère et Morbihan). Elle fait tout douce-
ment son entrée dans la grande cuisine20 et on la trouve désor-
mais dans quelques recettes « traditionnelles » bretonnes. La
laitue de mer a une saveur proche de l’oseille et on invite à la
consommer crue en salade, mais aussi… dans des smoothies,
en chips ou en papillotes !
L’Ulva lactuca fait traditionnellement partie des algues vertes
utilisées comme engrais naturels sur les cultures agricoles
bretonnes à cause de sa forte teneur en azote et en phosphore.
Dans un ouvrage21 publié en 1841 on apprend que « les habi-
tants du littoral de la Toscane, recueillent les plantes qui croissent

20. Le chef Olivier Bellin (2 étoiles au Michelin, 4 toques Gault et Millau)


l’utilise pour son pot-au-feu de la mer.
21. Chevalier Filippo Ré, Essai sur les engrais et les autres substances qui
servent en Italie pour l’amélioration des terres et sur la manière de les employer,
1841 (traduit de l’italien par Emmanuel Phélippes-Beaulieux, Secrétaire
général de la Société archéologique de Nantes, en 1846).

23
Fragments de science – Volume 2

sur les rivages de la mer, et qu’ils nomment balayures des marais,


et écumes de la mer », qu’ils les déposent « par couches, dans les
étables, pour servir en guise de litière au bétail », et augmentent
ainsi la quantité de leur fumier. De plus, « quelques-uns des habi-
tants, sur différents points, en Istrie, recueillent, pour accroître la
masse des fumiers la Zostera marina et l’Ulva lactuca ». L’auteur
conclut : « Il serait fort à désirer que dans tous les lieux près de la
mer, l’on retirât quelque profit de ces substances. »

Figure 3 © W. Carter, Creative Commons.

24
L’Ulva lactuca

LA QUESTION ENVIRONNEMENTALE
L’Ulva lactuca contribue, comme d’autres algues, aux
phénomènes de marées vertes, d’eutrophisation, et en consé-
quence à la réduction de la biodiversité. L’eutrophisation
peut être « assimilée à l’indigestion d’un écosystème ayant
emmagasiné tellement de nutriments qu’il n’est plus en mesure
de les décomposer par lui-même », résume Gilles Pinay, direc-
teur de l’Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes22.
Les sociétés industrielles rejettent en quantité nitrates et
phosphates, et les ulves s’en nourrissent. Le phénomène
prend véritablement une dimension planétaire vers la fin
du xixe siècle, avec l’émergence des grandes agglomérations
et surtout la prolifération des zones industrielles. Dans les
années 1970, la première crise sera en partie amortie avec
la réduction, puis l’interdiction, des phosphates dans les
lessives. Au début xxie siècle, nouvelle alerte, mais c’est le
milieu marin qui est cette fois plus spécifiquement touché.
En l’espace d’une quarantaine d’années, le nombre et l’em-
prise des zones hypoxiques (à faible concentration d’oxy-
gène) et anoxiques (sans oxygène du tout) a triplé à l’échelle
du globe. En France, la Bretagne est particulièrement concer-
née, mais c’est en associant cette question à celle des marées
vertes23 que le sujet arrive enfin au premier plan. Les respon-
sabilités sont partagées entre cultures et élevage intensifs
d’une part et, de l’autre, réchauffement climatique : activité
humaine, toujours !
Mais si elle est quelquefois sources de problèmes, elle
peut aussi devenir ressource dans plusieurs domaines. Des
recherches sont en cours pour chercher à valoriser les masses

22. Grégory Fléchet, « Quand les écosystèmes saturent », CNRS le Journal, 2017.
23. Les émanations de sulfure d’hydrogène qui en résultent ont déjà pro-
voqué le décès de plusieurs personnes.

25
Fragments de science – Volume 2

énormes d’algues vertes qui s’échouent chaque année. Les


études portent aussi bien sur la production d’énergie à partir
de la biomasse que sur le développement de nouveaux maté-
riaux intégrant ces algues. La fabrication de biocarburants
pourrait aussi bénéficier de ces recherches24 : le rendement
d’Ulva lactuca est de l’ordre de 12 tonnes de matière sèche
par hectare et par an, contre 0,9 tonnes par hectare et par an
pour le maïs. Et l’algue ne consomme ni engrais ni eau douce !
Des chercheurs travaillent aussi au développement d’un
biopesticide d’origine algale pour protéger les agrumes après
la récolte, ce qui constituerait une alternative à l’usage des
traitements chimiques classiques. Pour répondre au second
objectif, des extraits aqueux d’algues vertes, Ulva linza et Ulva
lactuca, ont été préparés et testés comme antifongiques in
vivo et in vitro, afin d’étudier leur aptitude à inhiber le déve-
loppement de Penicillium digitatum sur des agrumes25. Des
extraits de Ulva lactuca font l’objet de recherches pharmaceu-
tiques. Enfin, elle peut aussi être séchée et utilisée dans les
installations de biogaz pour le traitement des eaux usées, ou
encore… pour la dépollution de l’air !

24. N. ElMtili, F.Z. Fakihi Kachkach, M. El Harchi, « Les algues marines


nouvelle potentialité économique pour le Maroc. Quelle stratégie biotech-
nologique ? », Cahier UAE, 8-9, 2013.
25. Al-Alam, Joséphine, Polluants organiques : analyse, application au
« biomonitoring » environnemental et introduction des biopesticides (algues
marines) comme alternative), Thèse 2017/ Strasbourg, Université libanaise.

26
La malachite

C’est certainement l’auteur de la Comédie humaine


qui a exprimé le plus justement ce que représente
la malachite. Dans un dialogue rapporté, il décrit un
musée imaginaire où sont exposés tous ses trésors26 :
« Tous les murs sont revêtus de haut en bas de malachite.
— De malachite ? — Comme qui dirait du diamant. »

26. Léon Golzan, Balzac chez lui, Paris, Michel Levy Frères, 1863.

27
Fragments de science – Volume 2

Figure 4 Malachite, Collection de Minéralogie, Université Toulouse III –


Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

28
La malachite

NATURE
C’est un carbonate hydraté de cuivre (Cu2(OH)2CO3), on la
trouve à l’état naturel sous forme d’encroûtements mamelon-
nés avec de belles nuances vertes. Elle est constituée de petits
cristaux en forme d’aiguille disposés en structure radiée. De ce
fait, les masses compactes sont souvent sciées et polies pour
montrer de belles surfaces finement zonées qui varient du vert
pâle au vert foncé parfois irisé de mauve. De système monocli-
nique27, sa dureté sur l’échelle de Mohs est de 3,5 à 4 (sur une
échelle de 1 à 10), son poids spécifique28 de 3,75 à 4. D’éclat
vitreux à soyeux, elle est translucide à opaque ; sa cassure est
parfois avec de petits éclats (esquilleuse). La malachite est un
minéral secondaire29 des zones d’oxydation des gisements de
cuivre. On la trouve donc dans ces gisements, un peu partout
sur la planète, mais en quantité et en qualité très différentes.
L’origine du terme est toujours discutée. Il est présenté
quelquefois comme dérivé de malakos en grec qui signifie
« mou », et ferait donc référence à la tendreté de la pierre. Le
plus souvent, on la dit composée de malak et de lithos. Lithos
c’est la pierre, et malak c’est une fleur très commune en Grèce :
la mauve. Or la malachite est verte. Certains spécialistes ont
suggéré que l’homonymie viendrait des vertus similaires attri-
buées à la plante et à la pierre, hypothèse peu convaincante.
C’est donc du côté des feuilles qu’il faut se tourner, et il faut
même les retourner pour comprendre : les fruits de la mauve,
les akènes, se forment au dos des feuilles en petites meules que
l’on appelle fromageons qui rappellent assez les motifs circu-
laires que l’on retrouve sur la malachite. La démonstration
semble cette fois, beaucoup plus probante.

27. Dont la maille élémentaire est un prisme incliné à base losange.


28. La densité correspond au rapport entre le poids d’un volume d’un
minéral et le poids d’un même volume d’eau.
29. Minéral accidentel, formé de cuivre et de carbone.

29
Fragments de science – Volume 2

Figure 5 Maille de la malachite, In F. S. Beudant, Traité élémentaire de


minéralogie, Libraire-éditeur Verdière, Paris, 1830, 2e édition, tome 1,
planche IV.

CASSE-TÊTE POUR LE CLASSEMENT


On connaissait et on utilisait la malachite depuis longtemps,
mais on a eu bien du mal à en identifier les caractéristiques
propres pour la classer. Le baron d’Holbach dans L’Encyclopédie
en 1751, tente de préciser l’état de la question : « Pline donne le
nom de malachites à un jaspe de couleur verte […], Wallerius met la
malachite au rang des chrysocolles […] M. Pott regarde la malachite
comme un spath qui tient de la nature du quartz, et qui a été pénétré
et coloré par du cuivre, mis en dissolution et réduit en vert-de-gris
dans le sein de la terre […], Boëtius de Boot regarde la malachite
comme une espèce de jaspe [et] il en distingue quatre espèces, […]
M. de Justi, dans son plan du règne minéral, dit que la malachite
est une pierre verte et transparente qui n’a point une grande dureté ;

30
La malachite

il prétend que l’on a tort de la regarder comme une chrysocolle qui


croît en mamelons, dont elle diffère considérablement ; il dit que
la malachite est d’une forme ovale et hémisphérique, et qu’elle
est remplie à la surface de taches noires et rondes. Il ajoute que la
malachite fait effervescence avec les acides. » En résumé, au milieu
du xviiie siècle, « on voit […] que les Naturalistes ne sont guère
d’accord sur la substance à laquelle ils ont donné le nom de malachite,
et qu’ils ont appelé de ce nom des substances très-différentes au
fond. Au reste, il s’en trouve dans beaucoup de mines de cuivre, et la
malachite doit elle-même être regardée comme une terre imprégnée
de cuivre, qui a été dissout et changé en vert-de gris, et par conséquent
comme une vraie mine de cuivre qui ne diffère du vert de montagne
que parce qu’elle est solide et susceptible de prendre le poli30 ». En
1788, Claude-Henri Watelet31 précise que si on a longtemps
distingué quatre espèces, « on ne donne à présent ce nom qu’à une
espèce de stalactite cuivreuse, d’un très beau vert ; elle est susceptible
du poli, et suivant le morceau et la coupe qu’on en fait, elle offre des
dessins variés et fort agréables, soit par des lignes disposées les unes
sur les autres, et de différentes nuances de vert, soit par des cercles
de diverses grandeurs. »

FABRIQUER UN SIMILI
« Si la malachite n’était pas si rare, elle fournirait un des plus
beaux verts que l’on connaisse. Cette couleur est toute préparée par
la nature » : on a donc cherché une solution, et heureusement,
on a « trouvé des moyens de faire de la malachite artificielle ». Et
voilà la recette : « J’ai dissous du cuivre par l’alkali volatil dégagé du
sel ammoniac, par le moyen de l’alkali fixe, en laissant cette dissolu-
tion, qui est d’un beau bleu d’azur, exposée à l’air dans un vaisseau.
L’alkali, décomposant la matière grasse, reste inhérent au cuivre, &

30. Baron d’Holbach, L’Encyclopédie, tome 9, 1re éd. 1751, p. 929.


31. Claude-Henri Watelet, Encyclopédie méthodique, Beaux-Arts, 1788,
p. 782-784.

31
Fragments de science – Volume 2

lui donne une couleur verte. Par l’évaporation insensible, on obtient


des cristaux du plus beau vert, mais rassemblés confusément : c’est
ce que je nomme malachite artificielle ; elle a toutes les propriétés
de la naturelle »32. Henri Becquerel récidive un an plus tard, avec
un nouveau procédé : « Voici maintenant de quelle manière, avec
des forces électriques très faibles, il est possible d’arriver au même
résultat : on recouvre une lame de cuivre, de cristaux de double
carbonate de cuivre et de soude, et l’on dispose l’appareil de telle
sorte que cette même lame, plongeant dans de l’eau, en soit le pôle
positif ; on fait arriver ensuite lentement sur ce pôle, de l’oxygène
et de l’acide sulfurique destinés d’une part, à oxyder le cuivre, et de
l’autre à décomposer le double carbonate. Il se forme alors du sulfate
de soude, lequel reste dissous, et du carbonate de cuivre, qui cristal-
lise en petites aiguilles33. » En 1852, le même Becquerel revient
encore avec un procédé amélioré, à l’issue d’une longue étude
de 7 ans, et reconnaît néanmoins que la malachite obtenue « est
terne quand le calcaire sur lequel elle est déposée est parfaitement
sec ». Il faut « pour lui donner de l’éclat, appliquer sur la surface un
vernis à la laque, puis polir légèrement, successivement, avec la ponce
et le tripoli, ou mieux encore avec le tampon ». Mais pour achever
la démonstration il présente, tout de même, à l’Académie « un
vase Médicis de 4 décimètres de hauteur, en calcaire grossier, recou-
vert de malachite, afin qu’elle puisse voir jusqu’à quel point ce dernier
produit imite la malachite naturelle »34.

32. Henri Becquerel, « Sur les moyens de produire à l’aide de forces élec-
triques très faibles, de la Malachite semblable à celle que l’on trouve dans
la nature », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des
sciences, tome 1, 1835, p. 5-22. Cristallographie, Séance du 3août 1835
33. Henri Becquerel, op.cit.
34. Henri Becquerel, Mémoires sur de nouveaux développements relatifs aux
effets chimiques produits au contact des solides et des liquides, Mémoire de
l’Académie des sciences de l’Institut de France, tome 23, 1852, p. 379.

32
La malachite

Figure 6 In F. Leteur, Traité élémentaire de minéralogie pratique, Librairie


Ch. Delagrave, Paris, 1907, planche V (après p. 92).

33
Fragments de science – Volume 2

On a évidemment cherché un peu partout des gisements de


malachite, et on en a même trouvé. Ainsi, en 1858 dans une
communication à l’Académie des sciences de Montpellier, on
signale que l’arrondissement de Saint-Affrique en Aveyron
« offre plusieurs minéraux dont l’industrie semble se préoccuper
avec quelque avantage », et, en haut de la liste, on trouve « les
malachites de Sainte-Ysaire, des Tourrettes et des Faveyrolles »35.
Il n’y a visiblement pas eu de suite à cette annonce et, dans une
étude minéralogique de la même région réalisée en 1962 par
Pierre Maurel, la malachite n’est pas signalée.
Dans les collections de l’université, certains fragments de
malachite proviennent de Sibérie comme celui-ci, et d’autres
fragments (malachite hétérogénite) ont été récoltés au Congo
(Zaïre).
La malachite a fait récemment l’objet d’autres études scien-
tifiques mais sa « notoriété » vient surtout de son utilisation en
marqueterie, en joaillerie, et en décoration. Et, dans ce domaine,
elle est étroitement liée à deux époques et à deux cultures.

AU TEMPS DES PHARAONS


Généralement, les Égyptiens fabriquaient leur vert à partir
de la malachite. La technique utilisée est aujourd’hui perdue,
mais des recherches effectuées par Sandrine Pagès-Camagna36
sur des pains de pigments égyptiens ont permis de redécouvrir
la « recette » de cuisson d’un mélange de silicium, de calcium,
et de cuivre, avec un fondant sodique pour obtenir du vert et
du bleu. Daniel Le Fur a confirmé que la principale source de
vert est la malachite qui provient du désert oriental ou des

35. Reynes et P. de Rouville, Géologie de l’arrondissement de Saint-Affrique


(Aveyron) et des parties limitrophes des départements de l’Aveyron et de l’Hérault,
Mémoires de l’Académie des sciences et des lettres de Montpellier, 1858.
36. Docteure en sciences des matériaux, ingénieure au laboratoire de
recherche des Musées de France, CNRS.

34
La malachite

mines de cuivre du Sinaï. « Elle est attestée durant toute l’histoire


égyptienne37. » Et même, pour fabriquer le « bleu égyptien »
on utilise du silicate de cuivre et de calcium obtenu artificiel-
lement par cuisson avec un mélange de sable, de poudre de
calcaire, et… de malachite. La couleur verte (ouadj) s’écrit avec
le hiéroglyphe représentant un papyrus, et symbolise évidem-
ment la végétation, mais également la jeunesse, la bonne santé
et la régénération. Elle partage ainsi une partie de la symbo-
lique de la couleur noire, et c’est pourquoi certains dieux,
comme Osiris par exemple, sont représentés tantôt en noir38,
tantôt en vert. On la retrouve dans des expressions courantes :
« le Grand Vert » (Wadj-wr) est le surnom d’Osiris ; « la Grande
Verte » (Ouadjour) désigne la mer ou la couleur du Nil en juin,
et « faire des choses vertes » signifiait bien agir.
Le vert était la couleur du fard qui entourait les yeux
des Égyptiens avant la IVe dynastie (-2670 à -2450). Emile
Cartailhac39, rappelle en 1903 que « la plupart des plaques égyp-
tiennes les plus anciennes sont des palettes ayant servi à broyer la
couleur », des palettes à fard donc. Et, on broyait « surtout de
la malachite qui réduite en poudre et mêlée à un corps gras servait
à faire autour de l’œil une ligne assez large qui avait à côté de son
rôle décoratif, un rôle utilitaire. On le sait par les monuments de

37. Daniel Le Fur, Les pigments dans la peinture égyptienne, Paris, CNRS
Éditions, 2002.
38. Le noir, couleur du limon fertile apporté par la crue annuelle du Nil,
est en effet fortement lié à la symbolique de la renaissance. Le limon
déposé sur les berges permettait aux cultures égyptiennes de « renaître »
après une saison de sécheresse où les plantes semblaient « mourir ». Ce
limon, vital pour un peuple d’agriculteurs, donnera le nom ancien de
l’Égypte, Kmt (Kemet), « la (terre) noire ».
39. Il est le premier à enseigner l’archéologie préhistorique en 1882
d’abord à la faculté des sciences de Toulouse puis à la faculté des lettres à
partir de 1890 jusqu’à sa mort en 1921.

35
Fragments de science – Volume 2

la troisième dynastie et leurs claires inscriptions40 ». Elles avaient


effectivement un usage votif lorsqu’elles étaient déposées dans
les tombeaux, vœux certainement essentiels au moment d’en-
trer dans le monde des esprits ! La malachite qui a donné le
vert aux Égyptiens, va imprimer durablement sa marque. Des
siècles plus tard, il existe encore un vert que l’on appelle « vert
malachite ».
François Daumas, égyptologue, explique41 : « Lorsqu’un
égyptien ou une égyptienne portait un bijou, il n’avait pas seule-
ment obéi au désir de se parer. Peut-être même ce désir n’était
que second. Les bijoux antiques furent avant tout des talismans.
[…] Le vert est un indice de développement, d’épanouissement.
Des pierres semi-précieuses de couleur verte, qui semblent avoir
englobé feldspath vert, malachite, béryl, émeraude, jaspe, appor-
taient par leur présence ces qualité à celui qui s’en parait. »
Plus tard, à Rome, la malachite s’appelle « pierre de paon »,
emblème de la déesse Junon. Taillée en triangle, elle devait
préserver du mauvais œil. Pline le signale : « Elle est douée
d’une vertu médicale naturelle qui la rend propre à préserver les
enfants des dangers qui les menacent. » Elle a aussi cette vertu
pour Les Hans, en Chine, dans l’Amérique précolombienne,
ou la France du Moyen-Âge. En Italie42, c’est toujours contre
la jettatura que l’on utilise la pietra del pavone43 : « On suspend
au cou des enfants un morceau de malachite, dont les strates

40. Emile Cartailhac, « Les palettes des dolmens aveyronnais et des


tombes égyptiennes », Bulletin de la Société archéologique du Midi de la
France, séance du 3 novembre 1903.
41. François Daumas, Pierres précieuse et orfèvrerie dans l’Égypte pharao-
nique, Académie des sciences et des lettres de Montpellier, 1978.
42. Max Caisson (ethnologue), « Le regard, la science du mauvais œil.
Structuration du sujet dans la “pensée folklorique” », Terrain, mars 1998,
p. 35-48.
43. Jettatura : mauvais sort, mauvais œil ; pietra del pavone : pierre de
paon.

36
La malachite

concentriques rappellent les yeux des plumes de paon (or les


plumes de paon sont souvent censées porter malheur : elles ont le
mauvais œil !). » La malachite contre le malocchio44 : œil pour
œil, en quelque sorte.

AU TEMPS DES TSARS


En Russie, on extrait de la malachite depuis le viiie siècle,
mais c’est à partir du xviiie siècle que l’on découvre les grands
gisements de l’Oural. Elle est incrustée dans la culture russe :
d’après une légende, on s’initierait au langage des animaux en
buvant dans un gobelet en malachite.
Le français Jean Chappe D’Auteroche a été l’un des
premiers à décrire la malachite de Sibérie. Dans un compte
rendu de voyage effectué en 1761 sur ordre du roi, il
rapporte45 : « On trouve la malachite dans les cavités des mines
de cuivre sous la forme de stalactites et de stalagmites. Celle de
Sibérie est très belle, susceptible du poli et propre à toutes sorte
de bijoux. Elle est quelquefois mamelonnée, disposée par stries,
par couches : elle doit son origine à du cuivre qui a été dans un état
de dissolution. » En 1835, on signale46 qu’une « grande masse
de malachite vient d’être trouvée dans les mines ouraliennes de
M. Demidoff », qui pèserait près de 5 000 kg. On apprend par
la même note, que les mines de l’Oural ne fournissent plus à
ce moment-là, et que la malachite se fait rare. Cette nouvelle
découverte est donc très importante, même si « on n’en
connaît pas encore exactement les dimensions ». La Sibérie est

44. Mauvais œil.


45. Jean Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, tome 1, 2e partie, 1768,
p. 665-669.
46. M. Al. de Humboldt, « Note sur une grande masse de malachite, trou-
vée dans les mines ouraliennes de M. Demidoff », Comptes rendus hebdo-
madaires des séances de l’Académie des sciences, tome 1, 1835, p. 71-92.

37
Fragments de science – Volume 2

devenue un Eldorado minier47 : « Tagilsk produit du fer et du


cuivre. […] À une verste et demie plus loin se trouvent les mines
de cuivre et de malachite, que l’on exploite au moyen de puits
profonds de trois cents pieds, et qui donnent des profits considé-
rables. Les produits de Tagilsk sont, pendant l’hiver, transportés
sur des traîneaux jusqu’à la Tchoussovaia, […] on les expédie au
printemps sur Nijni-Novgorod et Moscou. » Un scientifique alle-
mand, associé étranger à l’Institut de France, M. Klaproth
a analysé la malachite de Sibérie et montré qu’elle contient
« sur cent parties : cuivre pur 58, oxygène 12,50, acide carbonique
18, eau 11,50 48 ».
De nombreux palais, monuments et objets sont ornés de
malachite. L’Ermitage a « une belle collection d’énormes vases
de jaspe de Sibérie et de porphyre. L’un d’eux est surtout précieux
pour sa grandeur ; sa largeur est de 5 pieds, et il est composé
entièrement de malachite, dont les divers morceaux sont si admi-
rablement joints les uns aux autres, qu’ils semblent former une
masse solide49 ». On le trouve dans la salle Malachite, créée
vers 1830 par l’architecte Alexandre Briullov, utilisée comme
salle de réception par l’impératrice Alexandra Fiodorovna,
épouse de Nicolas Ier. « Tous les objets de malachite de cette salle
donnent une parfaite représentation de l’habileté des tailleurs de
pierre russes. La plupart des ornements dans cette salle affiche
également l’art de la “mosaïque russe”. »

47. Cucheval-Clarigny, « La Sibérie et les Progrès de la puissance russe


en Asie », Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 14, 1858, p. 835-877.
48. « Pièces envoyées par l’empereur de Russie, pour une exposition aux
Tuileries », Journal des arts, de littérature et de commerce, 1799-1814, 26
août 1808.
49. « Saint-Pétersbourg. L’Ermitage et le palais de marbre », Revue des
Deux Mondes, période initiale, tome 2, 1829, p. 115-120.

38
La malachite

Lors d’une exposition au Palais des Tuileries à Paris,


l’empereur de Russie a envoyé des pièces qui « ne se font pas
moins remarquées par la rareté de la matière que par le fini du
travail50 ». Cinq d’entre elles sont en plaque de malachite :
deux dessus de table, deux fûts de colonne tronquée, et une
cuvette ronde. Et effectivement « les malachites sont de l’es-
pèce la plus rare, de celle qui n’est employée qu’en bijoux. Elles
proviennent des mines de Goumechefski en Sibérie, à 10 lieues
au sud d’Ekaterinbourg […] ». Et le fini des pièces exposées
est remarquable : les plaques sont « ajustées avec tant d’art,
qu’elles présentent divers dessins de moire non interrompus, dont
l’œil le plus exercé, et même armé d’un microscope, ne pourrait
en apercevoir les joints », « le travail en est si parfait, qu’on les
prendrait pour de très beaux marbres d’une seule pièce, si l’on ne
savait que la malachite ne se trouve dans la mine qu’en morceaux
de 5 à 6 pouces de diamètre, qui sont sciés pour en former des
plaques »51.
Les Russes ont développé au début du xixe siècle cette
technique dite « de la mosaïque russe » spécifiquement pour
l’utilisation de la malachite et la réalisation de pièces de
marqueterie, de joaillerie et de décoration : cette période
est quelquefois appelée « époque de la malachite ». La pierre
est débitée en petites plaques de deux à quatre millimètres
d’épaisseur, qui sont ensuite sélectionnées méticuleusement,
polies et collées une à une sur la base métallique52 ou de
pierre du futur objet, puis on mastique savamment les joints
entre les plaques avec des grains de malachite.

50. « Pièces envoyées par l’empereur de Russie, pour une exposition aux
Tuileries », op. cit.
51. Idem.
52. Avec un mastic chaud, composé de cire et de colophane.

39
Fragments de science – Volume 2

Figure 7 Coupe de malachite. © Carlos de Matos.

40
La malachite

Après 1835, avec l’exploitation des mines de Demidof, des


dessinateurs et des artisans d’art sont envoyés à Florence, et
c’est cette technique florentine qui a permis aux Russes de
parfaire le placage sur les objets d’art. Tous les objets sont
produits par les trois manufactures lapidaires impériales, à
Peterhof, Kolyvn et Ekaterinbourg. La technique a servi aussi
pour les lapis-lazulis et les jaspes.
Les dirigeants russes, lorsqu’ils font des cadeaux pour scel-
ler des accords, ou pour remercier, utilisent cette ressource :
la malachite devient outil de communication. Alexandre
Ier offre à Napoléon, en 1808, après le Traité de Tilsit, des
présents qui vont être installés dans le grand cabinet de l’em-
pereur aux Tuileries, puis au grand Trianon, en 1811, dans le
salon de l’Empereur qui devient alors le salon des Malachites.
Le muséum de Paris a aussi bénéficié de ces largesses : « C’est
à Buffon, à son génie, à son goût pour le luxe et la représenta-
tion, que l’établissement dut, en moins de dix ans, d’être renou-
velé. Roi de la science, il traitait, pour ainsi dire, d’égal à égal,
avec les têtes couronnées. L’impératrice de Russie, animée pour
le naturaliste français de sentiments d’estime, lui avait envoyé de
riches mines de malachite, et toutes les plus belles fourrures que
produisent ses États. Buffon accepta tout, non pour lui, mais pour
le muséum qu’il formait53. »
Les cadeaux sont reçus et acceptés, mais de temps à
autre, ce privilège réservé aux Russes agace visiblement un
peu54 ; on peut lire dans un compte rendu de l’exposition
de Londres, en 1851 : « Outre les diamants, les turquoises,
les mosaïques de marbre et cette argenterie mêlée de dorures
dont ils ont le secret, les Russes ont exposé le mobilier d’un hôtel

53. Alphonse Esquiros, Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au
xixe siècle, tome 1, Comptoir des Imprimeurs unis, 1847, p. 38-41.
54. Alexis de Valon, « Le Tour du monde à l’exposition de Londres », Revue
des Deux Mondes, nouvelle période, tome 11, 1851, p. 193-228.

41
Fragments de science – Volume 2

tout entier en malachite : des tables, des cheminées, des vases


énormes, des portes à deux battants de vingt pieds de haut
en malachite ! Avec cette pierre, dont nous sommes heureux,
nous autres pauvres hères, d’avoir un cachet ou des boutons de
manchettes, M. Demidoff fait construire des palais. Propriétaire
des mines, il loge dans une pierre précieuse comme un marin
dans son navire. »
Enfin, la littérature russe, bien entendu, est parsemée
de références : Tolstoï décrit le salon d’Anna Karenine qui a
« une table à écrire avec son buvard en malachite55 », donc quand
d’autres utilisaient du sable ou de la poudre de pierre ponce
voire d’atacamite pour les plus fortunés, en Russie, on s’offre
de la malachite pour éponger l’encre. En France, on n’a pas de
malachite mais on a un peu d’humour, et Alphonse allais va
livrer un calembour qui restera dans les mémoires, souvent
repris par la suite56 : « Aucune végétation ne s’épanouissait
en ces lieux, pour cette excellente raison que la terre végétale
y était remplacée par un formidable gisement de malachite.
Contrairement au vieux dicton, qui prétend que la malachite ne
profite jamais, Cap tira un parti étonnant de cette richesse miné-
ralogique. En un rien de temps, il avait fait niveler horizontale-
ment le bloc de malachite, et fondé à Pifpaftown (la plus proche
cité du gisement) le Grandiose Billard Club57. »

55. Léon Tolstoï, Anna Karénine (1873-1877), tome 1, Nelson, 1910,


p. 238-243.
56. Par Boris Vian notamment.
57. Alphonse Allais, Le Captain Cap, Juven, 1902, p. 141-144.

42
Le Hyaenodon
brachyrynchus

À la fois « chien et chat », ce fossile a été aussi source de


désaccord entre Paris et Toulouse : il représente donc
toute une histoire et pas seulement parce que celle-ci
remonte à quelques dizaines de millions d’années…

43
Fragments de science – Volume 2

Figure 8 Hyaenodon [Type], Collection de Paléontologie de l’Université


Toulouse III – Paul Sabatier. © Véronique Prévost [UT3].

44
Le Hyaenodon brachyrynchus

LA DÉCOUVERTE
Sa vie de fossile commence par sa découverte en 1839.
Deux scientifiques vont se pencher sur cette tête. Félix
Dujardin58, en 1840, puis Henri de Blainville59, un peu plus
tard. Ce Hyaenodon est un fossile « trouvé presque entier »,
« au bord du Tarn, près de Rabastens » et plus précisément
près d’une « des tuileries, au niveau de la plaine alluviale du
Tarn, vraisemblablement non loin du lieu-dit Toutoure où de
considérables masses d’argile furent exploitées » ; en effet,
« ces argiles souvent sableuses affleurent dans la vallée ». « Il
était enfoui dans une marne sablonneuse et micacée d’un gris
verdâtre, laquelle fait partie du terrain tertiaire moyen. La tête
seule fût conservée et fait partie de la collection de la Faculté
des sciences de Toulouse. »60 En réalité, c’est Albert Moquin-
Tandon61 qui a trouvé cette tête « chez un particulier de notre
ville62 » et qui l’a fait acheter par la faculté pour la somme de
12 francs63.

58. Professeur de minéralogie et de géologie à la faculté des sciences de


Toulouse.
59. Élève de Cuvier, professeur à la faculté des sciences de Paris, et titu-
laire de la chaire d’anatomie comparée au Muséum de Paris à la mort de
son maître.
60. Bruno Muratet, Francis Duranthon, Brigitte Lange-Badré et Janine
Riveline, « Discontinuité d’origine eustatique dans les molasses oligo-
cènes de l’est du bassin aquitain (SW France). Apport de la biochronolo-
gie », Compte rendu de l’Académie des sciences, série 2, mécanique, physique,
chimie, sciences de l’univers, sciences de la terre, 1984-1993.
61. Professeur à la faculté des sciences de Toulouse de 1833 à 1852, direc-
teur du Jardin botanique (1834-1852).
62. Lettres inédites de Moquin-Tandon à Auguste de Saint-Hilaire, Clermont-
L’Hérault, Librairie Saturnin Léotard, 1893.
63. Salaire journalier d’un ouvrier en 1839 : 1,89 francs.

45
Fragments de science – Volume 2

LES DESCRIPTIONS
Dujardin a publié la première note64, et donc la première
description : « L’arrière palais » se prolonge en arrière,
la crête sagittale (crête osseuse sur le sommet du crâne à
l’emplacement de la suture sagittale) permet de dire que le
mammifère est doté de muscles masticatoires d’une force
exceptionnelle, les os nasaux et l’os lacrymal sont très déve-
loppés, l’inclinaison des sutures font un pariétal (entre le
temporal et l’occipital) de forme triangulaire, les trous-or-
bitaires (orifices sous les cavités contenant les yeux pour le
passage des vaisseaux sanguins et des nerfs) ressemblent
à celui des chiens mais placés au-dessus de la troisième
molaire. La mâchoire inférieure est, écrit-il, très similaire de
celle du Hyaenodon de Laizer et Parieu, avec toutefois « des
dents un peu plus fortes et plus saillantes » (ce qui « pourrait
tenir de l’âge et du sexe »), et une carnassière plus longue
(20 mm contre 17 mm). Cette mâchoire porte encore cinq
incisives (sur 6). Ces incisives sont implantées de sorte
« qu’elles se rencontrent à leur sommet ». On voit aussi six
molaires supérieures.
Blainville va compléter et affiner la description : « cette
tête à peu près complète quoique écrasée, était, à ce qu’ont dit
les ouvriers, accompagnée d’un squelette presque entier, qui a
malheureusement été détruit et perdu ». Dans cette descrip-
tion officielle, on en apprend un peu plus : « La tête […] à
laquelle manquent seulement la partie occipitale et les arcades
zygomatiques, a été singulièrement comprimée obliquement
dans toute sa longueur, en sorte que le côté droit semble avoir
glissé sur le gauche qui est aussi plus élevé, et que le chanfrein
et le palais sont obliques ; la mâchoire inférieure est placée et

64. Note publiée dans le Compte rendu des séances de l’Académie des Sciences
de Paris, janvier 1840, p. 134.

46
Le Hyaenodon brachyrynchus

ses dents entrecroisées avec celles d’en haut, d’une manière fort
serrée, comme si l’animal était mort dans un état de convulsion
tétanique65. »
Il donne ensuite une description très détaillée du crâne,
puis il s’attarde très longuement, et très précisément, sur la
mâchoire car « ce qui rend surtout cette tête fort remarquable,
c’est la force et l’épaisseur de ses appendices maxillaires ». De
plus, « le système dentaire est au moins aussi remarquable que
les appendices sur lesquels il s’implante ». Les avant-molaires
sont « parfaitement entrecroisées en avant », les arrière-mo-
laires imbriquées « d’une manière complète latéralement » (les
inférieures par les supérieures), toutes « devenant entière-
ment carnassières ». Suit alors une description des 3 paires
d’incisives en haut, puis des 3 paires du bas, des canines
robustes, des 6 molaires du haut et des 7 du bas.

HYPOTHÈSES D’IDENTIFICATION
Dujardin a comparé ce fossile avec « la figure d’une mâchoire
inférieure donnée par MM. Laizer et de Parieu », ce qui, pour lui,
amène à penser que « ces deux pièces appartiennent à une même
espèce de Hyaenodon », de même que « les ossements fossiles
d’un carnassier du gypse de Montmartre que G. Cuvier avait
rapproché des Coatis66 ».
Blainville, dans sa première publication, ne prend pas
position puisque « n’ayant pas vu la pièce intéressante dont M.
Dujardin était en possession, et ne la connaissant que par une
description sans doute abrégée et sans figures », il ne peut, dit-il,

65. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, ou Description iconogra-


phique comparée du squelette et du système dentaire des mammifères récents
et fossiles pour servir de base à la zoologie et à la géologie, tome II, Paris,
1839-1864.
66. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, op.cit.

47
Fragments de science – Volume 2

se prononcer, mais après réflexion, il avance tout de même,


qu’il est « probable que cette tête fossile indique encore une forme
animale distincte de l’ordre des carnassiers monodelphes67 ».
Lorsqu’il peut, enfin, livrer une description officielle, il
donne un avis plus tranché et surtout argumenté. Il est pour
lui « évident » que ce fossile est à rapprocher du Hyaenodon
leptorynchus décrit par Laizer et de Parieu du fait des ressem-
blances des mandibules et des systèmes dentaires, mais il
considère cependant que ce sont deux espèces distinctes,
et il explique : les dents sont ressemblantes mais pas rigou-
reusement analogues, elles sont « plus contiguës » pour le
Hyaenodon de Dujardin (surtout la troisième arrière-molaire
« notablement différente »), la mandibule plus épaisse, plus
haute, plus robuste, les trous mentonniers plus rapprochés.
Le rapprochement avec le fossile de Montmartre est, d’après
ses observations, beaucoup plus « douteux », même s’il existe
des analogies. La présence des trois paires d’incisives en haut
et en bas, rattache le Hyaenodon aux carnassiers monodel-
phes « du moins à en juger d’après la généralité des faits [alors]
connus ». Et enfin, doit-on ranger les Hyaenodons avec les
Subursus ou avec les Canis ? Il « croit devoir avouer que pour
décider tout à fait la question il faudrait avoir un plus grand
nombre d’éléments et par conséquent de matériaux que ceux que
nous possédons68 ».

67. Qui n’a qu’une matrice, on dit aujourd’hui « mammifères placen-


taires ». Dans la classification qu’il a établie, on a, par opposition, les
didelphes qui sont les marsupiaux.
68. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, op. cit.

48
Le Hyaenodon brachyrynchus

Dans les années 1850, une nouvelle théorie apparaît69 :


François-Jules Pictet70 se dit « tout prêt à reconnaître que le
Hyaenodon n’est ni un ursidé ni un canidé », qu’il ressemble
aux ursidés par sa marche plantigrade (c’est en réalité un
digitigrade) et aux canidés par la forme de sa mâchoire et
le nombre de ses dents. Il préconise de conserver le nom de
Hyaenodon (Auguste Pomel71 voulait les rattacher aux ptéro-
dons) qui renvoie à un fait important à ses yeux, « la ressem-
blance de la dernière molaire inférieure avec la carnassière des
hyènes » ce signe si caractéristique qui lui vaut son nom :
étymologiquement Hyaenodon signifie « dent de hyène ». Un
peu plus tard en 189372, le débat continue : « Les carnassiers
produisent plusieurs types actuels […], ils donnent des genres
éteints, précieux révélateurs de faunes transitoires : tels sont
l’Amphicyon et l’Hyaenodon, intermédiaires entre le chien et
l’ours, le premier plus rapproché du chien, le second plus près de
l’ours. »
Le Hyaenodon, après diverses études, fait partie des
Créodontes (un ordre éteint de mammifères carnivores ayant
évolué en parallèle du groupe Carnivora actuel). Il en a, en
tout cas, les caractéristiques principales. Le cerveau est plus
petit (que chez d’autres carnivores), il n’y a pas d’enveloppe
osseuse de l’oreille moyenne, la morphologie des molaires est
spécifique : la première ou la deuxième molaire supérieure et

69. F. J. Pictet, Traité de paléontologie ou Histoire naturelle des animaux


fossiles considérés dans leurs rapports zoologiques et géologiques, tome 1,
1853-1857.
70. Professeur de zoologie et d’anatomie comparée à l’Académie de
Genève.
71. Paléontologue et géologue, professeur de géologie à l’École supérieure
des sciences d’Alger.
72. Emmanuel Vauchez, La Terre : évolution de la vie à sa surface, son passé,
son présent, son avenir, tome 1, 1893.

49
Fragments de science – Volume 2

la deuxième ou la troisième molaire inférieure forment les


dents carnassières tranchantes, alors que chez les carnivores
ce sont la 4e prémolaire supérieure et la 1re molaire infé-
rieure. Cette différence est fondamentale, elle révèle que les
créodontes ont évolué séparément. En réalité, leur évolution
a même été à l’inverse de celle d’autres mammifères : leur
taille a diminué, pour donner des espèces de la taille d’un
loup73.

Figure 9 Reconstruction du Hyaenodon.

73. Confirmation avec Albert Gaudry, paléontologue, qui indique en 1873


dans ses Considérations sur les mammifères qui ont vécu en Europe à la fin du
Miocène (23 à 5 Millions d’années), que précédemment pendant l’éocène
(56 à 33,9 Ma) les bêtes de proies étaient peu nombreuses et de petite
taille, que le Hyaenodon ne dépassait pas la taille du loup.

50
Le Hyaenodon brachyrynchus

AUJOURD’HUI, HYAENODON BRACHYRYNCHUS


Le genre Hyaenodon a donc été décrit par les paléontolo-
gues Laizer et Parieu en 1838. Ce mammifère appartient à un
genre éteint de l’ordre des créodontes, un groupe de carni-
vores primitifs. Le Hyaenodon mesurait entre 30 cm et 1 m 40
de haut et pouvait peser jusqu’à 500 kg. Si, à première vue,
son apparence rappelle les hyènes actuelles, en regardant de
plus près, sa morphologie était plus proche de celles des félins
que de celles des canidés. Il avait un corps long, robuste, un
cou plus court que le crâne long et massif, un museau étroit,
cinq orteils pourvus d’une griffe tranchante, et des mâchoires
puissantes (sans équivalent depuis) avec huit dents pointues
qui permettaient de mordre et de briser le cou de ses proies.
On sait qu’il avait un sens de l’odorat très développé et qu’il
était rapide (55 à 58 km/h). C’était un redoutable prédateur.
En revanche, le cortex relativement petit indique qu’il chas-
sait certainement à l’instinct et en solitaire.
Ce crâne fossile date de 30 millions d’années environ
(Oligocène inférieur : Stampien moyen), et c’est un Type. Le
Type, c’est le spécimen qui a permis de faire la description
d’un nouveau taxon74 ou d’une nouvelle espèce, le matériel
original sur lequel est fondée la définition d’une unité de
classification (espèce, genre, etc.). Le spécimen Type fait
référence au niveau international pour toute comparaison
ultérieure.

74. Entité regroupant tous les organismes vivants possédant en commun


certaines caractéristiques bien définies. Le terme taxon est utilisé dans la
classification phylogénétique pour regrouper des êtres vivants en fonc-
tion de divers critères.

51
Fragments de science – Volume 2

LE DIFFÉREND PARIS/TOULOUSE
Pourquoi y a-t-il eu une description en deux temps ?
Pourquoi la description officielle réalisée par Blainville est
publiée si longtemps après la découverte et la première note
de Dujardin ? Parce que les relations Paris-Province n’étaient
visiblement pas toujours faciles au xixe siècle, et que l’intérêt
scientifique passait quelquefois au second plan. C’est par les
écrits de Blainville que cette histoire nous parvient : « Je lui
avais fait écrire [à Dujardin] par un ami commun, M. de Roissy,
pour le prier de me confier cette pièce intéressante, mais il n’a pu
le faire, la pièce étant restée à Toulouse, dans la collection de la
faculté des sciences à laquelle elle appartient, et qui, malgré les
plus vives insistances de ma part, n’a pas cru devoir s’en dessaisir,
ni même m’en procurer un moule75. »
Cette première publication est ponctuée d’allusions à ce
manque : « La forme générale de la tête n’est pas indiquée dans la
note citée : je sais seulement, d’après ce que m’en a dit M. de Roissy
qui l’a vue, qu’elle était fortement étranglée en arrière des orbites
[…] seulement il paraît que [la mandibule] était plus courte. » Par
conséquent, le papier est une redite de « l’observation de M.
Dujardin, [qu’il] continue de copier » : la découverte est suffisam-
ment importante pour qu’il livre tout de même, une descrip-
tion par « ouï-dire » en quelque sorte.
Il veut voir ce fossile, et il demande à Auguste de Saint-
Hilaire76 d’intercéder en sa faveur, et celui-ci sollicite Moquin-
Tandon à Toulouse, qui lui, a très envie d’être recruté à Paris.
Echange de bons procédés. Mais l’affaire n’est pas si facile : le
doyen à Toulouse s’oppose à cet envoi. D’autre part le nouveau
professeur de zoologie, a fait valoir que si Blainville voulait
ce fossile c’est qu’il devait être intéressant, et il se propose

75. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, op. cit.


76. Botaniste, membre de l’Académie des sciences, qu’il a présidé en 1835.

52
Le Hyaenodon brachyrynchus

désormais de l’étudier. Moquin-Tandon s’en agace : « Ce jeune


homme n’est pas plus paléontologue que ses confrères ou que
moi77. » Mais lorsqu’un vote est organisé sur cette question à la
Faculté, le résultat est sans appel : la tête de Hyaenodon reste
à Toulouse ! Et Moquin-Tandon fulmine : « Quand j’ai acheté
ce fossile, on n’en faisait presque aucun cas ; voici un membre de
l’Institut qui le demande ; tout d’un coup on en fait un diamant, un
trésor, une relique78. »
Enfin, Blainville a fini par obtenir gain de cause, non sans
difficulté : « Les démarches multipliées que j’ai dû faire, les lettres
qu’il a fallu écrire à des distances assez considérables, afin d’obtenir
de M. Félix Dujardin d’abord, et ensuite de MM. Les professeurs de la
faculté des sciences de Toulouse, la faveur de faire figurer dans mon
ouvrage la pièce décrite par le premier et dont j’ai parlé sous le titre
de Hyaenodon, ont retardé la publication de ce mémoire depuis près
de deux mois. » L’intervention de M. de Saint Hilaire a finalement
servi : « [Il] a bien voulu m’aider de son influence réelle dans cette
petite affaire, ce dont je lui fais mes sincères remerciements, [il] vient
de m’annoncer que le fossile va m’être envoyé très incessamment. »79.
Ce qui fut fait, mais l’histoire ne dit pas s’il a fallu un « Ordre du
ministre » comme l’avait suggéré Moquin-Tandon.
Et en introduction de la description officielle, les remercie-
ments sont peut-être un peu forcés : « La faculté de Toulouse, qui
possède dans ses collections ce morceau encore unique, ayant bien
voulu, à la sollicitation réitérée de M. Dujardin et de M. Leymerie,
me le confier à Paris ; j’ai pu, avec la gracieuse autorisation que
j’en ai reçue de la Faculté de Toulouse, le décrire moi-même d’une
manière comparative, et le faire figurer ». La planche XVII dans
l’ouvrage montre effectivement ce fossile tant convoité. Et

77. Lettres inédites de Moquin-Tandon à Auguste de Saint-Hilaire, Clermont


L’Hérault, 1893, p. 98-101.
78. Lettres inédites de Moquin-Tandon à Auguste de Saint-Hilaire, op. cit.
79. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, op. cit.

53
Fragments de science – Volume 2

bien entendu, il a pu aussi « le mouler en plâtre ; en sorte qu’il est


aujourd’hui parfaitement représenté dans la collection paléonto-
logique du Muséum [à Paris]80 ». Désormais, le Hyaenodon sera
cité sous la forme « Hyaenodon brachyrynchus, Blainville ». À
Toulouse, on garde l’original, le Type. Et on ne manque pas
de le rappeler, comme le fait Leymerie, quand il est sollicité
pour livrer un inventaire du matériel à disposition en 1855,
en signalant cette pièce maîtresse de la collection : « Nous
citerons particulièrement, parmi les pièces annexées à la collec-
tion Lartet, une tête d’Hyaenodon qui provient de la molasse de
Rabastens (Tarn), et dont M. Dujardin avait fait l’acquisition
pour notre cabinet. Le Muséum d’histoire naturelle de Paris n’en
possède qu’un spécimen en plâtre, qui a été moulé sur notre origi-
nal81 ». Pour l’anecdote, dans cette querelle « de clocher », il
faut savoir que Dujardin n’a occupé la chaire de géologie et de
minéralogie à l’université de Toulouse que… cette année-là :
il arrive en 1839, et l’année suivante, il part à Rennes pour la
chaire de botanique et de zoologie.

LA PALÉONTOLOGIE AU SERVICE DE LA GÉOLOGIE


On sait qu’une découverte dans un domaine peut servir à
un ou plusieurs autres domaines, et quelquefois, elle les sert
d’abord. De plus, au xixe siècle, la paléontologie est une disci-
pline naissante, et les collections de fossiles sont rattachées
aux collections de géologies qu’elles viennent illustrer82.
Lorsque Gaston Astre83 publie, en 1926, une note « sur la

80. H. M. Ducrotay de Blainville, Ostéographie, op. cit.


81. « Lettre de M. Leymerie, professeur de géologie à la faculté des
sciences », Revue de l’Académie de Toulouse, tome 1, p. 162.
82. Lors d’un inventaire sommaire réalisé en 1855, Leymerie présente la
collection de paléontologie en regard de celle de géologie et de minéralogie.
83. Assistant de Géologie à la Faculté des Sciences de Toulouse depuis
1920.

54
Le Hyaenodon brachyrynchus

présence d’un Hyaenodon dans les molasses qui bordent la rive


droite de la Garonne84 », le paléontologue qu’il est aussi, assure
le service minimum (description, identification) mais c’est
bien le géologue qui écrit. Cette dent trouvée, de son propre
aveu, présente un intérêt « en raison de la position géogra-
phique du gisement ». Il explique : « Quelle que soit l’espèce de
Hyaenodon représentée dans cette localité, il n’importe ici ; l’es-
sentiel, c’est que le genre y soit connu ; car il en découle des consi-
dérations stratigraphiques intéressantes »85. Cette dent trouvée
à Dieupentale (82) apporte des indications précieuses : c’est
l’un des gisements pour lesquels il est difficile de préciser s’il
s’agit du Stampien ou de l’Aquitanien. Jusqu’alors, le terrain
était rattaché à l’Aquitanien (23,03 Ma). Cette dent montre
qu’il s’agit en réalité du Stampien supérieur (33,9Ma) : « La
présence d’un Hyaenodon dans un gisement implique donc un âge
anté-aquitanien. »
Un groupe de scientifiques86, dans une étude réalisée
dans les années 1980, s’intéresse à cette « discontinuité sur
la bordure orientale du bassin aquitain qui s’accompagne de l’ab-
sence de l’essentiel des molasses stampiennes, seulement préser-
vées sur la marge du bassin ». Lorsqu’il manque une couche,
une strate, on parle de lacune de sédimentation : la sédimen-
tation s’est interrompue pendant toute une période, on a
identifié la séquence A, la séquence C, il manque la séquence
B. Et cette « disparition […] est consécutive à une phase d’érosion
importante (100 m de dépôts ont disparus) survenue à la fin du
Stampien et qui peut être mise en relation avec la grande régres-
sion oligocène [(-34 à -23 Ma)] ». Cette absence témoigne de

84. Gaston Astre, Sur la présence d’un Hyaenodon dans les molasses qui
bordent la rive droite de la Garonne, in Bulletin de la société géologique de
France, 1926, 4ème série, tome 26, pp.389 à 393
85. Ibid.
86. B. Muratet, F. Duranthon, B. Lange-Badré et J. Riveline, Op Cit.

55
Fragments de science – Volume 2

« l’importante baisse du niveau de base marin à cette époque ».


Et ce sont notamment les fossiles qui offrent ces apports en
biochronologie, et en particulier, dans ce cas, les Hyaenodons
du Tarn qui démontrent l’existence de cette lacune (comme
le suggérait la découverte du Hyaenodon brachyrynchus de
Rabastens), et donc renseignent un peu plus sur l’histoire de
la Terre, les processus de formation : des cycles qui se sont
déroulés des millions d’années plus tôt.

56
Les tuyaux sonores

Les plus anciens instruments de musique connus


sont des flûtes à encoche à 5 trous datées d’au moins
35 000 ans : des tuyaux qui produisent des sons… Oui
mais comment sont produit ces sons ? Les physiciens
vont creuser la question, à l’aide notamment de tuyaux
sonores, qui sont, en quelque sorte, des témoins de
l’histoire de la physique acoustique.

57
Fragments de science – Volume 2

Figure 10 Tuyaux sonores, Collection des Instruments anciens de l’Uni-


versité Toulouse III – Paul Sabatier, © Véronique Prévost [UT3].

58
Les tuyaux sonores

DESCRIPTION
Les tuyaux sonores sont de taille et de forme différentes et
permettent d’étudier les ondes sonores et acoustiques.
Ils sont composés de quatre parties essentielles87 : le porte-
vent (petite pièce à l’intérieur du tuyau, par lequel l’air va entrer
dans le tuyau, qui est en forme de cône renversé), le corps du
tuyau, la languette taillée en biseau qui coupe le vent, et enfin
les oreilles qui sont de petites lames fixées sur les côtés des
tuyaux et qui viennent ouvrir ou fermer une ouverture pour
faire varier la hauteur des sons. La languette sert de langue
à la bouche du tuyau (l’ouverture) « pour le faire parler » et les
oreilles semblent écouter « si les tuyaux sont d’accord ».
Il existe des tuyaux ouverts et des tuyaux fermés qui
peuvent être à embouchure (comme pour une flûte), à anche
libre (qui ne bute nulle part comme dans un harmonica), à
anche battante (fixée et vibrant contre une paroi, comme sur
le bec des saxophones).

HISTOIRE ACOUSTIQUE
Au vie siècle avant notre ère, les Pythagoriciens étudient
le rapport entre nombres et sons, et vont déterminer la
valeur des intervalles de l’échelle musicale, que l’on appelle
aujourd’hui la gamme de Pythagore. Musique et mathéma-
tiques sont liées, Aristote y ajoute la physique en s’intéres-
sant à la nature du son. L’acoustique doit ensuite, en grande
partie à Marin Mersenne et à Daniel Bernoulli, « la découverte
des lois qui régissent les vibrations dans les tuyaux sonores88 ».

87. Louis de Jaucourt, « Tuyau », L’Encyclopédie, vol. XVI, 1765, p. 769b.


88. Amédée Guillemin, Le son : notions d’acoustique physique et musicale,
1882.

59
Fragments de science – Volume 2

Le père Mersenne est en désaccord avec les théories sur


la nature du son élaborées par Démocrite et Epicure. Il en
donne donc une définition très simplifiée : « c’est le mouve-
ment de l’air extérieur ou intérieur capable d’être ouï », ce qui
se traduit aujourd’hui par « le son est une sensation auditive
engendrée par une onde acoustique »89. Puis, dans son Harmonie
universelle, parue en 1636, il a fait aussi quelques remarques
et quelques démonstrations importantes à propos des tuyaux
sonores. Par exemple, la largeur des tuyaux n’influe pas de
la même manière que leur longueur, et il met en garde : « Si
on fait un tuyau deux fois plus large, on n’obtiendra pas un son
aussi bas que si l’on avait pris un tuyau de longueur double ; on
sera fort loin d’obtenir l’octave inférieure comme on serait tenté
de le croire. » Il va calculer ensuite quelle doit être la longueur
des tuyaux de même grosseur pour produire les sons avec
les intervalles requis « si l’on veut faire un orgue ». Il établit
en somme une « loi de similitude pour les tuyaux », même s’il
déroge quelquefois, pour des raisons pratiques : « les tuyaux
trop larges consommeraient trop de vent et les tuyaux trop étroits
auraient un son trop faible ou ne parleraient pas »90. D’autre part,
il a observé que les tuyaux qui sont 4 ou 5 fois plus longs que
larges, parlent facilement, ou encore que les tuyaux ouverts,
gros ou petits, montent à l’octave lorsqu’on force le vent, et
jamais à la tierce à la quarte ou à la quinte, en revanche ceux
qui sont bouchés « passent à la quinte ou à la douzième ». Enfin,
il montre qu’un tuyau rempli d’eau à moitié, ne donnera pas
un son plus bas d’une octave, que celui émis par un tuyau vide
identique, « lorsqu’il est enfoncé jusqu’au milieu, et conséquem-
ment qu’il est à demi plein d’eau, [le tuyau] descend encore plus
bas d’un ton que le tuyau à vide, avec lequel il fait l’unisson […] :

89. Léon Auger, Le R. P., « Mersenne et la physique », Revue d’histoire des


sciences, année 1948, 2-1, p. 33-52.
90. Léon Auger, Le R. P., « Mersenne et la physique », op. cit.

60
Les tuyaux sonores

conséquemment il n’est pas véritable que le tuyau vide descende


à l’octave du même tuyau demi plein ». Cette démonstration
contredit la théorie d’Aristote qui faisait l’expérience avec
des tonneaux, expérience sur laquelle il a fondé la définition
de l’octave.
Daniel Bernoulli, au siècle suivant, va laisser une loi qui
porte son nom : elle est double en réalité et donne les formules
pour calculer la période d’une onde dans les tuyaux ouverts
ou fermés. La période, c’est l’intervalle de temps séparant
deux états vibratoires identiques et successifs. Dans un tuyau
ouvert, il montre que la période correspond au temps mis par
l’onde pour parcourir quatre fois la longueur du tuyau, donc
pour la calculer on applique la formule :
L Longueur
T= 4 (soit Période = 4 × ).
V Vitesse du son
Et dans un tuyau fermé, elle est égale au temps mis pour
parcourir deux fois la longueur du tuyau :
L Longueur
T= 2 (soit Période = 2 × ).
V Vitesse du son

OBSERVATIONS
Au fil du temps, l’étude des tuyaux sonores et les expéri-
mentations menées ont permis d’émettre nombres d’obser-
vations, d’identifier des « règles » qui permettront ensuite de
formuler des lois.
• La hauteur des sons dépend de la longueur du tuyau. Pour
deux tuyaux identiques, mais dont l’un est deux fois plus
long que l’autre, le nombre de vibrations du grand sera
deux fois moindre ; le petit donnera donc deux fois plus
de vibrations que le grand, et le son sera une octave plus
haut que celui du grand. (Mersenne)

61
Fragments de science – Volume 2

• Un tuyau peut produire plusieurs sons : le plus grave est le


son fondamental, les autres en sont les harmoniques que
l’on obtient en « forçant progressivement le courant d’air »
• Quand on fait résonner des tuyaux de longueurs diffé-
rentes, on reconnaît que les plus longs donnent les sons
fondamentaux les plus graves : « le nombre de vibrations est
en raison inverse des longueurs ». Cette loi est valable pour
les tuyaux ouverts ou fermés.
• La vitesse de l’air entrant influe sur l’intensité : « Chaque
tuyau peut rendre plusieurs sons, d’autant plus aigus ou élevés
que la vitesse du courant d’air est plus grande ».
• Le son fondamental d’un tuyau fermé est différent du son
fondamental d’un tuyau ouvert : les vibrations sont deux
fois moins nombreuses. On en déduit que le son fonda-
mental d’un tuyau fermé est égal au son fondamental
d’un tuyau ouvert deux fois plus long.
• Deux tuyaux de même longueur et de même profondeur
mais de largeur différente, donnent le même son, seule
l’intensité varie ; le son émis par le tuyau le plus large sera
d’une plus grande intensité. (Savart)

Et on affine avec des observations et des lois de plus en plus


pointues :
• Si on considère les sons harmoniques du plus grave au plus
aigu, on observe, dans les tuyaux ouverts, que les nombres
de vibrations croissent selon la série des nombres entiers
(1, 2, 3, 4, etc.), et dans les tuyaux fermés, ces nombres
croissent suivant la série des nombres impairs (1, 3, 5,
7, etc.). Petite démonstration : on prend 3 tuyaux, l’un
ouvert et deux fois plus long que les deux autres, qui
seront l’un ouvert, l’autre fermé, et on obtient les séries
suivantes :

62
Les tuyaux sonores

– Grand tuyau ouvert : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8


– Petit tuyau ouvert : 2, 4, 6, 8
– Petit tuyau fermé : 1, 3, 5, 7

En d’autres termes : les sons du grand tuyau sont reproduits


alternativement par les deux tuyaux moitié moins longs.

DES NŒUDS ET DES VENTRES


Joseph Sauveur91, s’inspirant de Mersenne et de Descartes,
ne s’est pas contenté de préciser, de décrire et d’expliquer
scientifiquement les phénomènes bien connus des musiciens
et des facteurs d’instruments, il a aussi contribué à mettre en
mots cette discipline. Il lui donne le nom d’acoustique, et il est
le premier à parler d’harmoniques, mais aussi de nœuds et de
ventres.
Les colonnes d’air qui vibrent à l’intérieur des tuyaux « se
partagent en parties immobiles ou nœuds, et en partie vibrantes
ou ventres92 ». On peut les mettre en évidence en faisant glis-
ser à l’aide d’un fil une membrane tendue saupoudrée de
sable dans un tuyau : les grains sautillent sous l’impulsion des
vibrations à hauteur des ventres, ils sont immobiles quand la
membrane est au niveau d’un nœud. Autre observation : « Les
nœuds de vibration correspondent à des ventres de pression, c’est-
à-dire une faible pression. »

91. Physicien français, 1653-1716.


92. Léon Auger, « Les apports de Joseph Sauveur (1653-1716) à la créa-
tion de l’Acoustique », Revue d’histoire des sciences, année 1948, 1-4,
p. 323-336.

63
Fragments de science – Volume 2

Figure 11 La flûte connue la plus ancienne, Divje Babe flute, Musée natio-
nal de Slovénie à Ljubjana. © Thilo Parg, Creative Commons.

64
Les tuyaux sonores

Donc si on considère les extrémités du tube, si le tube est


ouvert on observe un ventre de vibration, c’est-à-dire un nœud
de pression, si le tube est fermé on voit un nœud de vibration
et donc un ventre de pression. Et si le tube a un trou, il y a un
nœud de pression correspondant : tout simplement parce que
dans ce cas il y a continuité de l’air entre l’intérieur et l’exté-
rieur, et donc une pression identique.
Dans les orgues on utilise ce type de tuyaux. Si on ouvre un
trou en regard d’un ventre de pression, le son est complète-
ment modifié : le ventre devient un nœud de pression. Cette
propriété est utilisée dans un instrument à vent comme la
flûte, le long duquel sont percés les trous que l’on ferme avec
les doigts.
Lorsqu’il expose le problème de Wiener, Henri Bouasse
en appelle à ces nœuds et ces ventres : « Il n’y a rien là de plus
extraordinaire que de voir dans un tuyau d’orgue du sable s’agi-
ter aux ventres et rester tranquille aux nœuds, tandis qu’une
membrane, obturant un orifice dans la paroi du tuyau vibre aux
nœuds et reste immobile aux ventres93. »

RECHERCHE APPLIQUÉE
Si les tuyaux sonores sont un support essentiel pour l’ex-
périmentation en acoustique, ils ont été mis à contribution
pour tenter de résoudre quelques problèmes pratiques. En
189394, par exemple, M. Hardy invente le forménophone,
instrument qui pourrait prévenir des coups de grisou dans
les mines. C’est un article de La Dépêche du 7 décembre 1895
qui signale cette innovation : il a « combiné un appareil dont les

93. Henri Bouasse, Cours de physique : conforme aux programmes des certifi-
cats et de l’agrégation de Physique, 5e partie, Delagrave, Paris, 1907, p. 214.
94. Ferdinand Faideau, La science curieuse et amusante, Tallandier, Paris,
1902.

65
Fragments de science – Volume 2

battements et vibrations indiquent la densité du grisou présent


dans la mine ». Le principe est détaillé dans une note publiée
dans les Annales des mines, l’année suivante95 : il est composé
de deux tuyaux identiques « à embouchure de flûte », l’un est
alimenté « d’air pur », l’autre de l’air que l’on veut tester.
Les deux courants sont amenés à la même température, à
saturation complète et débarrassés du gaz carbonique qu’ils
contiennent. En l’absence de grisou, « ils parlent à l’unisson »,
sinon ils seront dissonants. Et dans ce cas, la superposition
des deux sons « produit des battements dont le nombre dans
l’unité de temps est sensiblement proportionnel à la teneur en
grisou ». En d’autres termes, en entendant la « chanson du
grisou », les travailleurs seraient avertis du danger : « La
musique est mauvaise ; voilà les fausses notes et les dissonances
qui se succèdent. Allons-nous-en ; la salle va s’effondrer. » Il a
mis au point un forménophone portatif, et le forménophone
fixe à indications continues. Aussi ingénieuse soit-elle sur
le papier, cette invention, n’a visiblement pas remplacé les
grisoumètres de Chesneau et autres gazoscopes.

DANS LES CABINETS DE PHYSIQUE


Les sons produits par les tuyaux dépendent des maté-
riaux de constructions, de l’agencement des pièces, mais
aussi des proportions, des mensurations. Le travail des
constructeurs se doit d’être précis, et leur rôle a été impor-
tant pour les études acoustiques. Au xixe siècle, la collabora-
tion entre scientifiques et fabricants devient nécessaire et
importante. Deux constructeurs français se sont particuliè-
rement illustrés dans cet art : Albert Marloye, qui a travaillé
en étroite collaboration avec Savart notamment, et ensuite

95. « Le forménophone de M. Hardy », Annales des mines, 1896, série 9,


vol. 9, p. 576.

66
Les tuyaux sonores

Rudolph Koenig. La grande majorité des tuyaux sonores (et


des instruments acoustiques) que l’on trouve dans les cabi-
nets de physique dans les facultés de science au xixe siècle
portent la marque de ces constructeurs. Ces tuyaux de la
collection des instruments anciens de l’université Toulouse
III – Paul Sabatier sont signés Marloye et ont été fabriqués
vers 1850. Les cabinets de physique doivent permettre de
faire toutes les démonstrations qui figurent au programme,
on sait grâce à un inventaire réalisé en 1855 par M. Daguin,
que celui de Toulouse est pratiquement complet. Et une
circulaire de 1842 demandait aux collèges royaux96 d’ac-
quérir : « deux tuyaux cubiques fermés ; deux tuyaux prisma-
tiques et rectangulaires fermés ; des tuyaux ayant des surfaces
dans des rapports donnés ; trois tuyaux égaux, un en bois, un en
cuivre, un en laiton ; trois tuyaux différents par l’épaisseur ; un
tuyau de verre à piston pour la loi de Bernoulli ; un tuyau pour
produire une série d’harmoniques ; deux tuyaux pour les batte-
ments ; une bouche de tuyau à lèvre mobile ; une anche libre ;
une anche battante ; un timbre (Ut=512) et tuyau renforçant ;
[…] une flûte se démontant pour la loi de Bernoulli. »

AILLEURS
Dans la doctrine confucianiste97, la musique est un moyen
de gouverner l’État. On s’appuie sur deux principes fonda-
mentaux : la musique est la manifestation des émotions

96. Il est probable que les facultés obéissaient aux mêmes exigences, hypo-
thèse confirmée par les travaux de Daguin puis de Bouasse, tous deux
professeurs à la faculté des sciences de Toulouse : pour réaliser les démons-
trations acoustiques dont ils ont rendu compte dans leurs ouvrages, ils
avaient besoin a minima de tout cet équipement en tuyaux sonores.
97. Vladislav Sissaouri, « L’influence chinoise sur la formation du roman
japonais au xe siècle. L’Utsuho-monogatari », Études chinoises, année 1987,
6-1, p. 7-28.

67
Fragments de science – Volume 2

humaines, et les émotions sont toujours le produit d’une


interaction avec un « objet » extérieur à l’homme. Le but du
confucianisme est de susciter des émotions « correctes » : on
va donc devoir créer les instruments pour produire la musique
« élevée » qui suscitera ces émotions. On a mis au point une
technique qui s’appuie sur le modèle acoustique dit le lülü :
douze tuyaux sonores qui donnent un cycle de quartes et de
quintes justes. « Le système a été élaboré en observant les phéno-
mènes naturels. Le premier tuyau du lülü sert d’étalon à plusieurs
systèmes : mesure de longueur, de capacité et de poids. Au plan des
abstractions, les 12 tuyaux sonores sont les symboles des douze
mois et ils sont divisés en deux groupes représentant le yang et le
yin. Les gammes à cinq degrés qui sont les 5 notes du lülü prises
successivement, symbolisent les Cinq Eléments (la terre, l’eau, le
feu, le métal, le bois), les Cinq Planètes (Mercure, Vénus, Mars,
Jupiter et Saturne), les Cinq Couleurs (le jaune, le rouge, le bleu,
le blanc, le noir), les Cinq Points cardinaux (le centre, le nord, le
sud, l’ouest et l’est). »
L’acoustique s’est intéressée initialement à la description
des sons audibles, émis notamment par des tuyaux : pression,
fréquence, durée, intensité, etc. Il a fallu ensuite formuler,
théoriser, et la théorie ondulatoire constitue la clé de voûte
de ce domaine. C’est aujourd’hui une discipline aux ramifi-
cations nombreuses, qui s’est développée et qui couvre l’au-
dible et l’inaudible (infrason et ultrason) et qui concerne des
champs d’applications aussi divers que l’imagerie médicale,
l’aéroacoustique, l’électroacoustique, la thermoacoustique,
mais aussi des domaines transversaux comme l’environne-
ment, l’industrie et bien entendu la musique.

68
La loi de Planck

Plaçons l’extrémité d’un tisonnier au cœur d’un © Carlos de Matos.


feu de cheminée et laissons-le une bonne heure.
Que voit-on ? Il est brûlant, et surtout rouge : il
rayonne dans une gamme de couleurs directement
liée à sa température interne. Pour comprendre ce
phénomène, les physiciens vont imaginer un corps
idéal qu’ils appellent le « corps noir ». Vont-ils établir la
loi qui décrit son rayonnement ? Oui, Max Planck va y
parvenir. Oui, mais… si le problème a une solution, la
solution va devenir un problème.

69
FraGments de science – Volume 2

Figure 12 © Carlos de Matos.

70
La loi de Planck

UN « PETIT NUAGE »
En avril 1900, William Thomson, alias Lord Kelvin, dans un
discours devant le Royal Institut à Londres, reprend l’idée assez
répandue à l’époque98 qu’il ne reste que deux petits problèmes
à résoudre pour la physique « deux petits nuages à l’horizon ».
Et il prédit d’ailleurs que ces éclaircissements ne sauraient
tarder. L’un d’eux concerne l’existence de « l’éther » (ce supposé
support matériel de propagation de la lumière)99, et l’autre le
rayonnement du corps noir. Il est vrai que, depuis deux siècles,
on a pu établir des lois et produire les outils qui permettent
d’expliquer la plupart des phénomènes : lois du mouvement
des corps, gravitation universelle, théorie ondulatoire de la
lumière, auxquelles s’ajoutent l’émergence de l’électromagné-
tisme et de la thermodynamique. La tentation d’imaginer la fin
de la physique théorique refait surface.
La prédiction de celui qui a donné son nom au système inter-
national de température en thermodynamique, va se vérifier
dans les mois qui suivent à propos du rayonnement du corps
noir, et c’est tout un monde, tout un système de pensée qui se
dessinent : l’horizon, loin d’être dégagé, va devenir en réalité
bien plus nébuleux. Tous ces « prophètes » auraient dû écouter
la mise en garde de Francis Bacon deux siècles plus tôt : « La
subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des
sens et de l’entendement100. » Et le nuage devient noir…

98. « In the clear blue sky of physics there remained on the horizon just two
small clouds of incomprehension that obscured the beauty and clearness »,
dans l’ouvrage Nuages du xixe siècle sur la théorie dynamique de la chaleur et
de la lumière, Londres, Royal Institution, 27 avril 1900.
99. Échec de l’expérience de Michelson-Morley qui visait à en faire la
démonstration.
100. Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Traduction par F. Riaux
(Nouvel Oraganum), Charpentier, 1843 (2, p. 7-82).

71
Fragments de science – Volume 2

LE CORPS NOIR
Le céramiste anglais Josiah Wedgwood avait remarqué, dès
1792, que, si on chauffe un morceau de métal, la température
à laquelle il change de couleur est toujours la même, quel que
soit le métal. Du point de vue expérimental, on sait donc qu’un
corps chauffé devient rouge à 600 °C, puis jaune à 1 000 °C,
puis blanc à 2 000 °C. Voilà pour le spectre visible. Mais que
se passe-t-il au-delà ? En dessous de 600 °C, il rayonne dans
l’infrarouge, au-dessus de 2 000 °C il rayonne dans l’ultraviolet.
On sait aussi qu’un corps chaud va chauffer un corps froid par
le rayonnement qu’il émet : c’est le cas du soleil, mais aussi
d’un radiateur, ou d’un four. Chaleur, lumière, couleur, éner-
gie : la thermodynamique qui étudie les transformations de
l’énergie doit pouvoir traduire en langage mathématique ces
phénomènes physiques. En 1860, Gustav Kirchhoff propose
un modèle : on prend une enceinte fermée dont les parois sont
noires, un four par exemple, ces parois vont absorber toutes
les couleurs du rayonnement (les composantes spectrales). On
maximise ainsi les interactions entre la matière (les parois), et
le rayonnement. Au bout d’un certain temps, après de multiples
interactions, le four atteint un équilibre thermodynamique, un
équilibre entre matière et lumière directement lié à la tempé-
rature interne du four. Si l’on perce un petit trou pour obser-
ver et mesurer le rayonnement, on constate que les couleurs
de ce rayonnement (le spectre lumineux) ne dépendent que de
la température du four, et cela, quelle que soit la nature des
parois (la matière) : c’est ce qu’énonce la loi de Kirchhoff… et
le modèle du « corps noir » est né. Ce corps noir qui absorbe
toutes les radiations est, depuis 1880, sur les paillasses des
physiciens qui étudient son rayonnement.
La couleur du rayonnement ne dépend que de la température,
et pas de la nature du corps, de sa composition : autrement dit,
on a un invariant. Donc, pour les physiciens en général, et pour

72
La loi de Planck

Max Planck en particulier, ce constat est un signal : il est possible


d’énoncer une loi fondamentale ! Le Graal du chercheur. Et le
corps noir va permettre de faire des mesures, d’expérimenter,
d’observer, pour mettre au point une théorie. À la fin du xixe
siècle on a déjà deux lois… mais elles présentent chacune une
lacune majeure : la loi de Wien101 ne se vérifie pas dans l’infra-
rouge, et la loi de Rayleigh-Jeans102 est inefficace dans l’ultravio-
let103. C’est alors que Max Planck entre en scène…

VINGT ANS DE RÉFLEXION104


Depuis sa thèse soutenue en 1879, Max Planck s’intéresse
tout particulièrement au second principe de la thermodyna-
mique, et à une notion spécifique : l’entropie. Pour lui, ce prin-
cipe est un principe fondamental, un principe à partir duquel on
va établir des lois. L’entropie représente l’état de désordre, de
désorganisation d’un système : le degré de dispersion de l’éner-
gie. Et ce second principe affirme que l’entropie a tendance à
augmenter au cours du temps, et que cette augmentation traduit
l’irréversibilité du phénomène. Planck pense que la clé est là : si
on s’appuie sur ce second principe, on va pouvoir établir une loi
pour décrire le rayonnement du corps noir.
Certes, Ludwig Boltzmann a donné une interprétation de
l’entropie par une approche statistique. Mais ce physicien
travaille sur les gaz et, pour lui, l’entropie est liée au mouvement

101. La longueur d’onde de la lumière la plus puissante émise par un


corps noir est inversement proportionnelle à sa température.
102. La puissance rayonnée est proportionnelle à la température absolue
et inversement proportionnelle au carré de la longueur d’onde.
103. C’est ce qu’Ehrenfest appellera a posteriori « la catastrophe ultravio-
lette » : selon cette loi, pour les petites longueurs d’ondes, l’énergie croît à
l’infini, ce qui est physiquement une aberration.
104. Etienne Klein, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris,
Flammarion / Champs Sciences, 2016.

73
Fragments de science – Volume 2

des particules qui constituent les gaz, donc des molécules,


des atomes. À la fin du xixe, l’existence de l’atome est encore
une hypothèse, les chimistes l’ont « presque » admise mais la
plupart des physiciens la réfutent. Max Planck fait partie de la
deuxième catégorie. De plus, il travaille sur ce qu’il considère
comme un principe fondamental qui, par définition ne peut
donc pas être déduit d’autres principes. Il se refuse à adopter
la méthode de Boltzmann. Il regarde dans un premier temps
du côté de l’électromagnétisme et du travail de James Clerk
Maxwell mais, après quelques années, une publication, signée
Boltzmann, encore lui, l’oblige à abandonner la piste : l’inter-
prétation de Maxwell induit la réversibilité or, pour lui, l’aug-
mentation de l’entropie est irréversible. Planck renonce à cette
voie : « Il ne me restait plus, dans ces conditions, qu’à reprendre le
problème en sens inverse, c’est à dire en me plaçant du point de vue
de la thermodynamique105. »
Quand, en octobre 1900, il vient devant la société de
physique de Berlin, l’explication que Planck présente est un
compromis de la loi de Wien de 1896, mais il sait que cette
explication est « fragile » : c’est un bricolage mathématique.
Et surtout, même si tous les éléments sont là, l’essentiel
n’est pas réellement formulé. Sa formule, après vérification
expérimentale, fonctionne admirablement bien, mais il faut
en donner une interprétation. Alors dans les deux mois qui
suivent, le physicien rigoureux qu’il est, va s’atteler à la tâche
pour énoncer clairement la loi fondamentale, cette loi sur
laquelle il travaille depuis plus de vingt ans. Même s’il ne peut
pas admettre l’existence de l’atome, même s’il est en désaccord
avec une interprétation statistique de l’entropie, « dans un “acte
de désespoir”, il va faire comme si Boltzmann avait raison106 ».

105. Max Planck, Autobiographie scientifique et derniers écrits, coll. Champs


science, Flammarion, 2010.
106. Etienne Klein, Comment la physique quantique est-elle née ?,

74
La loi de Planck

L’HEURE h : « L’ACTION » DU DÉSESPOIR


Comme l’a montré Léna Soler107, Planck et Boltzmann
travaillent sur deux terrains a priori très différents : Boltzmann
étudie des gaz composés d’atomes (un système matériel
discret, discontinu), et Planck le rayonnement de nature ondu-
latoire (un système immatériel continu). Cependant, la formu-
lation de leur problème est similaire : pourquoi un phénomène
est irréversible à l’échelle humaine alors qu’il est réversible
à l’échelle microscopique ? Planck va utiliser une subtilité :
il considère que la « matière » du corps noir (l’intérieur de la
cavité) est composée de résonateurs, qui sont en quelque sorte
des boucles de courant, mais pas réellement des entités maté-
rialisables (surtout pas des atomes !). Et il peut maintenant
appliquer la méthode de Boltzmann.
Le 14 décembre 1900, il revient à Berlin, et présente devant
la société de Physique ce qui va devenir la loi de Planck. Cette
loi énonce en substance que l’interaction entre le rayonne-
ment et la matière, l’absorption et l’émission, ne se fait pas de
manière continue mais par saccades. Et il appelle ces saccades,
des « quanta ». En utilisant la méthode de Boltzmann, pour un
système discontinu, il espérait faire un calcul simplifié, inter-
médiaire, puis le ramener vers un système continu108… mais
en faisant ce calcul intermédiaire, il retrouve directement sa loi
d’octobre, celle qui oblige à admettre l’existence de quanta. Cette
loi d’octobre dans laquelle il n’avait pas encore osé nommer la
constante h. Pire ! Si on veut se rapprocher du système continu,
on retrouve alors la loi précédente, celle de Rayleigh-Jeans

conférence, 2015.
107. Léna Soler, « Les origines de la formule de Planck, ou comment l’ana-
logie est vecteur de nouveauté », Philosophia Scientiae, 5 (2), 2001, 89-123.
108. Passer à la limite et faire tendre l’élément de discrétisation vers 0,
pour tendre à nouveau vers un système continu.

75
Fragments de science – Volume 2

qui amène à la « catastrophe ultraviolette ». Seule l’approche


statistique permet d’énoncer une loi opérationnelle, et il est
impossible de ramener cette loi dans le cadre traditionnel de la
physique. Il n’a pas le choix, il faut se rendre à l’évidence : les
échanges d’énergie se font de manière discontinue.
Sa loi implique que l’énergie des quanta soit définie comme la
multiplication de la fréquence par une valeur constante. Il a appelé
cette constante h, qui est l’initiale de « Hilfskonstante » que l’on
peut traduire littéralement par « constante de secours », mais
qui est de son propre aveu l’initiale de « Hilfe ! », en français « au
secours ! ». Elle s’appelle aujourd’hui « la constante de Planck ».
La loi de Planck fonctionne pour l’ensemble du spectre :
théorie et expérience concordent de l’infrarouge à l’ultraviolet.
Mais ce changement d’angle offre une tout autre perspective : la
physique classique vacille… les saccades deviennent secousses.

CINQ ANS DE SILENCE


La communauté scientifique ne réagit pas immédiatement.
Tous savent ce que cette loi induit et tout se passe comme si
personne ne voulait être celui qui va entériner cette évidence :
les fondements de la physique doivent être repensés. Planck
lui-même a essayé, en vain, de faire concorder sa loi avec les
cadres qui préexistent. Il faut désormais admettre que l’émis-
sion et l’absorption d’énergie se font par paquets, par quanta.
Il n’avait pas vraiment pris part au débat qui opposait parti-
sans de l’atomisme et partisans de l’énergétisme dans cette fin
de siècle, les premiers soutenant que l’atome est le composant
élémentaire de la matière, les seconds affirmant que toute
réalité est énergie. Planck pensait, d’une part, que les défen-
seurs de l’énergétisme n’avaient pas compris le second principe
de la thermodynamique et, d’autre part, il a écrit en 1883 : « En
dépit des grands succès remportés par la théorie atomique jusqu’à
présent, il faudra en dernier ressort l’abandonner au profit de

76
La loi de Planck

l’hypothèse d’une matière continue109. » Lui qui avait si nettement


marqué ses distances avec les deux camps, parce qu’il s’était
obstiné à vouloir établir un principe fondamental, en résolvant
le problème du rayonnement du corps noir, va trancher ce
même débat, « à son corps défendant » en quelque sorte.
En 1905, alors que la loi de Planck est posée depuis cinq
longues années, Albert Einstein, qui n’est pas encore universi-
taire, va, non pas discuter ou tester cette loi, mais s’en servir
pour donner une interprétation de l’effet photoélectrique. Il
démontre que la lumière est composée elle aussi de quanta
d’énergie, que l’on baptisera « photons » en 1926. Lumière et
matière sont discontinues !

AGITATION DANS LE MONDE SCIENTIFIQUE


Avant de renverser la table, et d’envisager toutes les consé-
quences qui en découlent, la loi de Planck sera enfin discutée,
vérifiée, mise à l’épreuve. Le physicien Henri Poincaré publie
en 1912 un article110 pour vérifier scientifiquement le bien
fondé de « l’hypothèse des quantas ». Il rappelle le principe de
la loi : « On sait à quelle hypothèse M. Planck a été conduit par ses
recherches sur les lois du rayonnement. D’après lui, l’énergie des
radiateurs lumineux varierait d’une manière discontinue, et c’est ce
qu’on appelle la théorie des Quanta ». Et il ajoute : « Il est à peine
nécessaire de faire remarquer combien cette conception s’écarte de
tout ce qu’on avait imaginé jusqu’ici ; les phénomènes physiques
cesseraient d’obéir à des lois exprimables par des équations diffé-
rentielles, et ce serait là, sans aucun doute, la plus grande révolu-
tion et la plus profonde que la philosophie naturelle ait subie depuis

109. Max Planck, Physikalische Abhandlungen und Vorträge, tome 1, p. 163,


cité dans Etienne Klein, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, op.cit.
110. Henri Poincaré, Sur la théorie des quanta, in Journal de physique
théorique et appliquée, 1912.

77
Fragments de science – Volume 2

Newton. » Il pose alors la question émise par Walther Hermann


Nernst qui agite désormais le monde de la physique : « Peut-on
néanmoins échapper à cette conséquence ? » Et il prévient, d’em-
blée : « J’ai été conduit à répondre négativement à la question
posée par l’éminent physicien. »
Au terme d’une démonstration, au cours de laquelle la théorie
de Planck est discutée point par point, il admet que « bien que
cette conception des résonateurs de M. Planck soit assez particulière
et n’ait d’autre but que de fixer les idées, nous n’avons aucune raison
de ne pas l’adopter, puisqu’elle semble ne devoir en aucun cas modifier
les résultats essentiels », autrement dit, « l’hypothèse des quanta est
donc la seule qui conduise à la loi de Planck ». Mais il est difficile
d’abandonner aussi vite : « Une loi expérimentale n’est jamais qu’ap-
proximative ; ne pourrait-on imaginer des lois dont les différences avec
celle de Planck seraient inférieures aux erreurs d’observation et qui
conduiraient à une fonction w continue ? » Échec. « Donc, quelle que
soit la loi du rayonnement, si l’on suppose que le rayonnement total
est fini, on sera conduit à une fonction w présentant des discontinui-
tés analogues à celles que donne l’hypothèse des quanta. »
Rapidement, les discussions se déplacent sur le terrain
de la philosophie, et plus précisément de l’épistémologie qui
doit donner une vision générale de la science et s’interroger
sur ce qui fait science. Comme Max Planck le rappelle dans
son Initiation à la physique : « La science physique, tout entière,
est un édifice à la base duquel on trouve les mesures. Or toute
mesure étant liée à une perception sensible, toute loi physique
concerne, au fond, des événements ayant lieu dans le monde
sensible ; c’est pourquoi un certain nombre de savants et de philo-
sophes sont portés à penser, qu’en dernière analyse, les physiciens
n’ont affaire qu’au monde sensible, et même qu’au monde tel qu’il
est perçu par les sens humains111. » Or la découverte des quanta

111. Max Planck, Initiations à la Physique, Paris, Flammarion, 1993.

78
La loi de Planck

induit qu’une part de ce réel échappe à notre perception, ou


plutôt que nous ne pouvons en percevoir qu’une infime partie
et n’en supposer la totalité que par des calculs de probabi-
lités. Il faut donc réinterroger la nature de la physique, les
méthodes de production du savoir, au regard de l’évolution
de la discipline.
Le xixe siècle a vu essentiellement deux courants philoso-
phiques s’affronter concernant la Physique : le déterminisme
Laplacien et le positivisme. Le premier assurant que « nous
devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son
état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre112 », le
second qu’il faut cesser de s’interroger sur le « pourquoi »
des phénomènes et ne considérer que le « comment ». La loi
de Planck et surtout la physique nouvelle qui va en découler
vont obliger à réviser ces conceptions, à les adapter. Emile
Meyerson a résumé la question : « La physique des quanta n’est
pas en mesure de prêter au réel une forme définie et se résigne
à en ignorer l’essence, tout en continuant à croire fermement
à son existence113 ». Après avoir longtemps évité ces discus-
sions, Max Planck va devoir participer au débat114. Il écrit
en 1929115 : « Les résultats les plus poussés et les plus précieux
de la recherche ne pourront jamais être atteints qu’en suivant la
voie qui mène vers le but, par essence inaccessible, d’une connais-
sance du monde réel. » C’est certainement, pour lui, le meilleur

Réédition de textes et discours produits de 1909 à 1937.


112. Laplace, Théorie analytique des probabilités, 2e édition, 1814, précédée
de L’Essai philosophique sur les probabilités (p. VI, VII).
113. Emile Meyerson, Du cheminement de la pensée, Librairie Félix Alcan,
1931.
114. Il sera pris à partie par Ernst Mach notamment, positiviste et opposé
à la théorie de l’atome.
115. Max Planck, Das Weltbild der neuen Physik, Monatshefte für
Mathematik und Physik, Vienne, 1929.

79
Fragments de science – Volume 2

compromis : conserver le même objectif tout en concédant


qu’il ne peut être atteint. Et, sans rendre les armes, il admet :
« La raison nous dit que les lois de la nature ne surgissent pas d’un
pauvre cerveau humain, qu’elles ont existé avant que la vie soit
apparue sur la terre et qu’elles existeront encore quand le dernier
physicien aura disparu116. »

POSTÉRITÉ
En 1918, Max Planck se voit décerner le prix Nobel « en
reconnaissance des services qu’il a rendus à l’avancement de la
physique par sa découverte des quanta d’énergie117 ». Le prix
lui est officiellement remis l’année suivante. Depuis 1929, il
existe en Allemagne un prix qui porte son nom, la médaille
Max Planck, pour couronner un travail en physique théorique
et il en a été le premier lauréat, avec Albert Einstein. Depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale, la Société Kaiser Wilhelm
Gesellschaft, une des principales institutions de recherche
allemandes hors université, est devenue la Société Max Planck
et compte pas moins de 83 instituts couvrant la plupart des
domaines de recherche. Enfin, en 2009, l’Agence spatiale euro-
péenne a donné son nom à un satellite : la mission Planck s’est
achevée en 2013.
Max Planck reste, dans l’histoire de la physique, comme
celui qui est à l’origine d’un bouleversement considérable.
C’est parce qu’il a voulu consciencieusement ajuster théorie
et expérience, en recherchant la loi universelle qui lève les
doutes, démontre, résout, qu’il a remis en cause des fonde-
ments auxquels il était lui-même très attaché. Il est devenu

116. Max Planck, Initiation à la Physique, op.cit.


117. The Nobel Prize in Physics 1918, NobelPrize.org, Nobel Media AB
2020, 22 juillet 2020.

80
La loi de Planck

« un révolutionnaire malgré lui118 ». Avec la loi de Planck, c’est


tout l’édifice de ce que l’on appelle depuis la physique clas-
sique qui a tremblé : la saccade est devenue secousse, et le
séisme a eu lieu cinq ans plus tard avec les premiers travaux
d’Albert Einstein et l’éclosion de la physique moderne. Et
cette révolution en marche est provoquée par trois petites
lettres qui énoncent que la quantité d’énergie est égale à la
constante de Planck multipliée par la fréquence : ε = hν.

118. F. Herneck, « Max Planck à l’occasion du 10e anniversaire de sa


mort », La pensée : Revue du rationalisme moderne, nov-déc. 1957, n o 76.

81

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