Vingtième Siècle, revue d'histoire

Le hasard ou la nécessité ? une histoire en chantier : l'histoire des

intellectuels
Jean-François Sirinelli

Abstract
Chance or necessity ? History in the making : the history of intellectuals, Jean-François Sirinelli.
This is a historiographic record of the study of intellectuals and their role in French society since the Dreyfus affair, through the «
Copernican revolution » of the antifascist and anticommunist struggle of 1919-1939. In order to deal with the real question - how
does knowledge corne to the scholar ? — it is necessary to go beyond the history of ideas and even the genealogical history of
the life of the mind. One needs to undertake a « geodesy » which would mix the study of individual paths, informai sociabilities,
and faithfulness between successive generations. Thus, in the long run, a second, more political question could be ans-wered :
what is the intellectuals' « power » in France ?

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Sirinelli Jean-François. Le hasard ou la nécessité ? une histoire en chantier : l'histoire des intellectuels. In: Vingtième Siècle,
revue d'histoire, n°9, janvier-mars 1986. pp. 97-108;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1986.1452

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1986_num_9_1_1452

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 ENJEUX
LE HASARD OU LA NECESSITE?
UNE HISTOIRE EN CHANTIER:
L'HISTOIRE DES INTELLECTUELS
Jean-François Sirinelli
Comment l'esprit vient aux clercs, en
ce 20e siècle hanté par leurs clameurs :
tel est l'enjeu, dit Jean-François Sirinelli,
de cette histoire en chantier, qui doit
dépasser la traditionnelle « histoire des
idées » et même une histoire
généalogique de la vie de l'esprit. Il propose
une périodisation, à discuter, qui
valorise la « révolution copernicienne » des
années vingt et trente, celles de l'anti-
fascisme et de l'anticommunisme, aux
dépens de l'affaire Dreyfus. Il définit ce
que sera la « géodésie » de cette recherche
où seront analysés des itinéraires, des
sociabilités et des générations. A terme,
loin des bavardages trop parisiens, il
s'agirait de savoir s'il existe ou non un
pouvoir des intellectuels.
Alors que l'historiographie française
réussissait, en ces dernières
décennies, de fructueuses percées
conceptuelles et agrandissait régulièrement
son champ de recherches, les milieux
intellectuels ' n'ont guère retenu son
attention ni suscité ces campagnes d'envergure
1. Nous avons déjà eu l'occasion de développer certaines
des analyses qui suivent dans l'introduction et la conclusion
générale de notre thèse de doctorat d'Etat soutenue le 6
janvier 1986 à l'Université de Paris X, Khâgneux et normaliens
des années vingt. Histoire politique d'une génération
d'intellectuels (1919-1945), XXI + 2 117 p., dactyl.
97
que furent, par exemple, les grandes
thèses d'histoire régionale ou les
investigations convergentes sur les relations
internationales avant 1914. Rien
d'étonnant, dans ces conditions, à ce que l'étude
de l'intelligentsia française, laissée en
jachère ou abandonnée à d'autres
disciplines, soit restée, malgré quelques
brillantes réussites 2, proche de l'imagerie
pieuse : au commencement était l'affaire
Dreyfus, lever de rideau d'un siècle qui
serait devenu progressivement celui des
clercs ; leurs clameurs, en effet, auraient
rythmé neuf décennies d'histoire, et leur
silence présumé, en cette fin de millénaire,
sonnerait le tocsin de l'entrée dans la
zone des tempêtes.
O DES OUTILS POUR UN CHANTIER
Vision depuis Sirius, assurément, ou,
en tout cas, de haute altitude !
L'engagement des intellectuels, de fait, n'a
2. Cet article ne se veut pas un bilan de la production
historique récente sur les intellectuels. Son appareil
bibliographique en a donc été volontairement réduit. D'autre part,
il sera essentiellement question ici du 20e siècle, ce qui ne
signifie pas, et on y reviendra, que tout commence avec
l'affaire Dreyfus. Au reste, les recherches d'histoire médiévale
de Jacques Le Goff ou de Bernard Guenée, celles d'histoire
moderne de Robert Mandrou et, plus récemment, de Robert
Darnton, les travaux sur le 19e siècle de Pierre Guiral et
ceux de Raoul Girardet sur le nationalisme français à la
charnière des deux siècles démontreraient, entre autres, s'il
en était besoin, que l'histoire des clercs a suscité de belles
études.
ENJEUX
souvent été étudié jusqu'ici que par la
méthode de la photographie aérienne qui
mettait seulement en lumière les routes
les plus fréquentées par les clercs - leurs
grands « combats » et les idéologies
dominantes qui les sous-tendirent ! —, les sites
denses en engagements — ces « combats »
furent livrés le plus souvent dans les
moments de fièvre de la communauté
nationale —, et les édifices en ruines laissés
par certaines générations intellectuelles.
De traversées du siècle scientifiquement
établies, point, ou presque.
Et, pour celles qui ont attiré l'attention
de l'historien, ces trajectoires ont été trop
souvent présentées comme étant mues
par le hasard - les clercs devenant des
Lacombe Lucien de la plume et leurs
trajectoires, véritables mouvements
browniens, échappant à toute explication
rationnelle - ou, au contraire, par la
nécessité — certains intellectuels porteurs
d'une sorte de bagage génétique ne
pouvant, par exemple, qu'aborder un jour
aux rivages du collaborationnisme. Ce
travers est d'autant plus grave qu'il risque
aussi d'appauvrir, à terme, ce qu'il est
convenu d'appeler l'histoire des idées !
Des débats historiographiques récents,
autour du Ni droite ni gauche de Zeev
Sternhell, incitent, en effet, à rappeler
cette vérité d'évidence, soulignée à juste
titre par Jacques Julliard : « Les idées
ne se promènent pas toutes nues dans
la rue »1. Le renouveau de leur histoire,
après des décennies durant lesquelles
l'histoire économique et sociale occupa un
large pan du champ de la recherche, ne
pourra se révéler fécond qu'au prix d'une
réinsertion de ces idées dans leur terreau
social et leur contexte historique. En
d'autres termes, pour éviter de se
cantonner dans une « pure histoire des
1. Jacques Julliard, « Le fascisme en France », Annales.
Economies. Sociétés. Civilisations, 39 (4), juillet-août 1984,
p. 849-861, citation p. 855.
98
idées » 2, il convient, parallèlement à
l'histoire généalogique de la vie de l'esprit
- dont la mise au point, à l'initiative,
notamment, de Jean-Jacques Chevallier
puis de Jean Touchard, reste un acquis
essentiel de notre discipline —, d'étudier
comment cet esprit vient aux clercs.
Dans ce domaine à la croisée des
histoires politique, sociale et
intellectuelle3, la tâche reste considérable malgré
certains apports fructueux de politologues
et de sociologues4, et cette histoire
globale en chantier doit se doter
d'instruments d'investigation. Trois outils,
notamment, nous semblent, à cet égard,
précieux : l'étude d'itinéraires,
l'observation de structures de sociabilité et la
mise en lumière de générations. Encore
faut-il, avant de mesurer les vertus
heuristiques d'une telle triade, bien jalonner
le champ de fouilles, en balisant ses
confins et en lui restituant sa dimension
chronologique.
O ACTEUR, TÉMOIN, CONSCIENCE
On a souvent relevé le caractère
polymorphe du concept d'intellectuel et le
flou des critères de définition du mot5,
qui, de surcroît, évoluent avec les muta-
2. Michel Winock, « Fascisme à la française ou fascisme
introuvable ? », Le Débat, 25, mai 1983, p. 35-44, p. 41.
3. Sur la notion d'histoire intellectuelle, on se reportera
à la topique mise au point de Roger Chartier, « Histoire
intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et
questions », Revue de synthèse, 104 (111-112), 1983, p. 277-307.
4. Ainsi, en juin 1957, une table ronde avait été organisée
par l'Association française de science politique sur « Les
intellectuels dans la société française contemporaine » et
plusieurs des rapports préparés à cette occasion ont été
publiés dans la Revue française de science politique, 9 (4),
décembre 1959. Et sur le versant sociologique, les travaux
de Pierre Bourdieu ont eu une influence sur certains secteurs
de la recherche historique. La thèse consacrée aux élites
intellectuelles à la fin du 19e siècle, que Christophe Charle
doit soutenir en ce début d'année 1986, est là pour l'attester.
5. Cf., par exemple, les remarques précieuses, et qui
n'ont guère pris de rides en un quart de siècle, de Louis
Bodin et Jean Touchard {Revue française de science politique,
décembre 1959, p. 835-859). On se reportera aussi à la
dernière édition de l'ouvrage de Louis Bodin, Les intellectuels,
Paris, PUF, 1963 (coll. « Que sais-je ? », n° 1001).

tions de la société française1. Deux
approches du mot peuvent, en fait, être
retenues en première analyse. L'une, à
la fois sociologique et culturelle, englobe
les créateurs et les médiateurs culturels,
le journaliste autant que l'écrivain, le
professeur de l'enseignement secondaire
autant que le savant. Aux marches de
ce premier ensemble se tiennent une partie
des étudiants, créateurs ou médiateurs en
puissance, ainsi que d'autres catégories
de « récepteurs » de culture. Se profile
donc une première définition possible, à
géométrie variable suivant les époques et
les lieux, et articulée autour de la
production, la diffusion et la réception de
la culture. Mais cette approche extensive
ne constitue qu'une facette de l'étude des
clercs. Ces derniers peuvent aussi être
rassemblés autour d'une seconde
définition, plus étroite et fondée sur la notion
d'engagement, direct ou indirect, dans la
vie de la cité. Direct, avec les fonctions
d'acteur, aux côtés d'autres agents du jeu
politique, ou de témoin, qui réfracte et
clarifie - en les décantant ou en les
amplifiant - les tensions et les enjeux de
son temps. Indirect, en tant que
conscience de son époque : dans ce cas,
il n'est pas seulement un élément des
microclimats intellectuels ou un baromètre
de l'air du temps politique ; il devient,
dans un rôle qui peut d'ailleurs rester
passif, un agent de la circulation des
masses d'air culturelles, qui détermine
l'installation des grandes zones
idéologiques d'une période. Claude Lévi-
Strauss, par exemple, n'est plus depuis
la Libération, stricto sensu, un intellectuel
engagé mais il a probablement davantage
marqué la vision du monde de la classe
intellectuelle - et donc indirectement son
intervention politique — que bien des
1. Deux exemples, parmi d'autres, illustrent ces mutations
et leurs conséquences sur la communauté intellectuelle : en
1926, les professeurs de l'enseignement secondaire n'étaient
qu'au nombre de 9 200 ; quant aux étudiants, treize ans plus
tôt, en 1913, ils n'étaient que 41 000.
99
ENJEUX
clercs qui se portèrent en première ligne
des affrontements civiques.
Les deux approches proposées,
sociologique et politique, sont, on le perçoit
aisément, complémentaires, puisque ce
sont deux données sociales, sa notoriété
- le capital qu'il apporte dans le combat
qu'il mène — ou sa capacité d'expertise
- qui est censée légitimer et même
privilégier son intervention dans le débat
de la cité —, que le clerc met au service
de la cause qu'il défend.
O UN « TREND » SÉCULAIRE ?
La définition de ce clerc, on l'a dit,
a varié avec le temps. De fait, la dimension
chronologique est essentielle et certaines
questions fondamentales de l'étude de
l'intelligentsia peuvent se formuler en
termes d'histoire cyclique : l'histoire des
intellectuels a-t-elle sa respiration propre ?
Doit-on y distinguer un trend
grossièrement séculaire depuis l'affaire Dreyfus ?
Et, à supposer qu'il y ait eu un tel rôle
croissant au cours des neuf dernières
décennies, cet engagement s'est-il accru
de façon régulière, ou, au contraire, a-
t-il connu des paliers et des retours en
arrière ? Autant de questions qui invitent
à ébaucher une « périodisation » de
l'histoire des intellectuels2.
Traditionnellement, deux dates clés
sont retenues, autour desquelles
s'articulerait la trame de cette histoire : l'affaire
Dreyfus inaugure un siècle d'intervention
grandissante dans la sphère politique et,
quarante-sept ans plus tard, en octobre
2. En attendant l'histoire — ou plus précisément
l'approche, car une synthèse scientifiquement irréprochable serait
prématurée, pour les raisons mêmes évoquées dans cet article
- des intellectuels depuis l'affaire Dreyfus, que nous devons
publier cette année avec Pascal Ory chez Armand Colin, on
se reportera, pour jalonner un siècle d'histoire des clercs,
aux articles de René Rémond (« Les intellectuels et la
politique », Revue française de science politique, décembre
1959, p. 860-880) et Michel Winock (« Les intellectuels dans
le siècle », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2, avril 1984,
p. 3-14 ; et, sur une période plus brève, « L'âge d'or des
intellectuels », L'Histoire, 83, novembre 1985) ; cf. également
notre étude signalée infra, note 5, p. 107.
ENJEUX
1945, dans la première livraison des Temps
modernes, Jean-Paul Sartre formulera les
attendus du devoir d'engagement. La
réalité, en fait, est singulièrement plus
complexe. Et le cas de 1945 est, à cet
égard, éclairant. La célèbre «
Présentation » de Sartre est, en effet, beaucoup
plus un point d'arrivée qu'une borne de
départ. La réalité historique avait
largement précédé la théorie, avant et pendant
la seconde guerre mondiale, et l'effet
différé, au plan des déclarations de
principe, ne doit pas dissimuler l'essentiel :
le tournant date bien de l'entre-deux-
guerres, et plus précisément des années
1930. Au cours de cette décennie,
enseignants, écrivains et artistes participent
nombreux au combat politique, les uns
au nom de l'antifascisme, les autres mus
par l'anticommunisme.
Le temps des crises, dira-t-on, avait
commencé bien plus tôt : l'agitation
politique de la fin du 19e siècle et la flambée
nationaliste de la même époque aussi bien
que le choc de la première guerre
mondiale avaient constitué autant
d'ébranlements en profondeur ! Certes. Mais le
phénomène de l'entrée des intellectuels
en politique n'a pris réellement d'ampleur
que dans les années 1930, au cours
desquelles les points de repère du débat
politique se sont déplacés. Et, ainsi
replacée en perspective, l'affaire Dreyfus, un
tiers de siècle plus tôt, présente, en tant
qu'élément de « périodisation », une
incontestable ambivalence. Michel Winock
a pu à juste titre la présenter comme un
« nouveau type d'affrontement »,
difficilement réductible à la lutte des classes
ou au seul affrontement droite-gauche,
et marqué notamment par « la
participation massive de ceux qui, désormais,
vont s'appeler les intellectuels, dans une
affaire publique » l. Mais il est possible
1. Michel Winock, « Les affaires Dreyfus », in « Les
guerres franco-françaises », Vingtième siècle. Revue d'histoire,
5, janvier-mars 1985, p. 19-37, p. 20 et 22.
100
également de la considérer moins comme
le point de départ de l'aventure des clercs
que comme un combat dans la lignée
des Lumières. Sur ce plan, sa signification
historique serait essentiellement
symbolique, son rôle serait celui d'un «
réfèrent », et la phase de changement profond
serait plutôt la période 1919-1939.
Les intellectuels, en tout cas, au cours
de ces deux décennies, vont intervenir
plus massivement, au nom de nouvelles
valeurs ou contre de nouveaux
adversaires : le choc du premier conflit
mondial, l'apparition du fascisme et du
communisme, et le développement, de
ce fait, chez les intellectuels, de
l'antifascisme et de l'anticommunisme,
changent les données de l'engagement2.
Révolution copernicienne, donc, avec une
modification d'échelle et un
bouleversement de la voûte du ciel intellectuel et
politique. Les valeurs héritées des
Lumières sont ébranlées, et la nécessité
d'en forger de nouvelles, situation
historiquement favorable aux intellectuels et
qui les élève au rang de maîtres à penser,
est encore activée par la crise des années
1930. Pour les clercs, sur bien des points,
1945 est déjà dans 1936. De plus, s'il
existe en apparence une différence de
faciès entre les deux décennies de l'entre-
deux-guerres, en fait les éléments de la
nouvelle situation se mettent en place de
façon souterraine dès les années 1920.
Dès lors, la phase qui court de la
Libération aux grandes remises en cause
de la fin des années 1970 devient
davantage intelligible. Elle correspond bien à
trois décennies d'engagements denses des
2. Sur cet antifascisme et cet anticommunisme, on se
dans l'engagement de nombreux intellectuels de gauche des
années 1930, cf. les recherches entreprises par Nicole Racine
et, notamment, les notices exemplaires de clercs rédigées pour
le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
dont les volumes consacrés à l'entre-deux-guerres commencent
à être publiés (tomes 17 à 24 dirigés par Jean Maitron et
Claude Pennetier. Paris, Les Editions ouvrières, 1982 à 1985).

intellectuels, mais c'est la période 1898-
1945 et surtout 1919-1945 qui a préparé
ces « trente Glorieuses » et en constitue
le socle.
O DU PORTULAN AU SCANNER
II n'est guère possible, pour l'instant,
d'argumenter davantage sur les éléments
de « périodisation » de l'histoire des clercs
en politique, et, sur ce plan, le débat
est ouvert. Le temps des synthèses n'est
sans doute pas encore venu et l'heure,
on l'a dit, est à l'étude minutieuse du
terrain, et notamment à l'observation des
itinéraires d'intellectuels.
Dans un article publié en 1957, René
Rémond assignait aux historiens qui
étudieraient les années 1930 — une période
alors « délaissée », parce que du temps
présent —, entre autres tâches, une mission
de géodésie :
« Une autre façon consisterait à reconstituer
l'itinéraire intellectuel, philosophique aussi
bien que politique, d'un assez grand nombre
de personnalités marquantes ou tenues pour
représentatives, hommes politiques, publi-
cistes, essayistes, syndicalistes. La
superposition des tracés multiples de ces évolutions
individuelles dessinerait des directions
privilégiées : elle révélerait dans les doctrines des
points de fragilité ou de communication,
analogues à ces couloirs montagneux
qu'empruntent de préférence les avalanches ... Des
études de cette sorte, en même temps qu'elles
éclaireraient l'histoire intellectuelle de notre
temps, apporteraient une contribution
d'importance à l'intelligence de son histoire
politique générale » ' .
La mission dépassait le cas des seuls
intellectuels. Mais, pour ces derniers, une
telle démarche semble particulièrement
opératoire, et pas seulement,
naturellement, pour la décennie qui précède la
seconde guerre mondiale.
1. René Rémond, « Plaidoyer pour une histoire délaissée.
La fin de la Troisième République », Revue française de
science politique, 7 (2), avril-juin 1957, p. 253-270, p.269.
101
ENJEUX
Dans cette perspective, la photographie
aérienne suggérait déjà des pistes. Mais
seule la multiplication des champs de
fouilles permettra de pousser plus avant.
En recoupant des itinéraires
soigneusement observés, il deviendra, en effet,
possible de dessiner des cartes plus
précises des grands engagements des
intellectuels français au 20e siècle et de mettre
en lumière les lignes de plus grande pente
— la ou les idéologies dominantes à une
date donnée —, les crues — durant
lesquelles les intellectuels quittent leurs
chevalets, pupitres, laboratoires et chaires -,
les étiages — avec le mouvement inverse
-, les diffluences — quand un rameau
intellectuel jusque-là bien soudé se divise
sur un problème donné - et les
résurgences — ainsi, « l'esprit des années 1930 »
venant irriguer, plusieurs années après
son apparente disparition, à la fois Vichy
et la France libre.
La reconstitution de ces trajectoires
peut être obtenue de deux façons : par
la biographie ou par l'étude du devenir
d'un groupe initialement homogène. La
première approche a souffert du discrédit
qui frappa, plusieurs décennies durant,
le genre biographique. Pour l'histoire des
clercs, le retard accumulé a été
préjudiciable, mais le mouvement inverse
enclenché depuis quelques années
permettra peu à peu de le combler.
A condition, toutefois, de ne pas s'en
tenir aux trajectoires des « grands »
intellectuels. Certes, la connaissance des
traversées du siècle de Louis Aragon,
Raymond Aron, André Gide, André
Malraux ou Jean-Paul Sartre est un
élément indispensable pour mieux
comprendre l'histoire des intellectuels français.
Certaines de ces biographies ont, du
reste, déjà leurs auteurs. Mais qui étudie
l'intelligentsia française sait bien que cette
dernière ne peut être réellement observée
qu'en descendant à la strate intermédiaire
des intellectuels de moindre notoriété que
les susnommés mais qui comptèrent de
ENJEUX
leur vivant1 : écrivains, grands
journalistes, professeurs connus, etc. La liste
est longue des oubliés de l'histoire des
intellectuels. Qu'un Jean Guéhenno, par
exemple, n'ait pas encore trouvé son
biographe laisse perplexe2 !
Et que dire des membres d'une
troisième strate, encore plus largement
enfouie : les « éveilleurs » ? Le terme
nous paraît convenir pour caractériser une
catégorie de clercs qui, sans être forcément
connus ou sans avoir toujours acquis une
réputation en rapport avec leur rôle réel,
ont été, dans différents secteurs de la
vie intellectuelle française, un levain pour
les générations suivantes, en exerçant une
influence culturelle et même parfois
politique3 : ainsi, en des lieux et sur des
registres différents, un Bernard Groe-
1. Jean Touchard avait su pousser encore plus loin
l'usage de la biographie, avec sa thèse consacrée à Béranger,
poète encensé de son vivant et totalement oublié par la suite :
en essayant de faire revivre « la gloire de Béranger », c'est,
en fait, le reflet d'un intellectuel dans l'imagination ou la
sensibilité de ses lecteurs qu'il entendait étudier (La gloire
de Béranger, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1968, 2 vol., 570 et 664 p.). Convaincu
de l'importance des études biographiques de clercs, Jean
Touchard avait très tôt suscité de telles recherches : parfois
sur des « grands » intellectuels (ainsi la biographie intellectuelle
de Maurice Barrés par Zeev Sternhell, soutenue en octobre
1969), mais souvent aussi, précisément, sur cette strate
intermédiaire : « Allez voir du côté de chez Nizan », suggéra-
t-il à James Steel en 1967, à l'époque où l'écrivain communiste
n'avait pas encore suscité de recherches historiques d'envergure
(cf. James Steel, Le refus de l'angoisse (Biographie politique
de Paul Nizan), 1905-1940, Thèse de doctorat d'Etat en
science politique, Paris, Institut d'études politiques, 1985,
696 p. dactyl.).
2. Les biographies consacrées à cette strate intermédiaire
permettraient notamment de mieux répondre à la question
posée plus haut : comment l'esprit vient-il aux clercs ? En
d'autres termes, moins que l'histoire des idées elle-même,
elles devraient surtout enrichir une histoire de l'acculturation
de ces idées dans le milieu intellectuel français. La thèse que
Michel Trebitsch prépare sur Henri Lefebvre, par exemple,
devrait permettre de mieux connaître l'amplitude exacte de
la propagation du marxisme, dans Pentre-deux-guerres, au
sein d'une nouvelle génération de jeunes intellectuels français
nés avec le siècle.
3. Sur cette notion d'« éveilleurs », cf. notre article
« Biographie et histoire des intellectuels : le cas des
" éveilleurs " et l'exemple d'André Bellessort », Sources.
Travaux historiques, 3-4, 1985 ; cf. également notre
communication au colloque sur le personnel de l'enseignement supérieur
en France aux 19e et 20e siècles, organisé en juin 1984 à la
Maison des sciences de l'homme par l'Institut d'histoire
moderne et contemporaine, Aux lisières de l'enseignement
supérieur : les professeurs de khâgne vers 1925 (Actes publiés
par Christophe Charle et Régine Ferré, Paris, Editions du
CNRS, 1985, p. 111-129).
102
thuysen, un Lucien Herr, ou encore le
philosophe Alain. Faire revivre ces « éveil-
leurs » est complexe en raison même de
leur statut : ayant vécu et agi en coulisses,
ils ont laissé en pâture à l'historien bien
peu de traces directes, sauf l'empreinte
sur ceux qu'ils inspirèrent ; inversement,
à se fonder uniquement sur les
témoignages de ces derniers, on risque de
majorer rétrospectivement le rôle des
« éveilleurs ». Mais, à condition d'éviter
la béatification, leur évocation est
indispensable : elle faciliterait notamment la
localisation de carrefours et la mise en
lumière de généalogies d'influence rendant
davantage intelligibles les parcours de
clercs.
Ces parcours peuvent être reconstitués
par le procédé des biographies comparées,
mais aussi, on l'a dit, par l'observation
du devenir d'un groupe d'intellectuels
issus d'une matrice commune. Matrice
institutionnelle : ainsi, une classe de
khâgne ou une promotion normalienne
à une date donnée, par exemple vers
1925 quand Jean-Paul Sartre et Raymond
Aron ont vingt ans Rue d'Ulm. Matrice
politique : pour s'en tenir à la même
mouvance, le rameau « gauchiste » des
khâgnes de la deuxième partie des années
soixante, dont les membres, maintenant
quadragénaires, ont connu des itinéraires
contrastés.
Ces itinéraires individuels ou collectifs
devraient donc permettre, par
superposition, de faire apparaître les parcours
types de l'engagement et aussi, en arrêtant
le déroulement chronologique à une
époque donnée, d'établir de véritables
coupes datées de la société intellectuelle.
A travers deux dimensions, seraient ainsi
facilités le passage du portulan à la carte
et celui de la radiographie au scanner,
et disparaîtraient peu à peu les terrae
incognitae qui recouvrent encore
largement, pour l'instant, les atlas dont
l'historien dispose pour l'étude des
intellectuels.

O LE SYNDROME DU MINEUR
Cette démarche peut donc se révéler
fructueuse. A condition toutefois de ne
pas en rester au stade de l'observation,
qui relève davantage de l'entomologie que
de l'étude raisonnée des sociétés
humaines. Les trajectoires étudiées
appellent, certes, mise en lumière et balisage,
mais aussi interprétation ! Au reste, il y
va de la santé - intellectuelle ! - du
chercheur, qu'une documentation mal
maîtrisée risquerait d'ensevelir, sans profit
pour la science. Qui travaille sur l'histoire
des clercs est menacé, en effet, par le
syndrome du mineur, tant l'abondance
du matériau à traiter rend actuelle la
formule de Tocqueville : « J'étais comme
le chercheur d'or auquel la mine serait
tombée sur la tête : j'étais écrasé sous le
poids de mes notes et je ne savais plus
comment sortir de là avec mon trésor » K
D'où, sans doute, pour prendre du
champ, la tentation de la photographie
aérienne ! D'autant que, même en surface,
les fiches sécrétées par l'étude d'un milieu
où l'on a, par essence, la langue longue
et la plume alerte risquent d'étouffer d'un
« phylloxéra des fiches » (Albert Thibau-
det) une recherche au lieu de l'étoffer.
Car toute démarche scientifique a ses
grandeurs mais aussi ses servitudes :
l'histoire économique, entre autres tâches,
reconstitua, en ses décennies
conquérantes, des séries ; l'histoire des
intellectuels, même quand ceux-ci sont
historiquement de seconde catégorie,
passe obligatoirement par la mise au point,
longue et ingrate, de corpus de textes.
A vouloir légitimement passer au stade
de l'interprétation, le chercheur est, de
surcroît, menacé par un autre mildiou,
celui des considérations générales sur
l'intellectuel dans la vie de la cité, qu'elles
1. Lettre à G. de Beaumont, 28 décembre 1853, Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, tome 8, vol. 3, p. 177 (citation
empruntée à Erik Neveu, L'idéologie dans le roman
d'espionnage, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1985, 408 p., p. 13).
103
ENJEUX
soient sous-tendues par une vision épique
du clerc paladin des grandes causes
contemporaines depuis l'affaire Dreyfus ou,
au contraire, par une lecture anti-intel-
lectualliste de l'histoire française du 20e
siècle, qui fait de l'intellectuel un ferment
de dissolution nationale et un agent de
perversion sociale.
O CLERCS ENTRE EUX
Cartographie donc, mais sans que l'on
puisse se satisfaire pour autant d'une
démarche descriptive. Et c'est là que
d'autres instruments d'investigation,
notamment la génération et les structures
de sociabilité, peuvent être utilisés avec
profit.
Structures de sociabilité ? Entendons
par là, d'abord, ainsi que l'a proposé un
récent colloque, un « groupe(ment)
permanent ou temporaire, quel que soit son
degré d'institutionnalisation, auquel on
choisit de participer » 2. Apparaît ainsi,
tel que l'a défini Maurice Agulhon, un
« domaine intermédiaire » entre la famille
et la « communauté d'appartenance
civique (politique ?) obligatoire » 3,
domaine variant avec les époques et les
objets étudiés et qui, pour le milieu
intellectuel, constitue incontestablement,
un « petit monde étroit » 4 où les liens
se tissent, par exemple, autour de la
rédaction d'une revue ou le comité de
lecture d'une maison d'édition. Le langage
courant a entériné le terme de « réseaux »
2. « Point de départ » proposé par les organisateurs du
colloque qui s'est tenu à l'Université de Haute-Normandie
en novembre 1983 et qui a été consacré aux « Structures de
sociabilité », autour du thème « Sociabilité, pouvoirs et
société » (J.-P. Chaline, N. Gauthier, F. Thélamon, A.
Vauchez et M. Vénard).
3. Maurice Agulhon, texte préparatoire au colloque
« Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne
et en Suisse », Bad-Homburg (RFA), avril 1983.
4. La formule est de Jean-Paul Sartre, qui écrivait dans
France-Observateur au lendemain de la mort d'Albert Camus :
« Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n'est
rien — dût-on ne jamais se revoir —, tout juste une autre
manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le
petit monde étroit qui nous est donné » {France-Observateur,
7 janvier 1960, repris dans Situations VI, Paris, Gallimard,
1964, 462 p., p. 16).
ENJEUX
pour définir de telles structures. Mais
ces « réseaux » sont eux-mêmes souvent
fondés sur des éléments aux contours
plus difficiles à cerner. La sympathie et
l'amitié, par exemple, et, a contrario, la
rivalité et l'hostilité, la rancune et la
jalousie, la rupture et la brouille, jouent,
comme dans toute microsociété, un rôle
parfois décisif1. La revue, notamment,
structure le champ intellectuel par des
mécanismes antagonistes d'adhésion - par
les amitiés qui la sous-tendent, les fidélités
qu'elle s'attache et l'influence qu'elle
exerce - et d'exclusion - par les positions
prises, les débats suscités et les scissions
apparues. Et les pétitions, qui permettent
de « se compter sur une protestation »2,
dessinent aussi des lignes de faille dans
la communauté intellectuelle. Leur étude
constitue, de surcroît, un bon
sismographe pour déceler et mesurer les
secousses, les ondes et les frémissements
qui ont parcouru cette communauté. Dans
ces conditions, il serait bien léger d'éluder
ces questions essentielles : comment se
forment les comités de lecture et les
rédactions, les associations de soutien et
les listes de pétitionnaires3 ?
1. Ce qui pose, du reste, le problème du poids de
l'affectivité dans un milieu théoriquement placé sous le signe
de la Raison. L'imbrication des tensions dues aux débats
d'idées avec ces facteurs affectifs est bien marquée par Jean-
Paul Sartre dans le texte signalé à la note précédente. Le
philosophe ajoutait, en effet : « Cela ne m'empêchait pas de
penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur
le journal qu'il lisait, et de me dire : « Qu'en dit-il ? Qu'en
dit-il en ce moment ? »
2. La formule est de Charles Maurras (cf. Jean-Pierre
Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie
française, 1899-1904, Paris, Editions Beauchesne, 1977, 120 p.,
p. 9).
3. Assurément, la liste de ces questions essentielles n'est
pas ici exhaustive, tout comme n'ont pas été inventoriées
toutes les structures de sociabilité — qui varient d'ailleurs,
on l'a dit, avec les époques et les sous-groupes étudiés -
qui quadrillent et sous-tendent le milieu intellectuel. Tenter
d'en ébaucher une typologie serait, dans les limites de cet
article, aléatoire. Les « salons », à la charnière des deux
siècles, constituent, à coup sûr, une piste à suivre, tout
comme celle des « clubs », case importante, à certains moments
de l'histoire nationale, du jeu de l'oie des clercs. La revue,
nous l'avons vu, constitue un observatoire de premier plan
pour étudier non seulement le mouvement des idées mais
aussi la sociabilité du milieu intellectuel : des recherches ont
été menées (ainsi, celle de Michel Winock sur l'Histoire
politique de la revue * Esprit », Paris, le Seuil, 1975), d'autres
sont en cours (Marie-France Raflin, par exemple, sur Socialisme
104
Et, pour y répondre, il faut notamment
inventorier les possibles solidarités
d'origine — d'âge ou d'études. Dès lors, une
archéologie des « réseaux » s'impose. Il
est logique, par exemple, dans le cas
d'intellectuels, de remonter à leurs jeunes
années universitaires, à un âge où les
influences s'exercent sur un terrain
meuble4. D'autant que cette démarche
rétrospective, cette remontée vers les
sources de l'éveil intellectuel et politique,
permettent aussi, parfois, de repérer, sur
une carte de l'esprit, les carrefours, déjà
évoqués, où se tenaient maîtres à penser
et « éveilleurs »\
O MICROCLIMATS
La sociabilité peut toutefois s'entendre
aussi d'une autre façon . Ces « réseaux »
sécrètent, en effet, des microclimats à
l'ombre desquels l'activité et le
comportement des intellectuels qui s'y rattachent
présentent souvent des traits spécifiques.
Et, ainsi entendu, le mot sociabilité revêt
donc d'une double acception, à la fois
« réseaux » qui structurent et « micro-
ou barbarie), et un ouvrage de syndièse sur l'histoire des
revues est en préparation (Olivier Corpet).
4. Pour l'étude politique du milieu étudiant, les archives
de police (sous-série F7 des Archives nationales, ou archives
de la Préfecture de police) et, d'une certaine façon, celles
de l'académie de Paris (sous-série AJ 16) constituent une
source précieuse. Nous les avons utilisées, par exemple,
parallèlement à d'autres sources, pour étudier la vie politique
au Quartier latin avant et après la première guerre mondiale,
notamment au moment des « affaires » Thalamas et Scelle
(cf. Kbâgneux et normaliens..., op. cit., p. 388-442 et 1470-
1507 ; cf. aussi, fondé sur les mêmes sources, notre article
« Action française : main basse sur le Quartier latin ! »,
L'Histoire, 51, décembre 1982, p. 6-15). A la croisée de
l'histoire politique et de l'histoire intellectuelle, et éclairant
aussi bien les racines d'un phénomène de génération que la
mise en place, conjointe, de « réseaux », l'ouvrage d'Alain
Monchablon consacré à YHistoire de l'UNEF de 1956 à 1968
(Paris, PUF, 1983) est un exemple - réussi - de cette
« archéologie » prenant le milieu étudiant comme champ de
fouilles.
5. Cette remontée à la source réserve parfois d'utiles
découvertes ou confirmations « ponctuelles » : en leurs années
étudiantes, par exemple, Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-
Ponty, futurs animateurs des Temps modernes, étaient...
totalement apolitiques, Raymond Aron était... socialiste (cf.
Jean-François Sirinelli, « Raymond Aron avant Raymond
Aron (1923-1933) », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2,
avril 1984, p. 15-30), et Claude Lévi-Strauss... secrétaire
général de la Fédération nationale des étudiants socialistes
(cf. Khâgneux et normaliens..., op. cit., p. 693 et suiv.).

climat » qui caractérise un microcosme
intellectuel particulier.
Le milieu des jeunes gens d'Action
française de l'entre-deux-guerres illustre
bien ce double aspect. La pensée de
Maurras et de Daudet lui confère un
ciment idéologique, la page culturelle de
L'Action française façonne puis reflète -
quand ces jeunes gens y collaboreront —
une sensibilité, et la Ligue et son
organisation étudiante lui fournissent une
structure d'accueil. Mais ce milieu se
définit aussi, apparemment, par une vie
relationnelle propre. Le thème de l'amitié,
notamment, revient très souvent dans les
souvenirs des acteurs de l'époque. Le
« nous » employé par Robert Brasillach
dans Notre avant-guerre et la tonalité
des premiers chapitres de l'ouvrage sont,
à cet égard, révélateurs. De la même
façon, Philippe Ariès, dans ses souvenirs,
après avoir évoqué ses amis politiques
des années 1930 - entre autres, le
philosophe Pierre Boutang, l'historien Raoul
Girardet et le géographe Jean-François
Gravier -, écrit que cette époque fut
avant tout pour lui le « temps de
l'amitié » K Quant à Jacques Laurent,
son séjour à l'Action française lui donna
« l'illusion de l'amitié et même de l'amitié
réelle »2.
De même, mais sur une autre échelle,
le microcosme des élèves du philosophe
Alain, professeur de khâgne au lycée
Henri-IV jusqu'en 1933, a constitué dans
l'entre-deux-guerres un groupement soudé
par l'admiration commune pour un
homme, animé par la foi dans un combat,
le combat pacifiste, et relayé par une
revue au tirage presque confidentiel, Les
Libres propos.
Là encore, la description de ces
1. Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Paris, Le
Seuil, 1980, 222 p., p. 71. Fort de ses propres recherches
historiques, Philippe Ariès suggérait d'ailleurs d'appliquer le
terme « sociabilité » aux liens qui unissaient le petit groupe
de maurrassiens auquel il appartenait {ibid., p. 52).
2. Jacques Laurent, Histoire égoïste, Paris, La Table
ronde, 1976, 374 p., p. 124.
105
ENJEUX
cosmes maurrassiens ou aliniens exige
plus que des vues prises d'altitude, et
l'analyse du mécanisme d'un « réseau »
intellectuel demande que soient
minutieusement démontées les pièces et mis
à nu leur agencement3.
O GÉNÉRATIONS INTELLECTUELLES
Parmi ces pièces constitutives figurent
souvent, on l'a dit, les solidarités d'âge.
Et, de fait, autant que la sociabilité et
la trajectoire, la génération intellectuelle
constitue un outil de recherches
opératoire. A condition, toutefois, de dissiper
les équivoques qui rendent délicate toute
tentative de définition. Les générations
intellectuelles, en effet, sont, par essence,
multiformes, élastiques et touffues.
Précisons auparavant que c'est à dessein
que nous employons l'expression «
génération intellectuelle », dans un sens que
l'usage d'un adjectif rend restrictif. Car
si notre conviction est que la notion de
génération possède, pour enrichir la
démarche historique, d'incontestables
vertus, nous partageons toutefois l'analyse
de Raoul Girardet selon laquelle un
emploi trop large de cette notion est
scientifiquement hasardeux, alors qu'il est
fécond « par rapport à un groupe
particulier de la communauté nationale -
groupe idéologiquement et sociologique-
ment clairement circonscrit » 4. Le milieu
intellectuel, en l'occurrence, apparaît
comme pouvant se prêter à une telle
investigation, malgré son inévitable
diversité idéologique.
Encore que cet aspect multiforme fasse
3. Les recherches de Pascal Balmand sur Denis de
Rougemont, par exemple, permettront de mieux connaître
l'agencement du milieu constitué par ceux qu'il est convenu
d'appeler les « non-conformistes des années 30 », jusqu'ici
étudiés surtout dans une perspective « idéologique ». Leur
agrégation en un ensemble relativement homogène est-elle
une vue rétrospective d'historien, ou constituaient-ils
effectivement un « réseau » structuré et soudé par des affinités
et des solidarités multiples ?
4. Raoul Girardet, « Du concept de génération à la
notion de contemporanéité », Revue d'histoire moderne et
contemporaine, avril-juin 1983, p. 257-270, citation p. 261.
ENJEUX
surgir une première ambiguïté. Comme
l'a souligné Annie Kriegel à propos des
composantes contrastées voire
contradictoires qui constituent une génération, « la
légitimité de la représentation paradig-
matique n'a pas de fondement quantitatif :
elle ne découle que de la capacité à se
faire reconnaître comme étant celle qui
produit le maximum d'identité
différentielle » '. De fait, l'effet de génération
naît parfois au sein d'un rameau d'une
classe d'âge reconnu ensuite par la
mémoire collective, souvent abusivement,
comme représentatif de l'ensemble de la
cohorte démographique : ainsi en a-t-il
été du « gauchisme » de 1968 incarnant
au regard de l'histoire - statistiquement
à tort — le milieu étudiant des années
1960.
Mais là n'est pas le seul obstacle au
bon usage de la notion de génération
intellectuelle. L'élasticité de ces
générations interdit, en effet, dans leur
étalonnage 2, de savantes moyennes
arithmétiques. Marc Bloch, du reste, avait
naguère attiré l'attention des chercheurs
sur la distinction entre « générations
longues » et « générations courtes »\ Et
il semble bien que, sous le coup, sans
doute, des grandes secousses du siècle,
se soit opéré un phénomène de
différenciation rapide des vagues démographiques
en générations plutôt « courtes », qui
rend complexe la mise au point d'une
échelle stratigraphique des grandes géné-
1. Annie Kriegel, « Le concept politique de génération :
apogée et déclin », Commentaire, 2 (7), automne 1979, p. 390-
399, citation p. 395.
2. Un groupe de travail, que nous avons constitué à
l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS), s'est assigné,
entre autres tâches, l'étalonnage et l'étude des générations
intellectuelles depuis l'avant-guerre. Par ailleurs, durant cette
année universitaire 1985-1986, un séminaire de l'Institut
d'études politiques de Paris, animé par Jean-Pierre Azéma
et Michel Winock, étudie également ces générations
intellectuelles.
3. Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, Paris, Armand
Colin, 1974 (rééd.), 167 p., p. 151 (coll. « U prisme »). Un
autre médiéviste avait également médité en pionnier sur la
notion de génération et son utilisation par la corporation
historienne : cf. Yves Renouard, « La notion de génération
en histoire », Revue historique, 1, 1953, p. 1-23.
106
rations et qui est particulièrement sensible
dans cette caisse de résonance qu'est
devenu progressivement le milieu
intellectuel.
D'autant que ces générations sont
également touffues. Chacune d'entre elles ne
constitue pas une sorte de bosquet bien
taillé, plus ou moins épais et composé
de quelques classes d'âge mises en gerbe.
Ces classes se prêtent, en effet,
difficilement à l'harmonie régulière de
l'ordonnance à la française. Difficilement
ajustables, elles forment donc des
ensembles complexes aux contours
incertains et aux parois poreuses.
Ce qui nous conduit, en fait, au
problème de la définition d'une génération
intellectuelle. Grossièrement et sous
bénéfice d'inventaire - puisqu'il serait, en
tout état de cause, illogique de partir,
dans ce domaine, d'une définition qui
doit au contraire se dégager de l'étude
du terrain ! —, deux approches sont
possibles.
Une génération intellectuelle peut,
d'abord, naître de la rencontre de jeunes
gens en cours d'étude ou au seuil de
métiers « culturels » avec un événement
ou une crise fondateurs, entraînant une
empreinte commune dans les sensibilités :
une guerre, par exemple, ou un
ébranlement de la communauté nationale,
comme au moment de l'affaire Dreyfus4.
Un telle définition, nous objectera-t-on,
est bien floue, car ces crises ne touchent
pas une seule classe d'âge mais, par leur
ampleur même, l'ensemble du corps
civique ! Ce serait oublier « qu'un
événement n'a pu être générateur de
génération que pour ceux qui n'ont pas été
exposés à un événement antérieur lui-
4. Les travaux de Christophe Charle montrent bien la
propagation de l'onde de l'affaire Dreyfus en milieu intellectuel.
Et sur le vesnl plus précisément socialiste des intellectuels
nés dans les dernières décennies du 19e siècle, la recherche
entreprise par Christophe Prochasson devrait apporter
également plus de clarté sur la période, et notamment à travers
la notion de génération.

même générateur de génération » 1 : ainsi,
les jeunes hommes de trente ans en 1955
seront moins touchés par le mendésisme
que leurs cadets âgés de vingt ans, car
ils auront été souvent attirés dix ans plus
tôt, à l'âge des premiers engagements,
par le communisme2 ; de même, si
nombre d'intellectuels de trente ans ont
été marqués par la crise de mai 1968,
cette crise n'a pas joué le rôle de levain
de leur génération, déjà touchée dix ans
plus tôt par la guerre d'Algérie3.
Autre objection possible : l'approche
par l'événement fondateur, par sa nature
même, n'est applicable qu'aux périodes
troublées. Les phases de consensus de la
communauté nationale n'engendreraient-
elles pour autant que des générations
mort-nées ? La réponse, assurément, est
négative. D'une part, l'accélération de
l'histoire, en ce siècle de tempêtes, a la
plupart du temps rattrapé les classes d'âge
avant que le tourniquet du temps ne les
retire de la scène sans estampille
historique. D'autre part, même par temps
calme4, des générations intellectuelles
1. Pierre Favre, « Génération : un concept pour les
sciences sociales ? », communication à la table ronde sur
« Génération et politique », animée par Annick Percheron
lors du congrès de l'Association française de science politique,
Paris, octobre 1981, 19 p., p. 13.
2. Sur les intellectuels communistes de l'après-guerre,
les travaux de Jeannine Verdès-Leroux et ceux de Marc Lazar
ont réalisé de belles percées, fructueuses à la fois sur le plan
méthodologique et par leurs apports à la connaissance d'un
milieu, de sa sensibilité et de sa sociabilité. Il est à noter
que dans de tels milieux à sociabilité « dense » comme ceux
des intellectuels communistes ou maurrassiens, l'effet de
génération survit aux exclusions ou aux dissidences, à travers
le phénomène de stratification des « ex ». Là encore, à la
croisée des notions de sociabilité et de génération, il existe
pour une nouvelle... génération de jeunes historiens un champ
encore peu exploré.
3. Sur certaines de ces générations intellectuelles d'après-
guerre, cf. nos deux études, « Les normaliens de la rue
d'Ulm après 1945 : une génération communiste ? », à paraître
dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, et « Les
intellectuels et Pierre Mendès France : un phénomène de
génération ? », actes du colloque organisé en décembre 1984
par l'Institut d'histoire du temps présent, Pierre Mendès
France et le mendésisme, Paris, Fayard, 1985.
4. A supposer, du reste, que la notion de calme ait
une signification en histoire intellectuelle. Comme le remarque
Raymond Aron, « il y a peu de générations qui n'aient eu
l'impression de vivre une " crise " ou même d'être à un
" tournant ". Depuis le XVIe siècle, ce que l'on trouverait
le plus difficilement, c'est une génération qui ait cru vivre
dans une période stabilisée » (Les étapes de la pensée
sociologique, Paris, Gallimard, 1967, 660 p., p. 309).
107
ENJEUX
naissent et croissent, entendues alors dans
une acception plus culturelle que
politique. A charge, dans ce cas, pour
l'historien, nanti de cette seconde
approche possible de la génération, de
sonder ce qui, dans l'air du temps
intellectuel, cimente une cohorte
démographique de jeunes clercs en herbe en la
distinguant de la précédente. Avant même
que le rameau « intellectuel » de la
génération du baby-boom5, qui eut vingt ans
à l'époque apaisée de l'après-1962, n'aille
à son rendez-vous avec l'histoire dans
l'effervescence de la fin de la décennie,
elle avait trouvé une relative unité dans
le climat idéologique du temps : maintien
global de la sphère des clercs à gauche,
mais début de l'érosion des positions du
marxisme, renaissance d'une extrême
gauche au flanc du Parti communiste, et,
sur le plan culturel, début des « années »
Lévi-Strauss, Lacan et bientôt Foucault.
O UN « POUVOIR INTELLECTUEL » ?
L'histoire des intellectuels, somme
toute, doit être tout à la fois scrupuleuse
dans ses méthodes et ambitieuse dans ses
fins : sous-tendue notamment par un
projet de géodésie devant permettre la
mise au point de cartes des grands
parcours du siècle, elle se veut tout à la
fois archéologie, géographie et
généalogie : archéologie, par la mise à nu de
solidarités d'origine et de phénomènes de
stratification générationnelle, éclairant la
géographie de l'intelligentsia à une date
donnée ; généalogie avec la recherche des
5. Cette deuxième approche, il est vrai, convient moins
bien aux seules générations intellectuelles. Elle permet, en
revanche, de mieux saisir certaines des générations « sociales » :
ainsi, précisément, celle du baby boom, devenue la « génération
de Salut les copains » au cœur des « trente Glorieuses ».
Nous renvoyons, sur ce point, aux analyses que nous avons
développées dans le chapitre 18, « A la recherche de la France
contemporaine (1939-1984) », de la nouvelle édition de YHis-
toire de la civilisation française de Georges Duby et Robert
Mandrou, Paris, Armand Colin, 1984, p. 333-412 (coll « U »).
ENJEUX
influences * et, donc, des phénomènes de
filiation. Cette histoire ne peut donc
consister seulement en la description du
rôle des clercs dans la vie de la cité en
tant que groupes de pression — formant,
du reste, un ensemble composite. Lui
échoit également l'étude de la constitution
de ces groupes et de leurs mécanismes
internes 2.
Alors pourra-t-on sans doute, par-delà
les procès de canonisation ou, au
contraire, de sorcellerie, répondre à cette
interrogation fondamentale pour une
meilleure compréhension du 20e siècle fran-
çais : existe-t-il un « pouvoir
intellectuel » ? Ce qui revient, en fait,
pour l'historien des clercs, à tenter de
1. Dans une typologie des agents d'influence (maîtres à
penser, « éveilleurs », etc.), il conviendrait peut-être d'intégrer
une catégorie qui se dérobe à l'investigation de l'historien,
aussi bien par sa base statistique réduite que par sa vocation
à l'ombre : les manipulateurs. Pour l'entre-deux-guerres, un
cas semble maintenant bien localisé : Willi Münzenberg,
inventeur habile des front organisations, organisations de
façade pourvoyeuses en « compagnons de route ». Pour l'après-
1945, l'historien, faute de recul et d'archives (!), hésite, pour
l'instant, à jeter ses filets en eau trouble. La littérature, en
revanche, s'est déjà emparée du thème, par exemple avec Le
montage de Vladimir Volkoff.
2. Ainsi qu'il était signalé plus haut, les instruments
d'investigation évoqués dans cet article ont été utilisés dans
notre thèse de doctorat. Cette recherche se voulait, en effet,
une triple contribution à l'histoire des intellectuels, par l'étude
d'une institution, la khâgne, par la reconstitution d'un milieu
« typé » à la fois sociologiquement (cf. Jean-François Sirinelli,
« The Ecole normale supérieure and elite formation and
selection during the Third Republic », Elites in France, dirigé
par Jolyon Howorth et Philip G. Cerny, Londres, Frances
Pinter, 1981, p. 66-77), culturellement (sur ce point, cf. notre
contribution aux Lieux de mémoire, tome 3, La Nation II,
sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, à paraître
en 1986) et politiquement, et par l'histoire d'une génération
pacifiste née vers 1905 et confrontée aux turbulences de la
montée des périls puis aux orages du second conflit mondial.
Deux groupes de normaliens de cette génération, notamment,
ont vu les itinéraires de leurs membres étudiés, dans cette
recherche, jusqu'en 1945 : les socialistes issus du Groupe
d'études socialistes des Ecoles normales supérieures, qu'anima
au milieu des années 1920 le futur historien Georges Lefranc,
et les élèves du philosophe Alain (nous avons plus longuement
exposé ces axes de recherche dans « Khâgneux et normaliens
des années vingt : contribution à l'histoire des intellectuels
français », Bulletin de la Société d'histoire moderne, 21, 1984,
p. 6-17).
108
faire la lumière sur deux points essentiels :
quelles ont été la nature et les modalités
de leur intervention ? Et quelle fut son
efficacité ? En définitive, les intellectuels
ont-ils pesé sur l'événement et ont-ils été
ainsi des protagonistes des joutes
politiques, ou n'en ont-ils été que les hérauts,
encourageants de la plume et du verbe
depuis des tréteaux bien protégés ?
De toute façon, acteurs ou spectateurs,
les intellectuels ont vécu une histoire
rythmée par ces joutes. Si la courbe de
leur intervention a été globalement
croissante, les phases d'intensification de leur
rôle ont coïncidé avec les crises de la
communauté nationale et les phases de
ralentissement avec les périodes plus
apaisées. Il y a donc aussi, on l'a dit, une
histoire des fluctuations de l'engagement
des clercs à écrire. Démarche qui
permettrait notamment de répondre à cette
autre question, d'histoire immédiate : les
remises en cause observées dans la sphère
intellectuelle depuis une décennie
marquent-elles la fin d'un trend séculaire ?
Ou bien l'entrée dans une phase B de
reflux ? Ou, plus prosaïquement, un cycle
interdécennal de repli passager ?
D
Jean-François Sirinelli, assistant d'histoire
contemporaine à l'Université de Paris X, vient de
soutenir sa thèse de doctorat d'Etat sur Khâgneux
et normaliens des années vingt. // anime à
l'Institut d'histoire du temps présent du CNRS
un groupe de travail sur l'histoire des intellectuels
et publiera prochainement, avec Pascal Ory, un
livre sur ce sujet chez Armand Colin. Vingtième
siècle. Revue d'histoire a publié son « Raymond
Aron avant Raymond Aron (1923-1933) » dans
son n° 2 (avril 1984).