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Mucchielli Laurent. Une lecture de Langlois et Seignobos. In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire au
risque des historiens. pp. 130-136;
doi : 10.3406/espat.1995.3968
http://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1995_num_59_1_3968
Résumé
Cet article argumente la nécessité d'une lecture historiciste du livre de Langlois et Seignobos qui, pour
être compris, doit être situé dans le champ des sciences sociales en plein essor à la fin du XIXe siècle.
On découvre alors que, loin d'être un manifeste joyeux de la méthode historique, ce livre est en réalité
déjà une réaction face aux sociologues, une défense et une crispation sur l'identité menacée de la
discipline historique. À côté des principes méthodologiques classiquement enseignés à l'École des
Chartes et ailleurs, Seignobos a ainsi placé tout un système d'attaque (ou plutôt de défense) qu'il faut
mettre en évidence au milieu du discours apparemment académique.
fr
Laurent Mucchielli
This article puts fonvard arguments for the necessity of a historicist's view
of Langlois and Seignobos 'book, which, in order to be understood, must
be situated in the context of Social Sciences in full expansion at the close
of the XLXth Century. The author discovers that this book, far from being
a joyful manifesto of the historical method, is already in reality a reaction
to the sociologists, a defence of and a state of tension over History's
menaced identity. Besides the methodological principles classicly taught at the
Ecole des Chartes and elsewhere, Seignobos has thus set out a system of
attack (or rather defence) which must be given prominence amidst
apparently academic discourse.
:
période assez calme de la vie intellectuelle de la discipline, où
nul ne prétend plus régenter la manière dont il faut faire de
l'histoire, les historiens s'offrent quelques redécouvertes, quelques
relectures jadis taboues. Tel est le cas de la fameuse Introduction aux
études historiques que publièrent Charles- Victor Langlois et Charles
Seignobos en 1897. Mon propos n'est pas de me situer directement par
rapport aux commentaires récents ', mais d'illustrer sur l'exemple de ce 1"Préface"
Cf. surtout
à Charles-Victor
«Madeleine Rebérioux,
Langlois et
texte la nécessité pour les historiens d'être, face à l'histoire de leur Charles Seignobos, Introduction aux
discipline, aussi historicistes que dans leurs recherches habituelles. Cette études historiques, Paris : Kimé, 1992,
position n'est qu'apparemment paradoxale : les recherches sur p. 7-26 et «Antoine Prost, "Seignobos
revisité", Vingtième Siècle, 43, 1994, p.
;
l'histoire de la discipline historique en France ne font que commencer. Il a 100-118.
par exemple fallu attendre octobre 1994 pour qu'on s'interroge enfin
sérieusement sur le rôle d'Henri Berr et de la Revue de Synthèse
Historique 2. Jusqu'à présent, entre 1885 (date à laquelle s'arrêtait 2 «Colloque international "L'histoire, la
brusquement la recherche déjà ancienne de Carbonell) et 1929, date philosophie, la synthèse Henri Berr et
la culture cle son temps", 24-26 oct.
:
mythique de la fondation des Annales, à l'exception du fameux débat 1994, Paris (Imec). Les actes seront
entre Simiand et Seignobos, on ignore à peu près tout des mouvements publiés dans la Revue de Synthèse.
intellectuels qui agitaient pourtant fortement la discipline au tournant
du siècle \ Je commencerai donc par rappeler les grands axes de ce 3 «Charles-Olivier Carbonell, Histoire
contexte pour mieux y situer ensuite Langlois et Seignobos et montrer et historiens. Une mutation idéologique
des historiens français, 1865-1885,
comment, dans son projet général et dans le détail de son Toulouse Privât. Sur la période qui
argumentation, leur texte prend alors tout son sens. précède immédiatement celle qui nous
:
intéresse, il convient aussi de
mention er l'étude de «François Hartog, Le
xix' siècle et l'histoire. Le cas Fustel de
Coulanges, Paris Pur, 1988. A
contrario, pour une première tentative
:
française de synthèse (provisoire) de la
L'émergence de l'idée de science sociale génération suivante, cf. «Laurent
Mucchielli, "Aux origines de la
à la fin du XIXe siècle. Nouvelle Histoire en France
l'évolution intellectuelle et la formation du
:
champ des sciences sociales (1880-
1930)", Revue de Synthèse, n°l, 1995,
.
Les années 1885-1900 sont marquées par l'émergence de l'aspiration
à constituer une véritable Science sociale, aspiration qui se heurte en
histoire à un certain traditionalisme, à une frilosité doublée parfois - et
ce sera le cas chez Langlois et Seignobos - d'un certain mépris pour
les "essayistes", les écrivains qui ne sont pas du métier.
Les premières attaques proviennent en effet d'auteurs marginaux
dans le champ universitaire de l'époque. Ainsi, par exemple, le
philosophe Louis Bourdeau (L'histoire et les historiens, 1888), tout comme le
statisticien Paul Mougeolle (Les problèmes de l'histoire, 1886), réclament
la constitution d'une véritable "mésologie", ou science des milieux
sociaux, qui, armée de l'outil statistique, fasse enfin l'histoire des
peuples, des masses, et non plus l'histoire politique, le récit des actions Après 1890, le mot
héroïques des rois et des papes. "sociologie" est
Après 1890, le mot "Sociologie" est clairement "à la mode" ainsi que clairement "à la mode'
l'écriront de nombreux acteurs (Durkheim, Simiand, Hauser,...). En
1893, René Worms crée la Revue internationale de sociologie, la même
année Emile Durkheim publie une thèse très remarquée en Sorbonne,
De la division du travail social, et apparaît désormais comme le prin-
:
"conditions matérielles" de la vie humaine (description et recensement des
individus, de leur état physique, de leurs conditions cle vie
géographiques et de l'état de leurs techniques) ; 2/ les "habitudes
intellectuelles" (langue, art, science, philosophie, morale, religion) ; 3/ les
"coutumes matérielles" (alimentation, habitation, emploi du temps, Lucien Febvre n'avait pas
cérémonial social, divertissement) ; 4/ les "coutumes économiques" tout à fait tort de s'en prendre
(production, transport et industrie, commerce, répartition) ; 5/ les à l'"histoire-tableau" et au
"institutions sociales" (famille, éducation, classes sociales) ; enfin 6/ les "système de la commode"
"institutions publiques" (politiques, ecclésiastiques, internationales). de Seignobos.
Cette classification des faits abstraite et parfois très arbitraire sera
évidemment très critiquée par les sociologues, mais remarquons
immédiatement un détail hautement signifiant, qui est que Seignobos a
assorti son tableau de quelques commentaires étonnants les rubriques
:
2 et 3 sont affublées entre parenthèses de la mention "non
obligatoires", la rubrique 6 est par contre jugée "obligatoire", alors que les
rubriques 1, 3 et 4 ne comportent aucune précision de ce genre. En
définitive, la seule rubrique "obligatoire" pour l'historien est donc celle
consacrée aux "institutions politiques "'". On voit que Lucien Febvre 10 Ibid., p. 192-193.
n'avait pas tout à fait tort de s'en prendre à "l'histoire-tableau" et au
"système de la commode" de Seignobos ". Et on s'en persuade encore 11 «Lucien Febvre, "Pour la synthèse,
davantage à la lecture des pages suivantes où Seignobos, tout en contre l'histoire-tableau. Une histoire de
la Russie moderne. Politique d'abord ?",
reconnaissant d'abord que les faits collectifs constituent "une portion Revue de synthèse, 1934, repris dans
capitale de l'histoire", s'empresse d'ajouter qu'il restera toujours des faits Combats pour l'histoire, Paris Armand
Colin, 2-' éd., 1992, p. 70-74.
:
strictement individuels et surtout que ces derniers constituent
"l'élément proprement historique" de l'histoire 12. De plus, il ajoute que ce 12 Ibid., p. 195.
questionnaire ne livre que l'état d'une société à un moment donné de
son histoire, et il oppose à ces faits cle structure, ces "états statiques" ,
les "faits successifs" qui témoignent au contraire de changement, qui
constituent u l'évolution'' '.
La suite est prévisible. De fil en aiguille, l'évolution historique est
présentée comme "une série d'accidents individuels" "qui sont le point
de départ d'un ensemble de grandes transformations". La conclusion
générale est fatale "Ainsi l'histoire scientifique peut reprendre pour les
:
sociologues rebondit à plusieurs reprises. Seignobos poursuivra l'offensive Livet (éds.), Au berceau des Annales,
Presses de l'IEP de Toulouse, 1983, p.
en 1901 (en explicitant cette fois-ci clairement le fait que sa critique 219-230 ; cf. aussi «Bernard-Pierre
vise la sociologie) ; à quoi Simiand répondra au nom des sociologues Lécuyer, "Singularité des faits et vérités
statistiques à partir de la controverse
en 1903 lfi- La confrontation finale aura lieu entre 1906 et 1908 devant Simiand-Seignobos", in Jacqueline
:
à Henri Berr et l'enterrement du Langlois et Seignobos par Gabriel 17 «Laurent Mucchielli, "François
Monod, en 1909, à l'occasion des noces d'argent de sa revue : "Le Simiand, l'épistémologie durkheimien-
mouvement sur lequel la Revue de synthèse historique nous renseigne et ne, l'ancienne et la nouvelle histoire",
in Jean-Claude Debeir, Lucien Gillard
auquel elle contribue est d'autant plus digne d'attention qu'il sert et Michel Rosier (éds.), François
d'utile contrepoids à la méfiance excessive qui, depuis une vingtaine Simiand hier et aujourd'hui, Paris
Éd. des Archives contemporaines,
: