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L’intellectuel républicain

(1870-1940) et le monde d’Albert Kahn

« Les intellectuels français ont toujours rêvé de faire la synthèse entre le sage grec, le
prophète juif et le législateur romain. Le miracle est qu’ils y soient parfois parvenu ».

Cette réflexion faite par Michel Foucault, eh bien je crois qu’on peut lui trouver une
assignation historique précise. En effet, pendant la période de la troisième République (mais
surtout entre 1870-1914), on a assisté à l’émergence d’une nouvelle figure politico-
intellectuelle originale, celle de « l’intellectuel républicain ». Celui-ci est surtout un
universitaire et, dans la mesure où l’on évoque ici Albert Kahn et son mécénat au service de
l’enseignement et de la recherche universitaire, nous centrerons notre propos sur
l’universitaire républicain. (il y a aussi des publicistes et des intellectuels libres républicains
tels Pierre Larousse ou un Zola)

Donnons tout de suite notre définition de cette catégorie « d’intellectuel ». Donnons là tout
d’abord en disant ce qu’il n’est pas, une formule NI-Ni … :
-Ce n’est pas l’intellectuel « prophète » du XIXe siècle (Hugo, R Rolland)
-Ce n’est ni vraiment (ou pas uniquement) l’intellectuel critique (critique tous azimuts)
sartrien : c'est-à-dire « quelqu’un qui se mêle de ce qui le regarde pas » en vertu de la
« conscience malheureuse » de celui qui vit la contradiction entre l’universalité de la raison et
la particularité de sa situation de classe. Et pourtant il y eut l’Affaire !
- Ce n’est ni vraiment (ou pas uniquement) l’intellectuel organique du pouvoir (Gramsci),
celui qui donne à un régime l’essentiel de son idéologie, le conseille et lui apporte expertise
sur des domaines précis (éducation, recherche). Et pourtant, les relations sont souvent
étroites d’un certain nombre d’universitaires avec le pouvoir, de Ferdinand Buisson à
l’historien Lavisse à la fin du XIXe siècle au physicien Jean Perrin dans les années
1930 !

Donc l’intellectuel républicain présente un double (ou triple visage si l’on suit Foucault),

-parfois critique du pouvoir dans certaines circonstances (le prophète juif)

-souvent expert (le législateur romain) pour le pouvoir dans des politiques publiques
nouvelles telles la construction d’une politique de la recherche dans les Années 1930 ou d’une
politique culturelle extérieure à partir de 1910

-toujours contributeur à la revivification de l’esprit civique républicain (son côté sage grec
mais un sage qui ne s’endort pas sur son « mol oreiller » !, un sage qui va « enquérant et
cherchant » dans le plein air de la Cité) en participant à des cénacles de réflexion politico-

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intellectuels, assez étroits le plus souvent, (comme en a créés Albert Kahn) ou à des
entreprises collectives de savoir ayant un impact civique

Banquier philanthrope et soutien de l’université républicaine, Albert Kahn a favorisé


incontestablement par ses nombreuses initiatives le fonctionnement de l’écosystème
propre à l’intellectuel républicain, écosystème à mi distance du pouvoir (et en tout cas ce
n’est pas une personne encartée dans un parti !) et du pur retrait savant : c’est ce que je
voudrais ce soir vous montrer en retraçant ce que fut ce moment de la fin du XIXe siècle
de l’intellectuel républicain avec la montée en puissance de l’université française (mais
aussi dans toute l’Europe) et donc de la figure du savant (ce quasi saint laïc qui vient
concurrencer la figure prestigieuse de l’écrivain).

Mais avant de décrire les trois fonctions que je viens d’énumérer (critique,
expertise, animation civique), il faudra partir d’une rapide histoire politico-sociale de la
France fin XIXe siècle pour comprendre la situation occupée par le monde universitaire
vis-à-vis du pouvoir politique et vis-à-vis des autres forces sociales dominantes qui vont
conditionner le sens de ses interventions. Nous terminerons brièvement sur la situation
durent l’E2G qui s’avère plus difficile pour « l’intellectuel républicain ».

I L’intellectuel républicain dans le champ du pouvoir fin de siècle :


(pourquoi Albert Kahn était admiratif du monde universitaire ?)

1 Montée en puissance de l’Université française à la fin du XIXe siècle

Si le processus de renforcement de l’Université s’avère un phénomène européen après 1870,


sa déclinaison française n’en reste pas moins remarquable. On sait l’importance de 1870 dans
la prise de conscience d’un retard français, scientifique, et éducatif dans un sens plus large.
Budgets publics en augmentation mais aussi aides du mécénat privé avec les figures du comte
de Chambrun (le Musée Social), la marquise Arconati-Visconti ou, bien sûr, celle d’Albert
Kahn (1898 : « Bourses autour du monde », financement de la chaire de Jean Brunhes en
1912 au Collège de France)

a) augmentation importante du nombre d’universitaires (sans les Grandes Ecoles)


. 1864 : 900
. 1894 : 1400
. 1909 : 2200
Rapportés au nombre d’étudiants, la France a un taux d’encadrement des étudiants identique à
celui du Reich : 1 enseignant pour 18 étudiants

b) outre l’augmentation quantitative, il ya aussi une profonde réorientation qualitative :


l’université française adopte le système allemand de l’université de recherche : se
généralisent séminaires, activités de publications, de direction de thésards…

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2 La relation avec le pouvoir : l’idéal d’une « République athénienne »

a) La République des années 1880-1890 qui finance à la fois :


-le renouveau de l’Université française
-et l’extension du système d’enseignement primaire (triplement du budget de l’Instruction
publique dans la décennie 1880s)

entretient des relations très étroites avec bon nombre d’universitaires


-qui sont des auxiliaires clés du pouvoir républicain dans certains postes de l’appareil
d’Etat (le philosophe Louis Liard est directeur de l’enseignement de l’Enseignement
Supérieur, Ferdinand Buisson est directeur de l’enseignement Primaire de 1879 à 1898)
- qui sont des idéologues du régime avec un Ferdinand Buisson via notamment son
Dictionnaire de Pédagogie (1883) qui paraît en fascicules et qui sera acheté par plus d’un ¼
du corps instituteur

b) Ce renouveau de l’université sous l’égide de la république (en 1879, les universités


catholiques ont perdu la collation de grades officiels) confère au monde universitaire
français un véritable « pouvoir spirituel » : tout le XIX siècle, de Saint Simon à Auguste
Comte et jusqu’à Albert Kahn, a rêvé de cette alliance idéale entre pouvoir spirituel et
pouvoir temporel. L’université républicaine donne à la République ses grandes
caractéristiques idéologiques :
. le rationalisme (mais un rationalisme souple qui conjugue les références à
Auguste Comte, au spiritualisme et à Kant)
.la croyance au progrès pour tous via une politique d’éducation universelle qui
traduit dans les faits cet idéal de rationalité (Condorcet, A. Comte)
. le pouvoir de l’individu autonome.

c) Ce monde universitaire représente en effet une élite numérique quand moins de 1% de la


population accède au niveau du Baccalauréat (cf. les 2200 universitaires en 1910 comparés
aux 50 000 d’aujourd’hui…). Albert Kahn qui croyait au pouvoir d’entraînement des élites
avait donc des bonnes raisons de mettre sa confiance dans l’exemplarité socio-intellectuelle
de l’universitaire fin de siècle

Pourtant ces deux univers du monde universitaire et du monde du pouvoir politico –


économique ne sont pas, évidemment, équivalents. Il ya des dénivellations sociales entre eux
qui pourront expliquer les tensions potentielles survenues à certains moments

3 L’univers social des Universitaires par rapport à celui des autres catégories sociales
bourgeoises
En effet, pour le résumer de manière synthétique dans les termes de la sociologie de Pierre
Bourdieu, l’intellectuel républicain est un dominé au sein des dominants. En termes de
revenus et de niveau de fortune, le monde universitaire appartient, dans la majorité des cas,
aux couches inférieures des classes moyennes. Le monde universitaire français reste dans
beaucoup de ses composantes (en lettres et sciences en tout cas) un univers méritocratique.
Ce constat sociologique a servi de principal argument, aux yeux d’historiens influencés par
Pierre Bourdieu (C. Charle) pour expliquer la rupture survenue alors pendant l’Affaire
Dreyfus entre un certain nombre d’universitaires (déçus par les premiers freins mis aux
investissements financiers de l’Université) et le pouvoir politique. Cette explication, si elle ne

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doit pas constituer le seul critère d’appréciation de l’affaire Dreyfus, reste malgré tout
intéressante pour comprendre les discordances possibles entre le monde intellectuel et le
monde du pouvoir

II L’intellectuel républicain et sa triple fonction

Des trois fonctions de l’intellectuels républicains que je vais vous présenter, je pense
qu’Albert Kahn était surtout sensible aux deux secondes qui marquaient l’association étroite
entre les intellectuels et les autres élites.

-directement en étant le conseiller du prince (comme le réalise Bergson en 1917 pour


convaincre Wilson de faire rentrer les EU en guerre)
-indirectement en participant à des réseaux plus ou moins influents sur le pouvoir)

1 La fonction critique : L’affaire Dreyfus

Je commence par la fonction la plus connue du grand public et qui souvent, même chez les
historiens, paraît résumer la tâche de l’intellectuel français au XXe siècle. Sartre après 1945,
Foucault dans les années 1970 ont chacun à leur tour repris cette fonction critique.
Juif, Albert Kahn n’a pas pu être indifférent à cette action critique. Pourtant, résolument
élitiste, ce n’est certainement pas là le rôle principal qu’il attend de l’intellectuel républicain.
Cependant, en dépit de toutes les critiques (j’y reviendrai en fin d’exposé) cette dimension
critique me semble consubstantielle à toute pensée intellectuelle un peu profonde : seule
l’inquiétude fait le savant !

2 La fonction d’expertise/ conseiller du prince

Faute d’une technocratie ad hoc jusqu’en 1945 (ENA), les Universitaires jouent un rôle de
conseillers (on les retrouve parfois [juristes] dans les cabinets ministériels) ou d’experts dans
des domaines neufs de l’action publique
. Education supérieure (Liard Lavisse)
. Politique de la recherche (E. Borel, J. Perrin)
. Politique d’action culturelle extérieure (G. Dumas, H. Hauser)

3 La fonction d’animation civique au sein de la « nébuleuse républicaine » :


(ce rôle, dans un autre contexte politique, un Michelet et un Quinet l’ont joué au XIXe
siècle mais dans un style plus prophétique)

l’aspect certainement le plus original de l’intervention politico-intellectuelle de


l’intellectuel républicain ! et longtemps ignoré… Ce qui explique qu’un banquier tel
Albert Kahn soit un membre éminent de cette configuration floue

a) Pourquoi parler de la « nébuleuse » républicaine ?


. Le monde des élites républicaines, élites politiques sociales et intellectuelles est en effet
jusqu’au début des années 1930 un univers assez flou. Pourquoi ? Parce que les partis sont
faibles jusqu’aux années 1936-1938. On a donc aux côtés des partis, une myriade

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d’associations ou cénacles, qui imbriquent le politique et la réflexion intellectuelle, structures
plus ou moins larges, plus ou moins élitistes, qui sont le cœur vivant de la République

-Ex d’associations assez larges : Les Loges maçonniques fin de siècle, la Ligue de
l’Enseignement, la Ligue des Droits de l’Homme, Ligue pour la SDN

-Cénacles politico-intellectuels étroits dont le Comité national d’études sociales et politiques


; mais aussi dans un domaine plus intellectuel, les Décades de Pontigny ou l’Encyclopédie
Française

b) cette configuration politique et sociale de la nébuleuse correspond aussi parfaitement aux


dispositions intellectuelles et morales de l’intellectuel républicain qui est un homme qui prise
la réflexion à plusieurs, soit au sein de revues, soit au sein de cénacles de discussion (Société
française de philosophie, Décades de Pontigny, Libres entretiens de l’Union pour la vérité) ou
d’autres cadres

Alors, bien qu’il soit toujours dangereux en histoire de pratiquer une sorte de
psychologie historique nationale, et de surcroît un peu intemporelle, l’intellectuel
républicain (c’est la grande leçon des Lumières après Montaigne) se veut intelligent
pour se rendre sociable : ce n’est ni le Titan philosophique (à la Hegel), ni le Diogène
solitaire et tendu que fut Nietzsche !

Ce monde de la nébuleuse qui permet les échanges assez aisés entre élites de commandement
et élites d’entraînement me paraît avoir peu à peu disparu après 1945 (même si depuis 10 ans
se forment un certain nombre de « cercles » politico-intellectuels
.quand les partis se sont renforcés.

.quand la technocratie a augmenté son poids à partir de la république gaullienne

Les Intellectuels se sont soit


.de plus en plus réfugiés dans les partis, au PCF durant l’après-guerre et à nouveau
après 68, au PS dans les années 70
. soit engagés pour certains dans la position résolue de l’expertise

c) de quoi discute-t-on dans ces cénacles politico-intellectuels et pourquoi, finalement, les


intellectuels sortent-ils de leurs ateliers savants?
A la fin du XIXe siècle, le grand problème de la République et des intellectuels en République
c’est de fonder une morale pratique et donc pour cela de suivre les grandes questions de
société qui se posent (droit du travail, problèmes d’organisation internationale).

III Les Critiques de l’intellectuel républicain

Danger dans cette triple posture :


chacune est menacée de se durcir et de verser dans une forme d’unilatéralisme de la pensée et
donc d’empêcher le jeu nécessaire entre les trois fonctions.

1 Celles contre le prophétisme:/idéalisme excessif : les « nuées » de Maurras

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(et de manière plus discrète un Valéry : cf. « vain métier de remuer toutes choses sous leurs
signes, noms, symboles, sans le contrepoids des actes réels ; Il en résulte que leurs propos sont
étonnants, leur politique dangereuse, leurs plaisirs superficiels ») Mais aussi Péguy qui
reproche aux intellectuels du « parti intellectuel » à la veille de la guerre d’être indifférents à
la réalité et à la montée des périls ;
Même reproche chez Raymond Aron dans les années 30-40.

2 Celles contre les confusions de rôle et les liens incestueux avec le pouvoir qui
conduisent à la tentation d’une doctrine officielle :

Péguy contre le « parti intellectuel » et la tentation d’une doctrine officielle de la République


(factuellement, c’était assez faux car les intellectuels républicains étaient philosophiquement
plus divers que ne le pensait Péguy même s’ils s’accordaient sur un point clé : c’est à
l’Université de fournir une doctrine de la vie pratique)
Or Péguy affirmé que pour le savant la seule voie possible, c’est « l’inquiétude » :
« les véritables savants sont des hommes de toutes parts ouverts à toute culture, à toute
philosophie, à toute pensée […] des hommes de toute culture et de toute liberté » (Notes
pour une thèse)

-Positions de E.Berl dans Mort de la pensée bourgeoise (1929), et de Nizan dans les Chiens
de Garde (1932)

3 Celles contre l’activisme civique et la superficialité : Benda et la Trahison des clercs

Conclusion

Ni dans sa tour d’ivoire (à la façon de l’universitaire allemand), ni vraiment sur les


tréteaux politiques, l’intellectuel républicain avait de quoi fasciner Albert Kahn dans
l’affichage de la rigueur savante et le souci des problèmes concrets de la Cité
républicaine abordés dans des cercles de sociabilité étroits. Monde assez élitiste dira-t-
on ? oui (numériquement) et non (l’intellectuel républicain est aux prises parfois avec
des publics assez larges comme à la Ligue des Droits de l’Homme ou comme journaliste
(Bouglé et La Dépêche) Ce rôle des intellectuels républicains doit donc être compris en
relation à la structure du pouvoir en France (mais aussi à des traits structurels beaucoup
plus anciens : poids de la culture en France, concentration de la vie intellectuelle à Paris
etc..)

On pourra considérer qu’il s’agit là d’un moment de réussite fragile ? L’éclatement du monde
en 1914, l’éclatement croissant de la pensée tout au long du XXe siècle ont rendu peut-être
impossible cette conjonction heureuse dont faisait état Foucault. Pourtant aujourd’hui
revient un peu à la fois de cette posture intellectuelle et civique caractéristique de
l’intellectuel républicain (la Républiques des Idées) et de cette indépendance (qui n’est pas
indifférence au politique) par rapport aux partis.

Il reste quelque chose d’éminemment fécond dans cette recherche d’une posture équilibrée
(qui n’est qu’un déséquilibre constant) propre à l’intellectuel républicain qui, dans l’ensemble,
a tenu les deux bouts de la chaine entre éthique de conviction d’une part et éthique de

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responsabilité de l’autre : Albert Kahn n’avait pas tort finalement d’accorder aux
universitaires républicains tout son crédit !

« Penser est facile, agir est difficile, agir selon sa pensée est ce qu’il ya au monde de plus
difficile » disait Goethe : dit plus prosaïquement : la pratique sans tête et la théorie sans
jambe sont toutes deux formes d’impuissance politique auxquelles les intellectuels
républicains se sont refusé !

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