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Les quarante piliers

Cette collection, aucune école ne la fonde, seulement l'énigme de


l'architecture invisible que nous appelons civilisation, habitacle à
l'intérieur duquel se reproduit le questionnement humain sans trêve
ni réponse.
La coupole de Sainte-Sophie à Constantinople - église devenue
mosquée, puis musée - inspire la métaphore poétique des Quarante
Piliers,' « cinq fois huit arcades de fenêtres lumineuses par où passe
lëclat de l'aurore ».
Cette voûte est « comme un ciel resplendissant », dit Paul le
Silentiaire décrivant l'œuvre de son maître, l'empereur romain-
byzantin, bâtisseur de la Grande Église et du Corps du Droit Civil,
Justinien r (vt siècle), auquel l'Occident est d'abord redevable de
sa capacité stratégique d'organiser.
Ayant pour horizon l'Anthropologie dogmatique, cette collection
accueille des écrits anciens ou d'aujourd'hui. Dogmatique veut dire
que toute civilisation, y compris donc l'occidentale, vit d'acclama-
tions de ses images, d'interprétations, de discours aspirant au statut
d'intouchables, dont les conséquences normatives tiennent à leur
authentification selon les formes.
L 'horizon rappellera au lecteur la structure oubliée,' qu'il n y a
pas de pouvoir ni de légitimité ni de commerce social de la parole
sans mises en scène, sans la théâtralisation du monde et l'emblème
d'une Référence totémique. Et ce constat - pas de société humaine
qui ne soit confrontée à l'enjeu de Raison - vaut pour la préhistoire
comme pour l'ère ultramoderne.
Un vaste champ d'érudition est ici sollicité,' la question du sujet
et les montages de la filiation, l'enveloppe esthétique des civilisa-
tions et l'édification historique des Textes, la formation des espaces
normatifi et les guerres de la représentation, la religion des sciences
et l'homme automate de la Mondialité contemporaine.

Pierre Legendre
DROIT ET RÉVOLUTION II
Harold J. Berman

Droit et Révolution
L'impact des Réformes protestantes
sur la tradition juridique occidentale

Traduit de l'anglais
par Alain Wijffels

N ote marginale
de Pierre Legendre

Ouvrage traduit
avec le concours du
Centre national du livre

Fayard
Titre original :
Law and Revolution II,'
The Impact ofthe Protestant Reformatiom on the Western Legal Tradition.
Éditeur original: The Belknap Press of Harvard University Press.
Published by arrangement with Harvard University Press.
© 2003 by the President and Fellows of Harvard College.

ISBN: 978-2-213-63559-0
© Librairie Arthème Fayard, novembre 2010, pour la traduction française.
Note marginale
L'étranger proche

Pour le public français,


la leçon d'une recherche
par Pierre Legendre

Faire circuler dans notre pays une étude de cette importance


appelle explication. Fertile en découvertes, ce livre sur le protes-
tantisme et le droit a quelque chose d'insolite au regard des
récits de l'histoire politique promus par la doxa intellectuelle et
médiatique française.
Primo, il nous éloigne de l'univers juridique familier, à partir
duquel nous jaugeons les évolutions européennes et mondiales:
un univers nettoyé, pense-t-on, du marquage reli~ieux par 1789
et rapportable à la volonté centralisatrice d'un Etat-monarque,
codificateur de règles produites par la sagacité de commissions
d'experts, sous la tutelle réitérée du fantôme napoléonien.
Secundo, oublieux de l'encombrant passé janséniste et galli-
can, oublieux de cette théologie française qui jusqu'à la loi de
Séparation des Églises et de l'État en 1905 s'escrimait à
résoudre la quadrature du cercle (concilier indépendance du
souverain et allégeance au pontife romain), le patriotisme uni-
versitaire conçoit mal que la notion de Révolution puisse être

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DROIT ET RÉVOLUTION

associée à ce qui demeure inconciliable avec nos manières natio-


nales laïcisées de penser un système de droit, à savoir la passion
évangélique de Luther et Calvin.
Enfin, autre disgrâce: dans un premier mouvement, le lec-
teur d'ici peut tomber des nues, en découvrant, à travers les
réinterprétations combattantes de la Bible depuis le XVIe siècle,
le poids insoupçonné (bien au-delà des positions discutables de
Max Weber à propos de la naissance du capitalisme) de l'her-
méneutique protestante dans la formation des deux grands
espaces étatiques avec lesquels la France a rivalisé, notre Étranger
proche, l'Allemagne et l'Angleterre; dans un deuxième temps, s'il
se laisse enseigner par la verve érudite de Harold Berman, il
comprendra mieux le manque d'entrain de la recherche hexago-
nale pour s'intéresser à la politique juridique du protestantisme,
si peu compatible avec notre héritage catholique refoulé. Ce
livre ouvre sur une terre inconnue, sur un domaine que ne fré-
quente pas - pas encore - la recherche française.
En vérité, nous sommes peu préparés à concevoir 1'« impact
des Réformes protestantes sur la tradition juridique occiden-
tale» pour une raison patente: la mentalité institutionnelle
française continue de vivre, en dépit de la levée des discrimina-
tions religieuses depuis plus d'un siècle, les effets à très long
terme de la révocation de l'Édit de Nantes (1685). Un geste
aussi néfaste, qui mettait fin à un siècle de cohabitation plus ou
moins forcée (insatisfaisante de part et d'autre) entre catho-
liques et protestants*, a pesé sur le destin du système étatique,
arrimé à la vision catholique du Prince légisk:tteur.
Un mot là-dessus. Cette vision a véhiculé une certaine idée
du lien de pouvoir, d'essence pontificaliste, une forme particu-
lière de l'esprit de forteresse propre à chaque Nation, en l'occur-
rence la passion centraliste transmise de l'Ancien Régime à la
Révolution (voir la démonstration de Tocqueville), reproduite à
travers le fonctionnement administratif et juridique de l'État au
e
XIX siècle et toujours à l'œuvre au xxe , dans le cousinage des
pratiques institutionnelles du Saint-Siège. Si nos idéaux mécon-
nus empêchent d'étudier, sauf latéralement, cette histoire fasci-
nante, à plus forte raison font-ils obstacle à une analyse

* Le lecteur trouvera un vivant exposé de cette équipée dans Gabriel Le Bras, La


Police religieuse Mns l'ancienne France, Paris, Mille et une nuits, 2010, pp. 149-215.

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NOTE MARGINALE

comparatiste des Révolutions européennes. L'apport de Berman


est une invitation à rompre avec la légende dorée de 1'« excep-
tion française» qui, mis à part les travaux de Jean Picq*,
conduit à isoler du reste de l'Europe la formation de notre sys-
tème juridique.

Selon les comptes établis par Berman, la Révolution française


- selon sa formule, « un rationalisme déiste », dont je dirai qu'il
était porteur de l'avatar catholique appelé « laïcité» - est au cin-
quième rang successoral: elle s'inscrit entre la Révolution amé-
ricaine et la bolchévique. Ainsi, prenant conscience de la place
de la France, toute sa place et rien que sa place, dans la « tradi-
tion juridique occidentale », le lecteur entrera plus aisément
dans la narration complexe élaborée par notre auteur qui, en
deux volumes successifs, s'est attaché à décrire la formation de
la Modernité juridique à l'échelle de l'Europe de l'Ouest au
cours du millénaire écoulé.
Le volume présenté ici est le tome II, précédé par l'étude
consacrée en 1983 à la période médiévale**. Voilà donc dessi-
née la fresque intégrale. Harold Berman (1918-2007) a mené à
bien son projet: mettre en scène la succession des fractures qui,
à partir du Moyen Âge identifié comme premier temps des
Révolutions européennes, ont rendu possible le développement
de la technocratie juridique, indissolublement liée aux méta-
morphoses du christianisme latin.

*
* *
L'étude des Réformes protestantes, associées aux Révolutions
allemande et anglaise, est éclairée par la préface du tome l,
énonçant une idée clé : la présence, si j'ose dire active (à l'ana-
logue d'un fond marin ou volcanique), d'un fonds civilisation-
nel dont il faut analyser la formation pour comprendre où nous
en sommes. « Nous émergeons, soulignait Berman, d'une période

* J. Picq, Une histoire de l'État en Europe. Pouvoir, justice et droit, du Moyen Age à nos
jours, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2009.
** Le volume précédent, Law and Revolution. The Formation of the Wfstern Legal
Tradition, Harvard University Press, 1983, a été traduit avec grand soin par Raoul
Audouin, Librairie de l'Université d'Aix-en-Provence, 2001.

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DROIT ET RÉVOLUTION

révolutionnaire, et nous jugeons les regards passés sur le passé:


il y eut la vision darwinienne de l'évolution, une "histoire lisse"
(smooth) , puis la vision des conflits sociaux, une "histoire catas-
trophique". Et maintenant? En ce xxe siècle finissant [en
1983], les faits sont là: désintégration sociale, effondrement
(breakdown) des communautés, déclin de l'unité et défaut de
résolution commune dans la civilisation occidentale. Cela
oblige à prendre conscience, sur un mode nouveau, du but
poursuivi par le questionnement historien, contraint de prendre
acte de la situation présente. »
Et de préciser: «Comment avançons-nous vers un futur?
Est-il possible de découvrir dans la mémoire collective de
l'expérience passée les moyens de surmonter les obstacles qui
nous barrent l'avenir? »Ainsi est né le projet d'identifier les tra-
versées révolutionnaires par une méthode qui intègre dans la
problématisation du droit (law) - «law », le vocable anglais
conserve les riches connotations antiques et médiévales héritées
du latin « lex », incluant l'horizon de la légitimité politique - les
champs philosophique, théologique ... et autres.
Relue aujourd'hui, cette préface didactique met en évidence
la carte maîtresse de Berman : une vision panoramique de l'his-
toricité, indicative d'une sensibilité d'historien du droit forte-
ment marquée par les bouleversements mondiaux observés avec
lucidité par quelques intellectuels américains. Le diagnostic est
à rapprocher de la position affichée, une décennie plus tard, par
Samuel Huntington, lequel témoignait, à partir de ses propres
compétences, d'une inquiétude comparable, souvent réfutée sur
un mode plus passionnel qu'objectivement critique par les com-
mentateurs français.
En cette Note, j'évoque la leçon à tirer de l'ouvrage proposé
au public français. Une leçon à étages, dont le principe, peut-être
plus exactement le butoir causal posé tome l, est rappelé avec
insistance par l'introduction de ce tome II: la Révolution
papale et le droit canonique. Enveloppée par une formule
annonciatrice des idéologies modernes, «Redonner forme au
monde entier» (Reformatio totius orbis), la Réforme grégorienne
au Xl e siècle (du nom du pape Grégoire VII, 1073-1085) a
donné le branle à la première Révolution. Je ne m'attarderai pas
sur le potentiel théorique de cette notion, dont Berman précise
pour lui le sens par une définition toute classique (changement

12
NOTE MARGINALE

fondamental, rapide, aux effets durables dans le système poli-


tique et social d'une société ... ). J'observe cependant que cette
position ne permet pas d'atteindre le ressort du christianisme
latin en tant que repreneur d'une Romanité reconstruite sur les
ruines de l'Empire effondré en Occident au VIe siècle. Car, pour
expliquer la force d'entraînement de la Réforme papale, il serait
nécessaire d'élucider la raison structurale pour laquelle, à
l'Ouest, le montage théologique et juridique du pontife romain
a pu faire bloc avec le droit réanimé de la défunte Rome impé-
riale jusqu'à constituer avec ce dernier un fonds traditionnel
inédit, d'où allait germer le puissant concept d'État juriste pro-
mis à l'avenir industriel. Ma remarque ici vise à situer l'aureur
Berman, manifestement tenté par l'interprétation des mouve-
ments de l'histoire, mais sur ses gardes face aux enjeux théo-
riques. Son immense et subtile érudition l'inscrit dans la lignée
d'historiens qui ont su désincarcérer la notion de Révolution
pour la rattacher à la matrice civilisationnelle de l'Occident; je
songe particulièrement à Eugen Rosenstock-Huessy et, plus
encore, à Friedrich Heer (Europa, Mutter der Revolutionen) ,
auteurs rarement honorés en France.
Cela dit, si le protestantisme a pu rejeter l'alliage pontifical
combinant l'Évangile et le droit romain, et les luthériens souli-
gner que Dieu n'a pas été révélé par des textes juridiques, il ne
s'ensuit pas que les Réformes allemande, puis anglaise aient été
en mesure de tirer un trait sur le « Droit commun» (jus com-
mune) échafaudé au Moyen Âge sous l'égide du christianisme
romanisé. L'idée même du système juridique en relation de col-
lage avec une instance monarchique dont le pontife romain
(vicaire du Christ et, par imitation du mythe impérial, « loi qui
respire») constituait le modèle pour les États séculiers en for-
mation avant le XVIe siècle, cette idée a été en quelque sorte
« protestantisée »; de la sorte, le vivier romano-canonique
médiéval a été réutilisé en tant que de besoin par les principau-
tés allemandes et la Couronne britannique. Mais ne perdons
pas de vue l'élément central, le noyau de la dynamique protes-
tante: l'insurrection radicale contre la papauté et sa production
théologique et juridique, à quoi est opposée la seule Bible, idéa-
lement tenue pour l'unique source des exégèses théologiques, de
la légitimité politique et des casuistiques du droit. Le nouvel
ouvrage de Berman étudie le destin de ce pari: comprendre

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DROIT ET RÉVOLUTION

« l'impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique »,


incluant donc le vaste ensemble construit, défait, remodelé
depuis le xne siècle, dont le protestantisme représente l'étape
moderne; l'une des étapes seulement devrais-je dire, car l'œuvre
de Berman appelle une suite: considérer synthétiquement la
Contre-Réforme catholique dans ses effets sur le droit. .. L'ave-
nir dira si le milieu historien est aujourd'hui capable de
reprendre le flambeau.

*
* *
Tenant fermement la référence au point d'ancrage des chan-
gements juridiques induits par le protestantisme - la Réforme
grégorienne et ses suites, symbolisées par les nouveaux assem-
blages de textes et l'inventivité scolastique -, le lecteur français
recevra aisément la leçon de Berman, en considérant que le type
de bouleversement surgi en Occident à partir du Moyen Âge s'est
montré d'autant plus évolutif et répétable que le christianisme,
premier discours révolutionnaire selon les données décrites,
demeurait dans son principe (en tant que secte juive ayant
rejeté la légalité juive) une construction théologique en attente
de règles sociales. Les élaborations juridiques médiévales, en
dépit des renvois formels au Décalogue par le système pontifi-
cal, ont en réalité supplanté la Bible dans les pratiques norma-
tives. Si l'on garde à l'esprit ce fait majeur, la rébellion
protestante prend toute sa portée, mettant en évidence ce qu'est
une Révolution, au sens européen dégagé par cette étude: la
cristallisation de discours porteurs de déflagrations institutionnelles.
Et l'on conçoit dès lors qu'il puisse y avoir répétition, comme le
laisse d'ailleurs entendre le vocable « révolution» - métaphore
astronomique, faut-il le rappeler? -, indicative d'une fin de
cycle et de l'ouverture d'un nouveau. Les travaux de Berman
l'illustrent parfaitement: au cours du nouveau cycle, nous
retrouvons les points de passage du précédent, c'est-à-dire en
l'occurrence, les matières examinées au fil des chapitres concer-
nant tantôt l'Allemagne, tantôt l'Angleterre (philosophie du
droit, science du droit, droit pénal, civil et économique, social),
et qui étaient déjà l'objet du tome 1.

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NOTE MARGINALE

Tout grand essai de faire les comptes du passé juridique


accomplit l'exploit de dépasser l'érudition cumulative: ne pas,
si j'ose dire, surfer sur les témoignages d'une textualité enserrée
dans des frontières décrétées objectives, mais produire le cadre
capable d'ouvrir à la pensée le champ des interprétations straté-
giques. Partisan d'une histoire éloignée du postulat techniciste
qui réduit arbitrairement la dimension du normatif, je me dois
de rendre hommage au discours implicite de la méthode
contenu dans cet ouvrage. Plus libre de ses mouvements que ne
l'est actuellement sur le continent européen la recherche dans le
domaine balisé par Berman, son enquête apporte une bouffée
d'air, en montrant ce que comporte l'entreprise à l'affût de tous
les matériaux capables de nourrir l'inquiète réflexion du savant.
Évoquer l'univers de la théologie orthodoxe, réinvestir la pro-
blématique des liturgies, des productions musicales et poé-
tiques, enfin tout ce que l'auteur désigne comme l'histoire
spirituelle - vaste étendue de questions au cœur des Réformes
protestantes et d'une tradition européenne alors en plein renou-
vellement -, c'est jeter les bases d'une relance, particulièrement
opportune, de l'esprit comparatiste si nécessaire aujourd'hui
pour appréhender les sourdes confrontations recouvertes par les
termes ambigus de Globalisation et Mondialisation.
Reste à s'engager dans l'entreprise du bilan. Berman laisse
ouverte la question de jauger, au plan général, les apports pro-
testants; j'entends par là notamment: que peut-on penser, à
l'échelle du très long terme, de l'écart possible entre le combat
mené au nom de la foi biblique et l'effectuation normative des
pouvoirs étatiques? Je me souviens d'un propos ironique de
Balzac, excessif sans aucun doute et qui néanmoins soulève le
voile des apparences chrétiennes, ici non plus pontificales, mais
réformées; évoquant le récit du péché commis au Paradis, notre
romancier parle des « protestants qui prennent la Genèse plus
au sérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes» (Une fille
d'Ève).
Sur cette pente de réflexion, une interrogation plus considé-
rable encore nous attend. Car finalement, au terme des
démonstrations développées d'un tome à l'autre pour baliser les
chemins sinueux de la tradition juridique occidentale, une
question semble résumer la philosophie du projet de Berman :

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DROIT ET RÉVOLUTION

comment l'institutionnalité européenne a-t-elle su tirer profit de


ses déchirements et s'ériger en modèle dominant ?
Mais qu'y a-t-il derrière cette dynamique de la tradition
européenne? Quelles en sont les causes? Economiques? Reli-
gieuses ? Au-delà de la doxologie héritée des thèses de Marx et
de Weber (( le saint patron des théories sociales au xxe siècle»),
se profile une interrogation plus essentielle: en quels termes la
causalité institutionnelle pourrait-elle être de nos jours formulée?
Autant dire qu'il s'agit de s'arracher au comment pour entrer
dans le pourquoi? Ici, la vigueur des propos de Harold Berman
croisant le fer avec Max Weber a valeur de témoignage sur les
limites des positions sociologiques et sur la difficulté - pour
donner sens à l'évolution des discours théologiques et juridiques
entrelacés sous l'égide du politique - d'envisager un abord qui,
un jour ou l'autre, selon moi, devra parvenir à dés occidentaliser
notre regard (horizon qui n'est pas celui de Berman).
Remerciements

Je suis reconnaissant aux Éditions Fayard, à Claude Durand


et à Olivier Nora, de l'attention portée à la publication d'un
livre qui constitue, au regard de nos usages intellectuels natio-
naux, un moment d'ouverture à la pensée institutionnelle pro-
testante, cruciale pour appréhender l'importance du conflit
culturel intra-occidental; autant dire: pour saisir la concur-
rence des christianismes dans l'élaboration de l'Empire écono-
mique et politique euro-américain. À cet hommage, j'associe
Camille Marchaut et Sandrine Palussière qui, avec la même
conviction, se sont consacrées au suivi du projet.
Rendre lisible au public français cet ouvrage évoquant les
montages complexes du droit au tournant de la Modernité était
une entreprise délicate. Historien rompu à l'expertise des grands
ensembles juridiques européens, Alain Wijffels a réussi le tour
de force d'une traduction qui rende accessible au large public la
haute technicité de systèmes de droit aussi différents que l'alle-
mand et l'anglais, dans leur relation à l'arrière-plan théologique
des deux protestantismes, luthérien et calviniste.
Mes échanges érudits avec Alain Supiot, directeur de l'Insti-
tut d'Études Avancées de Nantes, ne sont pas étrangers à
l'entreprise de traduire ce livre déstabilisateur des opinions
reçues. En juriste averti des enjeux mondiaux de ce que nous

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DROIT ET RÉVOLUTION

appelons en Occident la « religion », il en a confirmé le bien-


fondé.
Enfin, je remercie Constance Cournède qui, ajoutant à ses
travaux à l'Institut nantais, a bien voulu, par sa relecture cri-
tique, contribuer à fixer certains choix d'interprétation en
maints passages délicats du texte anglais.

P. L.
A Ruth - aIL ways, ail ways.
Préface

En dépit du sous-titre impressionnant et du grand nombre


de notes, ce livre s'adresse en premier lieu à un public général
de lecteurs. Il s'agit, sans doute, d'un sujet technique: le droit.
Mais le droit est trop important pour être abandonné à des
techniciens. De fait, de nos jours, le droit est présent dans
l'esprit de la plupart des personnes qui pensent. Les politiques
et les actions des législateurs, la réglementation et les procédures
des administrations gouvernementales et non gouvernementales,
les décisions des juges sont toutes mises en avant par tous les
principaux canaux d'information, quel que soit l'objet de leurs
interventions: relations internationales, campagnes politiques,
économie, criminalité, questions raciales, rapports entre les
sexes, ou même les nouvelles sportives.
Ce livre traite également de l'histoire et de la religion, égale-
ment des sujets trop importants pour être abandonnés aux spé-
cialistes. De plus, les spécialistes tendent à se cantonner dans
leur spécialité individuelle. Peu d'entre eux ont combiné le
droit aussi bien avec l'histoire qu'avec la religion, bien que ces
trois domaines s'entrecroisent de manière remarquable. Sans
doute, de nos jours, les éminents juristes savants qui combinent
le droit avec une autre discipline tendent à ne le combiner
qu'avec la politique. C'est une tendance qui dérange ceux

21
DROIT ET RÉVOLUTION

d'entre nous qui croient que, dans la tradition occidentale, la


vie du droit est inextricablement associée non seulement aux
aspects politiques de la société, mais également à ses valeurs
morales et à son expérience historique.
La plupart des lecteurs du volume précédent consacré au
thème Droit et Révolution, parmi eux même des juristes univer-
sitaires et des historiens professionnels, ont peut-être été surpris
d'apprendre que la tradition juridique occidentale a été forgée
aux XIIe et XIIIe siècles sous l'influence de la Révolution papale,
celle-ci ayant libéré les autorités de l'Église catholique romaine
du contrôle exercé par les empereurs, rois et seigneurs féodaux,
et ayant résulté dans la création du premier système juridique
occidental, le droit canonique catholique romain. Répondant
en partie à cette création, des systèmes juridiques de droit royal,
de droit féodal, de droit urbain et de droit commercial ont pro-
gressivement été créés à travers l'Europe. Le dualisme de pou-
voirs spirituels et séculiers et le pluralisme de pouvoirs séculiers
au sein d'un même ordre politique ont été au cœur de la forma-
tion de la tradition juridique occidentale. Si l'on en juge d'après
l'ensemble de la littérature juridique et hisrorique existante, il
est facile de prévoir que la plupart des lecteurs du présent
volume, y compris les spécialistes, seront également surpris
d'apprendre que le luthéranisme allemand et le calvinisme
anglais ont exercé une influence énorme sur la transformation
de la tradition juridique occidentale entre le XVIe siècle et le
début du XVIIIe siècle. Le protestantisme a transféré l'autorité
spirituelle et les responsabilités spirituelles aux législateurs sécu-
liers des différentes principautés et des États-nations, dont les
autorités suprêmes assumaient désormais tous les pouvoirs qui
avaient auparavant été autonomes. On peut donc dire que le
droit séculier a été spiritualisé en même temps qu'il fut nationa-
lisé. Ces faits historiques importants étaient bien connus des
auteurs appartenant à des générations antérieures, mais ils
furent oubliés au xxe siècle, lorsque le sécularisme fut lui-même
sécularisé et lorsque l'héritage juridique commun de l'Occident
s'est dissous dans d'intenses nationalismes.
Pourquoi importe-t-il de conserver la mémoire de l'influence
du christianisme catholique romain et du christianisme pro-
testant sur la tradition juridique occidentale des siècles passés?
En premier lieu, parce que nous sommes les héritiers de cette

22
PRÉFACE

tradition et que notre droit est le produit de ces influences.


Nous ne pouvons comprendre ce que sont nos institutions juri-
diques si nous ne savons pas comment elles sont devenues ce
qu'elles sont, tout comme nous ne pouvons savoir qui nous
sommes si nous ne savons pas comment nous sommes devenus
qui nous sommes. Notre histoire est notre histoire collective
commune, sans laquelle nous sommes perdus comme commu-
nauté. Si nous ne vivons que dans le présent, nous souffrons
d'un défaut de mémoire, d'une forme d'amnésie sociale, sans
savoir d'où nous venons ou vers où nous allons.
En deuxième lieu, il ne peut y avoir aucun engagement
authentique pour l'avenir sans connaissance du passé. Comme
Edmund Burke l'a enseigné il y a plus de deux siècles, un
peuple qui ne regarde pas en arrière vers ses ancêtres ne regar-
dera pas en avant vers sa postérité. Selon les paroles contempo-
raines de Teilhard de Chardin, c'est le passé qui nous révèle
comment l'avenir se construit.
En troisième lieu, il est important que nous soyons
conscients du fait que notre héritage juridique a ses racines his-
toriques dans différentes formes de la foi chrétienne, précisé-
ment parce qu'à l'esprit des générations récentes, ce fait a été
oublié, et parce que, en partie par voie de conséquence, nous ne
nous efforçons plus d'identifier les croyances fondamentales qui
sous-tendent à présent nos institutions juridiques prédomi-
nantes. En 1952 encore, un juge de la Cour Suprême des États-
Unis pouvait affirmer dans son jugement que les Américains
« sont un peuple religieux dont les institutions présupposent un
Être Suprême* ». Aujourd'hui, une telle affirmation pourrait
encore être exprimée par des hommes ou femmes politiques et
par certaines catégories de la population, mais elle ne serait plus
prononcée par un tribunal. En droit, la religion est devenue
l'affaire privée des individus; elle a largement disparu du dis-
cours juridique. Et de nos jours, il n'est pas évident de saisir
quelles sont les nouvelles croyances qui auraient remplacé les
croyances religieuses orthodoxes comme le fondement sur
lequel reposent nos institutions juridiques. En conséquence,

* Jugement du juge Wùliam O. Douglas dans la décision Zorach v. Clauson, 343


u.s. 306, 313 (1952).

23
DROIT ET RÉVOLUTION

notre discours juridique, notre ensemble de valeurs juridiques,


n'a plus la force et la vitalité qu'il avait autrefois.
En quatrième lieu, il est important de retrouver une conscience
de la dimension religieuse de notre tradition juridique, y compris
ses racines dans différentes formes de la foi chrétienne, afin de
répondre de manière créative à la nouvelle ère de l'histoire mon-
diale qui a commencé au rr siècle et au début du XXIe siècle,
caractérisée par une interaction continuelle entre l'Occident et
d'autres civilisations et cultures. Au cours du second millénaire de
l'ère chrétienne en particulier, les peuples du monde sont progres-
sivement, au fil des siècles, entrés en contact les uns avec les autres.
Par ses missionnaires, ses marchands, ses militaires, la Chrétienté
occidentale s'est progressivement construit un monde autour
d'elle. À présent, l'Occident n'est plus le centre de ce monde.
L'humanité entière est jointe dans une destinée commune par les
communications, les sciences, les technologies et les marchés à
l'échelle mondiale, d'une pan, et par les défis mondiaux: que pré-
sentent les destructions de l'environnement, les maladies, la pau-
vreté, l'oppression et les guerres dévastatrices. Bien que la plupart
des gens conçoivent encore toujours le droit dans un cadre natio-
nal, comme un droit créé par des États-nations, il existe en fait
tout un nouvel ensemble émergent de droit mondial créé par des
organisations non gouvernementales et intergouvernementales. À
une nouvelle époque d'intégration mondiale, le droit mondial doit
s'inspirer des matériaux: et des ressources spirituelles qu'offrent
non seulement l'Occident, mais également les autres cultures, et
non seulement la Chrétienté, mais également les autres systèmes
de croyances religieuses et non religieuses à travers le monde. C'est
à partir de la perspective d'une nouvelle ère d'un droit mondial
que la mémoire des sources historiques de la tradition juridique
occidentale doit être ravivée.
Enfin, la tradition juridique occidentale peut contribuer à la
société mondiale en donnant un sens unique du temps, un sens
de la signification normative d'une évolution institutionnelle pro-
gressive, continuelle, au fil des générations et des siècles. En Occi-
dent, ce sens se référait autrefois à la conception selon laquelle
Dieu se révèle dans le cours de l'histoire et enjoint à l'humanité
de chercher son salut par une réforme du monde. Chacune des
Grandes Révolutions qui ont périodiquement marqué l'évolution
du droit en Occident a en effet été fondée sur la conviction

24
PRÉFACE

qu'une violente transformation apocalyptique de la société


introduirait une nouvelle époque de fraternité entre les
hommes. Chacune de ces Révolutions a finalement abandonné
son programme apocalyptique et a réconcilié sa nouvelle vision
avec le passé pré-révolutionnaire. Si la tradition juridique occi-
dentale s'apprête à fournir une contribution positive au déve-
loppement d'un droit mondial multiculturel, ce ne sera pas par
une vision apocalyptique conduisant vers une révolution vio-
lente, mais par la foi post-révolutionnaire dans la capacité du
droit d'évoluer, c'est-à-dire de préserver une continuité tout en
s'adaptant à de nouveaux besoins et valeurs sociaux.
L'une des principales vertus de la tradition juridique occiden-
tale est en effet son caractère évolutif, sa capacité à se dévelop-
per progressivement, son adaptation consciente à de nouvelles
circonstances. La pensée juridique contemporaine a été domi-
née, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe, par un débat entre
positivistes du droit, qui considèrent le droit avant tout comme
un instrument politique comprenant des règles promulguées
par les autorités politiques et sanctionnées par la coercition éta-
tique, et les partisans d'une théorie de droit naturel, qui envisa-
gent le droit avant tout comme un instrument moral, dans
lequel les règles de droit n'ont une validité que si elles sont
conformes à des principes fondamentaux de justice. Au
e
XIX siècle, une troisième école de philosophie du droit, l'École
historique, s'est développée en opposition aussi bien à la théorie
positiviste qu'à la théorie du droit naturel. L'École historique,
de nos jours largement discréditée parmi les théoriciens du
droit, en partie parce qu'elle est assimilée à ce que l'on pense
être un nationalisme romantique, reconnaissait les origines du
droit et la source de sa validité dans l'expérience historique et
dans les valeurs historiques de la société dont elles constituent le
droit. En Allemagne, cette École mettait l'accent sur le Volks-
geist, « le génie du peuple» j aux États-Unis, cette approche
mettait l'accent sur les croyances des « Pères fondateurs» et sur
les interprétations successives de ces croyances. Le présent tra-
vail revient à une philosophie du droit antérieure aux Lumières
combinant toutes ces trois dimensions du droit -la dimension
politique, la dimension morale et la dimension historique. Une
telle philosophie du droit intégrative définit le droit comme un
processus consistant à chercher un équilibre entre l'ordre et la

25
DROIT ET RÉVOLUTION

justice à la lumière de l'expérience. Elle revient à une significa-


tion ancienne des mots latins « integrare », « guérir », et « inte-
gratio », « renouveau ».
Ainsi, l'impact de la Réforme protestante des XVIe et
XVIIe siècles sur la tradition juridique occidentale ne doit pas
uniquement être envisagé comme un épisode du passé, mais
comme une mémoire vivante influençant le présent et l'avenir.
Il n'est évidemment pas question d'en revenir au passé. Nous ne
souhaiterions d'ailleurs pas retourner vers un passé où les sys-
tèmes de croyances luthérien et calviniste n'étaient pas seule-
ment, comme nous le soulignerons dans ce livre, des sources
importantes du renouveau de l'ordre juridique et de la justice,
mais également des sources d'une domination monarchique et
de la classe aristocratique, des guerres de religions dévastatrices,
de la répression du non-conformisme et de l'apostasie, de la dis-
crimination des Juifs, de la persécution des personnes accusées
de sorcellerie, et d'autres maux.
Mais n'y a-t-il pas la possibilité et le besoin de retourner à ce
que cette époque avait de bien? Et la conviction d'un fonde-
ment religieux du droit ne constituait-elle pas une partie impor-
tante de ce qu'il y avait de bien dans cette époque? Ne serait-ce
pas une bonne chose pour le monde aujourd'hui si tous les
hommes croyaient, comme les Européens aux XVIe et
XVIIe siècles, conformément à leur héritage judaïque, que la Loi
- avec un L maj us cule - est fondée sur un commandement
divin d'aimer Dieu et d'aimer son prochain et, plus particuliè-
rement, de respecter les autorités, de ne pas tuer, de ne pas
voler, de ne pas porter atteinte aux principes moraux des rap-
ports conjugaux, de ne pas commettre de « faux témoignage» et
de ne pas chercher à priver les autres de ce qui leur revient en
droit. Les anthropologues ont montré que les six derniers com-
mandements des Dix Commandements ont leurs équivalents
dans toutes les autres cultures connues.
Ce livre a ainsi été écrit dans la conviction que la redécou-
verte et la renaissance des rapports historiques entre la tradition
juridique occidentale et la tradition religieuse occidentale non
seulement renforceront, mais qu'elles faciliteront aussi le dialo-
gue et la collaboration entre les membres des grandes cultures
du monde pour développer des critères universels de droit et
des institutions juridiques communes.
Droit et Révolution
L'impact des Réformes protestantes
sur la tradition juridique occidentale
Introduction

Ce livre retrace l'histoire de deux transformations successives


de la tradition juridique occidentale sous l'effet de deux grandes
Révolutions: la Révolution allemande du XVIe siècle et la Révo-
lution anglaise du XVIIe siècle. La Réforme luthérienne joua un
rôle décisif dans la première, la Réforme calviniste dans la
seconde. La tradition juridique ne fut évidemment pas l'unique
domaine affecté par ces Révolutions. De nouvelles entités et
appartenances nationales, de nouvelles formes de régimes poli-
tiques, de nouvelles institutions économiques, de nouveaux rap-
ports entre les classes de la société, de nouvelles conceptions de
l'histoire, de nouvelles conceptions de la vérité furent entraînés
dans leur sillage. Ces deux Révolutions furent des bouleverse-
ments politiques et sociaux généralisés; elles correspondaient à
deux nouveaux systèmes de croyances, dont les effets se répercu-
tèrent dans l'ensemble de l'Europe.
Une reconstitution adéquate de ce qui se produisit dans la
tradition juridique occidentale au cours de ces deux périodes
successives de l'histoire n'est possible que si l'on esquisse égale-
ment la toile de fond des mutations révolutionnaires dans leur
totalité: les événements en Allemagne - et en Europe - après le
31 octobre 1517, lorsque Martin Luther apposa ses Quatre-
Vingt-Quinze Thèses aux portes de l'église de son prince à
Wittemberg, lesquelles avaient pour effet de déclarer l'abolition
du clergé de l'Église catholique romaine, et lorsque les princes

29
DROIT ET RÉVOLUTION

des territoires allemands levèrent des armées afin de combattre


les forces de l'Empereur du Saint Empire et de la papauté. Il y
eut ensuite les événements en Angleterre et en Europe, à partir
de novembre 1640, lorsque, après onze années d'exercice per-
sonnel du pouvoir par Charles 1er , le Parlement anglais, dominé
par les courants des Puritains et élu par la noblesse foncière,
vota l'établissement de l'Église presbytérienne d'Écosse, provo-
quant ainsi la décision du roi d'expédier 400 soldats à la
Chambre des Communes afin d'y arrêter quelques membres
parmi les principaux représentants; après quoi le Parlement
décida de lever sa propre armée pour renverser la suprématie
royale. Cependant, l'enchaînement de ces deux révolutions ne
constitue pas l'objet principal de ce livre: notre propos est plu-
tôt de déterminer quels effets ces bouleversements eurent à
terme sur les systèmes juridiques de ces deux pays, dans la pers-
pective plus large des traditions juridiques auxquelles ces deux
systèmes nationaux appartenaient.
Un volume précédent a retracé l'histoire de la formation de
la tradition juridique occidentale. Sous l'influence de la
Réforme grégorienne, qui fut une Révolution pontificale, à la
fin du XIe siècle et au début du siècle suivant, furent créés le pre-
mier système juridique moderne, le nouveau droit canonique de
l'Église romaine (qualifié de jus novum), puis, plus progressive-
ment, des systèmes concurrents séculiers - royaux, féodaux,
urbains ou propres aux communautés de marchands 1• De fait,
le droit canonique joua un rôle important de modèle dans le
développement des systèmes juridiques séculiers. Plus tard, la
tradition juridique occidentale subit d'autres transformations,
suite aux Révolutions américaine et française à la fin du
e
XVIIIe siècle, à la Révolution en Russie au début du xx siècle, et
à la crise de cette tradition juridique en Occident au cours des
XIX et rr siècles.
e

Cette Introduction se propose de reprendre succinctement les


principaux thèmes du présent ouvrage dans son ensemble, afin
de situer les transformations qui eurent lieu en Allemagne au
XVIe siècle et en Angleterre au XVIIe siècle dans le contexte de la
tradition juridique occidentale prise dans son ensemble, c'est-à-
dire à partir des origines au XIe siècle, puis à travers ses princi-
pales transformations successives jusqu'à sa situation précaire à
la fin du xxe siècle et en ce début du XXI e siècle. En fin de

30
INTRODUCTION

compte, notre propos consiste à retracer ces neuf siècles de la


tradition du droit en Occident, sa formation et ses transforma-
tions successives, à partir de la crise que traverse aujourd'hui
cette tradition.
Il peut être utile d'indiquer d'emblée sommairement ce que
nous entendons par les termes « Occident », « droit» et « tradi-
tion », en particulier lorsqu'ils se retrouvent réunis en un seul
concept, ainsi que par le terme «Révolution» (doté d'une
majuscule) pour désigner les grands bouleversements politiques
et sociaux qui se sont périodiquement produits dans l'histoire
occidentale.
Par 1'« Occident », j'entends la culture des peuples européens
telle qu'elle s'est développée historiquement du xn e jusqu'au
début du XVIe siècle en partageant un lien commun de soumis-
sion politique et juridique, aussi bien que religieuse, à l'égard de
la hiérarchie pontificale de l'Église catholique romaine; du XVIe
au xxe siècle, ces peuples ont connu une série de grandes Révo-
lutions nationales, qui toutes visèrent en partie le Catholicisme
romain et qui toutes eurent des répercussions à travers l'Europe.
L'Occident comprend également des nations en dehors de
l'Europe, qui ont été entraînées dans le développement histo-
rique de la culture occidentale, tantôt par la colonisation
(comme les États-Unis), tantôt (comme dans le cas de la Russie)
par des affinités et interactions culturelles et politiques.
Par « droit », j'entends les systèmes juridiques - y compris le
droit constitutionnel, la philosophie du droit, la science du
droit, ainsi que les principes et règles de droit pénal, de droit
civil et du droit de la procédure - qui se sont développés dans
les pays occidentaux depuis le xn e siècle. Malgré leur diversité
dans le temps et dans l'espace, ces systèmes juridiques partagent
des fondements historiques, des méthodes et des concepts com-
muns. Le terme comprend également ce que l'on peut appeler
droit spirituel, ou droit ecclésiastique: le mariage, la famille, les
transgressions morales, l'éducation, l'aide aux pauvres. Anté-
rieurement au XVIe siècle, ces questions relevaient de la compé-
tence de l'Église catholique romaine. Suite aux Réformes
protestantes, ces questions furent subordonnées à la compétence
des autorités séculières.
Par « tradition », j'entends le sentiment d'une continuité his-
torique ininterrompue du passé vers l'avenir et, dans le domaine

31
DROIT ET RÉVOLUTION

du droit, le développement organique d'institutions juridiques


au fil des générations et des siècles, chaque génération poursui-
vant consciemment l'œuvre réalisée par ses prédécesseurs. L'his-
torien Jaroslav Pelikan distingue ce respect de la tradition du
traditionalisme, dans lequel il reconnaît la foi morte transmise
par les vivants, alors que la tradition représente à ses yeux la foi
vivante transmise par les morts 2 • De la même manière, on peut
faire une distinction entre historicisme comme adhésion au passé
en tant que passé, et historicité, qui consiste à construire un
nouvel avenir en puisant dans le passé. Pour le sociologue
Edward Shils, la tradition n'est « pas la main morte du passé,
mais plutôt la main du jardinier qui alimente et soutire des ten-
dances d'appréciation, qui sans lui n'auraient pas la capacité
d'émerger de leur propre force 3 ». Ainsi, la conception d'un
« corpus» de droit qui se développe consciemment au fil du
temps et qui « croît» d'une génération et d'un siècle à l'autre
est typiquement occidentale. Dans la tradition juridique occi-
dentale, on présume que les changements du droit ne sont pas
l'effet du hasard, mais qu'ils correspondent à des réinterpréta-
tions conscientes du passé afin de répondre à des besoins actuels
et futurs. Le droit est évolutif, une marche incessante, il a son
histoire et en même temps il exprime une histoire. Pourtant, le
développement du droit en Occident a commencé par une
Grande Révolution et a été périodiquement interrompu au
cours des cinq derniers siècles par une série de Grandes Révolu-
tions. Pour chacune des nations occidentales, le droit national
remonte à une telle Révolution. L'interaction entre l'évolution
sur une longue durée et les Grandes Révolutions périodiques
fait intégralement partie de cette histoire.
Par « Révolution », il faut entendre ici un changement fonda-
mental, rapide, aux effets durables, dans le système politique et
social d'une société, affectant fondamentalement la population
elle-même dans ses attitudes, son caractère, son système de
croyances. Une anecdote attribuée aux débuts de la Révolution
française est souvent citée pour dater l'usage de ce terme dans ce
sens. On rapporte que lorsque le duc de Liancourt vint à
Versailles informer le roi de la prise de la Bastille, celui-ci se
serait exclamé: « Mais c'est une révolte!» « Non, Sire, lui
aurait répondu Liancourt, c'est une Révolution 4.» Le même
terme a été utilisé pour désigner la guerre américaine d'indépen-

32
INTRODUCTION

dance (1776-1783), ainsi que pour les Révolutions russes de


1905 et de 19175. On peut aussi appliquer le terme à la Révo-
lution anglaise de 1640, encore que celle-ci ne fût désignée
par l'expression « Révolution glorieuse» qu'au moment de sa
conclusion ultérieure en 1689. D'autres applications du terme
comprennent la Révolution allemande, ainsi désignée à
l'époque de la Réforme luthérienne; la Révolution pontificale
des années 1075-1122, dite à l'époque Réforme grégorienne,
d'après le pape Grégoire VII qui en eut l'initiative. Chacune
de ces six Grandes Révolutions fut caractérisée par des
troubles violents et une guerre civile où les opposants se com-
battirent au nom de grands idéaux. Pour chacune de ces
Grandes Révolutions, il fallut attendre plus d'une génération
pour que ses effets s'enracinent. Chacune de ces Grandes
Révolutions invoquait un droit fondamental et une vision
apocalyptique pour asseoir sa légitimité. Chacune de ces
Révolutions finit par produire un nouveau système de droit,
qui donnait corps du moins à certains des principaux objectifs
révolutionnaires. Enfin, chacune de ces Grandes Révolutions
transforma la tradition juridique occidentale, tout en y
demeurant définitivement ancrée.
Ainsi, la tradition elle-même jette son regard tant vers le
passé que vers l'avenir. Chaque grande Révolution a eu pour
devise la « réformation du monde». Les trois premières -les
Révolutions papale, allemande et anglaise - invoquaient la
vision biblique d'« un nouveau Ciel et d'un nouveau monde ».
Les Révolutions américaine et française adoptèrent des versions
davantage déistes de la même vision - que ce fût la suprématie
d'une Raison reçue de Dieu ou des droits et libertés inaliénables
accordés par Dieu. La Révolution russe proclamait la mission
messianique du Parti communiste athée préparant la voie vers
une société sans classes où tous vivraient sur un pied d'égalité et
chacun recevrait selon ses besoins.
Les systèmes de croyances qui allaient de pair avec ces visions
apocalyptiques s'exprimaient non seulement à travers des chan-
gements politiques, économiques et sociaux radicaux, mais éga-
lement à travers l'établissement de nouveaux concepts et de
nouvelles institutions dans les domaines du droit public et du
droit privé. Ainsi, l'histoire des transformations de la tradition
juridique occidentale sous l'effet des Réformes luthérienne et

33
DROIT ET RÉVOLUTION

calviniste aux XVIe et XVIIe siècles qui fait l'objet de ce livre doit
être envisagée dans la perspective encore plus large d'une his-
toire millénaire.

L'origine de la tradition juridique occidentale:


la Révolution pontificale

Le contexte plus large de notre histoire débute au moment de


la séparation des pouvoirs ecclésiastiques et séculiers. Cette
séparation s'accomplit sous l'effet d'un mouvement révolution-
naire qui visait à émanciper l'Église romaine de la tutelle des
empereurs, des rois et des seigneurs féodaux, ainsi qu'à établir
une hiérarchie ecclésiastique indépendante dirigée par la
papauté, laquelle comprendrait une organisation de tribunaux
ecclésiastiques spécialisés, destinés à juger des litiges et à appli-
quer la législation pontificale. On désigna à l'époque ce mouve-
ment de « Réforme grégorienne» (du nom de son initiateur, le
pape Grégoire VII) ou de « Querelle des investitures» ou, au
xxe siècle, de « Révolution pontificale ». Ce mouvement déclen-
cha des guerres civiles à travers l'Europe durant près d'un
demi-siècle, de 1075 à 11226 . L'Église de Rome à vocation pan-
européenne devint ainsi le premier État moderne. Elle déve-
loppa un corps de droit qui fut systématisé dans le grand traité
de Gratien vers 1140, et dont le titre révélateur était Concor-
dance des canons discordants. Cet ouvrage représentait le premier
traité systématique moderne d'un ensemble de règles juridiques
et fut longtemps reconnu comme une source du droit cano-
nique faisant autorité. Il fut suivi, au xme siècle, de traités qui
firent autorité en droit français, allemand, anglais et pour
d'autres ordres juridiques territoriaux séculiers.
Les droits séculiers se préoccupaient principalement des
compétences royales en matière de litiges fonciers ou de crimes
violents, des questions de juridiction féodale ou seigneuriale
touchant aux rapports entre seigneur et vassaux, ou entre sei-
gneur et paysans, de juridiction urbaine dans des litiges entre
particuliers qui alimentaient les contentieux dans les milliers de
nouvelles villes fondées aux xne et XIIIe siècles, des juridictions
de marchands intervenant dans les affaires commerciales menées

34
INTRODUCTION

sur les foires et marchés. Le domaine d'application du droit


canonique dépassait de loin le domaine propre à chacun de ces
systèmes juridiques séculiers, car il ne régissait pas seulement
toutes les questions relatives au clergé, mais également de nom-
breuses questions touchant aux laïcs. De fait, même les lalcs
préféraient souvent porter leurs litiges à propos de conventions
diverses devant les cours ecclésiastiques, du fait qu'en matière
de contrats, les droits séculiers étaient nettement moins déve-
loppés. Dans de nombreux domaines, les compétences concur-
rentes des cours ecclésiastiques et séculières se chevauchaient,
tout comme les compétences concurrentes des cours séculières,
qu'elles fussent royales, féodales, municipales ou marchandes.
La coexistence et la concurrence de systèmes juridiques indé-
pendants et distincts l'un de l'autre au sein d'un même ordre
politique contribuèrent à favoriser la suprématie du droit dans
ces ordres politiques. La suprématie du droit tant dans l'Église
que dans chacun des territoires séculiers fut également soutenue
par l'ascension, au XIIe siècle, d'une classe de professionnels spé-
cialement formés à poursuivre des occupations juridiques plus
ou moins à temps plein, tant dans le domaine ecclésiastique que
séculier: juristes professionnels, juges et juristes universitaires.
Les textes de droit romain qui avaient fait l'objet de collections
ordonnées au VIe siècle par l'empereur byzantin Justinien furent
redécouverts en Occident cinq siècles plus tard - et ce n'était
pas un hasard -, alors que la Révolution pontificale était à son
apogée. Ils étaient désormais analysés et synthétisés selon une
nouvelle méthode (que l'on qualifiera plus tard de scolastique),
consistant à lever les contradictions apparentes dans ces textes
auxquels on reconnaissait une autorité supérieure, et à déduire
des notions générales à partir des règles disparates et des casus
dont ces textes étaient parsemés.
Enfin, la conception du droit comme un ensemble ou sys-
tème cohérent de règles et de principes fut renforcée et animée
par l'idée de la nature progressive du droit, de sa faculté de
s'accroître au long des générations et des siècles, ce qui est une
idée propre à la pensée occidentale. Le droit, à l'instar des
cathédrales gothiques, était destiné à être édifié et réédifié au fil
des siècles. On admettait que le corpus du droit comprenait un
mécanisme intégré qui lui permettait de poursuivre sa propre
mutation organique et, en outre, que le développement et les

35
DROIT ET RÉVOLUTION

modifications du droit sur la longue durée correspondaient à


une logique interne et faisaient partie d'un système de change-
ment. Le droit, pensait-on, se développait à travers une réinter-
prétation de règles et de décisions héritées du passé, vouée à
répondre à des besoins présents et futurs.
L'historicité du droit, telle qu'elle fut entendue en Occident
au xn e siècle et par la suite, était associée à la conception de son
autonomie et de sa primauté à l'égard des dirigeants politiques.
Ainsi, on admettait que l'autorité politique suprême -le roi, ou
le pape lui-même - puisse créer du droit, mais qu'elle ne pou-
vait procéder de manière arbitraire. De plus, cette autorité était
obligée de respecter elle-même ce droit qu'elle avait créé,
jusqu'à ce qu'elle l'ait modifié de manière légitime. Selon la for-
mule célèbre de Bracton, rédigée vers le début du XIIIe siècle,
« le roi ne doit pas être soumis aux hommes mais à Dieu et au
droit, car le droit a fait le ro? ». Et dans les termes d'Eike von
Repgau, l'équivalent saxon de Bracton, « Dieu est la loi, et dès
lors la loi lui est précieuse8 ».

La première Révolution protestante :


l'Allemagne luthérienne

La VlSlOn de la Révolution pontificale était une VlSlOn de


conciliation dialectique des opposés: le spirituel et le séculier, la
papauté et la royauté, le clergé et les laïcs - et, au sein du
monde séculier, la royauté et la féodalité, la féodalité et le mou-
vement urbain. L'accomplissement de cette vision dépendait de
la foi qui animerait les prêtres lorsqu'ils auraient à manier le
puissant « glaive spirituel», ainsi que du sens du devoir
qu'observeraient les pouvoirs royaux, féodaux et urbains
lorsqu'ils auraient à manier le « glaive séculier». La vision des
« deux glaives» qui avait inspiré la Révolution pontificale fut
toutefois fortement ébréchée au fil du temps.
Vers la fin du XIV" siècle et dans le courant du xV siècle, plu-
sieurs voix s'élevèrent en Occident en faveur de prétendues
réformes supplémentaires, tant dans le domaine spirituel que
séculier. Pour autant, les révoltes religieuses et les appels huma-
nistes revendiquant une politique ecclésiastique plus juste et

36
INTRODUCTION

plus humaine ne trouvèrent guère d'écho dans l'administration


pontificale de la fin du xV siècle, rongée par la corruption. Les
revendications de réformes s'adressaient également aux pouvoirs
séculiers, mais ceux-ci montrèrent peu d'empressement pour y
donner suite. Avec le recul historique, on peut voir dans ces
développements les prémices d'une situation explosive. De
nombreux contemporains en étaient déjà conscients. Pourtant,
aucun des changements qui furent introduits pour prévenir une
déflagration générale, avant l'avènement du luthéranisme au
début du XVIe siècle, ne s'attaqua au problème essentiel de
l'époque: c'est-à-dire, comme l'a exprimé l'historien Myron
Gilmore, que « finalement, la Révolution grégorienne était un
échec ». En effet, « l'idée selon laquelle le pouvoir séculier était
en fin de compte destiné à accomplir une tâche de grâce et de
justice», la mission que lui avait assignée l'Église romaine,
9
« n'était plus prise au sérieux ».
En 1517, Martin Luther et ses partisans rompirent avec cette
évolution en proclamant l'abolition des compétences ecclésias-
tiques. Luther ne reconnaissait plus à l'Église le pouvoir de créer
le droit. Pour lui, l'Église était la communauté invisible des
fidèles, dans laquelle tous les croyants exercent le sacerdoce en
faveur l'un de l'autre; chacun y est une « personne privée»
dans sa relation à Dieu, et chacun a pour tâche de répondre
individuellement au message de la Bible en tant que Parole de
Dieu. L'autorité politique séculière, le prince et ses conseillers,
les hauts dignitaires 0' Obrigkeit) , ont à assumer les charges de
produire le droit qui précédemment avaient été dévolues à
l'Église catholique romaine.
Les luthériens substituèrent à la théorie des « deux glaives»
portée par la Révolution pontificale la nouvelle théorie des
« deux royaumes» : l'Église invisible, le sacerdoce de l'ensemble
des croyants, appartient au Royaume des Cieux, régi par les
Évangiles; quant au royaume sur terre, le royaume « de ce
monde» (qui comprend notamment l'Église institutionnelle et
visible), il est régi par le droit, qui relève de la compétence
exclusive du prince chrétien et de ses conseillers.
Du fait que Luther et ses compagnons estimaient que le salut
des âmes dans le Royaume des Cieux n'est acquis que par la
grâce divine accordée à ceux qui ont la foi, et non pas par les
« œuvres du droit», on affirme parfois que leur doctrine ne

37
DROIT ET RÉVOLUTION

comprenait ni une philosophie positive du droit, ni un


programme de réforme du droit. C'est une vue tout à fait erro-
née. Pour Luther et ses partisans, le droit est bel et bien requis
dans le royaume de ce monde - où Dieu lui-même est présent,
encore qu'on ne le voit pas -, que ce soit la loi morale du Déca-
logue ou le droit positif des gouvernants séculiers qui s'inspirent
de ces Dix Commandements: tout d'abord, à travers les prin-
cipes moraux qui rendent les pécheurs conscients de leur péchés
et les invitent ainsi à la repentance j ensuite, par la menace de
sanctions destinées à prévenir tout comportement antisocial de
la part des pécheurs j enfin, à travers des principes et des procé-
dures dont le but est d'éduquer et de guider les honnêtes gens à
suivre les voies de la justice et du bien commun.
Afin de mettre en œuvre ces trois « usages du droit », comme
on disait, les dirigeants luthériens des principautés territoriales
de l'Empire promulguèrent des lois détaillées, dites Ordnungen
(<< ordonnances »), dont l'objet était de régir des matières qui
avaient précédemment relevé de la compétence de l'Église
catholique romaine: il s'agissait d'ordonnances ecclésiastiques,
régissant l'organisation et le fonctionnement de l'Église luthé-
rienne dans une principauté, d'ordonnances sur le mariage,
concernant le mariage et les rapports familiaux, d'ordonnances
disciplinaires relatives aux transgressions morales j d'ordon-
nances scolaires organisant l'éducation publique des enfants j et
d'ordonnances charitables, concernant l'assistance aux pauvres,
aux malades, aux veuves et aux orphelins, aux sans-abri, aux
chômeurs 10. La plupart de ces ordonnances princières furent
rédigées par des théologiens luthériens formés au droit, dans
certains cas par Luther lui-même ou par son jeune ami et
proche collègue Philipp Melanchthon.
Les juristes luthériens abandonnèrent la méthode scolastique
dont la science du droit de l'Église catholique romaine des
siècles précédents était imprégnée j en revanche, ils soulignaient
l'unité du corpus de droit dans son ensemble, ainsi que sa sub-
division en branches: en premier lieu, celles du droit public et
du droit privé j puis, dans la branche du droit privé, les
branches du droit des biens et du droit des obligations j ensuite,
dans le cadre du droit des obligations, ses ramifications en droit
des contrats, de la responsabilité civile, et de l'enrichissement
sans cause. Cette classification était fondée sur la méthode des

38
INTRODUCTION

topiques développée par Melanchthon, qui (contrastant avec la


méthode scolastique médiévale) s'articulait à partir de topiques
ou lieux communs à caractère général, ou à partir de vérités appli-
cables dans toutes les disciplines scientifiques; elle procédait
ensuite à des topiques applicables à une discipline scientifique
particulière, comme par exemple la science du droit, puis, au-
delà, subdivisait encore chaque topique selon leur genre et leur
espèce. La méthode topique de Melanchthon fut appliquée par des
auteurs à travers toute l'Europe, dans des ouvrages qui traitaient
de ce que l'on envisageait comme un nouveau droit commun
pan-européen, un nouveau ius commune embrassant des principes
et des règles empruntés aux deux systèmes antérieurs du droit
commun européen (le droit romain et le droit canonique), ainsi
que des traits communs que l'on reconnaissait dans les différents
systèmes de droit princier, féodal, commercial et municipal.
Cette méthode correspondait à une science juridique univer-
sitaire, adaptée à l'enseignement juridique dans les facultés de
droit, lequel, en Allemagne, comprenait la formation juridique
des futurs conseillers princiers, des futurs juges professionnels
destinés à siéger dans les cours de justice séculières. La méthode
se prêtait également à un nouveau système qui attribuait aux
professeurs d'université eux-mêmes la compétence de rendre
une décision préjudicielle dans les litiges. Il s'agit du procédé de
l'Aktenversendung, la transmission du dossier d'un procès par le
tribunal à une faculté de droit, dans des cas difficiles, afin que
celle-ci émette un avis (Gutachten) qui liait le tribunal saisi. Ce
système subsista en Allemagne jusqu'en 1878.
Cette méthode exprimait aussi un droit biblique. Tout
comme les juristes catholiques avaient systématisé le droit
canon à partir des sept sacrements, les juristes luthériens s'appli-
quèrent à mettre en œuvre la méthode topique de Melanchthon
en fondant les différentes branches du droit sur le Décalogue.
Par exemple, dans l'œuvre de Johann Oldendorp (dont le traité
principal se retrouvera trois siècles plus tard dans la biblio-
thèque de Joseph Story, juge de la Cour Suprême des États-
Unis), l'approche de Melanchthon est reprise en fondant le droit
pénal sur le commandement « Tu ne tueras pas », le droit des
biens (et de la propriété) sur le commandement « Tu ne voleras
pas », le droit de la famille sur le commandement « Tu ne
commettras pas d'adultère », le droit des obligations (contrats et

39
DROIT ET RÉVOLUTION

responsabilité civile) sur le commandement « Tu ne porteras


pas de faux témoignage» et « Tu ne convoiteras pas le bien
d'autrui». Il s'agissait en effet de « topiques» ou « lieux com-
muns », non seulement en tant que catégories ou rubriques
générales, mais également en tant que principes généraux: des
principes moraux ancrés dans la théologie à la lumière desquels,
à un niveau inférieur de la subdivision, des règles de droit plus
spécifiques devaient être interprétées. Cette nouvelle méthode
établissait une synthèse du droit qui transcendait les anciennes
différenciations entre systèmes juridiques concurrents à l'inté-
rieur d'un même ordre politique. Une nouvelle approche her-
méneutique, qui envisageait les textes de l'Ancien et du
Nouveau Testament dans un ensemble intégré, s'appliquait éga-
lement au droit. Cette méthode se concrétisa notamment dans
la codification systématique du droit pénal allemand, le premier
code global moderne d'une branche du droit.
Les juristes luthériens développèrent aussi une nouvelle phi-
losophie du droit qui combinait une théorie positive du droit
en tant qu'ensemble de règles formelles exprimant la volonté du
législateur avec une théorie de droit naturel justifiant l'applica-
tion de la règle en se référant à la conscience du juge luthérien
guidée par Dieu.
Les répercussions de la Révolution allemande luthérienne se
firent sentir partout en Europe. Dans les pays où le protestan-
tisme triompha, comme en Angleterre, une Eglise d'État dirigée
par le monarque fut introduite, et tous les sujets du royaume
furent requis d'y adhérer par la force de la loi. Même dans les
pays qui demeurèrent dans le camp catholique, comme la
France, l'Espagne ou l'Autriche, le pouvoir royal sur l'Église
dans le royaume fut sensiblement renforcé. La création de sys-
tèmes juridiques nationaux, régissant la totalité des pouvoirs et
compétences dans chaque pays, commença à se dessiner.

La seconde Révolution protestante:


l'Angleterre calviniste

Tant dans les pays protestants que dans les pays catholiques,
les problèmes qu'engendra la Révolution allemande atteignirent

40
INTRODUCTION

leur paroxysme au cours des générations suivantes. Une crise


religieuse éclata du fait de la division du protestantisme en diffé-
rentes dénominations, en particulier le courant regroupant les
partisans du théologien et juriste français du XVIe siècle Jean
Calvin. La menace que faisait peser le calvinisme sur le flanc
gauche du luthéranisme, et l'antagonisme constant des diri-
geants de l'Église catholique romaine sur son flanc droit aboutit
à la guerre de Trente Ans qui ravagea par vagues successives le
continent européen entre 1618 et 1648. Intimement liée à cette
crise religieuse surgit la crise politique provoquée par l'avène-
ment de monarques « absolus» aux traits répressifs, qui, en tant
que législateurs, juges et exécutants suprêmes des lois, étaient
eux-mêmes «absous» de toute subordination à de telles lois.
Lorsqu'il amorça la Réforme anglicane, Henri VIII invoqua
explicitement un tel pouvoir absolu, tout comme son contem-
porain, le roi catholique de France François re r • Le traité de Jean
Bodin, rédigé vers la fin du XVIe siècle, exposait la doctrine de la
monarchie absolue. La réception de cet ouvrage par les classes
dirigeantes dans la plupart des pays européens assura l'autorité
de cette doctrine ll .
Cependant, au XVI( siècle, cette conception du pouvoir
suprême du roi fut de plus en plus contestée, dans un premier
temps par le courant international des calvinistes, qui adhé-
raient à une théorie aristocratique (en opposition à une théorie
monarchique) du pouvoir politique. Ensuite, la noblesse fon-
cière et d'autres classes sociales qui se voyaient en victimes
réelles ou imaginaires de l'oppression des gouvernements et
administrations royales prirent le relais de l'opposition. Vers le
milieu du XVIIe siècle, plusieurs pays en Europe firent l'expérience
de révoltes dirigées contre la monarchie, comparables, quoiqu'à
une moindre échelle, à la grande Révolution anglaise qui éclata
en 1640 et entraîna le pays dans une guerre civile de 1642 à
1649, puis dans la république puritaine du Commonwealth
entre 1649 et 1660, et enfin, après la Restauration des années
1660-1688, dans ce qu'un discours politique et historiogra-
phi que a qualifié de « Glorieuse Révolution» en 1688-1689.
La Révolution anglaise de 1640-1689 a eu pour effet d'éta-
blir la suprématie du Parlement vis-à-vis de la Couronne. On
ne confondra pas un tel régime avec celui d'une démocratie: à
peine 2 à 3 % de la population des hommes adultes jouissaient

41
DROIT ET RÉVOLUTION

du droit de vote. Il s'agissait en fait d'un régime aristocratique


composé de 8000 à 10000 membres de la noblesse foncière et
quelques centaines de grands marchands: ces deux groupes réu-
nis constituèrent désormais la classe dirigeante, se substituant
aux quelque 120 membres de l'ancienne noblesse titrée 12 • Au
Parlement, la Chambre des Communes disposait dorénavant, et
pour la première fois, de pouvoirs supérieurs à la Chambre des
Lords.
L'Angleterre demeura ancrée dans le camp chrétien protes-
tant. L'Eglise anglicane, à présent contrôlée par le Parlement, ne
jouissait toutefois plus du statut d'Église d'État, à laquelle tous
les sujets chrétiens du royaume devaient se soumettre; elle se
trouvait réduite à l'état d'une Église ou confession établie, c'est-
à-dire une confession privilégiée soutenue par l'État, mais
devant coexister, aux termes de la loi de Tolérance de 1689,
avec les confessions d'inspiration calviniste qui avaient été à
l'origine de la Révolution de 1640. De fait, l'anglicanisme,
comme on l'appellera, absorba une grande partie des doctrines
calvinistes qui avaient inspiré les puritains, aux débuts de la
Révolution, pour se soulever contre l'Église d'État anglicane.
La Révolution eut également pour effet de transformer fon-
damentalement et durablement le droit anglais. L'office des
juges ne dépendait plus du bon vouloir du roi, les juges étant
désormais indépendants et inamovibles. Les tribunaux royaux
d'exception, que l'on qualifiait de Prerogative Courts, établis
sous les Tudor - et parmi lesquels la haute cour de la Chambre
étoilée (Star Cham ber) et la Cour de la haute commission
(Court of High Commission) étaient les plus notoires - furent
abolis. La Cour de la Chancellerie et la Haute Cour de l'Ami-
rauté furent subordonnées à la juridiction des cours de common
law. Le système du jury fut réformé: le jury était soustrait au
pouvoir direct du juge; la preuve par témoin et de nouvelles
règles de preuve furent introduites. Les anciennes formes procé-
durales lforms of action) furent maintenues, mais elles servaient
désormais à contribuer à la modernisation du droit des biens,
des contrats et de la responsabilité civile. La formulation
moderne de la doctrine des précédents obligatoires -l'une des
caractéristiques de la common law anglaise - s'imposa du fait
qu'on distinguait à présent entre la règle de droit qu'une déci-
sion judiciaire dans un cas concret implique nécessairement (la

42
INTRODUCTION

justification ou ratio décisive d'un jugement) et les considéra-


tions exprimées par la cour qui ne sont pas indispensables pour
justifier le jugement (et que l'on désigne par dicta). Tout
comme en Allemagne, l'insistance sur la cohérence nécessaire
des principes de droit était liée à l'émergence de la bureaucratie
au service de la monarchie, du prince et de ses conseillers; ainsi
l'insistance en Angleterre sur la continuité historique du droit
était-elle liée à l'émergence du régime parlementaire aristocra-
tique, du système de partis politiques (les Whigs et les Tories), et
de la classe professionnelle des juges et avocats. En Allemagne,
le conceptualisme mena à une science du droit où toute ques-
tion devait faire l'objet d'une « qualification» dans un système
de catégories de genres et d'espèces. En Angleterre, l'empirisme
permit de développer une science du droit dont les principes,
dérivés de cas jugés, faisaient l'objet de discussion dans le cadre
d'une procédure contradictoire.
Ces innovations du droit anglais au XVIIe siècle et au début
du XVIIIe siècle étaient en partie fondées sur des conceptions cal-
vinistes. Les puritains anglais - malgré de grandes différences
entre plusieurs branches, sectes et même d'une congrégation à
l'autre - croyaient tous que l'histoire de l'humanité s'accomplit
entièrement dans le cadre de la Providence divine et correspond
avant tout à l'histoire spirituelle exprimant la réalisation des
intentions divines. Cette forte croyance dans la Providence
divine les amena à considérer l'Angleterre comme la nation élue
de Dieu, destinée à révéler et à incarner la mission divine à
l'égard de l'humanité. Ils croyaient en outre que ce qu'ils appe-
laient la « réforme du monde» exprimait la volonté et le com-
mandement divins. Ils insistaient aussi sur l'importance du
droit en tant qu'instrument d'une telle réforme. Dans
l'ensemble des conceptions religieuses puritaines, l'importance
de l'élément collectif organisé des communautés chrétiennes fut
un facteur supplémentaire qui influença le développement des
institutions politiques et juridiques. Le puritanisme anglo-
calviniste était essentiellement une religion communautaire.
Elle mettait l'accent sur l'existence d'une constitution divine, en
vertu de laquelle la congrégation des croyants devait être « une
lumière pour toutes les nations du monde», « une cité sur la
colline ». Cette conception entraînait à son tour l'exaltation non
seulement des vertus du travail, de l'austérité, de la parcimonie,

43
DROIT ET RÉVOLUTION

de la discipline, des efforts visant à s'améliorer et d'autres quali-


tés que l'on a assimilées à l'éthique puritaine du travail, mais
également du caractère sacré des engagements entre les hommes
portant sur les responsabilités publiques, le service de la com-
munauté, l'entreprise collective, la confiance mutuelle et
d'autres qualités associées à la notion d'esprit public.
Cette idée qui voyait dans l'Angleterre la nation élue de Dieu
renforça le mouvement qui entendait lancer une nouvelle
Réforme - ce que le grand poète et philosophe puritain John
Milton a appelé, au cours des années 1650, « une réforme de la
Réforme », en partie fondée sur les anciennes traditions
anglaises antérieures à l'avènement des Tudors. L'histoire anglo-
normande -la Grande Charte de 1215 et les origines de la com-
mon Law - fut invoquée afin de soutenir un changement poli-
tique révolutionnaire. La pensée anglo-calviniste contribua à
développer une nouvelle philosophie historique du droit, qui
vint s'ajouter aux différentes théories de droit naturel et de droit
positif élaborées dans les philosophies du droit d'inspiration
catholique ou luthérienne.

La Révolution française: le rationalisme déiste

À l'instar de la Révolution allemande qui, au XVIe siècle, pro-


duisit un corpus de droit exprimant le système des conceptions
luthériennes, et de la Révolution anglaise qui, au XVIIe siècle,
produisit un ensemble juridique correspondant aux conceptions
calvinistes, la Révolution française de 1789-1830 produisit un
droit qui reflétait un système de conceptions déistes.
Le déisme est, en Occident, un système de conceptions très
répandu au XVIIIe siècle parmi des personnes qui ne croyaient
pas en la divinité du Christ (et qui, dans de nombreux cas,
étaient d'ailleurs résolument antichrétiennes), mais qui
croyaient que l'univers avait été créé par Dieu, que Dieu avait
assigné une finalité à chaque élément de sa création et que les
êtres humains avaient été dotés par Dieu de certaines facultés
- avant tout, la raison - qui devaient leur permettre d'assurer
leur bien-être. Des philosophes français du XVIIIe siècle tels que
Voltaire, Diderot, Rousseau et d'autres illustres « lumières »,

44
INTRODUCTION

comme on disait, étaient des déistes qui affirmaient que les


êtres humains étaient nés libres et égaux et qu'ils avaient la
capacité d'atteindre, par l'usage de la raison, aussi bien le savoir
que le bonheur. Ce courant philosophique, dit des Lumières
depuis le xIX" siècle (d'abord en Allemagne, où l'on utilisa le
terme Aufkli:irung, et ensuite ailleurs)13, revêtait à l'origine une
dimension religieuse. La foi déiste dans la pureté et dans le pou-
voir de la raison, ainsi que dans les promesses qu'offraient les
sciences, allait à l'encontre des conceptions chrétiennes sur l'état
de péché originel de l'homme et sur la Providence immanente
dans l'histoire humaine, des conceptions auxquelles tenaient
aussi bien les luthériens que les calvinistes; de même, les idées
déistes s'opposaient aux conceptions chrétiennes qui s'atta-
chaient aux traditions ecclésiastiques et à l'organisation institu-
tionnelle de la foi, telles que les enseignait l'Eglise romaine. Et
pourtant, le déisme était un produit à la fois du catholicisme
romain et du protestantisme. Il partageait avec ces religions la
foi en un Dieu qui avait créé l'homme et qui l'avait pourvu de
la raison; il partageait aussi des valeurs morales communes, et
leur recours au droit en tant qu'instrument susceptible de réfor-
mer le monde.
Le déisme des philosophes français du XVIIIe siècle, et en par-
ticulier son rationalisme caractéristique, s'exprima à travers des
changements fondamentaux dans les domaines du droit privé et
du droit public au cours de la Révolution française. Contraire-
ment à la Révolution allemande qui avait mis en avant la
monarchie et les attributions propres au pouvoir monarchique,
et contrairement à la Révolution anglaise qui avait soutenu
l'aristocratie et ses privilèges, les partisans de la Révolution fran-
çaise s'appuyaient sur la démocratie et sur les droits et libertés
des citoyens (ou, si l'on reprend la terminologie de la Déclara-
tion des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « les droits
naturels et imprescriptibles de l'homme »). En effet, la Révolu-
tion française s'attaqua en premier lieu à supprimer le système
oppressif et irrationnel des privilèges hérités du passé dont
jouissait la noblesse française. Dans un deuxième temps seule-
ment, elle s'attela à abolir l'exercice oppressif et irrationnel du
régime autocratique de la monarchie. Une assemblée législative
élue selon des principes démocratiques fut investie du pouvoir
suprême. Elle eut pour tâche de mettre en œuvre une politique

45
DROIT ET RÉVOLUTION

correspondant à l'opinion publique des classes moyennes de


propriétaires qui l'avaient élue. Une succession de constitutions
écrites établit un système de séparation stricte des pouvoirs,
selon lequel l'Exécutif était seulement censé exécuter, tandis que
le pouvoir judiciaire devait uniquement appliquer dans des
litiges particuliers le droit que seul un corps législatif avait le
pouvoir de créer.
La Révolution française a établi non seulement un nouveau
système constitutionnel, mais aussi une nouvelle science du
droit et une nouvelle philosophie du droit. Tandis que les Alle-
mands avaient affirmé la méthode professorale dont la caracté-
ristique était de « qualifier » et de « situer » les principes de droit
dans un ordre de genres et d'espèces et que les Anglais avaient
développé le « débat judiciaire » des questions de droit dans le
cadre de références à des précédents historiques, les Français, à
leur tour, marquèrent leur préférence pour une méthode consis-
tant à « préciser» la doctrine juridique en promulguant des
actes législatifs systématiques englobant tout un ensemble de
matières du droit. En France, les principes relevant des doc-
trines universitaires et la jurisprudence furent subordonnés aux
principes et aux règles établis par le législateur dans des codes.
En même temps, la théorie du droit naturel qui avait prévalu au
XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, ainsi que la théorie du
droit d'inspiration historique qui vint s'y ajouter au XVIIe siècle
et au début du siècle suivant, durent céder la place à une théorie
positiviste du droit qui s'imposa de plus en plus dans le courant
du XIXe siècle et qui domina quasiment la philosophie du droit
en Occident au xxe siècle.
Tant la nouvelle science du droit que la nouvelle théorie du
droit étaient directement associées à d'importants changements
du droit substantiel. En droit civil, l'illustre Code civil de 1804,
élaboré avec la participation de Napoléon en personne et censé
exprimer l'esprit de la Révolution, offrait une protection soute-
nue à la propriété privée et aux conventions entre particuliers.
Dans le droit de la responsabilité civile, le principe fut établi
qu'en règle générale la responsabilité serait engagée par la faute:
l'auteur du dommage ne serait en principe responsable envers la
victime que s'il avait eu l'intention de lui porter préjudice ou
s'il avait causé un préjudice par sa négligence. Dans le droit de
la famille, le mariage était conçu comme tout autre contrat

46
INTRODUCTION

civil, le divorce pouvant être obtenu par consentement mutuel,


ou en raison d'une incompatibilité établie. Les pouvoirs disci-
plinaires du mari et père de famille à l'égard de sa femme et de
ses enfants furent restreints. D'une manière générale, on
accorda à la femme mariée davantage de droits civils et de droit
de propnet ., é 14 .
Des réformes spectaculaires furent également introduites en
droit pénal. De nouveaux codes en matière pénale interdisaient
toute loi pénale rétroactive, affirmaient la présomption d'inno-
cence et imposaient des peines identiques pour des délits iden-
tiques, c'est-à-dire sans avoir égard au rang du délinquant. Tous
les délits devaient être définis par la loi. En même temps, le
Code pénal napoléonien de 1810 mettait l'accent, en détaillant
les tarifs des peines, sur la prévention générale plutôt que sur
quelque notion de répression. Cette politique criminelle corres-
pondait à la philosophie utilitariste qui était largement répan-
due parmi les réformateurs des dernières décennies du
XVIIIe siècle. Selon cette approche, la « raison» prescrivait qu'un
acte criminel devait être puni, non pas, comme dans l'Alle-
magne luthérienne, parce qu'il était moralement répréhensible
et méritait d'être réprimé, ni, comme dans l'Angleterre anglo-
calviniste, parce qu'un tel acte constituait avant tout une viola-
tion des principes traditionnels qui formaient le fondement
même de la société et qui devaient en tant que tels être affirmés,
mais bien parce que cet acte criminel était dommageable à la
société et que la punition du délinquant était censée dissuader
d'autres délinquants potentiels, ainsi que le délinquant lui-
même, de commettre de tels délits à l'avenir.
La philosophie rationaliste, individualiste et utilitariste qui
sous-tendait la nouvelle science juridique française, était directe-
ment liée, d'un côté, au rejet des doctrines chrétiennes établies,
et, de l'autre, à la conviction qu'un Dieu Créateur avait doté
l'humanité de la raison et de la capacité de mettre en œuvre
cette faculté par l'exercice de la libre volonté, de la liberté
d'expression, par l'égalité des chances, et d'autres « droits natu-
rels » ancrés dans les constitutions et codes français.

47
DROIT ET RÉVOLUTION

La Révolution américaine,
tributaire aussi bien des conceptions « anglaises»
que des conceptions « françaises»

La Révolution américaine peut être envisagée, selon une pre-


mière approche, comme une guerre d'indépendance visant à
assurer aux colons les mêmes droits que ceux dont jouissaient
les sujets anglais dans leur patrie. Cette dimension de la Révo-
lution est au premier plan de la Déclaration des Droits adop-
tée par le Premier Congrès du Continent (américain) en
1774, qui réclamait pour les colons « tous les droits, libertés et
immunités reconnus aux sujets libres et originels du royaume
d'Angleterre 15 ». Plusieurs de ces « droits, libertés et immuni-
tés» leur avaient en effet été refusés: selon le droit colonial bri-
tannique, les sujets des colonies américaines ne pouvaient se
prévaloir de plein droit de la common law anglaise, mais unique-
ment des règles de ce droit que le Conseil privé (Privy Councit)
estimait applicables à leur condition. Ainsi, ils ne pouvaient se
prévaloir de plein droit des protections établies dans des actes de
la tradition juridique anglaise tels que la Grande Charte (Magna
Carta, 1215), la Petition ofRight (1628), la loi sur l'Habeas Cor-
pus (1679), le Bill of Rights de 1689, ou tout autre acte législatif
ou constitutionnel qui avait été promulgué avant l'établissement
de leur colonie particulière, ni des actes postérieurs à l'établisse-
ment de leur colonie, à moins que cette colonie ne fût expressé-
ment mentionnée dans cet acte. Ils ne pouvaient pas, par
exemple, avoir recours à un jury lors d'un procès. De plus, leurs
gouverneurs étaient nommés par la Couronne, qui pouvait éga-
lement démettre leurs juges de leurs fonctions. En somme, ils
restaient soumis aux pouvoirs réservés de la Couronne, ces
mêmes prerogative powers que le Parlement avait réussi à abolir
en Angleterre à l'issue de sa lutte pour le pouvoir entre 1640
et 1689, mais qu'il avait maintenus dans les colonies d'outre-
mer. Enfin, ce qui importait peut-être encore davantage, c'était
l'absence de toute représentation des colons au Parlement de
Westminster. Ainsi, de leur point de vue, la guerre d'Indépen-
dance se justifiait par l'aspiration à obtenir le bénéfice des insti-
tutions politiques et juridiques qui avaient été conquises de

48
INTRODUCTION

haute lutte pendant la Révolution anglaise. C'est ce que l'on


poutrait appeler la face « anglaise» de la Révolution américaine.
Une autre approche reconnaît dans la Révolution américaine
non pas un mouvement visant à affirmer le droit des colons à
s'arroger le système anglais d'organisation politique et de droit,
mais au contraire un mouvement dont le but était d'établir un
nouveau système politique et juridique essentiellement différent
du système anglais l6 • Quelques années après la Révolution,
Thomas Jefferson, un protagoniste de cette seconde approche,
écrivait: « Je me moque [... ] de cette interprétation commune,
selon laquelle nous avons importé chez nous les droits de la
common law anglaise. Une telle conception étroite était privilégiée
dans une première phase de notre rassemblement pour faire
valoir nos droits envers la Grande-Bretagne. Mais il s'agissait
simplement d'une représentation que les gens avaient de leurs
droits, avant qu'ils n'aient réfléchi à l'explication de ces droits.
En vérité, nous avons apporté avec nous les droits des hommes,
·,IÎ
des hommes expatnes .»
La pensée de Jefferson sur les droits naturels et égaux de tous
les hommes, et sur le droit que peut exercer la majorité d'une
communauté pour renverser un régime qui ne protège pas ces
droits - une pensée qu'il a vigoureusement exprimée dans la
Déclaration des droits de l'État de Virginie (12 juin 1776),
ainsi que dans le premier paragraphe de la Déclaration d'Indé-
pendance -, ne situe pas la Révolution américaine dans la ligne
de la Révolution anglaise du XVIIe siècle, dont l'idéologie était
essentiellement traditionaliste et dont les structures politiques
mettaient en avant des intérêts aristocratiques et communau-
taires. En revanche, elle apparente la Révolution américaine
davantage à la Révolution française, dont l'idéologie était essen-
tiellement rationaliste et dont les structures politiques s'inspi-
raient de la démocratie et de l'individualisme.
Il est frappant qu'à partir de positions idéologiques diamétra-
lement opposées, Edmund Burke et Thomas Paine furent néan-
moins en mesure de soutenir la cause américaine. Burke, dans
ses Réflexions sur la Révolution française (Reflections on the French
Revolution, 1790), où il défendait la Révolution anglaise du
siècle précédent, glorifiait la tradition et le développement com-
munautaire du peuple anglais. Dans un passage resté célèbre, il
affirmait qu'une nation se forme en effet par un contrat social,

49
DROIT ET RÉVOLUTION

mais il s'agit d'un contrat de société qui lie les générations anté-
rieures, présentes et futures, qu'il ne faut pas confondre avec un
contrat de vente 18 • Pour Burke, le fondement de la liberté ne
devait pas être recherché dans la volonté de quelque majorité
transitoire, mais dans l'attachement à la cause publique des diri-
geants d'une nation, parmi ses législateurs et ses magistrats. En
réponse à l'ouvrage de Burke, Paine, dans son livre Droits de
l'homme (Rights of Man, 1791), qui défendait la Révolution
française, glorifiait quant à lui la Raison - c'est-à-dire la ratio-
nalité de tout être humain - et envisageait la nation comme une
association volontaire d'individus. Pour lui, le fondement de la
liberté était à rechercher dans l'opinion publique au sein de la
société à un moment donné. C'est ainsi que Burke pouvait sou-
tenir les colons américains dans ce qu'il considérait comme une
sécession légitime de la patrie, une guerre d'Indépendance, tan-
dis que Paine pouvait soutenir ces mêmes colons dans ce qu'il
envisageait comme une guerre révolutionnaire.
Ce serait toutefois une grave erreur de croire que tout colon
américain favorable à la cause américaine se rangeait d'un côté
ou de l'autre de cette division idéologique. Au contraire, plu-
sieurs d'entre eux, peut-être la plupart, et certainement plu-
sieurs de leurs principaux chefs de file - des hommes tels que
John Adams, James Wilson et James Madison - s'efforcèrent
de réduire la tension entre ces deux approches opposées. Ces
trois hommes - Adams, Wilson, Madison - ont chacun joué un
rôle important dans la formation du droit constitutionnel amé-
ricain à ses débuts. Ils avaient tous les trois une profonde
conviction chrétienne protestante. Aucun d'eux n'acceptait le
rationalisme dogmatique et l'individualisme qui caractérisaient
la pensée déiste de personnalités comme Benjamin Franklin,
Thomas Paine ou Thomas Jefferson 19 • Pourtant, ils soutenaient
avec enthousiasme les institutions politiques démocratiques et
les droits et libertés naturels de l'individu à l'encontre des privi-
lèges aristocratiques et des pouvoirs monarchiques, bien qu'ils
fussent également en faveur d'importantes restrictions constitu-
tionnelles imposées à la volonté de la majorité. Enfin, tous les
trois faisaient pleinement confiance à la common law anglaise,
enracinée dans son historicité et marquée par sa continuité
entre le passé et l'avenir. En somme, ils combinaient et conci-
liaient, quoique chacun à sa façon, d'une part, des idées libé-

50
INTRODUCTION

raIes proclamées par les philosophes français et par leurs


admirateurs anglais et américains, et dont on retrouve l'expres-
sion dans le droit élaboré sous le premier régime républicain au
cours des années révolutionnaires, et d'autre part, des idées
conservatrices (dans le sens progressif du terme que lui conférait
Burke) qui avaient déjà été développées par les partisans de la
Révolution anglaise au XVIIe siècle, tels que John Milton ou
Matthew Hale, et dont on retrouve l'expression dans les déve-
loppements du droit anglais vers la fin du XVIIe et au cours du
20
XVIIIe siècle •
Cette tension dialectique entre les idéaux aristocratiques et
conservateurs, associés aux phases initiales de la Révolution
anglaise, et les idéaux démocratiques et libéraux, associés aux
courants de pensée qui étaient en ébullition à la veille de la
Révolution française, s'exprime dans le droit constitutionnel,
dans le droit privé et dans le droit pénal de la nouvelle Répu-
blique des États-Unis d'Amérique. Ainsi, en droit constitution-
nel, les membres du Sénat fédéral, élus pour un mandat assez
long, et, à l'origine, par les assemblées représentatives des États
membres de l'Union, étaient censés représenter la nation dans
son ensemble, à l'instar des membres de la Chambre des Com-
munes en Angleterre. En revanche, les membres de la Chambre
des Représentants, comme les membres des États généraux en
F rance, étaient censés représenter leur circonscription parti-
culière. Les neuf juges de la Cour Suprême, nommés à vie,
constituaient une sorte de House of Lords, dont les membres,
qu'on désigne parfois de Law Lords, ont formé jusqu'à
aujourd'hui l'organe judiciaire suprême en Angleterre. De
même, le président des États-Unis, qui aux débuts était élu,
comme les sénateurs, par les assemblées représentatives des
États-membres, avait vocation, du moins dans le domaine de
la politique étrangère, à agir comme un monarque, bien que
non héréditaire.
Et pourtant, les mêmes hommes qui assurèrent une transpo-
sition et adaptation des traditions anglaises dans le nouveau
régime républicain - Wilson et Madison, entre autres - ont
également introduit dans la Constitution américaine, moyen-
nant quelques modifications, des idées démocratiques et
libérales associées avec les courants réformateurs en Europe au
xvme siècle, dont les conceptions fondamentales furent

51
DROIT ET RÉVOLUTION

formulées avec le plus de succès par les philosophes français et


qui connurent leur apogée lors de la Révolution française.
Parmi ces conceptions, on retrouve non seulement l'idée même
d'une Constitution écrite, une théorie modifiée de la séparation
des pouvoirs, ainsi que la doctrine d'un pouvoir politique direc-
tement responsable à l'égard de son électorat, mais encore - et
c'est davantage remarquable - la garantie de la liberté de
religion, d'expression, de la presse, du droit de réunion.
L'ensemble de la Constitution exprime en effet en termes poli-
tiques et juridiques la conception développée au XVIIIe siècle
selon laquelle tous les hommes, en raison de leur nature
humaine, possèdent certains droits universels et égaux portant
sur leur vie, leur liberté, leur propriété: des droits que le pou-
voir politique a l'obligation de ne jamais réprimer, à défaut de
toujours devoir les protéger.
En droit privé - dans lequel il faut comprendre le droit des
biens, des contrats, de la responsabilité civile ainsi que d'autres
obligations civiles, le droit commercial des entreprises et autres
personnes morales -, une tension se manifestait dans les diffé-
rents États entre la tradition anglaise, davantage conservatrice,
qui avait prévalu sous le régime colonial, et la science et philo-
sophie juridiques plutôt libérales qu'exprimait le Code civil
français. Dans les Etats, les tribunaux avaient du mal à décider
si les précédents de la common law anglaise devaient être reçus.
Un courant en faveur d'une codification du droit privé fit son
chemin et dans plusieurs États, des codes civils furent promul-
gués. De même, en droit pénal, tout un courant visa à res-
treindre le pouvoir des juges d'appliquer les doctrines de la
common law à de nouvelles situations. La Cour Suprême des
États-Unis adopta très tôt le principe démocratique selon lequel
seul le Congrès était compétent pour établir le droit pénal fédé-
ral - en d'autres termes, le principe de légalité s'imposait en
droit pénal fédéral.
Il s'agit bien d'une caractéristique unique, propre au droit
américain, et qui résulta de la Révolution américaine: la
Constitution fédérale et les Constitutions des États, le droit
privé et le droit pénal, tant au niveau de l'État fédéral que des
États membres de l'Union, parviennent à combiner deux sys-
tèmes de croyances opposés (puritanisme, traditionalisme et
communautarisme en opposition au déisme, au rationalisme et

52
INTRODUCTION

à l'individualisme), ainsi que deux systèmes politiques opposés,


chacun associé à l'un de ces systèmes de croyances - l'aristocra-
tie basée sur le dévouement à la sphère publique, d'une part, la
démocratie basée sur l'opinion publique, de l'autre. Mais la syn-
thèse de ces systèmes opposés ne constituait pas encore toute
l'originalité radicalement novatrice du droit américain. La nou-
velle République américaine introduisit trois principes constitu-
tionnels qui n'étaient ni « anglais» ni « français », ni même une
combinaison de ces éléments, et qui n'avaient de fait jamais été
établis en Occident selon quelque modèle similaire. Le premier
de ces principes était le fédéralisme américain 21 • Le second prin-
cipe, proche du premier, était ce que l'on pourrait qualifier de
continentalisme, c'est-à-dire l'ouverture implicite vers un sys-
tème politique d'envergure continentale, comprenant une
mobilité pratiquement illimitée des personnes et des biens, et
l'accès pratiquement illimité à des populations d'immigrants. Le
troisième principe établissait le contrôle judiciaire de la consti-
tutionnalité des lois. Ce n'est toutefois qu'au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale que l'effet global de ces trois prin-
cipes sur le développement de la tradition juridique occidentale
est devenu perceptible.

La Révolution russe: le socialisme d'État athée

Si l'on se transporte un instant en 1914, au moment où allait


éclater la Grande Guerre, on peut jeter un regard sur l'évolution
d'une tradition juridique occidentale vieille de huit siècles, plu-
sieurs fois interrompue dans le courant de l'histoire par de vio-
lentes Révolutions nationales, chaque fois dirigées contre l'ordre
juridique établi au nom d'une nouvelle vision d'une justice
transcendante; cependant, à chaque occasion, cet ordre juri-
dique survécut à ces Révolutions, qui contribuèrent à le réfor-
mer et, en fin de compte, à le renouveler.
Ainsi, au début du xxe siècle, l'idée remontant aux origines
d'une coexistence de systèmes juridiques intégrés, formant
chacun un « corpus» de droit, subsistait toujours. De même,
subsistait aussi la technique, que l'on désignera de « scolas-
tique », consistant à résoudre les contradictions apparentes dans

53
DROIT ET RÉVOLUTION

des textes faisant autorité, et à déduire des notions générales à


partir des règles de droit et des arguments exprimés dans ces
textes. Ensuite, on croyait toujours en la pérennité du droit, en
sa capacité d'évoluer d'une génération à l'autre, en son histori-
cité. Enfin, la conviction subsistait que le droit était en mesure
de résoudre les conflits entre pouvoirs politiques concurrents au
sein d'un même territoire et qu'il imposait sa suprématie à
l'égard de ces pouvoirs politiques.
Ces caractéristiques fondamentales de la tradition juridique
occidentale étaient fondées sur la foi chrétienne, dans un pre-
mier temps dans sa forme catholique, plus tard selon les
modèles luthérien et calviniste. Le déisme, la foi religieuse des
soi-disant « Lumières », remplaça la foi chrétienne en un droit
divin par la foi dans la Raison reçue de Dieu et la suprématie de
l'opinion publique. Pourtant, en 1914, la conception était
encore très répandue en Occident selon laquelle les sources
ultimes du véritable droit positif sont le droit divin (en particu-
lier le Décalogue), le droit naturel tel qu'il se révèle à la raison
et à la conscience des hommes, ainsi que la tradition historique
qui s'exprime à travers des sources comme la Magna Carta, et
les exigences constiturionnelles d'une bonne administration de
la justice et d'une protection égale du droit envers tous.
L'acceptation générale de ces sources du droit était fondée
sur la conception de son évolurion historique, mais aussi sur
l'acceptation de la nécessité historique, manifestée à plusieurs
reprises au cours de l'histoire, de remplacer l'ordre juridique
dans la violence, du fait que le système juridique en place avait
misérablement échoué dans sa mission transcendante. Pour cha-
cune des nations occidentales, le système juridique remontait à
une telle Révolution. Les devises de chacune des Grandes Révo-
lutions étaient toutes inspirées du reproche que le Christ avait
adressé aux Pharisiens: « Malheur à vous, hommes de la Loi ...
car vous payez la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin
[c'est-à-dire vous vous attachez à son application formaliste et tech-
nique], et vous négligez les choses les plus importantes de la Loi,
la justice, la miséricorde et la fidélité» (Matthieu 23:23).
Ainsi, en 1914 encore, différentes formes de systèmes juri-
diques et différentes formes de sciences juridiques coexistaient
en Occident au sein d'une tradition commune. La version
catholique de la séparation de l'Église et de l'État coexistait avec

54
INTRODUCTION

celles du luthéranisme, du calvinisme et du déisme. La


monarchie constitutionnelle coexistait avec l'aristocratie et la
démocratie. Les prérogatives du Kaiser allemand coexistaient
avec les privilèges des classes supérieures représentées au Parle-
ment britannique, les droits des citoyens représentés dans les
Assemblées françaises ou dans la Chambre des Représentants
aux États-Unis. En outre, dans chaque pays occidental (et non
seulement entre ces pays) coexistaient, selon diverses propor-
tions, les notions aristotéliciennes du régime monarchique, du
régime oligarchique et du régime démocratique.
En 1914, dans la science du droit, l'approche scolastique du
eremier Âge moderne (parfois abusivement qualifié de « Moyen
Age classique », du XIe au XIIIe siècle) coexistait, là encore dans
des proportions variant d'un pays à l'autre, avec le conceptua-
lisme allemand, l'empirisme anglais et le doctrinalisme français.
Partout en Occident, le droit codifié coexistait avec la jurispru-
dence, et là aussi dans des proportions différant d'un ordre juri-
dique à l'autre. Un ius commune occidental subsistait sous la
surface des systèmes de droit nationaux.
Telle était la situation en 1914, au terme du long XIXe siècle.
Aujourd'hui, il est sans doute plus difficile qu'autrefois
d'identifier et de préserver la mémoire des événements impor-
tants et des traits essentiels de l'histoire millénaire en Occident.
Neuf, ou cinq, voire même trois siècles semblent constituer une
très longue durée. Pourtant, à l'aune de l'histoire générale des
civilisations, même un millénaire ne représente qu'une fraction
du cadre temporel cosmique dans lequel se situe actuellement
l'humanité. À notre époque, en effet, et pour la première fois
dans son histoire qui nous est transmise, la race humaine tout
entière se voit réunie en une économie mondiale, dans l'amorce
d'une société à l'échelle planétaire et la formation progressive
d'un corpus de droit mondial.
Il est plus facile d'identifier et de garder en mémoire les prin-
cipaux événements et les traits essentiels du long xxe siècle - ce
siècle qui commença en 1914 et qui semble devoir venir à son
terme au cours des premières décennies du second millénaire de
notre ère. Ce fut - et c'est toujours - un siècle de terribles
guerres, qui débutèrent par une guerre civile entre États euro-
péens qui se transforma en la première des deux guerres mon-
diales. Ce fut - et c'est toujours - un siècle de guerres

55
DROIT ET RÉVOLUTION

interethniques où des génocides sont commis. En même temps,


ce fut - et c'est toujours - un siècle où des cultures ethniques et
territoriales différentes s'opposent mais se rapprochent progres-
sivement. C'est un siècle de communication technologique glo-
bale, de rapports économiques globaux, d'interdépendance
environnementale globale où se retrouvent des populations
appartenant à des cultures disparates, sans système de croyances
commun.
Le long XIX" siècle se termina avec la Première Guerre mon-
diale. Le long xxe siècle commença avec la Révolution russe.
Tout le monde n'admettra pas que la Russie fasse partie de
l'Occident, ou que l'histoire de la Russie fasse partie de l'his-
toire occidentale, ou que la Révolution russe appartienne à la
même série des Grandes Révolutions que les Révolutions alle-
mande, anglaise, américaine et française. Dans son histoire, la
Russie héritière de l'Église orthodoxe d'Orient s'est fortement
opposée à la Révolution pontificale d'Occident des XIe et
XIIe siècles et à la création d'un État ecclésiastique indépendant
avec son propre système de droit canonique. La Russie ne fit
pas non plus l'expérience des Révolutions luthérienne, calviniste
ou déiste lorsqu'elles se produisirent, et n'a pas expérimenté
non plus d'évolutions successives allant d'un régime politique
monarchique vers un régime parlementaire aristocratique, abou-
tissant à un régime démocratique de séparation des pouvoirs.
Jusqu'à sa chute en 1917, le tsarisme se proclamait régime auto-
cratique, exerçant l'autorité suprême à la fois dans le domaine
spirituel et dans le domaine séculier. Ce ne fut d'ailleurs qu'à
partir du xvme siècle que la Russie commença à nouer des
contacts plus soutenus avec l'Occident, lorsque ses classes diri-
geantes furent influencées par la France des Lumières. La pre-
mière université russe fut fondée à Moscou en 1756, presque
sept siècles après la fondation de la première université occiden-
tale à Bologne. Et ce ne fut qu'au XIXe siècle, après les guerres
napoléoniennes, que la Russie fit l'expérience d'institutions et
d'un droit similaires à ceux qui avaient existé à l'Ouest durant
sept siècles: une classe de juristes savants, la systématisation du
droit, un ensemble de doctrines juridiques, et, enfin, à partir
des années 1860, une organisation judiciaire dotée de juges et
d'avocats professionnels.

56
INTRODUCTION

Il n'en est pas moins vrai que la Russie fut progressivement


e
« occidentalisée» au cours du XVIIIe et du XIX siècle et des pre-
e
mières années du xx siècle. Le système de croyances du socia-
lisme marxiste des dirigeants de la Révolution bolchévique était
d'ailleurs lui-même une idéologie de facture occidentale.
L'athéisme marxiste soviétique était une hérésie chrétienne.
Même la vision utopique du marxisme-léninisme, qui préconi-
sait une société sans classes où l'État et le droit n'auraient plus
de raison d'être, était une vision utopique dans la tradition occi-
dentale, dont on connaît l'équivalent dans l'antinomisme qui
avait marqué les phases initiales radicales des Révolutions alle-
mande, anglaise et française. Le socialisme russe du xxe siècle
comportait certainement de nombreux aspects qui étaient pure-
ment russes, tout comme les Révolutions allemande, anglaise,
américaine et française avaient comporté plusieurs éléments
purement nationaux, mais la Révolution russe a été largement
influencée par les courants socialistes d'Europe occidentale au
e
XIX siècle, qui se sont propagés vers plusieurs autres pays en
Occident, y compris les États-Unis.
Il est d'usage de distinguer nettement les systèmes juridiques
occidentaux du droit de la Russie soviétique tel qu'il était en
vigueur jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique en
décembre 1991. Ainsi souligne-t-on l'absence, sous le régime
soviétique, d'une conception d'un droit supérieur à l'État et
auquel les gouvernants sont soumis, même au sommet du sys-
tème politique. On souligne également l'absence d'un droit de
propriété privée relatif à la propriété foncière et aux moyens de
production j la répression de la liberté d'expression, de presse,
de religion, et d'autres libertés fondamentales j la dictature du
Parti communiste, et, au sein du Parti, du Secrétaire général et
du Politburo. Pourtant, si nous observons attentivement le sys-
tème juridique soviétique tel qu'il se développa au cours de ses
soixante-quinze années, et plus particulièrement au cours des
décennies postérieures à Staline, lors d'une période qui culmina
avec les sept années du régime de Mikhail Gorbatchev, et si
nous considérons de façon critique nos propres systèmes juri-
diques aux États-Unis et en Europe depuis la Grande Dépres-
sion de la fin des années 1920 et dans les années 1930, nous
pouvons constater de nombreuses analogies.

57
DROIT ET RÉVOLUTION

Ainsi, les codes civil et pénal et l'organisation judiciaire de


l'Union soviétique poststalinienne présentent des caractéris-
tiques communes avec les codes et l'organisation judiciaire occi-
dentaux à la même époque. À défaut d'un État de droit, la règle
de droit joua néanmoins un rôle de plus en plus important en
Union soviétique de la fin des années 1950 jusqu'aux années
1980. Lorsque l'Union soviétique disparut en décembre 1991,
le pays comptait plus de 250000 juristes formés par les uni-
versités. Cependant, deux différences essentielles (hormis la
domination du Parti communiste) opposaient encore le droit
soviétique aux droits occidentaux: en premier lieu, le recours
au droit, et tout particulièrement à la réglementation adminis-
trative, jouait un rôle infiniment plus important dans l'organi-
sation et le contrôle des activités sociales et économiques; en
second lieu, l'État soviétique instrumentalisait beaucoup plus le
droit afin de canaliser, d'animer et de discipliner les mentalités
et les attitudes du peuple soviétique. C'est ce que les autorités
soviétiques appelaient « le rôle pédagogique du droit», ou,
plus précisément, « le rôle éducatif du droié 2 ». Dans les
années 1930 et 1940, Karl Llewellyn faisait état d'un « droit
parental», en ajoutant que notre propre système juridique
s,onentait
. . « dans un sens parenta123 ».
Ces deux caractéristiques (la planification étatique de l'éco-
nomie par le droit et l'éducation étatique par le droit, des men-
talités et attitudes de la population tout entière) constituent,
pour le meilleur ou pour le pire, les principales contributions de
la Révolution russe à la tradition juridique occidentale au cours
du long xxe siècle. L'État soviétique totalitaire a déformé les
idéaux de la démocratie sociale qui exprimaient une part essen-
tielle de la vision révolutionnaire à ses débuts. Plusieurs de ces
idéaux furent néanmoins inscrits dans le droit soviétique et,
après la disparition de Staline, de plus en plus mis en œuvre
dans la pratique. Le droit soviétique a établi très tôt le droit au
travail, le droit à la retraite, les principes du service médical et
de l'éducation supérieure gratuits. Les discriminations fondées
sur la race ou le sexe, les comportements ou expressions racistes,
le harcèlement sexuel par des supérieurs dans le cadre du travail
furent définis comme des délits en droit pénal.
À la base du droit soviétique, on reconnaît une vision athée
postulant la bonté fondamentale de la nature humaine, la capa-

58
INTRODUCTION

cité intrinsèque de l'humanité de construire une société où


toute personne obtiendrait un revenu selon son travail et, à
terme, selon ses besoins, ainsi que la disposition du peuple,
pour autant qu'il fût libéré de l'exploitation économique par les
classes supérieutes, et donc libéré de la dépendance à
1'« opium» des croyances religieuses, à accepter favorablement
1a vo1onte' d e ses d'mgeants
. d"evoues 24 .
La perte de la foi en cette vision utopique, plus que tout
autre facteur, fut la raison principale de l'effondrement de
l'Union soviétique. Les efforts soviétiques visant à induire et à
contraindre par la force de la loi l'altruisme indispensable pour
que le socialisme fonctionne efficacement dépassaient les possi-
bilités réelles d'une politique juridique. Malgré toutes les tenta-
tives de trouver un juste équilibre entre l'économie étatique
planifiée et l'autonomie des entreprises publiques, entre les
objectifs collectifs assignés aux travailleurs et les primes accor-
dées aux initiatives individuelles, le système d'économie plani-
fiée finit par faire faillite. De même, tous les efforts du Parti et
de l'État ne parvinrent pas à renforcer (mais, au contraire, elles
finirent par affaiblir) la cohésion interne et le sens de la respon-
sabilité sociale de la famille, du voisinage, de l'environnement
scolaire, du lieu de travail et d'autres réseaux qui tissent la toile
de la société civile.
Que la vision qui avait inspiré la Révolution russe ait sombré
dans les années 1990, cela rappelle comment la vision qui avait
inspiré la Révolution française aboutit largement à un échec dès
le Second Empire, comment la vision qui avait inspiré la Révo-
lution anglaise aboutit largement à un échec au début du
XIXe siècle, et comment la vision qui avait inspiré la Révolution
allemande aboutit un siècle plus tard à un échec au cours de la
guerre de Trente Ans. Pourtant, la double innovation intro-
duite par la Révolution russe (le formidable renforcement du
rôle social et économique de l'État et, parallèlement, le renfor-
cement du rôle parental du droit) a survécu et on en retrouve
les répercussions à travers l'Occident et le monde.
Dans pratiquement tous les pays occidentaux, dès le
xxe siècle, l'administration publique est parvenue à contrôler
activement et directement l'économie, les moyens de communi-
cation, l'éducation, la santé publique, les conditions du travail,
ainsi que d'autres aspects de la vie économique et sociale. Tous

59
DROIT ET RÉVOLUTION

ces domaines sont à présent dans une large mesure réglementés


par le droit administratif. Pas dans tous, mais néanmoins dans
beaucoup de domaines, le droit administratif en tant que source
du droit a envahi le terrain du Code civil en France, de la juris-
prudence de la common law en Angleterre, et des doctrines et
principes académiques en Allemagne. Aux États-Unis égale-
ment, quoique dans une moindre mesure, les législateurs et les
tribunaux ont abandonné à des administrations publiques une
grande partie de leur contrôle sur des pans entiers de la vie éco-
nomique et sociale. En même temps, les tribunaux américains
sont devenus eux-mêmes dans une certaine mesure des orga-
nismes tendant à contrôler activement la vie économique et
sociale: ce que l'on désigne par « activisme judiciaire» y est de
plus en plus ouvertement admis.
Ce recours au droit afin de mettre en œuvre des politiques
économiques et sociales est de nos jours mis en rapport avec le
recours au droit visant à influencer directement les mentalités et
attirudes de la population, à éduquer la population pour qu'elle
prenne ses responsabilités sociales, et à offrir un traitement égal
pour tous, sans égard pour la race, le sexe, l'âge ou les origines
sociales. De plus en plus, on s'aperçoit que l'intégration sociale
par la famille, l'école, l'Église, l'usine, l'entreprise ou d'autres
réseaux locaux est assujettie à un contrôle direct par la législa-
tion, par l'administration et par les tribunaux. Ainsi, non seule-
ment en Russie, mais partout en Occident, l'État et le droit
jouent le rôle de parent ou d'éducateur ayant pour tâche d'ins-
tiller des attitudes officiellement considérées comme souhai-
tables pour la société. C'est ainsi que le poète américain
d'origine polonaise Czeslaw Milosz a pu formuler l'héritage du
xxe siècle en affirmant que « l'État a dévoré toute la substance
de la société25 ».

U ne historiographie millénaire

C'est précisément parce que nous nous trouvons à la fin


d'une époque qu'il nous est possible d'en avoir un aperçu
d'ensemble. C'est aussi parce que nous nous trouvons au départ
d'une nouvelle ère d'interactions transnationales et transcultu-

60
INTRODUCTION

relIes qu'il nous faut étudier notre passé afin de déterminer ce


qui depuis ses débuts lui a insufflé sa vitalité et ce qu'elle com-
porte qui puisse nous aider à relever les défis de l'avenir.
Ce n'est pas un hasard si, au cours des dernières décennies du
xx" siècle, l'historiographie nationaliste du droit qui prédomi-
nait en Occident jusqu'aux guerres mondiales a désormais cédé
le pas devant une histoire européenne du droit conçue dans
une perspective transnationale 26 • Cependant, l'histoire du droit
en Europe prise dans son ensemble requiert une périodisation
différente de celle que nécessitait l'étude des systèmes juridiques
nationaux considérés séparément. L'histoire occidentale, y
compris l'histoire du droit en Occident, s'est développée sur de
longues durées, en reprenant parfois certains thèmes. Pour l'his-
torien du droit occidental, il s'agit d'établir une périodisation
adéquate.
Dans le milieu universitaire, les historiens occidentaux ont
habituellement accepté telle quelle la périodisation convention-
nelle, souvent même sans s'en soucier, et d'autant moins que les
recherches historiques tendent à restreindre de plus en plus
leurs champs d'investigation. Selon les termes d'un grand savant
(largement méconnu) du xxe siècle, Eugen Rosenstock-Huessy,
l'historiographie « scientifique» ou « objective» des XIXe et
xx" siècles, qui situait l'historien en dehors de l'histoire, a eu
pour effet de morceler le passé en fragments de plus en plus res-
treints, et ainsi de perdre tout sens de direction. L'historien,
disait-il, devrait compter non seulement en termes de jours et
d'années, mais également et avant tout en termes de générations
et de siècles s'il entend « éviter la Scylla des détails inorganisés
et la Charybde des généralités dénuées de sens 27 ». La méthode
suivie par Rosenstock-Huessy pour périodiser l'histoire occiden-
tale consistait à mettre en avant les Grandes Révolutions du XIe
au xxe siècle, chacune de ces Révolutions construisant son expé-
rience sur celle de ses précurseurs. C'est la méthode que j'ai
appliquée pour étudier l'histoire du droit en Occident.
Paradoxalement, les historiens qui se sont penchés sur des
fragments d'histoire et ont ainsi cru pouvoir faire l'économie
d'envisager des périodisations générales se sont vu imposer par
l'effet des conventions scientifiques une périodisation abusive:
celle, remontant au XVIe siècle, qui divise l'histoire en une
époque « ancIenne», un « Moyen ~e», et une période

61
DROIT ET RÉVOLUTION

« moderne ». Quel que soit leur domaine de spécialisation, les


historiens se trouvent étiquetés selon qu'ils travaillent dans une
ou plusieurs de ces catégories. Ils se sont quelque peu révoltés
contre une telle qualification en subdivisant le « Moyen Âge »
en un « haut Moyen Âge » (du V au XIe siècle), en un « second
Moyen Âge» (ou Moyen Âge « féodal », ou encore « bas Moyen
Âge », du XIIe au xV siècle), et en subdivisant les temps
modernes en une première période moderne recouvrant les XVIe
et XVIIe siècles, et une période moderne englobant le XVIIIe siècle
et la période « contemporaine» du XIXe siècle et du xxe siècle
jusqu'aux guerres mondiales. On semble avoir oublié que ce
furent les luthériens qui ont généralisé les expressions « Moyen
Âge» (medium aevum, Mittelalter) et « médiéval» pour carac-
tériser la période se situant entre les premiers chrétiens et
eux-mêmes. L'expression était également populaire parmi les
humanistes, qui l'utilisaient pour caractériser la période entre
l'Antiquité classique et eux-mêmes 28 • À notre époque, il n'est
pas du tout évident de définir en quoi le « Moyen Âge » serait
moyen.
Lorsqu'il est question de la tradition juridique en Occident,
il est particulièrement important d'éviter l'usage d'expressions
anachroniques telles que le « Moyen Âge» ou « médiéval» pour
se référer à la période de l'histoire européenne antérieure au
protestantisme. Les protagonistes de la Révolution pontificale
qualifiaient de fait leur propre époque de « moderné9 », et ce
fut la séparation des pouvoirs ecclésiastique et séculier qu'ils
mirent en œuvre qui fut à la base de la création des premiers
systèmes juridiques modernes. Il faut aussi éviter l'expression de
« féodalité» en vogue au XVIIIe siècle: l'Occident avait en effet
connu un droit féodal qui régissait les rapports militaires entre
seigneurs et vassaux, ainsi que la propriété foncière féodale,
mais ces institutions avaient déjà largement disparu deux siècles
avant que les États généraux, en 1789, ne déclarent 1'« abolition
du régime féodal 30 ». Sans doute les exactions et privilèges dont
se prévalait l'aristocratie et qui incitèrent la bourgeoisie à se
révolter étaient-ils des vestiges d'une période reculée durant
laquelle le régime féodal était en vigueur. Cependant, même à
cette époque, la « féodalité » n'avait pas prévalu dans les milliers
de villes fondées à travers toute l'Europe du XIIe au XIV siècle, ni

62
INTRODUCTION

dans l'organisation de l'Église « médiévale », ni dans le monde


florissant du commerce « médiéval ».
De même, l'expression «Renaissance », façonnée vers le
milieu du xIX' siècle pour indiquer avant tout les mouvements
littéraire, artistique et scientifique de la fin du xv" siècle et du
XVIe siècle en Italie, donne une impression tout à fait fausse en
tant qu'elle désignerait le début des temps «modernes ».
Aujourd'hui, Giotto, le grand artiste qui vécut au XIV" siècle, et
son contemporain Dante, auteur de la Divine Comédie, sont
comptés parmi les représentants de la « Renaissance ». On voit
m~~~ a~paraître des livres consacrés à «la Renaissance du
XII slecle ».
Selon la périodisation conventionnelle, l'histoire « moderne»
commença en Occident lors de la transition du catholicisme au
protestantisme, de la féodalité au capitalisme, de la science sco-
lastique à l'humanisme, et d'une culture communément parta-
gée à une diversité de cultures propres aux États nationaux. Une
telle approche coupe l'histoire occidentale dite moderne - et
certainement l'histoire du droit en Occident - de ses racines.
Une nouvelle histoire millénaire de l'Occident, qui retrace les
développements des institutions occidentales du XIe au
e
XXl siècle, est apparue au cours des dernières décennies. Cette
approche est en partie inspirée, comme le présent ouvrage, par
la contribution de la civilisation occidentale et d'autres civilisa-
tions au développement d'une économie mondiale et d'une
société mondiale multiculturelle. L'histoire économique, en
particulier, s'est attachée à expliquer 1'« essor de l'Occident»
comme une grande puissance à l'échelle mondiale, et a reconnu
certaines prémisses de cette ascension à travers la révolution
commerciale des XIe et XIr siècles, subséquemment à travers les
périodes révolutionnaires qui ont entraîné une accélération de
la croissance économique, mais également à travers le déve-
loppement des systèmes juridiques qui ont facilité une telle
croissance32 .
Dès lors que quelques éminents auteurs de l'histoire écono-
mique, en envisageant l'histoire sur une durée millénaire, ont
établi que les mutations des institutions juridiques ont joué un
rôle clé dans le développement économique de l'Occident, les
historiens du droit ont pour tâche de démontrer que des chan-
gements dans le système de croyances ont parallèlement eu un

63
DROIT ET RÉVOLUTION

rôle clé dans le développement de ces institutions juridiques.


L'émergence d'une société mondiale et d'un droit mondial
constitue le contexte général d'une telle approche. L'Occident
exporte sa technologie dans d'autres cultures, mais peut-il de
même exporter son droit? Sa tradition juridique est-elle vérita-
blement transposable dans d'autres cultures sans que celles-ci ne
reprennent le système de croyances sur lequel cette tradition est
fondée? Quels changements dans la tradition juridique et dans
le système de croyances sont-ils requis pour faciliter sa partici-
pation à la formation, avec d'autres traditions culturelles, d'une
nouvelle tradition d'un droit mondial?
Ce livre ne prétend pas répondre à ces questions, mais bien
d'offrir la toile de fond indispensable pour comprendre la
nature de la tradition juridique qui fera ou non l'objet d'un
droit mondial, ainsi que la nature du système de croyances sur
lequel cette tradition juridique a été fondée.

Les premiers systèmes de croyances protestants


et 1'« essor» de l'Occident

Dans l'historiographie des xxe et XXIe siècles, les avis sur le


rôle des systèmes de croyances protestants du XVIe et du
XVIIe siècle en Europe sont plutôt partagés. D'un côté, on a ins-
crit à l'actif (ou au passif) de ces systèmes l'essor du nationa-
lisme (militant), un individualisme (farouche), un capitalisme
(accaparateur) et un sécularisme (rationaliste). Ainsi, aussi bien
1'« essor» de l'Occident aux XVIe et XVIIe siècles que son pré-
tendu « déclin» spirituel et moral aux xxe et XXI e siècles ont été
attribués à des forces nationalistes, individualistes, capitalistes et
sécularistes, dont les origines historiques ont été associées au
protestantisme luthérien et calviniste. D'un autre côté, les
contributions positives du protestantisme au développement de
la pensée juridique et des institutions du droit ont été large-
ment ignorées.
Une étude de l'influence du christianisme protestant sur,
respectivement, le droit allemand et le droit anglais, et plus
généralement sur la tradition juridique occidentale, peut contri-
buer à corriger l'erreur implicite qui consiste à attribuer à ses

64
INTRODUCTION

fondateurs et à ses premiers sectateurs les conséquences des


modifications ultérieures de leur foi. Une telle étude démon-
trera que la vision protestante de la justice et de l'ordre n'a pas
engendré les « -ismes» (les nationalismes, l'individualisme, le
capitalisme, le sécularisme), mais qu'elle a plutôt favorisé le
développement d'intérêts nationaux, des responsabilités et
potentiels individuels, de l'économie de marché et de l'esprit
public. Inversement, ce ne fut pas l'essor du christianisme pro-
testant aux XVIe et XVIIe siècles, mais au contraire son déclin
(ainsi que le déclin du catholicisme) aux XIXe et xxe siècles qui
aboutit à l'invasion de nouveaux « -ismes »: une nouvelle
confiance absolue dans la nation, dans l'individu, dans l'accu-
mulation de richesses par des particuliers, dans la suprématie du
calcul rationnel.
La thèse selon laquelle à ses débuts, le protestantisme, en par-
ticulier dans sa version calviniste, aurait exercé une influence
décisive sur l'essor du capitalisme en Occident a surtout été for-
tement mise en avant par Max Weber, le saint patron des théo-
ries sociales au xx:" siècle, qui avait également prédit la faillite du
capitalisme dans le courant du xxe siècle et son remplacement
par un ordre politique et juridique voué à l'assistance sociale
généralisée. L'ouvrage de Weber, L'Éthique protestante et l'esprit
du capitalisme, a exercé une profonde influence sur de nom-
breux auteurs de premier plan dans différentes disciplines, que
ce soit l'histoire, la sociologie, la théologie, l'économie, les
sciences politiques ou le droit 33 . Des centaines de livres et des
milliers d'articles ont été consacrés aux arguments avancés par
Weber. Malgré de nombreuses critiques portant sur des aspects
particuliers de ces arguments, la thèse centrale est toujours citée
et approuvée dans des ouvrages récents où il est question de
1'« essor de l'Occident ».
La thèse de Max Weber mérite que l'on s'y attarde dans
l'introduction au présent ouvrage pour deux raisons. La pre-
mière raison est que Weber avance des conceptions sur les
débuts à la fois du christianisme protestant et des entreprises
capitalistes qui sont largement acceptées, mais (comme il faudra
le démontrer) qui sont essentiellement inexactes. La seconde
raison est que l'inexactitude de ces conceptions peut être
démontrée et corrigée par une analyse des valeurs que l'on
trouve implicitement dans les institutions du droit aux XVIe et

65
DROIT ET RÉVOLUTION

XVIIe siècles. Or, ces institutions ont été pratiquement ignorées,


ou du moins minimisées, dans l'analyse webérienne. Ainsi, une
réfutation de la thèse de Max Weber peut servir d'introduction
à quelques-uns des principaux thèmes de ce livre.
Les arguments de Weber comme l'a observé l'un ses cri-
tiques, parmi les mieux informés, ont été « largement incompris
tant par ses partisans que par ses détracteurs ». La pensée webé-
rienne est en effet complexe et fort nuancée. Weber n'a pas
affirmé que le « protestantisme» a été une « cause» du « capita-
lisme». En revanche, il a dit qu'un certain protestantisme,
notamment le calvinisme, tel qu'il était pratiqué en particulier
par les puritains anglais du XVIIe siècle, était compatible avec, et
tendait à soutenir « l'esprit » (un terme qui dans la version ori-
ginale de son livre, est mis entre guillements pour attirer l'atten-
tion du lecteur) du capitalisme industriel bourgeois tel qu'il se
développa ultérieurement en Europe. De plus, cette approche de
Weber sur cette compatibilité et ce soutien de l'esprit capitaliste
était elle-même complexe et nuancée, car il définissait l'esprit
du capitalisme comme un désir primordial, de la part des entre-
preneurs capitalistes, d'acquérir de grandes richesses, tout en
reconnaissant que les calvinistes anglais dénonçaient un tel
désir, parce qu'à leurs yeux une telle adoration de l'Argent
constituait un péché. Selon Weber, la doctrine calviniste de la
prédestination permettait de résoudre ce paradoxe: selon cette
doctrine, d'une part Dieu avait choisi un nombre restreint de
représentants de la race humaine pour bénéficier du salut éter-
nel; d'autre part, la décision divine d'attribuer à un individu
soit le salut ultime, soit la damnation éternelle dépassait totale-
ment la capacité humaine de comprendre ou d'influencer. Le
croyant calviniste se trouvait ainsi, selon Weber, dans une situa-
tion d'incertitude effroyable, ne pouvant savoir s'il appartenait
aux élus ou aux damnés. Dans une telle situation, son seul
espoir consistait à accomplir minutieusement la vocation que
Dieu (croyait-il) lui avait assignée, et dans ce cas, Dieu pouvait
lui accorder une grande réussite dans cette vocation; ainsi, si
Dieu le bénissait d'une telle réussite, cela pouvait être compris
comme une première preuve, un indice - mais pas plus qu'un
indice - que Dieu l'avait rangé parmi les élus. Selon Weber,
une telle foi motivait l'entrepreneur calviniste, dont la vocation
était de se lancer dans une entreprise commerciale et ainsi

66
INTRODUCTION

d'acquérir des richesses substantielles. Alors qu'au contraire,


dans l'analyse de Weber, le catholicisme dénigrait de telles aspi-
rations matérielles et recherchait le salut avant tout dans une
« ascèse d'un autre monde» (<< auBerweltliche Askese »), et que
le luthéranisme recherchait quant à lui le salut avant tout dans
une foi d'un autre monde, seul le calvinisme aurait selon lui mis
en valeur ce qu'il appelait une « ascèse de ce monde-ci» (<< inner-
weltliche Askese »), c'est-à-dire le dévouement d'un individu à
sa vocation séculière. Dans le cas de l'entrepreneur capitaliste,
cette vocation consistait « à gagner de plus en plus d'ar,rent,
tout en évitant strictement tout plaisir spontané de la vie 3 » et
en espérant que la volonté impénétrable de Dieu le bénirait et
le récompenserait d'un succès matériel: une telle bénédiction et
récompense, selon la doctrine calviniste, serait un signe qu'il
était l'un des rares élus de Dieu.
La thèse de Weber se heurte à une difficulté, car ce ne furent
pas les calvinistes puritains anglais du milieu du XVIIe siècle qui
prêchaient la quête de richesses, mais bien les défenseurs ratio-
nalistes de la libre entreprise au XVIIIe siècle. En fait, pour illus-
trer « l'esprit du capitalisme », Weber citait des propos du déiste
américain Benjamin Franklin - que l'on ne soupçonnera pas
d'être un calviniste -, lequel, au XVIIIe siècle, avait incité à la
parcimonie afin d'accéder à l'accroissement du bien-être
matériel35 . De toute façon, toujours si l'on suit l'analyse webé-
rienne, ce ne fut qu'au XIXe siècle que le capitalisme qu'il décri-
vait, ce «capitalisme industriel bourgeois», se développa,
inspiré par 1'« esprit» du XVIIIe siècle, ayant lui-même ses fonde-
ments dans la « morale protestante» du XVIIe siècle. En fait, si
l'on suit la pensée de Weber et considère que les Lumières du
XVIIIe siècle, la Révolution française et l'utilitarisme britannique
furent les ancêtres idéologiques du capitalisme industriel bour-
geois au XIXe siècle, peut-être aurait-il dû appeler son ouvrage:
« Le déclin de la morale protestante et l'esprit du capitalisme ».
Il est néanmoins possible d'admettre que le calvinisme a
contribué à l'esprit capitaliste sans pour autant reprendre la
théorie douteuse que Weber propose concernant les effets de la
doctrine de la prédestination sur les motivations des entre-
preneurs capitalistes. On peut même admettre que les efforts
des entrepreneurs visant à maximiser leurs profits constituent
un aspect important de l'esprit capitaliste, sans pour autant

67
DROIT ET RÉVOLUTION

accepter l'axiome webérien selon lequel ces efforts sont essen-


tiellement motivés par un désir primordial d'accumuler des
richesses.
De fait, ce ne furent pas les doctrines calvinistes concernant
le salut qui animèrent l'esprit d'entreprise aux XVIIe et
XVIIIe siècles, mais plutôt les doctrines calvinistes concernant la
nature de la communauté chrétienne ou, en termes théolo-
giques, l'ecclésiologie calviniste, et non la sotériologie calviniste.
L'attachement calviniste (et luthérien) à l'unité et à la solidarité
de la communauté des fidèles stimulait la formation de commu-
nautés engagées et intégrées, orientées vers Dieu. Contrairement
aux idées que l'on s'en fait parfois de nos jours dans les sciences
sociales, aussi bien le calvinisme que le luthéranisme étaient
fortement marqués par leur esprit communautaire. Luther disait
que l'individu est une « personne privée» dans ses rapports avec
Dieu, mais une personne sociale dans ses rapports avec les
« trois états» -la famille, l'Église et l'autorité gouvernante
(Obrigkeit). Aussi bien la communauté luthérienne, sous l'égide
de son pasteur, que la communauté calviniste, dirigée par ses
anciens, étaient des associations aux liens étroits, autonomes qui
se gouvernaient conformément à leur « contrat» fondamental.
La doctrine chrétienne faite d' « alliances» ou conventions
solennelles entre Dieu et Son peuple, et entre les membres
d'une communauté chrétienne selon leurs différentes vocations,
était admise tant par les luthériens que par les calvinistes, encore
que ceux-ci y attachaient une importance particulière. De
même, l'entreprise économique au XVIe et au XVIIe siècle n'était
encore ni « bourgeoise» ni « industrielle», mais bien fonda-
mentalement communautaire, en tout cas ni individualiste, ni
. , • 36
certamement « ascenque ».
Un exemple frappant du capitalisme communautaire au
XVIIe siècle est l'invention de la société par actions, dont le but
était de réunir des investisseurs autour d'une cause commune,
dont la portée était souvent à la fois politique et économique.
Ainsi, une loi anglaise de 1692 accordant à la Corporation des
marchands de Londres une charte créant une société qui les
autorisait à engager des activités commerciales avec le Groen-
land rappelait l'importance d'un tel commerce, le fait qu'il était
tombé aux mains d'autres nations, et qu'il fallait tenter de le
restaurer par un effort solidaire de plusieurs personnes 3? Les

68
INTRODUCTION

chartes créant d'autres sociétés par actions énuméraient souvent


de tels motifs d'intérêt public. Sans doute s'agissait-il d'entre-
prises commerciales créées dans le but de générer un bénéfice au
profit des actionnaires. Mais en même temps, le succès de cette
entreprise dépendait de la collaboration étroite entre plusieurs
personnes qui partageaient les mêmes convictions et dont la
motivation commune était en partie de participer conjointe-
ment à une entreprise d'utilité publique. Rien de plus symbo-
lique de cet « esprit du capitalisme» en Angleterre vers la fin du
XVIIe siècle que la création de la société par actions que l'on
appela la Banque d'Angleterre, établie par une loi de 1694,
principalement dans le but de financer la guerre contre la
France. Selon les termes de cette loi, des commissaires nommés
par la Couronne étaient habilités à accepter des souscriptions, et
la Couronne pouvait réunir en une personne morale « les sous-
cripteurs et contributeurs, leurs héritiers, successeurs ou cession-
naires constitués en une société et corps politique38 ». On
attendait des actionnaires qu'ils assimilent leurs intérêts collec-
tifs à l'intérêt général de l'économie anglaise. Les souscripteurs
avaient dans leurs rangs plusieurs représentants au Parlement.
Parmi les vingt-six premiers membres du Conseil des Direc-
teurs, six accédèrent plus tard à l'office de lord maire de la ville
de Londres. Les règlements de la Banque requéraient que les
membres du Conseil des Directeurs se réunissent chaque
semaine, et l'Assemblée générale des actionnaires deux fois par
an « afin d'examiner l'état général et la position de cette Société
et afin d'en attribuer les dividendes [... ] selon leurs parts
respectives 39 ».
Vers la fin du XVIIe siècle, un autre instrument juridique qui
joua un rôle important au service d'intérêts tant individuels que
communautaires fit son apparition sous la forme moderne du
droit anglais (puis aussi américain) sur les trusts. Le trust était
une technique par laquelle des fondés de pouvoirs, les trustees,
chargés de la gestion d'investissements de capitaux qui leur
étaient confiés au profit de tiers bénéficiaires, avaient pour tâche
de veiller à ce que l'objet des investissements soit exécuté selon
les règles de 1'« équité ». À l'instar des sociétés par actions, les
trusts facilitèrent la création d'entreprises ou d'associations cha-
ritables qui réunissaient plusieurs membres autour d'une action
commune.

69
DROIT ET RÉVOLUTION

Ces exemples devraient suffire pour démontrer que si Max


Weber avait pris en considération les développements juridiques
en Angleterre au XVIIe siècle, sa thèse aurait dû être formulée
très différemment. Si l'on observe les juristes et les institutions
qu'ils créèrent, on ne reconnaît pas d'individualistes ascétiques
effrayés à la perspective d'une damnation ou d'un salut éternels.
On reconnaît plutôt des hommes soucieux de la communauté
sociale créant par des techniques juridiques des institutions à
vocation communautaire, comme la société par actions, le crédit
bancaire ou la figure du trust. Ces hommes comprenaient que la
réussite d'une économie de marché dépendait des rapports de
confiance, du crédit, de l'entreprise commune, mais non,
comme on l'a souvent présenté plus tard, de l'avidité indivi-
duelle. Cet esprit communautaire, qui impliquait une très large
collaboration entre la noblesse foncière et les élites marchandes,
était fortement enraciné dans le calvinisme. L'esprit du capita-
lisme webérien au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle était
non pas le produit, comme le pensait Weber, d'un « ascétisme
séculier », mais bien de ce que l'on entendait à l'époque comme
un dévouement à la cause publique, un état d'esprit qui, loin de
refléter les doctrines individualistes de la prédestination et de
l'élection divines, exprimait au contraire les doctrines calvinistes
communautaires fondées sur l'idée d'une convention fonda-
mentale à partir de laquelle toute communauté est bâtie.
Dans son analyse du protestantisme et du capitalisme,
l'erreur de Weber était de ne pas prendre en compte les valeurs
sous-jacentes du droit, que ce soit dans les structures des socié-
tés, dans la technique du trust, dans les règles destinées à établir
et à régir les organisations charitables, ou même dans les prin-
cipes constitutionnels qui gouvernaient les groupements reli-
gieux et commerciaux. Cette approche s'explique en partie du
fait que dans toute son œuvre il marqua une distinction très
forte entre les faits et les valeurs, tout en reléguant le droit au
domaine des faits. Dans ses études abondantes où il traite de la
sociologie du droit, Weber définissait le droit comme des règles
de procédures établies et sanctionnées par l'État afin d'assurer
l'exécution de sa volonté. Pour lui, comme en témoignent de
nombreux passages de son œuvre, la dominance politique était
à l'origine des institutions du droit. Les différents «types
idéaux» de systèmes juridiques qu'il décelait dans différentes

70
INTRODUCTION

cultures et à différentes époques historiques représentaient à ses


yeux les fondements d'une légitimation du pouvoir politique lui
permettant d'exercer d'autant plus efficacement ses moyens de
contrainte. Il classait la common Law anglaise des XVIe et
XVIIe siècles, en raison de l'importance qu'y revêtaient les précé-
dents judiciaires, comme un type de droit « traditionaliste », à
l'opposé du type « formel et rationnel » caractéristique du droit
en France et en Allemagne au XIXe siècle, où la codification pri-
mait. Cependant, Weber qualifiait le calvinisme du XVIIe siècle
d' « antirationaliste », tout en estimant que ce calvinisme était
profitable et compatible avec le rationalisme qu'il associait à
l'esprit du capitalisme, mais il semblait oublier que si les puri-
tains calvinistes anglais se sont engagés dans la voie d'une guerre
civile, ce fut en partie dans le but d'établir la primauté de la
common Law « traditionaliste ».
Malgré les intuitions géniales de Weber dans sa catégorisa-
tion des « types idéaux» des systèmes politiques et juridiques, et
malgré son immense érudition, ses conceptions erronées sur la
religion (sa femme affirmait même qu'il lui manquait la « musi-
calité religieuse »)40, tout spécialement sur le protestantisme
luthérien en Allemagne et le protestantisme calviniste en Angle-
terre aux XVIe et XVIIe siècles, étaient encore amplifiées par une
compréhension erronée des évolutions du droit qui eurent lieu
dans ces pays à la même époque: dans les deux cas, la faute en
était la distinction fallacieuse opérée par Weber entre la notion
de fait et de valeur, son approche strictement positiviste ne
reconnaissant dans le droit qu'un fait et, avant tout, un instru-
ment de contrainte politique.
Dans les chapitres suivants, nous verrons plus en détail com-
ment se sont réalisés les changements du droit qui ont favorisé
les changements économiques que l'on reconnaît à travers la
Révolution allemande et la Révolution anglaise, y compris les
rapports entre ces changements économiques et juridiques et le
passage du christianisme catholique au christianisme protestant.
Contrairement à la théorie sociale de Weber, nous adopterons
une approche plus positive à l'égard de l'impact qu'ont eu à
terme ces deux grandes Révolutions sur les systèmes d'ordre et
de justice qui en sont issus. Sans doute chacune de ces Révolu-
tions fut-elle marquée par des violences, des destructions, des
fanatismes, des persécutions, des oppressions et de graves

71
DROIT ET RÉVOLUTION

injustices. Néanmoins, chacune de ces Révolutions aboutit fina-


lement, deux générations plus tard, à une pacification qui
conciliait certaines visions utopiques des premiers révolution-
naires et certaines traditions contre lesquelles ils s'étaient initia-
lement insurgés. Chacune de ces Révolutions a transformé la
tradition occidentale du droit, mais, en fin de compte, chacune
est restée ancrée dans cette tradition.
Première partie

La Révolution allemande
et la transformation du droit allemand
au XVIe siècle
CHAPITRE PREMIER

La réforme de l'Église et de l'État


1517-1555

Envisagée comme un événement politique et simplifiée à


l'extrême, la Révolution allemande était le combat victorieux de
princes territoriaux allemands contre le pape et l'empereur afin
d'affirmer le droit d'établir la foi luthérienne et de s'assurer du
pouvoir politique suprême dans leurs principaurés.
Cependant, ce sont évidemment d'autres aspects de ces déve-
loppements qui en ont fait une « Grande Révolution ». Ce ne
furent pas seulement des princes territoriaux assistés de leurs
conseillers et d'autres titulaires d'offices supérieurs - l' Obrigkeit,
ou « haute autorité» comme on les désignait collectivement -,
mais également les maires, conseillers et autres agents des cités
libres au sein des territoires qui menèrent une lutte violente
contre le pouvoir et l'autorité du pape et de l'empereur. La
Révolution a non seulement proscrit l'Église catholique
romaine dans les principautés protestantes, entraînant des
expropriations massives des biens ecclésiastiques, mais, dans ces
territoires, elle a également permis d'établir une structure éta-
tique séculière unifiée comprenant son propre droit. Le clergé et
la noblesse furent subordonnés à un nouveau type de
monarchie. Même dans les principautés qui demeurèrent catho-
liques, le pouvoir et la juridiction des princes territoriaux gagnè-
rent sensiblement du terrain.

75
DROIT ET RÉVOLUTION

La réforme politique, ou réforme de l'État, même si on


l'envisage dans une perspective aussi large, n'était pourtant
qu'un aspect de la Révolution allemande. La réforme de la reli-
gion et la réforme de l'Église ont été au moins tout aussi impor-
tantes. En Allemagne, la réforme politique et la réforme
religieuse se développèrent en synergie. La révolte des pouvoirs
princiers et urbains contre le pouvoir papal et impérial s'enche-
vêtra totalement avec l'appel que Luther avait lancé pour une
réforme de l'Église de l'intérieur. Les deux réformes finirent par
devenir les deux faces d'une même médaille.
Cependant, même cette combinaison d'une réforme de l'État
et de l'Église n'exprime pas toutes les dimensions de la Révolu-
tion allemande. Non seulement les autorités princières et
urbaines et les dirigeants religieux étaient impliqués, mais,
directement ou indirectement, ce fut la population entière qui
fut entraînée dans une guerre civile: les marchands et les arti-
sans des villes, les paysans, les travailleurs des mines, divers
rangs de la noblesse et du clergé, les juristes, les intellectuels,
ainsi que d'autres groupes de la population. C'était une réforme
socio-économique, culturelle et intellectuelle, mais aussi une
réforme de l'ensemble de l'ordre juridique.
Enfin, ces réformes de l'Église et de l'Etat ne se limitèrent pas
à l'Allemagne. La Révolution allemande fut également une
Révolution européenne. Avant que cette Révolution n'éclate, les
interpellations pour une réforme de l'Église et de l'État s'étaient
déjà fait entendre à travers l'Europe depuis plus d'un siècle.
Mais alors que les efforts réformateurs des princes allemands
n'avaient guère abouti à des résultats, en Espagne la hiérarchie
ecclésiastique contrôlée et soutenue par un pouvoir royal puis-
sant avait réussi à introduire des réformes substantielles, dont
certaines anticipaient des changements qui furent plus tard
adoptés par les luthériens en Allemagne. Lorsque la Révolution
se propagea en Allemagne, le protestantisme et le modèle de
souveraineté monarchique s'étendirent, de pair ou séparément,
à d'autres pays européens. L'Église catholique romaine elle-
même, désormais interdite dans les principautés protestantes,
connut sa propre réforme, plus tard appelée parfois Contre-
Réforme.
Lorsqu'il est question de la Révolution allemande, il faut par
conséquent envisager un bouleversement, un renversement

76
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

complets de tout un peuple et de toute une culture. La Révolu-


tion a entraîné une transformation durable dans le caractère
même du peuple allemand, dans son ensemble ou à travers ses
individus, et, à terme, non seulement du peuple allemand, mais
de la société occidentale toute entière.
Cependant, cette histoire exige que l'on commence par poser
quelques questions dans les termes les plus simples. Qui étaient
les princes territoriaux et que représentaient-ils? Que faut-il
entendre par l'Allemagne? Qui était l'empereur, que représentait-
il ? Qui était le pape, que représentait-il? Qui était Luther, que
faut-il comprendre par luthéranisme?

L'Allemagne :
l'Empire (Reich) et les territoires (Liinder)

Vers 1500, l'Allemagne était le plus grand pays d'Europe,


tant par sa superficie que par sa population, qui comptait alors
environ 12 millions d'habitants 1. L'Allemagne se composait de
plusieurs centaines de territoires séculiers et ecclésiastiques,
appelés Lander, ainsi que quelques douzaines de cités libres.
Tous ces territoires et ces villes étaient réunis dans un ensemble
politique relativement peu contraignant, que l'on avait pour la
première fois désigné d' « Empire romain» au xn e siècle, de
« Saint Empire romain» au xme siècle, et de « Saint Empire
romain de la Nation allemande » au xV siècle. La référence à la
« Nation allemande » fut ajoutée pour indiquer plus spécifique-
ment la partie allemande d'un domaine impérial à la fois plus
vaste et plus vaguement conçu, qui comprit à des époques dif-
férentes l'Italie du Nord (la Lombardie), les anciens Pays-Bas, la
Bourgogne (la Franche-Comté), l'Espagne et le Portugal.
Lorsqu'il fut fondé par Charlemagne (avant son couronne-
ment par l'évêque de Rome en 800), cet Empire n'était jamais
qualifié de « romain », mais parfois désigné comme 1'« Empire
des Francs» ou 1'« Empire chrétien». Suite au partage de
l'empire entre les trois petits-fils de Charlemagne, le titre d'empe-
reur fut réservé au souverain des Francs orientaux, que l'on
appela ensuite Teutonici (Teutons) ou Deutsche (Allemands).
Les Anglais les appellent Germans (où l'on retrouve le nom

77
DROIT ET RÉVOLUTION

antique de « Germains »), les Français « Allemands» (un terme


qui évoque les tribus des Alamans), les Russes Nemtsy (ce qui
signifie « qui ne sont pas nous »), les Italiens (à juste titre)
Tedeschi, le terme italien pour Deutsche2 •
Au début du XIe siècle, l'usage s'établit de décerner à l'héritier
choisi pour succéder au trône impérial le titre de « Roi des
Romains» (au lieu de « Roi des Francs») ; ensuite, après la
mort de l'Empereur, ce fils se rendait en principe à Rome afin
d'y être couronné « Empereur des Romains » par le pape. Cette
pratique symbolisait avant tout la revendication de l'empereur
franc de s'arroger l'autorité théocratique de l'empereur romain
Constantin et de ses successeurs comme vicaire du Christ et
chef de l'Église. Après que la primauté papale a été établie à la
fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle, et que le pape s'est
lui-même pour la première fois approprié le titre de « vicaire du
Christ3 », le terme « romain» dans les titres « Roi des
Romains» et « Empire romain» ne symbolisait plus les préten-
tions théocratiques de l'empereur, mais plutôt son pouvoir dans
le domaine séculier. Néanmoins, le Saint Empereur romain,
plus encore que d'autres monarques européens, continua à affir-
mer une autorité religieuse en tant que protecteur suprême de
l'Église dans l'Empire.
Cet empire n'avait ni capitale, ni administration permanente.
Jusqu'en 1495, il n'y avait même pas de cour impériale de jus-
tice proprement dite. L'empereur n'avait pas le pouvoir d'impo-
ser ses sujets, mais il devait obtenir ses revenus à partir de ses
propres territoires, parsemés à travers l'Empire. Bien qu'il fût en
principe le souverain suprême des princes et autres dirigeants à
la tête des différents territoires constituant l'Empire, l'empereur
était, dès la fin du XIe siècle et à partir du XII" siècle, dépendant
de ducs et d'autres princes pour être élu. Vers la fin du
XIIe siècle, il devait, selon la pratique, être choisi par un collège
d'électeurs composés de princes ecclésiastiques et séculiers, un
collège dans lequel les archevêques de Mayence, Cologne, Trêve
et le comte palatin du Pays rhénan occupaient une place privi-
légiée. À ces quatre « princes-électeurs» vinrent s'ajouter ensuite
trois autres princes séculiers: le duc de Saxe, le roi de Bohème
et le marquis de Brandebourg.
Du début du XIIe au début du XVIe siècle, l'Empire développa
de nouvelles institutions politiques et juridiques et passa par

78
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

différentes phases dont il sortait tantôt renforcé, tantôt affaibli.


En tant que juge suprême dans l'Empire, l'empereur recevait
lors de ses déplacements des recours contre des jugements des
cours princières ou municipales. Il avait également le droit de
convoquer les grands princes séculiers et ecclésiastiques, les
principaux nobles et chevaliers, ainsi que les représentants des
villes impériales afin qu'ils participent à des assemblées délibéra-
tives, que l'on appelait « jours impériaux» ou « diètes» (du
latin dies, journée; en allemand, Tag, Reichstag, c'est-à-dire
« jour de l'Empire ») et qui furent tenues plus ou moins réguliè-
rement à partir du XIIIe siècle. Ces assemblées périodiques de
notables étaient le symbole d'une structure politique où le pou-
voir était partagé entre les différents états ou ordres (Stande) : le
clergé supérieur et le bas-clergé, la haute noblesse et la petite
noblesse, les grands marchands et d'autres notables des villes
(les « bourgeois »). Aux XIIe et XIIIe siècles en particulier, les
empereurs eurent recours aux diètes impériales afin de promul-
guer de nouvelles lois, souvent désignées de « paix (du pays) »
(pax terrae, Landfriede). Bien qu'il fût difficile d'en assurer
l'application, ces lois impériales avaient une autorité légitime et
s'imposaient souvent dans les ordres juridiques des duchés et
autres principautés, ainsi que dans le droit des villes 4 •
Au cours des XIIIe, xIV" et xv< siècles, le pouvoir et le droit
impérial étaient en déclin, tandis que le pouvoir et le droit des
principautés territoriales allemandes gagnaient du terrain. Cela
ne signifie pas pour autant que l'Allemagne n'existait pas. Tout
d'abord, il faut tenir compte de la langue allemande commune
forgée par l'usage, même si les différentes souches tribales d'ori-
gine germanique, les Stamme, avaient chacune leur propre dia-
lecte. Une littérature commune dans la langue vernaculaire, en
particulier la poésie épique et lyrique, s'était développée 5• En
outre, on peut faire état d'un droit allemand commun. On
retrouve ce droit en partie dans le Miroir des Saxons (Sach-
senspiegeb, un livre de droit rédigé vers 1220 par un juriste
saxon du nom d'Eike von Repgau (vers 1180-1235), qui le
rédigea d'abord en latin, puis le traduisit en allemand. Cet
ouvrage était un recueil de principes et de règles juridiques for-
mulés de manière concise: dans une édition critique moderne,
ce texte représente à peu près 240 pages. Le Sachsenspiegel trai-
tait principalement du droit coutumier local et féodal en

79
DROIT ET RÉVOLUTION

vigueur en Saxe et du droit régalien de l'empereur en Alle-


magne. Les matières traitées relèvent des droits de propriété et
du droit des successions, du droit pénal, de l'organisation judi-
ciaire, du droit constitutionnel et des rapports entre seigneurs et
vassaux. Très tôt, le Sachsenspiegel acquit une autorité quasi
officielle dans la plupart des territoires de langue allemande. Il
fit l'objet de gloses rédigées par des juristes savants. Le « Miroir
des Franconiens» (Frankenspiegel) et le « Miroir des Souabes»
(Schwabenspiegel), ainsi que d'autres « miroirs» juridiques de ce
type furent rédigés en s'inspirant du modèle saxon 6 .
Le droit commun des villes allemandes contribua également
à maintenir une certaine unité allemande. Du XIe au xv" siècle,
des centaines de nouvelles villes ont été fondées en Allemagne;
certaines de ces villes acquirent très tôt une réputation pour
leurs institutions juridiques et leurs recueils de droit. De nou-
velles villes adoptèrent parfois le droit d'une ville plus ancienne.
Ainsi, le droit de Magdebourg, qui remontait au XIIe siècle, fut
adopté par plus de 80 villes fondées ultérieurement, le droit de
Lübeck par 43 villes, le droit de Francfort par 49 villes, le droit
de Fribourg par 19, ou encore le droit de Munich par 13 villes.
Selon un usage établi, une ville nouvellement fondée, une
« ville-fille », sollicitait le droit d'une « ville-mère », dont les
principaux agents chargés de l'administration de la justice rédi-
geaient une version adaptée, destinée à la nouvelle ville. Les
juridictions d'une ville-fille soumettaient également souvent des
litiges spécifiques aux juges de la ville-mère, afin que ceux-ci
leur communiquent les règles applicables à des situations de fait
particulières. Il est dès lors possible de faire état d'un ensemble
pangermanique de droit urbain, même si chaque ville avait son
propre droit. Bien que ces droits urbains fussent partiellement
mis par écrit, ils relevaient néanmoins largement (comme le
droit contenu dans le Miroir des Saxons) du droit coutumier?
La coutume différait évidemment d'une ville à l'autre, et ces
différences s'accentuaient d'une génération à l'autre, au fil des
siècles, tout comme le droit coutumier qui prévalait largement
dans d'autres territoires et ordres juridiques. Cependant, ces
droits urbains gardaient de nombreuses caractéristiques com-
munes et, à tout le moins, une culture politique et juridique
commune.

80
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Ainsi, l'Allemagne - Deutschkmd - de 1500 constituait une


nation et un peuple, à défaut d'être un État-nation. Une cer-
taine unité se manifestait non seulement à travers une commu-
nauté de langue, de littérature et de droit coutumier, mais
également à travers des liens ethniques et de nombreuses carac-
téristiques culturelles qui demeuraient communes. Les terri-
toires allemands partageaient une conscience historique
commune et le sens d'une destinée commune. Même à défaut
d'unité politique, son unité culturelle, ethnique et juridique
vers 1500 n'était certainement pas moindre que celle de l'Italie
ou de la France, dont le chiffre de la population était à peine
moins élevé.
Comme les autres pays de la Chrétienté occidentale, l'Alle-
magne n'était pas seulement régie par le droit impérial, les
droits territoriaux et urbains, mais également par le droit cano-
nique de l'Église catholique romaine. Les sources du droit cano-
nique comprenaient des décisions judiciaires, des écrits de
doctrine, la législation de l'Église de Rome (provenant notam-
ment de décisions de la cour pontificale, que l'on appelait
« décrétales »), le traité influent du moine Gratien (dit Decre-
tum), d'autres traités et recueils, ainsi que les canons des
conciles de l'Église et des papes. Les tribunaux diocésains appli-
quaient ce droit canonique dans l'ensemble de l'Europe occi-
dentale. Partout, il était qualifié de ius commune ou « droit
commun », même si, parfois, des variantes locales ou régionales
de ce droit canonique étaient reconnues comme une Lex terrae
(le droit d'un territoire particulier) ou Lex propria (droit particu-
lier). L'Église catholique se prévalait (mais pas toujours avec
succès) d'une compétence s'étendant à toutes les questions tou-
chant au clergé, à la propriété ecclésiastique, ainsi qu'à certaines
questions intéressant les laïcs, comme l'éducation, l'assistance
aux pauvres et autres formes de charité, le mariage et l'aide due
aux membres de la famille, les délits spirituels (par exemple,
l'hérésie, la sorcellerie, les délits sexuels et en général tout com-
portement entaché d'immoralité), et également les contrats ou
tout autre acte à l'occasion duquel une partie engageait sa foi.
Tous ces domaines (parmi d'autres) étaient régis par le droit
canonique. Les laïcs soumettaient souvent de leur propre
volonté leurs contrats, leurs litiges sur des droits réels ou à propos
de dommages-intérêts à une cour ecclésiastique afin d'obtenir

81
DROIT ET RÉVOLUTION

une décision conforme aux principes du droit canonique8 • Aux


XIV et xv" siècles, les tribunaux ecclésiastiques en Allemagne
exerçaient des compétences plus larges que dans tout autre pays
européen, à l'exception peut-être de l'Angleterre.
Plusieurs règles de droit canonique, ainsi qu'en grande partie
leur terminologie, étaient empruntées au droit romain, c'est-
à-dire aux textes compilés entre 529-534 sur l'ordre de l'empe-
reur byzantin Justinien, tels qu'ils furent glosés, commentés et
systématisés par les juristes universitaires en Occident à partir
de la fin du XIe siècle. Ce droit romain savant était également
qualifié de ius commune ou droit commun, applicable dans tous
les pays d'Europe occidentale. Contrairement au droit cano-
nique, le droit romain était en premier lieu une discipline aca-
démique enseignée dans les universités. On pouvait y avoir
recours afin de combler des lacunes dans les droits en vigueur,
et parfois, un principe de droit romain était adopté par la légis-
lation ou appliqué à l'occasion d'une décision judiciaire; mais,
hormis quelques exceptions, le droit romain n'avait qu'une
autorité subsidiaire par rapport au droit coutumier ou à la légis-
lation tant des ordres juridiques séculiers que du droit de
l'Église.
L'Allemagne présentait ainsi une certaine unité à travers le
droit impérial, un droit coutumier commun, le droit cano-
nique, ainsi qu'à travers une religion commune et les éléments
d'un langage populaire commun et d'une littérature commune.
Cependant, elle était politiquement morcelée, composée d'un
grand nombre de territoires particuliers: certains étaient des
principautés importantes et puissantes, comparables par leur
population et leur superficie aux Pays-Bas, d'autres des entités
plus restreintes, notamment des petits comtés (Grafichaften) ou
même des territoires ne représentant à peine que quelques cen-
taines d'habitants. On comptait aussi plusieurs territoires ecclé-
siastiques, également variables quant à leur importance, ainsi
que de nombreuses villes libres. En 1521, le Saint Empire
romain de la Nation allemande comprenait, en suivant l'ordre
hiérarchique: l'empereur, les sept princes-électeurs, 50 arche-
vêques et évêques, 83 prélats (principalement des abbés et
abbesses), 31 princes séculiers, 138 comtes et seigneurs et les
représentants de 85 villes impériales libres - en tout, près de
400 territoires politiques9 .

82
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Du xn e au xV siècle, plusieurs de ces autorités politiques en


Allemagne, aussi bien ecclésiastiques que séculières, avaient
développé des institutions politiques et juridiques complexes, à
l'instar des systèmes juridiques développés par la monarchie en
Angleterre, en France ou dans le royaume normand de Sicile lO •
Elles y avaient créé des cours de justice centrales dotées d'un
personnel professionnel, ainsi que des chancelleries et des admi-
nistrations fiscales centrales, opérant également avec des agents
permanents. Une administration moderne de la justice crimi-
nelle et civile, fondée sur une procédure où prévalaient des
modes de preuves dites rationnelles (à l'encontre des modes de
preuves dites formelles comme les ordalies et les co-jureurs),
avait été mise en place, parallèlement aux institutions coutu-
mières dérivées des anciennes institutions populaires germa-
niques. À l'instar du droit canonique, le droit particulier qui se
développait dans les territoires allemands au cours des xIV" et
xV siècles avait de plus en plus recours à la terminologie et aux
notions du droit romain savant, d'autant plus que de nombreux
juristes allemands avaient étudié le droit dans des universités
italiennes et françaises, et que le droit romain (à côté du droit
canonique) faisait l'objet d'un enseignement spécifique dans les
• ., C
umversltes ron d 'A
ees en l i emagne.
11

En termes très généraux, la structure politique et juridique de


l'Allemagne vers 1500 était essentiellement semblable à celle qui
s'était développée partout en Europe occidentale après la Révo-
lution pontificale. Cette structure se caractérisait par le dua-
lisme d'une autorité séculière et ecclésiastique, et par le
pluralisme d'autorités dans le domaine séculier. Dans chaque
type d'organisation politique, cette structure était hiérarchisée.
Ce modèle juridique et politique du pouvoir avait survécu
depuis quatre siècles, même s'il devait faire face à de fortes ten-
sions comme, par exemple, la concurrence de plus en plus forte
entre le pouvoir séculier et le pouvoir ecclésiastique, aggravée
en Allemagne par le double rôle de l'empereur qui était en
même temps le souverain suprême de ses sujets dans l'Empire
et l'allié spirituel du pape. Une autre source de tension était la
concurrence accrue entre la royauté et la noblesse féodale, éga-
lement exacerbée en Allemagne en raison de la rivalité entre
l'empereur et les princes territoriaux. L'élection de l'empereur
Maximilien 1er en 1493 entraîna une extension du pouvoir et

83
DROIT ET RÉVOLUTION

de l'autorité de l'empereur qui menaçait de réduire encore


davantage l'autonomie des différents princes et autorités territo-
riales dans la hiérarchie dont l'empereur occupait le sommet. À
l'occasion d'une diète convoquée par Maximilien en 1495, un
Landfriede fut adopté, déclarant pour la première fois que le
droit romain était censé constituer le droit positif séculier offi-
ciel de l'Empire (mais non des principautés territoriales au sein
de l'Empire, ni des villes qui n'avaient pas le statut de ville
impériale) ; ce même Landfriede créa également une cour impé-
riale chargée d'appliquer ce droit et de juger en appelles déci-
sions des cours princières et des cours des villes impériales, du
moins dans le domaine des compétences restreintes relevant
du droit impérial 12 •

Les agents porteurs de changements

L'Empire de Maximilien était trop vaste et trop hétérogène,


les obstacles militaires et politiques s'opposant à ses ambitions
étaient trop forts: tout au plus pouvait-il imposer un faible
contrôle aux principautés allemandes. De son père, Maximilien
avait hérité les possessions des Habsbourg en Autriche et par
son mariage il avait acquis des droits sur les possessions de la
Maison de Bourgogne, qui comprenaient notamment les prin-
cipautés des anciens Pays-Bas, comme la Flandre, le Brabant et
la Hollande. Il consacra une grande partie de son règne à
défendre ses intérêts bourguignons dans les Pays-Bas et ses inté-
rêts habsbourgeois en Italie contre les attaques des rois de
France. Ces guerres étaient impopulaires parmi les princes terri-
toriaux allemands, constamment sollicités financièrement pour
soutenir les campagnes militaires de Maximilien.
L'aire géographique où s'étendait l'influence de l'empereur
s'agrandit encore davantage après la mort de Maximilien en
1519, lorsque son petit-fils Charles fut élu empereur. Charles
Quint, né à Gand en 1500, hérita non seulement des territoires
qui avaient été transmis par Maximilien, mais également, par sa
mère, de l'Espagne et de l'Italie méridionale. Charles s'attela à
la tâche de rétablir l'idée de l'unité chrétienne en Europe sous
l'égide du pape et de l'empereur - une idée qui n'avait pratique-

84
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

ment pas cessé de perdre du terrain depuis le milieu du


XIV" siècle. Lui aussi, fut constamment occupé par des conflits
militaires, principalement contre la France. Le fait qu'il ait été
éduqué à la cour de tradition bourguignonne et qu'il parlât
l'allemand avec un accent étranger devait aggraver les tensions
politiques et économiques avec les autorités impériales et prin-
cières dans les territoires allemands de son Empire.
Une autre SOutce de tension au sein de l'Empire, plus formi-
dable encore, était la concurrence grandissante entre la hié-
rarchie ecclésiastique catholique et les princes séculiers. Cette
concurrence était d'autant plus forte que la compétence territo-
riale d'un archevêque ou d'un évêque s'étendait habituellement
sur des parties de plusieurs territoires politiques séculiers. Ainsi,
six évêques au moins exerçaient leur autorité dans le duché du
Prince-Électeur de Saxe, et dans d'autres circonscriptions terri-
toriales appartenant à d'autres principautés. En d'autres termes,
chaque évêque, alors qu'il était subordonné au pape pour cer-
taines matières et à l'empereur pour d'autres, exerçait en même
temps des compétences concurrentes de celles des princes dont
les territoires se situaient partiellement dans le diocèse gouverné
par cet évêque 13 • De surcroît, l'Église possédait en Allemagne à
peu près un tiers des terres et était exonérée des impôts sécu-
liers. Les princes avaient dès lors toutes les raisons pour cultiver
une aversion à l'égard du pouvoir et des richesses de l'Église. En
même temps, la population laïque était soumise à de lourdes
exactions financières de la part de l'Église. De tels ressentiments
contre les abus ecclésiastiques pouvaient facilement s'étendre à
l'autorité impériale, celle-ci étant associée de près à la hiérarchie
catholique, puisque l'empereur du Saint Empire romain, malgré
sa défaite à l'issue de la Révolution pontificale aux XIe et
XIIe siècles, avait néanmoins conservé sa mission sacrée au sein
de l'Église.
Une tension analogue prévalait dans les villes allemandes,
gouvernées en général par un maire et un conseil municipal
dont les membres provenaient de l'élite des bourgeois. Ce patri-
ciat n'était en principe guère favorable à des changements radi-
caux. En revanche, les patriciens, de même que les marchands,
les artisans et les indigents des milieux urbains, accueillaient
favorablement tout effort visant à réduire la pression écono-
mique et politique qu'imposait le pouvoir pontifical, même s'ils

85
DROIT ET RÉVOLUTION

étaient fréquemment astreints à demander la protection impé-


riale ou pontificale contre les empiètements des pouvoirs prin-
CIers.
Les tensions entre les autorités séculières et ecclésiastiques
furent exacerbées par les campagnes de la papauté visant à
recueillir des fonds par la vente d'indulgences. Le pape préten-
dait pouvoir intercéder auprès de Dieu afin d'obtenir la rémis-
sion des peines encourues par les pécheurs relégués au
purgatoire après leur mort. Depuis 1476, ce Eouvoir était
même étendu en faveur de personnes prédécédées 4. Des indul-
gences avaient déjà été accordées dans des conditions particu-
lières dès la Première Croisade, à la fin du XIe siècle, mais dans
le courant des xIV" et xv" siècles, ce système dégénéra en une
technique plutôt grossière d'imposition levée grâce à des
moyens de contrainte spirituelle, au lieu de la contrainte phy-
sique. Les deniers ainsi obtenus étaient qualifiés de « bonnes
œuvres d'aumône» pour lesquelles on pouvait être crédité dans
la « trésorerie des mérites» administrée par l'Église 15 • Le com-
merce des indulgences se pratiquait dans plusieurs pays euro-
péens, mais l'Allemagne était considérée comme un marché
particulièrement profitable pour ce type de négoce. En dénon-
çant les « rapines et extorsions» pontificales, Martin Luther lan-
çait la question: « Pourquoi nous, Allemands, nous laissons-
nous ainsi traiter comme des sots et des singes 16 ? »
C'est ainsi qu'en 1500 les tensions entre le souverain et la
noblesse qui lui était soumise, mais aussi entre les pouvoirs
séculiers et ecclésiastiques étaient plus fortes en Allemagne
qu'en France, en Angleterre, en Espagne ou aux Pays-Bas, ou en
d'autres pays d'Occident. Partout en Europe, cependant, le
pouvoir royal se renforçait face à la noblesse féodale, les pou-
voirs séculiers s'affirmaient face aux pouvoirs ecclésiastiques, et
les loyautés à l'égard de l'autorité territoriale se resserraient. Par-
tout en Europe, des voix influentes s'élevaient en faveur d'une
diminution des pouvoirs de l'Église et d'une réforme de l'Église
et de l'État. Partout, les villes tentaient d'obtenir une plus
grande autonomie.
De fait, depuis trois générations, tout l'Occident se trouvait
dans un état prérévolutionnaire. Au début du XVIe siècle, les
révoltes religieuses des Lollards en Angleterre, toujours actifs
plus d'un siècle après la mort de John Wyclif, leur premier chef,

86
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

en 1384, furent violemment réprimées l7 , tout comme les


révoltes des Hussites qui poursuivirent leur combat en Bohème
pendant ~lus de deux générations après l'exécution de Jan Hus
en 1415 1 • Sa mise à mort au bûcher avait été décidée, parado-
xalement, par le concile de Constance, le premier d'une suite de
conciles dont l'un des objectifs avait été de décentraliser les
pouvoirs et l'autorité au sein de l'Église et d'atténuer la rigidité
des dogmes catholiques. Mais, tout comme les conciles ulté-
rieurs à l'occasion desquels les princes allemands (parmi
d'autres) exprimèrent leurs doléances à l'encontre de la poli-
tique de l'Eglise, le concile de Constance n'aboutit pas. Au
cours des dernières décennies du xv" siècle et des premières
années du XVIe siècle, l'Inquisition espagnole institua un véri-
table régime de terreur parmi les populations musulmanes et
juives converties au christianisme, tandis que les interventions
des humanistes de l'Europe septentrionale (dont Érasme fut
l'un des plus illustres représentants) en faveur d'une politique
ecclésiastique plus humaine et plus libérale se heurtaient à une
résistance farouche de la part d'une papauté notoirement
corrompue l9 .
En Allemagne, les appels en faveur de réformes ne prove-
naient pas seulement de quelques prophètes et humanistes, mais
également des autorités séculières. Déjà en 1438, un pamphlet
intitulé La Réforme de Sigismond, qui prétendait exprimer les
plans de réforme de l'empereur Sigismond, connut une très
large diffusion. Ce document proposait des changements fonda-
mentaux dans les domaines séculiers et ecclésiastiques 20 • Il fut
plusieurs fois publié dans différentes versions remaniées au
cours du xv" siècle, sans pour autant aboutir à quelque résultat
tangible. Sans doute, plusieurs villes s'engagèrent dans de vastes
réformes (que l'on qualifiait de Reflrmationen), qui eurent pour
effet, dans une certaine mesure, de rationaliser le droit commer-
cial et de renforcer le pouvoir séculier aux dépens du pouvoir
ecclésiastique21 • Cependant, de telles réformes ne répondaient
pas aux griefs que la plupart des couches de la population
faisaient. Dans différentes régions, les paysans se révoltèrent de
temps à autre, mais sans succès. Des vagabonds, mendiants et
bandits provoquaient l'insécurité sur les voies de communica-
tion, la criminalité explosait. Les intérêts commerciaux urbains
exerçaient des pressions sur la classe de la petite noblesse en

87
DROIT ET RÉVOLUTION

déclin, dont les membres finirent, eux aussi, par se révolter,


mais à nouveau, sans succès. Partout, l'Église était de plus en
plus sur la défensive, mais partout elle résistait à toute réforme
fondamentale.
Avec le recul, il est possible de reconnaître les symptômes
d'une situation inexorablement vouée à exploser. À l'époque
plusieurs contemporains faisaient déjà ce constat, pourtant
aucun des protagonistes d'une réforme avant Luther ne parvint
à cerner le problème crucial de l'époque, c'est-à-dire, selon
l'expression formulée par Myron Gilmore : « Le monde séculier
ne pouvait plus puiser son sens ultime dans les tâches que lui
. . l'Égl'Ise de Rorne22 .»
aSSIgnaIt
Telle était, en effet, la situation révolutionnaire: la vision
apocalyptique de la Révolution pontificale avait échoué et
l'ordre politique et juridique au sein duquel les tensions avaient
créé une pression irrépressible dans le sens d'une réforme de
fond en comble, s'avérait intrinsèquement incapable de réaliser
une telle réforme. Cette difficulté était particulièrement grave
en Allemagne, où les tensions entre les pouvoirs ecclésiastiques
et séculiers étaient plus fortes qu'ailleurs en Europe.

Luther et le pape: la réforme de l'Église

La Révolution allemande fut déclenchée en 1517 par un pro-


fesseur de théologie à l'université de Wittemberg, alors âgé de
trente-quatre ans: Martin Luther, moine de l'ordre des Augus-
tins. Il fut rapidement rejoint par de nombreuses personnalités,
qui souvent rivalisèrent avec lui. Luther demeura néanmoins
jusqu'à sa mort, en 1546, le chef de file spirituel et intellectuel
aussi bien de la réforme de l'Église que de la réforme de l'État
en Allemagne. Le rôle exceptionnel qu'assuma Luther lui-même
dans ce mouvement révolutionnaire s'explique en partie par les
doctrines qu'il enseigna et en partie par la façon dont il incarna
ces doctrines durant sa vie.

Le luthéranisme
La critique des abus de l'Église, y compris des ventes d'indul-
gences, n'était que l'amorce de la Réforme luthérienne. De tels

88
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

abus avaient déjà été largement condamnés depuis plus d'un


siècle. Ces condamnations antérieures étaient toutefois destinées
à convaincre les autorités de procéder aux changements qui
s'imposaient. Après la répression des partisans de Hus et de
Wyclif, les demandes incessantes d'un changement portaient
essentiellement sur des réformes morales, juridiques et adminis-
tratives au sein de l'Église et du pouvoir séculier, c'est-à-dire,
selon la théorie de l'Église catholique proclamée par Gré-
goire VII, au sein même de la structure des « deux glaives».
Quelques auteurs, comme par exemple Marsile de Padoue
(1275-1342), s'étaient prononcés en faveur d'une subordination
de l'Église de Rome au pouvoir séculier23 • Luther, en revanche,
ne se bornait pas à exiger une réforme de la hiérarchie de
l'Église ou d'une limitation plus stricte de ses pouvoirs, il récla-
mait sa suppression.
Luther aborda de front et de la façon la plus radicale la ques-
tion du pouvoir ecclésiastique en préconisant la fin de toutes les
compétences de l'Église, c'est-à-dire de la totalité de ses pou-
voirs législatifs, judiciaires et administratifs. Tel était le véritable
sens sous-jacent des Quatre-Vingt-Quinze Thèses qu'il envoya
en 1517 à l'archevêque de Mayence et qu'il afficha au portail de
l'église du château du Prince-Électeur de Saxe à Wittemberg.
On y trouvait en effet non seulement la critique des indulgences
et d'autres abus du pouvoir pontifical, mais aussi le refus de
devoir passer par une tierce autorité pour administrer la péni-
tence. Aucun prêtre, selon Luther, n'était autorisé à s'immiscer
entre Dieu et l'âme individuelle d'un pénitent qui demandait le
pardon pour ses péchés24 . Cette thèse impliquait déjà - un
corollaire que Luther et d'autres ne tardèrent pas à formuler -
que la médiation du clergé n'était pas non plus requise pour
l'administration des autres sacrements. Plus tard, Luther avança
même qu'aucun prêtre n'avait autorité pour édicter des lois aux-
quelles les chrétiens seraient soumis. Pour lui, l'Église authen-
tique n'avait pas pour vocation de produire du droit. Dans sa
conception, l'Église était la communauté invisible de tous les
croyants, où tous exercent d'une façon ou de l'autre un sacer-
doce, et où chacun est une « personne privée » dans ses rapports
avec Dieu. Chacun accueille directement la Bible comme
expression de la Parole de Dieu25 •

89
DROIT ET RÉVOLUTION

Luther remplaça la théorie des deux glaives - selon laquelle il


y a une interaction entre les pouvoirs spirituel et séculier,
l'Église et l'État - par une nouvelle théorie des « deux
royaumes ». Dans cette doctrine, l'Église, régie par les Écritures
saintes, relève du Royaume des Cieux pénétré de la grâce et de
la foi. À l'opposé, le « royaume de ce monde » sur terre est un
royaume du péché et de la mort, régi par le droit. « Cette dis-
tinction entre l'Évangile et la Loi, écrivait-il, est ignorée par les
anciens pères de l'Église. Augustin la comprenait dans une cer-
taine mesure et ses écrits en témoignent. Jérôme et les autres
l ,·IgnoraIent
. 26 .»
Luther refusait donc à l'Église toute prétention à manier le
glaive, c'est-à-dire à constituer une communauté visible, organi-
sée et hiérarchisée, constituant une entité politique et juridique
propre. À l'inverse, l'Église devait être une communauté pure-
ment spirituelle, partageant le royaume céleste de la paix, de la
joie, de la grâce, du salut et de la gloire. Cette conception de
l'Église était fondée sur la doctrine clé de la « justification »
(dans le sens de: se manifester comme un « juste» aux yeux de
Dieu) par la seule foi, condition pour être éligible au libre don
du salut que Dieu seul peut accorder. Pour Luther, l'homme ne
peut œuvrer, pour ainsi dire, à obtenir l'accès au Royaume des
Cieux. Rien de ce que l'homme fait n'est susceptible de le « sau-
ver», dans le sens de le rendre acceptable à Dieu. Toutes les
actions de l'homme - même toutes ses pensées (sa raison) et
tous ses désirs (sa volonté) - sont imprégnées de sa chute origi-
nelle et de son égoïsme invétéré. Sa « dépravation» est
« entière ». En conséquence, son salut, dans cette vie-ci comme
dans celle de l'au-delà, ne peut être atteint que par la grâce dont
ne bénéficient que ceux qui ont la foi. À cette fin, aucune inter-
vention du clergé n'est nécessaire ni même possible. Tout
comme le salut ne s'obtient que par la seule foi, l'Église n'est
qu'une communauté dans la foi, sans aucun pouvoir juridique.
Quant à la foi elle-même, selon la théologie luthérienne, il s'agit
d'une vertu « passive », librement accordée par la grâce divine à
ceux que Dieu a choisis, ses « élus ».
Le paradoxe du salut par la grâce de Dieu en faveur de ceux
qui, en raison de leur pêché originel, sont indignes d'être sauvés
touche au cœur même de la théologie luthérienne. La doctrine
catholique du XIIe au xv" siècle avait enseigné une conception

90
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

fondamentalement optimiste de la volonté et de la raison


humaines: en dépit de l'inclination de l'homme au péché, cette
doctrine prônait que la volonté et la raison demeuraient
capables d'atteindre un niveau « naturel» (à défaut d'un niveau
« surnaturel ») de perfectibilité. De plus, la doctrine catholique
enseignait que par le sacrement du baptême, le « péché origi-
nel» de l'humanité (c'est-à-dire la désobéissance d'Adam à
Dieu, transmise aux générations successives) était pardonné et,
quoique les individus fussent toujours responsables de leurs
« péchés actuels» commis dans l'exercice de leur libre volonté,
ils pouvaient néanmoins, par la foi et par des bonnes œuvres,
ainsi que par le sacrement de la pénitence, bénéficier au moins
dans une certaine mesure de la miséricorde divine. Dans ce
sacrement, le prêtre est investi d'une autorité divine lui donnant
la faculté d'imposer des œuvres de pénitence par lesquelles le
chrétien peut être purifié des péchés actuels qu'il a commis et
ainsi échapper à la damnation éternelle. En revanche, Luther et
les siens estimaient que le baptême permettait sans doute d'inté-
grer les fidèles, enfants ou adultes, dans la communauté de
l'Église et ainsi de les préparer au salut, mais qu'il ne pouvait
pas automatiquement oblitérer la dépravation intrinsèque de
l'homme. Le pardon des péchés ne peut être obtenu que par
une confrontation directe entre le pécheur repentant et Dieu,
par la grâce divine, sans l'intervention de règles et de procé-
dures.
En effet, dans la pensée de Luther, l'humanité est totalement
incapable de se relever, par sa seule force, de son état de
déchéance. Ce volet de la théologie luthérienne, sans doute le
plus difficile à accepter dans les sociétés d'Occident depuis les
Lumières, était précisément ce que la Chrétienté européenne du
début du XVIe siècle était le mieux disposée à accueillir, en rai-
son de son expérience quotidienne d'oppression, de corruption
et de misère, face à une doctrine morale qui semblait depuis
longtemps optimiste au point d'être irréaliste.
Une lecture superficielle conduirait à la conclusion que la
doctrine luthérienne exprimait une vision absolument négative
du royaume de ce monde, représenté comme un royaume du
péché et de la mort, auquel on ne pouvait même pas échapper
par l'exercice de la volonté ou de la raison. Il n'était pas possible
d'accéder à la grâce et à la foi par la politique et le droit. En

91
DROIT ET RÉVOLUTION

revanche, la grâce et la foi ne permettraient-elles pas d'accéder à


une politique et à un droit justes? Sur cette question, Luther
était partagé entre sa conviction de la nature essentiellement
corrompue de l'homme et sa conviction que cette corruption
même et le royaume de ce monde qui en est l'expression ont été
ordonnés par Dieu. Un principe essentiel de la doctrine luthé-
rienne de la Création était que l'homme pécheur est une créa-
ture de Dieu et que Dieu est présent, bien que caché, dans le
royaume d'ici-bas. Les réformateurs luthériens enseignaient que
le devoir des chrétiens était d'« œuvrer à l'œuvre de Dieu dans
le monde» et d'utiliser leur volonté et leur raison - aussi impar-
faites qu'elles soient - pour accomplir autant de bien et
atteindre une aussi bonne compréhension que possible. La
doctrine de la présence d'un Dieu caché même à travers l'état
de péché de l'humanité est un volet essentiel de ce qui peut
paraître comme le pessimisme moral de la pensée luthérienne.
« Dieu Lui-même a ordonné et établi ce royaume temporel et
ses articulations», écrivait Luther, « [et] nous devons y
demeurer et y œuvrer aussi longtemps que nous sommes sur
terre 27 • »
La doctrine luthérienne des deux royaumes est directement
liée aux doctrines jumelles du sacerdoce de tous les croyants et
de la vocation chrétienne universelle. Ayant aboli la juridiction
réservée à la prêtrise et la distinction traditionnelle dans l'Église
catholique romaine entre le clergé comme un ordre supérieur et
les laïcs comme un état inférieur, les réformateurs luthériens
transférèrent à chaque croyant individuel la responsabilité
d'assumer un ministère religieux envers les autres: prier pour
eux, les instruire, les servir. En ce sens, tous les croyants étaient
censés être des prêtres. De même, les réformateurs luthériens
remplacèrent la doctrine catholique des vocations, réservée à
ceux qui avaient atteint une « perfection spirituelle» (principa-
lement les moines et les prêtres), par la doctrine proclamant que
toute occupation dans laquelle un chrétien s'engage doit être
considérée comme une vocation de Dieu (le terme allemand
Beruf, « métier », faisant écho au terme latin vocatio). Le menui-
sier comme le prince, la mère au foyer comme le juge, tous
devaient accepter la responsabilité chrétienne d'acéomplir scru-
puleusement leur tâche au service des autres. Les agents publics,
en particulier, étaient censés remplir une vocation spéciale au

92
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

service de la communauté. Une telle vocation spéciale exigeait


la mise en pratique d'une morale chrétienne sociale qui pouvait
différer de la morale chrétienne individuelle. Ainsi, le devoir
d'un chrétien dans sa relation immédiate avec Dieu, « en tant
que personne privée, considérée en elle-même» consiste à aimer
son ennemi et à souffrir les injustices et abus commis par son
prochain sans résister et sans se venger. Mais en tant que « per-
sonne publique », exerçant une fonction militaire, judiciaire ou
juridique, un chrétien pouvait être obligé de résister à son pro-
chain et de venger une injustice, même si cela impliquait le
recours à la violence et s'il était alors nécessaire de verser du
sang28 •
Luther et ses partisans appliquèrent cette doctrine avant tout
dans leur théorie du prince chrétien: celui-ci devait être animé
par le désir de gouverner comme il se doit et en s'inspirant de
Dieu, afin de promouvoir le bien-être de ses sujets 29 • En vertu
de ce principe, le prince était supposé, comme gouvernant dans
le royaume terrestre, veiller à ce « qu'aucune tolérance ne soit
admise envers quelque injustice, mais qu'une protection et un
châtiment soient assurés contre toute iniquité, et ainsi s'efforcer
de défendre et maintenir le droit dont toute personne pouvait
se prévaloir selon sa fonction ou son rang 30 ».
La conception luthérienne du prince, fondée sur la doctrine
théologique de la vocation et de la fonction, était essentielle-
ment différente de celle d'un illustre contemporain de Luther,
Niccolà Machiavelli (Machiavel, 1469-1527). Machiavel était
lui aussi convaincu que l'État séculier devait être soustrait à la
loi divine. Sous cet aspect, on peut dire que lui aussi avait une
théorie de « deux royaumes ». En revanche, chez Machiavel, le
prince ne devait agir qu'en considérant les rapports de force,
alors que chez Luther, le prince devait aussi s'efforcer d'accom-
plir la justice. Pour Machiavel, le prince devait soutenir la reli-
gion afin d'assurer que son peuple demeure satisfait, uni et
loyal. Pour Luther, le prince devait être guidé par la religion
pour réglementer ses rapports avec ses sujets et les rapports de
ceux-ci entre eux. Les luthériens allemands du XVIe siècle
rejetaient l'approche machiavélienne selon laquelle l'égoïsme et
la lutte pour le pouvoir constituent le principe de base de
l'action politique. Ils refusaient d'abandonner le royaume ter-
restre à ses propres desseins sataniques 31 . À cet égard, ils étaient

93
DROIT ET RÉVOLUTION

les continuateurs de l'ancienne tradition catholique, bien que


dans une perspective théologique et philosophique différente.
La conception luthérienne du prince était aussi essentielle-
ment différente de celle développée plus tard par le juriste fran-
çais Jean Bodin (1530-1596), l'un des premiers auteurs à
formuler une théorie du pouvoir absolu du monarque. Comme
chez Machiavel, le prince préconisé par Bodin devait s'efforcer
d'accomplir la justice et de se conformer à la loi divine; mais,
dans l'ordre politique de son territoire, il était le seul représen-
tant de Dieu, un monarque «absolu» en ce sens qu'il était
« absous» (c'est-à-dire affranchi) de tout assujettissement à
quelque autorité terrestre que ce soit et institutionnellement
libre de violer même ses propres lois 32 • Chez Luther, en
revanche, le prince était sans doute ordonné par Dieu pour
gouverner son pays, et il incarnait l'autorité suprême dans son
territoire, mais son pouvoir était soumis à des contrôles insti-
tutionnels. Il ne gouvernait pas seul, mais soutenu par sa
« Maison» -les conseillers et titulaires de fonctions diverses à
sa cour -, ainsi que par l'ensemble des dignitaires publics
constituant la classe dirigeante. De fait, la « souveraineté» chez
Bodin, exercée par le seul monarque, fut exprimée dans les pre-
mières traductions allemandes de son œuvre par le mot Oberkeit,
ou « supériorité », terme équivalent à Obrigkeit, qui se réfère ici
aux « hautes autorités» et comprend habituellement non seule-
ment le prince, mais également tout son entourage et le corps
de tous les hauts dignitaires auquel il faisait appel pour le
conseiller et pour administrer ses domaines. Bien sûr, les profes-
seurs d'université, qui servaient occasionnellement de conseillers
au prince, avaient en théorie le droit de s'opposer à sa politique
et, en pratique, la faculté de quitter son service pour prendre un
poste dans un autre territoire. De plus, le prince luthérien,
contrairement au souverain chez Bodin, occupait une position
plus proche de Dieu que tous ses sujets, lesquels étaient toute-
fois soumis au commandement divin leur interdisant d'obéir à
une loi ou à un ordre qui fût contraire aux préceptes bibliques
fondamentaux.
Le soutien finalement accordé par Luther et ses partisans à
l'autorité du prince était également fondé sur des autorités
bibliques. Selon les réformateurs luthériens, le quatrième
commandement du Décalogue (<< Tu honoreras ton père et ta

94
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

mère») exigeait de chaque citoyen la même obéissance au prince


que celle due par l'enfant à son père, par l'épouse à son mari,
ou par l'individu à Dieu33 . L'application du quatrième com-
mandement à la souveraineté politique était la base de la
conception luthérienne de l'obéissance civile. En même temps,
le quatrième commandement « appelait» le prince à être juste
et à gouverner dans un esprit de charité au service de ses sujets.
En tant que Landesvater, « père de son pays », il devait montrer
à tous comment être bon administrateur de ses affaires domes-
tiques et de son patrimoine, et aussi bien apparaître comme un
honnête homme. Les luthériens craignaient et dénonçaient la
tendance inhérente au gouvernement monarchique à basculer
dans la tyrannie. Par contre, la désobéissance civile aux viola-
tions tyranniques de la loi divine ne pouvait justifier une révolte
populaire, considérée elle-même comme une violation de la loi
divine.
C'est ainsi que la théologie luthérienne s'efforçait de mainte-
nir un lien entre la religion et le droit. Si la politique et le droit
ne menaient pas à la grâce et à la foi, la grâce et la foi pouvaient
mener à une politique et un droit équitables. Du chrétien, on
attendait qu'il respecte le droit, tandis que le droit du prince
chrétien était supposé assuter à la fois l'ordre et la justice. Par le
droit, le peuple devait éviter le mal, coopérer et servir la com-
munauté. En accomplissant de bonnes actions, le chrétien ne
devait pas s'imaginer qu'il puisse mériter son passage au Ciel,
mais en faisant usage de sa volonté et de sa raison tout en étant
pleinement conscient de leur déficience naturelle, il avait pour
tâche de réaliser autant de bien que Dieu lui en avait laissé la
faculté.
Cette brève évocation de quelques traits essentiels de la pen-
sée religieuse de Luther met en évidence combien cette pensée
s'attaquait aux doctrines fondamentales du catholicisme, mais
aussi à la légitimité même de la hiérarchie catholique. POut
autant, la pensée religieuse luthérienne n'aurait jamais pu, à elle
seule, provoquer le bouleversement brutal qui entraîna la chute
de l'Église catholique romaine dans la plupart des territoires
allemands et dans une grande partie de l'Europe. Si l'institution
de l'Église catholique romaine devait être abolie, comment
assurer l'ordre dans la communauté chrétienne des croyants?
Comment remplacer l'ensemble des archevêques, évêques et

95
DROIT ET RÉVOLUTION

autres membres du clergé dans le gouvernement des territoires


et des villes? Comment régler les questions du culte, des bap-
têmes, mariages, ordinations, de la morale ou de la doctrine?
Comment organiser le pouvoir en matière d'éducation, d'aide
aux pauvres, des biens de l'Église? À propos de cette dernière
question, comment décider du transfert de l'immense patri-
moine de l'Église catholique, qui possédait près d'un tiers de
toutes les terres en Allemagne et au moins un quart des terres
dans les autres pays d'Europe?
La doctrine du salut ne donnait aucune réponse à ces ques-
tions, les doctrines des deux royaumes et de la vocation chré-
tienne n'offraient tout au plus qu'une amorce de réponse. La
théologie luthérienne était susceptible d'être invoquée pour sou-
tenir des développements politiques différents à des moments
différents. En elle-même, cependant, elle ne pouvait prétendre
apporter de solutions aux questions politiques brûlantes qu'elle
contribuait de façon décisive à susciter.
Il n'empêche que la théologie luthérienne a exercé une
influence déterminante sur la nature du nouvel ordre politique
introduit en Allemagne au cours des décennies qui ont suivi les
événements de 1517. Les effets de cette influence ne pouvaient
se faire sentir que si la pensée religieuse luthérienne était mise
en pratique. Si la Révolution allemande put s'accomplir, en un
premier temps dans l'Église, ensuite dans l'État, ce fut d'abord
par l'action de Luther lui-même et de ses nombreux collègues,
puis par l'action de larges couches de la population, tantôt sous
l'égide de princes et de conseillers de bon nombre des territoires
allemands, tantôt encadrés par les maires et magistrats de la plu-
part des villes allemandes, tantôt encore sous le commandement
des chefs d'un mouvement populaire. Enfin, ce ne furent pas
seulement les actions de Luther et de ces autres acteurs qui
furent déterminantes, mais également les réactions de leurs
adversaires: la nature d'une Révolution générale est en effet
tout autant déterminée par la pensée et les actions de ceux qui
la soutiennent que par les réponses de tous ceux qui en sont
affectés.

96
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

La personnalité de Luther
La personnalité et le caractère de Luther lui-même ont joué
un rôle important aussi bien pour gagner l'adhésion à ses doc-
trines que pour provoquer chez ses ennemis une réaction qui
leur fut finalement fatale.
Né en Saxe en 1483 dans une famille ayant atteint une rela-
tive prospérité par l'exploitation de mines, il fut immatriculé en
1501 à l'université d'Erfurt; il y obtint en 1505 la maîtrise en
arts libéraux après avoir suivi des cours préparatoires en philo-
sophie, en théologie et en droit canonique. Il s'inscrivit ensuite
au doctorat en droit romain, mais peu après, ayant manqué de
peu d'être tué par la foudre, il fit une expérience religieuse qui
le conduisit à entrer au monastère des frères augustins à Erfurt :
il y poursuivit ses études de droit canonique et d'ecclésiologie.
Il fut ordonné prêtre en 1507. En 1510, il représenta le cha-
pitre d'Erfurt à la Curie romaine à l'occasion d'un litige juri-
dique à l'intérieur de l'ordre des Augustins. En 1511, Luther
quitta le monastère (sans quitter son ordre) afin d'entamer des
études de théologie à l'université de Wittemberg, fondée en
1502 par Frédéric III le Sage, prince-électeur de Saxe. Après
l'obtention du doctorat en théologie, il enseigna à cette même
université. Son cours de 1516 sur les Psaumes et l'Épître de
saint Paul aux Romains trahissait les premiers indices d'une
nouvelle théologie radicale. En 1517, le professeur Luther sur-
prit la Chrétienté occidentale en dénonçant publiquement les
indulgences et en affirmant que ce système illustrait l'usurpa-
tion par le clergé d'une autorité qui ne revenait qu'à Dieu
seul.
Rédigées en latin et immédiatement traduites en allemand,
les Quatre-Vingt-Quinze Thèses furent imprimées et rapide-
ment diffusées en Allemagne et dans les pays voisins 34 • Aussitôt,
elles suscitèrent de larges soutiens et des controverses tout aussi
considérables. En octobre 1518, Luther fut contraint de
défendre ses thèses devant un légat pontifical. Au cours des
années 1518 et 1519, il dut les défendre devant de nombreux
autres détracteurs et élabora ses thèses en réponse à de nom-
breuses interpellations. Enfin, en juin 1520, le pape publia une
bulle donnant à Luther soixante jours pour abjurer ses prises de
position et ordonna que ses écrits fussent publiquement jetés au

97
DROIT ET RÉVOLUTION

bûcher. En décembre 1520, Luther, suivi d'une importante


délégation d'enseignants et d'étudiants de l'université de Wit-
temberg, organisa un rassemblement aux portes de la ville où
plusieurs livres de droit canonique soutenant le pouvoir pontifi-
cal furent brûlés: « Les volumes furent jetés l'un après l'autre
aux flammes. Enfin, de façon inattendue, Luther tira de sa toge
un exemplaire de la bulle [pontificale] et la jeta également au
feu en disant: "Puisque tu as détruit la vérité de Dieu, que le
Seigneur te consume dans ces flammes 3s " ».
En janvier 1521, le pape promulgua une seconde bulle,
excommuniant Luther comme hérétique, et enjoignit à l'empe-
reur de prendre les mesures requises. Sur ce, l'empereur Charles
Quint convoqua Luther à la diète qui se tenait à Worms afin
qu'il reconnaisse ou non être l'auteur des ouvrages condamnés
par le pape et, le cas échéant, les désavouer. À la Diète, Luther
non seulement reconnut la paternité des ouvrages, mais il
défendit ses positions et prononça, selon la tradition, les paroles
restées célèbres: «Voici où je me trouve, je ne peux faire
autrement36 .» L' empereur SIgna
. l' acte connu comme l'Éd'lt de
Worms, stigmatisant Luther comme «un diable revêtu de
l'habit de moine », le déclarant hérétique et ordonnant qu'
il serait interdit à tout prince, autorité ou sujet d'offrir audit Mar-
tin Luther l'abri, à manger ou à boire, ou de l'assister de quelque
façon, par des actes ou des paroles, secrètement ou publiquement. Au
contraire, si vous réussissez à le saisir, vous devrez immédiatement
l'incarcérer et me le remettre, ou du moins m'avertir sans délai de sa
détention [. . .] De même, en vertu de la sainte constitution et du com-
mandement émanant de nous-même et de l'Empire, vous aurez à trai-
ter tous ses alliés, complices, assistants, collaborateurs, protecteurs et
partisans de la manière suivante: vous les soumettrez et confisquerez
tous leurs biens à votre profit, à moins que ces personnes ne prouvent
qu'elles ont amendé leur conduite et qu'elles ont sollicité l'absolution
papale. En outre, nous ordonnons [. .. } que personne n achète, ne vende,
ne lise, ne garde un exemplaire ou une version imprimée en latin, alle-
mand, ou quelque autre langue des ouvrages dudit Martin Luther ou
publiés en son nom, condamnés par notre Saint Père le pape [. .. } De
même, nous ordonnons à toute personne, quels que soient sa position
ou son état, et en particulier à toutes les hautes autorités [Obrigkeit]
et aux juges, de veiller à rassembler lesdits ouvrages, livres et images
[. .. } dans l'ensemble de notre Saint Empire romain, de nos territoires

98
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

et princj1;autés héréditaires, de les lacérer et de les brûler publique-


ment...
De nombreux princes territoriaux refusèrent cependant
d'exécuter l'édit de l'empereur. Le propre prince de Luther,
Frédéric le Sage, le protégea contre toute arrestation en l'abri-
tant au château de Wartburg, où pendant près d'un an, Luther
put se consacrer à la traduction de la version grecque du Nou-
veau Testament en allemand. Cette traduction, suivie plus tard
de sa traduction de l'Ancien Testament, fut essentielle pour le
développement de la langue allemande moderne, tout comme
des dizaines d'hymnes dont il composa les textes et qui devin-
rent l'une des principales sources de la musique chorale alle-
mande.
Au cours des années suivantes, Luther continua à enseigner la
théologie à Wittemberg et entreprit plusieurs voyages à travers
les territoires allemands, évitant les diètes impériales, mais sans
se soucier pour autant du fait qu'en principe il était désormais
un hors la loi. Il rédigea une correspondance considérable et
passionnée avec des pasteurs, des théologiens, des juristes, des
savants de différentes disciplines, des dirigeants politiques à dif-
férents niveaux, tout en continuant à publier une série de pam-
phlets théologiques et des sermons qui ouvraient de nouvelles
voies. Le mouvement qu'il avait lancé s'amplifia et Luther
s'impliqua politiquement, mais toujours en coulisses.
En 1525, il rompit ses vœux monastiques et épousa la reli-
gieuse Catherine von Bora. Leur mariage et leur vie de famille
étaient une expression de sa révolte contre un clergé qui se dis-
tinguait, par le célibat ou autrement, sous prétexte qu'il s'agis-
sait d'une vocation supérieure à l'état laïc. En même temps, ils
furent le modèle du ménage allemand uni et autonome,
affranchi des relations de tribu ou de clan. Ils furent aussi le
modèle où le mari et père de famille bienveillant tient le rôle
dominant. Le paternalisme domestique de Luther était en
accord avec sa philosophie paternaliste de l'État 38 .
Ainsi, la vie et l'œuvre de Luther étaient le reflet des doc-
trines qu'il prêchait. Bien qu'il demeurât jusqu'à sa mort sous la
condamnation de l'édit impérial, risquant constamment d'être
arrêté et exécuté, il fut capable, tant par ses ouvrages que par ses
contacts personnels, de contribuer partout en Allemagne à la

99
DROIT ET RÉVOLUTION

propagation de la Réforme, dans les villes et terntOIres. Au


début, les termes « luthéranisme» et « luthérien» étaient utili-
sés par ses ennemis pour désigner ses enseignements. Luther
lui-même rejetait ces désignations, il parlait plutôt de la foi
« évangélique» et de l'Église « évangélique» (en allemand:
evangelisch), termes dérivés du mot « Evangile» (en latin et en
allemand: Evangelium). Plus tard, ses partisans reprirent toute-
fois à leur compte les termes « luthéranisme» et « luthérien»
comme des termes équivalents.
En son temps, nombreux furent ceux qui virent en Luther un
prophète et émissaire divin, le successeur longtemps attendu de
Moïse, Élie, Daniel ou Jean Baptiste, envoyé par Dieu pour
sauver le peuple allemand. Certains portraits contemporains le
représentaient couronné d'une auréole ou surmonté de la
colombe du Saint Esprit39 • Sa réputation et son influence
étaient en partie dues à ses facultés intellectuelles. Il était sans
doute le plus brillant, et certainement le théologien le plus ori-
ginal de son époquéo. Mais son impact devait aussi beaucoup à
sa personnalité comme orateur, que ce fût dans le courant d'une
conversation ou en chaire, comme écrivain ou comme auteur
d'hymnes populaireé 1• Finalement, l'effet de sa pensée et de ses
actions s'explique par la passion avec laquelle il exprimait des
forces qui semblaient - à lui-même comme aux autres - prove-
nir d'un en-dehors de lui-même. Cette passion le conduisait
d'ailleurs à dénoncer de façon virulente tous ceux avec qui il
était en profond désaccord. Il n'hésitait pas, en dénonçant ses
adversaires, à les accabler d'insultes scatologiques. Ses attaques
rhétoriques et sectaires contre les Juifs qui refusaient de se
convertir au christianisme, rédigées à un stade ultérieur de sa
vié2 , n'avaient rien à envier à ses vitupérations contre les
papistes, les anabaptistes, les Turcs et d'autres 43 • À certains
égards, il ressemblait au personnage historique qu'il méprisait le
plus: le moine Hildebrand, qui en 1073 devint le pape Gré-
goire VII, l'initiateur de la Révolution pontificale, que Pierre
Damien, ami et collaborateur de ce pontife, avait un jour qua-
lifié de « Saint Satan44 ».

100
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

La propagation du mouvement de la Réforme

La comparaison avec Grégoire VII est toutefois inadéquate


du fait que Luther n'occupait aucune fonction politique, ni
dans l'Église, ni dans l'État. Il était professeut d'université, un
savant et un enseignant. À qui revenait-il dès lors de mettre en
pratique son message révolutionnaire ?
Initialement, Luther espérait que les dirigeants de l'Église
catholique romaine accepteraient sa nouvelle doctrine. Son pre-
mier appel s'adressait au pape lui-mémés. Lorsqu'il n'obtint
aucun soutien de Rome, il s'adressa à l'empereur et à la noblesse
de l'Empiré6 , sans plus de succès. Après qu'il eut encouru la
condamnation impériale, son propre prince le protégea, mais
sans pour autant adopter les positions luthériennes47 • Ce ne fut
qu'en 1524 qu'un autre prince territorial, Philippe de Hesse,
alors âgé de vingt et un ans, se convertit à la Réformés. Dans
l'intervalle, Luther avait trouvé ses principaux soutiens, dans un
premier temps, chez plusieurs de ses collègues à Wittemberg,
puis rapidement parmi de nombreux savants d'autres universi-
tés, théologiens, philosophes et juristes impressionnés par sa
personnalité, ses écrits et ses sermons. Sa réputation se propagea
très vite chez des milliers d'individus, membres du clergé, et
chez des centaines de milliers de fidèles sous leur responsabilité.
Le courant réformateur fut également suivi par de nombreux
dirigeants urbains, et de violentes luttes s'ensuivirent à propos
de la liturgie et des doctrines autorisées par les autorités dans les
églises de leur ressort.
Quelques personnalités religieuses de premier plan s'allièrent à
Luther. Certains d'entre eux, comme Philipp Melanchthon
(1497-1560), Johann Bugenhagen (1485-1551) et Martin Bucer
(1491-1551), étaient de stature pratiquement égale à celle de
Luther, et il est difficile d'imaginer que la Réforme eût pu
s'imposer sans eux. Au moins une demi-douzaine d'autres chefs
de file religieux furent fortement influencés par Luther lui-méme
et jouèrent un rôle clé dans le basculement d'une ou de plusieurs
villes en faveur de la nouvelle foi. D'autres personnalités reli-
gieuses, bien que fortement influencées par Luther, suivirent leur
propre voie, et certains finirent par s'opposer à lui49 .

101
DROIT ET RÉVOLUTION

Au début des années 1520, quelques villes en Suisse et en


Allemagne méridionale adoptèrent l'une ou l'autre forme de la
foi évangélique - notamment Zurich, Bâle, Strasbourg, Nurem-
berg, Augsbourg et Constance50 • La nouvelle foi toucha égale-
ment la petite noblesse impériale et lorsqu'en 1522, une partie
de celle-ci, avec ses mercenaires, entreprit une rébellion militaire
contre les pouvoirs impériaux et ecclésiastiques (la « guerre des
Chevaliers »), deux des principaux commandants, Franz von
Sickingen et Ulrich von Hutten, justifièrent leur action en se
référant au discours luthérien 5!. Le mouvement réformateur
toucha aussi la paysannerie, les ouvriers des mines, les artisans
des villes, et lorsque ces couches de la population se soulevèrent
en 1524 et en 1525 (lors de la « guerre des Paysans »), leur jus-
tification était de même en partie empruntée à la théologie
luthérienne. En résumé, la Révolution allemande, issue de
l'attaque initiale de Luther contre le clergé catholique au nom
de la foi biblique, acquit très tôt la dimension d'un mouvement
de masse soutenu à différents moments par de larges groupes
sociaux qui représentaient pratiquement toutes les classes de la
Nation allemande.
Comme tous les autres grands mouvements révolutionnaires
dans l'histoire européenne, la Révolution allemande fut très tôt
marquée par l'émergence de courants différents: à sa gauche,
par des courants inspirés par Zwingli et Calvin, ou, plus radica-
lement encore, par les courants anabaptistes et spiritualistes; à
sa droite, par des humanistes modérés, et, à l'extrême droite,
par des partisans de réformes radicales au sein même de l'Église
catholique romaine. Luther dénonça lui-même aussi bien ceux
qui se positionnèrent à sa droite qu'à sa gauche. Il s'opposa avec
force au recours à la violence par la petite noblesse et la paysan-
nerie. Il s'en prit aux anabaptistes et aux spiritualistes parce
qu'il estimait qu'ils prêchaient des doctrines menaçant la reli-
gion organisée et l'Etat lui-même. Il s'attaqua à Erasme et à
d'autres humanistes qui, à ses yeux, exaltaient la raison et la
volonté humaines au détriment de la foi individuelle 52 . Ses dif-
férends théologiques avec Zwingli et Calvin étaient moins
importants, mais ceux-ci s'opposèrent fondamentalement à lui
sur des questions d' ecclésiologie 53 .

102
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Luther et les princes: la Réforme de l'État

Après 1517, la Réforme luthérienne se développa pendant les


premières années comme un mouvement populaire qui semblait
se propager d'une ville à l'autre selon sa propre dynamique, sans
dépendre d'un centre politique organisé. Au moment de la
guerre des Paysans, qui coïncidait avec l'émergence des cou-
rants radicaux anabaptistes et spiritualistes, la gravité de la crise
devint insupportable. Aux yeux de nombreux contemporains, il
semblait que, pour éviter l'anarchie complète, il fallait soit
retourner au régime impérial catholique d'avant 1517, soit
confier la réforme religieuse au contrôle des princes territoriaux.
En fin de compte, ce fut l'alliance des luthériens avec des
princes territoriaux, et de ceux-ci entre eux, qui, plus que tout
autre facteur particulier, assura la victoire du luthéranisme dans
les territoires comprenant la plus grande partie de la population
allemande.
Tous les princes qui soutenaient Luther aux débuts n'étaient
pas gagnés à sa cause. Certains d'entre eux défendaient simple-
ment leurs propres pouvoirs et leurs droits envers l'empereur et
le pape. Les griefs des princes territoriaux recoupaient d'ailleurs
dans une large mesure ceux exprimés par Luther. Ainsi, le
prince-électeur de la Basse-Saxe, Frédéric le Sage, protecteur
de Luther, demeura toute sa vie catholique et ne le rencontra
qu'à une seule occasion (à la diète de Worms en 1521), mais il
entendait néanmoins protéger, à l'encontre du pape et de
l'empereur, la liberté de « son» professeur d'université d'afficher
ses arguments théologiques au portail de « sa» chapelle prin-
cière. Les princes territoriaux qui refusèrent de donner suite à la
condamnation impériale de Luther comprenaient l'archevêque
de Mayence, chancelier de l'Empire et ennemi juré de la théo-
logie luthérienne.
La situation politique changea radicalement vers le milieu des
années 1520. En 1525, une alliance des princes catholiques fut
mise sur pied avec l'objectif d'écraser le mouvement évangélique.
Cette alliance comptait le duc de (la Haute-)Saxe, l'archevêque de
Mayence, l'électeur de Brandebourg. D'autres princes - comme
Philippe de Hesse, Jean, prince-électeur de (la Basse-)Saxe,

103
DROIT ET RÉVOLUTION

successeur de Frédéric, ainsi que les princes du Mecklembourg,


d'Anhalt, de Brunswick-Luneberg - formèrent une coalition
pour défendre la cause luthérienne. En 1529, lors d'une diète
impériale réunie à Spire, la majorité catholique appuya une
résolution impériale visant à mettre fin à toute innovation reli-
gieuse et à restaurer les évêques dans leurs pouvoirs antérieurs.
Les princes de cinq territoires luthériens et les autorités de qua-
torze villes luthériennes répliquèrent en promulguant une « pro-
testation » par laquelle ils affirmèrent que « pour les questions
relatives à l'honneur de Dieu et le salut de l'âme, chacun doit se
présenter seul devant Dieu et répondre de lui-même54 ». Les
auteurs de cette déclaration furent qualifiés de « protestants »,
une appellation qui fut ensuite étendue aux millions de croyants
qui suivirent la même voie.
En 1530, l'empereur Charles Quint revint en Allemagne
après une période d'absence et y présida la diète d'Augsbourg,
au cours de laquelle un groupe de théologiens catholiques sou-
mit un document énumérant 404 erreurs répertoriées dans
l' œuvre d'auteurs luthériens, zwingliens et anabaptistes. Les
partisans de Luther présentèrent à l'empereur un autre docu-
ment, connu sous le nom de Confession d'Augsbourg, préparé
principalement par Melanchthon et approuvé par Luther,
dans lequel les doctrines essentielles de la foi protestante
étaient résumées. Ce document était souscrit par les mêmes
princes qui avaient publié la Protestation de Spire, ainsi que
par les représentants de plusieurs villes. Les princes protestants
quittèrent la diète avant sa clôture. En leur absence, les repré-
sentants catholiques adoptèrent une résolution interdisant les
innovations hérétiques, exigeant la restauration des biens
ecclésiastiques sécularisés et introduisant la censure des
ouvrages imprimés et des prêches. Sur ce, les signataires de la
Confession d'Augsbourg se réunirent et constituèrent en 1531
la Ligue de Schmalkalden afin d'organiser la défense de la foi
protestante. D'autres principautés et villes d'Allemagne sep-
tentrionale et méridionale rejoignirent rapidement la Ligue.
L'empereur, constamment confronté à la menace d'une inva-
sion turque à l'est de l'Empire, n'était pas en position, durant
de nombreuses années, d'entreprendre des mesures efficaces
pour supprimer la Ligue protestante, qui put ainsi se dévelop-

104
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

per comme structure politique et militaire du mouvement


protestant et connut un plein essor à travers l'Empire 55 •
Charles Quint, voyant sa vision d'un Empire catholique uni-
fié déjouée par la diffusion du protestantisme, lança finalement
en 1546-1547 une campagne militaire contre la Ligue de
Schmalkalden et infligea une défaite aux forces protestantes.
Mais en 1552, les princes protestants s'allièrent à Henri II de
France, et ce furent les forces impériales qui furent battues. Une
nouvelle diète impériale à Augsbourg, en 1555, aboutit à la Paix
d'Augsbourg, mettant un terme aux guerres civiles allemandes
en autorisant chaque prince territorial à établir la religion de
son choix dans son territoire. C'est ainsi que le soutien des
princes territoriaux à la cause luthérienne constitua un facteur
crucial dans l'accomplissement de la Révolution allemande.
La Paix d'Augsbourg établit quelques principes de base qui
permirent de résoudre les conflits religieux qui avaient ravagé
pendant trente-cinq ans les territoires allemands du Saint
Empire romain 56 . Les dispositions de la Paix avaient pour effet
que le prince de chaque principauté dans l'Empire devait déter-
miner si la religion catholique ou luthérienne constituerait la
seule religion de son territoire, et conséquemment si ce prince
et les dignitaires des hautes autorités exerceraient le pouvoir
suprême en matière législative, administrative et judiciaire à
l'égard de l'Église territoriale. C'est le principe qui fut plus tard
exprimé par la formule latine: Cuius regio ejus religio (( la reli-
gion de celui qui gouverne le territoire »). Il faut toutefois
remarquer que ce choix était restreint soit à la « confession
d'Augsbourg» (c'est-à-dire le luthéranisme), soit à 1'« ancienne
religion» (c'est-à-dire le catholicisme). Les anab~tistes, calvi-
nistes et croyants d'autres religions étaient exclus 5 .
Certaines exceptions étaient prévues quant au pouvoir que le
prince pouvait exercer dans le choix entre les deux religions.
Dans les villes impériales libres où les deux religions coexistaient
en pratique, le luthéranisme et le catholicisme étaient tous les
deux tolérés (art. 14 de la Paix d'Augsbourg). Les chevaliers
impériaux libres n'étaient pas contraints de se soumettre à
l'autorité de leur prince territorial en matière de religion (art.
13). L'art. Il garantissait la liberté des minorités religieuses de
pouvoir émigrer vers un autre territoire (ius emigrandt), moyen-
nant le payement des impôts échus et pour autant (ce qui était

105
DROIT ET RÉVOLUTION

plus contraignant) qu'il n'étaient pas tenus, en tant que serfs, à


demeurer sur les terres de leur seigneur. Les autorités protes-
tantes obtinrent également de l'empereur un accord oral par
lequel celui-ci s'engageait à ce que les membres de la petite
noblesse, les villes et communautés assujettis à une autorité
ecclésiastique qui s'étaient convertis au ~rotestantisme ne
seraient pas forcés de revenir au catholicisme 8.
La Paix d'Augsbourg accorda aux princes luthériens ce qu'ils
avaient le plus fortement revendiqué: le ius reflrmandi, ou
«droit de réforme», c'est-à-dire le droit d'établir dans leurs
propres territoires la religion luthérienne comme Église d'État.
Cependant, la Paix comprenait également plusieurs dispositions
qui constituaient des compromis substantiels en faveur de
l' « ancienne religion» : non seulement les luthériens pouvaient
être bannis des principautés séculières demeurées catholiques,
non seulement la petite noblesse catholique était protégée dans
les territoires protestants, ainsi que les bourgeois catholiques
dans les villes impériales sous régime protestant, mais en outre,
les princes protestants étaient soumis à certaines conditions res-
treignant leur droit de s'approprier des biens de l'Église catho-
lique. Ainsi, l'article 5 de la Paix prévoyait que si un évêque ou
un prélat abandonnait la foi catholique, sa dignité et les revenus
qui y étaient liés demeureraient sous le contrôle de l'Église
catholique. Les représentants des territoires protestants à la diète
d'Augsbourg rejetèrent toutefois cette « réserve ecclésiastique»
et leur refus d'y accéder fut incorporé dans l'article 5. D'autre
part, l'article 6 reconnaissait la validité des actes ayant procédé
à la sécularisation des biens ecclésiastiques par les autorités pro-
testantes avant la Paix de Passau en 1552.
De l'avis de certains historiens, la Paix d'Augsbourg n'était
que « la confirmation du status qUO» et « ne montrait pas la voie
de l'avenir» ; au contraire elle conduirait aux conflits religieux
catastrophiques qui éclatèrent deux générations plus tard avec la
guerre dite de Trente Ans (1618-1648)59. Les conflits religieux
se poursuivirent au sein des principautés, tandis qu'une autre
version du protestantisme, le calvinisme, attira de plus en plus
d'adhérents en Allemagne. L'électeur du Palatinat Frédéric III,
prince d'un des principaux territoires de l'Empire, se convertit
au calvinisme en 1563 et imposa sa nouvelle religion. Le
comte de Nassau fit de même en 1577, suivi par les villes de

106
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Brême et d'Anhalt au cours des années 15806 À la même°.


époque, la catholicisme fut rétabli dans le diocèse de Wurz-
bourg peu après 1570 et dans les terres dépendant de l'abbaye
de Fulda dans les premières années du XVIIe siècle. L'Électorat
de Cologne résista aux pressions de la Réforme dans les années
1580. Le catholicisme contre-attaqua avec succès dans l'Autriche
des Habsbourg et en Bavière. Aussi bien les habitants des terri-
toires catholiques que des territoires protestants vivaient désor-
mais sous la menace d'une conversion forcée. Pourtant, la
guerre de Trente Ans se termina par les Paix de Westphalie en
1648, qui réaffirmèrent les principes essentiels de la Paix
d'Augsbourg, tout en reconnaissant le calvinisme parmi les
confessions admises et en requérant qu'un prince qui changerait
de religion renonce à son territoire.
On peut évidemment prétendre qu'en histoire rien n'est
jamais entièrement nouveau ni définitif. On ne peut toutefois
nier que l'hégémonie de l'Église catholique dans les pays alle-
mands fut définitivement brisée par la Paix d'Augsbourg qui
établit que dans chaque territoire de l'Empire de la Nation alle-
mande la religion du prince territorial - qu'elle fût catholique
ou luthérienne - serait désormais la seule religion admise. Après
1555, le dessein de Charles Quint de restaurer un empire
catholique unifié et centralisé devenait impossible à réaliser.
Charles Quint reconnut cet échec, abdiqua en 1556 et se retira
dans un cloître. À certaines époques, il parut même possible
qu ,un pnnce
. 1uth"en en ru t e'1 u empereur61 .
La reconnaissance de la prérogative du prince d'établir la reli-
gion luthérienne - puis calviniste - dans son territoire eut éga-
lement pour effet de renforcer considérablement les pouvoirs
des princes demeurés dans le camp catholique, puisque désor-
mais, si leur principauté restait attachée à 1'« ancienne religion »,
c'était en vertu de leur décision politique, et non en vertu d'une
décision de la hiérarchie pontificale.
Malgré les ambiguïtés qui lui étaient propres - on pourrait
peut-être même dire: en raison de ces ambiguïtés - la Paix
d'Augsbourg peut être considérée comme l'acte qui mit fin à
une série de développements politiques qui constituèrent la
Révolution allemande. La vision apocalyptique initiale de
Luther s'avéra finalement irréalisable dans tous ses corollaires.
Des compromis avec des pouv01rs opposés s'imposèrent, y

107
DROIT ET RÉVOLUTION

compris avec ceux qui représentaient l'ancien reglme. Une


transformation durable s'était néanmoins produite, qui modifia
profondément la situation non seulement en Allemagne, mais
dans toute l'Euro pé 2 •

Le rôle des villes

Jusqu'à présent, l'histoire de la Révolution allemande a été


présentée principalement selon la version traditionnelle, oppo-
sant « Luther et les princes» à « la papauté et l'Empire ». Tou-
tefois, au cours des dernières décennies, cette vision a été
sérieusement remise en question par quelques excellents histo-
riens qui ont dénoncé l'attention excessive prêtée à cette histo-
riographie et son parti pris de « magistère ». Pour ces historiens,
la grande transformation de l'Église et de l'État ne fut pas seu-
lement, et même pas en premier lieu, l'effet de l'action combi-
née de quelques prophètes religieux et des autorités séculières
supérieures, mais plutôt l'effet de l'action de couches sociales
provenant de l'ensemble du peuple allemand, et particulière-
ment des marchands et des artisans établis dans les villes. Un
représentant de cette vision nouvelle s'est exprimé ainsi: « Je
rejette le cours traditionnel du discours historique, qui se
concentre sur la théologie de Luther, puis qui, des guerres des
Chevaliers et des Paysans, en arrive à la Réforme des princes ter-
ritoriaux. Je considère les événements créateurs et irrévocables
en termes de Réforme au sein des villes, un mouvement qui
prend sa source dans une nouvelle dynamique venant s'ajouter
à l'effervescence habituelle des villes, alimentée à ce moment-là
par les prêcheurs, les auteurs de pamphlets et les imprimeuré 3. »
Selon l'expression souvent citée de cet historien, «la Réforme
allemande fut un événement urbain 64 ».
Une autre approche, d'inspiration similaire, soulignant
l'importance de la « base» de la société pour le développement
de la Réforme, attribue l'élan réformateur à la paysannerie et
aux indigents des villes, dont les révoltes en masse des années
1524-1526 furent écrasées par les autorités.
Il n'est pas nécessaire ici de trancher cette controverse en
déterminant ce qui est plutôt vrai ou plutôt faux dans ces diffé-

108
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

rentes interprétations. Comme c'est souvent le cas dans les


débats érudits, mieux vaut s'atteler à la fois aux deux approches
pour éviter le dilemme. Les princes territoriaux, les bourgeois, la
paysannerie et les couches urbaines démunies, les prêcheurs et
d'autres membres du clergé, les juristes, les humanistes et
d'autres, tous ont joué un rôle essentiel. Comme l'a observé
Steven Ozment, selon le point de vue que l'on adopte pour ana-
lyser les événements, on peut qualifier la Réforme de mouve-
ment réformateur des prêcheurs, du peuple, ou encore des
autorités65 .
Si l'on conçoit la Réforme en Allemagne comme faisant par-
tie d'une révolution globale, une transformation totale impli-
quant l'ensemble du peuple allemand, alors on peut dire que
tous ceux qui participèrent au déroulement de cette révolution,
quel que fût leur parti, en furent la « cause ». On ne peut pré-
tendre qu'une classe sociale ou un groupe particulier fut en
mesure d'imposer sa volonté aux autres. En fin de compte, la
Révolution allemande fut le fait aussi bien des vaincus que des
vainqueuré6 • Le pouvoir était réciproque: la volonté du plus
fort était fortement affectée par la réaction du plus faible.
Comme souvent dans une guerre civile, l'issue ne fut pas sim-
plement la victoire d'un parti sur l'autre, mais aboutit à un
nouveau type d'interaction entre les adversaires. De plus, si l'on
situe la Réforme dans le contexte d'une révolution totale de
l'Église et de l'État, on ne peut limiter l'analyse au remplace-
ment du catholicisme dans la plupart des territoires allemands
par le luthéranisme ou le calvinisme, mais il faut prendre en
compte l'ensemble des transformations politiques, économiques
et sociales qui affectèrent le peuple allemand. Enfin, si l'on
renonce à vouloir identifier « une cause première sans cause» de
la Révolution allemande et que l'on s'attache plutôt à relater
l'histoire des développements tels qu'ils s'enchaînèrent, de
quelle façon et avec quels résultats, il est alors tout à fait légi-
time de commencer par Luther et les princes territoriaux, et de
poursuivre la reconstitution historique en relatant le rôle des
principaux autres groupes de la population, en tenant compte
de ceux qui donnèrent à la Révolution son cadre institutionnel
et juridique durable.
À l'égard des développements urbains, par opposition aux
développements dans les campagnes, il est difficile de distinguer

109
DROIT ET RÉVOLUTION

la « base» et le « magistère », car les sentiments et les intérêts de


la population des villes furent en grande partie relayés par la
politique suivie par les autorités urbaines. Dans les villes où le
gouvernement municipal était en désaccord avec une majorité
substantielle de la population, une lutte acharnée s'ensuivit et,
dans plusieurs cas, l'ancienne élite urbaine fut remplacée par
une nouvelle classe de dirigeants. D'autre part, les conflits
internes dans une ville étaient souvent fortement influencés par
la volonté politique des autorités princières territoriales dont la
ville relevait.
Les villes impériales et celles attachées à une principauté ter-
ritoriale ne comprenaient qu'une fraction restreinte de la
population allemande vers 1500 : on l'évalue à moins de 10 %
dans la plupart des régions, ou atteignant peut-être 20 % en
Saxe et dans quelques autres territoires. L'Allemagne comptait à
cette époque à peu près 3000 villes, mais environ 2800 de
celles-ci avaient une population de moins de mille habitants.
Ainsi, Wittemberg, la ville où enseignait Luther, comptait
quelque 2 500 habitants. Cologne, avec une population de
45 000 habitants, et Nuremberg, avec 38 000 habitants, étaient
les deux plus grandes villes de la douzaine de villes allemandes
dont la population était supérieure à 15 000 habitants. Ces
chiffres sont, en gros, du même ordre que ceux que l'on peut
avancer pour les pays d'Europe occidentale à la même époque-
encore qu'en Allemagne aucune ville ne comptait une popula-
tion aussi imf0rtante que Paris, Naples, Milan, Venise, Prague
ou Grenadé .
Les villes allemandes étaient intellectuellement mûres pour
accueillir le luthéranisme. Selon les termes de Steven Ozment :
« La Réforme protestante présupposait, pour qu'elle puisse réus-
sir, une culture urbaine développée et semble avoir attiré tout
spécialement des groupes sociaux urbains qui venaient d'accé-
der, ou qui étaient déterminés à accéder, à un nouveau rôle
dans la vie politique et économiqué8 • » Cependant, il n'est pas
du tout évident que les facteurs qui poussèrent les autorités de
nombreuses villes à établir la foi luthérienne étaient essentielle-
ment différents des motifs qui poussaient les autorités des prin-
cipautés territoriales -les princes et leurs conseillers - à
appliquer la même politique dans leurs territoires. Certains de
ces facteurs étaient politiques et économiques au sens strict, en

110
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

ce sens qu'il y avait un intérêt économique pour ces autorités à


confisquer les biens de l'Église catholique, ainsi qu'un intérêt
politique à accaparer les pouvoirs politiques et juridiques de
l'Église catholique. Un facteur politique plus large -l'intérêt de
se plier aux revendications religieuses et intellectuelles venant
d'en bas, tout spécialement des congrégations paroissiales-
apparaît plus clairement dans les villes que dans les grands ter-
ritoires. On se souviendra cependant qu'en dehors des villes
impériales, qui jouissaient de la faculté de poursuivre leur
propre politique religieuse conformément aux termes de la Paix
d'Augsbourg, l'établissement d'une confession ne dépendait pas
en définitive des autorités urbaines, mais du prince territorial
dont la ville dépendait.
Au total, plus de la moitié des quelque soixante-cinq villes
impériales ou plus se convertirent durablement au protestan-
tisme au cours du XVIe siècle. Dans d'autres villes, les confes-
sions protestante et catholique coexistaient. Dans d'autres
encore, l'établissement du protestantisme ne fut que tempo-
raire. Au moins une douzaine de villes impériales n'accordèrent
aucune reconnaissance à la Réformé 9. Ces chiffres justifient la
qualification de la Réforme comme « phénomène urbain» reflé-
tant des «valeurs municipales », mais dans la mesure seulement
où l'on peut faire état d'un « phénomène territorial» ou « prin-
cier» reflétant des «valeurs officielles ». Tant les villes que les
territoires jouèrent un rôle considérable en élaborant le cadre
institutionnel et juridique de la Réforme, notamment par la
promulgation d'actes législatifs complexes régissant les compor-
tements politiques, économiques, sociaux et religieux.

La guerre des Paysans :


« la Révolution de l'homme du commun»

À partir de juin 1524 et tout au long de l'année 1525, des


révoltes éclatèrent en Allemagne du Sud, entraînant aux
moments les plus forts de grands nombres - vraisemblablement
des centaines de milliers - de paysans armés, souvent soutenus
par des artisans des villes, des travailleurs des mines, mais aussi
par des prêcheurs illustres et d'autres maîtres spirituels et

111
DROIT ET RÉVOLUTION

intellectuels. Ces révoltes furent combattues par des forces


armées dirigées par des princes territoriaux qui s'étaient déjà
coalisés auparavant à l'occasion de l'alliance dite de la Ligue
souabe. La révolte fut finalement écrasée début 1526. Les
meneurs de la révolte et les villages qui l'avaient soutenue furent
sévèrement réprimés, par de lourdes peines corporelles et finan-
cières. Les sources contemporaines font état de 100 000 morts
sur les champs de bataille et par exécution7o •
Cette révolte, commencée sous l'impulsion de quelques diri-
geants issus de la paysannerie, a été qualifiée de « guerre des
Paysans», mais il s'agissait en fait d'un mouvement de masse
qui recrutait ses partisans aussi bien parmi les classes les plus
démunies des villes que dans les campagnes. La révolte se
déroula non seulement au nom des intérêts des paysans, mais la
lutte fut soutenue d'une manière plus générale au nom de
l' « homme du commun» contre l'oppression par les « pouvoirs
spirituels et temporels 71 ». La révolte s'inspirait explicitement de
la nouvelle foi biblique proclamée par Luther, Zwingli, Thomas
Müntzer et d'autres réformateurs, dont les prises de position
étaient interprétées comme un appel en faveur de l'égalité
sociale, économique et politique de toutes les classes de la
société. Comme l'a montré l'historien allemand Peter Blickle,
ce mouvement présentait plusieurs caractéristiques propres à
une révolution, dans le sens classique de ce terme souvent uti-
lisé à tort et à travers. Pourtant, contrairement à l'interprétation
proposée par Blickle, la guerre des Paysans ne doit pas être envi-
sagée comme la Révolution allemande de 1525 (vouée à
l'échec), mais plutôt comme un épisode de la Révolution alle-
mande de 1517-1555 - un ensemble beaucoup plus complexe
d'événements et de développements, qui parvint pour l'essentiel
à ses fins.
Au début de l'année 1525, les dirigeants de la révolte pay-
sanne promulguèrent un manifeste, connu sous le nom des
Douze Articles, adressé au « lecteur chrétien» et se référant
abondamment à l'autorité des Écritures saintes pour étayer
toutes ses dispositions. Le préambule posait que l'Évangile
n'enseigne « que l'amour, la paix, la patience et l'unité», et que
les revendications des paysans étaient fondées sur ces vertus,
mais que le diable avait incité les ennemis de l'Évangile à y faire
obstacle et à les rejeter72 • L'article premier réclamait que les

112
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

paroisses aient le droit de nommer leur propre pasteur.


L'article 2 demandait que la dîme du blé soit collectée par les
agents de l'Église désignés par les paroisses, et qu'elle ne soit
consacrée qu'à l'entretien du pasteur et (pour le solde) aux dis-
tributions en faveur des pauvres, ainsi que (avec le solde restant)
à la défense militaire, « de sorte qu'aucun impôt territorial géné-
ral ne fût levé sur les pauvres gens ». L'impôt sur le bétail devait
être entièrement supprimé. L'article 3 dénonçait «l'usage des
seigneurs de nous traiter comme leur propriété», même si la
disposition ajoutait que « nous obéirons volontiers à nos gou-
vernants élus et légitimes, ordonnés par Dieu, en toutes affaires
chrétiennes comme il convient». Les articles 4 à Il exigeaient
la suppression de restrictions portant sur la chasse et la pêche, la
réversion des droits collectifs sur les bois et forêts au profit des
villages (de façon à ce que les villageois puissent y récolter le
bois nécessaire pour leurs habitations et leur chauffage), la
réduction des corvées et travaux manuels, le respect de la part
des seigneurs des conditions sous lesquelles les tenures avaient
été concédées, l'adaptation des rentes aux revenus réels de la
terre, une réduction du tarif des peines criminelles (<< conformé-
ment à l'ancien droit écrit et selon les circonstances du cas, et
non plus selon les préjugés du juge »), la réversion des pâturages
et des champs collectifs qui avaient été usurpés, et la suppres-
sion complète des droits successoraux. L'article 12 disposait que
« si l'un ou plusieurs de ces articles ne sont par conformes à la
parole de Dieu (ce dont nous doutons), que cela nous soit
démontré sur base de la Sainte Écriture. Nous abandonnerons
toute revendication qui ne serait pas fondée sur la Bible ».
Il est important de relever que la plupart des griefs écono-
miques exprimés par les paysans se référaient à des pratiques
spécifiques qui n'avaient été introduites qu'à la fin du xv" siècle
et au début du XVIe siècle, lorsque la noblesse foncière, confron-
tée à une détérioration de sa situation économique, eut fré-
quemment recours à des mesures qui violaient les droits établis
depuis des générations en faveur des paysans. À un niveau plus
fondamental, c'était une nouvelle vision révolutionnaire de
l'égalité sociale, se fondant sur la fraternité chrétienne. Ainsi,
l'un des principaux dirigeants de la révolte, l'anabaptiste
Thomas Müntzer, anticipait Karl Marx de trois siècles lorsqu'il
affirmait que « chacun doit recevoir ce qu'il lui est dû selon ses

113
DROIT ET RÉVOLUTION

besoins. Tout prince, comte ou seigneur qui refuserait d'agir en


conséquence, même après avoir été dûment averti, doit être
pendu ou décapité». La vision égalitaire de la fraternité chré-
tienne pouvait s'appuyer sur l'infrastructure des « associations
chrétiennes» ancrées dans différentes régions d'Allemagne
méridionale, plus tard sur le réseau d'une ligue de ces associa-
tions chrétiennes; elle était également renforcée par ce qui a été
qualifié de modèle constitutionnel républicain. Selon ce
modèle, l'entité de base d'une structure politique territoriale
était la commune urbaine ou rurale, et le système envisagé pré-
voyait que toute fonction politique puiserait sa légitimité ultime
dans des élections au niveau communal. Dans les territoires
plus étendus, une assemblée territoriale (Landschaft) était insti-
tuée afin de représenter les différentes communes73 • La loi
divine constituait le fondement du nouvel ordre politique.
Dans cette approche, le « bien commun» prescrit par la loi
divine comprenait notamment l'aide économique aux pauvres;
l'amour chrétien du prochain supposait une justice égale pour
tous; l'autonomie de la communauté chrétienne était comprise
comme exigeant des élections communales pour attribuer
l'exercice des pouvoirs temporels et spirituels. Ainsi, ce mouve-
ment révolutionnaire comportait à la fois un volet religieux, un
volet économique et un volet politique.
La « Révolution de l'homme du commun» menaçait de
déborder le luthéranisme Sut sa gauche. Luther lui-même
dénonçait les acteurs des deux bords: les paysans, parce qu'ils
avaient recours à la violence, les princes, parce qu'ils refusaient
d'accueillir des revendications économiques et sociales légi-
times. Sa condamnation des paysans et la répression brutale de
la révolte après leur défaite expliquent sans doute dans une large
mesure pourquoi une grande partie de la paysannerie aban-
donna la cause luthérienne et resta finalement attachée au
catholicisme romain. Pourtant, le fait même que, rut-ce tempo-
rairement, des couches entières de la population allemande
s'étaient ralliées aux idées anabaptistes eut une influence consi-
dérable, dans un sens non seulement négatif, mais aussi positif,
sur le déroulement de la Révolution allemande. Dans un sens
négatif, cette révolte a contribué à freiner l'avance de la cause
religieuse luthérienne et la cause politique des princes territo-
riaux dans leur combat contre le pouvoir impérial et pontifical.

114
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Dans un sens positif, cet épisode a contribué à imposer des


mesures permettant de calmer les griefs des paysans et, à terme,
de faciliter leur participation à la vie économique, sociale et reli-
gieuse dans les territoires allemands.
Lors de la diète de Spire en 1526, le « Grand Comité»,
appliquant les instructions de l'empereur, prit en considération
les doléances paysannes. Le « Mémoire concernant les abus et
charges des sujets» émanant de ce comité s'inspira, du moins
implicitement, des Douze Articles. Ses recommandations com-
prenaient la suppression de différents impôts levés au profit de
l'Église de Rome, parce que, selon le mémoire, ces impôts
étaient principalement payés par l'homme du commun et don-
naient lieu « à des révoltes et d'autres formes de désobéissance ».
Le Mémoire recommandait également de restreindre les impôts
sur le bétail, la suppression ou la réduction des droits successo-
raux, ainsi que certaines limitations des travaux et corvées que
les seigneurs exigeaient des paysans. Le Mémoire n'alla pas
jusqu'à reprendre la revendication des Douze Articles d'abolir le
servage, mais il recommanda que d'autres entraves à la liberté
de mouvement soient supprimées, que les terres et pêcheries
usurpées par des potentats locaux ou régionaux soient restituées
aux villages, que la juridiction des tribunaux locaux et villageois
soit respectée, et que les peines criminelles soient atténuées 74 •
Ces recommandations ne furent pas traduites dans le droit
impérial, mais elles représentaient tout de même une reconnais-
sance de la légitimité de nombreux griefs exprimés par les pay-
sans. Plusieurs villes allemandes accordèrent des concessions
importantes aux paysans, aussi bien pendant qu'après la guerre
civile, et même de nombreux princes territoriaux qui avaient
soutenu la Ligue souabe se plièrent à certaines revendications
des Douze Articles après leur victoire sur les champs de
bataille75 •
Il serait donc erroné, comme l'a justement observé Steven
Ozment, d'assimiler la Réforme à la guerre des Paysans, et
d'autant plus d'en conclure que la Réforme aurait abouti à un
échec; mais il serait tout aussi erroné de minimiser la révolte
des paysans sous prétexte qu' « elle n'aurait pas affecté profon-
dément et durablement le paysage politique et social
allemand76 ». La révolte fut brutalement écrasée, mais de nom-

115
DROIT ET RÉVOLUTION

breuses revendications de la paysannerie poursuivirent leur che-


min et furent réalisées.

Les répercussions de la Révolution allemande


en Europe

La Révolution allemande fut une révolution européenne.


Partout en Europe, on en reconnaît les indices précurseurs au
cours du siècle précédant dans de puissants mouvements visant
à réformer l'Église et dans le renforcement presque général du
pouvoir royal vis-à-vis des institutions ecclésiastiques et féo-
dales. Son déclenchement en Allemagne en 1517 et son déve-
loppement eurent de profondes répercussions, tant négatives
que positives, à travers l'Europe tout entière, de la Pologne à
l'Angleterre, du Danemark et de la Suède à l'Italie et à
l'Espagne. Le luthéranisme s'établit même plus rapidement et
de manière plus radicale dans les pays scandinaves que dans les
territoires allemands. Dès le début des années 1520, le Dane-
mark (suivi de la Norvège et de l'Islande, pays sous contrôle
danois) et la Suède (suivie de la Finlande, sous régime suédois)
adoptèrent le luthéranisme selon un système rigide de confes-
sion d'État qui prévoyait des peines rigoureuses pour toute
adhésion publique à une foi non luthérienne 77 •
En Pologne, soumise au XVIe siècle à un ensemble politique
lithuanien qui comprenait également des parties de l'Ukraine et
du Belarus, de nombreux nobles se convertirent au luthéra-
nisme au cours des années 1520 et 1530; dans les deux
décennies suivantes, près de la moitié devinrent calvinistes. Si le
protestantisme ne put se maintenir en Pologne et y disparut
presque complètement, le luthéranisme s'installa en revanche
durablement dans les régions de la Baltique comprenant la
Lettonie, l'Estonie et la Prusse orientale, toutes gouvernées par
l'Ordre des chevaliers teutoniques, un ordre monastique mili-
taire de l'Église catholique romaine. En Prusse orientale, le
Grand Maître de l'Ordre lui-même se convertit au luthéranisme
en 1522 et procéda à la dissolution de l'Ordre 78 •
Alors que le luthéranisme se propagea à partir de l'Alle-
magne principalement vers les régions d'Europe centrale et

116
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

orientale, le calvinisme, qui lui était apparenté, connut surtout


une diffusion en France, en Hollande, en Écosse et en Angle-
terre. Jean Calvin, Français de naissance et par son éducation,
adhéra aux doctrines luthériennes et s'exila en Suisse en 1535, à
l'âge de vingt-six ans, pour échapper aux persécutions du pou-
voir royal. Il était à la fois un théologien et un juriste de pre-
mier rang. Il publia en 1536 la première version du livre qui
établit sa réputation: l'Institution de la religion chrétienne. Il
finit par s'établir à Genève, où il dirigea une communauté pro-
testante fondée sur les doctrines du salut et des sacrements qui
étaient encore relativement proches des doctrines luthériennes,
mais dont les doctrines sur l'organisation ecclésiastique, sur
l'autorité et sur les rites du culte différaient fondamentalement
du luthéranisme. La différence la plus importante entre le
luthéranisme et le calvinisme, telles que ces confessions étaient
pratiquées au XVIe siècle, portait sans doute sur la croyance en
l'autorité suprême que les calvinistes reconnaissaient dans les
affaires ecclésiastiques aux « aînés» de l'assemblée locale des
fidèles, tandis que pour la croyance luthérienne l'autorité
suprême en matière ecclésiastique revient au prince territorial.
Tout comme le luthéranisme, le calvinisme adopta diffé-
rentes versions dans différents pays. En France, les calvinistes
" 1 'lques ou h uguenots 79 provoquerent
evange ' l '« r\.ualre
A LL • des p1a-
cards» en apposant aux portails des églises catholiques à Paris et
ailleurs des affiches s'attaquant à la Messe, une manifestation
qui marqua le début des premières grandes persécutions reli-
gieuses. La répression du calvinisme aboutit à une série de
guerres civiles à partir de 1562 : on en dénombre huit au cours
des trente-six années suivantes. Ces conflits, que l'on désigne
collectivement de guerres de religion, opposèrent les calvinistes
à l'autorité royale catholique, qui s'attacha notamment à mater
les insurrections des huguenots dans les villes. En 1572 et au
cours des années suivantes, des huguenots furent massacrés en
grand nombre dans différentes régions de France - ce que l'on
désigne globalement par le « massacre de la Saint-Barthélémy».
Ce ne fut qu'en 1598 que l'Édit de Nantes promulgué par
Henri IV mit fin, pour près d'un siècle, à la violence: cet édit
accordait aux huguenots la liberté de conscience, soumise
cependant à des limitations très strictes 80 •

117
DROIT ET RÉVOLUTION

Les guerres de religion en France eurent leur pendant aux


Pays-Bas, où les protestants furent l'objet de répressions san-
glantes. À partir des années 1520, le luthéranisme et d'autres
courants évangéliques s'y étaient propagés; ensuite, au cours
des années 1540 et 1550, le calvinisme y connut une diffusion
rapide. Avant son abdication en 1556, l'empereur Charles
Quint avait eu recours à la procédure judiciaire de l'Inquisition
pour procéder à l'exécution de plusieurs milliers de protestants
aux Pays-Bas sl . Après lui, son fils Philippe II, roi d'Espagne,
envoya des troupes espagnoles qui occupèrent et ravagèrent les
provinces septentrionales des Pays-Bas. En 1581, après deux
décennies de conflits armés intermittents, les Provinces-Unies
des Pays-Bas, sous l'égide du prince calviniste Guillaume
d'Orange, déclarèrent leur indépendance. Au cours des années
suivantes, elles réussirent à consolider leur indépendance, en
partie grâce à l'aide d'Élisabeth, la reine protestante d'Angle-
terre.
Dès les années 1520 et 1530, l'Angleterre fut elle aussi déchi-
rée par des conflits opposant différentes formes de protestan-
tisme, d'un côté, et un nouvel anglicanisme non romain, de
l'autre. L'Anglicanisme était à son tour divisé entre sa théologie
d'origine, catholique romaine, et des influences théologiques et
politiques protestantes ultérieures. Le catholicisme, banni en
1534 par Henri VIII, puis à nouveau par son fils, Édouard VI,
fut restauré en 1553 par la fille aînée d'Henri VIII, la reine
Mary, et enfin banni une nouvelle fois en 1558 par la fille
cadette du même Henri VIII, la reine Élisabeth: même interdit,
il demeurait un mouvement clandestin important. Le Book of
Common Prayer, le missel de l'Église anglicane, comportait de
nombreux éléments empruntés au missel catholique, tout en
étant aussi fortement influencé par la théologie et la liturgie
luthériennes. L'anglicanisme s'accommodait bien du monar-
chisme luthérien. Le luthéranisme ne parvint pas à s'affirmer
en Angleterre, mais le calvinisme, plus radical, y connut plus de
succès au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, et fut un
facteur déterminant au siècle suivant lorsque la suprématie du
Parlement s'imposa.
Même dans les pays qui, tout au long des XVIe et XVIIe siècles,
formèrent l'aile militante du catholicisme romain, comme
l'Italie et l'Espagne, le protestantisme eut de profondes réper-

118
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

cussions. Elles furent en premier lieu négatives: les autorités


eurent recours à une Inquisition impitoyable pour exécuter,
bannir ou réprimer les quelques groupes de protestants qui,
dans ces pays, osèrent élever la voix contre Rome. Les procès en
hérésie relevaient de l'Église, mais les autorités séculières
jouaient un rôle prépondérant dans les procédures et, surtout,
dans l'application des peines capitales. En Espagne, et plus tard
aux Pays-Bas, l'Inquisition était avant tout un instrument poli-
tique au service du pouvoir royal et impérial. De son côté, la
papauté, pour riposter plus efficacement à la Réforme, renfor-
çait fermement ses pouvoirs dans la gestion des affaires
internes de l'Église. Le mouvement visant à fortifier le pouvoir
pontifical fut étayé par le développement de la Société de
Jésus, fondée dans les années 1530 par Ignace de Loyola et
officiellement reconnue par la papauté en 1540. Vivant dis-
persés dans la société séculière, les Jésuites étaient des mission-
naires actifs du catholicisme romain. Leur règle soulignait
l'importance d'une soumission obéissante à l'autorité pontifi-
cale et épiscopale.
D'autre part, ce qu'on a appelé plus tard la Contre-Réforme
de l'Église catholique constituait d'un point de vue théologique
une réponse positive aux défis du protestantisme. Le cadre
théologique de la Contre-Réforme fut établi au cours du
concile de Trente, dont les sessions se succédèrent de 1545 à
1547, puis en 1551-1552, enfin en 1562-1563. À l'occasion des
premières sessions du concile, les doctrines catholiques tradi-
tionnelles qui avaient été attaquées par le protestantisme furent
réaffirmées, tandis que certaines doctrines protestantes furent
condamnées: le salut de l'âme par la seule foi, l'attaque de la
légitimité et de l'efficacité des sacrements traditionnels, les
interprétations de la Bible qui s'écartaient de celles admises par
l'Église catholique. Cependant, le concile prit aussi une série de
mesures destinées à remédier à quelques-uns des plus graves
abus dénoncés par les protestants. Les réformes décidées par le
concile comportaient notamment une amélioration de la forma-
tion et de la discipline du clergé, la lecture régulière de la Bible
dans les églises et dans les écoles, l'autorité de la Bible assimilée à
celle de la tradition, la réorganisation du mariage, qui devait
dorénavant être conclu en présence d'un prêtre et de deux
témoins (une réforme qui devait pallier les critiques luthériennes,

119
DROIT ET RÉVOLUTION

selon lesquelles les mariages clandestins portaient atteinte à


l'autorité parentale). De même, les jésuites s'inspirèrent des
efforts protestants visant à éduquer les laïcs et fondèrent de
nombreuses écoles dans les pays européens catholiques; leur
méthode d'enseignement fut à tel point efficace que même des
protestants y envoyèrent parfois leurs fils.
Ces développements (parmi d'autres) en Espagne et dans
plusieurs pays catholiques ne constituaient pas uniquement une
Contre-Réforme, ils correspondaient aussi à un mouvement
indépendant initié au sein même du catholicisme romain et qui
représentait une Réforme catholique autonome 82 . En Espagne,
l'archevêque (plus tard, cardinal) Francisco Ximenes de Cisneros
(1437-1517) dirigea un mouvement qui soulignait l'importance
d'un retour à l'Écriture. Sous son patronage, la première édition
critique de la Bible fut préparée et publiée en 1517: l'édition
reproduisait la version en grec, en hébreu, ainsi qu'une nouvelle
traduction en latin, en différentes colonnes parallèles 83 • En
1506, il avait déjà fondé une université dont l'objectif était de
former un clergé plus ouvert aux nouvelles idées. Cette nouvelle
fondation attira de nombreux savants, parmi lesquels le célèbre
théologien et juriste Francisco de Vitoria (1482 ?-1546), dont
les traités De lege (La Loi) et De jure belli (Le droit de la guerre)
fournirent une base de réflexion à des générations postérieures de
juristes protestants 84 • Vitoria et d'autres juristes de la Réforme
catholique en Espagne étudiaient à nouveau l'œuvre de saint
Thomas d'Aquin, mais en réinterprétant le thomisme selon une
approche qui fut qualifiée plus tard de « néo-thomisme» ou de
« néo-scolastique», et qui était à certains égards analogue aux
développements contemporains de la science et de la philoso-
phie du droit chez les auteurs protestants 85 •
Ce ne furent pas seulement les répercussions religieuses de la
Réforme luthérienne qui se firent sentir à travers l'Europe: ses
effets étaient intimement liés aux répercussions politiques des
réformes des structures étatiques en Allemagne, que l'on obser-
vait dans plusieurs pays européens. Ce que l'on a qualifié par le
terme de « confessionnalisation» a été l'un de ses effets à
l'échelle européenne 86 . Chaque confession était désormais iden-
tifiée aux territoires où les aurorités l'avaient proclamée.
L'Église catholique romaine elle-même, quoique toujours diri-
gée par la papauté, devint à certains égards une fédération

120
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

d'Églises territoriales, comprenant notamment les Églises d'Ita-


lie, d'Espagne, du Portugal, de France, de Bavière, d'Autriche et
d'autres. Le concile de Trente permit de préserver une certaine
intégrité doctrinale, mais les pouvoirs temporels de ces Églises
furent fortement restreints du fait que les territoires étaient
dorénavant soumis à l'autorité politique des monarques. D'une
société comprenant une diversité d'entités politiques réunis en
un « État» ecclésiastique unique, la Chrétienté occidentale se
transforma en une société comprenant une diversité de confes-
sions, chacune de ces confessions étant politiquement assimilée
à un ou plusieurs États séculiers.
En fait, cette confessionnalisation de l'Europe, qui opérait
une unification virtuelle de l'Église et de l'État dans chaque
ordre politique, entraîna la première grande guerre européenne,
la guerre de Trente Ans (1618-1648). La Paix d'Augsbourg en
1555 avait réussi à mettre fin à la guerre civile en Allemagne
opposant les principautés protestantes à l'Empire catholique
romain. Deux générations plus tard, alors que des pans entiers
de l'Europe avaient basculé dans le protestantisme, Ferdi-
nand II, héritier des Habsbourg en Autriche, accéda à un trône
impérial très diminué et entreprit de mobiliser les princes
demeurés catholiques contre les principautés et villes protes-
tantes afin de reconquérir le patrimoine et les pouvoirs ecclé-
siastiques qui avaient été transférés aux autorités protestantes
depuis la Paix d'Augsbourg. Pendant trois décennies, des opéra-
tions militaires dévastèrent l'Allemagne, opposant des armées de
mercenaires au service de l'empereur à des armées de merce-
naires au service des rois protestants du Danemark et de Suède.
La France, l'Espagne, l'Angleterre, les Pays-Bas et d'autres paJ;s
encore furent périodiquement impliqués dans ce conflit 7.
L'appât du gain et du pouvoir rejeta les motifs religieux au
second plan: des puissances catholiques comme la France et
l'Espagne s'opposèrent entre elles, les chefs militaires chan-
geaient de religion selon l'opportunité de se mettre au service de
tel ou tel monarque. En Allemagne, les troupes ravageaient les
campagnes ou assiégeaient et pillaient les villes. Des milliers de
villages allemands disparurent. À Augsbourg, la population
chuta de 80000 à 16000 habitants, la population globale de
l'Allemagne de 12 à 8 millions. Il fallut près d'un siècle et demi

121
DROIT ET RÉVOLUTION

pour que le pays se rétablisse de cette saignée et de l'appauvris-


sement que la guerre de Trente Ans lui avait infligés.
Les Paix, ou, selon un usage historiographique persistant, la
Paix de Westphalie - un ensemble de traités en conclusion de
négociations multilatérales - mit fin à la guerre. Cette Paix
reprenait quelques principes fondamentaux du compromis reli-
gieux élaborés pour l'Allemagne près d'un siècle auparavant à
Augsbourg et les transposait à toutes les grandes puissances
européennes. Ainsi, la religion du prince était reconnue comme
la religion établie sur son territoire. Cependant, dans chaque
territoire, les adhérents d'autres confessions, protestantes ou
catholiques, avaient le droit de se réunir pour assister au culte
correspondant à leur foi et d'éduquer leurs enfants selon leur
foi. Un principe de tolérance religieuse fut ainsi établi entre
luthériens, calvinistes et catholiques. Le clergé catholique ne put
plus se prévaloir de quelque privilège ou immunité dans les tri-
b unaux se cul'lers d es terntOIres
1 .. protestants 88 .
Du point de vue du droit constitutionnel des pays qui parti-
cipèrent à la Paix de Westphalie, le principe de la suprématie
royale à l'égard de l'État et de l'Église, qui avait d'abord été
revendiqué par la Révolution allemande, fut réaffirmé, sous
réserve de quelques garanties au profit des Églises non offi-
cielles. En même temps, le nouveau principe constitutionnel
d'une tolérance religieuse restreinte devint la base d'une nou-
velle conception du droit international désormais fondé sur la
souveraineté de l'État. La Paix de Westphalie comportait la
reconnaissance de la souveraineté des différents territoires alle-
mands, mais également d'autres pays européens, notamment de
l'Espagne, des Provinces-Unies, de la Suisse, de l'Autriche - des
territoires auparavant intégrés dans le Saint Empire romain.
L'Empire lui-même était maintenu en théorie, mais en fait
n'était plus qu'un fantôme, dépourvu de pouvoirs législatifs et
fiscaux, incapable de lever une armée ou de fonctionner comme
un État. Par contre, chacune des principautés, protestante ou
catholique, était désormais reconnue en droit international
comme un État souverain indépendant capable de conclure des
traités avec tous les autres États.
Le principe de souveraineté, dont l'exercice était entre les
mains du prince, de ses conseillers et des hautes autorités (Obri-
gkeit) , et dont les principaux éléments avaient été établis en

122
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Allemagne par la Paix d'Augsbourg en 1555, fut ainsi étendu - au


prix de guerres extrêmement meurtrières - à toutes les nations
européennes dans leurs relations en droit international. L'émer-
gence du système moderne des États européens souverains, où
tous sont juridiquement sur un pied d'égalité, et du système
moderne de droit international, fondé sur un accord des
volontés de ces États, est habituellement attribuée à la Paix de
Westphalie de 1648. En fait, son fondement remonte à la Paix
d'Augsbourg de 1555, par laquelle le principe de l'État souve-
rain avait déjà été établi dans l'Empire allemand, du fait qu'elle
reconnaissait le prince ou le monarque comme la source
suprême du droit, tant en matière religieuse que séculière, dans
sa principauté ou dans son royaume.

La réforme du droit

Les développements historiques relatés ci-dessus ont fait


l'objet d'une vaste littérature et sont généralement bien connus
de toute personne disposant d'un minimum de bagage culturel.
En revanche, depuis un siècle et demi, relativement peu de
publications se sont appliquées à traiter des rapports entre la
Réforme luthérienne (ou la Révolution allemande dans son
ensemble) et les modifications qu'elle a entraînées dans le
domaine du droit. Ainsi, les études historiques ne mentionnent
que rarement le fait que des changements fondamentaux furent
apportés au droit au cours du XVIe siècle, en Allemagne et
ailleurs, par des personnes dont les idées et les intérêts, tant en
matière religieuse que politique, étaient fortement influencés
par les croyances protestantes. En fait, on garde souvent
l'impression que les rapports qui avaient pu exister entre le droit
et la religion au « Moyen Âge» se sont évanouis au XVIe siècle,
non seulement en Allemagne, mais également dans les autres
pays protestants. Peu d'études ont également été consacrées à
l'énorme impact du remarquable accroissement des pouvoirs
des princes territoriaux allemands dans les domaines politiques
et religieux sur le droit allemand. Il y a ainsi une lacune dans
l'historiographie générale, qui ne prend pas suffisamment en
compte les réformes du droit allemand au XVIe siècle, mais aussi

123
DROIT ET RÉVOLUTION

une lacune dans l'historiographie du droit, qui n'établit pas suf-


fisamment le lien entre les mutations du droit allemand au
XVIe siècle et les changements, parallèlement, dans les domaines
de la religion et de la politique. Cette double lacune a engendré
de sérieux malentendus concernant ces différents aspects de la
Révolution allemande, et de là un malentendu sur la nature des
bouleversements dans leur ensemble et leur portée à long terme.
Dès le début de la Réforme luthérienne, plusieurs de ses
principaux protagonistes s'attaquèrent violemment non seule-
ment au droit traditionnel, mais au droit en général. À ce stade,
la Révolution passait par une phase apocalyptique: Luther lui-
même et d'autres réformateurs donnaient parfois l'impression
de vouloir remplacer l'Église catholique, en tant qu'institution
visible, juridique et hiérarchisée, par une communauté invisible
et égalitaire de croyants qui se maintiendrait par leur seule foi.
Au début, Luther associait fréquemment (une association qui se
fit moins fréquente par la suite) sa doctrine théologique d'un
Royaume des Cieux, où le droit était remplacé par la grâce, à
une attaque farouche contre l'ordre juridique tel qu'il prévalait
dans les principautés allemandes et dans l'Empire, ainsi que
contre les juristes en général. « La vérité et le droit sont toujours
ennemis», écrivit-il en une occasion. « Montrez-moi le juriste
qui étudie pour découvrir la vérité [... ] Non, ils n'étudient le
droit que pour le seul profit qu'ils en récolteront 89 • » Les ana-
baptistes, l'aile gauche de la Réforme, accentuèrent encore
davantage les tendances anti-juridiques du protestantisme, en
préconisant la formation de communautés qui seraient unique-
ment régies par l'enseignement de l'Évangile. Ce ne fut donc
pas seulement le droit canonique de l'Église catholique romaine
qui était critiqué, mais également le droit séculier, y compris le
droit romain savant, pourtant largement mis à jour et adapté à
son époque, et qui s'était progressivement introduit dans l'ordre
juridique des principautés, des villes et, après 1495, de
l'Empire.
Alors même que la Réforme gagnait du terrain, il apparut
toutefois du plus en plus évident qu'un rejet du droit tradition-
nel, accompagné d'un rejet de toute forme de droit, mènerait à
l'anarchie. Thomas Müntzer et d'autres leaders des soulève-
ments de masse de la paysannerie en 1524 et 1525 proclamaient
d'ailleurs un antinomisme radical aux limites de l'anarchie90 . À

124
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

ce stade, la doctrine de Luther, selon laquelle le royaume de ce


monde, régi par le droit, est établi par Dieu, bien que Dieu n'y
soit pas visible et qu'il s'agisse d'un royaume du péché, revêtit
une portée politique en permettant d'assigner une valeur posi-
tive aux institutions juridiques et aux principes du droit.
L'alliance entre la théologie luthérienne et l'autorité civile des
princes et des cités aboutit à l'élaboration d'une nouvelle philo-
sophie du droit et d'une nouvelle « méthode» ou « science» du
droit, c'est-à-dire à l'élaboration d'une nouvelle manière de sys-
tématiser le droit, mais aussi à des modifications substantielles
dans les différentes branches du droit positif.
Nous examinerons ces développements plus en détail dans les
chapitres suivants. À ce stade-ci, il suffit de résumer les princi-
pales mutations, de façon à démontrer que la réussite à long
terme de la Révolution allemande des années 1517-1555, et sa
place parmi les Grandes Révolutions de l'hisroire occidentale, se
mesurent à l'aune de la transposition des idéaux et idées fonda-
trices, ainsi que des objectifs politiques et sociaux, dans un nou-
vel ordre juridique qui s'est avéré durable.
Le lien étroit entre la théologie luthérienne et l'autorité prin-
cière s'est tout d'abord traduit en termes juridiques par de nou-
veaux principes de droit constitutionnel, tant dans le domaine
religieux que dans le domaine séculier. Dans les principautés et
les villes impériales qui passèrent au protestantisme, les princes
et les autorités municipales promulguèrent au cours des
années 1530 et 1540 toute une législation ayant pour effet de
fermer les lieux du culte catholique et de mettre fin, ou du
moins d'imposer des limites strictes, à des pratiques catholiques
traditionnelles, parmi lesquelles on évoquera le jeûne, les péni-
tences, la vénération des saints, les indulgences, les messes pour
les morts, l'aumône aux ordres mendiants, et aussi de nom-
breuses fêtes religieuses et jours fériés. En commentant cette
législation, Steven Ozment a observé que « ces ordonnances
donnent une expression juridique aux enseignements protes-
tants d'une façon tellement littérale et pieuse qu'un lecteur non
averti pourrait facilement croire qu'il s'agissait de sermons et
pamphlets évangéliques des années 152091 ».
Le prince protestant - et la haute magistrature urbaine dans
les villes devenues protestantes - n'a pas seulement succédé au
pouvoir de la hiérarchie pontificale dans les affaires ecclésias-

125
DROIT ET RÉVOLUTION

tiques, il lui a aussi succédé dans les affaires du monde laïc: le


mariage et les rapports familiaux, les délits d'ordre moral,
l'éducation, l'aide aux pauvres et bien d'autres domaines encore.
Le divorce pour cause d'adultère ou d'abandon fut introduit.
L'hérésie, le blasphème, les délits sexuels relevèrent désormais
du droit pénal séculier. Les autorités séculières promulguèrent
des lois et règlements sur le vagabondage, la mendicité, sur ce
qui constituait un comportement respectable, sur l'habillement
de luxe et autres sujets exprimant des préoccupations du même
genre. La Réforme s'attacha aussi à contrôler l'éducation: les
écoles rattachées aux cathédrales furent remplacées par des
écoles et bibliothèques publiques, tandis que les universités
furent subordonnées à l'autorité princière. La vocation chré-
tienne dont se prévalaient les autorités protestantes comportait
d'ailleurs une politique visant à assurer une éducation élémen-
taire aussi générale que possible pour les garçons et les filles, de
manière à ce que toute la population, et pas seulement les
clercs, soit en mesure de lire la Bible. Dans la foulée, la protec-
tion des veuves et des orphelins, l'organisation d'hôpitaux pour
les malades et personnes âgées, ainsi que d'autres institutions
charitables, en somme tout un ensemble de supports sociaux
qui avait été jusqu'alors sous la responsabilité des ordres monas-
tiques et d'autres institutions ecclésiastiques régies par le droit
canonique, était à présent gouverné par les autorités séculières
et le droit séculier.
La Réforme entraîna ainsi dans tous ces domaines un flot de
législation émanant des pouvoirs princiers et urbains. Ces pou-
voirs introduisirent des réformes révolutionnaires, mais nombre
de leurs dispositions étaient reprises de l'ancien droit canonique
de l'Église catholique, désormais au nom d'autorités séculières,
et furent appliquées par les tribunaux séculiers. Ce que l'on a
traditionnellement qualifié de processus de sécularisation du
droit spirituel de l'Eglise doit donc tout aussi bien être consi-
déré comme un processus de spiritualisation du droit séculier de
l'État.
La montée du pouvoir du prince et de son appareil gouver-
nemental correspondait à la phase finale de la transition entre
ce que l'on désigne en allemand par Stiindestaat (le régime poli-
tique où les « états» ou « ordres» établis occupent une position
prépondérante) et le Fürstenstaat (le régime politique dominé

126
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

par le prince ou monarque) ou Hofitaat (un terme qui souligne


l'importance, dans ce régime princier, de la cour princière ou
royale). Dans le système traditionnel développé au Moyen Âge,
les trois états ayant autorité étaient représentés par les prélats et
ecclésiastiques, la (haute) noblesse et un « tiers état» composé
de la petite noblesse, des marchands et d'autres notables bour-
geois. Les paysans, les artisans, les serviteurs et domestiques
constituaient également des « états» de la société, mais n'étaient
pas représentés en tant que tels dans les corps politiques et ne
participaient pas au « gouvernement ». Au cours du xV siècle,
en Allemagne comme dans d'autres pays d'Europe occidentale,
les autorités territoriales, les monarques, princes, ducs et
comtes, avaient progressivement accru leurs pouvoirs vis-à-vis
des états. Cependant, ils demeuraient dépendants de ces états
pour obtenir des aides et ils recrutaient une grande partie de
leurs conseillers parmi eux, en particulier parmi les membres du
haut clergé. Les princes et monarques convoquaient de temps à
autre ces états en une assemblée afin de lever des impôts ou de
légiférer. La Révolution allemande représente un tournant dans
ce développement, lorsque des fonctions importantes qui
avaient jusqu'à cette époque été exercées par les représentants
des états supérieurs, ainsi que l'essentiel de leurs pouvoirs,
furent repris par un nouveau système de gouvernement, une
administration dont les membres étaient en grande partie recru-
tés parmi des diplômés universitaires, souvent issus de couches
sociales inférieures à celles de l'ancienne classe dirigeante. Les
princes protestants, fortement enrichis grâce aux confiscations
des biens de l'Église, commencèrent à exercer leurs propres
pouvoirs fiscaux. Les assemblées de représentants des états
étaient encore convoquées, leur soutien à la politique princière
était parfois encore sollicité, mais leurs délibérations se limi-
taient souvent en une énumération de leurs doléances contre
des abus imputés aux autorités supérieures, de plus en plus fré-
quemment demeurée sans suite. La cour ou le conseil du prince
(Hofrat) et sa cour de justice (Hofgericht) avaient largement pris
la place des assemblées de notables et de leurs tribunaux pour
tous litiges à caractère patrimonial92 •
En soulignant la vocation du prince comme père du pays,
Luther avait fait de lui la source suprême du droit, mais avait en
même temps imposé des limites aux droits et imposé le devoir

127
DROIT ET RÉVOLUTION

de désobéissance civile, au cas où le prince leur ordonnerait


d'agir contre les préceptes de la morale ou de Dieu. D'un côté,
le sujet était moralement obligé de désobéir à un tel ordre, qui
représentait une perversion de l'autorité que Dieu avait accor-
dée aux princes. D'un autre côté, il n'était pas permis de résister
activement au prince, car la Bible prescrivait qu'il fallait subir la
tyrannie sans y résister. Les opinions de Luther à ce sujet
fluctuèrent selon les heurs et malheurs de la Réforme. Il se
prononça invariablement en faveur de résister aux lois mau-
vaises et impies des autorités catholiques romaines, mais il
insista souvent sur la non-résistance absolue au vrai prince chré-
tien - c'est-à-dire protestant. Sur cette question, ses partisans
eurent de profondes divergences entre eux et à différents
moments de la Réforme.
Hormis cette question épineuse de la désobéissance civile, la
théorie luthérienne et les réalités politiques auxquelles cette
théorie devait s'appliquer imposaient des restrictions impor-
tantes à l'exercice des pouvoirs, de la juridiction et de l'autorité
du prince séculier. Une première restriction résultait du fait que
le prince ne gouvernait pas seul, mais à travers ses fonction-
naires, avec lesquels il constituait l' Obrigkeit, c'est-à-dire la
haute magistrature. Comme le prince, ces grands commis
étaient subordonnés à leur vocation chrétienne de servir l'inté-
rêt public. En même temps, leur responsabilité publique élevée
leur conférait une plus grande indépendance que celle dont
jouissaient les citoyens ordinaires. De plus, comme chaque
principauté protestante allemande constituait désormais un État
souverain, les fonctionnaires pouvaient, ce qui se produisait par-
fois, quitter le service d'un prince territorial pour entrer au ser-
vice d'un autre. De même, les professeurs d'université, qui
étaient eux aussi membres de l' Obrigkeit, devaient se soumettre
davantage à la vérité qu'à leur prince. D'ailleurs, eux aussi
avaient la possibilité de quitter leur université pour répondre à
l'appel d'une autre université dans une autre principauté alle-
mande.
Aussi oppressives que pouvaient être ces diverses catégories
d'agents publics exerçant leurs fonctions sur la population en
général, ceux-ci avaient aussi un effet modérateur sur l'exercice
arbitraire des pouvoirs du prince, notamment du fait qu'ils
étaient libres de se mettre au service de princes d'autres territoires.

128
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Le pouvoir d'un prince allemand était en effet généralement


limité par l'existence même d'une confédération de fait des dif-
férentes principautés allemandes indépendantes, grâce à un haut
degré de similarité dans leurs structures politico-juridiques indi-
viduelles. Avant 1517, les différentes autorités du Saint Empire
romain étaient intégrées dans un système hiérarchique, dont
l'empereur était le sommet; cette hiérarchie comportait ensuite,
en ordre descendant, les princes territoriaux, ducs, comtes et
autres autorités territoriales, le clergé, les nobles, les bourgeois.
À l'intérieur des différentes entités politiques territoriales, ecclé-
siastiques, aristocratiques et urbaines, on rencontrait des pou-
voirs concurrents - relevant de l'Empire, de l'Église, de la
noblesse, ou d'un territoire particulier. Après 1555 cependant,
chaque prince (ou dirigeant) territorial exerçait, vis-à-vis de ses
propres sujets, un pouvoir égal à celui des autres autorités dans
leur territoire. Ces princes et dirigeants n'étaient évidemment
pas sur un pied d'égalité si l'on considère les disparités de leur
puissance ou de leurs richesses, mais chacun était néanmoins
l'autorité suprême dans son territoire. Dans les territoires luthé-
riens, chaque prince avait le devoir et le droit de prendre en
toute indépendance ses propres décisions dans le domaine de la
religion. Chacun gouvernait conformément à son propre droit
-le droit territorial particulier de la principauté (Landesrecht).
Chacun choisissait ses propres conseillers et agents, libre de
toute ingérence impériale ou pontificale. En même temps, la
compétence exclusive de chaque prince dans son propre terri-
toire devait être resyectée par tous les autres. Chaque princi-
pauté devenait un Etat souverain dans ses relations extérieures.
D'ailleurs, chacune présentait les caractéristiques d'un État
indépendant, de par sa reconnaissance comme tel par les autres
États au sein d'une confédération de fait.
En outre, la Révolution avait donné une nouvelle dimension,
définie géographiquement, à la notion de territoire (Land).
Avant 1500, le profil du pouvoir princier était déterminé par
des facteurs dynastiques: un « royaume» ou une « principauté»
était défini d'après les compétences de la maison royale ou prin-
cière; ces compétences étaient à leur tour davantage définies
selon la nature des offices exercés, y compris dans le cadre de la
féodalité, que par un territoire. Il faut attendre le XVIe siècle
pour que ces liens essentiellement personnels ou relatifs à

129
DROIT ET RÉVOLUTION

certaines charges soient remplacés par un concept de souverai-


neté territoriale93 . Une telle souveraineté était toutefois limitée
par le caractère interétatique ou fédéral des principautés alle-
mandes, en relation les unes avec les autres.
Une autre limite à l'exercice arbitraire du pouvoir du prince
était imposée par la conception de la république ou de l'État
- des termes qui, comme commonwealth en anglais, furent sou-
vent utilisés comme des équivalents pour dire une entité poli-
tique régie par le droit, un « État de droit» (Rechtsstaat). Les
autorités d'un État étaient censées poursuivre leurs objectifs
politiques conformément au droit, c'est-à-dire en agissant par
voie législative, judiciaire et administrative, et se considérer
moralement obligées de respecter les lois qu'elles avaient elles-
mêmes produites. Ce devoir de gouverner en vertu du droit se
trouvait renforcé par une philosophie luthérienne relative à la
fois au droit révélé par la Bible (exprimé en particulier dans les
Dix Commandements) et au droit naturel (correspondant aux
Dix Commandements), dont les principes avaient été confiés à
la conscience individuelle de tous par Dieu.
Le pouvoir politique suprême du prince protestant était ainsi
tempéré, en premier lieu par la coexistence de son territoire
souverain avec d'autres territoires souverains dans un contexte
politique allemand commun, et par la liberté des membres de
l'appareil gouvernemental de passer du service d'un prince pro-
testant au service d'un autre; en second lieu, par la croyance
que le droit du prince devait trouver son fondement ultime
dans le Décalogue, mais aussi par la croyance selon laquelle le
prince et son appareil gouvernemental, l' Obrigkeit, même s'ils
avaient le pouvoir légitime de modifier le droit, étaient tenus en
conscience à se conformer au droit aussi longtemps qu'ils ne
l'avaient pas modifié selon les procédures requises. En vertu de
ces principes, le prince allemand était (du moins en théorie) un
monarque constitutionnel, plutôt qu'un monarque absolu.
L'abolition des pouvoirs de l'Église catholique dans les
principautés protestantes n'affecta pas seulement le droit consti-
tutionnel allemand, mais avait aussi ouvert des brèches impor-
tantes dans le droit pénal, le droit privé et d'autres branches du
système juridique, dans la théorie et dans la science du droit. À
ce stade, il suffit de relever que les tendances vers une séculari-
sation et une systématisation globale du droit furent singulière-

130
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

ment amplifiées par les réformes de l'État et de l'Église. Dans le


domaine du droit pénal et de la procédure pénale, les premières
codifications territoriales, c'est-à-dire des codes systématiques
de l'ensemble de la matière, furent promulguées - sans doute les
premiers codes du genre pour une discipline déterminée du
droit dans l'histoire occidentale, voire de l'humanité. Dans le
droit en général, y compris le droit privé, l'unification fut réali-
sée non par des codifications au sens formel, mais par le biais
d'ouvrages doctrinaux systématiques traitant de l'ensemble du
droit dans un territoire donné, englobant aussi bien le droit
ecclésiastique que le droit séculier, le droit royal et urbain que
le droit féodal et coutumier - à nouveau, les premiers traités
juridiques du genre dans l'histoire occidentale et peut-être de
l'humanité. À l'instar des codes de droit pénal et de procédure
pénale, ces traités entendaient présenter un ensemble de prin-
cipes et de règles que les juristes savants et les juges profession-
nels des cours de justice pouvaient appliquer: il ne s'agissait
donc pas d'une législation au sens moderne du terme (c'est-à-
dire un ensemble de lois promulguées par un pouvoir législatif),
mais plutôt au sens d'un système de règles écrites contenues
dans des textes à caractère normatif. Dans le nouveau Rechts-
staat allemand, les ouvrages de la doctrine devinrent l'une des
principales source du droit, venant s'ajouter à la loi et à la cou-
tume.
La pensée luthérienne sur le droit a également joué un rôle
appréciable dans les nouvelles systématisations du droit pénal et
du droit privé. La pensée luthérienne mettait en effet l'accent
sur l'importance de règles juridiques relativement précises dans
l'agencement spécifique du droit. Cet élément de positivisme
juridique doit être mis en rapport avec la doctrine luthérienne
de la corruption de l'homme et, partant, de la nécessité de sanc-
tions contraignantes afin de prévenir tout agissement fautif.
Selon Luther, le droit naturel demeurait trop abstrait, d'où la
nécessité de lois écrites non seulement pour dissuader les délin-
quants ordinaires, mais également afin de décourager les agents
publics, et même les juges, de suivre leur inclination naturelle à
exercer leurs pouvoirs d'une manière arbitraire. En même
temps, l'importance qu'accordait la pensée luthérienne aux
principes généraux du droit comme base de l'analyse des textes
juridiques et des cas entraîna une nouvelle conception de

131
DROIT ET RÉVOLUTION

l'administration de la justice: dorénavant, la tâche primordiale


des tribunaux était d'appliquer le droit, c'est-à-dire qu'un texte
ou un cas concret doit être subordonné à un principe ou à une
règle générale appropriée par un raisonnement logique de
déduction hiérarchique - à l'encontre de la méthode scolastique
traditionnelle qui consistait à «découvrir}) le droit (comme
dans le mot allemand Rechtsfindung) par le biais de gloses et de
commentaires permettant de faire dériver les principes généraux
par une méthode inductive, à partir des résultats concrets que
l'on « trouve}) dans des textes ou décisions spécifiques.
La portée accordée à la systématisation obtenue par déduc-
tion à partir de principes généraux permettant d'atteindre des
règles et décisions spécifiques a ouvert la voie à l'exaltation du
professeur de droit. C'est dans ce contexte qu'il faut com-
prendre la pratique qui se généralisa en Allemagne au XVIe siècle
par laquelle les juges soumettaient les cas plus difficiles à un avis
préjudiciel des facultés de droit. Lorsqu'elles étaient confrontées
à une question juridique délicate, les cours princières et
urbaines, et la Chambre impériale de justice elle-même, étaient
supposées envoyer l'ensemble du dossier à une faculté de droit,
les professeurs l'étudiaient et en délibéraient entre eux, après
quoi ils émettaient un avis motivé auquel les juges devaient se
conformer. Cette institution connue sous le nom d'Aktenver-
sendung (littéralement: l'expédition du dossier) se maintint en
Allemagne jusqu'en 1878 et a exercé une influence profonde
sur le droit autant que sur le style du droit allemand. Le pro-
cédé entraînait inévitablement des délais considérables, ainsi
que - au profit des professeurs - des frais supplémentaires. Le
recours fréquent à la procédure de l'Aktenversendung s'inscrivait
dans une tendance générale visant à recadrer le droit dans une
systématisation globale qui s'exprimait tantôt par des traités
généraux, tantôt, comme en droit pénal et en procédure pénale,
par des codifications générales.
C'est ainsi qu'en plus du droit public, de la philosophie du
droit et de la méthodologie juridique, les principes fondamen-
taux du droit pénal, du droit privé et de ce que l'on peut quali-
fier de droit social furent substantiellement affectés par la
Révolution allemande. Ces changements seront traités dans les
chapitres suivants.

132
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

Quelques questions qui ne seront pas abordées

L'histoire de la philosophie du droit peut s'avérer particuliè-


rement utile pour déterminer les développements pertinents
dans l'histoire de l'impact des Révolutions allemande et anglaise
sur la tradition juridique occidentale. En Europe, au début du
XVIe siècle, et à nouveau au début du XVIIe siècle, l'époque était
mûre pour s'ouvrir à des mutations radicales qui seront relatées
dans les chapitres suivants; pour d'autres mutations, le temps
n'était pas encore venu - il convient ici simplement de les men-
tionner, sans s'y attarder.
L'un de ces changements pour lesquels l'époque n'était pas
encore prête était l'émancipation des Juifs. Dans les territoires
protestants de confession luthérienne, comme dans les
royaumes et principautés catholiques au XVIe siècle, les Juifs qui
n'étaient pas convertis au christianisme devaient résider dans
des ghettos, porter des signes distinctifs et étaient exclus de cer-
taines professions et fonctions. Ils étaient autorisés à opérer des
transactions financières. Les Juifs qui réussissaient dans ce
domaine et qui, par conséquent, étaient utiles aux princes et
aux classes dirigeantes, étaient parfois admis parmi ces classes
supérieures de la société. La plupart des autres étaient prati-
quement frappés d'ostracisme et parfois impitoyablement per-
sécutés. Un siècle plus tard, l'Angleterre calviniste se montra
plus accueillante envers les Juifs, les invitant à revenir après les
avoir expulsés cinq siècles auparavant, même s'ils y faisaient
encore l'objet d'une ségrégation et y étaient privés de droits
civils.
Un autre changement qui devait encore attendre était l'abo-
lition du crime de sorcellerie. Là aussi, les catholiques et les
protestants ont eu leur part de responsabilité. Le pape Inno-
cent VIII avait défini dans une bulle de 1490 la sorcellerie
comme une violation hérétique de la foi chrétienne par des
individus qui s'étaient livrés aux démons. C'est ainsi que des
personnes accusées de pratiques magiques furent désormais
poursuivies en tant qu'hérétiques. Aux XVIe et XVIIe siècles, les
lois répressives en matière de sorcellerie ne diffèrent guère dans
les pays catholiques et protestants. Dans l'Angleterre calviniste,

133
DROIT ET RÉVOLUTION

la pratique judiciaire fut même plus dure que dans les territoires
catholiques ou luthériens.
Surtout, l'époque n'était pas encore mûre pour réduire le
nombre et la cruauté des guerres en Europe. Quatre siècles de
foi catholique partagée par les dirigeants et peuples d'Europe
occidentale n'avaient pu empêcher les guerres toujours récur-
rentes entre les principautés catholiques. Du XIV" au xv" siècle,
la France et l'Angleterre, pourtant deux puissances catholiques,
furent impliquées dans un conflit durable pendant près d'un
siècle: la guerre de Cent Ans. L'émergence du protestantisme
provoqua une succession de guerres de religions opposant les
royaumes et principautés catholiques aux territoires protestants.
La Paix d'Augsbourg de 1555 assura pendant deux générations
une paix relative entre les nations, mais pas nécessairement,
comme l'illustre le cas de la France, à l'intérieur de ces nations.
Cette période de paix relative fut suivie pendant trente ans de
conflits presque continuels, opposant des alliances de puissances
catholiques et protestantes, avec d'énormes pertes de population
dans les deux camps. La Paix de Westphalie en 1648 constituait
un compromis religieux qui mit fin aux guerres de religions et
établit un système de droit international offrant un cadre sus-
ceptible de limiter quelque peu les guerres internationales.
Nous ne traiterons pas non plus en détail - sans que nous
puissions justifier cette omission de façon tout à fait satisfai-
sante -les développements juridiques dans les pays qui restèrent
attachés au catholicisme - comme par exemple l'Espagne, où
d'importantes transformations du droit et de la pensée juridique
eurent lieu au cours du XVIe siècle. Vers la fin du xv" siècle et au
cours des premières années du XVIe siècle, avant même que
Luther n'ait lancé ses appels à des réformes radicales, l'Espagne
connut une Réforme catholique qui permit à la monarchie de
s'emparer du contrôle presque complet de l'Église espagnole
aux dépens de la papauté. Sous le long règne conjoint de Ferdi-
nand et Isabelle - dont la politique implacable poursuivie avec
l'aide de l'Inquisition espagnole est demeurée notoire -, un
corps d'éminents juristes savants se développa; au siècle sui-
vant, cette classe de juristes élabora une nouvelle philosophie et
science du droit, dite « néo-thomiste », qui faisait en quelque
sorte le pendant de la nouvelle philosophie et science du droit
élaborée par les juristes protestants en Allemagne. Sous la

134
LA RÉVOLUTION ALLEMANDE 1517-1555

menace protestante, la Réforme espagnole, dont le nouvel ordre


des Jésuites était l'avant-garde, se transforma de plus en plus en
une Contre-Réforme anti-protestante. Il demeure que les
ouvrages juridiques des principaux juristes espagnols du
XVIe siècle étaient à tout à fait semblables aux ouvrages des
juristes protestants contemporains - de temps en temps, les uns
et les autres se citaient, en approuvant même une opinion expri-
mée par l'autre camp. Il faudrait consacrer un livre aux ressem-
blances et différences entre les ouvrages juridiques de la
« seconde scolastique» espagnole, tel que ce courant est parfois
désigné, et ceux des « premiers biblicistes» allemands, si on
peut les appeler ainsi.
CHAPITRE II

La philosophie luthérienne du droit

L'historiographie conventionnelle de la pensée juridique en


Occident méconnaît la contribution importante de la philoso-
phie luthérienne du droit au XVIe siècle. La plupart des auteurs
décrivent le XVIe siècle comme une simple transition entre ce
qu'ils appellent le Moyen Âge scolastique et les Temps
Modernes inaugurés au XVII' siècle. «Les Junstes du
XVIe siècle », nous affirme-t-on, «ont été les portiers de l'ère
moderne de la philosophie du droit », qui «dans une large
mesure, furent incapables de développer des idées originales l ».
Au mieux, ils auraient servi d'intermédiaires entre les philoso-
phies du droit «médiévales» de Thomas d'Aquin et de
Guillaume d'Ockam, d'une part, et la philosophie du droit
« moderne» de Thomas Hobbes et de John Locke, d'autre part.
Même lorsque la pensée juridique du XVIe siècle a été prise
davantage au sérieux, elle n'a guère été mise en rapport avec la
Réforme luthérienne, mais plutôt avec la pensée du droit asso-
ciée à la « Renaissance» italienne et française (un courant qui
œuvra à restaurer le sens original des textes de droit romain et à
les structurer selon des principes généraux sous-jacents), ou
alors avec un courant qualifié de « néo-thomisme », parfois de
« néo-scolastique », lequel s'efforça de raviver et de renouveler la
pensée et la méthode développées en son temps par Thomas
d'Aquin 2 • De ce fait, l'innovation et la signification de la pensée
réformatrice luthérienne pour la philosophie du droit sont

137
DROIT ET RÉVOLUTION

ignorées de la plupart des auteurs contemporains 3• En particu-


lier, la philosophie luthérienne du droit est largement demeurée
dans l'ombre de l'humanisme juridique.
La philosophie luthérienne du droit a également été négligée
en raison de la perspective excessivement étroite dans laquelle la
pensée luthérienne en général a été traitée. Plusieurs juristes ont
restreint leurs analyses aux seuls écrits de Luther, où ils n'ont
finalement trouvé que quelques rudiments d'une théorie du
droit sans aucune structure d'ensemble. En suivant cette
approche, ils ont omis de prendre en considération les exposés
systématiques des doctrines luthériennes dans les nombreuses
confessions, catéchismes et professions de foi rédigées en Alle-
magne au XVIe siècle, ainsi que dans les volumineux écrits de
Philipp Melanchthon et d'autres théologiens et auteurs sur les
questions d'éthique importants, ou encore dans les traités juri-
diques de Johann Apel, Konrad Lagus, Johann Oldendorp et
d'autres juristes luthériens de premier plan.
L'une des principales raisons de cette désaffection pour la
pensée juridique luthérienne a été le préjugé selon lequel la
Réforme s'était limitée aux affaires religieuses. Du fait que,
selon Luther et ses collègues, le droit relevait du domaine
séculier sous l'autorité du pouvoir civil, de nombreux auteurs
ont été induits en erreur en supposant que dans cet ordre
d'idées, le droit et la religion n'avaient plus de rapports entre
eux, et, de plus, que leurs nouvelles croyances et doctrines
n'étaient applicables qu'à la religion. Ce point de vue a été
vigoureusement défendu par l'éminent historien et théologien
allemand Ernst Troeltsch (1865-1923), d'après lequel le pro-
testantisme n'avait entraîné aucun changement substantiel
dans « la théorie du droit [ ... ] ou quant aux aspects formels
du droit - sur tous les points essentiels, il perpétua les modes
médiévaux4 ». Partant de cette hypothèse, on en arrive facile-
ment à la conclusion que toutes les contributions des auteurs
luthériens à la philosophie du droit étaient vouées à ne présen-
ter aucune originalité, et à demeurer éclectiques et superfi-
cielles, n'offrant guère plus qu'un ensemble de lieux communs
empruntés à Cicéron, à la patristique et à l'héritage catho-
lique. En fait, rien n'est plus faux: les idées luthériennes sur
le rapport entre le royaume de ce monde et le Royaume des
Cieux, entre le droit et la foi, fut à la source non seulement

138
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

d'une nouvelle théologie, mais également d'une nouvelle


science politique et d'une nouvelle philosophie du droit.
Enfin, quelques auteurs se sont bornés à la question de savoir
s'il fallait ranger la philosophie luthérienne du droit dans
l'École du droit naturel ou dans l'École positiviste du droit. Ils
ont cherché des éléments de réponse en ces termes, selon des
hypothèses de travail à la mode, que ce soit à propos de la
nature des règles de droit, des sources de droits subjectifs posi-
tifs, de la définition d'un système juridique, des rapportS entre
le droit et la politique, et ainsi de suite. Toutefois, ces catégories
et interrogations propres à la pensée juridique contemporaine
n'affectent pas des pans entiers de la philosophie luthérienne du
droit.
Cependant, les réformateurs luthériens maniaient bel et
bien leur propre philosophie du droit, enracinée dans leurs
croyances théologiques et politiques fondamentales. Cette phi-
losophie du droit exerça une grande influence au-delà même
de l'Allemagne dans plusieurs pays européens, et ensuite en
Amérique et ailleurs.
La structure fondamentale de la philosophie du droit en
Occident avait été établie au cours et à l'issue du bouleverse-
ment révolutionnaire à la fin du XIe siècle et au début du siècle
suivants. À cette époque, et pour la première fois, de grands
savants du nouveau système de droit canonique et du droit
romain, redécouvert et re-systématisé, avaient entrepris de for-
muler un ensemble cohérent de principes sur la nature et la
finalité du droit, les sources du droit, les diverses sortes de droit,
et sur les rapports entre le droit, la justice et l'ordre. Ils s'inspi-
rèrent évidemment des œuvres de Platon et d'Aristote, des
auteurs grecs et romains de la pensée stoïcienne, ainsi que des
écrits des Pères de l'Église et de théologiens postérieurs. Aucun
de leurs prédécesseurs ne s'était toutefois engagé de telle façon à
envisager la philosophie du droit comme un corps de pensée
spécifique, distinct (sans pour autant être coupé) de la philoso-
phie morale et de la théologie.
Ce ne fut pas seulement la structure fondamentale, mais aussi
quelques-uns des postulats de base de la philosophie du droit
occidentale qui furent pour la première fois développés aux XIIe
et XIIIe siècles. Les juristes de cette époque enseignaient que la
légitimité du droit des hommes, qui comprenait à la fois les

139
DROIT ET RÉVOLUTION

coutumes et la législation, découlait du droit naturel, dans


lequel ils voyaient un reflet du droit divin. Le droit naturel était
pensé comme étant immédiatement accessible à la raison
humaine. Le droit divin était révélé à la raison humaine par le
biais des textes sacrés et des traditions de l'Église. En même
temps, ces juristes reconnaissaient que l'égoïsme des hommes,
leur orgueil et leur soif de pouvoir sont à la source de lois
injustes, contraires au droit naturel et au droit divin. Ainsi, le
droit des hommes, bien que constituant une réponse à la
volonté divine, était également conçu comme le produit d'une
volonté humaine déficiente, susceptible d'être corrigée - une
correction nécessaire - par la raison humaine. La raison
humaine, estimait-on, coïncidait avec le droit naturel et le droit
divin, en postulant que les délits doivent être punis, que les
contrats doivent être exécutés, que des rapports de confiance
doivent être protégés, que les individus mis en accusation doi-
vent avoir le droit d'être entendus afin de pouvoir se défendre,
et, en somme, que les règles de droit et les procédures doivent
correspondre aux exigences de la justice.
Dans l'ensemble, ces postulats (et d'autres) propres à la phi-
losophie du droit en Occident, qui avaient été d'abord formulés
par des juristes et théologiens catholiques romains des xn e et
XIIIe siècles, ont survécu dans l'œuvre des Réformateurs luthé-
riens. C'est pourquoi la philosophie luthérienne du droit doit
avant tout être envisagée dans sa continuité par rapport aux
enseignements catholiques romains. L'attaque luthérienne
contre la philosophie scolastique du droit provenait de l'inté-
rieur même d'une tradition antérieurement établie par les
juristes dits scolastiques.
Cependant, les Réformateurs luthériens ont introduit des
changements révolutionnaires dans cette tradition. Afin d'ana-
lyser ces changements, je me baserai sur les écrits des deux
personnalités dont on peut dire qu'elles ont fondé la philoso-
phie luthérienne du droit: Luther lui-même et son disciple
Philipp Melanchthon, ainsi que de Johann Oldendorp,
lequel a plus amplement élaboré cette philosophie du droit.
Ces trois figures avaient tous étudié la théologie, la philoso-
phie et le droit; parmi ces trois, Luther était toutefois davan-
tage le théologien, Melanchthon le philosophe et Oldendorp
le juriste. Malgré leurs différences, ils partageaient le même

140
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

profil fondamental, théologique, philosophique et juridique.


L'exposé sommaire qui suit s'efforce de mettre en évidence ce
qu'ils avaient en commun.

La philosophie du droit de Luther

Tout au long de sa carrière, Luther s'intéressa activement aux


questions de philosophie du droit et de pensée politique, même
s'il n'y consacra pas d'ouvrages systématiques. Lorsqu'il fut
immatriculé à l'université d'Erfurt en 1501, son père lui offrit
un livre de droit romain en l'encourageant à poursuivre des
études de droit. De fait, après avoir suivi l'enseignement prépa-
ratoire en philosophie, en théologie et en droit canonique, et
après qu'il eut obtenu la maîtrise en 1505, il s'inscrivit au pro-
gramme du doctorat en droit civil [c'est-à-dire en droit
romain]. Il quitta l'université deux mois plus tard, mais pour-
suivit néanmoins l'étude du droit canonique au monastère des
Augustiniens à Erfurt. En 1510, il se rendit à la Curie pontifi-
cale à Rome afin d'y représenter le chapitre d'Erfurt dans un
litige interne de l'ordre des Augustiniens. Après qu'il a rejoint
en 1511 la faculté de théologie à l'université nouvellement fon-
dée à Wittemberg, il se lia d'amitié avec deux collègues de la
faculté de droit, Jerome Schürpf et Johann Apel, tous deux
juristes allemands de premier rang à cette époqué.
Au fil de sa révolte contre Rome durant les années 1517-1522,
Luther fut en mesure de bâtir un argumentaire à partir de ses
nouvelles conceptions théologiques et de ses vastes connaissances
en droit canonique. Dans ses Quatre-Vingt-Quinze Thèses de
1517, tout comme dans les polémiques et débats ultérieurs dans
lesquels il fut impliqué, il se référa à toute une série d'abus et
d'injustices qui marquaient non seulement les pratiques confes-
sionnelles de l'Église, mais également le droit canonique. Il
dénonça aussi ce qu'il appelait le « fondement fallacieux en
droit» de l'autorité pontificale et la « myriade» d'incohérences
entre les « pratiques et préceptes divins» des Écritures et les « tra-
ditions et droits humains» de l'Église catholique romaine7 •
Au cours des deux décennies suivantes, il s'attela à rédiger
plusieurs commentaires savants et des sermons sur l'Ancien

141
DROIT ET RÉVOLUTION

Testament, et il consacra une partie substantielle de son célèbre


catéchisme à l'exégèse des Dix Commandements. Son exégèse
déjà fort dense d'autres passages de la Bible était émaillée de
références au droit romain et au droit canonique, parfois cités
in extenso. Il donna des cours publics et publia des traités de
doctrine sur différentes questions relevant du droit et de la
morale, concernant le mariage, les délits, l'usure, la propriété, le
commerce, l'assistance sociale. Il rédigea une législation étendue
en matière d'aide aux indigents et d'écoles publiques. Il approu-
vait avec enthousiasme les efforts des juristes humanistes visant
à reconstituer les textes de l'ancien droit romain et à réformer
les études de droit dans les universités allemandes. Il entretenait
une correspondance régulière avec des juristes partout en
Europe8 •
A partir de sa théologie, Luther déduisait le devoir des chré-
tiens d'accepter les Dix Commandements en tant que droit
divin applicable non seulement directement dans la vie quoti-
dienne des individus à titre privé, mais encore à travers les lois
des autorités civiles qui en découlaient, c'est-à-dire dans la vie
politique. Selon Luther, le pouvoir civil détient son autorité de
Dieu et s'exerce en son nom dans le toyaume de ce monde. Le
droit de ce pouvoir doit par conséquent respecter et refléter le
droit divin. Le titulaire du pouvoir civil ne saurait gouverner de
manière arbitraire. Pour Luther, ces principes de justice s'expri-
maient avec perfection dans le Décalogue, qu'il envisageait
comme un résumé du droit naturel, et qui était dès lors acces-
sible aussi bien aux chrétiens qu'aux païens9• Il reconnaissait
également une expression de la justice, quoique moins parfaite,
dans le droit romain, qui incarnait selon lui la raison humaine
- une raison implantée par Dieu, mais corrompue par les
péchés de l'homme lO •
« L'ordre politique et l'économie, écrivait Luther, sont sou-
mis à la raison. Dans ces domaines, c'est la raison qui prime, et
c'est là que l'on trouve le droit civil et la justice civile 1 • » Cette
raison ne se retrouve pas seulement dans les textes chrétiens:
« Les livres des païens, écrivait-il encore, enseignent la vertu, le
droit, la sagesse dans la vie temporelle, tout comme les Écritures
enseignent la foi et les bonnes œuvres dans la perspective de la
vie éternelle au ciel. » Homère, Platon, Démosthène, Virgile,
Cicéron et Ulpien, affirmait-il, avaient été « des apôtres, des

142
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

prophètes, des théologiens, des prêcheurs s'adressant aux pou-


voirs de ce monde 12 ».
L'approche luthérienne du droit n'était toutefois pas la même
que celle de ses prédécesseurs catholiques quant aux fondements
philosophiques et théologiques. Selon la doctrine catholique
prédominante, la conscience était en quelque sorte la bonne à
tout faire de la raison. Cette doctrine avait opéré une distinc-
tion entre une faculté d'appréhension, appelée synderesis, et une
faculté d'application, qualifiée de conscientia. Un individu
rationnel était censé faire usage de sa synderesis afin d'appré-
hender et de comprendre les principes et préceptes du droit
naturel. Il fait usage de sa conscience afin d'appliquer ces prin-
cipes et préceptes à des situations pratiques et concrètes. Ainsi,
par exemple, c'est par l'exercice de la synderesis qu'une personne
appréhende et comprend le principe d'amour du prochain;
c'est par l'exercice de la conscience qu'il associe ce principe à la
pratique d'aider les pauvres et indigents et de tenir ses engage-
ments. Pour les auteurs scolastiques, la raison était une faculté
cognitive ou intellectuelle supérieure, alors que la conscience
était davantage une technique pratique ou un savoir-faire
inférieur 13 • Luther, par contre, subordonnait la raison à la
conscience. Selon lui, la conscience n'est pas simplement la
capacité technique d'appliquer les principes rationnels du droit
naturel et de la connaissance. La conscience est davantage le
« support du rapport entre l'homme et Dieu », la « racine reli-
gieuse de l'homme» qui donne forme à toutes les activités de sa
vie et les régit, incluant aussi bien son appréhension rationnelle
que son application du droit naturel 14• « Lorsque la conscience
d'un homme a chuté, pensait Luther, sa raison sera inévitable-
ment obscurcie, déformée et défectueuse.» Mais lorsque sa
conscience est rachetée, « son appréhension rationnelle s'en
trouvera renforcée 15 ». Luther ne niait pas que tout individu
dispose de la faculté rationnelle de distinguer le bien du mal.
Pourtant, il se démarquait de la pensée scolastique catholique
en affirmant que cette faculté est indépendante de la
conscience, et lui est même supérieure. Dans la théologie luthé-
rienne, la conscience découle directement de la foi; non seule-
ment elle met en pratique les principes du droit divin et du
droit naturel dans des situations concrètes, mais elle constitue

143
DROIT ET RÉVOLUTION

également une source et une réalisation de notre entendement


de ces principes.
Ni l'entendement, ni la mise en pratique de ces principes ne
nous rapprochent pour autant du salut. Dans sa perspective
théologique, la conception luthérienne du droit se différenciait
de celle des auteurs scolastiques catholiques du fait qu'il esti-
mait que non seulement le droit de la cité, mais également le
droit naturel et le droit divin avaient été établis par Dieu uni-
quement pour le royaume de ce monde, et non pour le
Royaume des Cieux. Pour Luther, le droit n'appartenait pas à la
réalité objective de Dieu lui-même, et il ne croyait pas non plus
que le droit avait été établi par Dieu pour offrir aux hommes
une voie menant à une union avec Lui. Une telle union dépen-
dait uniquement de la foi (sola fide), et son contenu était exclu-
sivement révélé dans la Bible (sola scriptura). Dans la théologie
luthérienne, tout droit, y compris les Dix Commandements, a
été établi par Dieu pour l'homme-pécheur, l'homme déchu,
afin de l'aider à accomplir sa vocation. Le respect du droit ne le
sauvait pas de son état de pêché, pas plus qu'il ne le rendait
acceptable aux yeux de Dieu!6.

Les usages du droit

Dès l'instant où l'on admet que le salut ne peut s'obtenir par


« lesœuvres de la loi », la question se pose: pourquoi Dieu a-t-
il donc établi le droit? Quels sont alors, du point de vue de
Dieu, les « usages» de la loi!7 ? Cette interrogation est fonda-
mentalement différente de celle des théologiens catholiques
antérieurs, pour lesquels l'obéissance à la loi morale était située,
avec la foi, dans le domaine de la justification divine. Dans
l'esprit du théologien scolastique, parler des « usages» de la loi
eût été équivalent à parler des « usages» de la foi, voire des
usages de Dieu.
Luther avança deux « usages de la loi» (usus legis) et en
approuva un troisième. L'un de ces usages consiste à prévenir
un mauvais comportement par la menace d'une peine. C'est ce
qu'il appelait l'usage « civil» ou « politique» de la loi. Selon
Luther, Dieu veut que même les pécheurs observent la loi

144
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

morale (c'est-à-dire qu'ils honorent leurs parents, qu'ils s'abs-


tiennent de tuer et de voler, qu'ils respectent leurs vœux de
mariage, qu'ils témoignent de la vérité, et ainsi de suite), de
sorte qu'« un certain degré d'ordre, d'entente et de concorde
pUlsse etre mamtenu en ce mond e».
• A ' 18 L'h omme d'ech u n ' est
pas naturellement enclin à respecter ces commandements, mais
il peut être incité à s'y conformer par la peur d'être puni - qu'il
s'agisse d'une punition divine ou humaine. Ce « premier usage»
de la loi s'applique aussi bien aux Dix Commandements qu'aux
· CIVI
1OIS "1es qUl. en d'ecou1ent 19 .
Cet usage civil de la loi chez Luther a contribué à fonder les
théories modernes du positivisme juridique. Luther écrivait
qu'« une règle civile stricte et sévère est nécessaire dans ce
monde, si l'on veut éviter que le monde périsse, que la paix
s'évanouisse, que le commerce et l'intérêt public soient
anéantis 20 ». Il soulignait combien il était important qu'afin de
préserver l'ordre, il y ait des règles précises permettant non seu-
lement de dissuader les délinquants, mais aussi de retenir les
autorités - y compris les juges - de suivre leur penchant naturel
à exercer leur pouvoir de manière arbitraire. En raison du carac-
tère trop général du droit naturel, les lois écrites sont selon
Luther d'autant plus nécessaires à une époque dépravée21 • Ainsi,
la philosophie luthérienne du droit a été une source importante
de la définition moderne, en termes positivistes, du droit en
tant que volonté de l'État s'exprimant par des règles et renforcée
par des sanctions coercitives.
Cependant, contrastant avec la théorie positiviste du droit du
e
XIX siècle, la philosophie luthérienne du droit supposait que
l'État, sa volonté, ses règles et ses sanctions fussent établis par
Dieu et qu'en plus de leur usage « civil », ils eussent également
une autre fonction, plus fondamentale encore: un « usage théo-
logique». Le droit divin et le droit naturel, ainsi que le droit
civil qui en est dérivé, doivent permettre aux individus de
prendre conscience de leur devoir de se donner entièrement à
Dieu et à leur prochain, mais aussi, et en même temps, de leur
incapacité radicale - du moins, sans le secours divin - à remplir
ce devoir. Par le droit, l'homme est ainsi amené à rechercher
Dieu. Sur ce point, Luther se fondait sur les paroles de saint
Paul expliquant la signification des Dix Commandements pour

145
DROIT ET RÉVOLUTION

les chrétiens: il s'agissait de les rendre conscients de leur état


intrinsèque de péché et de les inciter au repentir 22 •
Luther reconnaissait encore un troisième usage de la loi, que
l'on désigne comme son « usage pédagogique », c'est-à-dire
visant à éduquer les fidèles - ceux qui se sont déjà repentis et
qu'il n'est pas nécessaire de contraindre à obéir - en les instrui-
sant de ce que Dieu attend d'eux, et ainsi à les guider vers la
vertu. Luther n'élabora pas sa pensée sur ce troisième usage 23 ,
mais il approuva sans réserve les confessions de foi et traités qui
l'exposaient24 • La tâche incomba à Philipp Melanchthon, son
collègue et ami, de développer systématiquement la doctrine du
triple usage de la loi selon les termes de la théologie et de la
théorie du droit.

La philosophie du droit
de Philipp Melanchthon

Il a été dit que Luther aurait enseigné la justice de Dieu,


alors que Melanchthon aurait enseigné la justice de la société.
La doctrine de Melanchthon sur la justice sociale mériterait
d'être reconnue au même titre que celles d'Aristote, de
Thomas d'Aquin, de Leibniz et de l'École scientifique alle-
mande du droit au XIXe siècle 25 . Wilhem Dilthey présente
Melanchthon comme « l'architecte de l'éthique de la
Réforme» et « le plus grand génie didactique du XVIe siècle,
[qui] libéra les sciences philosophiques de la casuistique de la
pensée scolastique [... ] Un nouveau souffle vital émana de son
œuvre 26 . » De fait, Melanchthon fut parfois nommé, en son
temps, « professeur de l'Allemagne» (praeceptor Germaniae) 27.
Ses enseignements sur la justice sociale et l'éthique allaient de
pair avec une nouvelle théorie du droit naturel et du droit
positif destinée à remplacer les théories thomiste et catho-
liques dans les territoires européens où le luthéranisme
s'imposa.
Né en 1497, orphelin à dix ans, Philipp Melanchthon fut
un enfant prodige. Il obtint le baccalauréat à l'université
d'Heidelberg à l'âge de quatorze ans, la maîtrise à l'université de
Tübingen à dix-sept ans. Ensuite, de 1514 à 1518, il travailla

146
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

en tant qu'éditeur chez un imprimeur, prépara ses propres tra-


ductions de poésie grecque et rédigea un important manuel de
grammaire : les Rudiments de la langue grecque.
En 1518, à vingt et un ans, Melanchthon fut sollicité à
accepter la première chaire de grec à l'université de Wittemberg.
Dans sa brillante leçon inaugurale, sur « L'amélioration de
l'éducation», il encouragea ses collègues à abandonner « les
imprécations arides et barbares des scolastiques» et à revenir à
l"etude d lc·
es sources asslques et ch'· 28 C e programme
retlennes.
iconoclaste reçut l'approbation de Luther, qui se trouvait dans
l'assistance. Luther, à ce moment âgé de trente-cinq ans, prit la
défense de son jeune collègue et devint l'un de ses meilleurs
amis et un soutien constant.
Inspiré par Luther, Melanchthon rejoignit la cause de la
Réforme protestante allemande. Durant sa première année à
Wittemberg, il étudia la théologie tout en enseignant le grec et
la rhétorique. Début 1519, il obtint le baccalauréat en théologie
et devint rapidement un excellent professeur dans cette disci-
pline: près de 600 étudiants suivirent ses cours. En même
temps, il se manifesta comme un avocat éloquent de la théolo-
gie luthérienne. Au cours des années 1519 et 1520, il rédigea
plusieurs apologies savantes dans lesquelles il défendit Luther
contre ses adversaires catholiques, ainsi que quelques brefs pam-
phlets théologiques populaires. En 1521, il publia ses fameux
Loci communes rerum theologicarum (<< Les lieux communs de
questions théologiques »), le premier traité systématique de
théologie protestante29 •
Au cours des années 1520 et 1530, Melanchthon joua un
rôle clé dans les polémiques opposant les réformateurs luthé-
riens aux catholiques et aux protestants radicaux. Il rédigea la
principale déclaration théologique luthérienne, la Confession
d'Augsbourg (1530) et son Apologie (1531) ; il contribua égale-
ment à la rédaction d'un autre texte fondamental et représenta-
tif de la doctrine luthérienne, les Articles de la Ligue de
Schmalkalden (1537). Il travailla à q uelq ues catéchismes et
livres d'instruction luthériens et publia plus d'une douzaine de
commentaires sur des livres de la Bible et d'anciennes profes-
sions de foi chrétienne, ainsi que plusieurs éditions revues et
augmentées de ses Loci communes (1535, 1543, 1555, 1559).

147
DROIT ET RÉVOLUTION

Les écrits théologiques de Melanchthon étaient moins


acerbes que ceux de Luther, et plus systématiques et logiques
dans leur agencement. Sur le fond, la différence n'était pas très
grande30 • Plus tard, des accents différents dans leurs œuvres res-
pectives fournirent des arguments à leurs successeurs qui se divi-
sèrent en deux camps antagonistes. Mais de leur temps, Luther
et Melanchthon ne s'opposèrent jamais sur quelque question
importante de théologie, de philosophie morale, de politique ou
de droit31 • Quoique Melanchthon s'inspira librement de
l'ensemble de la tradition de la philosophie du droit en Occi-
dent, et particulièrement des sources classiques gréco-romaines,
il reformula et révisa cette tradition selon une nouvelle
approche, qui la conciliait avec les doctrines luthériennes, la
subordonnant ainsi aux thèses fondamentales: les deux
royaumes, la déchéance totale de l'homme, la justification par la
seule foi, l'Écriture comme seule source de la Révélation divine,
la vocation chrétienne, le sacerdoce de tous les fidèles 32 •
Melanchthon a beaucoup écrit sur la philosophie du droit,
principalement dans le contexte de la philosophie morale et
politique. À l'université, il enseigna notamment le droit romain
et plusieurs de ses ouvrages traitent des fondements théolo-
giques et philosophiques des institutions juridiques. Il fut égale-
ment associé à la rédaction de quelques législations urbaines et
territoriales, et il fut souvent sollicité pour donner des consulta-
tions sur des questions complexes de droit, de politique ou de
morale. À partir du luthéranisme, il développa systématique-
ment une philosophie du droit, qui se résume en trois
rubriques: 1° les rapports entre le droit naturel et le droit divin
(le Décalogue) ; 2° l'application du droit naturel dans la société
civile; 3° les rapports entre le droit naturel et le droit positif33.

Les rapports entre le droit naturel et le droit divin


Melanchthon ne se démarqua que sur quelques points
mineurs de la doctrine catholique traditionnelle selon laquelle
certains principes de morale sont inscrits dans les cœurs de tous
les hommes; ceux-ci doivent les observer dans leurs rapports
entre eux et ces principes sont intelligibles à la raison humaine.
Comme ses prédécesseurs et contemporains catholiques
romains, il appelait ces principes moraux loi naturelle (lex natu-

148
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

rae) ou droit naturel (ius naturae). Tout comme eux, il postulait


que Dieu avait accordé la raison à l'homme en partie pour dis-
cerner et appliquer cette loi naturelle.
Cependant, Melanchthon présenta une théorie radicalement
originale de l'ontologie du droit naturel, en identifiant ses ori-
gines dans la nature essentielle de l'homme34 . En élaborant la
théorie des deux royaumes, il soutenait que Dieu avait instillé
dans tous les hommes certains « éléments de connaissance»
(notitiae) , qui sont une lumière venue d'en haut, une « lumière
naturelle» sans laquelle nous ne pourrions trouver notre che-
. 35 C .. comprennent non
mm en ce royaume terrestre. es notrtrae
seulement des notions de logique - comme, par exemple, le
principe selon lequel l'ensemble est plus grand que chacune de
ses parties, ou que, soit une chose existe, soit elle n'existe pas -
, mais aussi des notions de morale - comme, par exemple, la
notion que Dieu est bon, que les offenses portant préjudice à la
société doivent être punies, ou que les engagements doivent être
tenus 36 •
Selon Melanchthon, ces notions morales innées constituent
« des faits de la nature [humaine] » qui correspondent aux ;ré-
misses, et non à l'objet, d'une recherche rationnelle3 . Il
n'appartient donc pas au pouvoir de la raison humaine de prou-
ver qu'elles existent ou non. Cette approche était très différente
de la tradition catholique scolastique, selon laquelle la raison
humaine peut prouver des propositions d'ordre moral qui sont
conformes à la Révélation divine 38 • D'autre part, Melanchthon
rejetait la doctrine scolastique qui s'y rapportait, selon laquelle
l'acceptation universelle d'un principe de justice était la preuve
de sa rationalité: ainsi, il refusait d'inclure automatiquement le
droit universel des nations (ius gentium) dans la catégorie du
droit naturel39 .
Du fait que la raison humaine a été corrompue par le péché
originel, Melanchthon estimait qu'elle était incapable non seu-
lement de prouver l'existence de certaines notions morales fon-
damentales et innées, mais même de les comprendre ou de les
appliquer sans les déformeéo. Sans doute, les auteurs scolas-
tiques avaient également reconnu que la raison pouvait s'avérer
altérée par l'égoïsme, mais ils ne croyaient pas que c'était inévi-
table. Au contraire, Melanchthon, comme Luther, pensait que
la raison humaine non seulement peut être corrompue, mais

149
DROIT ET RÉVOLUTION

qu'elle l'est immanquablement par la tendance intrinsèque de


l'homme à accumuler des biens et du pouvoir41.
Cette forte insistance de Melanchthon à soutenir les limites
de la raison humaine aboutit à un paradoxe dans sa doctrine du
droit naturel. D'une part, il affirmait que « la loi naturelle est la
loi divine qui concerne les vertus intelligibles à la raison42 » ;
d'autre part, il estimait que « dans cet état affaibli de l'état de
nature», la raison humaine est « obscurcie », partant « la loi
naturelle est déformée [... ] et immanquablement comprise de
travers 43 ». Pour résoudre ce paradoxe, il lui fallait subordonner
le droit naturel qui est compréhensible, mais en même temps
déformé par la raison humaine, à la loi biblique telle qu'elle est
révélée à la foi 44 • La loi biblique (pour laquelle Melanchthon
utilisait aussi le terme de « loi divine») reprend et illumine la
loi naturellé 5• Cette loi biblique est résumée dans les Dix Com-
mandements, dont les deux « tables» exprimaient (selon une
division suivie par Melanchthon, mais qui correspondait à celle
de saint Augustin, des scolastiques et des premiers auteurs
luthériens) dans un premier volet les trois Eremiers commande-
ments, et dans le second les sept suivants 6. Les trois premiers
commandements - croire en un seul Dieu, s'abstenir des
images, de tout blasphème et de respecter le jour du Seigneur-
correspondent à la nécessité pour l'homme de s'unir à Dieu. Les
sept autres commandements - honorer les supérieurs, maintenir
la vie, protéger la famille, respecter la propriété, sauvegarder la
vérité, éviter l'envie et la concupiscence - correspondent à la
nécessité pour les hommes de constituer une communauté les
uns avec les autres.
En poursuivant la pensée luthérienne, Melanchthon trans-
forma ainsi la tradition occidentale de la philosophie morale et
de la philosophie du droit en prenant la Bible plutôt que la rai-
son, et spécifiquement les Dix Commandements, comme le
fondement et la récapitulation du droit naturel. Sans doute,
quelques auteurs catholiques antérieurs, en particulier au
xv" siècle, avaient également abondamment commenté et inter-
prété les Dix Commandements. Ils avaient également affirmé
que « l'ancienne Loi [c'est-à-dire les Dix Commandements]
exprime clairement les obligations qu'impose le droit
naturel47 ». Néanmoins, la plupart des auteurs catholiques
s'étaient fondés sur les Dix Commandements, non dans le but

150
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

de développer un droit naturel applicable au for externe de la


vie civile, mais pour développer une loi morale applicable au for
interne de la vie spirituelle. De ce fait, dans la tradition catho-
lique, les Dix Commandements étaient principalement traités
dans des ouvrages tels que les manuels de confession, ou consa-
crés au for interne et à la pénitence, mais ils étaient absents dans
la littérature juridiqué8 • En revanche, pour Melanchthon, les
Dix Commandements constituaient à la fois la source ultime et
une version concentrée du droit naturel et, par conséquent, un
modèle pour le droit positif que les gouvernants de ce monde
sont appelés à promulguer.
Cette approche représentait une nouvelle manière de conci-
lier la foi et la raison. Contrairement à la pensée catholique tra-
ditionnelle, Melanchthon affirmait que la raison humaine ne
peut reconnaître la loi divine et naturelle qu'à condition d'être
guidée par la foi. Du même coup, il réunissait la loi divine et la
loi naturelle, qu'il identifiait l'une et l'autre au Décalogue. De
cette manière, il réagençait la doctrine traditionnelle du droit
naturel en l'intégrant entièrement dans la Bible, et il réinterpré-
tait la Bible de telle sorte qu'elle incorporait désormais la doc-
trine traditionnelle du droit naturel.
La théorie des deux royaumes est essentielle pour com-
prendre la théorie développée par Melanchthon sur les Dix
Commandements. Dans son approche, les trois (ou, selon une
computation ultérieure, les quatre) premiers commandements
concernent le rapport direct entre l'individu et Dieu, c'est-à-
dire au Royaume des Cieux. Les sept (ou six) derniers comman-
dements se rapportent à la société civile, ou à la communauté
des hommes, c'est-à-dire au royaume de ce monde. Ce n'était
qu'en acceptant par la force de la foi la première table du Déca-
logue que les hommes étaient susceptibles, par la raison, d'éta-
blir une morale, partant aussi un droit, fondés sur la seconde
tablé 9 .

L'application de la loi naturelle dans la société civile


À l'instar de Luther, Melanchthon ne croyait pas que dans le
« drame» de la foi et de la grâce, c'est-à-dire dans le Royaume
des Cieux, le droit joue quelque rôle utile 50 • « Dès lors, écrivait-
il, il est légitime de s'interroger: à quoi le droit est-il utile 5! ? »

151
DROIT ET RÉVOLUTION

Dans ce contexte, il entendait par « droit» aussi bien le droit


naturel incorporé dans les Dix Commandements que le droit
positif qui en est le reflet. Sa réponse, comme celle de Luther,
consistait à reconnaître des applications importantes du droit
naturel et du droit positif dans le royaume sur terre, pour les
chrétiens comme pour les non-chrétiens.
Melanchthon développa systématiquement les applications
« civiles» et « théologiques» du droit que Luther avait esquis-
sées. La première application consiste à contraindre les gens, par
la menace d'une peine, à éviter le mal et à accomplir le bien 52 .
Quoiqu'une telle « moralité extérieure [... ] ne puisse justifier
une personne à l' é~ard de Dieu, pensait Melanchthon, cela plaît
néanmoins à Dieu 3» du fait qu'un tel comportement permet à
tous, quelle que soit leur religion, de coexister paisiblement
dans le royaume sur terre que Dieu a créé 54 , et qu'il permet aux
chrétiens d'accomplir la vocation qu'ils ont reçue de Dieu, et
55
« à Dieu d'unir à Lui une Église parmi les hommes ».
La seconde application du droit, pour Melanchthon comme
pour Luther, consiste à permettre aux gens de prendre
conscience de leur incapacité d'éviter le mal et d'accomplir le
bien par leur seule volonté et raison, sans coercition 56 . Cette
prise de conscience était selon Melanchthon une condition pré-
alable pour rechercher l'aide de Dieu et accéder à la foi dans la
grâce de Dieu57 •
Melanchthon compléta cette doctrine par une troisième
application du droit, qualifiée de «pédagogique» ou « éduca-
tive », qui consistait à instruire les fidèles eux-mêmes, les justes,
« ces saints qui sont à présent des croyants, qui sont nés à nou-
veau à travers la parole de Dieu et le Saint-Esprit ». Eux aussi,
d'après Melanchthon, avaient besoin du droit « afin qu'ils
sachent quelles œuvres plaisent à Dieu 58 ». Ce troisième usage
du droit n'avait pas été énoncé par Luther, mais Melanchthon
le développait en se fondant sur la doctrine luthérienne qui
enseignait que le chrétien croyant, s'il peut être sauvé, n'en est
pas pour autant parfait. Il est en même temps un saint et un
pécheur, un citoyen du Royaume des Cieux et du royaume de
ce monde59 • Aussi, même les plus grands saints, insistait
Melanchthon, doivent être instruits par la loi naturelle, « car ils
portent en eux [... ] la faiblesse et le péché », même si leur péché
« ne leur est pas imputé », et bien qu' « ils soient encore en par-

152
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

tie ignorants de la volonté de Dieu et de son dessein sur leur


. 60
Vle ».
En soulignant l'importance de l'application pédagogique du
droit, Melanchthon rapprochait le Royaume des Cieux du
royaume terrestre, sans toutefois aboutir à une interdépendance
complète. La loi qui avait été révélée sur le mont Sinaï et que
Dieu avait implantée dans le cœur de tous les hommes peut
guider tout être humain, ~u'il soit chrétien ou non, dans des
voies qui plaisent à Dieu6 • Grâce à cette loi, ils respecteront
l'autorité, se préoccuperont de la société, s'attacheront à la jus-
tice et l'équité, et ils auront le désir de vivre honnêtement.
Melanchthon parlait à ce propos d'une forme de « vertu
civique» ou « politique », laquelle, tout en étant « à distinguer
strictement de la religion ou de la vertu évangélique», consti-
tuait néanmoins un « bénéfice utile» que le droit procuré2 •

Le rapport entre le droit naturel et le droit positif


L'idée, développée par Melanchthon, du rôle pédagogique du
droit naturel aidant aussi bien les saints que les pécheurs à com-
prendre la « vertu politique» constitue un chaînon important
reliant sa théorie des usages du droit naturel dans la société
civile et sa théorie de la relation entre le droit naturel et le droit
positif. En simplifiant, cette théorie sur cette relation consiste à
dire qu'alors que Dieu établit par le biais du droit naturel des
directives pour la société civile, cette société, principalement par
le biais de l'État, a pour tâche de traduire les principes généraux
du droit naturel en règles spécifiques de droit positif. C'est dans
ce sens que le droit naturel « instruit» l'État. En même temps,
l'État - et Melanchthon utilise ici le terme « État» dans son
sens moderné 3 - doit exercer, par le biais de ses lois, un rôle
pédagogique à l'égard de ses sujets qui correspond au rôle péda-
gogique que Dieu exerce, par la loi naturelle, à l'égard de l'État.
Pour Melanchthon comme pour Luther, les gouvernants
politiques avaient pour vocation d'être les « médiateurs» et
« ministres» de Dieu, et leurs sujets avaient envers eux le même
devoir d'obéissance qu'envers Dieu64 . Pourtant, Melanchthon
alla plus loin que Luther en formulant à l'égard des pouvoirs
politiques la tâche imposée par Dieu de promulguer des « lois
positives rationnelles» destinées à régir et l'Église et l'État dans

153
DROIT ET RÉVOLUTION

le royaume de ce mondés. Les lois, selon la doctrine de


Melanchthon, pour être rationnelles, et par conséquent légi-
times, devaient être fondées sur les principes généraux du droit
naturel. Cependant, ces principes eux-mêmes, pris dans leur
ensemble, exigent que les lois positives soient également fondées
sur des considérations d'ordre pratique ayant pour objet l'inté-
rêt de la société et le bien commun. De ce fait, Melanchthon
ajoutait au premier critère de rationalité des lois positives (c'est-
à-dire, leur conformité au droit naturel conçu comme un sys-
tème de principes généraux) un second critère, celui de leur
conformité aux exigences politiques, économiques et sociales
déterminées selon le moment et le lieu.
En développant le premier critère, Melanchthon partait du
principe que la fonction des responsables politiques consiste à
gouverner en tant que « conservateurs et gardiens aussi bien de
la première que de la seconde table du Décalogué6 ». En consé-
quence, ils avaient pour tâche de déterminer et de sanctionner
par des lois positives le juste rapport entre l'homme et Dieu, tel
qu'il ressort des trois premiers commandements, ainsi que les
justes rapports entre les hommes, tels qu'ils sont exprimés dans
les sept derniers commandements.
En tant que gardiens de la première table, les responsables
politiques étaient tenus de proscrire et réRrimer toute idolâtrie,
tout blasphème, toute violation du sabbat 7. Mais il leur incom-
bait également « d'établir la doctrine pure» et une liturgie adé-
quate, «d'interdire toute fausse doctrine», «de gunir les
obstinés», d'extirper les païens et les hétérodoxes 8. Ainsi,
Melanchthon élaborait les fondements théoriques de la vague
de législation en matière religieuse qui fut promulguée dans les
villes et territoires luthériens. Plusieurs de ces lois comprenaient
des répertoires substantiels de confessions et de doctrines ortho-
doxes, d'hymnes et de prières, de liturgies et de rites. Le prin-
cipe cuius regio ejus religio, adopté (quoique non en ces termes)
dans la Paix religieuse d'Augsbourg (en 1555) et réitéré (cette
fois expressément) dans les clauses religieuses de la Paix de
Westphalie (en 1648), découlait finalement de la théorie de
Melanchthon sur le rôle du droit positif pour déterminer et
sanctionner la première table du Décalogue.
En tant que gardiens de la seconde table du Décalogue, les
responsables politiques étaient tenus de gouverner les «mul-

154
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

tiples relations par lesquelles Dieu a associé les hommes entre


eux69 ». Ainsi, à partir du cinquième commandement (selon la
numérotation actuelle: «Tu honoreras ron père et ta mère »),
les fonctionnaires publics devaient interdire et réprimer la déso-
béissance, le manque de respect, le mépris à l'égard des autori-
tés, que ce soient les parents, les responsables politiques, les
enseignants, les employeurs ou d'autres. Sur la base du sixième
commandement (<< Tu ne tueras pas »), les autorités devaient
combattre et punir tout homicide illégitime, toute violence,
attaque et intimidation, vengeance, tout comportement haineux
ou impitoyable, et toute autre atteinte à autrui. Le septième
commandement (~~ Tu ne commettras pas d'adultère »), enjoi-
gnait de réprimer tout acte indécent ou impudique, la prostitu-
tion, la pornographie, les obscénités, et tout autre délit sexuel.
Le huitième commandement (<< Tu ne voleras pas ») justifiait la
punition des vols, des effractions, des escroqueries et d'autres
délits portant sur la propriété d'autrui, mais aussi du gaspillage,
de l'usage nocif ou fastueux de ses biens. Le neuvième comman-
dement (<< Tu ne porteras pas faux témoignage ») s'attaquait à
toute forme de malhonnêteté, de fraude, de diffamation, de
calomnie, de sophisme, de faux prétextes, de tromperie et
d'autres comportements de ce type. Enfin, le dixième comman-
dement (<< Tu ne convoiteras pas ») portait sur toutes les tenta-
tives de commettre de tels actes ou d'autres à l'égard d'autrui.
Nombre de ces comportements sociaux avaient traditionnel-
lement été régis par l'Église catholique, tant par les préceptes
pénitentiels du for interne que par le droit canonique pour les
actes relevant du for externe. La philosophie du droit proposée
par Melanchthon offrait aux responsables politiques une justifi-
cation qui leur permettait d'intégrer ces sujets au domaine de
l'État. En élaborant son second critère de rationalité des lois
positives - c'est-à-dire en affirmant leur conformité nécessaire
à des considérations pratiques d'utilité sociale et de bien
commun70 -, Melanchthon se fondait sur les Dix Commande-
ments en entier, pris dans le contexte de l'Écriture dans son
ensemble, afin de définir un devoir général, imposé par la
volonté divine à l'État, « de préserver la discipline, le jugement
et la paix en conformité avec les commandements divins et les
lois rationnelles du pays71 ». Cependant, ni les commandements
divins, ni les lois rationnelles du pays qui en étaient dérivées ne

155
DROIT ET RÉVOLUTION

comprenaient un exposé systématique sur la nature de l'ordre


juridique nécessaire pour préserver « la discipline, le jugement
et la paix ». Melanchthon posa les jalons d'un tel exposé systé-
matique en développant des théories générales dans les
domaines du droit pénal et du droit civil.
En droit pénal, Melanchthon énuméra « quatre raisons de la
plus haute importance» justifiant la punition des délits:
1° Dieu est un être sage et juste, qui, dans sa bonté, a créé des
êtres rationnels afin qu'ils soient à son image. C'est pourquoi, si les
hommes bravent Celui qui est le principe de ce qui est juste, Il les
anéantit. La première justification de la punition, dès lors, est le
principe de ce qui est juste en Dieu.
2° Le besoin de contenir certains hommes. Si les assassins, les
adultérins, les brigands et les voleurs demeuraient dans la société,
plus personne ne serait en sûreté.
3° [À titre d']exemple: si certains sont punis, d'autres seront
portés à prendre en considération la colère divine et à craindre sa
punition. Ainsi, la source de répression sera réduite.
4° L'importance du jugement divin et de la peine éternelle, à
laquelle les hommes ne pourront échapper s'ils ne se sont pas
convertis à Dieu. La peine divine démontre que Dieu tient à ce
qu'un degré suffisant de vertu soit maintenu. Il est un juge équi-
table, et nous rappelle ainsi qu'après cette vie sur terre, tous les
72
pécheurs qui ne se sont pas convertis à Dieu seront punis .
Ainsi, pour Melanchthon, la peine criminelle constitue une
forme de rétribution divine et sert à assurer une prévention
générale et spéciale, ainsi qu'à éduquer les hommes.
En expliquant la source du droit civil, distincte du droit
pénal, Melanchthon invoquait le devoir des autorités politiques
de faciliter et de réglementer l'organisation et le fonctionne-
ment de différents types de rapports sociaux volontaires. Il
s'intéressa en particulier à trois types de rapports: les relations
contractuelles, les relations familiales et les relations qui relèvent
de l'Église visible. Chacun de ces rapports avait traditionnelle-
ment été soumis, du moins en partie, à la compétence de
l'Église catholique. Le droit canonique avait régi tout contrat
soutenu par un serment des parties ou par une promesse enga-
geant leur foi, la plupart des aspects du mariage et de la vie
familiale, ainsi que les questions concernant l'organisation
ecclésiastiques et les biens de l'Église. Selon la doctrine de

156
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

Melanchthon, ces rapports sociaux devaient désormais relever


de la compétence de l'État protestant et devaient être réglemen-
tés par un système complexe de droit civil.
Dieu, affirmait Melanchthon, avait établi diverses catégories
de contrats afin de faciliter la vente, la location ou l'échange de
biens, l'emploi et la mise à disposition du travail, le prêt
d'argent et l'extension du crédit73 • Dieu a requis de ses repré-
sentants politiques qu'ils introduisent des règles générales en
matière contractuelle, afin d'imposer des accords « justes, égaux
et équitables », d'annuler les contrats entachés de dol, d'erreur,
ou de contrainte, et d'interdire tout contrat qui serait contraire
à la conscience, à la morale ou qui porterait préjudice au bien
public. Melanchthon se satisfaisait essentiellement d'énoncer ces
principes généraux du droit des contrats dans une forme catégo-
rique. Parfois, il les appliquait à des situations spécifiques.
Ainsi, il condamna avec une particulière véhémence les contrats
de prêt qui imposaient au débiteur un taux excessif d'intérêt, ou
qui permettaient au créancier d'obtenir des sûretés dont la
valeur excédait considérablement le montant du prêt,· les
conventions de travail et de services qui n'obligeaient
l'employeur à payer le serviteur qu'à condition que celui-ci ait
effectué la totalité du travail, ou encore les contrats de vente
fondés sur le déséquilibre de la contrepartie.
Les autorités étaient également appelées à promulguer des
lois sur les rapports familiaux. Les lois civiles devaient prescrire
le mariage monogame et hétérosexuel entre des partenaires
capables de s'engager et, inversement, proscrire toute relation
polygame, homosexuelle et « contre nature». Les lois devaient
assurer qu'un mariage soit conclu par le libre consentement des
deux conjoints et elles devaient mettre un terme aux relations
issues d'un comportement dolosif, d'une erreur, d'une
contrainte physique ou morale. Les lois devaient aussi encoura-
ger la procréation dans le mariage, l'éducation des enfants, et
interdire toute forme de contraception, d'avortement ou
d'infanticide. Les lois devaient protéger l'autorité du père de
famille à l'égard de son épouse et de ses enfants, et punir sévère-
ment toute forme d'adultère, d'abandon, d'inceste ou de vio-
lences commises sur la femme ou sur les enfants 74 •
L'Église devait également, dans la conception de
Melanchthon, faire l'objet d'une réglementation par des lois

157
DROIT ET RÉVOLUTION

promulguées par les autorités politiques, non seulement en


matière de doctrine et de liturgie, conformément à la première
table du Décalogue, mais é.salement sur des matières telles que
l'organisation interne de l'Eglise, son administration et ses rap-
ports patrimoniaux à l'égard de tiers. « Le prince est l'évêque
suprême [summus episcopus] de Dieu dans l'Église », affirmait
Melanchthon75 • Il revenait au prince d'établir la hiérarchie épis-
copale dans l'Église - des congrégations locales aux institutions
ecclésiastiques urbaines, ainsi que des conciles aux synodes ter-
ritoriaux. C'était encore à lui de fixer les pouvoirs et les modes
de fonctionnement des consistoires des congrégations, des
conseils des institutions urbaines ou encore du synode territo-
rial. Le prince avait aussi pour tâche de nommer les titulaires de
fonctions ecclésiastiques, de les rémunérer, de les surveiller, le
cas échéant en leur adressant des admonestations ou en leur
imposant des sanctions disciplinaires. Il devait poursuivre une
politique permettant d'assurer que les universités territoriales et
les écoles formeraient les pasteurs, les enseignants et les admi-
nistrateurs nécessaires au bon fonctionnement de l'Église, il
devait mettre à disposition de l'Église les immeubles, l'infras-
tructure et les moyens nécessaires pour la construction et
l'entretien des églises. D'une manière plus générale, le prince
avait le pouvoir et l'obligation de contrôler l'acquisition, l'usage
et l'aliénation des biens ecclésiastiques 76 •
Ainsi, s'exprimant en des termes qui correspondent au positi-
visme juridique moderne, Melanchthon voyait dans les respon-
sables politiques les acteurs et l'exécutif du droit positif. En
même temps, il insistait sur le fait que la validité du droit posi-
tif est limitée par le droit naturel tel qu'il est révélé dans l'Écri-
ture et inscrit dans le cœur des hommes. Les autorités politiques
avaient le pouvoir de promulguer des lois positives en vertu du
droit naturel, mais uniquement des lois positives conformes au
droit naturel. De plus, comme la source ultime du droit positif
était le droit naturel, le pouvoir politique était lui-même tenu
de respecter les lois positives qu'il avait créées.
Melanchthon ne s'est pas limité à exposer les droits et devoirs
des responsables politiques, mais il s'est aussi attaché à traiter
des droits et devoirs des sujets qui sont soumis à leur autorité et
à leurs lois. Au début de sa carrière, Melanchthon, comme
Luther, enseignait que tous les sujets ont l'obligation d'obéir et

158
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

de ne pas résister aux autorités politiques ou aux lois positives,


même lorsque ces autorités ou ces lois s'avèrent arbitraires ou
excessives. Si « le magistrat ordonne quelque chose par caprice
tyrannique, écrivait-il en 1521, nous devons néanmoins suppor-
ter ce magistrat par amour, car rien ne peut changer sans une
révolte ou insurrection. Pourtant, les sujets victimes d'une telle
tyrannie doivent y échapper s'ils peuvent y parvenir sans causer
de tumulte 77 .» La théorie de Melanchthon sur l'obéissance
absolue était fondée sur les textes politiques de saint Paul, selon
lesquels « les pouvoirs en place sont établis par Dieu », et une
obéissance constante leur est due « en conscience» ; défier ces
pouvoirs reviendrait à défier Dieu et à encourir sa colère 78 •
Comme les pouvoirs des princes allemands ne cessaient de
s'accroître, Melanchthon devint plus circonspect et soucieux de
protéger les sujets contres des abus de pouvoir, et de prévenir la
tyrannie des princes. En 1555 au plus tard, il s'était rallié aux
doctrines qui reconnaissaient un droit de résistance contre les
tyrans, fondé en droit naturel. « La désobéissance délibérée à
l'encontre des autorités temporelles légitimes, et contre les lois
justes et rationnelles », affirmait-il, « constitue un péché mortel
que Dieu punira de damnation éternelle si l'on s'obstine à per-
sévérer dans cette voie 79 ». Mais, si la loi positive édictée par
une autorité politique est contraire au droit naturel, et en parti-
culier aux Dix Commandements, une telle loi n'a pas de force
contraignante en conscience. L'idée que la loi positive n'oblige
pas en conscience lorsqu'elle viole les préceptes établis du droit
naturel correspondait évidemment à la doctrine catholique. Ce
principe prenait toutefois une dimension radicalement diffé-
rente dans le contexte d'un État unitaire protestant, où il n'exis-
tait plus de pouvoirs ecclésiastiques et séculiers concurrents
susceptibles d'attaquer leurs législations respectives en invo-
quant une violation du droit naturel. Il incombait désormais au
peuple - individuellement ou collectivement par le biais des
assemblées territoriales ou des diètes impériales - de résister aux
autorités qui agissaient en dehors de leurs compétences légi-
times et aux lois qui n'étaient pas conformes au droit naturel.
De plus, Melanchthon a souligné très tôt l'importance d'un
droit écrit et dûment publié afin de juguler l'exercice arbitraire
du pouvoir80 • Selon son argumentation historique, cette mise
par écrit du droit se retrouvait dans toutes les anciennes grandes

159
DROIT ET RÉVOLUTION

civilisations, et notamment chez les Hébreux, les Crétois, les


Grecs, les Romains. Des lois écrites et publiées sont plus sûres,
plus prévisibles et plus permanentes. Elles protègent les citoyens
contre des atteintes illégitimes à leur intégrité physique ou à
leurs biens de la part des pouvoirs publics. Elles protègent aussi
les autorités contre des insurrections injustifiées ou des accusa-
tions sans fondement sur leur comportement prétendument
arbitraire ou capricieux. Les lois positives écrites érigent « une
muraille de fer contre la brutalité de la populace» et établissent
une entente qui lie le pouvoir et le peuple dans la défense de
l'ordre et de la paix81 •
Pour Melanchthon, le droit romain contribuait également à
réduire l'exercice arbitraire du pouvoir. À ses yeux, le droit
romain était un droit positif imposé par les autorités: il souli-
gnait à ce propos que c'était un droit écrit et détaillé. Pourtant,
il estimait aussi, comme les juristes catholiques, qu'il s'agissait
d'une ratio scripta, ou « raison écrite », vouée à renforcer le droit
naturel. Contre l'objection que les lois romaines étaient d'ori-
gine païenne et non chrétienne, il maintenait qu'elles «plai-
saient à Dieu, même si elles avaient été promulguées par des
autorités païennes », et qu'elles « ne dérivaient pas d'un esprit
d'arguties, mais constituaient au contraire des émanations de la
sagesse divine» et avaient représenté « une manifestation visible
du Saint-Esprit» à l'égard des païens 82 • Aussi le droit romain
s'imposait-il à l'Obrigkeit. C'était leur droit, un droit positif
imposé par ces autorités. Cependant, comme ce droit avait été
introduit par leurs prédécesseurs et comme il s'articulait sous
forme de gloses et de commentaires se rattachant à des textes
anciens, il s'agissait dans une certaine mesure d'un droit hors de
leur portée. Le droit romain représentait une certaine objectivité
en soi et exerçait un degré de contrainte à l'égard du pouvoir83 .
Les éloges soutenus que Melanchthon adressait au droit
romain n'étaient pas le fait d'un admirateur mal informé. Il
avait approfondi son étude du droit et connaissait ses dévelop-
pements à travers les compilations de Justinien, les gloses à par-
tir d'Irnerius, les commentaires de Bartole et de ses ép~ones, et
les doctrines et travaux de ses propres contemporains . Parmi
les collègues et amis avec lesquels il discutait de questions de
droit romain, on compte quelques-uns des principaux juristes
contemporains 85 • Melanchthon lui-même enseigna pendant

160
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

quelque temps le droit romain. Dans ce droit, il retrouvait une


source de l'ordre politique assurant une protection contre « la
prise du pouvoir par la populace », et une force permettant de
restreindre les abus de la part des autorités, une « sentinelle
contre la tyrannie86 ». Melanchthon lançait ainsi une idée qui
sera popularisée au XIXe siècle par Rudolf von Jhering, qui
affirma que « le droit romain [... ] est en un certain sens une
·l
Ph IOSOp h·le 87 ».
Melanchthon a contribué à façonner la matière et le caractère
de la philosophie du droit en Allemagne jusqu'à un stade avancé
du XVII" siècle. Toute une génération de juristes allemands de pre-
mier plan au XVIe siècle - Johann Oldendorp (ca. 1486-1567),
Jerome Schürpf (1481-1554), Johann Apel (1486-1536), Konrad
Lagus (ca. 1499-1546), Basilius Monner (ca. 1501-1566), Mel-
chior King (1504-1571), Johannes Schneidewin (1519-1568),
Nicolas Vigelius (1529-1600) et beaucoup d'autres - ont été
directement influencés par Melanchthon en tant qu'étudiants,
'
coIlegues ou correspond ants. 88 E nSUlte,
. des generatlons
". d' etu-
,
diants ont étudié son œuvre juridique, politique et morale. Plu-
sieurs de ses ouvrages étaient encore réédités à la fin du XVIIe siècle
et servaient de manuels dans l'enseignement universitaire. Jusqu'à
la fin du XVII" siècle, et sans doute au-delà, les conceptions fonda-
mentales du droit développées par Melanchthon ont joué un rôle
prépondérant dans la science allemande du droit.

La philosophie du droit de Johann Oldendorp

La philosophie du droit développée par Melanchthon n'a été


ni la seule ni la plus complète des philosophies luthériennes du
droit conçues au cours du XVIe siècle. Si les juristes et moralistes
luthériens du XVIe siècle acceptaient ses conceptions fondamen-
tales, ils en ont aussi parfois critiqué la formulation ou l'orienta-
tion. Ils se sont également efforcés de systématiser et de compléter
ces conceptions de leur propre manière. La plus significative de
ces systématisations critiques de la philosophie luthérienne du
droit fut peut-être celle entreprise par Johann Oldendorp.
Selon les termes de Roderich von Stintzing, Oldendorp était
« l'une des plus fortes personnalités juridiques de son

161
DROIT ET RÉVOLUTION

époque 89 », « surpassant tous les autres par la force de son carac-


tère [... ] et par la portée de son œuvre en tant qu'auteur et
enseignant90 ». Né à Hambourg dans les années 148091 , il étu-
dia le droit à l'université de Rostock de 1504 à 1508, puis, de
1508 à 1515, à Bologne, qui était alors un centre très important
d'études humanistes. En 1516, il fut nommé professeur de droit
romain et de droit de la procédure à l'université de Greifswald.
Pendant les premières années de sa carrière, Oldendorp était
imprégné des nouvelles idées de l'humanisme. Il poursuivit des
recherches avancées sur les auteurs classiques - Platon, Aristote,
Cicéron - et du droit romain.
Au début des années 1520, Oldendorp décida de consacrer
sa vie à la cause de la Réforme luthérienne. Il quitta Greifswald
en 1526 et obtint l'un des principaux offices de la ville de Ros-
tock (Stadtsyndikus), où il dirigea le camp réformateur. Il finit
par convaincre le conseil municipal d'adhérer à la Réforme,
joua un rôle important dans la réorganisation des activités
ecclésiastiques et dans la création d'une école publique consa-
crée à l'éducation des jeunes. L'opposition catholique le força
toutefois à quitter Rostock et à accepter un poste au conseil
municipal de Lübeck, l'un des principaux centres commer-
ciaux de l'Allemagne du Nord. Il s'y attacha à propager le pro-
testantisme, mais à nouveau les oppositions le contraignirent à
quitter la ville. En 1536, il accepta une charge d'enseignant à
Francfort-sur-l'Oder, où il avait déjà brièvement enseigné en
1520-1521. En 1539, il fut invité à Cologne pour y enseigner
à l'université et exercer des fonctions au service de la ville.
L'archevêque catholique de Cologne, le cardinal Hermann von
Wied, était attiré par le protestantisme et se lia d'amitié avec
Oldendorp. C'est là qu'Oldendorp fit personnellement la
connaissance de Melanchthon et du réformateur strasbour-
geois Martin Bucer. Face à de nouvelles oppositions, Olden-
dorp quitta Cologne en 1541. Après un bref passage à une
chaire de l'université de Marbourg, il revint à Cologne à la
demande expresse du cardinal, mais les autorités catholiques
l'expulsèrent définitivement en 1543. Il retourna à Marbourg,
où le protestantisme s'était solidement implanté, et il y ensei-
gna à la faculté de droit pendant vingt-quatre ans, jusqu'à sa
mort en 1567.

162
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

Oldendorp accepta sa nomination à Marbourg à la condition


d'être exempté de l'obligation d'enseigner sur les textes du cor-
pus iuris civilis selon la méthode traditionnelle des commenta-
teurs, la méthode italienne (mos italicus) qui prévalait dans les
facultés de droit à travers toute l'Europe depuis plus de deux
siècles. Il acceptait sa charge, annonça-t-il, uniquement s'il pou-
vait « enseigner les lois en portant une attention spéciale à leurs
justes effets et à leurs rapports avec la parole de Dieu, laquelle,
avant tout, doit être recherchée et enseignée92 ». Le prince-
fondateur de l'université, Landherr Philippe le Magnanime,
finit par accorder à Oldendorp de procéder à une réforme fon-
damentale de l'enseignement du droit à Marbourg qui visait à
approcher l'ensemble du droit selon une démarche philoso-
phique et historique dans la perspective de ses rapports avec la
parole de Dieu93 .
L' œuvre juridique prolixe d'Oldendorp offre une philosophie
du droit complexe, qui combine la pensée grecque classique, la
pensée stoïcienne, romaine, scolastique, humaniste et d'autres
éléments dans une synthèse originale, tout en les subordonnant
à la foi biblique et à la conscience chrétienne94 • Ainsi, on peut
dire qu'Oldendorp, comme Melanchthon, était à la fois un
luthérien et un humaniste.
Sa philosophie du droit comporte trois volets: 1° sa théorie
des rapports entre le droit divin, le droit naturel et le droit posi-
tif; 2° sa théorie de l'équité; 3° sa théorie politique et sa théo-
rie de l'État.

Droit divin, droit naturel et droit positif


Le point de départ de la philosophie du droit développée par
Oldendorp est une définition du droit (Recht, ius) dont la sim-
plicité est trompeuse: le droit, selon cette définition, est
l'ensemble des règles de droit. Les règles de droit sont définies
quant à elles comme des règles générales promulguées par cer-
taines autorités et par lesquelles un comportement est ordonné,
interdit, autorisé ou puni. Cette conception assimile en quelque
sorte la Loi avec une majuscule (le droit, ius, Recht) et les lois
avec une minuscule (leges, Gesetze) , conformément à l'approche
positiviste moderne 95 •

163
DROIT ET RÉVOLUTION

Cependant, les lois promulguées par les autorités civiles (teges


rei publicae) sont subordonnées, dans la théorie d'Oldendorp,
aux lois que Dieu a implantées dans le cœur des hommes et que
l'on peut discerner grâce à la conscience: Oldendorp les désigne
par !ex in hominibus, « la loi au-dedans des hommes», ou
encore par « droit naturel» (tex naturalis, ius naturae) , et il
estime qu'elles ont une portée contraignante directe à l'égard
des autorités civiles. Les lois édictées par Dieu dans la Bible
(teges Bibliae) peuvent être discernées, selon Oldendorp, par la
conscience de tout croyant96 •
Ainsi, on reconnaît chez Oldendorp, tout comme dans la
théorie du droit scolastique catholique telle qu'elle fut exposée
systématiquement pour la première fois au XIIe siècle par
l'illustre canoniste Gratien, trois états ou niveaux du droit qui
constituent une hiérarchie: le droit divin, le droit naturel et le
droit humain. Cependant, contrairement à Gratien, Thomas
d'Aquin ou d'autres auteurs catholiques, Oldendorp limitait la
lex divina aux leges énoncées dans la Bible - ce qui, en pratique,
se rapportait essentiellement aux Dix Commandements. Il sui-
vait en cela Luther et Melanchthon qui avaient déjà affirmé que
des nombreuses règles exprimées dans l'Ancien Testament, seuls
les Dix Commandements s'imposaient aux chrétiens. De plus,
Oldendorp, à l'instar de Luther et de Melanchthon, mais
contrairement à Gratien et Thomas d'Aquin, ne faisait pas état
d'une lex aeterna qui eût transcendé la Bible.
Oldendorp se différenciait encore sur un autre point de la
doctrine catholique du fait qu'il faisait découler la lex in homi-
nibus, ou droit naturel, non de la raison humaine en tant que
telle (c'est-à-dire de la raison qui a son origine dans l'esprit
humain), mais, ici également, de la Bible. Pour Oldendorp, le
droit naturel était dérivé des parties de la Bible, en particulier
des Dix Commandements et quelques passages du Nouveau
Testament, qui établissent des principes généraux moraux
imposant l'amour et l'honnêteté: tout spécialement l'amour du
prochain considéré dans la communauté, l'amour du prochain
à titre individuel, la Règle d'or, et le devoir d'être honnête dans
ses rapports avec autrui 97 • Cela représente un droit naturel
biblique issu de Dieu. Par la conscience qu'il a reçue de Dieu,
tout individu a la capacité de discerner et de respecter ce droit.
Pour Oldendorp, la conscience est une forme de raison, mais il

164
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

ne s'agit pas d'une raison humaine ordinaire, ou raison civile


(ratio civilis), mais d'une raison divine implantée dans l'homme,
qu'Oldendorp désigne par « raison naturelle» (ratio naturalis).
La nature, aux yeux d'Oldendorp, est en effet le pouvoir créa-
teur de Dieu: «La nature est Dieu, le créateur de toutes
choses 98 .» La loi naturelle implantée par Dieu dans la
conscience de l'homme « ne dépend pas du pouvoir de la per-
sonne [... ] c'est Dieu qui l'a inscrite dans votre esprit99 ». « La
conscience, écrivait-il, est un guide infaillible 100. »
La « raison civile », ratio civilis, qui, elle, dépend du pouvoir
de la personne, est avant tout opérante dans le domaine du
droit de la société. Ce droit est toutefois lui aussi dérivé en der-
nière instance de la Sainte Écriture. Comme Luther et
Melanchthon, Oldendorp fondait toutes les lois qui servent à
réglementer le royaume de ce monde (weltliches Regiment, le
« régime séculier») sur ce qui correspondra plus tard au cin-
quième commandement (<< Tu honoreras ton père et ta mère»
-le prince étant le parent). Plus clairement que Melanchthon,
il fondait toutes les lois pénales sur le sixième commandement
(<< Tu ne tueras pas »), le droit de la propriété privée sur le hui-
tième commandement (<< Tu ne voleras pas »), et le droit de la
procédure sur le neuvième commandement (<< Tu ne porteras
pas de faux témoignage »). Enfin, d'une autre manière que
Melanchthon, il fondait le droit de la famille sur le dixième
commandement (<< Tu ne convoiteras pas [... ] la femme
d'autrui ») et le droit fiscal sur le commandement général « Tu
.
aImeras ton procham . comme tOl-meme. AlOI ».
Oldendorp attachait une importance particulière au huitième
commandement (<< Tu ne voleras pas »), dans lequel il recon-
naissait la source non seulement de la propriété privée, mais
aussi du droit des contrats. Dans ce contexte, comme dans
d'autres passages de son œuvre, il mettait en œuvre les quatre
« causes» aristotéliciennes pour développer son analyse. La
« cause efficace» du droit des contrats, qui lui donne son
« effet », était pour lui le « droit naturel ou divin », qu'il assimi-
lait également au ius gentium, le droit commun à toutes les
nations. Le droit des contrats, expliquait Oldendorp, s'est
formé du fait que Dieu nous a tous créés comme des frères et
que, par conséquent, il nous a donné à tous, par notre raison
naturelle, la faculté de conclure des contrats avec d'autres dans

165
DROIT ET RÉVOLUTION

l'intérêt réciproque, honnêtement et équitablement, « sans


aucune oppression d'autrui» (sine ullo gravamine). La « cause
matérielle» du droit des contrats, son objet, consistait en sa
méthode permettant d'établir un ordre commun pour
l'immense variété des affaires entre les hommes. La « cause
formelle», c'est-à-dire les formes par lesquelles le droit des
contrats fonctionne, comprend, dans l'analyse qu'en présente
Oldendorp, la vente et l'achat, la location, les donations et
d'autres opérations qui permettent le partage des ressources. Ici
également il mettait l'accent sur les formes de libéralité (aris-
totélicienne) et s'insurgeait contre les applications des contrats
qui visaient à exploiter les pauvres. Enfin, mais surtout, il y
avait la « cause finale» du droit des contrats, c'est-à-dire sa
« finalité» (finis), son but, qui consiste à assumer la responsa-
bilité des échanges mutuels en sauvegardant l'égalité commuta-
tive des parties contractantes, c'est-à-dire l' égali té de leurs
charges et de leurs profits tout en évitant l'oppression des
pauvres et en veillant à préserver la permanence des échanges
commerciaux 102 •
Oldendorp envisageait ainsi le droit en vigueur en Allemagne
à son époque (les leges rei publicae) comme un droit établi par
Dieu. En même temps, il soumettait ce droit à la conformité au
droit naturel (la lex in hominibus) et à la loi divine (teges
Bibliae) : il affirmait que si, exceptionnellement, une loi positive
ne répondait pas à ce critère de conformité, la conscience chré-
tienne imposait de répudier une telle loi et de désobéir. Olden-
dorp se référait à Philipp Melanchthon pour souligner que « le
droit civil ne peut rien prescrire qui serait contraire au droit
naturel. Si ce droit va entièrement à l'encontre de la raison
naturelle, il n'a aucune force contraignante 103 ». Il citait même
quelques exemples et condamnait à ce titre, c'est-à-dire parce
qu'elles étaient contraires aux leges Bibliae, les lois humaines
autorisant la vente de bénéfices ecclésiastiques, le divorce,
l'usure, ou, parce qu'elles étaient contraires à la lex in homini-
bus, les lois humaines autorisant la possession de mauvaise foi,
l'exhérédation de membres de la famille, les délais indus de jus-
tice, le conflit d'intérêts lorsqu'un juge pouvait bénéficier d'une
décision d'un litige porté devant lui, les privilèges accordés par
les autorités et qui étaient contraires au droit naturel, la pour-
suite d'une guerre uniquement sous prétexte d'une déclaration

166
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

anticipée, des modes insupportables de servitude comme l'escla-


" 1ement, 1°1 estI-
vage, et que1ques autres cas encore 104 . Pl us genera °
mait que selon le droit naturel un propriétaire doit faire usage
de ses biens conformément à l'intérêt des rapports sociaux, et
non, par exemple, afin d'en exclure l'usage par d'autres lorsque
ce1a ne 1Ul· porte aucun préJU d·lce 105 . N ous verrons encore qu '·1
O

1
prétendait que le droit naturel imposait des obligations impor-
tantes à l'État.
Le positivisme de la définition du droit que proposait Olden-
dorp (<< le droit est l'ensemble des règles de droit») se trouvait
ainsi dans une certaine mesure corrigé par sa référence aux
règles de droit divin révélées dans la Bible et, grâce à la foi
biblique, par la conscience individuelle.

L'Équité
Il restait pour Oldendorp une question tout aussi cruciale qui
n'avait été approfondie ni par Luther ni par Melanchthon:
quels sont les critères qui déterminent l'application de règles de
droit - qu'il s'agisse de droit biblique, de droit naturel ou de
droit civil- dans les cas particuliers? En raison du caractère
général de tout principe et de toute règle de droit, observait
Oldendorp, son applicabilité à un large éventail de situations,
avec toutes leurs particularités, est présupposée. Pourtant, la
règle elle-même ne contient aucune indication de la manière
dont il faut tenir compte des différences multiples. Deux siècles
plus tard, Emmanuel Kant exprima cette remarque en une for-
mule lapidaire: «Il n'y a pas de règle pour appliquer une
, 1e 106 ».
reg
Melanchthon avait abordé le problème dans la tradition des
juristes scolastiques: selon lui, les règles étaient requises afin
«de tailler les principes généraux du droit naturel [... ] à la
mesure des circonstances particulières 107 ». Anticipant un
illustre juriste américain du xxe siècle, il affirmait que les prin-
. generaux
CIpes " ne tranchent pas 1es cas concrets 108 . S·1« une 101.
qui est juste en général a un effet injuste dans un cas particu-
lier», Melanchthon s'en remettait à la responsabilité du juge,
afin que celui-ci applique cette loi, si possible, « équitablement
et avec bienveillance», de sorte que l'injustice soit écartée 109 •
Néanmoins l'application d'une telle loi qui est «en général

167
DROIT ET RÉVOLUTION

juste» peut tout de même être maintenue, car « les personnes


pieuses ne doivent ;6as demeurer dans l'incertitude» quant aux
exigences de la loi 1 •
Pour combler l'écart entre la règle et son application, Olden-
dorp eut recours à une notion différente de l'équité (aequitas,
Billigkeit). L'équité exigeait à ses yeux un examen attentif des
circonstances concrètes d'un cas particulier, qui permet au juge
d'appliquer correctement la règle générale, la norme abstraite, à
.
ces CIrconstances. III Olden d orp partau
. d l·
e a conceptlon .
ansto-
télicienne (largement reprise par Melanchthon) selon laquelle
l'équité corrige les inconvénients d'une règle dont les termes
excessivement généraux causeraient une injustice si la règle était
appliquée à un cas particulier tombant littéralement sous sa
portée, alors même ~ue ce cas n'était pas censé relever de ce
champ d'application l 2. La distinction aristotélicienne s'opérait
entre l'équité et le droit strict, mais non entre l'équité et
l'ensemble du droit: on faisait appel à l'équité pour les cas
exceptionnels que la règle n'était pas censée gouverner. Les
juristes scolastiques s'étaient fondés sur la notion aristotélicienne
d'équité, mais en lui donnant un nouveau contenu: l'équité,
disaient-ils, protège les pauvres et les faibles, assure les rapports
de confiance et de crédit, et permet d'écarter ou d'atténuer
l'application de lois particulières dont l'effet serait abusif dans
certains types particuliers de cas ll3 . Pour Oldendorp, tout droit
est du droit strict, puisque toute loi est générale et abstraite l14 •
C'est pourquoi toute application du droit doit être régie par
l'équité. Droit et équité, ius et aequitas, Recht und Billigkeit,
s'opposent et se complètent mutuellement, se fondant en une
. . 115
notlon umque .
Oldendorp reconnaissait en conclusion une triple fonction à
l'équité: en premier lieu, empêcher l'application d'une règle de
droit qui est en contradiction avec la conscience; ensuite, amé-
liorer les règles de droit (par exemple en soutenant les veuves,
les orphelins, les personnes âgées et malades) ; enfin, interpréter
les règles de droit dans tous les cas où ces règles doivent être
·
app 1lquees
1 116 . Les deux premIeres., ronctlons correspon dent à

l'approche traditionnelle de 1'équité dans la doctrine catholique,


tout en l'assimilant, comme l'avait fait Oldendorp, au droit
naturel. La troisième fonction, à laquelle Oldendorp subordon-
nait les deux premières, exprime sa propre philosophie du droit

168
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

dont l'originalité consiste à assimiler le droit naturel aussi bien


au d roIt. h umaIn . d·IVIn
. qu ,au d rOIt . 117 .
Dans la conception d'Oldendorp, l'équité représente en fait
le droit de la conscience. Il s'agit d'un droit naturel (lex natura-
lis, ius naturae) - donc reçu de Dieu -, un droit au-dedans des
hommes (lex in hominibus). Ce n'est pas un produit de la
volonté humaine, ou d'un type de raison relevant de la volonté
humaine et qu'Oldendorp désignait par raison civile Il 8.
L'équité, ou le droit naturel, est instillé par Dieu dans la
conscience des être humains individuels, c'est-à-dire dans cette
faculté «permettant de distinguer le bien du mal, le juste de
l,·Injuste,
. et d '·
expnmer .
un Jugement 119
».
Oldendorp s'inspirait ainsi d'une notion de la conscience
déjà développée par la scolastique, dans la mesure où il définis-
sait cette conscience comme un aspect de la raison pratique par
laquelle les principes moraux généraux sont appliqués à des
situations concrètes. Thomas d'Aquin avait développé la notion
de conscience comme un acte consistant à appliguer la connais-
sance du bien et du mal à un cas particulier l2o , sans toutefois
traduire cette notion morale (comme le fera Oldendorp) en une
notion de droit. Par ailleurs, Oldendorp, à la différence de Tho-
mas d'Aquin, suivait la conception luthérienne de la conscience
rattachée à l'ensemble de la personne humaine, comprenant
ainsi sa foi, et non pas simplement ses qualités intellectuelles et
morales. Pour Oldendorp comme pour Luther, la conscience
d'un homme qui a péché peut être rachetée par la foi, par la
grace accord'ee par D·leu 121 .
A

On doit se demander comment l'individu, confronté à la


tâche difficile d'appliquer des règles de droit à des situations
concrètes, procèdera pour extraire l'équité de sa conscience.
Comment pourra-t-il établir ce que la conscience lui dicte, et
comment saura-t-il que c'est la voix de sa conscience, et non
celle de sa raison civile ou de sa volonté? Les réponses que pro-
pose Oldendorp à ces questions ne convaincront pas nécessaire-
ment le lecteur qui n'est pas luthérien. Selon Oldendorp, une
« décision de la conscience» (Gewiflensentscheidung) est un juge-
ment spirituel personnel, un jugement de l'âme (iudicium ani-
mae). En première instance, ce jugement est fondé, comme
toute décision judiciaire (Rechtsentscheidung), sur la raison civile,
c'est-à-dire sur la raison humaine, rompue aux raisonnements

169
DROIT ET RÉVOLUTION

juridiques, qui requiert que les autorités juridiques de référence


soient minutieusement étudiées, analysées, et systématisées.
Mais la décision sera également fondée sur la raison naturelle,
celle reçue de Dieu, implantée dans l'âme de toute personne qui
se soumet aux lois de la Sainte Écriture. « Un jugement ne peut
être rendu en conscience, écrit Oldendorp, sans quelque for-
mule de droit indiquant dans le cœur de l'homme que ce qu'il
fait est juste ou injuste. La loi [c'est-à-dire la loi de la Sainte
Écriture] est inscrite dans la personne elle-même 122 .» En
somme, la réponse est que pour déterminer ce qui est équitable,
le juriste individuel, après avoir mis en œuvre autant que pos-
sible la raison civile, doit s'attacher à l'étude de la Bible, prier
Dieu et interroger sa conscience.
Oldendorp s'inscrivait ainsi dans la ligne de pensée de
Luther, qui avait prôné que la conscience chrétienne était la
source ultime des décisions morales. Luther avait justifié la
renonciation à ses propres vœux monastiques et son insubordi-
nation envers l'empereur Charles Quint à Worms, en disant
qu'il avait agi ainsi « pour Dieu et selon ma conscience 123 ». Il
avait dénoncé les lois qui étaient contraires à la conscience.
Oldendorp développa cette référence insistante à la conscience
chez Luther et il en fit un élément constitutif d'une philosophie
du droit systématique.

La politique et IÉtat
Bien qu'Oldendorp ait souligné la primauté du droit naturel
de la conscience à l'égard du droit positif de la société politique,
il n'en conclut pas pour autant à une théorie avancée de
désobéissance civile. Au contraire, Oldendorp, comme Luther
et Melanchthon avant lui, soulignait que la société politique
- qu'il désigna en utilisant différents termes: civitas, weltliches
Regiment [le régime séculier], politien Regiment [le régime poli-
tique], res publica, ordo civilis, Obrigkeit, universitas civium [cor-
poration des citoyens]) - a été établie par Dieu et requiert une
obéissance inconditionnelle de la part des sujets 124 • Oldendorp
acceptait néanmoins (plutôt à l'opposé de Luther, et davantage
explicite que Melanchthon) de dresser une liste substantielle des
cas exceptionnels où la conscience du citoyen peut requérir qu'il
désobéisse aux autorités civiles. En outre, Oldendorp alla plus

170
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

loin que Luther ou Melanchthon en développant une théorie


systématique du devoir des autorités civiles d'adhérer aux lois
bibliques, à la tex in hominibus, ainsi qu'aux lois civiles, y com-
pris (s'ajoutant ainsi à leurs propres lois civiles), au droit des
gens. « C'est une ancienne controverse, écrivait-il, les autorités
sont-elles au-dessus des lois ou les lois sont-elles contraignantes
pour les autorités?» Pour Oldendorp, « les autorités sont les
ministres [c'est-à-dire les serviteurs] des lois l2s ». Dès lors, « il
serait faux et simpliste d'affirmer que le prince dispose du pou-
voir d'agir à l'encontre du droit. Il est de la dignité d'une si
. , [... ] de servIr
h aute maJeste . 1e d roIt
. 126 ».
Oldendorp n'imposait pas seulement des restrictions à l'exer-
cice du pouvoir d'Etat, mais il développa également une théorie
cohérente des tâches qui incombent à l'ordre politique. Cette
théorie s'inspirait de celle de Melanchthon, tout en allant au-
delà. L'État, selon Oldendorp, en tant que serviteur du droit
naturel et du droit biblique, a pour tâche de légiférer conformé-
ment à la volonté de Dieu. Pour y parvenir, les autorités civiles
se doivent de comparer srnchroniquement et diachroniquement
les lois des autres États 27. Dans le domaine administratif, il
appartient à l'ordre politique de soutenir la foi véritable en
veillant - parmi d'autres tâches - à ce qu'il y ait suffisamment
de personnes qualifiées pour prêcher, que ces personnes soient
suffisamment rémunérées, de sorte qu'elles puissent combattre
l'incroyance, non par la force, mais uniquement par la parole de
Dieu. Il appartenait également aux autorités de réprimer tout
comportement exprimant la concupiscence, la vanité, le goût
du luxe vestimentaire, ou toute autre comportement immoral.
Les autorités devaient également créer et soutenir de bonnes
écoles et universités, seule façon d'assurer la formation d'indivi-
dus capables et dévoués qui assisteront l'appareil politique pour
'1'Iser 1es 0 b'Ject!'fs fi'
rea Ixes par D'leu 128 .
Il est également du devoir de tout ordre politique de préser-
ver la paix avec d'autres ordres politiques. Les peuples des diffé-
rentes républiques constituent, selon les termes d'Oldendorp,
un corpus Christianum, et doivent vivre tel que la Nature (et
donc Dieu) l'exige, en une coexistence pacifique, non
·
con fl lctue Ile 129 . L a guerre n" est 'Just!
f ilee ' que pour se deren
'c d re
contre une agression injuste. Même lorsqu'il est lui-même atta-
qué, remarquait Oldendorp, l'ordre politique doit s'efforcer de

171
DROIT ET RÉVOLUTION

rechercher une résolution pacifique du conflit, et même


lorsqu'une telle solution se révèle impossible, il doit observer un
délai de trois jours avant de se défendre, afin de permettre à
l'agresseur dont l'attaque est imminente de se raviser. La
défense doit par ailleurs être modérée et se limiter à ce qui est
indispensable, car son seul but est de rétablir la paix 130 •
Oldendorp a aussi mis en avant la personnalité morale de
l'ordre politique. L'État, comme une personne individuelle, a
des droits et des obligations. Dans ses rapports internationaux,
il est tenu par les coutumes du droit des relations internatio-
nales et par le principe selon lequel les conventions et traités
internationaux doivent être respectés (pacta sunt servanda). Il est
également tenu en vertu de principes de droit analogues envers
ses propres citoyens. Oldendorp poussa même l'idée de la res-
ponsabilité de l'État jusqu'à prétendre que l'ordre politique, en
tant que personne morale, était tenu de dédommager ses
citoyens pour le préjudice qu'ils auraient subi en raison d'actes
illégaux: il citait à ce propos le grand juriste Bartole (mort en
1356) pour confirmer la thèse selon laquelle un tribunal (qu'il
ne spécifiait pas) devrait avoir compétence pour imposer à une
res publica la responsabilité pénale ou civile lorsqu'elle avait
manqué à ses obligations juridiques ou qu'elle avait commis
une faute dans l'exercice de ses pouvoirs législatifs, judiciaires
ou administratifs 131 .
Selon Peter Macke, Oldendorp était plus proche d'Érasme
que de Luther dans ses préoccupations de christianiser la vie
publique à travers le droit 132 . En fait, les préoccupations
d'Oldendorp dérivaient directement des principes luthériens.
« L'objet du droit, écrivait-il, est de nous assurer un passage pai-
sible à travers cette sombre vie afin que nous puissions parvenir
au Christ et à la vie éternelle 133. » Il soulignait l'importance de
la « troisième application» du droit: sa fonction éducative et
pédagogique. Pour Oldendorp, le droit était paedag0f!!/ noster
ad Christum, notre maître sur la voie vers le Christ 34. Cette
approche supposait une certaine confiance dans la raison
humaine. Tout en soulignant la méchanceté de l'homme,
Oldendorp estimait qu'en dépit de la Chute au Paradis, un
igniculum, une étincelle de raison humaine avait été
préservée 135 • À partir de cette étincelle, il parvint à allumer un
énorme bûcher en unifiant cette raison avec la conscience, et

172
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

(un pas que Melanchthon n'avait pas franchi) en unifiant la


conscience avec la Sainte Écriture.

* *
La théologie des réformateurs luthériens, et spécialement les
doctrines conjointes du salut par la seule foi et du sacerdoce de
tous les fidèles, ébranlait le droit canonique et le système des
sacrements, et ainsi les compétences mêmes dont se prévalait
l'Église catholique. La théologie luthérienne reconnaissait aux
pouvoirs civils l'autorité suprême dans leurs territoires respectifs
quant à l'exercice des pouvoirs législatifs, administratifs et judi-
ciaires. Du même coup, les lois promulguées par les autorités
civiles avaient cependant perdu le caractère sacré dont elles
avaient joui en vertu de leur sanction ecclésiastique conformé-
ment à la théorie des deux glaives, qui avait réparti l'exercice du
pouvoir entre l'Église universelle gouvernée par le pape et les
divers pouvoirs séculiers des royaumes, des seigneuries féodales
et des villes autonomes l36 .
La théologie luthérienne attaquait également la croyance
catholique romaine qui soutenait que la raison en soi est com-
patible avec la foi et capable de prouver indépendamment ce
qui avait été révélé par la foi. La doctrine catholique du droit
naturel sous-entendait d'ailleurs cette conception synthétique
de la raison et de la révélation 137 • Pour les luthériens, en
revanche, la volonté, mais aussi la raison étaient corrompues
par un orgueil, une cupidité et d'autres formes d'égoïsme innés.
Ils ne contestaient pas l'existence de principes moraux transcen-
dants permettant de juger le comportement et les lois des
hommes, mais ils refusaient d'admettre que ces principes puis-
sent être déduits de la raison.
À défaut d'une sanction par un ordre ecclésiastique indépen-
dant, d'un rôle positif permettant d'assurer le salut des âmes et
d'un fondement dans une raison humaine objective et désinté-
ressée, comment pouvait-on justifier les lois civiles autrement
que sur la base de leur efficacité pratique? Pourquoi serait-on
tenu de s'y conformer, sinon par la contrainte? Qu'est-ce qui
leur donnait le statut de lois, et non de simples commande-
ments?

173
DROIT ET RÉVOLUTION

La réponse théologique à ces questions qui touchent au cœur


de la philosophie du droit était enracinée dans la théorie luthé-
rienne des deux royaumes, qui postulait que Dieu est présent,
mais invisible, dans le royaume de ce monde. Malgré leur cor-
ruption, les chrétiens vivant dans ce royaume terrestre sont
appelés à y poursuivre l' œuvre de Dieu. Ils sont appelés à y
maintenir l'ordre et y administrer la justice, même si cet ordre
et cette justice sont condamnés à demeurer très imparfaits.
L'ordre et la justice ne sont pas la voie du salut, mais sont des
formes qui masquent la présence de Dieu dans le royaume de ce
monde. Ils ont été établis par Dieu en partie afin de rendre sup-
portable la vie des hommes, et en partie afin d'indiquer la voie
vers la foi - mais sans constituer en soi cette voie.
Ces croyances théologiques ne représentent pas encore une
philosophie du droit, mais elles suffisent pour réfuter la thèse
convenue selon laquelle la théologie luthérienne ne s'intéressait
qu'à la vie spirituelle de l'individu et était indifférente à la poli-
tique et au droit. Ces doctrines offraient également un fonde-
ment théologique permettant de distinguer les devoirs de
l'individu envers Dieu des devoirs envers son prochain.
Ces deux catégories de devoirs, selon la théologie luthé-
rienne, sont exprimées dans la Bible, en particulier dans les Dix
Commandements. Dans la perspective de la théologie luthé-
rienne, mais aussi de la philosophie luthérienne du droit, les
Dix Commandements remplaçaient la tradition ecclésiastique et
le droit canonique comme source transcendante du droit divin,
naturel et humain. Par rapport au droit qui régit les rapports
civils dans la société, les six derniers commandements étaient
conçus comme la formulation suprême des principes fonda-
mentaux de droit public et privé, comprenant le respect des
autorités, de la vie humaine, des rapports familiaux, de la pro-
priété, des procédures de justice, et des droits d'autrui.
Pour autant, la philosophie luthérienne du droit ne se satis-
faisait pas d'ancrer le critère ultime de la validité du droit uni-
quement dans la Bible, même si, aux débuts de sa carrière,
Luther était enclin à penser dans ce sens 138 • La Bible s'adresse
aux croyants, mais tous les sujets des autorités civiles ne sont
pas croyants. Dieu a établi les autorités et les lois civiles aussi
bien pour les païens que pour les chrétiens. En effet, c'est à
cause de la déchéance de l'humanité que le droit est nécessaire,

174
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

et en premier lieu pour démontrer au pécheur ce qui est requis


de lui et à quel point il est désarmé pour remplir ces exigences.
C'est pourquoi Dieu a implanté dans la conscience de chaque
homme - en dehors et indépendamment de la Bible - un degré
d'entendement moral qui correspond en effet aux principes
révélés à la foi dans le Décalogue. Melanchthon a classé cet
entendement moral universel parmi les « éléments de connais-
sance» qui donnent eux-mêmes forme à la raison et qui ne peu-
vent dès lors être démontrés par la raison. Néanmoins, si la
raison se laisse guider par la foi, elle sera en mesure de com-
prendre et d'accepter, même si elle ne peut le prouver, ce qui
est directement révélé à la conscience. La raison peut donc être
sauvée, pour ainsi dire, par la foi, ou, selon les termes d'Olden-
dorp : la conscience est une forme supérieure de la raison - non
une raison ordinaire, mais la raison divine.
La théorie luthérienne de la conscience avait associé la foi à la
raison. De même, la théorie luthérienne de la vertu civique ou
politique a associé le Royaume des Cieux au royaume de ce
monde. Dans ce contexte, le « troisième usage» du droit, mis
en valeur par Melanchthon et par Oldendorp, joue un rôle
important. Le droit naturel - c'est-à-dire les principes de droit
qui relèvent de la morale, qui sont intelligibles pour la
conscience et qui ont été confirmées par les Dix Commande-
ments - sert de guide aux fidèles, en particulier à ceux qui
détiennent des fonctions élevées, afin de leur permettre de réa-
liser la justice, l'équité, l'altruisme et la paix.
L'idée du rôle pédagogique du droit a été transposée dans la
philosophie luthérienne du droit, du droit naturel au droit posi-
tif. Tout comme l'une des fonctions essentielles du droit naturel
consiste à éduquer les autorités civiles, l'une des fonctions
importantes du droit positif édicté par ces autorités civiles, de
l'avis de Melanchthon et d'Oldendorp, consiste à soutenir les
attitudes et sentiments de moralité auprès de ceux qui sont
assujettis à ces lois. Melanchthon et Oldendorp expliquaient en
détail comment les différentes branches du droit - notamment
le droit pénal, le droit civil, le droit ecclésiastique et le droit
constitutionnel - contribuent non seulement à l'ordre social et
au bien commun, mais au-delà également au perfectionnement
moral de la société.

175
DROIT ET RÉVOLUTION

L'une des thèses d'Oldendorp qui s'avèrera d'une importance


particulière pour le développement de la philosophie du droit
en Occident était celle selon laquelle le caractère général et
objectif propre aux: règles de droit représente à la fois leur
grande force et leur grande faiblesse. Tout aussi importante
était sa conviction qu'il est possible de remédier au vice résul-
tant de ce caractère général et objectif des règles de droit, que
leur force pouvait être sauvée par une application conscien-
cieuse dans des situations concrètes. Melanchthon le philosophe
cherchait à concilier les normes juridiques avec la raison et la
conscience dans le sens général attribué à ces termes. Olden-
dorp le juriste étudia longuement et de manière approfondie
plusieurs applications concrètes des règles et principes, et
démontra les paradoxes qui découlent du recours aux: règles et
principes généraux: dans des cas concrets. Sa conclusion était
que ce n'était pas seulement dans des cas exceptionnels, mais
dans tous les cas, qu'il est nécessaire d'aller au-delà de la lettre
de la loi et de rechercher son esprit: une nécessité non seule-
ment aux: fins d'aboutir à une solution juste dans un cas parti-
culier, mais aussi pour parvenir à une cohérence générale des
règles elles-mêmes. Pour Oldendorp, la meilleure cohérence ne
s'exprimait pas exclusivement à travers une synthèse logique,
mais avant tout à travers la finalité qu'il fallait reconnaître aux:
règles dans leur mise en œuvre. La conscience devenait ainsi
chez Oldendorp la clé permettant d'accéder à l'unité et à l'inté-
grité du système juridique mis en pratique. Telle fut peut-être
la contribution spécifique la plus fondamentale que la philoso-
phie luthérienne du droit apporta à la science du droit en Occi-
dent. La théorie de l'équité conçue par Oldendorp en tant que
raison supérieure mise en œuvre par l'application en conscience
de règles générales dans des cas concrets se retrouve dans
maintes institutions du droit occidental. Parmi celles-ci, les
notions de l'appréciation discrétionnaire des juges et de l'équité
du jury dans la tradition anglo-américaine en sont l'illustration
la plus frappante 139 •
L'insistance de la doctrine luthérienne sur le rôle de la
conscience individuelle en tant que source de justice est en
quelque sorte compensée par l'importance équivalente que cette
doctrine accorde au rôle des autorités civiles dans la définition
et l'administration de la justice, et, en général, dans la préserva-

176
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

tion du culte, de la moralité, du bien commun (le « common


weal »). Luther lui-même pensait que sa conception de la
dignité et de la mission de l'État - de l' Obrigkeit - constituait
l'une de ses principales contributions à la pensée religieuse et
politique de son époque 140 • La Réforme luthérienne a en effet
créé l'État séculier moderne en attribuant aux titulaires des pou-
voirs publics la responsabilité suprême dans l'exercice de fonc-
tions qui auparavant avaient été de la compétence des titulaires
de fonctions ecclésiastiques. Les agents publics remplirent dès
lors dans les territoires luthériens des compétences à l'égard du
clergé, des biens ecclésiastiques, de l'éducation, de l'assistance
aux pauvres, des soins médicaux, des délits en matière de
morale et de religion, du mariage et des relations familiales, des
testaments, et de nombreuses autres matières régies, dans les
territoires catholiques, par des agents de l'Église intervenant en
vertu du droit canonique. La notion même de souveraineté
d'un État séculier était étroitement associée au rôle amplifié qui
revenait désormais à l' Obrigkeit séculière - le terme allemand
équivalent au terme latin de superanitas, « ce qui est supérieur »,
et qui a été traduit en français par « souveraineté» et en anglais
par « sovereignty ».
L'élimination des contrôles que les autorités de l'Église
catholique romaine avaient traditionnellement exercés à l'égard
des autorités séculières augmentait cependant sensiblement le
risque de voir le prince s'arroger un pouvoir absolu, c'est-à-dire
un pouvoir au-dessus de la loi et du droit. De plus, la théologie
luthérienne soulignait que le prince exerçait le pouvoir en vertu
d'un droit divin et que ses sujets étaient tenus de l'honorer et de
lui obéir comme père de son pays. La philosophie luthérienne
du droit comportait toutefois - tout comme la doctrine catho-
lique - quelques garde-fous essentiels contre la tyrannie. En
premier lieu, la conception du prince en tant que père de son
peuple impliquait déjà une responsabilité qui lui incombait et
n'était pas compatible avec un comportement tyrannique. En
second lieu, la philosophie luthérienne du droit soulignait
l'importance de lois écrites et publiées, dont l'une des fonctions
était de contenir les mauvais gouvernants. En troisième lieu, la
philosophie luthérienne du droit reconnaissait dans le droit
romain l'expression écrite de la raison: bien que tout prince ter-
ritorial fût censé avoir succédé à l'autorité romaine impériale, le

177
DROIT ET RÉVOLUTION

droit romain était néanmoins également envisagé comme un ius


commune transnational, dont l'interprétation était confiée à des
juristes savants qui glosaient, commentaient et synthétisaient les
textes anciens. Enfin, les juristes luthériens découvrirent aussi
bien dans l'Écriture que dans la conscience un droit général de
résistance à tout régime tyrannique. La conscience était à la fois
le levier de l'obéissance civile et de la désobéissance civile.
Lorsque le droit positif est contraire au droit naturel, le chrétien
luthérien est déchiré dans sa conscience entre son devoir d'obéir
aux « pouvoirs établis» par Dieu et son devoir d'obéir au sens
de la justice que Dieu lui a donné.
Aux yeux d'un philosophe du droit américain contemporain,
l'incapacité de la philosophie luthérienne du droit de résoudre
cette tension entre le droit et la morale par une voie rationnelle
peut paraître vexante. Il est toutefois important de rappeler que
la philosophie luthérienne du droit est une source primaire - au
sens philosophique comme au sens historique - aussi bien du
positivisme juridique contemporain que de la théorie contem-
poraine du droit naturel. Envisagée comme une théorie positi-
viste, la philosophie luthérienne du droit définit le droit de la
société civile comme la volonté du législateur s'exprimant par
un système de règles qui sont sanctionnées par des peines
contraignantes et dont la fonction essentielle consiste à mainte-
nir l'ordre social. Selon Melanchthon, la ou le « politique» - il
se réfère également à « l'État », parfois à 1'« Obrigkeit» - est la
méthode qui permet de « créer l'ordre légitime au sein de la
communauté» et d'introduire des lois régissant « la propriété,
.
1es contrats, 1es successIOns et d' autres matleres
., 141 ». C,,·etaIt 1a
première affirmation de la notion allemande de Rechtsstaat,
« l'État de droit142 ». Afin d'être pleinement efficaces, de telles
lois, soulignaient Melanchthon et Oldendorp, devaient être
promulguées, prévisibles, d'application générale, et elles devai-
ent obliger aussi bien les autorités politiques que leurs sujets. La
prétention d'un système juridique, ou d'une loi particulière, ou
encore d'une décision en droit, d'exprimer la raison et la justice
ne peut se vérifier, dans la logique de la philosophie luthérienne
du droit, de l'intérieur de ce système lui-même, mais unique-
ment à partir de critères de morale qui proviennent du dehors
du système juridique. La philosophie luthérienne du droit
admettait ainsi une prémisse fondamentale du positivisme juri-

178
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

dique qui veut que le droit et la morale soient nettement diffé-


renciés, et que ce que le droit est ne soit pas confondu avec ce
que le droit devrait être. En assimilant le droit à la morale, on
ouvre la voie à l'insécurité juridique et à l'instabilité du droit,
par conséquent au désordre. On ouvre aussi la voie à faire du
droit la source plutôt que l'objet de la critique morale, ce qui
favorise l'injustice.
Dès lors, la philosophie luthérienne du droit rejetait la défi-
nition du droit formulée par Thomas d'Aquin, selon qui le
droit est un ordonnancement de la raison pour le bien com-
mun, édicté par l'autorité qui a la charge de la communauté 143 •
Dans la perspective luthérienne, une telle définition accorde
une sacralité injustifiée tant au droit qu'à la raison. Elle s'inspire
d'une conception exagérément optimiste de la nature humaine,
et par conséquent d'une conception exagérément optimiste du
rôle de l'État comme instrument de justice. Un ordre promul-
gué selon les règles par un souverain est la loi aux yeux de la
philosophie luthérienne du droit, même si elle s'avère arbitraire
dans ses intentions et dans ses effets.
Toutefois, si l'on considère la philosophie luthérienne du
droit comme une théorie du droit naturel, on reconnaît une
doctrine qui affirme que toute personne a en soi certains senti-
ments moraux portant sur la justice et le droit, qui comportent
le respect à l'égard des autorités civiles, de la vie humaine, de la
propriété, des responsabilités familiales, des procédures équi-
tables et, d'une manière générale, des droits envers soi-même et
les autres. Ces sentiments moraux (que l'on peut considérer
comme de simples idées, ou des penchants) résident en partie
dans la raison et dans la volonté, mais principalement dans la
conscience. La conscience de toute personne est ainsi une
source de droit naturel, c'est-à-dire un principe de pensée et
d'action inhérent à la nature humaine. À la différence de la
théorie catholique, la théorie luthérienne du droit naturel est
essentiellement une théorie morale, et non juridique. Elle
repose principalement sur un sens inné de la justice, à laquelle
la raison est subordonnée. Du point de vue luthérien, la raison
est trop faible et trop obscurcie par l'égoïsme pour être pleine-
ment capable de soutenir un tel sens de la justice. Il y aura iné-
vitablement des désaccords rationnels entre les gens quant à la
portée des différents principes de la loi morale et à propos de

179
DROIT ET RÉVOLUTION

leur application dans des cas concrets. Dans le cas d'un désac-
cord rationnel, tout individu doit s'adresser à sa propre
conscience afin de parvenir à une telle application.
Dans la mesure où la théorie luthérienne du droit naturel est
essentiellement une théorie morale, plutôt qu'une théorie juri-
dique, elle peut être conciliée avec le positivisme juridique
contemporain. D'autre part, elle va au-delà des paramètres du
positivisme juridique du fait qu'elle a recours à la conscience
pour mettre en œuvre les règles de droit dans des situations spé-
cifiques. Dans le processus juridique d'un jugement ou d'un
acte administratif, les injustices susceptibles de provenir d'une
application purement rationnelle de règles générales à des cas
concrets peuvent seulement être corrigées par une sensibilité
aux circonstances particulières de la situation, comme les carac-
téristiques propres aux parties concernées, leurs motifs, les effets
des alternatives qui se présentent, et différents autres facteurs de
ce type. De même, dans le processus législatif, le législateur ne
devra pas seulement se soucier de la politique au sens général,
mais aussi des circonstances particulières dont découlent le
besoin de la législation proposée et les effets spécifiques que son
application entraînera. Comme nous le verrons au chapitre sui-
vant, la philosophie luthérienne du droit va de pair avec une
nouvelle science du droit (et, au XVIe siècle, l'Allemagne y
conduit) qui consistait à classifier et systématiser sur une très
grande échelle les règles de droit privé et de droit public, tout
en assurant la souplesse de leur application par le recours à la
conscience, une souplesse qualifiée d'équité.
En ces termes quelque peu condensés et abstraits, la philoso-
phie luthérienne a quelque chose à offrir à la pensée juridique
contemporaine. Elle propose avant tout une méthode permet-
tant de concilier, d'une part, ce que l'on pourrait appeler l'École
de pensée juridique qui se réfère à un « droit supérieur» - pour
laquelle des valeurs telles que l'égalité et la protection de la
sphère privée sont des droits transcendants que l'ordre politique
ne pourrait enfreindre - et, d'autre part, ce que l'on pourrait
appeler l'École des « réalités politiques » - qui ne reconnaît pas
le caractère de droit à des principes n'ayant pas été formelle-
ment acceptés comme tels par les autorités dûment constituées
pour créer le droit. Pour le luthéranisme, le conflit entre ces
deux Écoles ne peut être résolu par l'exercice de la raison, mais

180
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE DU DROIT

il peut être résolu, en pratique, par l'exercice de la conscience.


Le luthéranisme n'offre pas de guide à l'exercice de la
conscience, si ce n'est un guide théologique. Ceux qui ne peu-
vent accepter un tel guide théologique se trouvent ainsi aban-
donnés à un dilemme particulièrement difficile, mais qui n'est
pas sans présenter un intérêt et dont il peut même tirer une
leçon l44 .
CHAPITRE III

La transformation de la science
juridique allemande

Les bouleversements politiques et religieux que connut


l'Allemagne au XVIe siècle furent accompagnés et renforcés par
une transformation de la « méthode», comme on disait à
l'époque - parfois, on parlait aussi de la « science» - selon
laquelle le droit a été analysé et systématisé, et notamment la
manière dont les décisions et règles juridiques étaient mises en
rapport avec les principes, notions et théories du droit. Afin de
comprendre la portée et la signification de ces changements, il
faut reconnaître qu'elles impliquaient une transformation; mais
à nouveau, comme nous l'avons relevé à propos de la philoso-
phie luthérienne du droit, il ne s'agissait pas pour autant d'un
rejet de la tradition scientifique juridique telle qu'elle s'était
développée en Occident depuis la fin du XIe siècle et au
XIIe siècle. Dans les premières universités européennes fondées
au cours des premiers siècles du Second Moyen Âge, le droit
était conçu comme un ensemble distinct et systématique de
connaissances, permettant d'étudier objectivement les lois, les
décisions et les règles de droit, et de les comprendre en termes
de principes généraux, de notions et de théories fondamentales
pour saisir le système dans sa globalitë. En fait, il s'agissait de
la première science moderne en Europe, même si cette science
se différenciait bien sûr des sciences naturelles qui se constitueraient

183
DROIT ET RÉVOLUTION

plus tard, mais également des études littéraires, esthétiques, phi-


losophiques et théologiques qui avaient déjà été développées
dans les écoles des cathédrales et d'autres centres d'études. Les
juristes allemands du XVIe siècle restaient attachés à l'approche
systématique de la science juridique, mais la méthode « scolas-
tique» qui avait prévalu jusqu'alors fut transformée en une
nouvelle méthode dite « topique ».
La science du droit qui fut développée aux XIe et XIIe siècles se
différenciait aussi de la casuistique caractéristique de l'ancien
droit romain telle qu'elle avait été pratiquée du le, au VIe siècle.
Pourtant, ce fut essentiellement l'héritage de cette casuistique
ayant fait l'objet d'une compilation par l'empereur byzantin
Justinien au VIe siècle, opportunément redécouverte dans une
bibliothèque italienne au moment même où la Révolution pon-
tificale avait atteint son apogée, qui fournit aux XIe et XIIe siècles
la base de l'approche d'une science occidentale du droit fondée
sur des principes et une systématisation. Au XVIe siècle, les
juristes qui développèrent la nouvelle méthode topique se
fondaient eux aussi en partie sur ces mêmes textes romains. On
peut même affirmer qu'au cours des réformes du droit qui
eurent lieu au XVIe siècle, le droit romain joua un rôle plus
important encore qu'aux époques antérieures.
L'expression « droit romain» recouvre évidemment plusieurs
significations différentes: le droit archaïque des Douze Tables
et le droit de l'Empire romain oriental postérieur à Justinien,
par exemple, n'ont qu'un rapport lointain avec la tradition juri-
dique occidentale. D'autre part, même les parties du droit
romain qui ont fortement contribué aux systèmes juridiques
occidentaux, comme ce fut le cas des imposantes compilations
rédigées sous l'autorité de Justinien, ont subi aux différentes
époques où elles furent mises à contribution des changements
radicaux d'interprétation. Du XIe au xV' siècle, les juristes occi-
dentaux qui étudiaient le droit romain se sont principalement
intéressés au Digeste de Justinien, en commençant par gloser les
milliers de règles et décisions éparses, puis, à un stade ultérieur,
en rédigeant des commentaires sur les gloses 2 • En revanche, du
XIe au XVIIIe siècle, les juristes se sont davantage concentrés sur
les Institutes de Justinien, tout en combinant leur étude des
notions, règles et principes de droit romain avec ceux des diffé-
rents systèmes juridiques qui constituaient à leur époque le

184
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

droit positif des différents ordres politiques européens -le droit


canonique de l'Église, le droit de l'Empire, des royaumes et des
principautés, les droits urbains, le droit commercial, ainsi que le
droit féodal.
Le droit romain doit par conséquent être conçu comme un
élément évolutif dans une tradition juridique elle-même évolu-
tive. Ce que de nombreux historiens du droit désignent encore
toujours par « réception pratique» du droit romain vers la fin
du xv" siècle et au XVIe siècle, en opposition à la « réception
théorique» qu'ils situent de la fin du XIe siècle jusqu'au
xv" siècle, doit en fait être envisagé dans le cadre d'un processus
historique s'étalant sur une très longue durée au cours de
laquelle les éléments pratiques et théoriques ont toujours été
présents. En fait, du XII" au XIXe siècle, le droit romain a conti-
nuellement fait l'objet d'une « réception» en Europe, tout
comme la philosophie grecque et la théologie hébraïque ont
continuellement fait l'objet d'une réception. Tous ces éléments
ont été assimilés, transformés et ont acquis une nouvelle vie et
une nouvelle histoire. Ils ont été rénovés à plusieurs reprises par
de nouvelles approches des principaux textes classiques - la
Bible, Platon, Aristote et les compilations de Justinien.
Il serait faux de croire qu'au Haut Moyen Âge le droit
romain ait fait l'objet d'une réception théorique tandis que la
réception pratique n'aurait eu lieu qu'à la fin du xv" siècle et au
début du XVIe siècle: ce serait méconnaître que tous les systèmes
de droit liés à la « pratique» qui se développèrent aux XIIe et
XIIIe siècles (comme, par exemple, le droit canonique appliqué
dans les tribunaux ecclésiastiques ou la législation royale appli-
quée dans les cours royales des différents pays européens) ont en
réalité « reçu » ou adopté et mis en pratique différents principes,
notions et règles de droit romain 3. Sauf lorsqu'ils étaient inté-
grés dans une législation particulière, les principes et règles de
droit romain exprimés dans les collections de Justinien ne
constituaient pas, en tant que tels, un droit positif: hormis à
Pise et peut-être dans quelques autres cités italiennes, ce droit
romain ne fut pas officiellement reconnu comme droit en
vigueur. Cependant, dans un sens plus large, le droit romain
était bien une source du droit, auquel on avait recours pour
combler des lacunes ou pour résoudre des incertitudes dans le
droit canonique ou dans les différents systèmes juridiques

185
DROIT ET RÉVOLUTION

particuliers. Ce ne fut qu'en 1495 que l'empereur Maximilien,


en établissant une juridiction pour le Saint Empire romain de la
Nation allemande, la Cour impériale de justice (Reichskammer-
gericht), prescrivit qu'elle appliquât le droit romain, par lequel
on entendait à l'époque les collections de Justinien telles
qu'elles avaient été glosées et commentées par les juristes uni-
versitaires en Occident et tel que ce corpus était interprété par
les docteurs en droit, parmi lesquels les juges de la nouvelle cour
de justice étaient recrutéé. Dans d'autres tribunaux, en Alle-
magne et ailleurs en Europe occidentale, le droit romain était
essentiellement conçu comme un droit idéal, la ratio scripta ou
« raison écrite ». Ses principes et ses règles, tels qu'ils étaient
interprétés, servaient de référence pour expliquer le droit en
vigueur et le compléter.
La science du droit qui avait été développée au cours des XIe,
XIIe et XIIIe siècles fut critiquée aux xV et XVIe siècles, principale-
ment par les juristes universitaires qui soutenaient le courant dit
humaniste de l'époque, parfois également désigné de « nouvel
humanisme ». Ces humanistes s'attaquaient avant tout aux
explications que les juristes des générations précédentes avaient
proposées pour comprendre les textes de Justinien, ensuite éga-
lement à leurs techniques de glose et de commentaire. Ces
attaques découlaient de nouvelles conceptions portant sur la
langue, l'histoire, la philosophie et le droit lui-même - des
conceptions qui finirent par contribuer de façon décisive à un
renversement de la conception du monde telle qu'elle avait pré-
valu en Occident pendant quatre siècles. La critique de la
méthode dite scolastique des juristes médiévaux s'articula en
trois phases: une première phase, souvent qualifiée de critique
philologique et historique, mais que l'on peut également qualifier
de « sceptique » ; une deuxième phase fondée sur de nouveaux
principes; enfin, une troisième phase que l'on peut qualifier de
critique « systématique ». Dans ces trois phases, la critique
s'exprima au nom de 1'« humanismeS ». La troisième phase de
cette critique, fondée sur une nouvelle approche systématique,
exprimait l'esprit de la Révolution allemande.

186
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

La science juridique humaniste


et la critique sceptique du droit

Dès le milieu du XIV" siècle, des pionniers de l'humanisme


italien comme Francesco Petrarca (Pétrarque, 1304-1374) ou
Giovanni Boccaccio (Boccace, 1313-1375) avaient déjà critiqué
les juristes contemporains, les accusant d'ignorer l'histoire de la
Rome antique et des origines du droit romain, de discuter
interminablement sur des trivialités, de pratiquer un style bar-
bare sans élégance, de méconnaître la vraie science, et, en géné-
ral, de manquer de culturé. Au siècle suivant, ces accusations
furent reprises par le philologue humaniste Lorenzo Valla (ou
Laurentius Valla, 1407-1457)7. Grammairien et rhétoricien
confirmé, célèbre pour ses ouvrages sur l'usage du latin classique,
Valla préférait à l'abstrait le concret, à l'ambiguïté la clarté. Selon
l'historien Donald Kelley, «aux yeux de Valla comme de la
plupart des humanistes [... ], l'entendement découle du sens
littéral et non de quelque interprétation métaphorique. Ainsi,
mettant en pratique sa logique intransigeante, il insistait sur le
fait qu'il existe un rapport sans équivoque entre les mots et les
choses. À proprement parler, les mots étaient des signes, et
leur sens était essentiellement une significations». La signifi-
cation découlait à son tour du sens accepté par ceux qui ont
acquis une expertise de la langue. Ainsi, afin de saisir le sens
des mots hérités du passé, il était indispensable de savoir ce
que ces mots signifiaient à l'époque où les auteurs les avaient
utilisés en connaissance de cause. Pour comprendre le droit
romain de Justinien, il est par conséquent nécessaire de savoir
non seulement ce que les termes employés dans les textes de
Justinien signifiaient lorsque ces textes furent compilés et édités
par Tribonien (mort en 545), mais également, et avant tout, à
l'époque de leur rédaction plusieurs siècles auparavant, par les
juristes cités par Tribonien. Celui-ci, comme le démontra Valla,
avait manipulé les textes originaux sélectionnés dans ses
compilations 9.
Valla s'attaqua au langage barbare des glossateurs et des com-
mentateurs, mais aussi aux altérations du sens des textes anciens
que leurs interprétations entraînaient. Les juristes de la méthode

187
DROIT ET RÉVOLUTION

scolastique, se plaignait-il, «lui retournaient l'estomac ». Ils


avaient, dit-il, introduit des expressions «gothiques» dans la
langue latine. Ils avaient combiné le droit romain avec un lan-
gage corrompu emprunté au droit canonique médiéval. «En
outre - pour citer à nouveau Kelley -, ils avaient soumis le droit
[romain] aux mêmes supplices que leurs confrères aristotéliciens
avaient infligés à la philosophie. Par leurs controverses et leurs
arguties sur leurs notions de quiddité, ils avaient séparé le droit
romain du bon sens et de son contexte historique. Ils avaient
abouti à déshumaniser une "science humaine". Pour cette
troupe d'ignorants, qui préféraient l'œuvre d"'oies" comme
Accurse ou Bartole à celle des "cygnes" de la )urisprudence
ancienne, Valla réservait son plus profond mépris 0. »
La Glossa Ordinaria ou Magna Glossa, la « Grande Glose»
d'Accurse, rédigée vers 1250, consistait en une immense concor-
dance des gloses qui avaient été enseignées à partir du Digeste
depuis l'époque du premier grand romaniste en Occident, Irne-
ri us (ca. 1060-1125). La glose d'Accurse connut un grand suc-
cès à travers toute l'Europe, et son autorité dépassa même dans
une certaine mesure celle du Digeste. Aux yeux de Valla, cette
glose représentait un sombre voile qui recouvrait la pureté des
textes originaux. Les commentateurs (ou post-glossateurs),
dont l'un des principaux représentant fut Bartole (Bartolus de
Saxoferrato, 1314-1357), avaient bâti leur œuvre à partir de
cette glose. Ces auteurs spéculaient sur les prémisses dont déri-
vaient les opinions divergentes des glossateurs avant eux. Ils
s'intéressaient moins au sens littéral des textes romains origi-
naux qu'à la nature, aux conceptions et aux applications poten-
tielles de ces textes dans différents cas de figure 11 • Cette
approche choquait encore davantage Lorenzo Valla: il qualifiait
Bartole d'« âne », d'« idiot », de « fou» qui avait complètement
défiguré le droit romain 12 • Cette mauvaise opinion de Bartole
chez Valla -laquelle, de nos jours, semble tout à fait injusti-
fiée - fut reprise et partagée par de nombreux humanistes, y
compris par des juristes appartenant à ce courant humaniste.
On peut mettre en parallèle de cette querelle du xv" siècle les
attaques radicales des courants « réalistes» et « critiques» de la
philosophie du droit aux États-Unis au xxe siècle à l'encontre de
la théorie traditionnelle du droit.

188
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

L'approche philologique et historique du droit romain inau-


gurée par Valla a eu de fortes répercussions négatives sur la
méthode juridique scolastique et a remis en cause son autorité
scientifique, principalement de deux façons. En premier lieu,
elle a contribué à effacer le caractère sacré des sources origi-
naires du droit. En second lieu, elle a du même coup contribué
à effacer l'autorité des sources secondaires du droit qui étaient
fondées sur ces sources originaires. La science médiévale du
droit avait présupposé le caractère sacré - c'est-à-dire transmis
par Dieu - et en ce sens, la validité objective des textes de
l'ancien droit romain. Sans doute, ces textes avaient été admis
sélectivement, plusieurs règles et passages étaient en pratique
ignorés, tandis que d'autres parties (comme celles concernant la
religion, qui occupaient une place importante dans les sources
d'origine) n'étaient pas jugées pertinentes. Dans l'ensemble, les
textes étaient toutefois censés constituer un reflet humain du
droit divin 13 • La justice, la vertu, la légitimité et d'autres quali-
tés abstraites, mais également les principes généraux d'une pro-
cédure équitable, de la responsabilité contractuelle, de la
responsabilité fondée sur la faute et d'autres notions de ce type
étaient considérés comme des éléments d'un méta-droit sacré,
exprimés à travers les textes mêmes du droit romain. Pour Valla
et ses successeurs, les textes ne constituaient qu'une création lit-
téraire du vI' siècle, une production historique relative, éclec-
tique et contenant des contradictions internes. Cette approche
avait inévitablement des répercussions sur l'autorité des inter-
prétations développées quelques siècles plus tard à partir de ces
mêmes textes par les glossateurs et les commentateurs. À partir
du moment où les textes étaient réduits au statut de purs docu-
ments littéraires, les gloses et commentaires qui s'étaient greffés
sur ces textes en assumant leur caractère sacré étaient désormais
perçus comme des lectures incorrectes, qui ne correspondaient
pas à leur sens original.
Pour autant que l'humanisme juridique s'en tint à une
approche purement historique et philologique, ses effets demeu-
rèrent largement négatifs d'un point de vue juridique. Ce cou-
rant scientifique réussit à dénoncer plusieurs corruptions des
textes romains, grecs, germaniques ou canoniques, et même
quelques faux documents notoires 14 . Au fil des générations, les
humanistes parvinrent à reconstituer une partie importante des

189
DROIT ET RÉVOLUTION

anciens textes. En France, en Italie, en Allemagne, en Suisse,


aux Pays-Bas, en Espagne et en Angleterre, des juristes savants
entreprirent dès la fin du xV siècle et surtout à partir du
XVIe siècle de restaurer et d'annoter des centaines d'anciens
manuscrits de droit romain 15. Ils élaguèrent les ajouts médié-
vaux et ils libérèrent le langage juridique de tout un jargon ana-
chronique qui pesait sur la science du droit. Mais au cours de
cette première phase de son développement, l'humanisme juri-
dique ne fut pas en mesure de fournir des solutions construc-
tives aux problèmes juridiques de son époque. Pour cela, une
étape ultérieure était requise, allant au-delà de la critique histo-
rique et philologique des textes, tout en assimilant les résultats
de cette critique.

La science juridique humaniste


et la critique fondée sur les principes

La deuxième étape de la science humaniste du droit débuta


au cours des premières décennies du XVIe siècle sous l'impulsion
d'une nouvelle génération de juristes humanistes. Comme leurs
prédécesseurs de la première phase, les protagonistes de cette
nouvelle génération préconisaient et appliquaient toujours une
approche philologique dans l'étude du droit. Ils critiquaient la
science médiévale du droit dont les interprétations des textes de
Justinien leur paraissaient souvent grossières et peu fondées. Ils
mettaient également l'accent sur la relativité historique de ces
textes, partant de leur inutilité pour certaines questions qui se
posaient au XVIe siècle. Cependant, les humanistes de cette
deuxième phase sont allés plus loin que leurs prédécesseurs, en
particulier sur deux points: tout d'abord, du fait qu'ils simpli-
fièrent le droit en ignorant des pans entiers de ce qui faisait tra-
ditionnellement l'objet d'analyses juridiques; ensuite, du fait
qu'ils réagencèrent et réinterprétèrent les règles spécifiques du
droit à partir de notions et de principes plus généraux. C'est
ainsi que l'approche sceptique fondée sur une critique histo-
rique et philologique fut progressivement remplacée par une
méthode davantage positive et synthétique, qui permettait
d'envisager des domaines particuliers du droit et des questions

190
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

juridiques spécifiques dans un cadre plus général, à l'aune de


principes généraux.
Ce nouveau style de pensée juridique, marqué par l'impor-
tance de principes, s'imposa graduellement, au-delà de la clari-
fication des textes, bien que la méthode antérieure qui se
focalisait sur la critique historique et philologique demeurait
importante et prévalait encore dans certains centres. Ce
n'étaient plus les textes, ni les gloses des textes, mais les prin-
cipes et notions juridiques qui constituaient le point de départ
de toute analyse juridique. En même temps, et sur la base des
mêmes critères, l'attention portée au Digeste de Justinien [com-
pilation de la tradition juridique, VIe siècle], avec ses milliers
d'opinions éparses de juristes sur l'application de règles spéci-
fiques à des cas spécifiques, s'effaça pour se porter dorénavant
plutôt vers les Institutes de Justinien, une sorte de précis intro-
ductif à l'usage des étudiants, où l'on trouvait la formulation de
principes généraux, même si leur portée n'était que sommaire-
ment définie et que l'agencement de ces principes demeurait
plutôt faible.
Au cours de cette deuxième phase de la réaction, dirigée contre
la science scolastique du droit, les juristes humanistes dévelop-
pèrent un nouveau style d'enseignement du droit, que l'on a
désigné par mos juris docendi gallicus, c'est-à-dire le style « fran-
çais » d'enseigner le droit, que l'on opposait à la méthode anté-
rieure, le mos juris docendi italicus, c'est-à-dire le style italien {ou
« bartoliste») d'enseigner le droit. {En fait, le style « français »
s'implanta dans plusieurs universités italiennes, tandis que le
style « italien » demeura prédominant dans de nombreuses uni-
versités françaises 16 .) Le mos gallicus faisait en général l'écono-
mie des gloses, ce qui réduisait considérablement la matière à
étudier. La méthode française mettait aussi l'accent - conformé-
ment à ce que la première phase du courant humaniste avait
établi - sur les aspects philologiques et historiques des textes de
Justinien, et sur l'usage esthétique de la langue. Cependant, sa
principale caractéristique était que désormais l'enseignant com-
mençait son exposé à partir de principes et de notions dont il
démontrait ensuite les applications spécifiques. À la différence
de la science scolastique, les humanistes traitaient leurs prin-
cipes et notions, qu'ils empruntaient aux Institutes [manuel
d'introduction au droit, VIe siècle] ou à d'autres sources, comme

191
DROIT ET RÉVOLUTION

des éléments externes par rapport aux textes, et leur attribuaient


une validité intrinsèque. Ainsi, le mos gallicus, et d'une manière
générale l'humanisme juridique au cours de sa deuxième phase,
représentait un nouveau type de logique juridique, par nature plus
déductive, et selon laquelle les règles de droit spécifiques apparais-
saient comme des corollaires nécessaires inférés à partir de notions
et de principes dont la validité était censée évidente en soi l ? En
même temps, les juristes de cette deuxième phase du courant
humaniste se différenciaient de leurs prédécesseurs de la première
phase en ce qu'ils faisaient preuve d'un peu plus d'estime pour les
juristes scolastiques: sans doute, ils attaquaient eux aussi leur
méthode, mais ils n'hésitaient pas à accepter de nombreuses solu-
tions proposées par ces juristes antérieurs sur des questions spéci-
fiques. Plusieurs, voire la plupart des notions et principes auxquels
les juristes humanistes attribuaient une validité intrinsèque, étaient
d'ailleurs les mêmes que ceux dont les juristes scolastiques affir-
maient qu'ils étaient implicites dans les textes sacrés.
Les principales caractéristiques de cette deuxième phase de la
science humaniste du droit se retrouvent dans l'œuvre du juriste
allemand Udalricus Zasius (Ulrich Zisi en allemand) (1461-1535)
et du juriste italien Andrea Alciato dit Alciat (Andreas Alciatus,
1492-1550). Ces deux auteurs, auquel il convient de joindre le
Français Guillaume Budé (Budaeus) (1468-1540), furent appelés
par Érasme (1466-1536) le « grand triumvirat» du droit
l8
romain . Les ouvrages de Budé appartiennent toutefois à la pre-
mière phase de l'humanisme juridique: à la différence de Zasius et
d'Alciat, la préoccupation de Budé ne consistait pas à interpréter
les textes de droit romain selon des principes sous-jacents; il
s'attacha davantage à expliquer leur sens originaire et à démontrer
des anomalies textuelles en ayant recours à la méthode philolo-
gique et historique. Budé, comme Lorenzo Valla avant lui, s'inté-
ressait d'ailleurs davantage aux études classiques qu'au droit l9 .
Zasius - malgré la présentation d'Érasme - critiqua vivement
aussi bien Valla que Budé, auxquels il reprochait leur ignorance
et leur arrogance, du fait qu'ils avaient selon lui « pillé» les
grands ouvrages des jurisconsultes romains - un crime, écrivait-
il en 1518, « qui ne pourrait jamais être expié, ni par le soufre,
ni par le feu». Leur crime était plus grave que celui d'Adam,
car, selon lui, Alciat et Budé « n'avaient pas seulement touché
au fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, comme

192
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

l'avait fait Adam, mais ils avaient complètement déraciné l'arbre


lui-même2o ».
Zasius partageait toutefois les convictions de Valla et de Budé
sur la nécessité de « retourner aux sources», leur hostilité à
substituer à l'analyse des textes originaux une analyse de gloses,
ainsi que leur dégoût à l'égard de toute (( corruption» du latin
par les juristes scolastiques. D'autre part, Zasius était un juriste
authentique, qui se gardait dès lors d'insister, comme la généra-
tion d'humanistes avant lui, sur la prétendue simplicité des
textes originaux, et il n'était pas enclin, comme ceux-là, à
déduire des contradictions internes à partir d'ambiguïtés tex-
tuelles. Si l'on exige que l'expertise juridique soit exposée de
telle sorte qu'elle soit claire pour tous les lecteurs, disait-il, cela
revient à traiter ces textes juridiques (( comme une fille de joie le
long de la rue, disponible à chacun qui l'accoste ou (je dirais
même) la culbute2l ». Les ouvrages de droit des juristes romains
étaient à son avis nécessairement complexes et difficiles; leur
déchiffrement exigeait une formation juridique professionnelle.
Zasius était toutefois bien plus qu'un juriste professionnel. À
l'université de Fribourg en Brisgau il commença à enseigner
non seulement le droit, mais également la rhétorique et la poé-
sie. Son enseignement et ses travaux étaient brillants et atti-
raient un large public. Son importante correspondance
s'étendait à tout un réseau de personnages éminents à travers
l'Europe. Il était un ami d'Érasme. Il occupa des postes impor-
tants dans l'administration de Fribourg, une ville impériale. Il
acquit aussi une réputation considérable en tant que praticien
du droit: ses consultations juridiques dans de nombreux litiges
particuliers furent publiées et diffusées dans plusieurs pays. Sa
principale contribution à la pratique fut sans doute la rédaction
d'une codification générale du droit de la ville de Fribourg:
adoptée en 1520, cette rédaction du droit municipal fribour-
geois (Freiburger Stadtrecht) servit de modèle à d'autres villes
allemandes 22 •
La place qu'occupe Zasius dans la science du droit est mar-
quée par une série d'écrits qui comprend à partir de 1508 des
travaux sur des questions juridiques spécifiques, ainsi que des
traités généraux consacrés à des domaines particuliers du
droit 23 • Contrairement aux juristes scolastiques, Zasius com-
mence en général son analyse à partir de principes, plutôt que

193
DROIT ET RÉVOLUTION

d'autorités; les questions dont il traite incluent non seulement


celles qui surgissent de textes spécifiques, mais aussi celles, plus
générales, qui allaient au-delà des textes juridiques et pour les-
quelles les textes servaient plutôt d'illustration que de source
proprement dite. Contrairement aux auteurs de la méthode
philologique et historique, Zasius ne se limitait pas à la critique
des textes; sa préoccupation principale était d'élaborer des
notions et des principes généraux de droit et de montrer leurs
effets sur la résolution de questions juridiques spécifiques dont
les textes offraient des exemples. Selon Zasius, « la vérité juri-
dique [Rechtswahrheit] émane uniquement du texte même et de
la raison, et non de l'autorité des docteurs 24 ». Ou encore:
« toute doctrine qui est en contradiction avec les textes ou avec
la raison du droit [Rechtsvernunft], nous l'appelons sans honte:
un péché contre la vérité 5 ». L'importance qu'attachait Zasius à
l'interprétation de textes juridiques en se référant à leur source
dans des principes fondamentaux du droit - c'est-à-dire dans la
« vérité juridique» et la « raison du droit» - a contribué à
redresser le négativisme et le scepticisme de l'humanisme juri-
dique durant sa première phase.
Andrea Alciato a joué un rôle semblable dans la diffusion de la
deuxième phase de l'humanisme juridique. Alciat était le contem-
porain, plus jeune, de Zasius que celui-ci admirait beaucoup. Né
à Milan, il étudia le droit à Pavie et à Bologne. En 1518, après
avoir pratiqué le droit à Milan pendant plusieurs années, il fut
nommé, à peine âgé de vingt-six ans, à l'université d'Avignon.
Quatre ans plus tard, il retourna à Milan pour y reprendre sa pra-
tique. Il enseigna le droit romain en Avignon de 1518 à 1522 et
à nouveau de 1527 à 1529, pratiqua à Milan de 1522 à 1527,
puis revint en France où il enseigna à Bourges de 1529 à 1533, et
rentra ensuite définitivement en Italie, où il enseigna aux univer-
sités de Pavie et de Bologne, et pratiqua à nouveau le droit et
rédigea plusieurs ouvrages jusqu'à sa mort en 1550. Des étudiants
vinrent de toute l'Europe pour suivre son enseignement et plu-
sieurs personnages notables, parmi lesquels le roi de France Fran-
çois 1er , lui Ont rendu visite ou ont assisté à l'un de ses cours. Son
œuvre, prolifique, fut plusieurs fois rééditée 26 .
Alciat avait d'immenses talents en tant que philologue et his-
torien, et il utilisa ces dons en partie - à l'instar de Budé et
d'autres humanistes du courant philologique et historique-

194
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

pour dénoncer les anomalies entre les doctrines traditionnelles


qui prévalaient en Europe et les textes originaux de Justinien.
Cependant, il se rapprocha très tôt des idées des humanistes du
Nord, d'Érasme en particulier, et ce rapprochement le conduisit
(comme Zasius) à dépasser la méthode philologique et histo-
rique afin d'interpréter plusieurs des anciens textes juridiques à
la lumière de ce qu'il considérait comme leur logique et leur
esprit sous-jacents, de façon à les adapter aux besoins contem-
porains. Ainsi, il ne chercha pas seulement à déceler et à sur-
monter des anomalies juridiques, mais sa démarche consista
souvent aussi à défendre le Digeste de Justinien à l'encontre des
juristes qui représentaient la première phase de l'humanisme
juridique, tels que Valla et Budé.
Comme Zasius, Alciat était un juriste universitaire de pre-
mier rang et en même temps un praticien réputé. Ses écrits,
comme ceux de Zasius, s'appliquaient principalement à former
des juristes et à résoudre des questions de droit. Tout comme
Zasius, Alciat rédigea plusieurs centaines de consultations
(consilia et responsa) dans des litiges concrets concernant le droit
urbain, le droit canonique, le droit féodal, le droit pénal, les tes-
taments, les contrats et d'autres matières 27 • Malgré une diffé-
rence d'âge de trente et un ans, les deux hommes partageaient
une vision commune et entretinrent une correspondance enthou-
siaste. Alciat rejoignit même Zasius dans ses attaques de Budé et
de Valla, critiquant dans leurs interprétations des textes les excès
de leur préoccupation philologique et de leur critique historique.
Les travaux de Zasius et d'Alciat consacrés à différents
aspects du droit romain constituent une part importante de
leur contribution à la science juridique. Dans ces ouvrages, ils
ont analysé en détail la multitude de règles, de notions et de
principes relevant de chaque domaine. Leur principal souci à
travers ces travaux consistait à présenter, de manière cohé-
rente, globale et systématique, l'objet de leur analyse juridique
à partir de principes. Ainsi, par exemple, les ouvrages rédigés
par Zasius et Alciat et quelques-uns de leurs contemporains
sur le thème des obligations découlant de paroles (De verbo-
rum obligationibus) correspondaient à des traités généraux sur
le droit des contrats: celui de Zasius compte 742 pages, celui
d'Alciat 1 020 pages.

195
DROIT ET RÉVOLUTION

À leur époque, Zasius et Alciat étaient déjà reconnus comme


de grands réformateurs du droit - une réputation que l'historio-
graphie du droit a ensuite amplifiée. Pourtant, une étude plus
fouillée de leurs œuvres révèle qu'ils furent davantage les repré-
sentants d'une transition que les fondateurs d'une nouvelle
méthode. D'une part, ils ont contribué à préserver la pensée
juridique européenne des ravages de la première phase du cou-
rant humaniste, fortement marquée par son approche sceptique
- les ravages perpétrés par Boccace, Valla et leurs successeurs au
XVIe siècle, spécialement en France. Ils ont introduit d'impor-
tantes réformes dans l'enseignement du droit et ils ont rédigé les
premiers traités généraux sur des branches distinctes du droit.
Ils ont considérablement réduit la prolixité et la casuistique des
analyses scolastiques. À l'instar des humanistes qui les avaient
précédés, ils ont admis le caractère relatif des textes, mais ils ont
néanmoins réussi à synthétiser les règles de droit par un raison-
nement déductif à partir de principes et de notions qu'ils quali-
fiaient d'intrinsèquement évidents, mais qui correspondaient en
fait à ceux que leurs devanciers médiévaux avaient déjà retrou-
vés implicitement dans les textes.
D'autre part, ni Zasius ni Alciat n'ont introduit d'impor-
tantes innovations dans la science du droit. Ils n'ont pas entre-
pris de systématiser l'ensemble du droit ni de formuler ses
thèmes sous-jacents ou sa finalité. Leurs contributions consis-
taient en des « réformes techniques, des améliorations dans les
techniques d'enseignement, des études et de transmission des
connaissances juridiques 28 », mais non en un changement fon-
damental de l'analyse juridique ou de la conceptualisation des
doctrines juridiques 29 • La force, comme la faiblesse, de leurs
contributions aura été de maintenir les éléments fondamentaux
de la science dite scolastique du droit, mais épurée de ses pré-
suppositions philosophiques et théologiques ancrées dans la
pensée scolastique.

196
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

L'humanisme juridique
et la phase systématique de la science du droit:
l'Usus modern us protestantorum

Une troisième phase de transformation de la science occiden-


tale du droit était requise afin que la première phase « scep-
tique» et la deuxième phase fondée sur les « principes» puissent
aboutir et que la science juridique puisse aller au-delà de leurs
accomplissements. Cette troisième phase, que l'on qualifiera de
« systématique », commença à partir de la fin des années 1520
et des années 1530 : ses principaux représentants étaient surtout
allemands et protestants; ils entreprirent de tirer de notions et
de principes fondamentaux non pas simplement des pans parti-
culiers du droit, mais le corps du droit pris dans sa totalité.
Cette phase achevait le développement d'une nouvelle science
du droit - un développement qui relevait à la fois de la technique
et de la logique.
La science scolastique du droit qui s'était développée à partir
de la fin du XIe siècle et du XIIe siècle avait 1° classé et analysé
des règles de droit 2° qui découlaient essentiellement de textes
faisant autorité et des interprétations de ces textes, auxquelles
un statut d'autorité était également accordé, 3° en inférant, à
partir de ces sources, des principes et notions qui se rappor-
taient en interrelation et qui correspondaient aux normes
conventionnelles de rationalité. Cette science scolastique du
droit reposait sur la conviction que les textes fondamentaux du
droit romain et du droit canonique exprimaient une vérité et
une justice universelles, et qu'ils étaient dès lors susceptibles de
servir de points de départ à des raisonnements apodictiques per-
mettant de parvenir à une nouvelle intelligence de la vérité et de
la justice. Ces mêmes textes comprenaient toutefois des contra-
dictions, des ambiguïtés et des lacunes, ce qui exigeait qu'ils
soient soumis à une analyse dialectique: il fallait par consé-
quent formuler des problèmes (quaestiones), procéder à des clas-
sements et à des définitions, des opinions divergentes devaient
être explicitées, les controverses résolues. Au terme de ce travail,
des maximes de droit (en tant que propositions « maximales »)
pouvaient être formulées, et celles-ci exprimaient des principes

197
DROIT ET RÉVOLUTION

de droit universels. De cette manière, le caractère sacré des


textes, que l'on connaissait par la foi, pouvait être établi par la
raison. Selon la célèbre formule de saint Anselme: « Credo ut
intelligam» (<< Je crois et ainsi je peux savoir» : ut se rapporte
au «résultat», et non, comme on le croit trop souvent, au
« but» de la foi). Les savants juristes humanistes tels que Zasius
et Alciat ont affiné cette approche, sans pour autant modifier
fondamentalement la méthode. Ils partaient des règles qu'ils
trouvaient dans les textes et mettaient au jour les notions et
principes implicites en ceux-ci.
Au contraire, la nouvelle École protestante de la science du
droit qui se développa au cours des trois derniers quarts du
XVIe siècle s'efforça de 1° classer et analyser les notions et prin-
cipes de droit 2° découlant de la raison et de la conscience
innées, 3° en les illustrant à l'aide de règles juridiques en inter-
relation 4° que l'on rencontrait dans une grande variété de
sources du droit. La nouvelle méthode d'analyse et de synthèse
se fondait sur les deux phases précédentes de l'humanisme juri-
dique -le courant sceptique et celui s'articulant selon certains
principes -, mais elle alla plus loin. Sa démarche visait égale-
ment à incorporer l'ensemble du corpus de règles de droit dans
un cadre commun de notions et de principes.
Au cours de sa deuxième phase (laquelle, tout comme la pre-
mière, jouait toujours un rôle important et prédominait dans
certains centres), la science humaniste du droit avait en effet
souvent mis l'accent sur les notions et principes fondamentaux
du droit en tant que point de départ des raisonnements juri-
diques et de l'exégèse des règles de droit ou de solutions à des
questions juridiques spécifiques. Mais sa synthèse n'avait été
que partielle: ce n'étaient que des sujets ou domaines particu-
liers du droit, et non le droit dans son ensemble, qui faisaient
l'objet de leurs synthèses. D'importants ouvrages furent ainsi
rédigés sur les obligations consensuelles, sur l'interprétation des
règles, ou d'autres sujets spécifiques du droit. De fait, quelques
humanistes de la deuxième phase ont eux-mêmes exprimé le
souhait de systématiser l'ensemble du corpus juridique3o •
D'autres, comme Zasius, affirmaient qu'une telle systématisa-
tion globale ne présentait pas d'utilitë 1 . En fait, l'humanisme à
lui seul ne pouvait fournir la base d'une telle systématisation.

198
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

La nouvelle science du droit qui se développa au cours des


années 1520, 1530, 1540 et qui finit par remplacer la science
systématique des juristes scolastiques du Moyen Âge était liée
aux profondes mutations qui marquèrent à cette époque la pen-
sée religieuse. La troisième phase de la science humaniste du
droit était fondée sur une association intime entre le nouvel
humanisme juridique et le protestantisme.
En dépit de divergences importantes, la Réforme protestante
alla de pair avec l'humanisme et finit par le transformer.
L'exemple le plus frappant est celui du grand réformateur luthé-
rien Philipp Melanchthon (1497-1560), qui exerça une
influence considérable sur la nouvelle science juridique. Par
ailleurs, la nouvelle science du droit était en partie fondée sur
l'ancienne approche scolastique. Les juristes allemands qui
contribuèrent fortement à établir la nouvelle science juridique
- Johann Apel (1486-1536), Kontad Lagus (ca. 1499-1546),
Johann Oldendorp (ca. 1488-1567), Nicolas Vigelius (1529-
1600) et Johannes Althusius (1557-1638), parmi beaucoup
d'autres - reconnaissaient leur dette envers Luther et
Melanchthon, mais également envers les grands juristes scolas-
tiques du Moyen Âge. Si certaines réalisations fondamentales de
la science scolastique du droit n'avaient été reprises, la transfor-
mation durable de celle-ci par la nouvelle science juridique
n'aurait pu s'imposer.
La foi protestante, en particulier dans sa mouture luthé-
rienne, ajouta à l'humanisme la croyance - partagée par les
théologiens et juristes scolastiques que les humanistes avaient
critiqués - en l'objectivité du droit humain comme partie inté-
grale de la création divine. Selon la théologie luthérienne, Dieu
établit le droit humain, tout comme Il établit tout ce qui existe
dans le royaume de ce monde, et Il ordonne que ce droit soit
aussi conforme que possible au droit divin exprimé dans le
Décalogue. En même temps, les protestants rejetaient le carac-
tère sacré des textes de droit romain et de droit canonique, ainsi
que l'autorité de la tradition et de l'interprétation de ces textes.
À cet égard, ils se différenciaient des auteurs scolastiques catho-
liques antérieurs et leurs vues correspondaient à celles des pre-
miers humanistes. Mais à la différence des auteurs catholiques
et des humanistes, les protestants croyaient que les principes
selon lesquels le droit humain doit s'orienter doivent, avant

199
DROIT ET RÉVOLUTION

tout, être recherchés dans la raison et la conscience des chré-


tiens, c'est-à-dire dans la connaissance innée que Dieu leur a
donnée. En d'autres termes, Dieu n'a pas été révélé par les
textes juridiques, mais Il s'y trouve occulté. Afin de découvrir le
sens caché de ces textes, il est nécessaire de leur apporter des
vérités qui leur sont extérieures: des notions et principes établis
dans la raison et dans la conscience du juriste qui a la vraie foi.
Le but de cette démarche ne consiste pas (comme l'avaient
enseigné les scolastiques) à atteindre des maximes juridiques
implicites dans les règles de droit exprimées à travers les collec-
tions faisant autorité, ni à démontrer par la raison ce que l'on
sait par la foi, mais plutôt à établir la validité de règles de droit
en mettant en évidence comment elles découlent de principes
dont la conscience chrétienne reconnaît la justice.
Cette approche ne relevait pas seulement de la théorie du
droit, c'est-à-dire de la théorie des sources du droit. Elle relevait
aussi de ce qui correspond à l'autorité et à la légitimité du droit.
Ayant défié l'autorité du pape, puis de l'empereur, Luther avait
rejeté les deux instances suprêmes susceptibles de garantir
l'autorité du droit dans le monde qui était le sien. Ce rejet avait
mené plusieurs juristes humanistes contemporains, parmi les-
quels des personnalités de premier rang, à s'opposer à Luther:
notamment ceux qu'Érasme avait désignés de « grand triumvirat»
(Zasius, Alciat, Budé), lesquels, comme Érasme lui-même, et
plusieurs autres humanistes, avaient dans un premier temps été
séduits par la cause luthérienne. Lorsqu'ils s'aperçurent que la
théologie de Luther ne conduisait pas à une réforme de l'Église
de Rome, mais à son abolition, et ainsi à l'abolition de l'autorité
politique de l'Empereur du Saint Empire, ils se retournèrent
contre Luther, ne fût-ce que parce qu'ils percevaient que ses
attaques touchaient aux fondements mêmes du droit, du fait
que toute base de soumission au droit de la part des gouver-
nants ou des sujets était éliminée.
Luther n'était pas pour autant un anti-normatif. Il s'attaquait
à l'ordre juridique existant au sein de l'Église et du pouvoir
temporel, mais il s'attachait aussi à fonder un nouvel ordre juri-
dique qui refléterait les exigences de l'Écriture. Ce n'est donc
pas un hasard si de nombreux juristes protestants du XVIe siècle,
dont plusieurs étaient directement associés à Luther lui-même32 ,
étaient fortement intéressés à étudier la nature du droit et à

200
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

découvrir les clefs de son unité et de son intégrité - et, au-delà,


d'établir la « méthode» du droit, un terme par lequel ils enten-
daient l'explication et la systématisation des notions et principes
fondamentaux du droit dont dérivent les règles juridiques spéci-
fiques. Cette préoccupation ne relevait pas uniquement de la
philosophie du droit, mais elle constituait également une préoc-
cupation politique de première importance: l'enjeu était en
effet d'établir un nouveau fondement objectif pour la légitimité
et l'autorité de la réglementation juridique.

La méthode topique de Melanchthon

Ce ne fut pas non plus un hasard si la nouvelle science


systématique du droit se développa en premier lieu dans
l'ambiance spirituelle et intellectuelle féconde de l'université de
Wittemberg, suite à l'arrivée du jeune Philipp Melanchthon en
1518 33 .
Comme il a été observé au chapitre précédent, le premier
grand ouvrage de Melanchthon, ses Loci communes rerum theo-
logicarum (<< Lieux communs des matières théologiques »), dont
l'editio princeps date de 1521 34 , a établi les fondements d'une
nouvelle théologie systématique -laquelle reflétait parfaitement
les doctrines théologiques fondamentales adoptées par Luther,
tout en ajoutant à la théologie luthérienne une nouvelle
méthode d'analyse «topique », susceptible d'être appliquée à
d'autres domaines des connaissances scientifiques, et notam-
ment à la philosophie du droit, mais également à la méthode et
à la science du droit.
Toute élaboration d'une discipline scientifique devait, selon
Melanchthon, appliquer les topiques communs à toutes les
sciences (les loci communes), à l'objet de la démarche scienti-
fique en posant les questions suivantes: 1° Comment définit-on
l'objet de la recherche? 2° Comment différencie-t-on le genre
(genus) et l'espèce (species) ? 3° Quelles en sont les différentes
causes? 4° Quels en sont les différents effets? 5° Quelles sont
les choses qui lui sont proches? 6° Quelles sont les choses qui
présentent un lien avec lui? YO Quelles sont les choses qui sont
incompatibles avec lui ?35 En outre, toute matière particulière,

201
DROIT ET RÉVOLUTION

tout « art », écrivait-il, requiert sa propre « méthode» (methodus)


qui consiste à présenter succinctement et de façon ordonnée ses
propres « topiques spéciaux: » (praecipui loci) 36 • Tout comme les
topiques spécifiques de la théologie fournissent une base pour
un exposé concis et systématique des doctrines fondamentales
de la théologie, les topiques spécifiques du droit permettent,
selon Melanchthon, d'établir la base d'une science juridique
systématique.
Des thèmes (ou topiques) communs analogues, empruntés
dans un premier temps à Aristote, avaient acquis une nouvelle
portée sous l'empire de la scolastique; leur portée avait à nou-
veau été revue par les humanistes du xV' siècle, en particulier
Rudolph Agricola (1443-1485), dont l'ouvrage De inventione
dialectica (1479) influença fortement Melanchthon. Avant
Melanchthon, les topiques communs n'étaient toutefois envisa-
gés que comme un simple index de classement (souvent en sui-
vant l'ordre alphabétique) de la matière en question. De plus, ni
les topiques communs ni les topiques spéciaux n'avaient jamais
été appliqués systémati~uement aux disciplines (ou « arts ») de
la théologie et du droit .
Pour les auteurs scolastiques, les loci constituaient une
branche de la rhétorique et servaient donc avant tout de fil
directeur à une argumentation. Les humanistes de la fin du
xV' siècle et du début du XVIe siècle transférèrent les loci de la
rhétorique à la dialectique, qu'ils définissaient comme la science
ou l'art de la démonstration ou de la preuve. En pratique, les
humanistes antérieurs à Melanchthon avaient néanmoins limité
l'usage des loci à l'aspect «démonstratif» de la dialectique,
qu'ils désignaient d'inventio, c'est-à-dire 1'« invention », la
démarche consistant à « trouver », à la différence de celle consis-
tant à « prouver », qu'ils appelaient iudicium, c'est-à-dire « pro-
cédure» ou « jugement ». Les loci ou topiques étaient ainsi une
façon d'organiser les matériaux:, une forme d' enq uête permet-
tant de découvrir ou «trouver» la structure de l'objet de la
recherche. C'était cette démarche visant à « trouver» la struc-
ture de l'objet qui constituait pour les premiers humanistes le
methodus, la méthode scientifique. En 1520, Melanchthon
observait que « les dialecticiens ont adopté ce terme de methodus
pour désigner l'ordre explicatif le plus adéquat ». Dans sa
propre démarche, il alla plus loin.

202
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

Selon quelques historiens de la philosophie, ce fut à Pierre de


la Ramée (Petrus Ramus, 1515-1572), l'illustre grammairien et
logicien français, qu'il revint le mérite d'avoir transformé le
mode explicatif des loci (ayant pour objet l'inventio) en une
méthode tendant également à établir la vérité (c'est-à-dire le
iudicium) 38. En fait, bien que De la Ramée ait affirmé que sa
méthode des loci consistait aussi bien en une méthode d'expli-
cation qu'en une méthode de preuve, dans son œuvre, la
méthode explicative prédominait encore entièrement39 . Ce fut
en revanche Melanchthon qui démontra le premier comment
« l'ordre explicatif le plus adéquat» était en même temps sus-
ceptible de constituer une méthode permettant de valider ou
d'invalider une proposition ou un argument. Pour parvenir à ce
résultat, Melanchthon se fonda sur la partie générale de la
méthode, les loci communes afin de détacher, de leurs disciplines
particulières, des objets de connaissance spécifiques et de les
définir selon leur nature essentielle. Selon Melanchthon, les loci
communes (genre et espèce, causes et ainsi de suite) correspon-
daient à des axiomes de base que l'on pouvait appliquer non
seulement au langage et à la philosophie, mais également à la
théologie et au droit. En les combinant avec les praecipui loci
propres à des disciplines particulières, en s'interrogeant, par
exemple, en théologie sur des questions comme: Quel est le
genre du «péché»? Quelles en sont les espèces? Quelles en
sont les causes? Qu'est-ce que la grâce? - et ainsi de suite, non
seulement l'on disposait d'un instrument permettant de faciliter
l'explication, mais l'on parvenait en outre à la vérité, en l'occur-
rence la vraie distinction entre la Loi et les Évangiles. Les loci
spécifiques à la théologie étaient empruntés à la Bible: plus par-
ticulièrement, Melanchthon faisait dériver de saint Paul les loci
spécifiques du péché, de la grâce et de la loi40 . Pour la Loi (ou
le droit), Melanchthon (comme il a été relevé au chapitre pré-
cédent) faisait dériver de la seconde table du Décalogue les
topiques fondamentaux du droit constitutionnel, du droit de la
famille, du droit pénal, des délits de moralité, du droit des
biens, de la fraude et d'autres sujets.
Les disciples de Melanchthon ont repris sa méthode de
classification du droit fondée sur le Décalogue et, dans un déve-
loppement ultérieur, ils s'appliquèrent à reconnaître dans les
textes de droit romain des paires de loci, telles que la règle et

203
DROIT ET RÉVOLUTION

l'équité, le droit substantiel et la procédure, la propriété et


l'obligation, le contrat et le délit. En appliquant les loci
communes - c'est-à-dire les loci généraux ou « communs» - à
ces catégories juridiques spécifiques, non seulement ils parve-
naient à expliquer les matériaux juridiques de manière concise
et systématique, mais du même coup ils aboutissaient à une
nouvelle compréhension à partir de ces matériaux et leur don-
naient une nouvelle signification et de nouvelles applications.
Ils étaient convaincus, comme Melanchthon, que si la connais-
sance est « localisée» - de nos jours on pourrait dire: emballée
et étiquetée - par la « méthode» adéquate, ses principes sous-
jacents s'en trouvaient validés.

JohannApel

Lorsque Melanchthon lança son appel pour une


« méthode », son collègue à Wittemberg, Johann Apel (1486-
1536), fut l'un des premiers juristes à y répondre. Apel, qui
avait deux ans de moins que Luther et douze ans de plus que
Melanchthon, était né à Nuremberg et s'était inscrit à la nou-
velle université de Wittemberg lorsqu'il avait seize ans 41 .
Ensuite, il étudia également à Erfurt et à Leipzig. Il s'initia
d'abord aux artes, mais plus tard il obtint le doctorat en droit.
On ne sait pas où il fit ses premiers enseignements. Il entra
dans les ordres, apparemment sans accéder à la prêtrise, acquit
le titre de chanoine et devint conseiller de l'évêque Konrad de
Würzburg. En 1523, en dépit de ses vœux de célibat, il
épousa en secret une religieuse d'une famille noble. Dans un
pamphlet intitulé Defensio pro suo coniugio, il soutint qu'un
mariage comme le sien, conclu devant Dieu et inspiré non pas
par un désir charnel mais par amour, est légitime et ne peut
être invalidé ni par les autorités impériales, ni par les autorités
ecclésiastiques. Suite à son mariage, à la publication du
pamphlet ou peut-être pour ces deux raisons, l'évêque Konrad
fit arrêter et emprisonner Apel et sa femme. Trois mois plus
tard, l'affaire était devenue une cause célèbre et les deux furent
relaxés. L'année suivante, Apel fut nommé professeur de droit
à Wittemberg. Il se lia d'amitié avec Luther et Melanchthon,

204
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

et devint leur disciple. Il était présent lors de la fameuse céré-


monie de mariage de Luther en 1525.
En 1524, Apel devint recteur de l'université de Wittemberg
pendant un an. Ensuite, il fut nommé conseiller de l'Électeur
de Saxe et, en 1529, juge à la cour suprême (le Hofgericht) de
Saxe. En même temps, il enseignait le droit romain et le droit
canonique à Wittemberg. Il quitta l'université et la ville en
1530 lorsqu'il fut nommé chancelier du duc Albrecht de Prusse,
à Konigsberg. Quatre ans plus tard, il retourna dans sa ville
natale de Nuremberg où il exerça la fonction d'avocat et de
conseiller de la ville. Il mourut en 1536.
Comme de nombreux grands juristes de sa génération, Apel
combina ainsi une carrière universitaire et des occupations dans
la pratique administrative et judiciaire liées à une ville ou à un
prince territorial. Il réussit néanmoins à produire deux ouvrages
importants pour la science juridique, tous deux directement
issus de son enseignement. On peut affirmer que ces deux
ouvrages ont fondé la science moderne du droit en Allemagne.
Le premier commence par le terme Methodica : le titre complet
(en latin) se traduit par « Méthode de la raison dialectique
appliquée à la connaissance juridique ». Ce livre constituait une
tentative d'organiser et de systématiser l'ensemble du droié2 • Le
second, dont le titre se traduit par « Isagoge: un dialogue sur la
bonne organisation de l'étude du droit », était un traité sur les
études juridiques, dans lequel Apel démontrait la nécessité
péda~ogique d'une telle systématisation de l'ensemble du
droit 3.
La Methodica, dont la première édition date de 1535, reposait
sur l'enseignement de l'auteur à Wittemberg au cours des
années précédant son départ en 1530. Au début de cet ouvrage,
Apel attire l'attention sur les Institutes de Justinien, mais le livre
ne consiste pas pour autant à récapituler, paraphraser ou expli-
quer le texte des Institutes: en revanche, il s'y réfère pour don-
ner une multitude d'exemples de règles de droit, qui sont
ensuite classées et analysées selon l'approche des loci préconisée
par Melanchthon - c'est-à-dire aussi bien des loci communes que
des praecipui loci. Ainsi, Apel systématisait les règles de droit et
les utilisant pour répondre aux questions suivantes: Qu'est-ce
que le droit? Quels en sont les genres et les espèces? Quelle en
est la cause efficiente? Quels en sont les effets? Quels concepts

205
DROIT ET RÉVOLUTION

et quelles choses s'y rapportent? Quel est son contraire?


Quelles circonstances altèrent ces questions 44 ? Chacune de ces
questions (ou « topiques ») constitue le titre d'un chapitre, et
Apel a recours à des diagrammes et à des exemples pour élabo-
rer son analyse. Les réponses à ces questions résultaient en une
nouvelle synthèse, exprimant des notions et des principes que
l'on ne trouve pas formulés tels quels dans les textes originaux,
mais que l'on reconnaît néanmoins dans plusieurs passages.
C'est sans doute pour cette raison que le grand historien du
droit allemand du XIXe siècle, Roderich Stintzing, a affirmé que
« de tous les juristes de cette époque dont les efforts visaient à
élaborer une méthode systématique, Apel est le plus origina145 ».
L' Isagoge se présente comme une conversation entre un juriste
conventionnel (Alberich), un étudiant néophyte en droit (Sem-
pronius) et un troisième personnage (Sulpitius) qui représente
l'auteur lui-même. Tous les trois se plaignent vivement de l'ensei-
gnement en droit prodigué sur la base des gloses venues se greffer
sur le texte du Digeste, « l'absinthe d'Accurse » (selon la formule
d'Ulrich von Hutten) qui engourdit et empoisonne l'esprit.
Sempronius proteste qu'au fil des cours qu'il doit suivre,
«j'entends des mots individuels, mais je ne les comprends pas
plus que si c'était du russe ». Il appréhende la perspective de subir
cinq années d'un tel traitement. Sulpitius lui conseille de ne pas
suivre d'autres cours que celui sur les Institutes, lesquelles,
affirme-t-il, peuvent être enseignées en une seule année. «Ce
petit ouvrage, dit-il, contient l'essence de la science du droit. »
Jusqu'à ce point, le livre est conforme au style et aux idées
humanistes. Cependant, la conversation se poursuit au-delà de
ce nous avons appelé la deuxième phase de la science humaniste
du droit. Sulpitius attribue aux Institutes une inférence systé-
matique de règles de droit à partir de l'idée même du droit,
ancrée dans la raison. Il soutient que les notions et principes
fondamentaux du droit sous-jacents à de telles règles se rappor-
tent aux « éléments de connaissance [de type melanchthonien]
.mnes'dans 1a nature humame ·46 ». A pe lne" s en tIent pas pour
autant aux « idées innées », mais il poursuit l'application de la
« méthode» dialectique préconisée par Melanchthon. Ainsi, il
propose un réagencement général des Institutes, fondé, d'une
part, sur les exigences d'une formation juridique - en l'occur-
rence, le besoin de simplifier et de systématiser l'énorme masse

206
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

de règles juridiques techniques de façon à ce que les étudiants


puissent maîtriser ce corpus - et, d'autre part, sur la volonté de
déduire les règles à partir d'un ensemble rationnel et général de
principes. À ce stade, Apel introduit dans son Isagoge une réca-
pitulation et une version plus élaborée d'une grande partie de
l'analyse qu'il avait déjà développée dans sa Methodica.
Selon Franz Wieacker, Apel aurait fait preuve d'une certaine
duplicité dans son usage du droit romain: Apel et son entou-
rage auraient eu recours aux Institutes uniquement pour satis-
faire aux exigences antiquisantes d'une source pure, un
précédent faisant autorité; mais en fait, ils en ont déformé le
sens, en ;présentant ce droit selon des termes fondamentalement
rénovés 4 . Une autre lecture de l'œuvre d'Apel est toutefois pos-
sible. Son « retour aux sources» ne correspondait sans doute pas
à la méthode philologique et historique que les critiques huma-
nistes avaient défendue depuis Valla, mais plutôt à la méthode
herméneutique suivie par Luther, Melanchthon et d'autres
théologiens protestants pour interpréter la Bible. La démarche
herméneutique protestante du XVIe siècle visait à mettre en évi-
dence le sens caché de l'Écriture pour le lecteur contemporain.
Cette démarche découlait non pas d'une motivation antiqui-
sante, mais bien de la préoccupation de comprendre le message
de la Bible pour le temps présent et pour l'avenir. De plus,
l'Écriture devait être interprétée selon son esprit, et non selon
la lettre, ce qui supposait que les passages particuliers devaient
être interprétés en se référant à l'Écriture dans son ensemble.
La devise de la méthode herméneutique luthérienne était:
« Scriptura sui ipsius interpres» (<< L'Écriture est son propre
interprète »)48. Cela impliquait aussi que la tradition - en
l'occurrence, l'interprétation traditionnelle admise au cours des
siècles précédents - perdît ainsi son autorité. Tout lecteur édu-
qué ayant la foi était libre de donner un sens au texte. La théo-
logie protestante parvint ainsi à systématiser des notions et
principes bibliques selon un agencement fort différent de celui
selon lequel ces notions et principes apparaissent à travers le
texte de la Bible même, et aussi de l'agencement qui avait été
établi par les autorités antérieures.
Apel fut peut-être le premier juriste qui appliqua la méthode
herméneutique protestante au droit et qui parvint de cette
manière à présenter le droit comme un ensemble cohérent de

207
DROIT ET RÉVOLUTION

principes et de notions à partir desquels les différentes règles de


droit pouvaient être déduites logiquement. Son projet consista à
effectuer en droit ce que ses collègues avaient accompli en théo-
logie : synthétiser les notions et principes selon un agencement
très différent de celui dans lequel ils apparaissaient dans les
textes d'origine, et aussi très différent de celui qui avait été éta-
bli dans les ouvrages de référence rédigés antérieurement.
L'une des principales contributions d'Apel fut de critiquer et
de réinterpréter la catégorisation du droit suivie dans les Insti-
tutes, selon les distinctions entre les « personnes », les « actions»
et les «choses». L'auteur des Institutes n'avait pas défini ces
trois termes de manière satisfaisante et il ne s'y était pas non
plus tenu en organisant son exposé. Apel argumenta que la caté-
gorie dite des « personnes» était incidente à celle des « choses» ;
il subdivisa également les « choses» (res) en jus in re (<< le droit
sur la chose »), qu'il qualifia de propriété (dominium), et en jus
ad rem (<< le droit à la chose »), qu'il qualifia d'obligation (obli-
gatio) , et il comptait sous cette subdivision les «actions». La
notion de jus ad rem, que l'on ne trouve pas dans les Institutes,
avait été inventée par les juristes scolastiques du xn e siècle et
était devenue un concept intégral et fondamental du droit
européen49 . La subdivision du droit civil opérée par Apel en dis-
tinguant le droit de propriété (la propriété proprement dite et
les droits réels comme l'usufruit) et le droit des obligations
(obligations contractuelles, obligations quasi contractuelles,
obligations délictuelles et quasi délictuelles)50 permit d'établir
les termes de base de la science juridique occidentale moderne
telle qu'elle a subsisté jusqu'au début du XXI e siècle. Selon Apel,
tout pouvait être ramené en droit civil à deux genres fondamen-
taux qu'étaient la propriété et les obligations, que ce soit
comme 1° espèce, 2° cause efficiente, 3° effet, 4° affine,
5° contraire, ou 6° circonstance. Ainsi, les « personnes» étaient
considérées comme des « circonstances» de la propriété et des
obligations, et les « actions» comme les « effets» de la propriété
et des obligations. Une caractéristique de l'œuvre d'Apel est de
développer la méthode des diagrammes afin d'exposer le
« plan» du droit, une technique qui avait auparavant surtout
été utilisée pour expliquer des topiques particuliers, mais
qu'Apel étendit pour comprendre l'ensemble du droit civil (tel
qu'il entendait ce terme) (voir Figure 1).

208
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

Figure 1. Le tableau d'Apel

D'après Johann Ape!, Methodica Dialectices Ratio


ad jurisprudentiam AdcommotMta (Lyon, 1549).

Apel fut l'un des premiers juristes en Occident à utiliser le


terme « droit civil» pout se référer principalement au droit
des biens, des contrats, de la responsabilité civile et d'autres
branches régissant essentiellement les rapports entre particuliers.
L'ancien ius civile romain se référait à l'origine au droit qui
régissait les citoyens romains, comprenant non seulement ce
que l'on désignerait à partir du XVIe siècle de « droit privé»,
mais également le droit constitutionnel, le droit administratif, le
droit pénal, le droit ecclésiastique, et d'autres branches du
« droit publicS!». Après la Révolution papale, certaines
branches du droit, comme le droit du mariage et le droit pénal,
furent envisagées comme des systèmes distincts au sein même
des deux principaux systèmes que constituaient le droit romain

209
DROIT ET RÉVOLUTION

et le droit canonique. Cependant, une distinction nette entre le


droit public et le droit privé, et la conception du ius civile qui
relevait principalement (mais pas exclusivement) du droit privé
ne devint un trait caractéristique de la pensée juridique occiden-
tale qu'à partir du XVIe siècle 52. Au XVIe siècle, dans plusieurs
villes et territoires allemands, des codes traitant spécifiquement
du droit pénal et une législation distincte consacrée à l'adminis-
tration publique (Polizeiordnungen) furent promulgués. À partir
d'Apel, les grands traités allemands du XVIe siècle exposant le
« droit civil» ne consacraient le plus souvent que peu d'atten-
tion au droit public (typiquement sous le chef du « droit des
personnes », en traitant en particulier du roi), ils ignoraient
habituellement le droit pénal et se concentraient essentiellement
(mais à nouveau, pas exclusivement) sur le droit de propriété et
les obligations civiles, ainsi que sur les successions, le droit de la
famille et quelques autres domaines propres au droit privé. En
même temps, l'analyse du droit civil substantiel était distincte
du droit de la procédure civile.
L'importance accordée aux définitions et le classement éla-
boré de principes juridiques en genres et espèces ont entraîné
des distinctions conceptuelles très nettes dans le cadre même du
droit civil. L'une des subdivisions était celle distinguant entre
les contrats et l'acquisition de propriété. Selon Apel, le contrat
donne lieu à une « cause » d'obligation, laquelle constitue à son
tour un droit « à » (mais non « sur ») la propriété. La propriété,
qui est un droit « sur » le bien, peut être acquise de différentes
manières, non seulement par occupation et succession, mais
également par contrat. Néanmoins, un contrat qui a pour résul-
tat l'acquisition de la propriété, comme un contrat de vente, ne
peut être considéré comme une « cause immédiate » de la pro-
priété, mais seulement comme une «cause éloignée ». Le
contrat de vente est en revanche une « cause immédiate » d'une
action personnelle, c'est-à-dire d'une obligation. Il peut dès lors
entraîner le droit à se faire délivrer la chose vendue. Mais c'est
le transfert réel (ou symbolique) de la chose, et non le droit à
obtenir le transfert de la chose, qui constitue la cause immédiate
- le mode d'acquisition - de la propriété 53 •
Cette analyse demeura une doctrine établie jusqu'au
XIXe siècle - non seulement en Allemagne, mais dans tout
l'Occident. Aujourd'hui, elle n'a pas complètement disparu, en

210
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

particulier aux États-Unis. On distingue toujours entre le droit


de propriété de l'acquéreur sur les biens qui ont été transférés
par le vendeur, par exemple, à un transporteur, et le droit
contractuel de cet acquéreur ayant pour objet d'obtenir le trans-
fert des biens qui sont demeurés en possession du vendeur:
dans le premier cas, ces biens appartiennent à l'acquéreur et il
peut les réclamer d'un tiers, tandis que dans le second cas, il ne
peut en principe obtenir que des dommages-intérêts pour
défaut de livraison. En ce qui concerne la propriété immobi-
lière, la distinction entre les droits réels et les droits contractuels
est plus nette encore: un contrat ayant pour objet le transfert
de propriété d'un immeuble n'est pas la même chose que la
transmission d'un immeuble.
Une clef qui permet de saisir la science juridique d'Apel est
sa conception de l'unité logique qui caractérise selon lui le droit
civil. Comme l'a observé Wieacker, Apel et les siens reconnais-
saient que « la déconstruction des sources du droit n'aboutirait
pas en soi à un nouveau fondement du raisonnement juri-
dique ». Après avoir rejeté « les subdivisions minutieuses de la
méthode italienne », ils conçurent la possibilité «d'inférer [des
règles spécifiques et] des décisions à partir de l'ensemble
[Zusammenhang 4] ».
La Methodica d'Apel fut le premier ouvrage d'une longue
série de publications (aux titres analogues) dans lesquelles des
juristes du XVIe siècle (la plupart allemands 55 et presque tous
protestants 56) entreprirent non seulement d'envisager, mais éga-
lement de réaliser une synthèse de l'ensemble du droit. Dans le
courant du XVIe siècle, ces synthèses devinrent progressivement
plus complètes et plus détaillées.

Konrad Lagus

L' œuvre de Johann Apel était encore nettement moins élabo-


rée et détaillée que la Methodica que publia huit ans plus tard
son jeune collègue Konrad Lagus (ca. 1499-1546), qui enseigna
à Wittemberg entre 1522 et 1540 57 . Comme Apel, Lagus s'inté-
ressa au droit alors qu'il enseignait dans la faculté des arts. Il
avait obtenu sa maîtrise en arts dès 1529, mais n'accéda au doc-

211
DROIT ET RÉVOLUTION

torat en droit qu'en 1540, alors qu'il avait déjà enseigné et


publié sur des questions philosophiques et techniques de droit,
mais aussi sur des matières relevant de la dialectique et de la
théologie. Lagus s'engagea également politiquement: il contri-
bua aux réformes municipales à Zwickau en 1539 et après avoir
quitté Wittemberg en 1540 il prit la fonction de syndic de la
ville protestante de Danzig. Lagus, comme Johann Apel, parta-
geait avec enthousiasme les convictions de Luther et de
Melanchthon, et il s'attacha à élaborer une structure de la
science du droit, comme Melanchthon l'avait fait pour la théo-
logie, c'est-à-dire selon des notions et principes de base, les
praecipui loci de cette discipline. Pour Lagus, « l'ordre naturel
des choses exige que nous parvenions à travers la compréhen-
sion des genres aux éléments qui correspondent à la connais-
sance des espèces 58 ». Un autre parallèle que l'on peut établir
entre Lagus, Melanchthon, Apel et les juristes humanistes en
général, peut être observé dans la trajectoire qui mena Lagus,
dans sa recherche de notions et principes généraux du droit, aux
Institutes, lesquels, pensait-il, offraient « la structure de l'ordre
juridique59 ». Pourtant, Lagus (toujours comme Apel) n'entre-
prit pas d'appliquer la « structure» des Institutes, mais il
emprunta les règles et notions qu'il rencontrait dans cette col-
lection comme des matériaux pour sa propre Methodica, qu'il
rédigea entre 1536 et 1540, et dont la première édition date de
1543. Ce livre compte 830 pages (soit environ six fois autant
que la Methodica d'Apel), dont l'objet est un exposé des prin-
cipes fondamentaux du droit dérivés du droit romain et du
droit canonique60 • Il s'agissait pour l'auteur de présenter de
façon systématique « les parties principales dont se composent
la science et l'art du droié 1 ». L'éditeur du livre soulignait que
personne, au cours des quatre siècles précédents, n'avait encore
jamais rédigé un « compendium» (un terme qui était alors sou-
vent utilisé indifféremment à l'instar de celui de methodica) de
l'ensemble des droits savanté2 . Lagus lui-même exprima une
revendication similaire: en se référant favorablement aux sum-
mae de droit romain et de droit canonique rédigés au xme siècle
par Azon et Hostiensis, il observait néanmoins que ces auteurs
avaient traité leurs matériaux selon l'ordre dans lequel ils appa-
raissaient dans les textes faisant autorité, plutôt que selon les
principes de base qui avaient pénétré ces texteé3• Son propre

212
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

objectif, disait Lagus, consistait à présenter aux: étudiants une


vue d'ensemble du droit, afin qu'ils puissent saisir les {{ espèces»
à partir des {{ genres» et qu'ils comprennent ainsi exactement
comment les décisions et règles de droit particulières en étaient
dérivéeé4 •
Sans se référer explicitement à son collègue Apel, Lagus reprit
néanmoins son idée de l'unité du droit civil et la subdivision en
propriété et obligations. Il ne se réfère pas non plus explicite-
ment à Melanchthon, également son collègue, mais il adopta
(comme l'avait fait Apel) son idée d'une connaissance innée des
vérités fondamentales, ainsi que la méthode melanchthonienne
des topiqueé 5•
La science du droit développée par Lagus présentait plusieurs
similitudes avec celle d'Apel, tout en représentant une avancée
considérable. Le livre de Lagus était plus long et plus fouillé,
mais aussi beaucoup plus riche dans son approche philoso-
phique. Dans sa Methodica, Apel avait exposé les principes de
raisonnement dialectique (la méthode des loct) et il les avait
appliqués en y empruntant la base de sa systématisation des
principes de droit, en commençant par les principes {{ géné-
raux» (les genres) et poursuivant la démarche vers les
{{ espèces » particulières. Mais dans cet ouvrage, Apel ne s'était
pas intéressé systématiquement aux: questions philosophiques
concernant les fins du droit. Ce qui l'intéressait était la systéma-
tisation des règles et principes de droit indépendamment des
considérations d'équité qui entraînent leur application dans des
cas concrets. Lagus, lui, divisa son traité en deux: parties: il pré-
sentait la première partie comme une démarche philosophique,
la seconde comme une démarche historique. La première partie,
qui compte à peine 58 pages dans l'édition de 1544, traite du
caractère général du droit et présente la méthode du livre. La
seconde partie, qui correspond à la démarche historique, se
taille la part la plus substantielle de l'ouvrage (766 des 830
pages) et comporte une analyse détaillée de la structure du droit
dans sa totalité.
Dans la première partie dite philosophique, la systématisa-
tion proposée par Lagus mérite une attention particulière: il y
reprend l'analyse aristotélicienne des quatre types de {{ causes »,
{{ causes efficientes », {{ causes matérielles », {{ causes formelles »
et {{ causes finales ». Cette analyse était bien connue des auteurs

213
DROIT ET RÉVOLUTION

scolastiques dans différents domaines -la théologie, la philoso-


phie, le droit -, mais elle n'avait jamais été mise en œuvre pour
systématiser les branches du champ de connaissance qu'elle était
censée expliciter. À la suite de Melanchthon, Apel avait lui aussi
eu recours aux causes aristotéliciennes, mais seulement comme
l'une de ses techniques, et pas comme le fondement principal
pour systématiser le droié 6 • Lagus reprit l'analyse « causale» du
droit qu'avait entamée Apel et la poussa beaucoup plus loin. La
première classification du droit opérée par Lagus était basée sur
les causes efficientes, c'est-à-dire d'après la source ou l'auteur
particulier de chaque type d'ordre j uridiq ue. Ainsi, il distingua
entre droit naturel, dont la source est « le sens de la nature ou
le jugement de la raison », et droit civil, dont la source est le
« consentement du peuple» s'exprimant dans la loi ou dans la
coutume. Ensuite, il subdivisa la législation et le droit coutu-
mier selon qu'il s'agissait de droit impérial, de droit ecclésias-
tique, de droit urbain (propre à des villes particulières), ou d'un
droit produit par un législateur ou acteur politique ou social
spécifique (droit prétorien, droit césarien, etc.), ou encore par
d'autres acteurs.
Ensuite, dans une deuxième classification, Lagus se basa sur
les causes matérielles, c'est-à-dire l'objet dont relèvent des types
particuliers de droit. La première subdivision, selon ce critère,
distinguait entre le droit divin, qui concerne les choses sacrées
(comme les temples et les sépultures), la prêtrise et ainsi de
suite, et le droit humain, qui porte sur les affaires civiles (negotia
civilia). En appliquant le critère des causes matérielles, le droit
humain se subdivisait à son tour en droit militaire, droit féodal,
traditions et rites religieux (que Lagus ne comptait pas dans le
droit divin), le droit civil, lui-même subdivisé en droit public et
droit privé, lesquels avaient ensuite encore chacun leur propre
ramification.
La troisième classification du droit chez Lagus est basée sur
les causes formelles, c'est-à-dire selon la forme qu'adopte le
droit; Lagus distingua, selon ce critère, le droit strict de
l'équité, celle-ci étant subdivisée en équité écrite et non écrite
(ou naturelle).
La quatrième classification était basée sur les causes finales,
c'est-à-dire les fins auxquelles tend le droit. Dans cette classifi-
cation, Lagus distinguait le droit qui se rapportait principale-

214
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

ment à des intérêts publics (res publicae) et le droit qui


s'intéresse spécialement aux intérêts privés (comme les contrats
ou les dommages causés à autrui). La division entre droit public
et droit privé était ainsi fondamentale quant aux fins du droit,
encore que Lagus précise que la protection des intérêts publics
était utile aux particuliers (à l'utilitas singulorum) et que la pro-
tection des individus bénéficie en fin de compte au bien
public: « La fin suprême de tout droit, écrivait-il, est le bien
public [salus publica]. »
En conclusion de son introduction à l'analyse « causale» du
droit, Lagus remarquait: « Ceux-ci [notamment, le bien public
et l'intérêt des particuliers] sont les causes finales de toute forme
particulière du droit et en constituent la raison d'être, de sorte
que si ces causes devaient cesser d'exister, le caractère contrai-
gnant [obligatio] de tout droit disparaîtrait. »
Cette mise en œuvre des catégories aristotéliciennes et
mélanchthoniennes de causalité appliquées par Lagus au droit
contenait des implications philosophiques importantes. On
peut y reconnaître, tantôt des éléments de positivisme (en par-
ticulier l'idée selon laquelle le législateur ou l'auteur du droit est
la cause efficiente), tantôt des éléments d'une théorie de droit
naturel (ainsi, dans l'idée selon laquelle le droit cesse d'être en
vigueur s'il ne sert plus l'intérêt public). Les implications tech-
niques pour la systématisation du droit étaient cependant tout
aussi importantes. Toute la partie « historique» du traité de
Lagus était agencée selon la classification dérivée des quatre
causes aristotéliciennes, comme cela ressort du tableau que
Lagus présentait dans son livre (voir Figure 2).
Ce tableau ne se réfère qu'à l'objet dont relève le droit (c'est-
à-dire les « causes matérielles »). Les successeurs de Lagus éten-
dirent sa méthode de façon à comprendre l'ensemble du droit
(universum) dans un diagramme, comportant ainsi les sources,
les formes, les fins et l'objet.
La partie historique du traité de Lagus s'articule selon IOle
droit des personnes; 2° les formes d'acquisition, d'aliénation et
de perte de la propriété, 3° les conventions et obligations, 4° les
actions et formes de procéder, 5° les jugements et 6° les privi-
lèges et bénéfices. La théorie du droit et les « causes» du droit
évoquées dans la partie « philosophique» sont incorporées dans
la partie « historique» par une analyse de l'ensemble des

215
DROIT ET RÉVOLUTION

1'1gure '/'. Le tableau (le LaguS

droit divin, { ... sacrées, } les temples, les monuments


notamment religieuses, comme funéraires domestiques,
celles qui sont... saintes, les murs de la cité.
Ceux-ci sont inaliénables
et ne peuvent être appropriés
par des particuliers,
hormis les exceptions
\ prévues en droit
Les matières n'appartiennent
relevant du communs
à personne
du droit public, en particulier
dont les biens
sont ... ... ce qui

droit humain,
1collectifs
(universitatis)
signifie
qu'ils ...
sont communs
quant à leur
usage, mais
pas quant
à la propriété
notamment

corporels, les biens-fonds (fundus),


notamment les vêtements,
{ l'or, l'argent
du droit privé,
dont les biens
sont ...
les droits d'usage,
incorporels,
de jouissance,
notamment { les obligations

occupation, prise, invention,


naissance, alluvion,
selon spécification, accession,
le droit confusion, construction,
des nations { plantation, semailles,
Ceux-ci (gentes), par... culture, livraison ...
sont acquis
selon usucapion, prescription
le droit extinctive, donation,
civil, par... testament, legs,
{ fidéicommis, succession,
adoption, incorporation

D'après Conrad Lagus, Methodica (Lyon, 1544), pp. 137-138.

notions et principes juridiques et de leur expression en règles


spécifiques. Lagus affirmait que sa division en six critères était
susceptible d'embrasser tous les aspects du droié 7 •
Dans chacun des six chapitres de la seconde partie, le topique
général s'articule en espèces, et chaque espèce, chaque forme du
droit, fait ensuite l'objet d'une ou de plusieurs rubriques. Le
premier chapitre consacré au « droit des personnes» traite de
plusieurs aspects du droit de la famille (droits et devoirs des

216
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

membres de la famille) et de droit constitutionnel (pouvoirs et


responsabilité de l'empereur, des princes et des titulaires d'un
office public). Le deuxième chapitre, concernant « les modes
d'acquisition, de transmission et de la perte des biens [res] »,
traite du droit des biens, des successions, du droit patrimonial
de la famille (notamment les régimes matrimoniaux). Le troi-
sième chapitre, « Des conventions et obligations», traite des
formes de responsabilité contractuelle et de responsabilité civile,
ainsi que d'autres formes de responsabilité en droit civil et en
droit pénal. Ce chapitre traite également du mariage et du
divorce. Le quatrième chapitre, « Des actions et formes de pro-
céder», concerne les procédures civile et pénale. Le cinquième
chapitre, « Des jugements», traite de l'organisation judiciaire.
Enfin, le sixième chapitre, « Des privilèges et bénéfices », traite
en partie de droit constitutionnel et en partie de droit des obli-
gations. L'articulation à partir des genres selon les différentes
espèces s'effectue systématiquement jusque dans les moindres
détails. D'après Gerhard Theuerkauf, « l'articulation de la pen-
sée de Lagus est déterminée par un plan fixe, élaboré jusque
'·ls, et l' auteur sen
dans 1es detaI ,. ,a ce pan
tlent 1 68 ».
Ce « plan» de Lagus poursuivait à son terme la conception
déjà ébauchée par Apel, visant à organiser systématiquement
l'ensemble des règles que comprend le droit. Cette entreprise
impliquait deux nouveaux principes méthodologiques. En pre-
mier lieu, Lagus organisait l'objet du droit, d'après des principes
empruntés à Melanchthon, autour de topiques généraux et
communs à toutes les disciplines (loci communes), y compris les
quatre causes aristotéliciennes. Avant Lagus, les auteurs qui
avaient eu recours à la méthode des topiques avaient agencé
l'objet du droit autour des topiques, mais selon l'agencement
des textes dans les collections juridiques, c'est-à-dire selon les
loci ordinarii, les « topiques usuels », ce qui avait pour résultat
que le même topique était traité à différents endroits et pas tou-
jours de manière cohérente.
En second lieu, Lagus combina les sources de droit romain et
de droit canonique. Avant lui, ces deux systèmes avaient surtout
été analysés séparément: les textes de droit romain faisaient
l'objet de l'enseignement et des ouvrages des légistes, et ceux de
droit canonique de l'enseignement et des ouvrages des cano-
nistes (même si ceux-ci s'inspiraient largement des notions et

217
DROIT ET RÉVOLUTION

des règles de droit romain 69 ). Lagus fut l'un des premiers


juristes qui consacra un compendium de notions et de règles de
droit empruntées aux deux systèmes 70 • (Apel s'était principale-
ment limité, dans son traité, à écrire une synthèse du droit
romain.) Pour chaque topique général dont il traitait dans sa
Methodica, Lagus énumérait les principales sources de droit
romain et de droit canonique qui alimentaient son analyse71 •
Lagus était conscient du caractère novateur de sa méthode et
anticipait l'opposition des traditionalistes. Il interdit à ses étu-
diants de faire circuler les notes de ses cours sans son autorisa-
tion et il refusa de publier sa Methodica sous prétexte qu'elle
n'était pas achevée. En 1538, alors qu'il n'était qu'un simple
chargé de cours et qu'il n'avait pas encore accédé au professorat,
il fut visé par un rescrit promulgué au nom de l'Électeur de
Saxe réprimant les enseignants qui n'avaient pas accédé au grade
supérieur de la hiérarchie universitaire et qui ne s'en tenaient
pas à l'exégèse traditionnelle des textes des corpora iuris. Les
motifs de son départ de Wittemberg en 1540 (à l'âge de qua-
rante et un ans) ne sont pas exactement connus, mais trois ans
plus tard, lorsque sa Methodica fut publiée à Francfort-sur-Ie-
Main sans son autorisation, il protesta vigoureusement et publia
lui-même une Protestatio contre la publication prématurée de
son œuvre, dont il s'efforça d'expliquer le but et la méthode.
En fait, le Compendium de droit civil de Lagus (selon le titre
que choisit l'éditeur) connut un très grand succès. Il y eut au
moins huit éditions entre 1543 et 1592, hormis plusieurs réim-
pressions. L'édition de Bâle de 1571, réimprimée en 1581,
comportait sur la page de titre l'avertissement: « Non seule-
ment à l'attention des juristes, mais également aux autres lec-
teurs souhaitant s'instruire ». Theuerkauf a remarqué que ce ne
fut qu'après que d'autres traités juridiques systématiques du
même genre furent publiés à partir de la fin des années 1580
que le Compendium de Lagus ne fut plus réimprimé72 . À cette
époque, la méthode systématique initiée par Apel et développée
par Lagus s'était largement imposée comme la science préva-
lente du droit en Allemagne.
À partir du moment où la méthode « topique» avait été
introduite pour systématiser le droit, il était inévitable qu'en
plus du droit romain et du droit canonique, d'autres types de
droit - comme les droits territoriaux (Landrechte) , les droits

218
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

urbains (Stadtrechte) et le droit de l'Empire (Reichsrecht)-


soient incorporés dans cette démarche commune. À cet égard,
Lagus fit également œuvre de pionnier. À côté de son Compen-
dium de droit civil, principalement (quoique pas exclusivement)
consacré au droit romain et au droit canonique, il rédigea un
Compendium de droit saxon, dans lequel il analysa systémati-
quement le droit en vigueur en Saxe, principalement à partir de
deux textes importants: le « Miroir des Saxons » (Sachsenspiege~
et le droit de Marbourg. Le Miroir des Saxons, rédigé vers 1220,
avait été le premier ouvrage important écrit en langue alle-
mande. Il traitait surtout du droit coutumier saxon, ainsi que
du droit royal (tant coutumier que législatif) de l'empereur tel
qu'il s'appliquait en Saxe et ailleurs en Allemagne. Les règles et
principes y étaient exposés en détail, mais sans grande analyse
conceptuelle et avec peu d'exemples concrets. Bien que rédigé
par un juriste saxon, Eike von Repgau, le Sachsenspiegel fut
généralement considéré comme un ouvrage faisant autorité, il
fit l'objet de gloses par des juristes savants; pendant plusieurs
siècles il fut adopté comme source subsidiaire du droit suscep-
tible de suppléer au droit urbain, territorial ou impérial dans
toute l'Allemagne. En 1534, la cour suprême de Saxe recom-
manda à l'Électeur que le Miroir, dont plusieurs parties étaient
tombées en désuétude, fût révisé. Le Compendium de Lagus,
rédigé vers 1540, fut peut-être conçu comme un fondement
théorique pour une telle révision.
Lagus divisa son traité de droit saxon, comme son traité de
droit romain et de droit canonique, en deux parties principales,
l'une « philosophique », l'autre « historique ». Dans chacune de
ces deux parties, il suivit plus ou moins la même articulation
topique que dans son ouvrage de droit civil: la partie philoso-
phique traitait successivement des sources du droit, des divi-
sions du droit, des conditions d'application du droit et de
l'interprétation en droit; la partie historique, ici également la
plus importante, traitait successivement du droit des personnes,
des biens, des obligations, des actions et de la procédure, et des
jugements.
Tant dans son ouvrage de droit civil que dans celui de droit
saxon, Lagus fondait sa classification, en premier lieu, sur les
trois sources de tout droit humain: la raison accordée par Dieu,
la volonté des autorités publiques, et la coutume. Ces notions

219
DROIT ET RÉVOLUTION

devenaient toutefois nettement plus spécifiques lorsqu'elles se


référaient à un droit particulier d'une communauté distincte et
définie par sa propre histoire spécifique (c'est-à-dire le peuple
saxon), que lorsqu'elles se rapportaient aux collections de
Justinien et aux décrétales des papes. Lagus accordait au droit
romain et au droit canonique l'autorité d'une source supplétive
en Saxe, qui n'était applicable que pour combler des lacunes du
droit territorial. Le droit territorial primait et ne devait pas
s'effacer, en cas de conflit, devant le droit impérial. Même la
législation impériale (les Reichspolizeiordnungen) n'avait pas néces-
sairement d'autorité contraignante en Saxe. Ensuite, Lagus envi-
sageait le droit territorial comme un droit promulgué par
l' Obrigkeit, le pouvoir public suprême du territoire particulier.
Même le droit coutumier repris dans le Sachsenspiegel devait,
selon Lagus, son autorité au consentement tacite de l' Obrigkeit,
et le droit écrit prévalait en cas de conflit73 .
De même, dans le cas du droit de Magdebourg, qui corres-
pondait en fait au droit urbain de Magdebourg et des nom-
breuses villes qui l'avaient adopté, Lagus estimait que ce droit
était applicable dans l'ensemble de la Saxe, mais qu'en cas de
conflit, c'était le droit territorial qui prévalait. Ainsi, le droit
saxon territorial, c'est-à-dire de la principauté territoriale en
tant que telle (le Landrecht), était désormais le droit suprême en
Saxe par rapport à tout autre droit humain. Il n'était subor-
donné qu'au droit divin (le Décalogue) et au droit naturel, trai-
tés comme un ensemble et assimilés à la raison innée implantée
par Dieu dans tout être humain. Ainsi, en rationalisant le droit
saxon, Lagus le nationalisait en même temps.

Les développements ultérieurs


de la systématisation du droit

La « méthode» consistant à systématiser le droit, telle qu'elle


fut initiée à Wittemberg par Apel et Lagus au cours des
années 1520 et 1530, ainsi que la nouvelle science du droit
dont elle était l'expression, furent développées selon différentes
orientations, principalement en Allemagne, mais également
dans d'autres pays européens tout au long du XVIe siècle et

220
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

encore au siècle suivant. Parmi les principaux représentants de


cette approche «méthodique» en Allemagne durant les der-
nières décennies du XVIe siècle, il faut citer Nicolas Vigelius et
Johannes Althusius. Vigelius avait été un élève d'Oldendorp à
Marbourg, où il enseigna de 1560 à 159474 • Dans son Methodus
universi iuris civilis (<< Méthode du droit civil dans son
ensemble») publié en 1561, il classifia les « genres» du droit en
droit public et en droit privé - une distinction qui, comme on
l'a vu, ne s'est répandue dans l'analyse juridique qu'au
XVIe siècle. Les trois premiers « livres» de l'ouvrage de Vigelius
(sur un total de 25) sont consacrés au droit public; les 21 livres
suivants traitent du droit privé et des modes d'acquérir des
droits à titre particulier; le dernier livre comprend différentes
catégories de topiques qui n'avaient pas trouvé leur place dans
les livres précédents75 .
Dans le cadre de la science du droit, Vigelius, comme Lagus
avant lui, s'émancipa entièrement de l'ordre imposé par les col-
lections de droit romain. « Le droit civil dans son ensemble» ne
correspondait plus au droit romain en tant que tel, mais au
droit en tant que tel, c'est-à-dire à la totalité du droit en vigueur
dans l'Empire ainsi que dans les territoires et dans les villes en
Allemagne. Vigelius avait recours à des principes et notions que
les juristes de la scolastique avaient déjà élaborés en étudiant les
textes de droit romain, mais, comme les juristes humanistes de
la première phase, il soumettait ces textes à une critique beau-
coup plus exigeante que ses prédécesseurs médiévaux. Ensuite,
en reprenant l'approche des juristes humanistes de la deuxième
phase, il soulignait l'importance des principes fondamentaux
(tels qu'on les retrouvait dans les Institutes) pour procéder à la
systématisation des différentes branches du droit. Cependant,
l'aspect le plus caractéristique et significatif de son œuvre, et qui
correspondait à la démarche d'Apel et de Lagus, était sa tenta-
tive d'organiser l'ensemble du droit, en allant du général au spé-
cifique: après avoir distingué le droit public du droit privé, il
subdivisait le droit public en fonctions législatives, exécutives,
judiciaires, et le droit privé en droit des personnes (ce qui com-
prenait le droit de la famille, les rapports entre maître et servi-
teur, la tutelle), le droit des biens, le droit des successions, les
fidéicommis et libéralités, le droit des obligations résultant
d'une convention, la responsabilité civile, l'enrichissement sans

221
DROIT ET RÉVOLUTION

cause, tout en systématisant les règles particulières à chacune de


ces branches. Jusqu'à nos jours, cette systématisation corres-
pond aux « topiques» fondamentaux de la science du droit en
Occident.
Comme l'avait déjà fait Lagus, Vigelius établit un tableau
dans lequel il offrait un aperçu synoptique de son Methodus.
Son tableau (qui occupe, dans l'édition de 1581, un encart
dépliant correspondant à huit pages) diffère sur quelques points
essentiels de celui de Lagus. Il omet le droit divin et le droit
naturel, s'attachant exclusivement au droit positif. Il classe les
contrats, la responsabilité civile et l'enrichissement sans cause
comme modes d'acquisition des droits particuliers, au lieu de
les catégoriser dans le droit privé des obligations, en parallèle au
droit des biens; d'une manière générale, Vigelius est plus
complet dans sa classification des droits relevant du droit privé.
Le tableau synoptique de Vigelius se rapporte à son traité dans
son intégralité, alors que chez Lagus le tableau ne concernait
qu'une partie du traité. Les deux méthodes de systématisation
de ces auteurs sont néanmoins fondamentalement semblables.
Celle de Vigelius est plus élaborée et plus sophistiquée, mais on
peut attribuer à la systématisation de Lagus davantage d'origina-
lité et plus de vigueur.
L'analyse systématique du « droit dans son ensemble» et la
représentation d'une telle systématisation sous forme de dia-
grammes ont atteint leur apogée dans l'œuvre de Johannes
Althusius (1557-1638), un calviniste allemand qui acquit une
grande réputation par ses contributions à la science juridique et
à la théorie politique76 • Il obtint un doctorat en droit à Bâle en
1586. La même année, il publia son premier grand ouvrage:
jurisprudentia romana, une énorme synthèse du droit. Plus tard,
en 1603, Althusius publia une nouvelle version, fortement
remaniée, de ce livre sous le titre: Dicaelogica (<< Logique juri-
dique »). Ses ouvrages furent souvent réédités aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Ils s'inscrivaient dans la tradition de ceux de Lagus
et de Vigelius : Althusius y divisait tout le droit en droit public
et droit privé, subdivisait le droit privé en droit des biens et
droit des obligations, les obligations en contrats, responsabilité
civile et enrichissement sans cause, et s'efforçait de déduire, à
partir de notions et principes généraux, les règles spécifiques
applicables aux transactions particulières 77 .

222
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

La nouvelle science du droit dont Apel, Lagus, Vigelius et


d'autres juristes protestants allemands du XVIe siècle élaborèrent
les fondements fut maintenue et développée au cours des deux
siècles suivants à travers toute l'Europe, aussi bien dans les pays
catholiques que protestants. Elle différait des sciences juridiques
antérieures, tant scolastiques qu'humanistes, par son application
de la méthode topique qui permettait d'analyser et de synthéti-
ser le droit dans son ensemble, mais aussi d'analyser et de syn-
thétiser les caractéristiques communes des différents systèmes
juridiques en vigueur à travers l'Europe -le droit romain et le
droit canonique en premier lieu, mais également les traits
communs aux différents systèmes de droit royal ou princier,
urbain, féodal et commercial. Par-dessus tout, ce fut cette
science du droit qui constitua la base du nouveau ius commune
européeen du XVIe au XVIIIe siècle. Les auteurs qui développèrent
ce droit commun constituaient une corporation paneuropéenne
de juristes, un juristenstand, dont les ouvrages ne s'adressaient
pas exclusivement à leurs concitoyens, mais aussi, et parfois
d'abord, à leurs confrère/ 8 •
Ce nouveau ius commune se différenciait du premier ius
commune (le droit canonique de l'Église catholique romaine) en
ceci qu'il ne s'agissait pas du droit officiel d'une organisation
publique dont les activités s'étendaient sur toute l'Europe. Il se
différenciait également du second ius commune européen (le
droit romain des compilations de Justinien, objet des exégèses,
sommaires et analyses des glossateurs et commentateurs), du fait
qu'il ne s'agissait pas uniquement d'un travail savant consacré
aux textes de droit romain. Il ne s'agissait pas non plus d'une
combinaison de ces deux systèmes de droit. Quoique d'émi-
nents historiens du droit contemporains persistent encore à
notre époque à faire état d'une « réception du droit romano-
canonique», un tel corpus de droit « romano-canonique» n'a
en fait jamais existé. Sans doute, la nouvelle structure de
notions, principes et règles de droit élaborée sur la base de la
nouvelle science juridique empruntait largement au droit
romain et au droit canonique, qui avaient tous deux été dési-
gnés comme un ius commune et auxquels l'on se référait par
l'expression utrumque ius (( l'un et l'autre droit» f9. Mais la
nouvelle science emprunta également au droit royal et princier,
au droit féodal, au droit urbain et au droit commercial.

223
DROIT ET RÉVOLUTION

Cependant, elle les différenciait toujours comme des systèmes


juridiques distincts 80 • Ainsi, l'un des genres développés très tôt
dans la littérature juridique consistait à exposer les différents
systèmes juridiques qui régissaient un ordre politique déterminé8 !.
Le droit romain et le droit canonique jouissaient tout de même
d'un statut spécial du fait qu'on leur accordait une certaine
supériorité en tant que sources de principes juridiques - qui
correspondait à un nouveau ius naturali 2•

Les corollaires politiques et philosophiques


de la nouvelle science du droit

Le besoin d'un nouveau type de systématisation du droit


avait principalement été motivé par une perte de confiance à
l'égard du caractère sacré des anciens textes de droit romain,
ainsi qu'envers l'autorité des gloses et commentaires tradition-
nels qui s'étaient greffés sur ces textes. En soi, cette attitude cri-
tique n'aurait pu inspirer que les deux premières phases de
l'humanisme juridique - la phase sceptique de Valla et Budé
puis la phase insistant sur les principes, du temps de Zasius et
Alciat. Cette deuxième phase assura l'héritage de l'ancienne
science scolastique du droit en y ajoutant quelques-uns des
apports philologiques et historiques de la phase sceptique. On
n'en revint évidemment pas à attribuer un caractère sacré aux
textes anciens, mais on leur accorda tout de même à nouveau
une autorité, un respect qui n'impliquait plus une quelconque
autorité reconnue aux gloses et commentaires traditionnels.
Cette seconde phase n'aurait pas pour autant suffi à rénover la
science juridique de façon à lui rendre le degré et le type
d'objectivité qui eût été nécessaire pour subvenir aux besoins
politiques et philosophiques d'une Allemagne transformée par
le protestantisme et l'avènement des territoires politiques.
La nouvelle science du droit développée au XVIe siècle par des
juristes luthériens servait la cause des princes protestants en pro-
curant en même temps légitimité et efficacité aux systèmes juri-
diques de leurs principautés. Au Moyen Âge, la science
scolastique du droit avait procuré légitimité et efficacité au sys-
tème juridique d'une Chrétienté gouvernée à la fois par une

224
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

organisation ecclésiastique unitaire et hiérarchisée et par une


multitude d'ordres politiques séculiers. Sur cette base, la science
médiévale du droit n'aurait jamais pu servir la cause du protes-
tantisme envisagé en tant que mouvement politique. Même en
tenant compte des modifications apportées par le nouvel huma-
nisme, la science du droit antérieure à la Réforme supposait la
diversité des pouvoirs ecclésiastiques et séculiers, chacun dispo-
sant de ses propres textes exprimant leur autorité. Le but de la
méthode scolastique consistait à interpréter des principes à par-
tir de règles et de décisions spécifiques que l'on trouvait dans les
textes. Ainsi, par exemple, le droit canonique reconnaissait la
force contraignante d'une convention informelle (un nudum
pactum), à l'opposé du droit romain. Le droit féodal reconnais-
sait le servage, à l'opposé du droit urbain. Le droit commercial
reconnaissait la validité de lettres de change, indépendamment
des conventions sous-jacentes dont elles assuraient le paiement,
à l'opposé de la législation royale ou princière. De telles contra-
dictions, parmi plusieurs autres, étaient acceptables dans une
Chrétienté « fédérée », où les pouvoirs concurrents se référaient
à des textes juridiques différents. Mais elles ne pouvaient aussi
facilement être tolérées dans un système juridique princier ou
royal unitaire, où l'Église et l'État relevaient du même pouvoir
territorial, tel que la Réforme l'avait introduit.
L'une des différences les plus frappantes entre l'ancienne et la
nouvelle science du droit fut la synthèse de droit romain et de
droit canonique - une synthèse qui comprenait en outre le droit
urbain, le droit féodal et le droit commercial. Ce que les histo-
riens du droit appellent de façon erronée la réception du droit
romain dans l'Allemagne du XVIe siècle était en fait un mouve-
ment tendant à unifier les différents systèmes de droit, incluant
le droit romain, dans chaque ordre politique distinct.
D'un point de vue purement politique, l'unification de tous
les pouvoirs, séculiers et ecclésiastiques, sous le régime d'un
prince et de ses conseillers (l'Obrigkeit) était bien plus efficace-
ment secondée par une science du droit qui commençait par
identifier et systématiser les principes sous-jacents à l'ensemble
de l'ordre juridique qu'une science du droit qui commençait
par identifier et systématiser les règles et décisions contenues
dans les collections de textes juridiques relevant de pouvoirs

225
DROIT ET RÉVOLUTION

différents. C'est ainsi que la nouvelle science du droit était au


service de la cause politique du pouvoir princier.
De même, l'analyse du droit - de la totalité du droit - par les
juristes luthériens selon la distinction entre la cause efficiente
(qui crée le droit ?) et la cause finale (quel est le but auquel tend
le droit?) comportait des corollaires politiques importants.
Cette analyse mettait en avant l'aspect législatif du droit, sa
source étant la volonté de son auteur. Elle allait de pair avec la
distinction entre les règles et leur application: les règles pro-
duites par les autorités politiques avaient dès lors une existence
abstraite, distincte de la raison et de l'équité révélées à la
conscience, même si elles étaient censées soutenir, et être corri-
gées, par la raison et l'équité.
En plus de ces rapports assez évidents entre la nouvelle
science du droit et le nouvel ordre politique dans les principau-
tés protestantes, on aperçoit un lien plus subtil: l'exaltation du
rôle politique du juriste savant. Déjà, avant la Réforme, les
juristes universitaires avaient joué un rôle important en tant que
conseillers des papes, des empereurs et des rois. Parfois, ils
étaient sollicités par des juges pour décider sur un litige. Mais,
jusqu'à la Réforme, les juristes diplômés des facultés de droit
n'avaient jamais été recrutés aussi systématiquement comme
juges et conseillers comme ce fut le cas dans les principautés
protestantes allemandes au XVIe siècle. Cette évolution s'explique
en partie par des facteurs politiques, mais aussi en partie par
le caractère même de la nouvelle science juridique, dont la
complexité et la difficulté intellectuelles étaient telles qu'une
expertise juridique était nécessaire pour la maîtriser et la mettre
en œuvre.
Les implications politiques de la nouvelle science allemande
du droit étaient directement liées à ses implications philoso-
phiques. Le prince était à présent de toute évidence le législa-
teur suprême. Le droit qu'il créait était néanmoins soumis à ses
propres exigences intrinsèques. Il devait servir une cause supé-
rieure au prince. Cette cause supérieure était incarnée par la
science du droit elle-même, qui divisait tout le droit en droit
divin (les Dix Commandements) et droit humain, et qui subdi-
visait celui-ci en droit naturel (raison et conscience implantées
dans le cœur des hommes par Dieu) et droit positif, et le droit
positif en droit public et droit privé. Le prince était, bien

226
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

entendu, la « cause efficiente» du droit public, mais le droit


divin, le droit naturel et - en pratique - des domaines entiers du
droit privé échappaient à son pouvoir. De plus, tout le droit
devait être appliqué de manière équitable, c'est-à-dire en confor-
mité avec la conscience que Dieu a donnée aux hommes. Il
n'est guère justifiable de qualifier la science juridique dévelop-
pée par les juristes luthériens de machiavélienne, et cette science
ne pouvait pas non plus soutenir le type de monarchie absolue
avancée par Bodin.
Les implications de la nouvelle science allemande du droit
furent particulièrement importantes pour la branche de la phi-
losophie que l'on appelait dialectique, et dont l'objet était la
méthode scientifique permettant de prouver une proposition.
La figure incontournable dans ce domaine fut Melanchthon,
qui enseigna aux juristes que tout domaine de connaissance doit
être agencé selon ses propres topiques (les praecipui loci, ou
topiques spéciaux) et qu'en appliquant quelques topiques géné-
raux, communs à toutes les branches des connaissances
humaines (les loci communes ou topiques généraux), il était pos-
sible d'arracher un élément de connaissance à ses branches spé-
cifiques et d'en définir la nature essentielle. Cette démarche
constituait un pas de géant dans le développement des sciences
naturelles, qui ouvrit la voie non seulement à une méthode fon-
dée sur l'empirisme « aristotélicien », mais en même temps sur
un conceptualisme « platonicien» (et, à un stade ultérieur,
mathématique) .

* *
Ape!, Lagus et Vigelius comptent parmi les premiers repré-
sentants d'un grand courant de juristes protestants allemands
qui contribuèrent à établir une nouvelle science du droit dans
les universités allemandes au XVIe siècle. Un mouvement simi-
laire, quoique moins prononcé, s'observe à une époque ulté-
rieure dans d'autres pays européens, soutenu aussi bien par des
juristes catholiques que par des juristes protestants. Il s'agit d'un
phénomène européen, même si l'Allemagne en fut l'avant-
garde: nulle part ailleurs les professeurs des facultés de droit

227
DROIT ET RÉVOLUTION

jouèrent un rôle pratique aussi important dans le développe-


ment du droit.
L'expérience française jette une lumière indirecte sur l'expé-
rience allemande. Après Budé, toute une série d'éminents
juristes français - Jacques Cujas (1520-1590), François Hotman
(1524-1590) et plusieurs autres - continuèrent à insister sur la
critique Ehilologique et historique aux dépens de l'analyse
juridique 3. À la recherche de textes romains de l'Antiquité qui
devaient leur permettre d'épurer le droit des gloses et commen-
taires postérieurs, ils aboutirent au rejet de ces textes en tant
que droit vivant en faveur d'un retour aux institutions juri-
diques françaises. En conséquence, plusieurs facultés de droit,
ou du moins plusieurs parmi les plus illustres professeurs fran-
çais de droit, s'éloignèrent de l'étude du droit et se consacrèrent
davantage à l'histoire et à la théologie - des matières qui, à
l'époque, touchaient de près les grandes questions d'intérêt
national. D'autres grands juristes français, comme Jean Coras
(1515-1572) et Jean Bodin {1529-1596), abandonnèrent leur
intérêt initial pour une approche encyclopédique du droit et
s'appliquèrent à élaborer des théories politiques autour de la
monarchie absolue, selon lesquelles le prince était la « cause effi-
ciente » du droit et n'y était par conséquent pas soumis. Il est
significatif que trois des principaux juristes français du
XVIe siècle, François Le Duaren (1509-1559), Hugues Doneau
(1527-1591) et Charles Dumoulin (1500-1566), se soient
engagés dans le réagencement et l'analyse de la masse de règles
juridiques contenues dans les compilations de droit romain en
appliquant la méthode topique de Melanchthon. Le premier
était sympathique à la cause protestante, les deux autres se sont
convertis au protestantisme et durent se réfugier dans des uni-
versités luthériennes en Allemagne pour y enseigner et rédiger
leurs travaux.
Pour comprendre l'enjeu de cette transition dans la pensée
juridique européenne au XVIe siècle, lorsque la science du droit
se développa à travers une phase sceptique, une phase articulée
selon des principes et enfin une phase systématique, il peut être
utile d'esquisser une comparaison avec le développement de la
pensée juridique aux États-Unis au cours du xxe siècle et au
début du XXI e siècle. Le courant du « réalisme juridique» qui se
propagea dans les facultés de droit américaines à partir de la fin

228
LA SCIENCE JURIDIQUE ALLEMANDE

des années 1920 et au cours des deux décennies suivantes, tout


comme l'humanisme juridique à la fin du xv" siècle et au
XVIe siècle, s'attaqua à la validité du corpus prévalant des règles
juridiques en adoptant en partie un point de vue philologique
et en partie un point de vue historique. Ce courant disséquait
les règles de droit dans le but de montrer les distorsions qu'elles
subissaient au fil des décisions censées les appliquer. À partir de
la fin des années 1950 et jusqu'aux années 1970, un nouveau
courant dans la philosophie du droit se développa aux États-
Unis, mettant cette fois l'accent sur le « processus juridique »,
reprenant quelques conceptions du courant réaliste, mais
s'efforçant en même temps de sauvegarder les aspects formels
du droit en les situant dans le contexte de principes généraux en
rapport avec des types spécifiques de questions pour lesquelles il
fallait élaborer une solution juridique. Comme dans le cas de la
deuxième phase de l'humanisme juridique (fondée sur les prin-
cipes et représentée par Zasius et Alciat), les protagonistes amé-
ricains de la notion du droit comme « proceSSUS» réussirent
pendant un temps à rétablir un respect relatif des règles et à éla-
borer des synthèses de branches particulières du droit. Cepen-
dant, ils ne parvinrent pas, par cette méthode, à établir une vue
cohérente de l'ensemble du système juridique ou de son ancrage
dans une réalité objective, comme cela avait été admis avant les
attaques nihilistes du courant réaliste. À l'aube du XXI e siècle, il
ne semblait plus y avoir de fondement objectif pour systémati-
ser le droit américain dans son ensemble: il ne semblait plus y
avoir de conception consensuelle générale quant à des éléments
de connaissance innés correspondant à des principes fondamen-
taux à partir desquels routes les institutions du droit peuvent
être déduites rationnellement. De même, il ne semblait plus
exister de consensus général, en tout cas parmi les juristes des
Écoles de droit, ni au moins une analyse, quant à la capacité de
la conscience individuelle de parvenir à de tels résultats équi-
tables dans des cas réels sur la base d'une compassion raisonnée.
En tenant compte de cette expérience, on peut mieux
comprendre l'ampleur de la réussite du protestantisme allemand
pour surmonter les déficiences de l'humanisme juridique qui
l'avait précédé et pour inspirer l'élaboration d'une nouvelle
science systématique du droit.
CHAPITRE IV

La Révolution allemande
et la réforme du droit pénal

Dans le courant du XVIe siècle, le droit pénal allemand - aussi


bien la procédure pénale que le droit substantiel- a subi des
transformations substantielles l . L'une des causes de ces transfor-
mations était la nécessité de contrôler la violence généralisée qui
affectait l'ordre social en Allemagne à la fin du xv" siècle et au
début du XVIe siècle. Une masse de gens - des vagabonds, des
malfaiteurs, des gitans, des pèlerins marginaux, des moines et
religieuses défroqués, d'anciens étudiants, des mendiants, parmi
d'autres - se trouvait en un état d'errance quasi permanente et
peuplaient les routes. Cette masse augmentait à la fois le
nombre des criminels et celui des victimes. Des bandes armées
dirigées par des chevaliers devenus brigands s'attaquaient aux
voyageurs et pillaient les campagnes2 . Le système pénal tradi-
tionnel, qui supposait des institutions relevant de communautés
locales stables, n'était plus à même de faire efficacement face à
une criminalité généralisée et mobile, dominée par des délin-
quants professionnels ou quasi professionnels. Les tribunaux
ecclésiastiques, qui avaient exercé d'importantes compétences
pénales (et civiles), perdaient une part substantielle de ces
compétences au profit des tribunaux princiers et urbains, dont
les procédures n'étaient pas adéquates pour maîtriser le nombre
croissant et la diversification des procès criminels. On constate

231
DROIT ET RÉVOLUTION

des difficultés comparables, quoique sans doute moins aiguës,


en France, en Angleterre et dans d'autres pays européens.
Il n'est toutefois pas facile de transformer tout un système de
droit pénal, et le besoin d'un changement ne peut à lui seul
expliquer les raisons de la transformation qui eut lieu. Ce
besoin s'était fait sentir depuis des décennies et des générations
avant meme A qu' une amorce de rerorme
'1: ne fû t entamee.
'D' autre
part, le mécontentement lié au système traditionnel n'explique
pas pourquoi certaines transformations eurent lieu plutôt que
d'autres.
À plusieurs niveaux -le village, la ville, le territoire - l'Alle-
magne avait connu depuis des siècles un système de juridictions
(tant pour les affaires civiles que criminelles) dans lequel les
membres des tribunaux étaient des notables sans formation spé-
cialisée en droit: les Schoffen (assesseurs, non-juristes), qui sié-
geaient d'habitude en un collège de sept ou de douze membres
comprenant également un officier de justice appelé Richter
(<< celui qui dirige »). Le terme Richter désigne de nos jours un
juge, mais jusqu'au xvl' siècle, c'était les Schoffen qui étaient les
juges ou Urteiler (c'est-à-dire ceux qui rendaient l'Urteil ou
jugement). Le Richter présidait et dirigeait la procédure. Ce sys-
tème a été fondamental dans le développement du droit alle-
mand séculier du xne au xv" siècle, qu'il s'agisse du droit local,
urbain, territorial ou impérial. La coutume était une source
principale de ce droit, et les Schoffen, qui étaient des dirigeants
responsables, intelligents, éduqués (même s'ils n'avaient la plu-
part du temps pas étudié à une université) et issus de la
communauté locale, de la ville ou de la principauté, connais-
saient les coutumes ou étaient capables d'en découvrir la teneur.
La mise par écrit d'une grande partie de ce droit coutumier, soit
dans des traités du type du Sachsenspiegel, soit dans des collec-
tions de droit urbain, ou parfois dans la législation du prince
territorial, a quelque peu affecté le caractère de ce droit coutu-
mier, mais certainement pas entièrement: les mises par écrit
supposaient que le droit qu'elles exprimaient demeurât enraciné
dans la tradition coutumière et que leur interprétation dût se
faire en partie à la lumière de cette tradition coutumière par des
juridictions de Schoffen qui n'étaient ni des juristes profession-
nels, ni des magistrats à temps plein, et qui siégeaient sous la
direction d'un Richter officiel .

232
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

Jusqu'à l'aube du XVIe siècle, la procédure suivie dans les


causes criminelles devant les juridictions composées de Scho.lfen
présentait encore quelques traits de la procédure pénale
archaïque antérieure au xn e siècle, lorsque les causes criminelles
étaient engagées par l'accusation portée par la victime, ou par
l'un de ses proches amis ou parents, et que l'accusé devait être
condamné ou acquitté sur la base des serments prêtés par
l'accusé ou par l'accusateur, et par un nombre de co-jureurs.
Dans une procédure à caractère religieux, l'accusé devait être
acquitté s'il était capable de prêter un serment solennelle « pur-
geant» de l'accusation portée contre lui, et pour autant que ce
serment fût renforcé par ses co-jureurs. En cas de condamna-
tion, il était tenu de payer une compensation, qualifiée de
« composition », à la victime ou à ses proches. Avant le
xn e siècle, le tribunal n'était pas une juridiction professionnelle,
mais une assemblée locale. Cet ancien système de co-jureurs et
de composition - tout comme les autres formes d'ordalies et de
duel judiciaire - reposait sur une conception du procès comme
recours au jugement divin et comme processus de réconciliation
entre groupes familiaux engagés dans une vendetta, sans que
l'on distingue clairement entre affaires pénales et civiles4 .
Au xn e siècle, dans la foulée de la Révolution pontificale, ce
système archaïque se transforma, en Allemagne comme dans les
autres pays européens. On commença à distinguer les crimes
graves de délits moins importants, et la répression des crimes
importants, en l'occurrence la peine capitale ou une peine de
mutilation, imposée par un tribunal remplaça la composition
par négociation entre les parties ou leurs familles. La procédure
par serment survécut, mais d'autres formes de preuve consistant
à invoquer l'intervention divine (comme les ordalies et le duel
judiciaire) furent dénoncées par l'Église et pratiquement élimi-
nées. La procédure du serment fut elle-même transformée: on
abandonna ce mode de preuve magique et mécanique, où le cri-
tère décisif consistait à prêter le serment « sans lapsus ni faux-
pas» en faveur d'un mode de preuve plus rationnel, où les
Schoffen décidaient quelle partie pouvait offrir de prêter serment
et si ce mode de preuve suffirait ou non. Le serment purgatoire
était désormais exclu si une preuve suffisante par témoins pou-
vait être fournie.

233
DROIT ET RÉVOLUTION

D'autre part, au cours des XIIe et XIIIe siècles, les autorités


princières et urbaines commencèrent elles-mêmes à poursuivre
les personnes accusées de délits importants, et dans de telles
affaires, des officiers de justice interrogeaient les suspects préala-
blement à la procédure devant le tribunal. Dans de nombreuses
principautés et villes, des accusateurs publics étaient nommés et
chargés d'instruire les procédures pénales contre les criminels
notoires. Quelques éléments du système d'interrogation des
parties et des témoins, tel qu'il avait été d'abord développé dans
les cours ecclésiastiques, et que des historiens contemporains
qualifient faussement de « romano-canonique» (bien que ce
mode de procéder diffère complètement de la procédure pénale
que l'on retrouve dans les ouvrages de droit romain classique ou
post-classique), ont également été progressivement adoptés par
les tribunaux séculiers 5• Certains éléments de l'ancien modèle
germanique de la procédure pénale « accusatoire », où la procé-
dure consistait en un combat entre l'accusé et l'accusateur, et
dont l'issue était censée exprimer le jugement divin, furent
combinés avec des éléments du modèle canonique de la procé-
dure « inquisitoire » postérieure au XIe siècle, dans laquelle l'ins-
truction comportait l'interrogatoire de l'accusé et des témoins
par la cour et dont l'issue était censée exprimer un jugement
humain fondé sur la raison et la conscience. Au cours du
xV siècle, les éléments accusatoires furent soumis à un contrôle
officiel accru. En même temps, les éléments inquisitoriaux
étaient encore sensiblement moins élaborés et systématisés qu'ils
ne le devinrent plus tard, au XVIe siècle, sous l'influence de la
Révolution allemande. Jusqu'au XVIe siècle, une procédure accu-
satoire resta par ailleurs en vigueur, moyennant quelques adap-
tations, dans les causes criminelles qui ne concernaient pas les
délits capitaui.
Un élément important de la procédure inquisitoire était la
torture - du moins, dans certains types de causes -, par laquelle
on essayait d'obtenir un aveu de l'accusé. Certains historiens
ont expliqué l'introduction de la torture comme un effet de
l'abolition des ordalies par le quatrième concile du Latran en
1215 : selon cette thèse, il était nécessaire, afin de remplacer
efficacement les ordalies, d'introduire un mode de preuve per-
mettant de parvenir à un degré de certitude comparable aux
jugements de Dieu. Une telle certitude pouvait être atteinte en

234
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

obtenant ce que l'on appelait une preuve « pleine », c'est-à-dire


une preuve résultant soit de deux témoignages irréprochables
quant aux éléments essentiels du crime, soit par un aveu volon-
taire exprimé en séance publique devant la cour? Si une telle
preuve pleine n'était pas disponible, mais seulement une demi-
preuve - par exemple, s'il y avait des preuves indirectes impor-
tantes, mais seulement un témoin direct -, un aveu était requis
pour atteindre le degré de certitude nécessaire. On pensait que
si l'on admettait une condamnation uniquement sur la base de
preuves indirectes, le juge aurait un pouvoir discrétionnaire qui
lui permettrait de décider, sur la base d'une appréciation subjec-
tive, du poids accordé à chacun des éléments de preuve dispo-
nibles.
Cette explication, qui a été largement admise parmi les
historiens 8, présente plusieurs lacunes. Premièrement, la preuve
pleine n'était pas requise pour les délits non-capitaux, tels que
les coups et blessures, les contrefaçons, les vols mineurs, l'usure,
les rixes, l'ébriété ou le blasphème. Ainsi, par exemple, si
quelqu'un était accusé d'avoir volé un montant relativement
modeste, punissable d'une amende, du pilori, du plongeon
forcé, du fouet ou de l'exil, il était possible de le condamner sur
base de sa possession de l'argent volé, de la présence d'un motif
d'avoir commis le vol, de l'absence d'un alibi, d'un comporte-
ment suspect ou d'autres preuves indirectes, ainsi que des
témoignages concernant ses propos ultérieurs et d'autres
preuves directes, mais à défaut de deux témoins directs. On
peut dès lors se demander pourquoi, alors que le tribunal pou-
vait parvenir à une conviction suffisante dans des affaires crimi-
nelles non-capitales à défaut d'une preuve pleine par deux
témoins ou un aveu, une telle preuve était requise pour des
crimes capitaux.
Deuxièmement, bien que l'aveu fût considéré comme « la
reine des preuves », il y eut toujours de sérieux doutes sur la
validité d'un aveu obtenu par la torture. C'était en partie pour
cette raison qu'il était requis qu'un aveu fût réitéré volontaire-
ment lors de l'instruction devant le tribunal. Même cette
confirmation de l'aveu en séance publique était toutefois sujette
à caution, du fait que l'accusé qui revenait sur ses aveux était
reconduit pour être à nouveau interrogé et torturé, et à nouveau
sollicité de répéter son aveu devant le tribunal. On peut donc se

235
DROIT ET RÉVOLUTION

demander pourquoi on insistait tellement sur un aveu, alors


même qu'on admettait qu'un tel aveu extorqué n'avait qu'une
valeur probatoire très discutable.
Troisièmement, certaines catégories privilégiées de personnes
étaient exonérées de la torture, sauf dans des cas de trahison ou
d'hérésie. Ces catégories comprenaient les nobles, les hauts
fonctionnaires, le clergé, les médecins, les docteurs en droit, les
enfants de moins de douze ou de quatorze ans, les femmes
enceintes, les infirmes pour lesquels la torture comportait un
risque d'entraîner la morë. Mais si l'aveu était la « reine des
preuves», pourquoi n'insistait-on pas sur son obtention dans
des poursuites contres les docteurs en médecine ou en droit?
Quatrièmement, même un aveu corroboré par d'autres cir-
constances - par exemple, lorsque les complices avaient été cap-
turés - ne constituait pas en soi une meilleure preuve de la
culpabilité de l'accusé que ces circonstances qui semblaient cor-
roborer la culpabilité. La réitération de l'aveu devant le tribunal
n'ajoutait pas grand-chose à sa valeur probatoire. Il faut donc se
demander pourquoi il ne suffisait pas de soumettre la preuve de
l'aveu précédent et de sa corroboration ultérieure.
La thèse d'un illustre historien américain selon laquelle le sys-
tème « romano-canonique» eût été « inefficace» sans la torture
doit être restreinte aux cas de crimes capitaux commis par cer-
taines catégories de personnes 10. Même dans ces cas, la condi-
tion d'un aveu (à défaut de deux témoins) ne s'explique pas
uniquement sur la base de la nécessité de parvenir à un degré
suffisant de certitude.
Dans ce contexte, il faut à nouveau distinguer entre le droit
romain et le droit canonique, et, quant au droit romain, entre
le droit romain tel qu'il s'exprime à travers les compilations de
l'empereur byzantin Justinien et le droit d'inspiration romaniste
tel qu'il avait été enseigné et commenté en Occident par les
juristes universitaires du XIe au XV" siècle. Il faut même pousser
la distinction plus loin, et différencier cette tradition romaniste
occidentale et le droit positif de certains princes séculiers et de
tribunaux séculiers qui empruntaient parfois à la science juri-
dique des légistes et que l'on désigne parfois aussi de « droit
romain ». En Ce qui concerne la règle des deux témoins, l'aveu
et la torture, les textes de Justinien comportent en effet çà et là
quelques notions, mais ces éléments du droit de l'époque de

236
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

Justinien ou des siècles antérieurs ne présentent pratiquement


aucun rapport avec la portée que leur attribuèrent les juristes
universitaires qui les interprétèrent à partir du XIe siècle en
Occident, du fait que le droit de la procédure pénale qui s'y
était développé était foncièrement différent de l'ancien droit
pénal romain. D'autre part, en Italie, où l'étude universitaire du
droit romain était fortement développée, plusieurs cités-États
avaient, du XIIIe au xV' siècle, promulgué leur propre législation
en matière de procédure pénale, comprenant notamment des
règles concernant la preuve pleine et la torture. De telles ordon-
nances municipales autorisaient souvent le maire élu pour une
durée d'un an (le podestà) à ne pas appliquer le critère de la
preuve pleine, même dans les causes capitales, lui permettant de
remplacer cette condition par celle d'une demi-preuve ll . En
citant de telles ordonnances et en élaborant leurs doctrines, les
auteurs des grands traités romanistes de droit pénal rédigés à
cette époque affirmaient que les juges pouvaient user de leur
jugement personnel (ou arbitrium en tant que « volonté ») pour
mettre de côté la règle de deux témoins et condamner ou
acquitter à partir de l'ensemble des preuves disponibles. Ainsi,
le grand juriste italien du XIV" siècle Bartole (Bartolus de Saxo-
ferrato, 1313-1356) estimait qu'une preuve pleine ne requérait
pas nécessairement un aveu ou deux témoins, mais « se vérifie
lorsqu'un juge, sur la base des éléments de preuve qui lui ont
été soumis, parvient à sa conviction quant à l'objet du procès»
et qu'il peut parvenir à une certitude par l'expérience directe de
ses propres sens, comme les témoins, ou par un raisonnement et
• 12
une argumentatIon .
En revanche, les canonistes de cette époque accordaient
moins de latitude à la décision discrétionnaire du juge, et s'en
tenaient davantage à la réglementation stricte de la preuve
pleine (deux témoins ou un aveu, partant la possibilité de la tor-
ture) pour certains types de délits, et notamment le cas d'un
crime grave connu seulement de quelques-uns (pene occultum,
« presque secret »)13. Parmi ceux-ci, l'hérésie était évidemment
le crime qui venait tout d'abord en ligne de compte, et dans le
cas d'hérésie, un aveu était de loin préférable.
Il se peut que l'insistance sur un aveu pour certains types de
crimes capitaux découlait non pas tellement de la volonté de
s'assurer d'un degré suffisant de certitude, mais plutôt de la

237
DROIT ET RÉVOLUTION

volonté d'encourager l'accusé à se repentir avant son exécution,


afin qu'il puisse échapper à la damnation éternelle. Cette inter-
prétation est étayée par le fait que l'exigence d'un aveu, obtenu
au besoin par la force, se développa à l'origine dans les tribu-
naux ecclésiastiques dans des affaires impliquant des personnes
accusées d'hérésie. Il est difficile, sinon impossible, d'établir
l'état mental d'un prétendu hérétique au moment du jugement,
si ce n'est par sa propre déposition, puisqu'il a toujours pu
changer d'opinion dans le courant de la procédure et cesser
d'entretenir des opinions hérétiques. Ensuite, on estimait qu'il
était indispensable pour l'âme de l'hérétique qu'il abjure le
diable et qu'il revienne dans la communauté de l'Église. S'il ces-
sait d'être un hérétique avant sa condamnation, cela ne l'absol-
vait évidemment pas de la peine capitale, en rétribution du
crime commis antérieurement - c'est-à-dire d'avoir émis des
propos hérétiques ou d'avoir commis des actes hérétiques.
Cependant, pour être convaincu d'un tel crime, il ne fallait pas
nécessairement que le tribunal dispose d'un aveu. C'était préci-
sément parce que le tribunal était convaincu par d'autres
preuves que l'accusé s'était rendu coupable d'hérésie, qu'il
entendait obtenir son aveu et sa repentance.
L'anomalie demeure néanmoins que, s'il y avait deux
témoins directs, un aveu n'était pas requis.
Dans les territoires allemands, au cours des XIV" et xv" siècles,
plusieurs particularités de la procédure ecclésiastique inquisi-
toire, y compris la condition d'une preuve pleine pour certains
types de délits, furent transposées dans les tribunaux séculiers
pour des crimes passibles de la peine capitale. Des exemples
typiques étaient la trahison, différentes formes d'homicide, le
viol, l'incendie criminel, le vol à main armée, l'émeute, la
contrefaçon, la production et l'usage de faux, le blasphème, et
les comportements sexuels contre nature. Les Richter séculiers,
qu'ils fussent motivés ou non par la même volonté de sauver
l'âme de l'accusé de la damnation éternelle, mais certainement
aussi convaincus, et avec d'autant plus de force, de la nécessité
de réprimer implacablement les individus criminels, eurent
recours à la pratique barbare de la torture physique afin d'obte-
nir des aveux, lesquels étaient soumis parmi les autres éléments
de preuve aux Schoffen.

238
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

Cette pratique se généralisa surtout vers la fin du xV' siècle,


lorsque le problème de la criminalité sur les voies publiques
devint de plus en plus difficile à maîtriser. De prétendus pilleurs
des campagnes (Landschadliche) étaient poursuivis en justice sur
la base de leur « mauvaise réputation » (Leumund), et les autori-
tés s'efforçaient d'obtenir leurs aveux par la torture. Les origines
de la procédure permettant de poursuivre des criminels libres et
notoires remontaient à l'ancien droit germanique, qui permet-
tait qu'un individu appréhendé alors qu'il commettait un crime
violent pût être tué par celui qui le capturait, lequel pouvait
ensuite obtenir un dédommagement au nom de la victime du
crime et de ses proches en introduisant, avec l'assistance de ses
co-jureurs, une « plainte » dirigée contre l'homme mort et exé-
cutoire à l'égard de ses proches parents. Les législations du
xue siècle et des siècles suivants ont ensuite étendu le droit
applicable aux criminels découverts en flagrant délit aux
Landschadliche sous prétexte du Leumund, ainsi qu'une procé-
dure permettant de soumettre ces individus à des poursuites
intentées à partir du serment des accusateurs. En fait, il suffisait
de prouver que l'accusé était une menace pour la société. Il est
évident qu'une telle procédure, même sans le recours à la tor-
ture pour obtenir des aveux, se prêtait à de sérieux abus. Un
nombre croissant d'innocents furent condamnés et exécutés. En
même temps, la méthode alternative de la preuve par serment,
quelle qu'en fussent les modalités, tendait le plus souvent à
obtenir l'acquittement des coupables.
Aussi bien la procédure pénale que le droit substantiel appli-
cable aux crimes capitaux dans les cours séculières présentaient
de graves inconvénients, en Allemagne comme ailleurs en
Europe. Les catégories de délits qui entraînaient la responsabi-
lité pénale n'étaient pas clairement définies. Les différents
degrés de l'homicide ou du meurtre n'étaient pas nettement dis-
tingués, et l'on ne suivait pas non plus une gradation claire de
la responsabilité en fonction de circonstances atténuantes ou
aggravantes. Une tentative de crime qui n'aboutissait pas ne
constituait pas, d'une manière générale, un crime en soi. La
complicité dans l'exécution d'un crime ne constituait pas non
plus, en général, un acte répréhensible.
L'augmentation des crimes violents au xV' siècle conduisit les
autorités territoriales et urbaines à imposer un système répressif

239
DROIT ET RÉVOLUTION

accru. En raison des faiblesses du droit pénal substantiel et de la


procédure pénale, ces mesures répressives demeurèrent souvent
inefficaces, qu'il s'agisse de condamner les coupables ou
d'acquitter les innocents. En 1497-1498, une Diète impériale
réunie à Fribourg adopta la résolution suivante: « Des plaintes
ayant été adressées à la cour [impériale] à l'encontre de princes,
de villes impériales et d'autres autorités, plaintes selon lesquelles
ceux-ci auraient permis que des innocents soient condamnés à
mort et exécutés sans cause suffisante et contrairement au droit
[... ], il est dès lors nécessaire d'entreprendre dans l'Empire une
réforme générale et une réorganisation de la manière de procé-
der dans les affaires criminelles 14 . »
En tenant compte de la montée des crimes violents dans plu-
sieurs pays occidentaux au cours des dernières décennies du
xxe siècle et au début du XXl e siècle, on peut comprendre
l'âpreté de la controverse qui marqua l'Allemagne à la fin du
xv" siècle et au début du XVIe siècle entre les partisans d'un
modèle visant prioritairement à contenir la criminalité et ceux
d'un modèle privilégiant un procès équitable dans les causes
pénales 15 •
Les réformes indispensables ne pouvaient être réalisées sans
un changement fondamental de la philosophie et de la science
du droit. Pour la philosophie du droit, de nouveaux thèmes
d'ordre moral étaient requis afin de combiner les revendications
de justice et d'utilité, la tradition et l'innovation, la conscience
populaire de justice et la discipline professionnelle des juristes.
Pour la science du droit, il fallait élaborer une nouvelle
méthode de systématisation et de rationalisation du droit pénal,
afin de dépasser la méthode conventionnelle de modifications
ponctuelles apportées à la combinaison existante de notions
juridiques séculières et ecclésiastiques. En somme, un change-
ment fondamental du droit pénal allemand dépendait de chan-
gements fondamentaux de la philosophie du droit et de la
science du droit, tels que ceux analysés dans les précédents cha-
pitres.
De tels changements ne pouvaient se réaliser que pour autant
qu'il y eut des juristes qui partageaient cette philosophie et cette
science, mais qui, en outre, fissent preuve d'un dévouement suf-
fisant, d'imagination, de connaissances et d'une capacité pra-
tique susceptibles de traduire leurs notions de justice et

240
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

d'utilité, la tradition et l'innovation, la conscience populaire de


justice et la discipline professionnelle des juristes en un système
efficace de droit pénal.

Schwarzenberg, l'ordonnance de Bamberg


et la Carolina

Johann von Schwarzenberg était une personnalité qui réunis-


sait ces qualités. On lui a attribué le mérite d'avoir été « le plus
grand législateur de l'ère de la Réforme» et « l'un des princi-
paux penseurs du droit [de la nation allemande 16] ».
Schwarzenberg est né en 1463 ou 1465. Son père était un
chevalier au service de l'administration de la principauté épisco-
pale du Brandebourg, et il occupa également des fonctions à la
cour princière du Brandebourg (le Hofgericht). Son fils reçut
une formation militaire. Devenu lui-même chevalier, il séjourna
quelque temps dans l'entourage de l'empereur Maximilien, il
exerça ensuite des fonctions civiles auprès de la ville impériale
de Wurzbourg, puis au duché de Saxe, et enfin auprès de la
principauté ecclésiastique de Bamberg. Au cours des premières
années du XVIe siècle, il était devenu fonctionnaire supérieur
(Hofmeister) à la cour du prince-évêque, ainsi que le juge prin-
cipal de Bamberg (erster Justizbeamte) et, plus tard, de la cour
princière de Bamberg. Il exerça également des fonctions de juge
dans les domaines qu'il avait hérités de son père. Il siégea en
tant que délégué à la Diète impériale (Reichstag) de 1521, réu-
nie à Worms, et il joua un rôle de premier rang dans le conseil
exécutif impérial (le Reichsregiment) entre 1522 et 1524.
Rien dans la formation de Schwarzenberg ou au cours des
premières étapes de sa carrière n'indiquait qu'il était appelé à
devenir l'auteur principal de la première grande codification du
droit pénal en Allemagne. Il n'avait eu aucune formation uni-
versitaire et en particulier aucune formation juridique dans une
faculté de droit. Il ne connaissait même pas le latin. Ce n'est
que sur la base de ses réalisations à un âge plus avancé que l'on
se rend compte qu'il était très éduqué, qu'il lisait Cicéron et
d'autres auteurs classiques traduits en allemand, qu'il était un
personnage hautement intelligent et dévoué, profondément

241
DROIT ET RÉVOLUTION

religieux, un poète doué, un juge de haut niveau, un expert en


droit et un législateur. Il devint un défenseur convaincu de
Luther, avec lequel il fut personnellement en rapport au début
des années 1520. En 1507, alors qu'il avait atteint la quaran-
taine, il rédigea pour la ville de Bamberg - avec, bien sûr, l'aide
d'autres collaborateurs I7 - un code pénal régissant les crimes
capitaux (et comprenant aussi bien le droit substantiel que la
procédure pénale) qui eut un retentissement quasi immédiat
dans toute l'Allemagne. Cette « ordonnance de Bamberg sur la
justice pénale pour des crimes capitaux» (Bambergische Hals-
gerichtsordnung ou, en bref, Bambergensis) servit de modèle à une
législation pratiquement identique dans le Brandebourg en 1516
et, les années suivantes, pour d'autres législations semblables
dans différents territoires allemands. En 1521, la Diète impé-
riale de Worms adopta une résolution visant à introduire une
codification impériale sur les crimes capitaux et l'empereur
Charles Quint chargea Schwarzenberg, qui avait siégé à la
Diète, de contribuer à une refonte de son code de Bamberg
dans ce sens lS • Plusieurs projets successifs furent rejetés par la
Diète en 1523, en 1524, en 1529 et en 1530. Enfin, en 1532,
quatre ans après la mort de Schwarzenberg, une ordonnance
criminelle impériale fut promulguée: la Constitutio criminalis
Carolina (en bref, la Carolina)19, ~ui reprenait en partie littéra-
lement la codification de Bamberg o.
Nous aurons l'occasion de revenir sur le rapport entre les
qualités personnelles de Schwarzenberg, en particulier ses pro-
fondes convictions religieuses, et la réforme du droit pénal alle-
mand qu'il mit en œuvre. Préalablement, il convient toutefois
de considérer la teneur et la portée de la Bambergensis et de la
Carolina.
Le code de Schwarzenberg, promulgué par le prince-évêque
de Bamberg, était le premier code de ce type, certainement en
Occident, et peut-être même dans toute l'histoire du monde.
C'était en effet la première codification systématique et géné-
rale, au sens fort du terme, d'une discipline particulière du
droit, visant en l'occurrence les crimes passibles de la peine
capitale: 26 crimes en tout, allant du blasphème et du parjure
au vol à main armée et au meurtre. Certes, au cours des trois
siècles précédents, des traités savants systématiques avaient été
rédigés sur des branches particulières du droit, notamment le

242
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

droit pénal et la procédure pénale, pour la plupart l'œuvre de


légistes ou de canonistes 21 , et l'on peut admettre que Schwar-
zenberg et ses collaborateurs se sont inspirés des notions et défi-
nitions que présentaient ces traités, quoiqu'ils ne s'y réfèrent
pas. De tels traités ne constituaient pas pour autant une législa-
tion, même s'ils étaient parfois cités dans la pratique judiciaire
comme des ouvrages faisant autorité: on ne peut les assimiler,
quant à leur style ou quant leurs effets, à une législation géné-
rale promulguée par le pouvoir législatif en vertu de son pou-
voir souverain. Tout au plus y avait-il quelque analogie avec un
traité plutôt primitif remontant au premier quart du xV siècle,
le Klagspiegel (<< miroir des plaintes »), ainsi qu'avec quelques
lois concernant les crimes capitaux, promulguées par l'empereur
et par certains princes territoriaux au cours des années précé-
dant la Bambergensis22 • De même, de nombreuses cités-États
italiennes qui s'étaient formées du XIIIe au xV siècle avaient édicté
une législation pénale élaborée (statutt) , définissant plusieurs
types de délits et les peines applicable à chaque type: on admet
en général que ces lois urbaines italiennes ont également été une
source importante de la Bambergensis, puis de la Carolina23 •
Cependant, avant la Bambergensis, aucune loi n'avait tenté de
traiter de manière aussi générale et complète de l'ensemble
d'une branche du droit conçue comme un système global et
intégré de principes généraux et de règles spécifiques.
L'autorité accordée à la Bambergensis n'était pas la même
que celle de la Carolina. Celle-ci était censée être appliquée par
la Chambre impériale de justice (le Reichskammergericht) , la
seule cour de justice impériale qui était l'émanation de l'empe-
reur et des États de l'Empire, mais dont les compétences en
matière criminelle étaient fort restreintes, si on les compare à
celles des juridictions territoriales ou d'autres tribunaux ne rele-
vant pas directement de l'Empire. La Carolina a également servi
de modèle à quelques législations territoriales, mais l'ordon-
nance impériale contenait une «clause de réserve»: sa force
contraignante était facultative dans les principautés. De fait, très
peu de principautés ont reconnu l'autorité directe de la Caro-
lina dans leur territoire; dans d'autres principautés, on lui
emprunta certains éléments; dans d'autres encore la Carolina
fut tout simplement ignorée. Dans la section finale de l'ordon-
nance, l'empereur avait d'ailleurs reconnu le droit d'initiative

243
DROIT ET RÉVOLUTION

des princes-électeurs, d'autres princes et des États pour la


réforme du droit impérial, en affirmant (à la première personne,
selon le pluriel de majesté) : « Nous n'avons pas l'intention, par
cette gracieuse mise par écrit, de déroger en quoi que ce soit à
leurs coutumes traditionnelles, légitimes et équitables24 .» En
conséquence, la Carolina n'avait qu'une autorité légale subsi-
diaire dans les quelques territoires qui l'avaient adoptée.
L'ordonnance a néanmoins exercé une influence considérable
sur la législation et la pratique judiciaire des territoires alle-
mands. Elle fit l'objet d'études parmi les professeurs de droit,
qui eurent également l'occasion de la mettre en application du
fait qu'ils furent appelés à jouer un rôle important dans le pro-
cessus judiciaire en Allemagne ainsi que dans la rédaction de
nouvelles lois. Alors que plusieurs territoires, s'inspirant en par-
tie de la Bambergensis et de la Carolina, prirent l'initiative de
promulguer leurs propres ordonnances générales en matière
pénale, on constate à travers l'Allemagne - selon la formule de
l'historien du droit allemand Reinhart Maurach - le développe-
ment d'un « droit pénal commun allemand 25 ». La Carolina
demeura le droit pénal appliqué par les cours impériales, et
conserva même une certaine autorité jusqu'en 1870.
La Bambergensis et la Carolina étaient marquées par l'esprit
de réforme qui correspondait à l'esprit de leur époque. Schwarz-
enberg ne s'inspira pas seulement d'une réforme judiciaire en
1503 à Bamberg, dont il avait déjà été la cheville ouvrière, mais
également de réformes du droit munici~al à Nuremberg, à
Worms, à Francfort-sur-le-Main et ailleurs2 • Les principes direc-
teurs de la réforme à Bamberg sont exprimés en bref dans le
texte même de la Bambergensis, qui se réfère à « la justice et au
bien commun» (Gerechtigkeit und Gemeinnutz)27. La notion de
justice avait une dimension morale supérieure, tandis que celle
de bien commun présentait une dimension historique pratique.
La complémentarité de ces deux objectifs s'exprimait dans la
manière dont Schwarzenberg combina des principes empruntés
au droit canonique, à la tradition scientifique romaniste, ainsi
que, dans une moindre mesure, à la législation urbaine en Italie,
avec des éléments provenant de la tradition coutumière alle-
mande du droit pénal substantiel et de la tradition procédurale
allemande caractérisée par l'apport de non-juristes. Comme le
code devait être appliqué par des Schoffen et devait par consé-

244
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

quent leur être intelligible, cela explique pourquoi Schwarzen-


berg le rédigea dans un allemand clair et robuste. Trois siècles
plus tard (en 1814), le grand juriste Friedrich Carl von Savigny
déclara qu'il ne connaissait aucune législation allemande du
XVIIIe ou du début du XIX" siècle dont la force d'expression eût
soutenu la comparaison avec la Carolina28 •
Le but de la codification du droit pénal n'était évidemment
pas de transformer les Schaffen en juristes savants. Il ne s'agissait
pas non plus d'importer un droit étranger. Le véritable but était
plutôt de réformer le droit séculier allemand et, dans ce
contexte, de mettre à profit la science juridique qui s'était déve-
loppée - en Allemagne et ailleurs - dans un premier temps à
partir des cours ecclésiastiques, et ensuite dans la littérature pro-
fessionnelle des juristes universitaires.
Les objectifs réformateurs de la Bambergensis, puis de la
Carolina - toutes deux tendant à soutenir « la justice et le bien
commun» - portaient sur le droit substantiel et la procédure
applicables aux crimes capitaux, c'est-à-dire les crimes dont la
répression impliquait l'application de la procédure inquisitoire
telle qu'elle s'était développée dans les cours séculières alle-
mandes au cours du xv< siècle. Ces crimes comprenaient (en
suivant leur énumération dans la Carolina) le blasphème, le par-
jure, la violation d'une reconnaissance sanctionnée par un ser-
ment, la sorcellerie, la diffamation criminelle, la contrefaçon et
la fabrication de faux documents, la falsification des poids et
mesures, l'altération de mauvaise foi de marques de bornage, la
violation des devoirs d'un conseil juridique à l'égard de son
client, les actes sexuels contre nature, l'inceste, le rapt de
femmes, le viol, l'adultère, la bigamie, le procuration de femmes
ou d'enfants à des fins sexuelles, le proxénétisme, la trahison,
l'incendie criminel, le vol à main armée, l'agitation populaire,
un comportement criminel en dehors de la légalité, les ven-
geances privées (chacun de ces délits étant traité par un article
distinct de l'ordonnance) ; enfin, l'homicide (auquel 28 articles
étaient consacrés) et le vol (25 articles).
Schwarzenberg et ses collaborateurs n'ont pas inventé ces
crimes. La plupart avaient déjà été identifiés, qualifiés et répri-
més (par la peine capitale) en vertu du droit coutumier germa-
nique et d'autres peuples européens au cours des siècles
précédents. Schwarzenberg et ses collaborateurs n'ont pas non

245
DROIT ET RÉVOLUTION

plus inventé les peines atroces applicables aux individus déclarés


coupables de ces crimes: l'exécution à mort par la roue, par le
sabre, par pendaison ou par écartèlement après avoir été traîné
(pour les traîtres), par le bûcher (pour les incendiaires), par
noyade (pour les infanticides), et ainsi de suite. En cas de cir-
constances atténuantes ou de délits moins graves, la peine
consistait par exemple à amputer les mains, à fouetter le
condamné ou à l'exiler. Ces peines appartenaient à l'arsenal tra-
ditionnel de la répression criminelle en Occident, dont la
culture exprimait en 1500, encore plus ouvertement et person-
nellement que de nos jours, son penchant pour une cruauté
sadique29 •
La limitation considérable de l'arbitraire et de l'insécurité du
droit pénal antérieur fut le grand mérite de la Bambergensis et
de la Carolina. Dans la procédure pénale, ces législations ont
introduit un système rationnel d'évaluation des moyens de
preuve, imposé des restrictions à l'usage de la torture et substan-
tiellement renforcé la probabilité que seuls les coupables puis-
sent être condamnés. Dans le droit pénal substantiel, elles ont
établi des définitions précises établissant les éléments constitu-
tifs des divers crimes, des critères de culpabilité basés sur
l'intention et la négligence, la proportionnalité de la peine selon
le degré de culpabilité de l'auteur du délit, ainsi que d'autres
principes fondamentaux de justice pénale.
Les principaux changements qu'entraînèrent aussi bien la
Bambergensis que la Carolina furent les suivants:
1. Les survivances archaïques de voies de droit réservées aux
particuliers, comme le wergeld, furent définitivement éliminées,
ou, dans le cas d'une vengeance pour homicide, fortement res-
treintes.
2. La preuve par co-jureurs fut définitivement abolie.
3. Bien que des poursuites criminelles à titre privé fussent
encore autorisées, sauf pour certaines catégories de crimes3o ,
cette possibilité fut fortement restreinte du fait qu'elle était sou-
mise à la condition imposée au plaignant d'offrir une sûreté
pour couvrir les frais de la procédure et pour compenser
l'outrage et le dommage occasionnés à l'accusé au cas où la pro-
cédure n'aboutirait pas, ou que l'accusé ne serait pas déclaré
coupable31 • Si le plaignant, en tant que particulier, n'était pas
en mesure d'offrir une telle sûreté, il devait être incarcéré,

246
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

comme l'accusé, jusqu'à ce que le procès soit terminé et que


l'accusé fût condamnë 2 • Ces dispositions eurent pour effet
d'éviter en pratique les poursuites à l'initiative de particuliers
pour la plupart des crimes importants.
4. Dans la majorité des cas, l'officier judiciaire qui présidait
la cour (le Richter) désignait un agent officiel chargé d'interve-
nir en tant qu'accusateur public (Ank/iiger) pour entamer et
mener les poursuites. Les pouvoirs de cet accusateur étaient tou-
tefois minutieusement définis. L'instruction devait suivre le
modèle d'une enquête (l'« inquisition »), c'est-à-dire d'une
enquête officielle, les juges étant chargés de rechercher et de ras-
sembler les éléments de preuve. Les membres du tribunal - le
Richter et les Schojfen - devaient interroger l'accusé et les
témoins.
5. Les procédures exceptionnelles envers les personnes aux-
quelles on reprochait seulement d'être inutiles à la société {ceux
de « mauvaise réputation ») furent supprimées.
6. La charge de la preuve pour condamner un accusé com-
portait des exigences accrues. Pour chaque élément du crime,
une preuve suffisante {rediiche Anzeigung, « indication raison-
nable 33 ») était requise. Ce n'était que si l'on disposait d'une
telle preuve que l'accusé, dans les causes capitales, pouvait être
soumis à la question afin d'obtenir un aveu. Avant tout interro-
gatoire sous la torture, l'accusé devait avoir l'occasion de réfuter
les inférences de culpabilité que l'on pouvait tirer des éléments
34 Il
de preuve apportes l,
a sa charge. 1
etalt expressement prevu
• 1 1

que « si, pour le crime sur lequel on entend enquêter, des indi-
cations suffisantes n'ont pas été produites et prouvées préalable-
ment, personne ne sera soumis à la question; si néanmoins un
crime est avoué sous la torture, il ne sera pas accordé foi à un
tel aveu et personne ne sera condamné sur cette base. Et si
néanmoins l'Obrigkeit ou les juges procèdent de cette manière,
ils seront tenus de dédommager la personne soumise à la torture
[... ] pour les lésions, la douleur, les frais et tout préjudice
qu'elle aura subis35 ». Ainsi, la torture n'était autorisée que pour
extraire un aveu d'une personne accusée d'un crime capital
lorsqu'il y avait suffisamment d'indices de sa culpabilité obtenus
par d'autres moyens de preuve. En outre, la Carolina prévoyait
que si « après une administration suffisante de la preuve» (nach
genugsamer Beweisung), l'accusé ne passe pas aux aveux - c'est-à-

247
DROIT ET RÉVOLUTION

dire, vraisemblablement, ayant été soumis à la torture -, « il sera


néanmoins condamné pour le crime en question tel qu'il a été
prouvé sans interrogatoire [supplémentaire] sous la torture 36 ».
La «preuve pleine» demeurait donc souhaitable, mais elle
n'était plus requise pour les crimes capitaux sous le régime du
droit pénal allemand réformé.
Il était aussi prescrit que les blessés ne seraient pas soumis à
la torture et que la condition des malades ne pouvait être aggra-
vée par la torture 37 •
7. Des types particuliers de preuve requis pour entamer des
poursuites étaient spécifiés et détaillés pour divers types de
crimes. Par exemple, dans le cas d'un meurtre clandestin, il était
requis que l'accusé « ait été aperçu avec des habits ensanglantés
ou une arme, et se comportant de manière suspecte; ou qu'il
ait pris, vendu, transmis ou gardé des biens ayant appartenu à la
victime du meurtre, à moins qu'il ne puisse réfuter ces soupçons
par des indices crédibles de preuve38 ». Dans le cas d'un empoi-
sonnement secret, il était requis que « le suspect ait acheté ou se
soit procuré autrement du poison, qu'il se soit querellé avec la
victime, ou qu'il ait pu envisager un profit ou un avantage de
son décès, ou qu'il était de quelque façon une personne détes-
table dont on pouvait croire qu'elle avait commis le crime [... J,
à moins que ce suspect ne puisse avancer des indications cré-
dibles permettant d'établir qu'il avait utilisé ou entendu utiliser
le poison en question à des fins innocentes39 ». Dans le cas de
vol, il était requis que « les biens volés soient découverts auprès
du suspect, ou [... ] qu'il les ait en partie ou en tout possédés,
vendus, dispersés ou dilapidés, et qu'il refuse de désigner son
vendeur ou celui qui les lui a livrés [... ] pour autant qu'il ne
démontre pas qu'il les a acquis pour lui-même sans fraude, de
manière innocente et de bonne foi ». De plus, « dans l'éventua-
lité d'un vol particulièrement important et [... ] quand [le sus-
pect] apparaît n'avoir pu dépenser au-delà de ses revenus
autrement que par le crime, qu'il n'est pas en mesure de
démontrer une autre source acceptable des moyens suspects
dont il dispose selon les indices, et qu'il est le type d'individu
dont on peut croire qu'il ait commis le crime, alors il y a en
droit suffisamment d'indices pour le convaincre du criméo ».
Dans le cas du crime de trahison, il était toutefois suffisant
qu'en plus de la preuve de l'acte de trahison, « le suspect ait été

248
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

vu se comporter de manière secrète, inhabituelle et insidieuse à


l'égard de ceux qu'il est suspecté d'avoir trahis, et lorsqu'il pré-
tend qu'il les craint, et qu'il s'agit de la sorte d'un individu dont
on peut croIre. qu "11 a commIs . un telcnme
' 41 ».
8. Les dépositions de témoins devaient être reçues « confor-
mément au droit» et avec « diligence» par le Richter et deux
autres personnes capables de recevoir des témoignages, et un
greffier ou secrétaire de la cour chargé du procès-verbal; celui-
ci devait « être spécialement attentif à vérifier si le témoin sem-
blait se contredire ou modifier sa déposition, il était tenu de
noter de telles différences, ainsi que la manière dont il percevait
le comportement du témoin au cours de l'interrogatoire ».
L'accusé avait le droit de se référer à des dépositions de témoins
afin de s'innocenter. Les témoins devaient « déposer selon leur
propre connaissance véritable, en précisant la manière dont ils
avaient acquis cette connaissance»; les témoignages indirects
basés sur les « rumeurs» devaient être considérés comme
insuffisants42.
9. D'une manière générale, l'accusé devait être acquitté à
moins que sa culpabilité ne soit prouvée. Une disposition spé-
ciale imposait à l'accusé la charge de la preuve pour établir la
légitime défense de soi ou d' autrui 43 .
10. Le Richter et les Schaffen étaient plusieurs fois enjoints,
dans différents contextes, de « solliciter l'avis» dans des affaires
difficiles d'« experts en droit» (Rechtsverstendigen) , c'est-à-dire
les juristes des universités, ou occupant des fonctions dans les
villes ou dans les cours supérieures. Pas moins de 42 des 77
articles de la Carolina qui définissent ou qualifient des crimes
spécifiques comprennent une telle directive44 • D'autre part,
l'article 105, qui comprend une disposition préliminaire géné-
rale concernant les dispositions relevant du droit substantiel,
prévoit que dans tous les cas « étranges et incompréhensibles »,
lorsque la culpabilité semble évidente, mais que la peine à appli-
quer ne paraît pas « compréhensible », le Richter et les Urteiler
« solliciteront un avis ». L'article 219 (la dernière disposition du
code) prescrit même en termes plus généraux que, « comme
cette ordonnance a mentionné à plusieurs reprises [... ] qu'un
avis devait être sollicité, il est dès lors requis que tous les tribu-
naux criminels, lorsqu'ils sont confrontés à un doute concer-
nant leur procédure pénale, leur pratique, ou la condamnation

249
DROIT ET RÉVOLUTION

à une peine, seront tenus de solliciter l'avis de leur cour supé-


rieure [ou, à défaut d'une telle cour supérieure] d'autres autori-
tés [supérieures] [... ou] de la plus proche université, ville, ville
franche ou autre institution [susceptible d'offrir] une expertise
juridique ».
On trouve une référence spéciale à cet article 219 dans l'arti-
cle 113, qui traite de la contrefaçon des poids et mesures et qui
prévoit qu'en cas de récidive, le tribunal devra solliciter un avis
pour décider si la peine capitale s'impose ou non. De même
dans l'article 142, qui donne une série d'exemples où l'homi-
cide commis en l'absence de témoins peut être excusé ou non
sur la base d'une légitime défense raisonnable, et qui ajoute que
les cas difficiles entraînant « des distinctions extrêmement sub-
tiles [... ] qui ne peuvent être expliquées suffisamment aux
hommes du commun» doivent être soumis à des juristes
expérimentés45.
Ces dispositions reflètent les incertitudes sur la capacité des
Schoffen profanes de les comprendre, ou, s'ils en saisissaient le
sens, s'ils accepteraient les nouveaux critères de responsabilité
criminelle et de preuvé6 . En même temps, elles reflètent une
grande confiance dans la capacité des juristes savants - profes-
seurs ou juges des cours supérieures - de soumettre les décisions
d'un tribunal ayant jugé sur les faits à une révision à partir du
dossier de l'affaire. En Hesse, par exemple, une loi de 1540
prescrivit que les tribunaux locaux devaient expédier le dossier
de chaque cause concernant un crime capital à la cour supé-
rieure. En Saxe, au début du XVIIe siècle, l'expédition du dossier
à une cour supérieure ou à une faculté de droit était obligatoire
dans les affaires criminelles importantes, les tribunaux locaux ne
pouvant par ailleurs imposer que des peines très légères 47 •
La réforme de la procédure pénale en Allemagne ne pouvait
être envisagée sans l'introduction de modifications substantielles
du droit substantiel. Auparavant, à l'apogée de la procédure
« accusatoire», la justice pénale pouvait être administrée en se
basant sur les mentalités populaires du droit telles qu'elles
s'exprimaient à travers le droit pénal coutumier, qui était
demeuré largement un droit non écrit. La communauté « savait»
ce qui était criminel et ce qui ne l'était pas. Cependant, au
xv" siècle, alors qu'une procédure officielle « inquisitoire » était
graduellement introduite, en partie inspirée de la procédure

250
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

pénale en vigueur dans les tribunaux ecclésiastiques, le droit


coutumier traditionnel des collectivités commença à être perçu
comme une réglementation confuse et arbitraire, sujette à des
abus de la part des officiers de justice séculiers chargés de mener
les enquêtes criminelles et d'introduire les mises en accusation.
Des définitions plus précises des délits et des principes mieux
formulés pour établir l'innocence ou la culpabilité étaient
nécessaires.
Les codes de Schwarzenberg répondaient brillamment à ces
nouvelles exigences. Parmi leurs principales contributions au
droit pénal substantiel allemand, citons les aspects suivants:
1. Les 105 premiers articles de la Carolina (sur un total de
219 articles) établissent des règles et définitions applicables aux
crimes et aux peines en général, et correspondent ainsi à la
«partie générale» de l'ordonnance. L'article 19, par exemple,
formule la définition d'un ~~ indice », et l'article suivant dis-
pose: «Que nul ne sera interrogé sous la torture sans indice
légitime suffisant », tandis que l'article 21 traite de la manière
dont « les indices légitimes suffisants seront prouvés48 ».
2. Pour les douzaines de crimes énumérés dans le code, les
éléments constitutifs sont presque toujours minutieusement
définis 49 - dans plusieurs cas pour la première fois dans la tradi-
tion juridique séculière en Allemagne 5o • Des notions générales
telles que la légitime défense, la complicité et la tentative font
également l'objet de définitions. Le code insiste sur les condi-
tions d'intention et de causalité. Les circonstances qui consti-
tuent une excuse susceptible d'exonérer de la culpabilité sont
formulées.
3. Des peines spécifiques, tantôt impératives, tantôt discré-
tionnaires, sont prévues pour chaque crime spécifique. La sévé-
rité de la répression est variable, en fonction de la nature du crime
et du degré de culpabilité de l'auteur du crime. Sans doute, dans
la plupart des cas, la différenciation consiste dans le mode de
l'exécution capitale - ainsi, par exemple, l'exécution sur la roue
pour l'homicide volontaire (Mord), la décapitation par l'épée
pour l'homicide non intentionnel, mais par ailleurs blâmable
(Totschlag). Les différents degrés de cruauté quant à la méthode
d'exécution reflétaient sans doute quelque notion primitive de la
proportionnalité de la peine par rapport au crime. Pourtant, dans
certains cas, lorsque des circonstances atténuantes permettent de

251
DROIT ET RÉVOLUTION

requalifier un crime capital en un délit moins grave, la peine est


réduite à des sanctions comme l'exil, la flagellation, ou encore
des «sanctions civiles» comme l'amende, ce qui exprime une
conception déjà plus sophistiquée de la proportionnalité de la
peine et permettait de réduire considérablement les catégories
de crimes pour lesquels il était possible d'avoir recours à la
torture 5!.
4. Il fut établi comme principe général que la responsabilité
pénale se limitait soit aux actes intentionnels ou, dans certains
cas, commis par négligence. Il n'y avait pas de responsabilité
pénale sans culpabilité (en allemand, Schuld) , dans le sens
d'« intention criminelle» (ou, selon l'expression latine utilisée
en droit anglo-américain, mens rea). D'autre part, l'on distingue
entre un comportement criminel intentionnel et les actes
impulsifs provoqués par une colère justifiée. L'article 150 de la
Carolina prévoyait expressément qu'un homicide commis dans
un état de colère provoquée n'était pas punissable à défaut de
l'élément intentionnel constitutif. L'article 166 admettait que le
vol d'aliments commis pour satisfaire une faim aiguë (de
l'accusé, ou de sa femme et de ses enfants) était excusable.
5. À la différence de l'ancien droit séculier allemand, mais
conformément au droit canonique tel qu'il était appliqué dans
les cours ecclésiastiques en Allemagne et dans d'autres pays
européens, la Carolina (à l'instar de la Bambergensis) établit la
responsabilité pénale pour les tentatives criminelles, indépen-
damment de tout préjudice à la victime, lorsque l'acte criminel
avait été interrompu contre la volonté de son auteur
(article 178). Cette disposition marque un revirement dans la
transition entre, d'une part la conception germanique remon-
tant au-delà du xne siècle, qui avait envisagé la peine comme
une compensation de la victime pour le préjudice qui lui avait
été infligé, et d'autre part la conception développée à partir du
xne siècle, selon laquelle la peine séculière constituait une rétri-
bution pour le préjudice commis, due désormais au roi, au
seigneur ou à toute autre autorité civile. En revanche, les codes
de Schwarzenberg reprirent la conception ecclésiastique de la
peine, non comme rétribution d'un préjudice en tant que tel,
mais comme sanction d'une mauvaise conduite, d'un péché:
cette rétribution n'avait toutefois pas le sens d'une vengeance,
mais plutôt d'une rétribution dans le sens d'une sanction pécu-

252
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

niaire proportionnelle à la gravité du péché. En effet, si le fon-


dement de la responsabilité pénale est un caractère fautif du
comportement {la Schuld}, la faute correspondant à la tentative
de commettre un crime doit être punie - fût-ce moins forte-
ment -, même si l'accomplissement de la tentative a été empê-
ché par des circonstances externes.
6. Schwarzenberg estimait par ailleurs que certains actes
délictueux ne devaient pas être traités comme des actes crimi-
nels, à moins qu'ils n'aient causé un préjudice. Dans les cas de
sorcellerie, par exemple, le fait de causer un « dommage corpo-
rel ou une perte }) était retenu comme un élément constitutif du
crime lui-même52 • À une époque où les attaques contre la sor-
cellerie se propageaient dans toute l'Europe, la condition impo-
sée par la Bambergensis et la Carolina, en vertu de laquelle un
individu ne pouvait être condamné pour sorcellerie à moins
qu'un préjudice réel ne puisse être prouvé, constituait une
concession remarquable au respect de la sécurité juridique. Erik
Wolf a attribué cette disposition à l'expérience judiciaire de
Schwarzenberg, qui lui avait montré « que le danger d'activités
superstitieuses résidait davantage dans l'empoisonnement de
l'âme que dans des actes dommageables qui ne pouvaient que
rarement être établis; ce n'était que si le préjudice causé était
évident, que l'auteur devait subir le supplice du bûcher selon la
forme traditionnelle d'exécution 53 }).
7. Quant à la capacité juridique de commettre un crime, la
Bambergensis et la Carolina disposaient qu'il fallait dispenser de
punition criminelle celui auquel « en raison de son jeune âge ou
de quelque autre infirmité une intelligence suffisante fait
défaut}). D'autre part, ces ordonnances prévoyaient que les
causes où une telle défense était soulevée devaient être soumises
à des experts en droit dans les universités ou dans les villes, ou
à d'autres personnes versées en droit, et que l'accusé « devait
etre traite ou pUnI se1on l' aVIs
A • 1 • . de ces [.,.] personnes 54 }).
8. La légitime défense de soi-même ou d'autrui est retenue
dans la Bambergensis et dans la Carolina comme une excuse en
cas d'homicide, et ces ordonnances en précisent les conditions.
La charge de la preuve quant à la nécessité de la légitime
défense incombait à la personne accusée d'homicide. Elle devait
prouver qu'elle n'aurait pu échapper « de façon appropriée})
(foglich) et que l'homicide avait été nécessaire pour sauver sa

253
DROIT ET RÉVOLUTION

propre vie ou son intégrité physique. Les ordonnances préci-


saient également qu'un individu n'excédait pas les limites de la
légitime défense par le seul fait de porter le premier coup.
Comme l'a noté John Langbein, l'article 140 de la Carolina
(sous la rubrique: «En quoi consiste la véritable légitime
défense ») « compte parmi les dispositions à caractère général et
conceptuelles plus en avance sur leur temps55 ».

Les rapports entre la réforme du droit pénal


et la Révolution allemande

En portant l'attention sur les grandes réformes du droit pénal


allemand effectuées par Schwarzenberg, et notamment sa pre-
mière codification à Bamberg, promulguée dix ans avant que
Luther ne dénonce l'autorité sacramentelle du sacerdoce catho-
lique, on risque d'exclure a priori tout argument tendant à éta-
blir un rapport entre les mutations du droit pénal en Allemagne
et la Réforme luthérienne. De plus, la Carolina promulguée en
1532, soit quinze ans après que Luther eut affiché ses thèses,
était entièrement fondée sur l' œuvre précédente de Schwarzen-
berg et était une législation émanant de Charles Quint,
l'ennemi juré du luthéranisme et de l'indépendance des princi-
pautés territoriales. On peut dès lors admettre que la Carolina
aurait de toute façon vu le jour, même en l'absence de la
Réforme protestante. De toute façon, la Bambergensis entra en
vigueur bien avant que la Réforme ne fût engagée.
Schwarzenberg devint néanmoins un ardent et éminent
défenseur du luthéranisme; il fut en correspondance avec
Luther, publia des pamphlets en soutien de la nouvelle théolo-
gie évangélique et fut contraint de quitter Bamberg en 1524,
lorsque le prince-évêque entama la répression des partisans de la
cause luthérienne. Schwarzenberg s'installa alors dans ses
domaines dans le Brandebourg protestant. La même année, il
dut également se retirer du Conseil exécutif impérial, tout
comme les autres membres qui s'étaient ouvertement déclarés
en faveur du luthéranisme. Lorsqu'il dirigea la commission
chargée de rédiger la Carolina, il profita de cette position pour
protéger Luther et les luthériens contre des poursuites. En

254
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

1522, il contribua à empêcher l'exécution de l'Édit de Worms à


l'encontre de Frédéric III le Sage qui abritait Luther au château
de Wartburg, et l'année suivante, il aida à protéger les pasteurs
luthériens menacés par l'édit, aussi longtemps qu'un concile
n'était pas réuni pour procéder à sa révision. Il mourut en
1528, avant que la rédaction définitive de la Carolina ne fût
adoptée, mais son successeur à la direction de la commission
était lui aussi un éminent partisan de la cause luthérienne:
Christian Baier, chancelier du prince-électeur de Saxe S6 •
La réforme du droit pénal avait commencé en Allemagne
avant la réforme de l'Église et jouissait du soutien de nombreux
catholiques et de protestants. Il n'est donc pas vraiment surpre-
nant que l'historiographie ait complètement ignoré les rapports
entre les deux réformes, celle du droit (pénal) et celle de la
religion s7 • Les historiens ont préféré - du moins, lorsqu'ils se
sont souciés d'élaborer une explication plus générale - établir un
lien entre l'œuvre de Schwarzenberg, l'humanisme et la préten-
due réception du droit romain, deux courants souvent présentés
comme étant en porte-à-faux par rapport au luthéranisme. Ainsi
la Bambergensis et la Carolina sont-elles souvent perçues
comme des exemples d'une science juridique paneuropéenne
- le ius commune - ayant eu pour effet, ce qui semble plutôt
surprenant, d'avoir produit un nouveau corpus de législation
pénale en Allemagne au XVIe siècle.
Le fait que la révolte religieuse de Luther n'ait pas provoqué
la promulgation de la Bambergensis selon un schéma causal du
type post hoc ergo propter hoc ne signifie pas pour autant que les
deux événements doivent être envisagés entièrement indépen-
damment l'un de l'autre. La biographie de Schwarzenberg
indique déjà clairement que ce ne fut pas le cas. L'adoption
ultérieure de codes similaires dans plusieurs principautés alle-
mandes protestantes, ainsi que les travaux de juristes allemands
protestants consacrés au droit pénal et s'inspirant de la Caro-
lina, indiquent que la réforme du droit pénal initiée par Schwarz-
enberg était pour le moins compatible avec la nouvelle
philosophie du droit d'inspiration évangélique. Un historien a
fait état d'une « réalisation dans l'esprit de la Réforme s8 ». Selon
le grand historien du droit allemand du XIXe siècle Roderich von
Stintzing, « bien qu'il soit difficile d'identifier des points spéci-
fiques où la Réforme eût influencé la Carolina, la Carolina a été

255
DROIT ET RÉVOLUTION

influencée par le courant général 59 ». Erik Wolf, un éminent


historien du droit allemand du xxe siècle, a montré que les
convictions religieuses du jeune Schwarzenberg anticipaient
sous différents aspects la théologie luthérienne et que ses
conceptions générales se retrouvent dans la Bambergensis (et
donc, plus tard, dans la Carolina), mais Wolf ne se risque pas
non ~~us à invoquer un rapport au-delà de « l'esprit du
temps ».
En fait, on peut établir, en partie sur la base des travaux de
Wolf lui-même, que contrairement à sa conclusion, la Bamber-
gensis contient des principes de droit importants qui expriment
des éléments fondamentaux de la théologie développée ultérieu-
rement par Luther et ses disciples. D'autre part, la nouvelle
législation pénale était compatible - bien plus, elle en consti-
tuait une dimension intégrale - avec deux autres aspects de la
Révolution allemande qui étaient, comme nous l'avons vu, en
rapport direct avec la théologie luthérienne: la nouvelle
méthode scientifique de Melanchthon, qui soulignait que toute
connaissance découlait de notions et de principes généraux {les
« topiques »), ainsi que le nouveau système de territorialité en
politique, qui mettait en avant la suprématie du prince territo-
rial et de ses conseillers savants dans un ordre politique territo-
rial où le droit ecclésiastique et le droit séculier étaient unifiés.
La réforme du droit pénal qui s'exprimait à travers les codifica-
tions de Schwarzenberg était directement liée à chacun de ces
trois aspects de la Révolution allemande: la réforme religieuse,
la réforme scientifique et la réforme politique.

L'aspect religieux
Le fait que Schwarzenberg était catholique romain au
moment où il rédigea la Bambergensis, que sa réforme fut pro-
mulguée par l'empereur catholique Charles Quint, et qu'elle
exerça également une grande influence sur la législation de prin-
cipautés allemandes qui restèrent dans le camp catholique, tout
cela doit être vu dans son contexte, et notamment le fait que la
Réforme fut elle-même le produit du catholicisme. Martin
Luther lui-même, comme, avant lui, John Wyclif et Jan Hus,
était après tout un catholique, dont la théologie et l'ecclésiolo-
gie visaient à l'origine à réformer l'Église catholique de l'inté-

256
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

rieur. De même, la réforme du droit pénal allemand envisagée


par Schwarzenberg s'inscrivait comme une réforme dans la tra-
dition juridique telle qu'elle s'était établie au cours des quatre
siècles précédents à travers l'Europe catholique. Pourtant, elle
réussit à transformer cette tradition, comme la réforme reli-
gieuse de Luther réussit à transformer la théologie et l'ecclésio-
logie catholiques, et comme la nouvelle méthode scientifique de
Melanchthon réussit à transformer l'ancienne scolastique, ou
comme le rôle accru des princes territoriaux réussit à transfor-
mer l'ancien système de souverainetés concurrentes au sein d'un
même territoire.
La Bambergensis et la Carolina reflètent la conviction luthé-
rienne que le droit -la loi morale de la Bible et le droit civil -
était avant tout un instrument de la volonté divine pour le seul
royaume de ce monde et que (contrairement à la doctrine
catholique) les opérations du droit ne mènent pas au salut du
Royaume des Cieux. La philosophie catholique du droit repo-
sait sur la doctrine du purgatoire: les péchés qui n'ont pas été
punis proportionnellement à leur gravité dans ce monde le
seront dans l'au-delà, mais les bonnes œuvres compensent pro-
portionnellement les péchés et peuvent servir à réduire la puni-
tion après la mort. La théologie catholique établissait ainsi un
lien essentiel entre le for externe de l'Église, qui permettait aux
tribunaux ecclésiastiques d'imposer des peines criminelles pour
les crimes prévus par le droit canonique, et le for interne, qui
permettait aux prêtres d'imposer dans les confessionnaux des
pénitences pour des péchés commis qui ne constituaient pas des
crimes en droit. La théologie luthérienne rejetait en revanche
aussi bien la doctrine du purgatoire que le caractère sacramentel
de la pénitence. Le Salut, enseignait Luther, c'est-à-dire la vie
dans le Royaume des Cieux, ne pouvait être atteint que par la
seule foi.
Schwarzenberg partageait cette doctrine luthérienne. Dans
plusieurs ouvrages théologiques, il exprima sa croyance pro-
fonde en un salut obtenu par la seule foi, c'est-à-dire en la foi
de l'acte rédempteur du Christ. La conduite morale, disait-il,
devait être pratiquée pour sa valeur en soi, et non dans l'espoir
de parvenir au salut. Cette conduite morale devait être selon lui
régie par le libre exercice de sa conscience qui est un don de
Dieu. Comme l'a observé Wolf, il s'agit là de principes

257
DROIT ET RÉVOLUTION

« auxquels, quelques années plus tard, Luther a donné une for-


mulation théologique ». En développant ses principes de mora-
lité (à la différence des principes religieux), Schwarzenberg
s'inspira largement de l'œuvre de Cicéron, comme le firent plus
tard les savants luthériens, qui entendaient prendre leurs dis-
tances par rapport à la scolastique aristotélicienné 1•
Cependant, si le respect des lois morales et civiles ne consti-
tue pas une voie vers le salut, quelles en sont alors les fins
divines? À cette question, la théologie luthérienne, comme
nous l'avons vu au chapitre 2, offrait une triple réponse: les
« usages du droit» servent 1° à définir et condamner les péchés
(son usage théologique) ; 2° à dissuader les gens de commettre
des péchés en raison des peines encourues (son usage civil) ; et
3° à enseigner à tous, y compris à ceux qui ont déjà la foi, ce
que Dieu considère comme un bon comportement (son usage
pédagogique). On a déjà noté que la législation de Schwarzen-
berg soulignait l'importance des deux premières opérations du
droit pénal, que l'on désigne de nos jours comme son rôle rétri-
butif et son rôle dissuasif. Mais cette législation mettait égale-
ment en évidence - plus encore que Luther lui-même ne le fit -
la troisième opération luthérienne du droit, sa fonction éduca-
tive. La Bambergensis affirme en effet dans son préambule qu'il
ne s'agit pas seulement d'une loi, mais aussi d'un manuel (Lehr-
buch) qui enseigne (à ceux qui ne sont pas formés en droit)
« une forme et une manière d'agir et de juger conformément
aux lois et bonnes coutumes de l'Empire ». Le même préambule
précise d'ailleurs qu' « afin de prévenir tout malentendu », la loi
est rédigée en un langage populaire et intelligible. Au fil des dif-
férentes sections du code, Schwarzenberg inséra même de petits
poèmes - des couplets en rime -, ainsi que quelques jolies gra-
vures dont le but était d'illustrer de manière plus dramatique la
portée des règles et ainsi d'en faciliter la mémorisation, et tout
autant de démontrer leur fondement religieux. Le frontispice de
l'édition de la Bambergensis est une gravure représentant le
Christ comme juge du monde, trônant sur un arc-en-ciel.
L'image est accompagnée d'un couplet rappelant qu'au jour du
Jugement Dernier, on sera jugé selon ce que l'on a vécu dans ce
monde: « Das Urteil dort wird dir gefallt / Wie du gelebt hast
in der Welt».

258
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

Le lien avec la religion apparaît aussi dans le caractère séculier


même de la réforme de Schwarzenberg. Celui-ci acceptait les
limites de ce que Luther appelait le royaume de ce monde, où
Dieu est caché. La tâche de Schwarzenberg consistait à réformer
le droit pénal allemand, non à le remplacer par un nouveau cor-
pus de droit. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le remar-
quer, la Bambergensis et la Carolina ont fortement restreint le
recours à la torture, mais sans pour autant la supprimer. Ces
lois ont aboli la peine de l'enterrement vivant des infanticides,
mais la remplaçèrent par l'exécution par noyade. Elles n'ont pas
supprimé le crime de sorcellerie, mais elles en ont limité l'appli-
cation en exigeant la preuve que les paroles ou les actes du pré-
tendu sorcier avaient causé un préjudice réel à autrui. Elles
prescrivaient aussi que lorsqu'un accusé devait être incarcéré
pendant son procès, « la prison devait être érigée et maintenue
pour garder le prisonnier, et non pour aggraver intentionnelle-
ment ses souffranceé2 ».
D'autres dispositions prévoyaient que les jeunes (les textes ne
précisaient pas une limite d'âge), les déments et les infirmes
devaient être soumis à un examen par des personnes eXpérimen-
tées afin de déterminer s'ils devaient être jugés ou traités, et que
les malades ne pouvaient pas être soumis à la torture si cela
entraînait une détérioration de leur condition. Comme l'a ana-
lysé Erik Wolf, la modération de la justice pénale par la pitié
dans la Bambergensis «trouvait son fondement moral plutôt
dans l'amour chrétien du prochain que dans l'humanisme éras-
mien, et il s'attachait spécialement aux malades, aux faibles et
aux dements 63 ».
l

D'autre part, les « usages» rétributifs, dissuasifs et éducatifs


de la Bambergensis et de la Carolina reflétaient, à l'instar de la
doctrine luthérienne des usages du droit, la conception (telle
qu'elle se développait à l'époque) du droit séculier essentielle-
ment en tant que produit de la volonté politique, et non
(comme dans la pensée catholique thomiste) essentiellement
comme l'expression de la raison naturelle. Toute l'attention
portée en Allemagne au XVIe siècle à la législation (et notam-
ment aux grandes ordonnances codificatrices, les Ordnungen) ,
dont la Bambergensis et la Carolina sont de bons exemples, et
dont on rencontre à la même époque des parallèles en Angle-
terre, en France, dans les Pays-Bas habsbourgeois et ailleurs,

259
DROIT ET RÉVOLUTION

était tout à fait compatible avec les notions théologiques luthé-


riennes de la séparation et des rapports réciproques entre le
Royaume des Cieux et le royaume de ce monde
La législation de Schwarzenberg s'inspirait fortement du
droit canonique substantiel: ainsi, par exemple, en punissant la
tentative et en posant comme condition constitutive de l'acte
répréhensible l'intention coupable, ou, plus précisément, que
l'acte doit être commis avec une intention criminelle ou par une
négligence criminelle. Cette même législation s'inspirait égale-
ment du droit canonique de la procédure pénale: ainsi, en limi-
tant les preuves indirectes fondées sur la rumeur, ou en
imposant à l'accusé la charge de la preuve de la légitime défense.
Cependant, contrairement aux canonistes, cette législation
n'entendait pas créer un système juridique qui eût été entière-
ment conforme aux critères de la morale; au contraire, elle pre-
nait comme point de départ le droit coutumier allemand,
qu'elle s'efforçait de rendre plus conforme au double idéal de
justice et du bien commun. Les conflits entre ces deux idéaux
- c'est-à-dire entre l'humanité, et l'ordre de la société - devaient
être tranchés par la sagesse du prince et de ses conseillers, spé-
cialement de ceux qui étaient « expérimentés dans le droit».
Cette approche correspondait également à la théorie luthérienne
du droit, qui associait la loi morale, ou le droit naturel, à la
conscience humaine individuelle dans le Royaume de ce monde
plutôt qu'à la conscience institutionnalisée de l'Église telle
qu'elle s'exprimait dans des textes normatifs officiels.

Les aspects scientifiques


Tout comme des éléments de la théologie luthérienne se
retrouvaient implicitement dans la Bambergensis et dans la
Carolina, on y trouve déjà des éléments qui correspondent à la
nouvelle méthode scientifique telle qu'elle fut élaborée plus tard
dans les ouvrages philosophiques de Melanchthon et dans
l' œuvre des juristes luthériens. La notion même de codification
- impliquant une réforme - d'une branche du droit était carac-
téristique du système de pensée associé à la Révolution alle-
mande. Il s'agissait d'un Professorenrecht, un droit académique,
rédigé dans un langage simple afin qu'il puisse être compris par
tous, comme la Bible luthérienne, mais qui, également comme

260
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

la Bible luthérienne, nécessitait une interprétation sophistiquée


par des spécialistes. Une autre caractéristique de la législation de
Schwarzenberg (et de son époque) était que, comme cela a déjà
été relevé, 42 des 77 articles de la Carolina définissant les crimes
spécifiques prévoyaient que pour des cas difficiles relevant de
l'application de ces dispositions, les tribunaux « solliciteraient
l'avis» de personnes (( versées en droit». Cette législation, éla-
borée à partir des autorités supérieures, était rédigée en un lan-
gage clair et concis, intelligible à tous, mais requérait
néanmoins, comme la Bible, les connaissances et la sagesse de
savants expérimentés, capables de l'interpréter et de l'appliquer
consciencieusement à des cas concrets.
La méthode topique de Melanchthon est déjà reconnaissable
dans la législation de Schwarzenberg. Des catégories de pensée
universellement applicables, comme les rapports entre genre et
espèce -les loci communes de Melanchthon - étaient implicites
dans la division de la codification en deux parties, la première
énonçant les principes généraux gouvernant tous les crimes
capitaux, la seconde explicitant les espèces particulières de
crimes capitaux en conformité avec les principes généraux. Au
cours des siècles suivants, une telle division en une (( partie
générale» et une (( partie spéciale » est devenue un trait caracté-
ristique des codes pénaux européens. Les principes consti-
tuaient, selon les termes de Melanchthon, les topiques spéciaux,
les praecipui loci, de la science du droit. Selon Stintzing, la légis-
lation de Schwarzenberg (( réunit pour la première fois et d'une
nouvelle manière» des catégories juridiques fondamentales
comme la tentative, la légitime défense, ou le cumul de
peines 64 . Nicolaus Vigelius, l'un des grands juristes allemands
luthériens du XVIe siècle, qui publia un ouvrage utilisant la
méthode topique à l'ensemble du droit civil, appliqua plus tard
cette même méthode spécifiquement au droit pénal et à la pro-
cédure dans un ouvrage expressément fondé sur la Carolina,
l'un des premiers traités systématiques concernant spécialement
le droit pénal allemand et la procédure pénale.
La Bambergensis et la Carolina reflètent toutes les deux la
méthode melanchthonienne combinant un système solide de
doctrines juridiques avec des règles et des procédures suscep-
tibles d'une application souple dans des cas particuliers. Cette

261
DROIT ET RÉVOLUTION

méthode correspondait également à la conception luthérienne


du rôle de la conscience.
La Bambergensis et la Carolina marquent aussi une nouvelle
étape dans le développement de la conceptualisation au niveau
législatif, ce qui, une nouvelle fois, reflétait la méthodologie
luthérienne. Des doctrines qui avaient autrefois été élaborées
dans des traités de droit romain et de droit canonique, et mises
en pratique par les tribunaux ecclésiastiques, se voyaient à pré-
sent transposées en un ensemble général de règles et de défini-
tions précises, disponibles au public en général et prêtes à être
appliquées par des accusateurs et par les tribunaux. Comme l'a
noté Langbein: « Pratiquement chaque définition d'un délit
dans la Carolina exprime un progrès de conceptualisation65 . »
Les règles générales en matière de responsabilité pénale sont
également exprimées de telle façon qu'elles combinent précision
et systématisation. Ainsi, l'article 140 de la Carolina (sous la
rubrique: « En quoi consiste la véritable légitime défense ») dis-
posait:
« Si l'on menace, attaque ou frappe quelqu'un avec une arme
mortelle, et si la personne mise en danger ne peut s'échapper de
façon appropriée sans risque ou dommage pour sa vie, son hon-
neur et sa bonne réputation, il lui est permis de sauver son corps
et sa vie par un recours réciproque et légitime à la force sans
encourir quelque peine que ce soit. S'il tue ainsi son assaillant, il
n'en est pas tenu pour responsable, et il n'est pas non plus respon-
sable s'il n'a pu contenir son recours à la force jusqu'à ce qu'il soit
lui-même frappé, indépendamment de toute loi écrite ou de cou-
tume disposant du contraire. »
Cet article a des mérites évidents. La restriction qu'elle com-
porte à l'égard de la justice administrée à titre privé (à laquelle
le passage final fait allusion) constituait une modification
importante du droit allemand. Cette restriction impliquait aussi
plusieurs grécisions, que les articles suivants s'efforcent
d'apporter . Du point de vue de la science du droit, l'aspect le
plus important quant à la qualité de ce texte législatif était son
énoncé général, convaincant et clair.
A propos de la méthode de Schwarzenberg, Erik Wolf écrit:
« Nous lui devons [... ] la première [... ] typologie élémentaire
des délits. Ses définitions précises de délits tels que le vol furtif ou
apparent, la contrefaçon, l'infanticide et l'avortement représentent

262
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

une contribution importante à la compréhension de notre propre


droit. [... ] Certains éléments sont toujours valables, comme la liste
des circonstances nécessaires pour établir la légitime défense, tandis
que sa définition de la tentative punissable comporte tous les
aspects qui ont été plus tard à la base du développement de cette
notion controversée. Sa définition [... ] des formes de complicité
criminelle exprime également une véritable assurance dans son sen-
.
tIment de ce qUI. est essentle
. 167 .»

Cette appréciation est significative du contraste implicite


entre la méthode de Schwarzenberg et celle de la tradition sco-
lastique ou celle des premiers humanistes. Schwarzenberg appli-
qua au droit pénal la méthode topique que, plusieurs années
plus tard, Melanchthon devait définir, expliquer et démontrer
dans les domaines de la philosophie et de la théologie.
Si nous avons fortement insisté sur le caractère novateur,
voire révolutionnaire, de la Bambergensis et de la Carolina du
point de vue de la méthode ou de la science, il faut reconnaître
que cette interprétation diverge fortement de l'historiographie
conventionnelle. Ainsi, certains historiens ont prétendu que la
législation de Schwarzenberg s'est bornée à appliquer au droit
pénal allemand la science et l'expérience que le droit canonique
avait accumulées, en Allemagne comme ailleurs, au cours des
XIv" et xv" siècles. D'autres ont affirmé que cette législation doit
essentiellement être envisagée dans le cadre d'une réception
générale du ius commune « romano-canonique» en Allemagne
au cours des xv" et XVIe siècles. D'autres encore soulignent
l'influence de la science italienne du droit et de la législation des
villes italiennes. On s'étonne évidemment du fait que Schwar-
zenberg n'était pas versé dans ces systèmes « étrangers » et qu'il
ne savait même pas lire le latin, mais on suppose qu'il avait
accès à ces sources par le biais de traductions allemandes et qu'il
en était informé grâce à ses collègues qui avaient bénéficié d'une
formation plus avancée. Ces observations ne sont pas sans
mérite. Il est vrai que la nouvelle législation reflétait une
influence considérable du droit canonique; qu'elle empruntait
aussi plusieurs termes et notions à l'enseignement du droit
romain dans les universités, à la littérature juridique italienne
ou encore, dans une moindre mesure, aux lois pénales des cités
italiennes. Cependant, l'historiographie néglige en général
l'importance réelle de ces influences. En revanche, il convient

263
DROIT ET RÉVOLUTION

d'examiner ici le caractère unique de cette législation allemande,


en tant que première tentative de réaliser une systématisation
législative générale, la première codification - et réforme-
d'une branche particulière du droit. L'explication d'un tel évé-
nement qui inaugurait une nouvelle ère dans l'histoire du droit
ne peut se limiter à l'étude de ses différents antécédents, mais il
faut également tenir compte d'autres changements qui se pro-
duisirent plus ou moins simultanément dans d'autres domaines.
Les chapitres précédents ont montré que ni le droit romain,
ni le droit canonique n'étaient davantage « étrangers» aux Alle-
mands qu'aux autres peuples européens. Comme le Christia-
nisme lui-même, le droit romain et le droit canonique avaient
été foncièrement européanisés. Schwarzenberg, qui occupait des
fonctions judiciaires supérieures dans la principauté épiscopale
de Bamberg, connaissait évidemment très bien le fonctionne-
ment des tribunaux ecclésiastiques qui y étaient établis. S'il était
capable, comme on vient de le voir, de transposer dans le droit
séculier certains principes de droit canonique appliqués dans ces
tribunaux, cela ne diminue en rien l'originalité de sa contribu-
tion, au contraire. En ce qui concerne le droit romain du
XVIe siècle, ou, plus exactement, la science romaniste du droit, il
s'agissait d'une tradition qui était tout autant allemande qu'elle
était italienne, espagnole ou française (voire anglaise),
puisqu'elle était enseignée dans toutes les universités euro-
péennes et que partout (même en Angleterre), elle représentait
un droit subsidiaire, non seulement dans les tribunaux ecclésias-
tiques, mais également dans certaines catégories de juridictions
séculières. Sans doute, les textes de Justinien n'avaient pratique-
ment rien à offrir, si ce n'est leur terminologie, au droit pénal
des différents systèmes juridiques occidentaux. Selon Franz
Wieacker, « on ne trouve aucun système [de droit pénal] cohé-
rent, élaboré ou conceptualisé dans les sources de droit romain;
aucun pnncipe genera ln' y est IOrmu
•• 1 1 c lé68 ». Il n ' empech e,
A

quelques grands romanistes des XIV et xV siècles, parmi les-


quels les Italiens Gandinus, Bartole et Balde, ont rédigé des trai-
tés importants consacrés au droit pénal, empruntant la
terminologie au droit romain tout en s'inspirant principalement
du droit canonique, et l'on retrouve la trace de plusieurs de
leurs idées dans la Bambergensis et dans la Carolina.

264
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

L'historiographie conventionnelle a souligné l'influence du


droit italien, en particulier des lois urbaines (statutt) en matière
criminelle sur la législation allemande du XVIe siècle, plus encore
que l'influence de la science du droit romain et du droit cano-
nique. Dans ces statuti, on trouve des listes et définitions de
plusieurs types de crimes réprimés par ledroit urbain, et, pour
chaque type de crime, la peine applicable. Il se peut que
Schwarzenberg et ses collègues aient été influencés par l'exemple
des statuti italiens et qu'ils entreprirent de rédiger une législa-
tion semblable pour les territoires allemands. Plusieurs disposi-
tions éparses dans différents statuti italiens se retrouvent de
façon plus ou moins comparable dans la législation allemande.
Pourtant, les différences entre la Bambergensis et la Carolina,
d'une part, et les statuti italiens, de l'autre, sont beaucoup plus
remarquables que les similitudes. Les statuti ne comprenaient le
plus souvent que quelques articles introductifs à caractère géné-
ral, d'habitude en rapport avec la procédure, mais ces articles
étaient très sommaires et ne pourraient être qualifiées de
9
« partie généralé ». D'autre part, les crimes énoncés dans les
statuti sont tout au plus brièvement décrits, et il est rare que
l'on y trouve une présentation tant soit peu systématique de
l'état d'esprit requis pour que les conditions d'un type parti-
culier de crime soient remplies, qu'il s'agisse des excuses ou
justifications qui en limitaient l'application, ou d'autres circons-
tances qui correspondent à ce que les Allemands appellent le
Tatbestand, c'est-à-dire l'ensemble des éléments constitutifs du
crime. Il suffit de comparer la Bambergensis ou la Carolina aux
statuti italiens pour constater combien les premières se distin-
guent de ceux-ci par leur conception d'ensemble et leur degré
d ,approron
C d·Issement70 .
Les réformes du droit pénal en Allemagne étaient également
très différentes, comme l'a montré Langbein, des réformes légis-
latives qui eurent lieu peu après en France et en Angleterre.
L'ordonnance française de Villers-Cotterêts (en 1539) a bien
introduit d'importantes réformes du droit pénal français, abolis-
sant plusieurs de ses aspects irrationnels, mais, selon la thèse de
Langbein, cette ordonnance s'adressait aux professionnels de la
justice et son approche était davantage corrective et ponctuelle,
laissant de côté des pans entiers de la matière. En Angleterre, les
lois de 1554 sur la mise en liberté sous caution et le renvoi à la

265
DROIT ET RÉVOLUTION

cour des interrogations préliminaires (bail and committal sta-


tutes), malgré leur importance, ne présentaient pas les caractéris-
tiques d'une codification: ces lois visaient principalement à
corriger des inconvénients de la procédure pénale, notamment
en ce qui concernait l'instruction et les poursuites 72 •
La Bambergensis et la Carolina exprimaient un droit alle-
mand - on ne peut qualifier cette législation ni de droit cano-
nique, ni de droit romain, ni de droit urbain italien. Il n'est pas
surprenant que les législateurs allemands aient cherché leur ins-
piration dans plusieurs courants qui circulaient à l'époque dans
différents pays européens, y compris en Allemagne. Ce qui
mérite d'être relevé, c'est que cette inspiration n'a pas entraîné
une « réception» de ces idées au sens mécanique du terme, mais
que les législateurs allemands ont été sélectifs dans leurs choix,
adoptant certaines idées, mais pas d'autres, et qu'ils ont com-
biné les idées étrangères qu'ils ont retenues avec des idées alle-
mandes, transformant ainsi tous ces matériaux pour la première
fois en un code pénal moderne.

Aspects politiques
La réforme du droit pénal allemand au cours des premières
décennies du XVIe siècle était fortement liée 1° aux changements
religieux contemporains provoqués par la Réforme luthérienne
de l'Église, 2° aux changements dans la philosophie et la science
du droit, eux-mêmes en rapport avec les changements religieux,
et 3° aux changements politiques de l'époque -la réforme de
l'État.
Comme nous l'avons déjà relevé, plusieurs princes allemands
avaient acquis au cours du xV' siècle et au début du XVIe siècle
un pouvoir politique accru à l'égard de l'Église de Rome, de
l'empereur, mais aussi entre eux et vis-à-vis de leurs sujets.
Pourtant, jusqu'en 1517, la concurrence des pouvoirs dans
chaque principauté demeurait l'une des principales caractéris-
tiques de la vie politique en Allemagne comme dans le reste de
l'Europe. Une spécificité allemande (partagée avec quelques
autres territoires) était toutefois qu'aux pouvoirs concurrents
ecclésiastiques, féodaux, princiers, urbains, commerciaux et
locaux, il faut ajouter le pouvoir du Saint Empire romain de la
Nation allemande qui, au xV' siècle et au début du XVIe siècle,

266
LA RÉFORME ALLEMANDE DU DROIT PÉNAL

s'était étroitement allié à la papauté. C'est pourquoi l'attaque de


Luther contre les pouvoirs ecclésiastiques de la hiérarchie ponti-
ficale affectait inévitablement aussi - quoiqu'avec moins de
virulence - le pouvoir impérial, contribuant par la même au
combat des princes allemands pour acquérir une plus grande
autonomie politique dans leurs territoires. L'alliance entre les
chevaliers allemands et la cause impériale anti-luthérienne ten-
dait à identifier davantage le luthéranisme à la subordination
de la féodalité à l'autorité princière. Enfin, la théologie luthé-
rienne, comme nous l'avons déjà exposé, identifiait le prince
territorial comme le père du pays, auquel un respect filial était
dû en vertu du cinquième commandement du Décalogue. Tous
ces facteurs ont contribué à propager la conception et la théorie
du pouvoir suprême du prince à l'égard de tous les autres
acteurs politiques et sociaux au sein de son territoire.
La Bambergensis accordait au prince et aux autorités supé-
rieures (l'Obrigkeit) de la principauté épiscopale de Bamberg,
l'une des grandes principautés allemandes à l'époque, une com-
pétence territoriale pour tous les crimes capitaux. D'autres prin-
cipautés allemandes suivirent l'exemple en introduisant une
législation analogue. Par contre, le droit impérial, la Carolina,
n'était directement applicable qu'à la catégorie très limitée des
causes qui parvenaient au Reichskammergericht. L'empereur sui-
vait apparemment lui aussi l'exemple des princes territoriaux:
comme ceux-ci promulguaient leurs codes, il entendait avoir le
sien! Comme l'a écrit Friedrich Engels il y a plus d'un siècle et
demi, « l'empereur était de plus en plus en passe de devenir un
prince comme les autres 73 ».
CHAPITRE V

La transformation du droit civil


et économique allemand

Comme pour le droit constitutionnel et le droit pénal, le


droit civil et économique allemand a subi de profonds change-
ments au cours du XVIe siècle, en particulier dans les domaines
des contrats, des biens et des opérations de crédit l . On retrouve
en partie ces changements dans les ouvrages de droit civil des
juristes allemands du XVIe siècle réinterprétant les doctrines
romanistes et canoniques, et en partie dans les législations
urbaines et territoriales du XVIe siècle par lesquelles le droit cou-
tumier régissant les rapports économiques fut développé et
réformé. Il est par conséquent nécessaire d'envisager ces change-
ments aussi bien dans le cadre du droit civil savant que dans le
cadre du droit coutumier et de la législation afin de saisir les
rapports entre les aspects politiques, socio-économiques et reli-
gieux de la Révolution allemande.

Les contrats

Les droits savants (le ius commune)


Un droit des contrats unifié et systématisé apparut pour la
première fois en Europe au XVIe siècle, dans les ouvrages des
juristes européens, y compris des juristes allemands. Sans doute,

269
DROIT ET RÉVOLUTION

au cours des siècles précédents, en Allemagne comme dans


d'autres pays européens, on reconnaissait une force obligatoire à
plusieurs types de conventions, lesquelles pouvaient être décla-
rées exécutoires par l'une ou plusieurs des différentes juridic-
tions concurrentes. On peut faire état de droits des contrats, au
pluriel, c'est-à-dire de plusieurs types différents de droits des
contrats: un droit toyal, un droit ecclésiastique, un droit féo-
dal, un droit urbain, un droit des marchands. Avant même la
renaissance des études de droit romain et du droit canonique
moderne vers la fin du XIe siècle et au XIIe siècle, les droits des
populations tribales en Occident et des Maisons royales avaient
reconnu la force contraignante en droit de certains types de
conventions solennelles, confirmée par des serments et
l'échange d'objets cérémoniels. De même, en droit romain clas-
sique et post-classique, les différentes catégories de conventions
reconnues comme contrats devaient leur force obligatoire à leur
« habillage», selon certaines formes et formules. En droit
romain, au temps de Justinien, on ne pouvait intenter une
action sur la base d'une convention « nue» (nudum pactum) :
une telle convention ne constituait pas un contrat (contractus).
D'autre part, le droit romain énonçait les types de contrats
formels ayant force obligatoire (le prêt, la caution, la vente, la
location, la société et plusieurs autres), ce qui impliquait paral-
lèlement l'existence d'une catégorie de contrats « innommés»
qui se formaient par une « stipulation» en vertu de laquelle les
parties s'échangeaient des promesses selon une formulation pré-
cise, soit afin de donner certains biens, soit afin d'accomplir
certains actes. Un contrat devait être conforme à l'un de ces
types pour être obligatoire. Les contrats nommés et innommés
créaient des obligations découlant d'échanges en partie exécutés
d'immeubles, de meubles ou de services. D'une manière géné-
rale, tant sous le régime du droit romain que du droit coutu-
mier germanique antérieur au XIIe siècle, le simple échange de
promesses ne créait pas une obligation contractuelle jusqu'au
moment où l'une des parties avait au moins commencé à exécu-
ter sa promesse.
À l'opposé du droit coutumier germanique et du droit
romain redécouvert, les canonistes du XIIe siècle affirmaient que
la force obligatoire de différents types de conventions dépendait
en fin de compte ni de leur caractère solennel, ni de leur forme,

270
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

ni même d'une exécution partielle par l'une des parties, mais


bien de l'intention des parties. Le consentement des parties
exprimant leur intention commune de conclure un contrat
créait le contrat. Ce consentement ne devait même pas être
« habillé» : en droit canonique, un nudum pactum pouvait être
obligatoire. Ce principe reposait sur la prémisse théologique,
qui se fondait sur plusieurs passages de l'Ancien et du Nouveau
Testament, selon laquelle le défaut d'accomplir une promesse
constituait un péché. Le principe se fondait également sur des
notions de droit naturel empruntées en partie aux Pères de
l'Église et en partie aux conceptions d'équité canonique. Pour
les canonistes, la validité d'un contrat dépendait en dernière
analyse de la bonne foi (bona fides) des parties lors de la conclu-
sion du contrat, confirmée par un engagement de «foi», de
sorte que le manquement à un tel contrat était un manquement
à sa foi <fidei laesio), ce qui justifiait la compétence des tribu-
naux ecclésiastiques en cas de litige.
Le principe de droit canonique selon lequel la force obliga-
toire d'une convention découle fondamentalement du consente-
ment des parties, c'est-à-dire de leur état d'esprit commun
visant à conclure un accord, avait pour corollaire qu'il était à la
fois nécessaire et possible de développer certains principes
communs à tous les contrats. L'offre et l'acceptation devaient
exprimer le consentement mutuel, une convergence des esprits.
Le contrat devait avoir un but (ou cause, causa) légitime. Un
contrat conclu par fraude, sous la contrainte ou sous l'emprise
de l'erreur était nul. Un contrat qui défavorisait exagérément
l'une des parties (laesio enormis) était également nul. Pour
autant, les canonistes ne tentèrent pas de rassembler toutes les
règles et tous les principes fondamentaux en un ensemble géné-
ral et distinct qui aurait constitué un droit des contrats appli-
cable à tous les types de conventions. Leurs brefs « traités des
conventions» (tractatus de pactis) s'intéressaient la plupart du
temps principalement à l'application de principes empruntés au
droit des contrats, au droit du mariage et d'autres sacrements, à
la faculté des évêques de s'engager dans des opérations concer-
nant les biens d'Église, et à d'autres matières contractuelles
régies par le droit canonique2 •
Lorsque toutes les différentes juridictions ecclésiastiques et
séculières qui s'étaient développées au cours des siècles précé-

271
DROIT ET RÉVOLUTION

dents furent subordonnées à l'autorité des princes territoriaux,


en particulier dans les principautés protestantes, les auteurs alle-
mands du XVIe siècle qui s'appliquaient à unifier et systématiser
le droit civil élaborèrent le droit des contrats comme une
branche distincte du droit, théoriquement applicable dans
toutes les juridictions. Dans leur classification, cette branche
trouvait sa place dans le droit des obligations, qui comprenait
également le droit de la responsabilité civile (concernant les
obligations résultant d'un delictum) et l'enrichissement sans
cause (en tant que source d'une obligation quasi contractuelle).
Ils reprirent comme fondement le principe canonique de la foi
contractuelle - en allemand: Vertragstreue - et, dans la foulée,
les doctrines canoniques concernant l'offre et l'acceptation, la
causa, la laesio enormis, les nullités pour cause de dol, violence
ou erreur. D'autres doctrines canoniques introduites dans le ius
commune savant au XVIe siècle comprenaient la force obligatoire
d'une promesse de don, la protection du tiers bénéficiaire d'un
contrat (dans le cas d'une stipulation pour autrui), le droit de
cession de droits en vertu d'un contrat, le droit d'un mandataire
de conclure un contrat engageant son mandant, ou encore
l'obligation du vendeur de garantir que les biens vendus soient
conformes à l'usage pour lequel ils sont vendus 3•
Les textes des compilations de droit romain de Justinien
comportaient également de nombreux matériaux susceptibles
d'être exploités pour élaborer une notion générale de contrat,
même si une telle conception générale n'était pas exprimée dans
ces textes. Ainsi, par exemple, la classification des obligations
civiles en quatre catégories (contrats, délits, quasi-contrats et
quasi-délits), que l'on retrouve au début des Institutes de Justi-
nien, fut invoquée par les réformateurs du droit, bien que dans
l'ancien droit romain, cette terminologie ne reflétât pas une
analyse déclinant différents domaines du droit, mais ne repré-
sentât qu'une formule de convenance qui facilitait la présenta-
tion de textes divers. Les réformateurs s'inspirèrent également
des règles romaines concernant les contrats nommés et innom-
més, mais en les subordonnant aux règles générales applicables
à l'ensemble des contrats.
La plupart des principaux juristes savants (mais pas tous) qui
contribuèrent au XVIe siècle à systématiser le droit allemand des
contrats à partir de la doctrine consensualiste du droit cano-

272
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

nique étaient luthériens4 • En Allemagne, les grands historiens


du droit ont parfois été surpris de constater que la nouvelle
science du droit des contrats développée dans les principautés
allemandes protestantes s'inspirait beaucoup plus du droit
canon de l'âge classique que du droit romain censé avoir fait
l'objet d'une « réception 5 ». En revanche, les historiens du droit
de notre époque n'ont pratiquement jamais tenté d'établir les
liens entre la théorie du droit des contrats des réformateurs pro-
testants et leurs convictions religieuses.

Le droit coutumier et la législation


Au xv" siècle, les princes allemands et les magistrats des villes
allemandes avaient parfois promulgué des lois générales appli-
cables dans leur territoire, dites ordonnances de police (Polizei-
ordnungen) ou « ordonnances territoriales» (Landesordnungen).
Au XVIe siècle, ce type de législation se propagea pour la pre-
mière fois à une très grande échellé. Dans l'une de ces princi-
pautés, 450 de ces ordonnances furent promulguées entre 1500
et 16007 • Cette législation systématisait et modifiait le droit
coutumier en vigueur, tel qu'il régissait la plupart des aspects de
la vie économique de la population en Allemagne.
Les juristes savants allemand du XVIe siècle qui rédigèrent les
grands traités de droit civil sont en partie eux-mêmes respon-
sables de l'incapacité dans laquelle les historiens du droit à
l'époque contemporaine sont de combiner l'analyse des principes
généraux du droit civil au XVIe siècle avec l'analyse de l'impor-
tante réglementation territoriale et urbaine, législative et coutu-
mière, des contrats, des biens et d'autres matières du droit civil.
À Constance, par exemple, des douzaines d'ordonnances furent
promulguées au début du XVIe siècle concernant la réglementa-
tion du commerce et d'autres activités économiques: néanmoins,
l'éminent juriste Ulrich Zasius, natif de Constance, qui reçut
dans la chancellerie de sa ville natale sa première formation pra-
tique en droit et qui fut l'auteur principal de la très importante
rédaction du droit municipal de Fribourg en 1520, refusait de
traiter de telles ordonnances dans ses ouvrages de doctrine.
Selon les termes mêmes des éditeurs d'une collection moderne
des titres de quelque 200 lois promulguées à Constance
entre 1510 et 1548: « Dans les ouvrages systématiques de la

273
DROIT ET RÉVOLUTION

doctrine romaniste, le droit économique déjà fort développé [... ]


d'une ville allemande médiévale n'avait pas sa place, et un
homme comme Zasius pouvait dès lors considérer avec méRris
que cela ne faisait pas l'objet de ses recherches scientifiques 8 • »
Pourtant, toute une tranche considérable de la littérature juri-
dique allemande au XVIe siècle, s'adressant essentiellement aux
praticiens, énumérait des centaines de différences entre les droits
savants et le droit territorial d'une principauté déterminée.
Les tribunaux allemands avaient recours au droit romain ou
au droit canonique - les « droits savants» - en tant que droit
subsidiaire pour combler des lacunes ou résoudre des ambiguï-
tés qu'ils rencontraient, tantôt dans la législation des différentes
principautés, tantôt dans les coutumes locales ou régionales.
Pourtant, en cas de conflit entre une règle de droit particulier
(législation ou coutume) et le ius commune, le premier devait
prévaloir. En l'absence d'une contradiction flagrante, le ius
commune offrait des principes généraux qui permettaient aux
juristes savants - que l'on retrouve à cette époque de plus en
plus fréquemment dans les cours princières, urbaines ou locales,
ainsi que dans les facultés de droit appelées à préjuger des causes
qui leur étaient soumises par ces cours - d'interpréter aussi bien
la législation que les coutumes. Les principes généraux du ius
commune se retrouvent également dans la législation princière et
urbaine à ce moment en pleine expansion. Ce ne fut toutefois
pas le ius commune, mais bien les innovations introduites par la
législation et le droit coutumier, qui jouèrent un rôle prépondé-
rant dans la transformation du droit civil allemand au
XVIe siècle.
La principale caractéristique du ius commune - en particulier
dans le domaine des contrats, des biens et d'autres branches du
droit civil- était son approche scientifique, c'est-à-dire systéma-
tique. La législation et le droit coutumier étaient moins systé-
matisés, moins exprimés en principes généraux. Ils étaient plus
prolixes et davantage liés aux conditions économiques et
sociales de la pratique. Ainsi, par exemple, dans les ouvrages du
grand juriste protestant savant Mattheus Wesenbeck consacrés
aux contrats, on trouve une discussion sur la nature de l'obliga-
tion contractuelle, sur la formation d'un contrat, sur les facteurs
entraînant la validité ou l'invalidité d'un contrat, sur d'autres
aspects généraux du droit des contrats, ainsi que sur les diffé-

274
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

rents types de contrats, mais on trouve très peu d'analyse de


l'abondante réglementation coutumière et législative régissant
les pratiques contractuelles particulières dans différents secteurs
économiques. Une même observation se vérifie d'ailleurs pour
l'historiographie du droit des XIXe et xxe siècles traitant du droit
allemand au XVIe siècle.
Les différences entre le droit général des contrats exposé dans
la littérature du ius commune et le droit des différents types par-
ticuliers de contrats régis par les lois territoriales et urbaines et
par les coutumes s'expriment clairement dans le maintien, voire
l'accroissement, des formalités requises par la législation et les
coutumes. Selon le ius commune, tel qu'il se présente chez
Wesenbeck et d'autres auteurs, un nudum pactum pouvait
constituer un contrat obligatoire. En revanche, selon certaines
grandes ordonnances territoriales - comme, par exemple, la
Landesordnung du Wurtemberg en 1555 -, les contrats concer-
nant des droits réels devaient être enregistrés dans les actes du
tribunal local en présence des deux parties: à défaut d'enregis-
trement, ils demeuraient inexécutoires, chacune des parties pou-
vant se retirer à son gré de la convention9• De même, les règles
coutumières concernant les billets à ordre et les lettres de change,
qui acquirent à cette époque un rôle clé dans le commerce et
dans les opérations financières, se caractérisaient par leur forma-
lisme exigeant.
L'ordonnance du Wurtemberg, tout comme d'autres grandes
lois territoriales et urbaines du XVIe siècle concernant le droit
civil, s'inspire sans doute du ius commune en énonçant quelques
règles générales applicables à différents types de contrats. La
seconde partie, intitulée « Des contrats et autres opérations»,
commence par le prêt (Leihe), que la loi définit en termes roma-
nistes selon trois types: 1° le prêt d'argent ou de biens de
consommation, qui suppose qu'un équivalent précis doit être
rendu (le mutuum) ; 2° le prêt d'une chose destinée à être utili-
sée, qu'il faudra rendre telle quelle (le commodatum) ; et 3° le
prêt (c'est-à-dire le bail) d'un immeuble (la locatio). D'autres
sections de l'ordonnance traitent du dépôt, de la vente et de
l'achat, des rentes sur un immeuble ou d'autres biens, de la
donation, des sûretés réelles garantissant l'exécution d'une obli-
gation. Quoiqu'il n'y ait pas de différence substantielle entre les
définitions générales de ces types d'opérations mentionnées

275
DROIT ET RÉVOLUTION

dans l'ordonnance du Wurtemberg et les définitions générales


énoncées par les romanistes et canonistes contemporains, on
constate des divergences importantes dans les dispositions parti-
culières. De plus, pratiquement tous les types de contrats men-
tionnés dans l'ordonnance font l'objet de restrictions tant
formelles que substantielles. D'autre part, toutes les opérations
concernant les droits immobiliers devaient être approuvées par
une juridiction avant d'être inscrites dans un registre de la cour
(Gerichtsbuch). Ainsi, comme nous avons déjà eu l'occasion de
le souligner, la doctrine canonique sur le caractère obligatoire
des « pactes nus» ne s'appliquait pas à différents types de
contrats. De même, la doctrine romaniste selon laquelle les
contrats qui n'étaient pas spécifiquement « nommés» en droit
romain {les contrats « innommés ») requéraient certains actes
{ou « stipulations ») pour être pris en considération, ne s'appli-
quait pas à la grande diversité de nouveaux types d'opérations
caractéristiques de la pratique commerciale européenne au
XVIe siècle.
Le droit applicable aux opérations de crédit illustre concrète-
ment les rapports entre les droits savants et les droits particuliers
allemands (coutumes et législation) au XVIe siècle. Les roma-
nistes du XlI e au xv< siècle avaient découvert dans les compila-
tions de Justinien une variété de règles applicables aux
différentes formes de transmission des droits fonciers, des biens
et du numéraire, notamment des règles sur les baux, les sûretés
personnelles, le prêt d'argent. Cependant, comme ils vivaient
dans des conditions économiques et culturelles très différentes
de l'époque de Justinien et du fait qu'ils appliquaient aux textes
des modes de raisonnement très différents des juristes romains,
les glossateurs et commentateurs donnèrent une nouvelle portée
aux textes romains classiques et post-classiques. En même
temps, les théologiens catholiques propageaient de nouvelles
conceptions morales, dont l'une était que le crédit ne pouvait
être accordé à un taux d'intérêt excessi~o, et une autre que les
biens ne devaient pas être transférés contre un prix in jus tell.
Ces principes moraux pouvaient être imposés au for interne,
dans les confessionnaux, mais aussi au for externe, dans les tri-
bunaux ecclésiastiques. Cependant, ils étaient également parfois
invoqués dans des procédures civiles devant les tribunaux sécu-

276
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

liers, comme par exemple à l'occasion d'une action en recouvre-


ment d ,une d ette, et me me à l' occaslOn
A . d" instructIons
. ' 1es 12 .
pena
Les doctrines morales et juridiques de l'Église catholique
concernant le juste prix et l'usure se retrouvent au XVIe siècle
dans les œuvres de droit et de philosophie morale, tant chez les
auteurs catholiques que chez les auteurs protestants. Quoi qu'en
aient dit au xxe siècle plusieurs historiens et sociologues, la phi-
losophie morale luthérienne et calviniste ne différait guère, à
l'égard de ces deux doctrines, des conclusions auxquelles étaient
parvenus les principaux théologiens catholiques du XIV et du
xv" siècle; les principes de droit fondamentaux que les juristes
protestants séculiers défendaient sur ces questions n'étaient pas
foncièrement différents de ceux qu'avaient déjà défendus les
canonistes et qui étaient appliqués dans les tribunaux ecclésias-
tiques catholiques.
D'autre part, et à nouveau contrairement à ce que l'on sou-
tient souvent, ni au XVIe siècle, ni au cours des siècles précédents,
cette double doctrine du juste prix et de l'usure ne comportait
d'implications pratiques anticapitalistes J3 . Au XVIe siècle, comme
dans la période du XIIe au xv" siècle, la doctrine du juste prix
était censée se référer au prix dûment convenu selon les condi-
tions du marché, sans dol ou fraude, avec la seule réserve qu'il
était également requis, pour les denrées alimentaires et de pre-
mière nécessité, que le prix soit suffisamment bas pour que les
.
pauvres pUIssent 14 Quant a
les ach eter. 'l' usure, au XVI e slec
., le

comme aux siècles précédents (et encore aujourd'hui), il était


entendu qu'il ne s'agissait pas de l'intérêt en tant que tel, mais
d'un taux d'intérêt excessif, défini en droit - une définition qui
ne fut pas toujours suivie en théologie et en philosophie
morale - comme un taux excédant la rétribution que le créan-
cier pouvait légitimement exiger en comfensation de son tra-
vail, de ses frais et du risque encouru 1 • Les deux doctrines
offraient ainsi des règles adaptables, susceptibles d'être appli-
quées à l'encontre de pratiques sans scrupules ou d'une concur-
rence déloyale - c'est-à-dire des principes fondamentaux pour le
bon fonctionnement d'une économie de marché.
Sans doute, un simple prêt non commercial d'un montant
déterminé était censé être remboursé sans paiement d'intérêt: le
paiement d'un montant supplémentaire, ou même tout béné-
fice au-delà du montant du prêt, était entaché d'usure. Certains

277
DROIT ET RÉVOLUTION

théologiens fulminaient contre le paiement d'intérêt à l' occa-


sion d'un prêt d'un montant déterminé, même dans le cadre de
transactions commerciales l6 . Les canonistes étaient toutefois
quasi unanimes pour distinguer l'intérêt légitime de l'usute illi-
cite. L'intérêt grevant un prêt commercial n'était pas qualifié
d'usure et n'était pas considéré comme illicite aussi longtemps
que les conditions étaient raisonnables - un tel intérêt n'était
d'ailleurs pas défini en droit. Les institutions ecclésiastiques
elles-mêmes - y compris la papauté - payaient des intérêts
pour les prêts qui leur étaient accordés et exigeaient un intérêt
à l'occasion des prêts qu'elles consentaient l7 . Au xIV" siècle, les
prêts à long terme consentis à des villes commerçantes ou aux
magistrats urbains étaient calculés à des taux variant de 5 à 15
pour cent, tandis que les taux de prêts accordés aux rois et aux
princes, étant sujets à un plus grand risque, pouvaient s'élever à
40 ou 50 pour cent par an. Plusieurs études ont montré que les
prêts consentis dans les villes à des consommateurs appliquaient
des taux variant de 15 à 50 pour cent l8 . Dans différentes villes,
les autorités fixèrent des taux maximum: à Gênes, par exemple,
le taux maximal au XIIIe siècle avait été fixé à 15 pour cent; à
Zürich, il s'éleva à un moment à 43,3 pour cent; en France, il
fut fixé à une époque à 20 pour cent pour l'ensemble du
royaume l9 . Le taux d'intérêt dépendait évidemment souvent des
sûretés fournies par le débiteur. D'autre part, les paiements
d'annuités dans le cadre d'obligations commerciales, le paie-
ment de marchandises qui devaient être livrées dans le futur,
l'escompte des lettres de change et d'autres formes d'opérations
commerciales qui se généralisèrent au xV siècle ne relevaient
pas de la réglementation de l'usure, pour autant que les taux en
vigueur sur le marché n'étaient pas dépassés de manière fla-
grante.
Contrairement à la théorie sociale webérienne très répandue,
l'éthique protestante sur ces questions, qu'elle fût luthérienne
ou calviniste, était essentiellement la même que celle de l'Église
catholique romaine 20 • Ainsi, le traité sur le commerce et l'usure
de Luther (1524) dénonçait vigoureusement les prix et taux
d'intérêt excessifs, mais précisait en même temps minutieuse-
ment les conditions justifiant moralement de tirer un profit
d'une vente ou d'une opération de crédit. Luther condamnait la
cupidité tout en défendant les activités commerciales qui génè-

278
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

rent un profit normal, admettant qu'« il est équitable et juste


qu'un marchand prenne sur ses marchandises un profit équiva-
lent à ses frais et compensant ses efforts, son travail et le risque
qu'il encourt ». Les biens, disait-il, doivent être « estimés selon
le prix auquel ils s'achètent et se vendent sur le marché com-
mun ou dans le pays en général [... ]. Je considère que tout pro-
fit obtenu de la sorte est honnête et acceptable 2 ! ». Mais, selon
Luther, les monopoles et l'accumulation de denrées dans le but
spéculatif de provoquer une hausse des prix étaient inaccep-
tables et devaient être interdits par la loi. De même, tout en
dénonçant l'usure, Luther défendait le prêt à intérêt à un taux
raisonnable, qu'il estimait à 5 pour cent, ou jusqu'à 6 ou 7 pour
cent dans des circonstances particulières. Son opinion était de
nouveau fondée sur ce qu'il estimait correspondre à une rétribu-
tion légitime du travail effectué par le prêteur, mais aussi de la
perte équivalant à l'usage de l'argent prêté pendant la durée du
prêt et au risque de non-remboursement par l'emprunteur. Le
risque du créancier, pensait-il, constituait une forme de travail,
pour lequel il lui revenait un profit équitable que le droit devait
lui reconnaître. Cette approche ne différait pas de la théorie qui
prévalait chez les chefs de file de la théologie et de la philoso-
phie morale catholiques 22 • Elle ne différait pas non plus, quant
à ses effets, des théories calvinistes 23 •
En revanche, ce qui différait considérablement - en Alle-
magne et ailleurs en Europe - c'était, d'une part, les conditions
économiques et, d'autre part, les conditions politiques et juri-
diques auxquelles Luther et d'autres théologiens et législateurs
étaient confrontés au XVIe siècle, en comparaison avec les siècles
antérieurs.
Économiquement, les opérations de crédit connaissaient une
très forte augmentation, quant à leur portée et quant aux mon-
tants dont elles faisaient l'objet. Au lieu des anciennes tenures
de terres féodales, les fermiers obtenaient des grands proprié-
taires fonciers des baux ou acquéraient des parcelles: ces baux et
ces acquisitions nécessitaient souvent un crédit. Les fermiers
propriétaires empruntaient aussi souvent, afin de financer leurs
plantations et de se pourvoir en liquidités jusqu'à la prochaine
récolte. De tels crédits étaient habituellement obtenus moyen-
nant des sûretés supplémentaires. Les princes impliqués dans de
vastes opérations militaires avaient au XVIe siècle recours à des

279
DROIT ET RÉVOLUTION

armées de mercenaires, une pratique qui entraînait d'immenses


besoins de liquidités, que les princes obtenaient par des prêts
que leur accordaient des banquiers à des taux proportionnelle-
ment élevés.
D'autres facteurs ayant provoqué une augmentation de la
demande de crédit, et en même temps les risques de défaut de
remboursement, ont été la hausse des prix (que l'on estime à
50 pour cent en Allemagne durant la première moitié du
., 1
XVI e Siec e24) et laccroIssement
'· d'emograp h·Ique25 ( que l' on
estime à plus de 25 pour cent en Allemagne, où la population
aurait augmenté de 12 à 15 millions entre 1500 et 160026).
Enfin, les importations d'or et d'argent, suite à la conquête espa-
gnole du Mexique (1519-1521) et du Pérou (1532), ainsi que
les importations accrues de produits étrangers de luxe, comme
les soiries, ont également contribué à la hausse des taux d'intérêt.
Ces développements coïncidaient avec une période de grande
expansion des activités commerciales et financières dans toute
l'Europe, aussi bien locales qu'à longue distance. On ne peut
pour autant prétendre, comme l'ont fait plusieurs spécialistes de
l'histoire économique, suivis par de nombreux historiens de
l'histoire sociale, que le « capitalisme» ait commencé à émerger
à la fin du xV siècle et au XVIe siècle: cette thèse néglige que
pendant les trois siècles précédents, un marché européen global
avait déjà fonctionné pour toute une série de produits, ainsi que
les institutions commerciales que nécessitaient leur production
et leur distribution. La production destinée à la vente assurant
un profit, la concurrence des prix, le financement privé par des
opérations de crédit, l'accumulation concentrée de capitaux,
ainsi que d'autres caractéristiques généralement associées aux
définitions du capitalisme existaient dès le XIIe et le XIIIe siècle.
La période s'étalant de la moitié du XIV" siècle jusqu'à la fin du
xV siècle fut marquée par une dépression, due en partie à un
fon déclin de la population, accéléré par les épidémies de la Grande
Peste et en partie par des guerres dévastatrices comme les
conflits entre la France et l'Angleterre durant ce que l'on appelle
la guerre de Cent Ans. À partir de la fin du xV siècle, on
constate toutefois une période de forte croissance économique,
encouragée par de nouveaux facteurs économiques. Au cours
du « long XVIe siècle» (comme l'a justement qualifié Fernand
Braudel), de la fin du xV siècle au début du XVIIe siècle27 , on

280
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

assiste en effet à ce qui a été appelé la seconde révolution


commerciale, mais cette mutation se développa à partir des
structures établies au cours de la première révolution commer-
ciale dans le courant du long xne siècle, de la fin du XIe siècle au
début du XIIIe siècle28 •
En politique et en droit, le combat contre le double mal du
prix injuste et de l'usure, un combat dont l'Église avait revendi-
qué la responsabilité au cours des siècles précédents, et qu'elle
entendait mener essentiellement par des sanctions péniten-
tielles, relevait à présent, en particulier dans les pays protestants,
essentiellement de la responsabilité des princes, qui s'appuyaient
sur leur législation séculière et les sanctions judiciaires et admi-
nistratives relevant de leur pouvoir temporel. Par exemple, le
prince Philippe de Hesse et son fils Guillaume IV, tous deux
ardents partisans de la Réforme luthérienne, promulguèrent,
conformément aux vœux de Luther, une réglementation des prix
et des taux d'intérêt admissibles, mais également une réglemen-
tation prévoyant le stockage de grain dans des entrepôts publics
durant les périodes où la production était excédentaire, en pré-
vision des périodes de pénurie, ainsi qu'une législation impo-
sant l'enregistrement détaillé des différentes sûretés fournies par
des débiteurs de prêts, afin de protéger aussi bien les créanciers
que les débiteurs dans l'éventualité d'un défaut de paiement29 •
Le prince Ulrich de Wurtemberg, lui aussi luthérien convaincu,
promulgua des lois analogues dans sa principautëo.
Ce fut une époque que l'historiographie économique a quali-
fiée de « mercantiliste», un terme qui se réfère notamment au
contrôle étendu réservé à 1'« État», c'est-à-dire aux autorités
politiques, sur l'activité économique31 • Certaines catégories de
ventes étaient assujetties à un impôt. La fabrication de produits
destinés à l'exportation était encouragée par diverses mesures,
en partie, une fois de plus, dans le but d'assurer de nouveaux
revenus par des impôts. L'achat de produits étrangers était sou-
mis à des restrictions. De nouvelles réglementations écono-
miques veillaient à protéger les marchés contre les pratiques
commerciales monopolistiques. Les monopoles dans les secteurs
de la production des grains et de la laine furent interdits. Plu-
sieurs mesures législatives furent introduites pour protéger les
paysans, les tisserands et d'autres catégories professionnelles ou
sociales contre des opérations de crédit onéreuses. Mais ce

281
DROIT ET RÉVOLUTION

furent surtout les bouleversements dans la conduite des opéra-


tions de guerre, l'ancien service militaire féodal ayant été rem-
placé par le recours à des armées de mercenaires, qui stimula
l'expansion de la dette publique, les princes empruntant
d'énormes montants gar l'intermédiaire de grandes entreprises
bancaires spécialisées . Alors qu'auparavant les opérations de
crédit avaient essentiellement servi à financer des acquisitions et
ventes de biens, permettant ainsi la livraison immédiate contre
un paiement différé, l'avènement de financements à une très
grande échelle provoqua un renversement des rapports entre
l'argent et les biens: les droits des créanciers sur les biens devaient
désormais assurer le financier contre le défaut de rembourse-
ment des prêts qu'il avait accordés. C'est ainsi que les grandes
banques acquirent d'énormes intérêts dans les mines et dans
d'autres ressources des empereurs et princes dont les armées
avaient été vaincues 33 • Les droits savants -le ius commune - ne
contribuaient en rien, ou du moins très peu, à cette législation
et au droit coutumier en mutation qui accompagnaient ces
développements politiques.
Le droit allemand des contrats a été transformé au XVIe siècle
non seulement par la législation territoriale réglementant les
prix, les taux d'intérêt et d'autres matières relevant du com-
merce, mais également par des changements qui affectèrent le
droit coutumier, notamment les coutumes qui régissaient les
opérations financières. Particulièrement important fut le déve-
loppement des nouvelles pratiques bancaires et commerciales en
rapport avec, d'une part, le financement de l'accroissement
spectaculaire des activités militaires et économiques des princes
territoriaux, et, de l'autre, l'expansion tout aussi spectaculaire
des opérations monétaires transnationales entre particuliers. Le
principal instrument juridique qui permit d'assurer le finance-
ment privé aussi bien des politiques gouvernementales que des
opérations commerciales fut la lettre de change. La lettre de
change était connue et avait été utilisée à une échelle beaucoup
plus modeste depuis la première grande expansion du commerce
européen, aux xn e et xme siècles, mais elle acquit une nouvelle
signification au cours de la seconde révolution commerciale du
XVIe siècle.
Les billets à ordre furent dans un premier temps utilisés prin-
cipalement pour payer l'acquisition de marchandises dans un

282
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

lieu éloigné. Lorsque les négociants internationaux devinrent


davantage sédentaires, opérant à l'aide de réseaux de correspon-
dants et de branches dans différentes villes, ils acceptèrent, de la
part d'acquéreurs à l'étranger, ou envoyaient à des vendeurs à
l'étranger une promesse écrite comportant l'engagement de
payer au nom de leur client un certain montant à une date
furure déterminée. À partir du XIV siècle au plus tard, ces billets
à ordre étaient parfois adressés au bénéficiaire du paiement « ou
au porteur», ou au bénéficiaire du paiement « ou à [son]
ordre », ce qui permettait la cession du titre par endossement34 •
Les historiens ne s'accordent pas pour déterminer à quelle
époque les notes portant la mention « au porteur» ou « à
ordre» ont acquis la qualité moderne de titres négociables, per-
mettant à l'endossé en tant que porteur de faire valoir l'instru-
ment libre de toute exception dite personnelle (comme le dol)
qui eût pu être opposée par l'auteur du document à l'encontre
du bénéficiaire original du paiement. De telles opérations
commerciales étaient régies presque exclusivement par le droit
courumier non écrit. D'autre part, elles n'étaient que rarement
traitées dans les ouvrages des juristes savants de l'époque. On
peut supposer que lors de l'énorme expansion du commerce
international en Europe, dans le courant du XVIe siècle, qui
s'accompagna d'une rationalisation et d'une systématisation du
droit coutumier concernant les opérations de crédit, on ait
commencé à distinguer entre les droits du cessionnaire d'un
billet à ordre non négociable (lequel reprend l'instrument en
gardant la faculté d'opposer les exceptions personnelles que
l'auteur du titre eût pu faire valoir à l'encontre du bénéficiaire
original du paiement ou aux endossés successifs à l'encontre des
endosseurs) et les droits de l'endossé d'un billet négociable, qui
l'accepte libre de telles exceptions.
Les billets à ordre payables à l'étranger étaient des lettres de
change (bills, bills of exchange). Le terme « change» se réfère
spécifiquement au « change» de différentes devises. Dans
l'expression anglaise, bill of exchange, le terme « bill» est dérivé
du latin bulla, qui signifie ici « lettre ». Lorsque les marchands
se déplaçaient en Europe pour acheter et vendre des marchan-
dises, ou lorsqu'ils se retrouvaient dans des foires internationales
pour de telles opérations, ils pouvaient échanger (eux-mêmes,
ou par l'intermédiaire d'agents de change) les différentes devises

283
DROIT ET RÉVOLUTION

en monnaies métalliques émises par les princes et les villes: il


s'agissait en général de pièces composées d'un alliage de cuivre
et d'argent ou d'or, dont la valeur correspondait, du moins en
théorie, à leur poids35 . Une monnaie officielle en papier n'exis-
tait évidemment pas, ne fût-ce que parce l'imprimerie n'avait
pas encore été inventée. Aux XIV" et xV' siècles, lorsque les mar-
chands devintent sédentaires, les paiements en devises étran-
gères s'effectuèrent de plus en plus fréquemment à distance, et
le transport de grandes quantités de pièces de monnaies sur de
longues distances devint tout à fait impraticable. Le problème
fut résolu par le biais de contrats de change entre des banques
commerciales et leurs clients. Ces contrats impliquaient quatre
parties: 1° celui qui détenait la devise locale (typiquement,
l'agent local ou l'exportateur étranger qui avait vendu le produit
étranger à un importateur local) et qui livrait le prix d'achat à
payer par l'importateur (après déduction d'une commission) à
2° un banquier local, qui acceptait la devise locale et, en contre-
partie, adressait une lettre à 3° son banquier correspondant dans
le lieu où l'exportateur exploitait son entreprise, lui donnant
l'instruction de payer un montant équivalent (après déduction
d'une commission) dans la devise locale de ce lieu à 4° l'expor-
tateur.
Au XVIe siècle, de telles lettres, qui correspondaient à des
contrats de change concernant des ventes de marchandises,
furent souvent transformées en titres commerciaux transmis-
sibles, partant non seulement comme des instruments de paie-
ment, mais également de crédit: indépendamment d'une
opération de vente sous-jacente, une partie qui souhaitait procé-
der à une conversion de devise pouvait s'adresser à un banquier
local (le tireur) pour « tirer» un tel instrument sur une banque
à l'étranger (le tiré) en sa propre faveur ou en faveur d'un créan-
cier (le bénéficiaire du paiement). Si la mention «ou au por-
teur» ou «à ordre» était ajoutée, et si le tiré apposait la
mention « accepté» sur le document, ce document devenait un
instrument transmissible par endossement, l'endossé ayant alors
le droit d'être payé du montant spécifié par le bénéficiaire ou, si
celui-ci faisait défaut, par le tiré, ou encore, si celui-ci faisait
défaut, par le tireur. La date à laquelle le paiement était dû était
mentionnée sur le document. Alors que dans les premiers
contrats de change, le tireur (à l'époque l'acceptant) était payé à

284
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

l'avance dans la devise locale par la partie qui souhaitait conver-


tir le montant en une autre devise, au XVIe siècle, dans la lettre
de change proprement dite, le tireur devenait l'ultime débiteur
et le bénéficiaire ou dernier endossé l'ultime créancier, mais
l'instrument même pouvait être transmis entre des parties inter-
médiaires. Comme il n'existait pas de monnaie officielle sous
forme de coupures et que la plupart des obligations commer-
ciales internationales ou interrégionales étaient exprimées en
une «devise fantôme» (livres, florins, etc.) sans équivalent
réel 36 , la lettre de change se développa comme monnaie euro-
péenne pour les transactions internationales ou entre différentes
villes ou régions; seuls les paiements locaux de montants relati-
vement modestes étaient couramment effectués par le verse-
ment de pièces ou par un troc.
Ces développements ne se retrouvent pas dans les traités juri-
diques savants de l'époque. Ils ont principalement été reconsti-
tués par des historiens spécialisés dans l'histoire économique3?
Pourtant, ces développements sont tout aussi pertinents pour
l'histoire du droit, puisqu'ils révèlent qu'une source essentielle
du droit des contrats au XVIe siècle a été le droit coutumier des
marchands et des banquiers. Les rares juristes savants de
l'époque qui daignèrent traiter de l'apparition des lettres de
change ne disposaient que de très peu d'éléments dans le droit
romain ou dans le droit canonique pour étayer leur analyse.

Les biens

Les droits savants (ius commune)


Comme pour le droit des contrats, un nouveau droit général des
droits réels [droit des biens] apparaît dans la doctrine des juristes
allemands et européens au xvI" siècle, lorsque les différentes juridic-
tions qui avaient coexisté dans chaque territoire - ecclésias-
tiques, princières (y compris la juridiction royale ou impériale),
féodales, urbaines, commerciales, locales - furent subordonnées
dans la plupart des principautés à la juridiction et à la législa-
tion du souverain territorial. Dans les principautés protestantes
en particulier, où les tribunaux ecclésiastiques dont les compé-
tences s'étendaient sur différents types de droits réels furent

285
DROIT ET RÉVOLUTION

abolies, ou, comme en Angleterre, subordonnées au pouvoir


royal, une nouvelle conception générale de la propriété fut éla-
borée.
Auparavant, chacune des juridictions appliquait ses propres
règles en matière de droits réels, mais il existait néanmoins un
certain chevauchement des différentes notions juridiques à tra-
vers toutes ces juridictions. Partout, le terme dominium se réfé-
rait non seulement aux droits sur la terre ou sur d'autres biens,
mais aussi au pouvoir à l'égard d'une population (Herrschaft).
Nulle part, le droit des biens n'était clairement distingué du
droit des contrats et d'autres obligations. Ainsi, sous le régime
du droit féodal, on n'était pas « propriétaire» de la terre au sens
moderne, mais on « tenait» un fief, ce qui signifiait que les
droi ts de possession, d'usage et d'aliénation étaient liés aux
devoirs envers le supérieur et aux privilèges à l'égard de ceux qui
occupaient une place inférieure dans la hiérarchie féodale. Les
princes étaient dans ce système les suzerains, qui avaient le
dominium suprême sur certains biens immeubles et meubles
relevant de l'organisation de la cour princière, mais une partie
importante de leur patrimoine consistait en prérogatives féo-
dales, en services qui leur étaient dus par des propriétaires ou
tenanciers fonciers qui leur étaient subordonnés, ou en impôts
qui leur étaient accordés par des assemblées réunissant les repré-
sentants des différents ordres. Le patrimoine personnel du
monarque se confondait ainsi avec son patrimoine féodal et son
« domaine public». D'autre part, le dominium sur les meubles
et immeubles relevant des familles royales ou féodales ne corres-
pondait pas à un droit de propriétaire uniformisé comme de
nos jours: il s'agissait au contraire d'une propriété divisée, les
différents droits de possession, d'usage ou d'aliénation étant
souvent répartis entre différents titulaires. Un vassal ou un
tenancier dans la hiérarchie féodale ne pouvait aliéner sa terre
sans l'autorisation du supérieur auquel les services et d'autres
obligations étaient dus.
L'Église catholique romaine, qui possédait avant la Réforme
entre un quart et un tiers des terres dans la plupart des pays
d'Europe occidentale, notamment en Allemagne, jouissait sou-
vent d'un dominium exclusif sur les meubles et immeubles
affectés exclusivement à des fins ecclésiastiques. Pourtant, même
dans ce cas, les pouvoirs épiscopaux ne pouvaient exercer des

286
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

droits de possession, d'usage et d'aliénation que dans les limites


des fins et procédures minurieusement définies en droit cano-
nique, et cet exercice était rigoureusement contrôlé dans le sys-
tème hiérarchique de l'Église. Les droits d'aliénation, en
particulier, étaient fortement restreints.
D'ailleurs, il existait différents types de droits réels ecclésias-
tiques. Par exemple, conformément à la règle de leur ordre, les
franciscains ne pouvaient être titulaires de quelque dominium
mobilier ou immobilier: la règle leur interdisait d'avoir quoi
que ce soit en « propriété». Les biens meubles et immeubles
nécessaires pour remplir leurs tâches spirituelles et subvenir à
leurs besoins matériels étaient censés appartenir à d'autres, mais
pour leur compte. En tant que bénéficiaires, ils avaient selon
cette construction un droit aux meubles et immeubles (ius ad
rem), mais pas un droit sur ces biens (ius in re). Les droits féo-
daux des vassaux sur les immeubles qu'ils « tenaient de» leur
seigneur étaient également qualifiés de droits à la terre, à la dif-
férence d'un droit sur la terre. Le défaut d'un plein droit de
propriété, dans les cas des vassaux et des franciscains, inspira au
e
XlII siècle le développement de la notion juridique de domi-
nium utile, le «domaine utile», qui comprenait un droit de
possession et d'usage, mais pas d'aliénation, contrairement au
« domaine direct» (dominium directum), qui, lui, impliquait le
droit d'aliénation. Le titulaire du dominium utile jouissait des
droits du tiers-bénéficiaire par rapport à celui qui avait le domi-
' d 'zrectum pour 1e compte d' autruI·38 .
nzum
Les canonistes ont également développé des règles visant à
protéger le possesseur contre tout trouble physique de posses-
sion, même envers celui qui était titulaire d'un droit supérieur
de possession. Même le titulaire d'une prétention légitime à
posséder un immeuble n'était pas en droit d'évincer l'occupant
par la force. Ce principe visait essentiellement à prévenir toute
forme d'« auto-justice» : les litiges sur des droits de possession
devaient être tranchés par les tribunaux, selon une procédure
établie39 • De plus, la possession n'était pas définie comme une
situation de fait, comme en droit romain, mais comme une
situation de droit, le droit d'avoir un bien en sa possession.
Ainsi, il était possible de maintenir son droit de possession sur
un immeuble -le terme latin saisina donna en anglais « seisin »,
en français « saisine», exprimé en allemand par Gewere

287
DROIT ET RÉVOLUTION

même lorsqu'on était absent, par exemple en pèlerinage ou en


croisade. Le possesseur qui avait été dépossédé par la force
durant son absence avait le droit, à son retour, d'être rétabli
dans sa possession et d'obtenir des dommages-intérêts s'il prou-
vait en justice que sa saisine avait été enfreinte.
Ces doctrines canoniques, qui furent développées à l'origine
pour départager pacifiquement les concurrents prétendant accé-
der à une charge épiscopale, ont été ensuite transposées par ana-
logie dans des causes séculières immobilières en France et en
Angleterréo. Le droit séculier allemand ne les avait pas reprises
aussi clairement, mais elles étaient appliquées par les tribunaux
ecclésiastiques en Allemagne. Au XVIe siècle, le droit séculier
allemand appliqua la notion de saisine (Gewere) à la possession
non seulement du droit d'occuper un immeuble ou de détenir
des meubles, mais également au droit de recevoir des taxes et
impôts, au droit de percevoir des intérêts, et à une variété crois-
sante d'autres droits incorporelé 1• Les juristes romanistes alle-
mands élaborèrent ces droits de possession (Besitzrechte) dans le
cadre d'un nouveau système de droits réels (Sachenrecht)42.
Cependant, ils ne se fondaient en général pas directement sur le
droit canonique de l'Église romaine, mais en opérant des analo-
gies lointaines avec des textes de Justinien. Ainsi, le droit de ne
pas être dépossédé, sauf en vertu d'une décision judiciaire, était
justifié par le biais des anciens interdits de droit romain uti pos-
sidetis et utrubi : le premier consistait en un ordre adressé par le
préteur à toutes les parties à l'occasion d'un litige afin que la
situation possessoire d'un immeuble soit maintenue dans l'état
jusqu'à ce qu'une décision définitive intervienne; le second
interdit était une mesure similaire dans un litige portant sur un
bien meublé3.
Les romanistes allemands du XVIe siècle ont également donné
une nouvelle portée à la distinction entre domaine direct et
domaine utile. Ce dernier concept gagna en importance à
mesure que les opérations de crédit se propageaient. Suite au
déclin du rapport féodal entre seigneur et vassal et du rapport
entre seigneur et tenancier lié à la terre, et à leur remplacement
progressif par des rapports régis par des formes de baux, les
droits fonciers furent de plus en plus envisagés selon la catégorie
que les romanistes désignaient d'emphytéose (emphytheusis), qui
suppose que l'emphytéote s'engage, en contrepartie d'un bail à

288
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

long terme, à des prestations annuelles de biens ou de services,


ou encore à payer un loyer; les romanistes développèrent égale-
ment dans ce même contexte la notion d' hypotheca, dans le sens
d'une sûreté réelle: l'acquéreur d'un immeuble fournissait
l'immeuble à titre de sûreté, afin de garantir la prestation des
. ou paIements
servIces . annue1s44 .
Les mutations économiques et sociales qui affectèrent l'Alle-
magne comme les autres pays européens à la fin du xv" et au
début du xvr e siècle nécessitaient à terme une nouvelle concep-
tion de la philosophie et de la science du droit des biens, non
seulement quant à la théorie mais aussi quant à sa méthode.
Une harmonisation s'imposait entre les différentes notions de
droits réels exprimées à travers les différents systèmes juridiques
-le droit ecclésiastique, royal, féodal, urbain, commerciaL .. -,
tels qu'ils coexistaient dans chacun des territoires ou royaumes
en Allemagne et en Europe. D'autre part, le déclin des rapports
féodaux et du système agricole basé sur la seigneurie imposait
une redéfinition des droits réels, de façon à établir une plus
grande sécurité juridique. Cela impliquait avant tout de séparer
de la seigneurie la propriété et de mettre en valeur, dans certains
types de cas, les droits du propriétaire portant sur la possession,
l'usage et l'aliénation. Cette démarche aboutit à la distinction
entre les droits réels et les droits résultant d'obligations contrac-
tuelles ou autres.
Le juriste luthérien Johann Apel fut le premier à développer
systématiquement ces changements fondamentaux de la théorie
et de la méthode concernant le droit des biens à l'occasion des
son enseignement à Wittemberg et à Nuremberg vers la fin des
années 1520 et au début des années 1530. Les fruits de cet
enseignement furent publiés en 1535 et en 1540, dans ses deux
grands ouvrages, l'un traitant de la science du droit, l'autre de
la formation juridiqué5• Sa nouvelle conception du droit des
biens fut ensuite développée par son jeune collègue, lui aussi
luthérien, Konrad Lagus, puis par le grand juriste protestant
français Hugues Doneau (Donellus).
Apel bouleversa l'ancienne analyse romaniste du droit civil,
laquelle suivait, selon le schéma des Institutes de Justinien, une
distinction entre le droit concernant les biens (de rebus) et le
droit concernant les actions (de actionibus). Le terme romain de
res, habituellement traduit par « bien» ou « chose», avait un

289
DROIT ET RÉVOLUTION

sens très large, comprenant non seulement les meubles et


immeubles, mais également les dettes en numéraire ou d'autres
actifs. Le terme romain d'actio, en revanche, avait un sens plus
restreint, se référant à un moyen de procédure. Le terme obliga-
tio (obligation) était parfois utilisé pour se référer à une res, par-
fois à une actio. Ces significations romaines originaires ne
furent pas toujours développées systématiquement par les
juristes classiques et post-classiques: ce furent en revanche les
glossateurs et commentateurs du XIe au xv" siècle qui définirent
systématiquement ces termes et qui élaborèrent des théories à
partir de ces notions. Ces théories ne différenciaient toutefois
pas clairement le droit des biens, dont relevait notamment le
dominium, et le droit des obligations. Ainsi, par exemple,
comme le droit romain reconnaissait qu'une dette pouvait faire
l'objet d'une vente, elle était traité tantôt comme une res, tantôt
comme une obligatio.
En reprenant la méthode des topiques élaborée par son collè-
gue Melanchthon, Apel soumit cette terminologie traditionnelle
à une révision radicale, créant la division fondamentale, qui a
survécu jusqu'à nos jours, entre le droit des biens et le droit des
obligations. Apellimita le champ du droit des biens aux droits
concernant les meubles et immeubles, dont la propriété, selon
lui, devait être distinguée des obligations contractuelles ou
autres, par lesquelles un tel droit de propriété pouvait être
acquis. Les obligations, disait-il, créent des actions « person-
nelles », en particulier des actions tendant à obtenir une com-
pensation de pertes que l'on a subies, tandis que la propriété
crée des actions « réelles» (une dérivation du terme res), c'est-à-
dire des actions portant sur un droit de possession, d'usage ou
d'aliénation d'un bien meuble ou immeuble. Le droit de pro-
priété sur un bien (ius in re) comprenait selon Apel non seule-
ment la pleine propriété (ou domaine direct, dominium
directum) , mais également le domaine utile (dominium utile),
c'est-à-dire notamment le droit de posséder et de jouir des fruits
d'un bien appartenant à autrui. Ce domaine utile avait aupara-
vant été classé parmi les droits à un bien (ius ad rem), fondés
sur une obligation contractuelle ou autre, à la différence d'un
droit de propriété. À partir de l'analyse d'Apel, développée par
Lagus, la notion de domaine direct perdit sa connotation de
Herrschaft, comprenant des droits seigneuriaux et d'autorité sur

290
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

des personnes, et devint synonyme de proprietas (propriété, en


allemand, Eigentum) , ce qui est «propre» à quelqu'un. En
même temps, les droits réels inférieurs au plein droit de pro-
priété, comme les droits d'un preneur de bail réel ou d'un
créancier auquel une sûreté réelle avait été fournie, étaient
désormais qualifiés de droits réels sur les biens d'autrui (jus in re
aliena), plutôt que de droits relevant du droit des obligations46 .
La division du droit civil par Apel en droit des biens et droit
des obligations, qui était controversée à son époque, finit par
l'emporter en Allemagne et dans d'autres pays47. Aujourd'hui
encore, les codes civils européens font une nette distinction
entre la propriété de biens meubles ou immeubles et les obliga-
tions découlant d'un contrat, d'un acte fautif entraînant la res-
ponsabilité civile, ou d'un enrichissement sans cause. Même la
common law anglaise, qui a été adoptée aux États-Unis et dans
d'autres pays et qui ne se réfère guère à une catégorie générale
du droit des obligations, connaît néanmoins la distinction entre
le droit des biens, le droit des contrats, le droit de la responsa-
bilité civile et le droit de l'enrichissement sans cause (restitu-
tion). Ainsi, dans pratiquement tous les systèmes occidentaux
contemporains, la simple obligation contractuelle de vendre un
immeuble ne crée pas en soi, sans quelque formalité de trans-
mission, un transfert des droits de propriété sur cet immeuble,
opposable erga omnes (à l'égard de tous) ; elle ne crée qu'un
droit à intenter une action envers le vendeur pour défaut d'exé-
cution. De même, les obligations contractuelles entre le bailleur
et le preneur (dans le cas d'un bail réel) sont distinctes des
droits réels, que ces parties peuvent faire valoir erga omnes. Le
droit anglais et les systèmes qui en sont dérivés ont été imper-
méables à la notion européenne continentale d'un contrat
« réel », entraînant un transfert de propriété, mais ils sont parve-
nus à des effets similaires par le droit des trusts et des transferts
immobiliers (conveyancing).

La législation et le droit coutumier


Les notions, principes et règles du droit des biens au sens
moderne, tels qu'ils ont pour la première fois été développés par
Apel et d'autres juristes de la tradition du ius commune au
XVIe siècle, étaient la réponse scientifique aux changements éco-

291
DROIT ET RÉVOLUTION

nomiques et sociaux auxquels correspondaient en droit des


transformations dans la réglementation des coutumes et de la
législation. Comme dans le cas du droit des contrats, les auteurs
du ius commune ont contribué à rédiger et, au cours de ce pro-
cessus de rédaction, à systématiser la nouvelle législation dans le
domaine du droit des biens. Mais dans ce dernier domaine,
comme dans celui du droit des contrats, le droit positif qui était
ainsi refaçonné par les changements du droit coutumier et de la
législation territoriale et urbaine se différenciait à plusieurs
égards du droit tel qu'il était exposé et analysé dans la littérature
juridique savante. En particulier, le droit savant de la propriété
ne reflétait que très partiellement le remplacement progressif
des tenures féodales par diverses autres formes de droits réels sui
generis. Les notions romanistes d'emphytéose (emphyteusis) et de
sûreté réelle (sous forme d' hypotheca) n'étaient pas susceptibles
d'embrasser complètement la grande variété de tenures coutu-
mières qui apparut, ce qui nécessita l'intervention de la législa-
tion princière et urbaine pour satisfaire aux besoins d'une
réglementation. Il est, par exemple, caractéristique que Johann
Oldendorp, un contemporain plus jeune d'Apel, ait classé les
différentes catégories de baux ou d'autres droits réels immobi-
liers entraînant des prestations périodiques sous le chef de
l'emphyteusis, par laquelle, selon lui, le propriétaire transférait au
tenancier (ou preneur) soit le plein droit (ius) sur l'immeuble,
soit le droit d'un bénéficiaire (dominium utile) : ces transferts
étaient typiques, disait-il, parmi « nos fermiers» (nostros rusti-
cos), tout spécialement afin d'assurer l'exploitation de nouvelles
terreé8 • Les juristes savants comme Apel et Oldendorp classi-
fiaient de même toutes les formes d'opérations coutumières de
crédit garanties par une sûreté venant se greffer sur une trans-
mission d'immeuble sous la catégorie du contrat romain d' hypo-
theca. En pratique, cependant, les différentes formes spécifiques
de cette catégorie générique dépassaient de telles définitions
conceptuelles.
Ce qui manquait à la littérature du ius commune du
XVIe siècle était une analyse de la réglementation détaillée de ces
rapports de droit civil en plein changement, telle qu'on la trou-
vait dans le droit coutumier et dans les législations territoriales.
Cette lacune fut en partie comblée par un autre genre de litté-
rature juridique au XVIe siècle, dont l'objet consistait à énoncer

292
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

et résumer les différences entre le ius commune et le droit d'un


territoire particulier: dans un de ces livres, par exemple,
l'auteur présente 343 de ces différences entre le ius commune et
le droit particulier de la principauté électorale de Saxe, et il
poursuit par de brefs résumés de 162 ordonnances princières en
vigueur en Saxe à partir de 157249 • Les auteurs de tels manuels
de « différences» rappelaient que le droit territorial devait pré-
valoir sur le ius commune en cas de conflit. L'historiographie
contemporaine du droit a largement négligé d'étudier systéma-
tiquement de telles différences, préférant en général concentrer
son attention sur le ius commune savant, et ne se référant
qu'incidemment au droit coutumier ou à la législation. À
l'inverse, les historiens de l'histoire économique et sociale ont
surtout porté attention aux mutations économiques et sociales
qui ont marqué les rapports affectant les intérêts patrimoniaux,
analysant parfois la coutume ou la législation d'un territoire ou
d'une ville particulière, mais ne s'attardant tout au plus qu'en
passant sur le ius commune.
Dans le domaine du droit des biens, le nouveau ius commune
et la législation territoriale s'efforçaient de s'adapter aux
immenses changements qui marquaient à l'époque les rapports
coutumiers entre différents titulaires d'intérêts fonciers et patri-
moniaux, affectant aussi bien la noblesse foncière que les pay-
sans, les producteurs et les marchands. L'adaptation effectuée
par les juristes savants différait toutefois sensiblement de celle
effectuée par les législateurs. Les juristes savants appliquaient
aux nouveaux rapports patrimoniaux des notions préexistantes,
des principes et règles empruntés au droit romain et au droit
canonique. Leur terminologie était largement dérivée d'une
science du droit élaborée à une époque où les rapports féodaux
(entre seigneur féodal et vassal) et seigneuriaux (entre seigneur
foncier et tenanciers) prédominaient. À la fin du xv" siècle et
dans le courant du XVIe siècle, le rôle du droit féodal et du droit
seigneurial perdit cependant beaucoup d'importance. La petite
noblesse n'avait à cette époque plus le même poids économique
et politique qu'autrefois, tandis que les paysans, qui s'étaient
progressivement émancipés des lourdes prestations écono-
miques et servitudes personnelles de l'ancien système seigneu-
rial, étaient à présent en mesure d'acquérir des terres selon des
termes qui leur offraient la possibilité de les gérer de manière

293
DROIT ET RÉVOLUTION

relativement autonome. Le contrôle princier de l'usage de la


propriété foncière et la fiscalité princière touchant les proprié-
taires fonciers vinrent s'ajouter au contrôle et à la fiscalité de la
noblesse foncière locale, souvent en s'y substituant. L'argent et
le crédit jouaient dorénavant un rôle déterminant dans la pro-
duction industrielle et dans le commerce, mais également dans
le secteur de l'agriculture. Les principaux développements juri-
diques qui contribuèrent à soutenir ces développements furent,
d'une part, l'évolution du droit coutumier, comme dans le cas
de la création de nouveaux types d'opérations contractuelles et
patrimoniales, et, d'autre part, l'évolution de la législation terri-
toriale et urbaine. Les juristes savants s'efforcèrent de traduire
ces développements en un langage juridique romaniste, de les
synthétiser et de les assimiler dans la nouvelle science du droit.
Cependant, les nouvelles institutions devaient pouvoir s'expri-
mer en un nouveau langage juridique - une nouvelle termino-
logie et une nouvelle syntaxe - qui était largement empruntée
aux usages et à la législation. Comme l'a observé un éminent
historien du droit allemand au xxe siècle, les juristes savants du
XVIe siècle n'ont pas modifié la situation juridique qu'ils avaient
sous les yeux; en revanche, « leur tâche consista à maîtriser les
rapports existants par l'instrument des droits savants et à les
intégrer dans le ius commune50 ».
Les points forts et les faiblesses d'une telle intégration peu-
vent être illustrés par l'exemple des dispositions de l'ordonnance
de Wurtemberg (déjà citée) concernant le contrat de prêt. Cette
ordonnance, rédigée avec la collaboration d'un éminent juriste
versé en droit romain, comporte dans son premier paragraphe
consacré aux contrats une tentative de « maîtriser» et d' « inté-
grer » une grande diversité de rapports créant une forme de cré-
dit à partir de la pratique existante, tels qu'ils s'étaient
développés dans le droit coutumier du Wurtemberg et qui font
l'objet d'une réglementation détaillée dans les dispositions sui-
vantes de l'ordonnance. Les traités juridiques analysaient évi-
demment de manière approfondie les contrats de mutuum,
commodatum, locatio, et ces analyses fournissaient la base du
droit subsidiaire permettant de combler des lacunes ou de
résoudre des ambiguïtés dans les coutumes et la législation, mais
c'étaient ces sources du droit particulier qui jouaient un rôle
déterminant dans les transformations juridiques en cours. Par

294
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

exemple, l'une des différences cruciales entre le ius commune et


le droit territorial concernant le contrat de bail (locatio) consis-
tait dans la faculté reconnue par le droit territorial à certaines
catégories de preneurs de transférer leurs droits sur l'immeuble
sans l'autorisation du bailleur. Le ius commune, par contre,
maintenait le principe féodal selon lequel celui qui tient un fief
d'un seigneur ne pouvait pas transférer ses droits sans l'autorisa-
tion de celui-ci. Pourtant, le droit territorial disposait également
qu'en cas de cession du bail sans l'autorisation du bailleur, la
valeur du bien ne pouvait en être affectée à son détriment. Il
était ainsi possible de se référer au ius commune pour définir la
valeur du bien.
L'une des techniques juridiques les plus répandues au
XVIe siècle pour transférer des droits réels, en Allemagne comme
ailleurs en Europe, n'avait aucun équivalent dans le droit
romain classique ou post-classique: il s'agissait de ce que l'on
désignait en allemand par Rentenkauf ou Zinskauf qui signifie
littéralement «l'acquisition d'une rente», la rente étant un
paiement périodique. Le terme latin était census, dont est dérivé
l'allemand Zins, qui finit par signifier « intérêt ». En anglais, on
parle d'annuity, en italien de rendita ou reddita, en espagnol de
cense. Cette remarquable institution juridique semble s'être
développée au XIIe ou XIIIe siècle: il s'agissait alors typiquement
d'une concession, par un propriétaire foncier, à une église du
droit d'obtenir la livraison annuelle de produits de la terre, ainsi
des fruits, du vin, une récolte, mais également, à un stade ulté-
rieur, des animaux ou du bétail attachés à la terre en question.
Ce droit à une prestation annuelle, parfois consenti à perpé-
tuité, grevait le bien non seulement à l'égard du concédant mais
également à l'égard de tous ses successeurs possédant le bien-
fonds. Il créait en faveur du concessionnaire un droit réel gre-
vant la terre et avait donc une portée plus large qu'une obliga-
tion personnelle du concédant. En cas de défaut, le
concessionnaire pouvait prendre possession de l'immeuble afin
d'assurer l'exécution de l'obligation. Ce type de concession
échappait d'autre part aux restrictions du régime féodal, car elle
n'était pas soumise au consentement d'un seigneur supérieur
dans la hiérarchie féodale. En fait, à l'origine le census était prin-
cipalement applicable à des immeubles dans les villes, qui
étaient généralement aux mains de tenanciers, lesquels jouis-

295
DROIT ET RÉVOLUTION

saient de droits plus étendus d'aliénation que les tenanciers


ruraux.
Aux xv" et XVIe siècles, l'acquisition d'un droit à une presta-
tion annuelle se propagea en Europe. À cette époque, la presta-
tion annuelle consistait souvent dans le paiement d'un
montant, plutôt que dans la livraison de biens. En plus, l'achat
d'une telle rente s'effectuait habituellement dans le cadre de
l'acquisition d'un immeuble: l'acquéreur de l'immeuble payait
un montant substantiel (en allemand, Kapital, capital) qui cor-
respondait au versement d'une partie du prix d'achat, le solde
était payable sous forme de versements annuels d'un montant,
ou de la livraison annuelle de produits en nature. La constitu-
tion de rente (Rentenkauf, census) ressemblait ainsi à la tech-
nique contemporaine de l'hypothèque immobilière, c'est-à-dire
qu'un crédit est remboursé en tranches annuelles et que le rem-
boursement est garanti par une sûreté réelle grevant l'immeuble.
Cependant, la forme adoptée d'une vente de rente comportait
plusieurs conséquences qui la différenciaient d'un simple prêt
pourvu d'une sûreté. Le créancier était garanti contre un défaut
de paiement par la rétention d'un droit réel sur le bien: si le
débiteur restait en défaut de verser le montant annuel (la rente),
le créancier (dit crédirentier) pouvait obtenir un ordre judiciaire
afin de procéder à une vente forcée de l'immeuble pour recou-
vrer le montant qui lui était dû.
U ne grande variété de rentes se développa dans la pratique.
Ainsi, en contrepartie du paiement du Kapital, l'immeuble pou-
vait soit être 1° vendu, ou 2° donné en bail, 3° moyennant à
l'avenir la livraison annuelle de produits et/ou 4° du versement
annuel d'un montant déterminé, 5° pour une durée déterminée,
6° ou durant la vie de l'acquéreur ou du preneur du bail, ou
encore r à perpétuité, 8° avec ou 9° sans la faculté, pour le cré-
direntier, de racheter l'immeuble en cas de défaut de paiement
d'une ou plusieurs annuités par l'acquéreur, le preneur de bail
ou leurs héritiers, 10° en remboursant les rentes versées anté-
rieurement au crédirentier, ou 11° selon d'autres modalités.
D'autre part, l'acquéreur ou le preneur de bail 12° avait 13° ou
non le droit de vendre, bailler ou de sous-louer l'immeuble, en
transférant l'obligation de payer la rente.
Ces différentes formes de vente ou de bail d'immeubles en
contrepartie d'un paiement partiel immédiat, auquel venaient

296
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

s'ajouter des « rentes» annuelles, furent la principale technique


par laquelle des tenures agricoles féodales furent transformées
en droits réels immobiliers privés dans le courant du XVIe siècle
en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne et dans d'autres
pays eurogéens (en Angleterre, le développement fut toutefois
différent) 1. Bien que les romanistes aient qualifié ces différentes
formes de rentes (ou census) par une terminologie spéciale, il
s'agissait exclusivement d'une production du droit coutumier
européen, modifié au XVIe siècle par différentes lois territoriales.
Dans les territoires allemands protestants, par exemple, la légis-
lation apporta de sévères restrictions au nombre d'années
durant lesquelles une rente était redevable, et limita fortement
le rapport entre 1'« intérêt» (Zins) annuel et le capital (Kapitat)
payé comme premier versement. Ces restrictions répondaient en
partie aux vives critiques que Luther avait émises à l'encontre
des conditions exorbitantes de telles rentes, et notamment à sa
critique du système permettant au crédirentier de reprendre
possession de son bien en cas de défaut de paiement de la
rente 52 •
Dans plusieurs territoires allemands, le Rentenkauf, comme
toute vente, échange ou tout autre opération consistant à trans-
mettre des droits réels immobiliers, devait être soumis à un tri-
bunal en présence des deux parties contractantes; si l'acte était
confirmé, les conditions étaient inscrites sous forme authen-
tique dans un registre du tribunal (Gerichtsbuch) ou dans un
terrier officiel (Grundbuch)53. Jusqu'à l'inscription, l'acte n'était
pas censé parfait et chacune des parties pouvait se retirer de
l'opération. D'autre part, le tribunal devait refuser sa confirma-
tion si la convention était exagérément onéreuse à l'égard de
l'une des parties ou si elle était contraire à la réglementation.
Les lois territoriales précisaient souvent que les rentes étaient
payables en numéraire, et non en nature, et limitaient en géné-
ralleur durée (par exemple, en imposant une durée maximum
de dix ans) ou fixaient un montant maximum (par exemple, 5
ou 6 pour cent du montant total à payer). Le droit du crédiren-
tier à procéder à l'exécution sur l'immeuble était souvent subor-
donné au droit du débirentier de racheter la rente (Wiederkau/J,
c'est-à-dire de payer le solde dû et ainsi de libérer l'immeuble de
la sûreté réelle qui le grevait pour garantir la créance (ce qu'en

297
DROIT ET RÉVOLUTION

droit anglais on appelle l'equity of redemption, le droit du débi-


teur de racheter son bien grevé d'une sûreté).

Les associations commerciales

Malgré l'expansion significative de la production et du com-


merce en Europe au cours du XVIe siècle, qui eut pour effet de
modifier plusieurs de leurs aspects caractéristiques, et, partant,
le droit des biens et des contrats, les formes juridiques d'associa-
tions entre marchands ne subit pas de modifications compa-
rables. Les associations ou partenariats demeuraient la méthode
élémentaire pour mettre en commun différentes ressources
financières ou autres, tandis que le recours à des agents, souvent
recrutés dans le cadre familial, était toujours la principale façon
de mener une entreprise commerciale à distance. Le système
bancaire, dont le volume et la diversité des opérations augmen-
tèrent, demeura également ancré dans les structures familiales et
d'associations à caractère commercial. La production restait
entre les mains des corporations professionnelles d'artisans,
dont la conception du travail ayant Dieu pour horizon se voyait
renforcé par le luthéranisme, encore qu'on assiste à cette
époque à une augmentation de la « sous-traitance», ce qui
signifiait des paiements à l'avance par des intermédiaires pour
que les artisans et ouvriers puissent financer la production ini-
tiale de biens. Dans le commerce interrégional en particulier, les
foires commerciales traditionnelles se développèrent et se trans-
formèrent en places boursières, où les banquiers occupaient une
place centrale. Certains historiens de l'histoire économique ont
cru reconnaître dans ces développements la naissance du
capitalisme54 • Il y manquait toutefois le rouage institutionnel
essentiel de l'entreprise capitaliste: la société par actions, ainsi
que le libre marchë 5• Il ne s'agissait pas de capitalisme au sens
propre, mais plutôt de mercantilisme, dont le caractère « essen-
tiel», comme l'a défini Eli Hecksher dans son étude classique
sur la question, était ~ue « l'État se situe au centre de toutes les
affaires économiques 5 ».
Le pouvoir accru de 1'« État» au XVIe siècle - le prince et ses
autorités supérieures, le roi et la noblesse qui lui était soumise -

298
DROIT CIVIL ET ÉCONOMIQUE ALLEMAND

était lié au déclin et, dans les pays protestants, à l'abolition de


l'Église catholique romaine. Dans les pays protestants tout spé-
cialement, les nouvelles convictions religieuses exercèrent une
grande influence sur le développement du droit civil et du droit
économique, en particulier sur le droit des biens et le droit des
contrats, et notamment les opérations de crédit. Mais l'impact
significatif du Protestantisme sur le droit des associations com-
merciales ne se vérifie, semble-t-il, qu'au siècle suivant en
Angleterre.
CHAPITRE VI

La transformation du droit social allemand

L'opposition et l'interaction dialectiques entre les domaines


de la vie relevant du spirituel et du temporel sont profondé-
ment enracinées dans la pensée chrétienne. Jésus avait enjoint à
ceux qui le critiquaient de « rendre à César ce qui est à César et
à Dieu ce qui est à Dieu» (Matthieu 22:21), et à ses disciples,
il avait enseigné: « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est
né de l'Esprit est esprit» Oean 3:6), et « si quelqu'un ne naît
pas [... ] de l'Esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de
Dieu» Oean 3:5). Saint Paul avait opposé l'homme intérieur
qui se réjouit de la loi de Dieu à celui qui est « sous l'empire de
la chair», et dont les « membres» sont attachés à une loi qui
lutte contre « la loi de l'Esprit» (Romains 7:5-7, 22-23). « Or,
la chair tend à la mort, l'Esprit, lui, tend à la vie et à la paix»
(Romains 8:6). Parmi les « dons de l'Esprit » que Dieu accorde
à ceux qui suivent le Christ, il énonçait les dons de sagesse,
d'intelligence, de la foi, de la guérison, des miracles et de la pro-
phétie (1 Corinthiens 12:1-7). Celui qui tend à l'Esprit, et dont
la voix intérieure est orientée vers le Christ, lutte contre le
matérialisme d'une ère privée du salut, le monde temporel dans
lequel il est né.
Quatre siècles plus tard, saint Augustin appliqua cette
conception à la société de son époque, opposant radicalement la
mentalité imprégnée de péché, satanique même, de la « cité ter-
restre» temporelle à la pureté de l'éternelle « Cité de Dieu».

301
DROIT ET RÉVOLUTION

Selon saint Augustin, l'Église et l'Empire vivaient à une époque


où le mal prévalait, « in hoc maligno saeculo », et le vrai Chré-
tien, qu'il fût prêtre ou laïc, s'y trouvait un étranger. Comme l'a
remarqué Peter Brown: « pour Augustin, ce saeculum est
quelque chose de profondément sinistre. C'est une existence
pénale ... qui cahote sans rime ni raison» 1. En revanche, dans la
Cité de Dieu, la spiritualité chrétienne, pour saint Augustin,
s'accomplissait à travers les « vestiges» du triple don que Dieu à
implanté dans la mémoire et imagination de l'homme, dans sa
raison et son intelligence, dans son désir et son amour 2 •
Une conception très différente des rapports entre les
domaines séculier et spirituel fut avancée lors de la Révolution
pontificale de la fin du XIe siècle et du siècle suivant, quand
l'Église d'Occident s'établit comme entité transnationale et
transrégionale, jouissant de sa propre autonomie et personnalité
juridique, et s'émancipa de la domination impériale, royale et
féodale. À ce moment, le royaume spirituel s'identifia à l'Église
catholique hiérarchisée et visible. Ses prêtres furent pour la pre-
mière fois désignés de « spirituels» (en latin, spirituales ; en alle-
mand, Geistliche). La nouvelle hiérarchie ecclésiastique en
Occident, sous la direction de la papauté, était censée tenir le
« glaive spirituel», à l'opposé du monde laïc tribal, féodal et
urbain, auquel appartenaient l'empereur et les rois, qui
maniaient le « glaive temporel3 ». Le pape Grégoire VII soute-
nait que « les rois et princes de ce monde [... ] préfèrent leurs
intérêts propres à ce qui relève de l'esprit», alors que le sacer-
doce « place ce qui revient à Dieu au-dessus de ce qui relève de
la chair4 ». Pour autant, la papauté ne désespérait pas, comme
l'avait fait saint Augustin, de la possibilité d'un progrès spirituel
dans la société séculière. Au contraire, la nouvelle Eglise centra-
lisée, réorganisée et indépendante avait grand espoir de voir le
saeculum accepter la tutelle des « spirituels », qui ne représen-
taient pas seulement l'ensemble des cadres de l'Eglise, mais qui
fournissaient également une grande partie des cadres adminis-
tratifs des autorités séculières.
L'Église romaine a élaboré le premier grand système juri-
dique moderne en Occident, le droit canonique, qu'elle qualifia
de « droit spirituel» (ius spirituale, geistliches Recht), en l'oppo-
sant aux différents droits concurrents (royaux, féodaux, urbains,
commerciaux et locaux), qualifiés collectivement de « droit tem-

302
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

porel» OU « séculier» (ius temporale, ius saeculare, weltliches


Recht). Le « droit spirituel» promulgué et appliqué par les auto-
rités ecclésiastiques comprenait des matières entièrement ecclé-
siastiques, comme l'administration des sacrements, la liturgie,
les déclarations officielles sur des questions de doctrine chré-
tienne, la discipline des clercs, les biens d'Église, ainsi que
l'autorité papale, épiscopale et sacerdotale en général, mais aussi
plusieurs matières concernant les laïcs, comme le mariage,
l'éducation, certaines catégories de délits commis par des laïcs,
l'assistance aux pauvres, ainsi qu'une multitude de litiges relatifs
à des questions patrimoniales, contractuelles, et à d'autres
conflits civils entre laïcs, que les particuliers soumettaient
volontairement aux juridictions ou à un arbitrage
ecclésiastiques. Le droit séculier - royal, féodal, urbain ou local
- était par contre plus restreint quant à sa portée, et en même
temps moins systématique et plus formaliste. L'expression
« droit spirituel» se justifiait aux yeux des canonistes non seule-
ment du fait que le droit canonique puisait sa source dans les
pouvoirs législatifs, administratifs et judiciaires de l'Église, mais
aussi en raison de sa « supériorité» à l'égard du droit séculier,
puisqu'il était guidé plus directement, affirmaient-ils, par le
droit divin et le droit naturel 6 •
Dans l'Nlemagne du XVIe siècle, sous l'influence de la
Réforme luthérienne, les termes « séculier» et « spirituel »
acquirent de nouvelles significations. La doctrine luthérienne
des « deux Royaumes » plaçait l'Église institutionnelle et visible,
l'ecclesia manifesta, dans le royaume séculier lui-même. De
même, la doctrine luthérienne des « trois ordres» qualifiait le
clergé d'ordre séculier, parallèlement à l' Obrigkeit (les autorités
politiques supérieures) et à la famille, que Luther considérait
comme les fondements de l'ordre politique et économique? Ce
qui correspondait dans la terminologie catholique aux « spiri-
tuels » (Geistliche) devenait à présent, dans la terminologie pro-
testante, les agents ecclésiastiques officiels (kirchliche Beamten,
littéralement « fonctionnaires ecclésiastiques»), qui faisaient
partie du Royaume de ce monde, caractérisé par sa faiblesse et
ses péchés. Seuls les fidèles appartenant à l'Eglise invisible, le
sacerdoce spirituel de tous les croyants, parvenaient au
Royaume céleste de la foi et de la grâce.

303
DROIT ET RÉVOLUTION

Le royaume séculier de Luther était néanmoins très différent


de la civitas diaboli de ce monde, telle que l'avait envisagée
saint Augustin. À l'instar du catholicisme romain contre lequel
elle s'était rebellée mais qui originellement l'avait nourrie, la
théologie luthérienne était nettement plus optimiste à l'égard
du droit séculier que ne l'avait été la théologie augustinienne.
D'une part, non seulement le droit canonique, mais aux yeux
de Luther, tout droit, même le droit divin positif des Dix
Commandements, était séculier, weltlich, relevait de la chair et
était donc leiblich. Seuls la foi, l'amour et la grâce d'inspiration
divine pouvaient être qualifiés, en donnant un sens spécial au
mot « droit» (ou « loi »), de droit spirituel (geistliches Recht) : ce
droit était toutefois foncièrement différent d'autres types de
droit, puisqu'il ne consistait pas en règles et qu'il ignorait toute
sanction contraignanteS. Même la loi morale du Décalogue
n'avait pas été accordée par Dieu dans l'intention d'offrir un
moyen de salut, mais comme un instrument de répression, de
prévention et de correction de l'humanité pécheresse; bien
qu'établi par Dieu, cette loi ne relevait pas de 1'« esprit », elle ne
pouvait apporter aux Chrétiens la communion avec Dieu. Par
contre, l'Eglise évangélique, dont c'était précisément la raison
d'être, ne constituait pas, selon Luther, une entité juridique, et
n'avait pas pour mission de créer ou d'appliquer un système
juridique. Le gouvernement par la loi, et même le gouverne-
ment de l'Église par la loi, étaient une tâche incombant exclusi-
vement aux autorités politiques séculières, le prince et son
Obrigkeit. Le prince protestant, éduqué par des maîtres chré-
tiens évangéliques et inspiré par les sermons prêchant l'Évan-
gile, pouvait et devait néanmoins assister l'Église dans sa tâche,
en promulguant et en appliquant des lois susceptibles de régle-
menter les activités religieuses dans le royaume de ce monde.
Ces lois religieuses séculières, promulguées par le prince séculier
et appliquées par l' Obrigkeit séculière, qui comprenait les juri-
dictions séculières, étaient l'œuvre des pouvoirs en place, les-
quels étaient, selon la conception de saint Paul souvent citée par
Luther, « ordonnés par Dieu ». Selon Luther et ses partisans, le
droit séculier, quoiqu'il ne fût pas en soi spirituel dans le sens
qu'ils donnaient à ce terme, était néanmoins susceptible
d'applications spirituelles 9 : tout comme les autres institutions
séculières (y compris l'Église terrestre visible elle-même) avaient

304
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

leurs applications spirituelles, le droit séculier était une manifes-


tation de la volonté divine et devait autant que possible se
conformer au droit divin positif du Décalogue, afin que les
hommes prennent conscience de leurs péchés et de la nécessité
de leur rédemption. Les Luthériens ne contestaient pas la mora-
lité ou la rationalité du droit, mais plutôt sa spiritualité, sa sain-
teté, sa Geistlichkeit.
L'interaction dialectique du spirituel et du séculier dans
l'Allemagne luthérienne est concrètement illustrée à travers les
centaines de nouvelles lois qui traitaient de ce que nous appel-
lerons ici - en dépit de Luther, et en dépit de l'usage allemand
contemporain - les responsabilités et droits « spirituels », et qui
furent promulguées en Allemagne par les princes et municipali-
tés luthériennes dans le courant du XVIe siècle. Il s'agissait
presque toujours de lois qualifiées d'« Ordnungen» (<< ordon-
nances », au sens de textes législatifs relativement étendus et
spécialisés), de textes législatifs à caractère général comprenant
une réglementation structurée d'un large domaine d'activités et
de rapports, correspondant à une branche du droit (Ordnung
dans le sens d'« ordre », c'est-à-dire ce qui est ordonné). Les
ordonnances que nous qualifions ici de spirituelles - alors que
les Luthériens ne les auraient jamais appelées geistlich - ont
transféré aux autorités séculières des compétences auparavant
régies par ce que l'on qualifiait de droit spirituel de l'Eglise de
Rome.
Les nouvelles Ordnungen spirituelles, promulguées par les
autorités séculières étaient désignées - comme nous l'avons
relevé dans les chapitres précédents - par différents termes: on
se référait à des ordonnances générales ecclésiastiques (Kirche-
nordnungen) , qui pratiquement traitaient souvent de l'ensemble
des matières spirituelles, ou d'ordonnances plus spécialisées sur
le mariage (Eheordnungen) , d'ordonnances scolaires (Schulord-
nungen) , d'ordonnances disciplinaires (Zuchtordnungen) , et
d'ordonnances d'assistance aux pauvres (Armenordnungen) 10.
Ces ordonnances étaient d'habitude rédigées par d'éminents
théologiens protestants, dans certains cas par Luther et son col-
lègue Philipp Melanchthon eux-mêmes, ou par l'ami intime de
Luther, Johann Bugenhagen, lequel, comme d'ailleurs Luther et
Melanchthon, avait eu une formation en droit. Ces ordon-
nances combinaient des doctrines théologiques et juridiques

305
DROIT ET RÉVOLUTION

relatives à des matières considérées comme touchant de près à la


foi chrétienne.
Les différents types d'ordonnances spirituelles étaient révolu-
tionnaires pour quatre raisons. Premièrement, elles ne furent
pas promulguées par des autorités ecclésiastiques, mais par les
conseils municipaux et d'autres assemblées représentatives de
l' Obrigkeit intervenant sous l'autorité du prince séculier en tant
qu'officier supérieur de l'Église évangélique. En deuxième lieu,
les infractions étaient assorties de sanctions administratives et
pénales imposées par les autorités et juridictions séculières. En
troisième lieu, ces ordonnances exprimaient et renforçaient la
théologie protestante, qui différait sur des questions impor-
tantes de l'ancienne théologie catholique. Enfin, quatrième-
ment, elles reflétaient une nouvelle science du droit, qui
combinait les anciens systèmes coexistants mais distincts du
droit canonique et du droit romain, et s'inspirait en même
temps des systèmes, également coexistants et concurrents, du
droit royal (ou princier), urbain et féodal. Elles reflétaient éga-
lement la nouvelle science du droit en réglementant chaque fois
de manière générale toute une branche particulière du droit l l .

La spiritualisation du droit séculier

Cinq catégories de matières séculières firent principalement


l'objet des réglementations édictées par les autorités séculières
dans les territoires protestants de l'Allemagne au XVIe siècle:
10 la liturgie ecclésiastique; 2 0 le mariage; 30 l'éducation sco-
laire ; 4 0 la discipline morale et 50 l'assistance aux pauvres. Dans
chacun de ces domaines, la législation reflète aussi bien des
éléments d'innovation radicale que des éléments de continuité
par rapport à l'ancien droit canonique de l'Église catholique
romame.

La liturgie
Rédigées par d'éminents théologiens protestants 12 , les ordon-
nances ecclésiastiques (Kirchenordnungen) promulguées au
XVIe siècle par la plupart des autorités séculières des principales
principautés et villes luthériennes 13 ne se limitaient pas à régle-

306
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

menter les structures institutionnelles de l'Église, mais s'intéres-


saient aussi à la liturgie, et notamment aux trois sacrements qui
subsistaient: l'eucharistie {Abendmahl, en anglais the Lord's Sup-
per, la « Cène du Seigneur »), le baptême, la confession et
l'absolution des péchés, ainsi que le service du culte et les
sermons 14 • Dans tous ces domaines, la nouvelle liturgie luthé-
rienne apportait d'importantes innovations par rapport à la
liturgie catholique qu'elle remplaçait 1s .
La principale innovation consistait à remplacer le latin par
l'allemand, la langue vernaculaire. Luther lui-même traduisit en
allemand les Dix Commandements, le Notre Père, le Credo, la
cérémonie du baptême et d'autres textes utilisés dans l'exercice
du culte. D'autres innovations dans ce domaine comprennent
l'importance réservée à la participation de l'assemblée des fidèles
ou congrégation dans l'administration des sacrements ou dans
les prières collectives 16 et le chant des grands hymnes luthériens.
L'importance qu'attachait le luthéranisme à la participation
de la congrégation à l'eucharistie reflétait un changement à la
fois ecclésiologique et théologique quant à la nature du sacre-
ment et comportait, en outre, des effets sociaux importants. La
pratique catholique avait consisté à distribuer à l'assemblée des
fidèles le pain consacré (le corps du Christ), tandis que le vin
consacré (le sang du Christ) était réservé au prêtre officiant;
dans la liturgie catholique, l'effet sacramentel de la communion
s'effectuait lorsque le prêtre prononçait les paroles: « Ceci est
mon corps» {en latin, « Hoc est corpus meum », une formule
que les réformés raillaient par la formule « hocus pocus »). Le
sacrement catholique était ainsi consommé par le prêtre, qui
officiait souvent seul, en l'absence de toute assemblée de fidèles.
Les laïcs n'étaient d'ailleurs requis de recevoir la communion
qu'une fois pas an, lors de la Semaine Sainte, après une confes-
sion annuelle et l'attribution de pénitences. Les luthériens, au
contraire, affirmaient avec force que le sacrement n'était
consommé que lorsque les membres de la congrégation, qui
devaient chaque semaine participer collectivement au sacre-
ment, avaient reçu le pain et le vin. Ce changement, entériné
dans la législation princière, exprimait la doctrine luthérienne
du sacerdoce et de la communauté des fidèles: « La significa-
tion ou l'effet de ce sacrement, écrivait Luther, est la commu-
nauté de tous les saints [... ] C'est ainsi que le Christ et tous les

307
DROIT ET RÉVOLUTION

saints forment une communauté et un corps, chaque citoyen


étant un membre de la cité entière 1? ». La personne en diffi-
culté, selon Luther, devait « se rendre au sacrement de l'autel
dans un esprit de joie et présenter son malheur au milieu de la
communauté [... ] et solliciter l'aide de tous les présents 18 ».
Ainsi, dans la pensée luthérienne, le sacrement comprenait
une dimension sociale qui rendait effective l'adhésion à la com-
munauté. Carter Lindberg a noté que «la personne en diffi-
culté» est sommée selon les mots de Luther de « solliciter l'aide
de la communauté tout entière », «tout comme un citoyen
s'adresserait aux autorités ou à ses concitoyens pour obtenir leur
assistance 19 ». Luther fonda en effet sur ce sacrement sa théolo-
gie de l'assistance aux indigents, et notamment la responsabilité
des autorités municipales de nourrir ceux qui ont faim, de sub-
venir aux malades et de « combattre, travailler, prier» pour ceux
qui sont en difficulté. «Autrefois, écrivait-il, en se référant aux
premiers siècles de l'Église, ce sacrement était observé selon sa
véritable signification, et le peuple avait été si bien instruit de
son esprit de communauté que les gens rassemblaient des ali-
ments et autres denrées dans l'église [... ] qu'ils distribuaient à
ceux qUI. etaIent
,. dans 1e besom. 20 ».
La principale modification apportée par le luthéranisme au
sacrement du baptême, tel qu'il avait été pratiqué selon le rite
catholique, fut sa traduction en allemand, ce qui, aux yeux de
Luther, avait une portée théologique. Les théologies luthérienne
et catholique étaient toutes deux en faveur du baptême des
enfants, et toutes deux rejetaient un nouveau baptême pour
ceux qui revenaient à la foi après l'avoir abandonnée. Toutes
deux admettaient l'administration solitaire du sacrement, dans
des circonstances exceptionnelles, par un laïc en dehors de
l'église. Dans le cas le plus habituel du baptême d'un enfant par
un prêtre dans l'église, les liturgies catholique et luthérienne
prévoyaient la participation de la communauté et son accepta-
tion d'assumer la responsabilité de l'éducation chrétienne de
l'enfant baptisé. Mais dans le culte luthérien, le baptême d'un
enfant différait sur l'importance accordée à cette responsabilité.
Dans un traité joint à sa traduction du rite du baptême, Luther
explique qu'il a inclus les prières en allemand parce que la foi
collective de la congrégation entière est nécessaire afin de proté-
ger l'enfant contre les pièges du démon 21 • Dans sa défense du

308
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

rite baptismal de l'exorcisme du démon, repris du rite catho-


lique romain, Luther écrivait: «Avec toute la gravité d'un
chrétien, je demande à ceux qui administrent le baptême, qui
portent l'enfant, ou qui servent de témoins [... ] de prendre
parti contre le démon et [... ] de le chasser du jeune enfant [... ]
Et je soupçonne (ajoutait-il) que si certaines gens se tournent
tant vers le mal après leur baptême, c'est parce que notre intérêt
pour eux a été si froid et distant [et parce qu'] à leur baptême,
notre intercession pour eux manquait de zèle 22 ».
Un autre aspect de la liturgie où la traduction du texte en
allemand vernaculaire a joué un rôle central a été l'introduction
d'une nouvelle forme de prière collective dans les communautés
rassemblées en congrégation: le chant d'hymnes religieux. Dans
les services religieux catholiques, peu d'hymnes étaient chantés
par les assemblées de fidèles au XVIe siècle. Les quelques chants
introduits étaient principalement en latin. La musique sacrée
était surtout destinée à être chantée par un chantre seul, éven-
tuellement accompagné d'un choeur, mais pas par l'assemblée23 •
Peu de fidèles étaient capables de déchiffrer une partition.
Luther avait été formé dans les traditions musicales ecclésias-
tiques et humanistes, et il disposait d'une belle voix de ténor. Il
avait chanté dans des chœurs populaires et il était très attaché à
la corporation musicale des maîtres chanteurs (Meistersinger). Il
était convaincu que la musique était un don de Dieu et l'une
des meilleures expressions de la foi. Les oreilles étaient, selon
l'une de ses formules, « les organes de l'homme chrétien» et il
affirmait que «les miracles qui se présentent à nos yeux sont
bien moindres que ceux que nous percevons par nos oreilles24 ».
En 1520, il commença à composer des hymnes. Il composa
plusieurs douzaines d'hymnes allemands au cours des décennies
suivantes, la musique étant souvent une adaptation de mélodies
folkloriques contemporaines. Les paroles étaient fortes et
simples, souvent empruntées aux textes bibliques. Il rédigea la
préface de la première collection d'hymnes en allemand, publiée
en 152425 dont il composa quatre chants sur les huit repris. Il
rédigea également des préfaces à d'autres collections d'hymnes
protestants, dont une centaine fut publiée dans le courant de sa
. 26
VIe .
Dans son Deutsche Messe und Gottesdienst (<< Messe et service
divin en allemand »), aussi connu sous le nom de Lied Messe

309
DROIT ET RÉVOLUTION

(<<Messe avec chant »), publié en 1525, Luther remplaça plu-


sieurs parties de la Messe qui, dans la liturgie catholique étaient
récitées ou chantées par le prêtre ou le chantre seul ou encore
par le chœur de l'église, par des hymnes chantés par la congré-
gation. D'autre part, alors que la Messe chantée dans le rite
catholique n'était souvent qu'une occurrence annuelle, réservée
à la Semaine Sainte, la Messe luthérienne, rythmée par les
hymnes chantés par la congrégation, était célébrée chaque
dimanche. Ainsi, à la différence de la pratique catholique, la
profession de foi selon la version du Concile de Nicée n'était
plus simplement l'objet d'une récitation ou d'un chant hebdo-
madaire par le prêtre ou chantre, n'étant repris qu'une fois par
an par le chœur, mais elle était chantée chaque semaine de
l'année par la congrégation. De même, le sacrement de l'eucha-
ristie, qui selon la liturgie catholique n'était normalement célé-
bré par la congrégation qu'une fois par an, était célébré chaque
dimanche dans la Messe luthérienne, et était en outre précédé
d'un hymne chanté par la congrégation par lequel était affirmée
la théologie luthérienne de la Cène27 •
En 1524, Luther écrivit à un ami qu'il avait l'intention « de
composer des chants pour le peuple allemand, de sorte que la
parole de Dieu puisse résonner à travers les chants du peuple
[... ] Les paroles devront être aussi simples que possible, mais en
même temps pures et adaptées; et il faut que le sens soit clair et
aussi proche que possible des Psaumes 28 ». Il insistait aussi sur la
nécessité d'une musique mélodi~ue, afin d'assurer «la plus
grande diffusion» de ces hymnes 9. «Le texte et la musique,
ajoutait-il, [comprenant] les accents, la mélodie et la gestuelle»
doivent provenir de la langue et de la voix maternelles, car
sinon il ne s'agit que d'une imitation semblable à celle des
singes 30 • » Les hymnes de Luther et de ses disciples modifièrent
en effet radicalement la sonorité et le rythme de la musique
ecclésiastique et populaire de son époque. À l'opposé de la
musique sacrée catholique qui prévalait au début du XVIe siècle,
la musique religieuse luthérienne mettait davantage en avant la
mélodie chantée à l'unisson que la polyphonie, et à l'opposé de
la musique populaire de l'époque, elle préférait un rythme iso-
métrique, chaque note correspondant à une même mesure, ce
qui devait souligner le caractère de texte conçu comme une pro-
fession de foi. Un musicologue de notre époque a observé que

310
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

dans les hymnes de Luther, « la progression mélodique renforce


.,
1es pnnCIpaux accents du texte 31 ».
Selon une phrase souvent citée en Allemagne, « Luther a, par
ses chants, attiré des millions d'Allemands hors de l'Église
catholique32 ». Son hymne le mieux connu, Ein' feste Burg ist
unser Gott (<< Une forteresse inébranlable est notre Dieu ») a été
salué comme « un cri de guerre du mouvement protestant alle-
mand». À propos d'un autre hymne, Ach Gott vom Rimmel sieh
darein (<< Ah! Dieu, du ciel jette un regard ici-bas »), on cite
l'anecdote qu'il fut chanté par un rassemblement de quelque
400 personnes venues protester dans la cour du palais d'un
prince qui refusait de rétablir un pasteur luthérien populaire
dans sa charge 33 •
D'une point de vue politique et juridique, la principale por-
tée de cette pratique des hymnes (comme d'autres aspects de la
réforme liturgique protestante) fut, en premier lieu, que dans
les principautés protestantes, la réglementation de la liturgie
ecclésiastique fut transférée de l'Église catholique, sous le
régime de la papauté, au prince protestant et son Obrigkeit agis-
sant sous l'inspiration des principaux théologiens protestants;
en second lieu, comme pour d'autres réformes liturgiques, la
nouvelle pratique des hymnes transférait, au profit des assem-
blées de fidèles ou congrégations, (( le peuple allemand», des
pouvoirs spirituels qui avaient jusqu'alors été réservés aux
prêtres. Dans le droit canonique catholique, les prêtres étaient
(( les spirituels », et les membres de l'assemblée de fidèles, les
laïcs, représentaient la classe séculière moins élevée. Dans les
services de l'Église catholique romaine, les fidèles, qu'ils appar-
tiennent aux classes inférieures ou supérieures de la société,
n'avaient qu'un rôle plutôt passif, n'intervenant qu'à quelques
rares occasions pour répondre au clergé. La Révolution alle-
mande a spiritualisé la congrégation: elle conféra aux laïcs un
rôle sacerdotal dans la célébration de la liturgie. Elle transforma
la musique séculière en musique spirituelle. Surtout, le chant
collectif des grands hymnes protestants par les congrégations
réunies devint un symbole efficace de la doctrine luthérienne
selon laquelle tout fidèle pénétré de la foi est un prêtre.
Une autre innovation fondamentale dans la liturgie luthé-
rienne fut l'importance accrue réservée au sermon du pasteur:
sa tâche consistant à prêcher la Parole devint pour la première

311
DROIT ET RÉVOLUTION

fois un moment central de la liturgie. En même temps, il acquit


une nouvelle liberté et une nouvelle responsabilité pour ensei-
gner et inspirer son auditoire selon sa conscience, de façon rela-
tivement autonome par rapport aux dogmes hiérarchiquement
établis et par rapport aux contrôles hiérarchiques.
Les sermons étaient évidemment connus dans la liturgie
catholique, mais ils n'occupaient pas une place centrale dans le
service, et étaient souvent soumis à des modèles établis, d'habi-
tude basés sur des interprétations allégoriques de textes
bibliques. En revanche, les sermons luthériens visaient à exercer
un effet salvateur, c'est-à-dire à contribuer à faire parvenir la
congrégation au salut grâce à l'inspiration de la prédication du
pasteur. Un grand spécialiste moderne de la théologie luthé-
rienne a souligné que « le sermon était la meilleure partie de la
Messe, et la plus nécessaire. Luther lui conféra une qualité
quasi-sacramentelle et une place centrale dans la liturgie [... ].
Le culte protestant était tout orienté vers la chaire et la Bible
ouverte, le prédicateur faisant face à la congrégation [... ]. La
fonction du sermon avait une importance telle que même les
membres de la communauté qui se trouvaient sous le coup
d'une mesure d'exclusion ne devaient pas être exclus du béné-
fice du sermon: "La Parole de Dieu demeurera libre, et pourra
etre enten due de tous34"
A
. ».
Les sermons luthériens étaient censés rendre vivants les pas-
sages de la Bible en expliquant aux fidèles le sens des mots selon
le contexte dans lequel ils avaient été prononcés. Pour Luther,
la tâche du prédicateur consistait à expliquer la Bible - la
« Parole» - dans le langage du peuple. Le contenu du sermon
devait être théologique, mais le prédicateur devait rendre ce
contenu intelligible à tous. « Je ne prêche pas pour les docteurs
Pomeranus, Jonas ou Philippe, disait Luther, mais pour mes
petits Hans et Élisabeth 35 ».
La doctrine luthérienne sur le rôle et la nature du sermon
comprenait implicitement le principe de la liberté de prêcher
- un principe qu'il explicita en 1525, lorsqu'en pleine guerre
des Paysans, Luther défendit le droit des communautés de pay-
sans de choisir leurs pasteurs indépendamment de toute autori-
sation des princes ou seigneurs. Non seulement les autorités ne
devaient pas s'immiscer dans ces choix, disait Luther, mais
encore, « aucun prince ne doit empêcher quelqu'un d'enseigner

312
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

ou de croire ce qui lui plaît, que ce soit l'Évangile ou des men-


songes. Il suffit que le prince empêche les instigations à la sédi-
tion ou à la rébellion 3 ». Plus tard, Luther limita fortement la
portée de cette affirmation 37 • Néanmoins, une liberté d'expres-
sion considérable pour les prêcheurs demeura un principe
constitutionnel de l'Église luthérienne allemande38 •
Bien que promulguées par les princes, les nouvelles ordon-
nances ecclésiastiques invoquaient l'autorité théologique d'une
loi supérieure aux princes: l'autorité de la Bible, «Parole de
Dieu», et «le commandement de notre Seigneur Jésus
Christ39 ». Ainsi, l'une des ordonnances ecclésiastiques qui fut le
plus largement reprise disposait expressément que « être libre de
la loi [vom Gesetz] en se soumettant au Christ est le droit
[Recht] du Chrétien40 ». Le «droit divin de la grâce» qui
s'applique sans coercition et qui à lui seul « justifie» le fidèle au
regard de Dieu était censé constituer le critère déterminant
pour soutenir une loi positive des hommes41 ».

Le mariage
Le nouveau droit luthérien du mariage était parfois contenu
dans les ordonnances ecclésiastiques générales (Kirchenordnun-
gen) , parfois dans des ordonnances territoriales traitant spécifi-
quement du mariage (Eheordnungen), dans lesquelles on trouve
une exposition de la théologie luthérienne du mariage et une
réglementation systématique du droit du mariage, comprenant
notamment les conditions de consentement, les règles concer-
nant la cérémonie du mariage, les empêchements, les devoirs
des conjoints, le divorce et d'autres questions en rapport avec le
. 42
manage .
Comme dans le droit canonique catholique du mariage, les
ordonnances luthériennes sur le mariage déclaraient que le
mariage monogame a été institué par Dieu et qu'il était conçu
comme une union à vie des conjoints et comme le fondement
de la famille. Cependant, le mariage luthérien n'était pas un
sacrement, car, autrement que dans le cas du baptême et de
l'eucharistie (la Cène), la finalité du mariage n'était pas de servir
de symbole de la grâce divine ou de la participation au
Royaume des Cieux, mais consistait essentiellement, selon les
termes de Luther, dans «une position extérieure, physique et

313
DROIT ET RÉVOLUTION

séculièré3 ». Si, en raison de la propension humaine au péché,


un conjoint violait sa promesse de fidélité à l'égard de l'autre
en commettant un adultère ou en l'abandonnant, le mariage
- selon le droit luthérien, mais contrairement au droit cano-
nique catholique - pouvait être dissous. D'autre part, alors que
la conception catholique du mariage plaçait cette institution à
un degré de spiritualité inférieur au célibat des prêtres, la
conception luthérienne l'éleva au niveau d'une vocation sacrée,
instituée par Dieu pour servir de fondement à la famille, qui
constituait à son tour l'un des trois états d'institution divine.
Comme l'a démontré John Witte, la théologie luthérienne
du mariage et de la famille a conduit à établir une nouvelle
conception juridique du mariage, lequel impliquait dorénavant,
en plus d'un lien personnel entre les conjoints, un lien social
qui comprenait les familles des conjoints, la congrégation et la
communauté tout entière. Contrairement au droit canonique
catholique traditionnel, le droit luthérien exigeait une cérémo-
nie publique et le consentement parental comme conditions
pour conclure valablement un mariage. Lors de la cérémonie, la
présence de deux témoins capables et honorables était requise,
des formalités devaient être observées et le mariage devait être
inscrit dans les registres de l'église; l'inscription devait être
signée par les conjoints, leurs témoins et d'autres personnes
intervenant à l'occasion de la cérémonie. Au cours de cette céré-
monie, le pasteur devait rappeler aux futurs conjoints leurs
devoirs. En cas de violation de ces devoirs, le conjoint coupable
devait faire l'objet d'une sanction disciplinaire, ou, dans les cas
extrêmement graves, être excommunié. Ces dispositions du
droit luthérien étaient très différentes du droit canonique du
mariage en vigueur, qui admettait encore la validité des
mariages clandestins et des mariages informels permettant aux
couples de cohabiter comme époux sans se soumettre à aucune
cérémonie religieuse.
Du fait qu'il avait une conception arrêtée sur le caractère
« séculier» du mariage, Luther défendit la compétence exclusive
des pouvoirs politiques séculiers de légiférer sur les conditions
du mariage, ainsi que la compétence exclusive des juridictions
séculières de juger de causes matrimoniales. D'autres réforma-
teurs luthériens comme Melanchthon adoptaient une position
plus modérée et reconnaissaient aux tribunaux ecclésiastiques

314
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

protestants (que l'on appelle « consistoires») une compétence


en matière de mariage. Différentes principautés et différents
villes optèrent pour des solutions différentes, mais la portée de
ces différences était réduite du fait que, dans certains endroits,
des pasteurs étaient cooptés pour siéger dans les tribunaux sécu-
liers à l'occasion des causes matrimoniales, tandis que dans
d'autres endroits, c'étaient des juristes et théologiens que l'on
cooptait dans les consistoires appelés à juger de telles causes. Au
cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la compétence en matière matri-
moniale fut davantage envisagée comme une juridiction rele-
vant de causes mixtes - spirituelles et séculières - et cette
compétence se concentra essentiellement dans les consistoires,
dont la composition comprenait à la fois des membres du clergé
protestant et des laïcs 44 •

La législation scolaire
Comme pour les ordonnances ecclésiastiques et pour les
ordonnances sur le mariage, les nombreuses ordonnances sco-
laires (Schulordnungen) promulguées par les autorités séculières
dans les villes et territoires luthériens au XVIe siècle étaient
conçues, d'une part, comme des proclamations théologiques, et,
d'autre part, comme des réglementations systématiques d'une
branche particulière du droié 5 • Comme les ordonnances ecclé-
siastiques et les ordonnances sur le mariage, les ordonnances
scolaires luthériennes se basaient en partie sur le droit cano-
nique en vigueur. Elles s'inspirèrent également de l'expérience
d'écoles laïques qui dans différents pays d'Europe, et spéciale-
ment en Italie, avaient depuis le XIV" siècle entamé le monopole
pratique de l'Église catholique dans l'enseignement scolaire46 •
Cependant, ni les écoles ecclésiastiques traditionnelles ni les
écoles laïques ne partageaient les mêmes objectifs qui impré-
gnaient le nouveau système luthérien d'instruction publique
universelle.
Luther et ses partisans fondèrent leurs réformes sur la doc-
trine des deux royaumes et, plus spécialement, sur leur convic-
tion qu'en propageant la connaissance de l'Évangile et de la foi
chrétienne, et en accomplissant ainsi la tâche incombant au
royaume de ce monde qui consiste à préparer les chrétiens à
vivre aussi dans le Royaume des Cieux, l'éducation, selon les

315
DROIT ET RÉVOLUTION

propos de Luther, «occupait la place la plus importante après


l'Église47 ». En outre, les réformateurs luthériens estimaient que
l'éducation était essentielle au maintien du royaume de ce
monde lui-même. Toujours selon Luther, « Même s'il n'y avait
ni âme, ni ciel, ni enfer, il serait néanmoins toujours nécessaire
d'avoir des écoles dans l'intérêt des affaires d'ici-bas », tout spé-
cialement pour former « de nombreux citoyens capables,
savants, sages, honorables et éduquéé 8 ». Ou, comme le formu-
lait Melanchthon: « De meilleures lettres produisent une
meilleure morale, et une meilleure morale produit de meilleures
communautes49 ».
1

Les Catholiques romains partageaient certainement la convic-


tion luthérienne quant à l'importance de l'éducation en tant
que préparation à une vie spirituelle. Mais il y avait aussi des
différences considérables entre les deux approches: ainsi, pre-
mièrement, dans la conviction luthérienne que tous devaient
être éduqués; en second lieu, dans la conception luthérienne
selon laquelle la responsabilité d'assurer une instruction
publique universelle incombe avant tout aux autorités poli-
tiques, à l' Obrigkeit, et non aux autorités ecclésiastiques. Ces
deux convictions connexes reposaient elles-mêmes sur la
conception théologique luthérienne selon laquelle toute voca-
tion, et pas seulement la vocation ecclésiastique, est sacrée, ainsi
que sur l'idée que les trois états séculiers institués par Dieu - la
famille, le clergé, les autorités politiques - étaient conjointe-
ment responsables ~our préparer les fidèles à accéder au
Royaume des Cieux 5 •
Luther et ses collègues - en particulier, Melanchthon et
Bugenhagen - ont élaboré des programmes détaillés pour les
écoles publiques, lesquels, avec les principes de théologie qui les
étayaient, furent incorporés dans plus de cent ordonnances sco-
laires promulguées dans de nombreuses villes et principautés
allemandes entre 1523 et 1600. La création d'écoles latines et
d'écoles où le vernaculaire prévaudrait était ainsi mise en chan-
tier. Dans les villes et territoires où le programme de Luther et
de Melanchthon fut adopté, les écoliers des écoles latines, com-
mençant au premier degré, devaient apprendre la lecture, la
grammaire latine et plusieurs prières; au deuxième degré, le
programme prévoyait une étude avancée de la grammaire chez
plusieurs auteurs classiques et humanistes, l'instruction reli-

316
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

gieuse à partir des Psaumes et des Évangiles, le Notre Père, les


Dix Commandements, la profession de foi (le credo), des poé-
sies de Térence, Plaute et Érasme, les fables d'Ésope (que
Luther lui-même avait traduites) ; au troisième degré, les étu-
diants ayant atteint un niveau supérieur devaient étudier les
œuvres d'Ovide, Cicéron, Virgile et apprendre la dialectique, la
rhétorique et la poétique. À chacun de ces trois degrés, il était
prévu que, dans la mesure où l'horaire le permettait, la
musique, les mathématiques, la science et l'histoire seraient
enseignées. Plus tard, des humanistes luthériens élaborèrent un
programme plus détaillé encore pour les écoles latines, jusqu'à
répartir les écoliers des degrés inférieurs en dix classes, chaque
classe ayant sa proRre combinaison de textes et exercices reli-
gieux et humanistes s1 .
Pour les écoles où l'enseignement serait prodigué dans la lan-
gue vernaculaire, Bugenhagen conçut un programme moins
compliqué et davantage pratique. Les écoliers apprendraient la
lecture, l'écriture et l'arithmétique à l'aide des textes dispo-
nibles. Ils devaient mémoriser les Dix Commandements, le
Notre Père, la profession de foi des apôtres, lire les Psaumes,
chanter les hymnes et apprendre l'histoire biblique. Ensuite, on
leur enseignerait des techniques pratiques utiles à l'agriculture,
au commerce, aux travaux domestiques et à d'autres activités de
ce genre. L'instruction se ferait essentiellement en allemand,
selon le dialecte local, mais les étudiants faisant preuve d'une
aptitude particulière auraient l'occasion d'étudier le grec, le
latin et l'hébreu s2 .
Les ordonnances scolaires qui détaillaient ces programmes
différaient sur plusieurs points importants du droit canonique
catholique en matière d'instruction. Dans les principautés
luthériennes, les écoles n'étaient pas assujetties à un contrôle
ecclésiastique centralisé. Les enseignants n'étaient pas recrutés
par les autorités ecclésiastiques, mais par le magistrat de la ville
ou du village. L'orientation religieuse de ces nouvelles écoles
publiques était luthérienne. La Bible y était l'objet central des
études. Tous les enfants y étaient accueillis. Sans doute, beau-
coup d'entre eux - peut-être la plupart - n'y accédaient pas,
soit parce que leurs parents avaient besoin de leurs travaux ou
parce qu'ils ne pouvaient payer les frais de scolarité. Pourtant,
plusieurs ordonnances scolaires luthériennes contenaient des

317
DROIT ET RÉVOLUTION

dispositions prévoyant une assistance financière aux écoliers


indigents 53 .
Ce transfert de l'administration de l'éducation qui mit fin à
une instruction aux mains d'un clergé soumis à la législation
papale et épiscopale, et la remplaça par un système géré par les
autorités politiques locales et des enseignants laïques, soumis à
une législation territoriale et urbaine, est habituellement pré-
senté comme un processus de sécularisation de l'éducation.
Cependant, dans un sens plus fondamental, il faut y reconnaître
un processus de spiritualisation du rôle des autorités séculières,
et en particulier du prince territorial, qui, sous le régime du
protestantisme, était devenu la source suprême de la législation
sur les écoles publiques. En tant que « père de son pays », le
prince était responsable de l'éducation spirituelle de ses sujets,
De même, l'extension de la possibilité d'instruction à
l'ensemble de la population, contrairement au système antérieur
où l'instruction était principalement envisagée comme une pré-
paration aux carrières dans l'Église, a également été interprétée
comme un processus de sécularisation. Mais cet aspect corres-
pond aussi, dans un sens plus fondamental, à un processus de
spiritualisation de la population laïque. Selon les termes de
John Witte: « La vocation générale de tous les chrétiens était de
remplacer la vocation spéciale du clergé comme la raison d'être
de l'éducation ».

La discipline morale

Les ordonnances disciplinaires (Zuchtordnungen) , intégrées


dans les ordonnances ecclésiastiques générales ou parfois pro-
mulguées séparément par les conseils municipaux et les princes
luthériens, visaient au renforcement de la moralité par les pou-
voirs séculiers. Comme pour la liturgie, le mariage et l'éduca-
tion, l'intervention des autorités civiles luthériennes dans la
réglementation de la moralité remplaçait désormais le pouvoir
pontifical de l'Église catholique romaine comme la source
suprême et l'exécutif supérieur de la nouvelle législation spiri-
tuelle. Cependant, dans ce domaine également, c'étaient des
théologiens luthériens, souvent formés en droit, qui inspiraient

318
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

et rédigeaient cette législation et la soumettaient aux autorités


civiles qui la promulguaient.
Les types d'offenses morales réprimées par les ordonnances
disciplinaires luthériennes correspondaient pour la plupart à
celles qui étaient déjà visées par le droit canonique catholique.
Selon l'analyse de Witte:
La nouvelle législation sur le jour du sabbat interdisait tout tra-
vail non indispensable ou tout loisir inapproprié le dimanche et les
jours saints, et imposait une présence pieuse aux services religieux.
De nouvelles lois spirituelles interdirent le blasphème, le sacrilège,
la sorcellerie, la magie, l'alchimie, le parjure et d'autres délits sem-
blables. De nouvelles lois somptuaires interdirent les habits
voyants, le train de vie dispendieux, les fêtes ou funérailles extrava-
gantes. De nouvelles lois sur les comportements sexuels interdirent
les rapports sexuels « contre nature» comme l'inceste, la bigamie,
la polygamie, l'homosexualité, la prostitution, et des actes sexuels
« indignes» comme la masturbation, la bestialité, la sodomie, la
pornographie, l'exhibitionnisme et ainsi de suite. De nouvelles lois
sur les divertissements imposèrent de sévères restrictions à des
comportements comme l'ébriété publique, les festivités tapageuses,
les danses impétueuses, les paris et d'autres jeux de hasard ou fai-
sant appel à la magie. Ces délits de moralité ne différaient guère de
la réglementation du droit canonique, ni par leurs définitions, ni
par l'importance que leur accordaient les pouvoirs publics.

La théologie luthérienne et la théologie catholique s'accordai-


ent pour attribuer le fondement de ces péchés à une interdic-
tion divine et pour dénoncer le pécheur comme s'aliénant Dieu,
mais les deux théologies adoptaient des positions entièrement
différentes quant à la manière dont les autorités civiles et ecclé-
siastiques étaient censées réagir. Sous le régime du droit cano-
nique catholique, le pécheur était requis de confesser ses péchés
à un prêtre au moins une fois l'an et de recevoir l'absolution, à
condition de satisfaire aux pénitences qui lui étaient imposées.
En accomplissant le sacrement de la pénitence, le pécheur pou-
vait éviter la condamnation à l'enfer et atténuer sa peine transi-
toire au purgatoire. Le défaut de satisfaire aux conditions de la
confession et de la pénitence constituait en soi un péché mortel.
Au contraire, la théologie luthérienne dénonçait le sacrement de
la pénitence, qu'elle qualifiait d'ingérence injustifiable du clergé
dans la relation du fidèle repentant et Dieu. D'après la théologie

319
DROIT ET RÉVOLUTION

luthérienne, l'Église visible devait discipliner le pécheur, mais


uniquement afin de punir et de prévenir les péchés dans le
royaume de ce monde et non dans le but ultime d'une réconci-
liation avec Dieu - « non », selon l'Apologie de la Confession
d'Augsbourg, « pour parvenir au ciel ». L'Apologie pourfendait
les catholiques qui « s'imaginaient par superstition que la [péni-
tence] ne sert !las la discipline à l'égard de l'Église, mais à
contenter Dieu 4 ».
D'autre part, le droit canonique catholique distinguait, dans
l'application de la discipline morale, entre le « for interne»,
dont la juridiction du prêtre dans la confession est l'exemple
principal, et le « for externe» du tribunal ecclésiastique relevant
de l'autorité dé l'évêque, de l'archevêque ou du pape. Le for
externe était invoqué pour réprimer les péchés assimilés, en rai-
son de leur gravité, à des crimes ecclésiastiques - comme par
exemple le meurtre commis par un clerc, le vol de biens d'Église
(par un clerc ou par un laïc), l'hérésie, la sorcellerie et d'autres
délits entraînant des peines plus lourdes, notamment l'incarcé-
ration de longue durée dans un monastère (parfois à vie) et,
dans les cas extrêmes d'hérésie, ou pour les crimes ecclésias-
tiques qui correspondaient à des crimes capitaux en droit sécu-
lier (comme la sorcellerie), le transfert du criminel au bras
séculier afin qu'il soit pendu ou brûlé sur le bûcher.
Les ordonnances disciplinaires luthériennes imposèrent un
régime très différent pour réprimer les délits de moralité. Tour
d'abord, la confession luthérienne différait fondamentalement
de la confession catholique. Le service hebdomadaire des vêpres
le samedi comprenait un service pénitentiel général suivi de
confessions individuelles au pasteur, mais, pour de telles confes-
sions, l'énumération de péchés spécifiques n'était pas encoura-
gée : en revanche, le pénitent était incité à confesser en termes
généraux ses violations de tel ou tel commandement particulier
du Décalogue; sur ce, le pasteur pouvait expliquer la portée de
ces commandements et la manière dont on pouvait améliorer
leur observation. Une pénitence pouvait être imposée, mais le
but n'était pas d'obtenir la rédemption des péchés, laquelle ne
pouvait se réaliser que par la réconciliation spirituelle du
pécheur avec Dieu par sa propre foi et par la grâce divine 55 • La
sanction ecclésiastique la plus sévère qui pouvait être imposée
pour une violation de la discipline morale était le « petit bannis-

320
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

sement », c'est-à-dire l'exclusion de l'eucharistie. Même sous le


coup de cette sanction, le pécheur était invité à participer au
culte dans l'église et à assister au sermon et à la Parole de Dieu.
La clef des ordonnances disciplinaires était la «discipline à
l'égard de l'Église », c'est-à-dire la justice et la réconciliation au
sein de la communauté paroissiale.
Une seconde différence essentielle par rapport à la discipline
catholique était que la théologie luthérienne limitait très stricte-
ment les compétences du consistoire ou d'autres tribunaux
ecclésiastiques dans les évêchés. Les juridictions ecclésiastiques
pouvaient juger des délits mineurs de moralité, imposer des
amendes d'un montant limité et certaines peines corporelles
comme la flagellation ou le pilori. À la différence des tribunaux
ecclésiastiques, les tribunaux luthériens ne faisaient pas partie
d'une organisation judiciaire hiérarchique officielle, fonction-
nant sous un système formel de droit substantiel et
procédural 56 • On maintenait une distinction très nette entre le
péché (relevant de la morale) et le crime (relevant du droit). Les
délits de moralité qui constituaient en même temps des délits
criminels ou civils étaient soumis à des sanctions pénales ou
civiles, mais uniquement devant les tribunaux séculiers. Ceci
signifiait le transfert aux tribunaux séculiers non seulement des
compétences en matière pénale qu'avaient exercées auparavant
les tribunaux ecclésiastiques, mais également de certaines com-
pétences qui, dans la discipline catholique, relevaient du for
interne. Dans la pratique, les luthériens du XVIe siècle pouvaient
faire preuve d'autant de zèle en exigeant la punition de délits de
moralité que leurs rivaux calvinistes.

Les lois d'assistance aux pauvres


Avant le XVIe siècle, l'Église catholique romaine ne réglemen-
tait pas seulement, par son droit canonique, la vie quotidienne
en Europe occidentale par le biais de la liturgie, du mariage, de
l'instruction et de la discipline morale, mais elle jouait égale-
ment un rôle majeur dans l'aide aux pauvres et à d'autres caté-
gories d'indigents ou d'infirmes. Les différents courants du
christianisme, comme le Judaïsme dont il est dérivé, a depuis
toujours insisté sur le devoir de tous les fidèles de venir en
aide aux pauvres, aux malades, aux sans-logis, aux veuves et

321
DROIT ET RÉVOLUTION

orphelins et autres personnes dans le besoin. Au xne siècle et aux


siècles suivants, l'Église s'est acquittée de cette mission en
s'appuyant sur plusieurs institutions ecclésiastiques 57 . Le droit
canonique prévoyait que le curé de la paroisse (ou, en son
absence, son vicaire résidant) reçoive une part suffisante des
revenus de l'église (le montant étant à déterminer par l'évêque
du lieu) afin d'être en mesure de subvenir aux besoins des
pauvres, des sans-abri, des malades et d'autres catégories dépen-
dant des aumônes. D'autre part, les monastères distribuaient de
la nourriture et des vêtements, offraient un abri et une assis-
tance médicale aux indigents. Enfin, des laïcs - princes et rois,
seigneurs féodaux, riches marchands, corporations profession-
nelles et municipalités - créaient des fondations d'« hôpitaux»
(ou hospices) ecclésiastiques, des institutions chargées d'assurer
le traitement des malades, mais aussi organisaient des colonies
de lépreux, des foyers pour personnes âgées ou pour indigents,
des refuges pour pèlerins et voyageurs, des orphelinats, des
hôpitaux recueillant les femmes enceintes, et d'autres tâches
relevant de la charitë 8 • Vers le début du XVIe siècle, le droit
canonique catholique prévoyait qu'un quart au moins de
l'ensemble des revenus ecclésiastiques serait consacré aux
pauvres.
La Révolution allemande a eu pour effet de transférer la res-
ponsabilité fondamentale de réglementer, financer et gérer les
activités charitables aux autorités séculières - alors qu'aupara-
vant, cette responsabilité incombait au clergé et aux ordres
monastiques, aux « spirituels». Ce changement avait déjà été
amorcé dès la seconde moitié du X1V siècle, lorsque la nécessité
de développer de nouvelles méthodes d'assistance aux pauvres
était devenue plus urgente du fait de l'augmentation des
pauvres, des sans-logis et des malades, suite, en partie, à la
Grande Peste. Au :xv" siècle, la théologie catholique s'intéressant
à l'assistance des pauvres évoluait d'ailleurs déjà dans le sens que
suivit et développa par la suite la théologie luthérienne. La théo-
logie et le droit sur l'assistance aux pauvres subirent néanmoins
des mutations fondamentales sous l'effet de la Révolution
allemande59 •
La théologie luthérienne de l'assistance aux pauvres se diffé-
renciait de l'ancienne théologie catholique à trois égards: 10 elle
mettait davantage en avant la responsabilité de l'ensemble de la

322
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

communauté, du paysan jusqu'au prince, pour subvenir aux


besoins des indigents, plutôt que celle des autorités ecclésias-
tiques; 2° elle imposait aux autorités politiques locales la res-
ponsabilité morale fondamentale d'établir, de réglementer et de
gérer l'assistance aux pauvres; 3° elle était moins tolérante à
l'égard des péchés de paresse et de cupidité auxquels elle assimi-
lait différentes manifestations de pauvreté, notamment la men-
dicité et le vagabondage.
Dans ce domaine également, ce furent principalement des
théologiens luthériens formés en droit qui prirent l'initiative de
rédiger plusieurs ordonnances d'assistance aux pauvres (Arme-
nordnungen) promulguées par des magistrats urbains dans la
plupart des régions allemandes à partir de la seconde décennie
du XVIe siècle. Luther avait protesté contre le manque d'assis-
tance aux pauvres et aux indigents dans ses Quatre-Vingt-
°,
Quinze Thèses de 15176 et il avait enjoint aux pouvoirs poli-
tiques d'intervenir pour pallier ces manquements dans son
61
« Adresse à la noblesse de la nation allemande » en 1520 • Dès
le début des années 1520, il commença à formuler des proposi-
tions pratiques sur la façon dont les autorités municipales pou-
vaient remplir ce devoir chrétien. En 1520, avec l'aide d'un
autre réformateur, Andreas Karlstadt, il rédigea une ordonnance
pour la ville de Wittemberg interdisant la mendicité, mais ins-
tituant en même temps un programme général d'assistance aux
pauvres. Un pamphlet de Karlstadt, intitulé « Il n'y aura pas de
mendiants parmi les chrétiens», influença l'adoption de cette
ordonnance, qui imposait à la municipalité d'établir une « caisse
commune» (gemeiner Kasten) destinée à remplacer les contribu-
tions individuelles des institutions de charité 2 • Au départ, le
financement de cette caisse commune, qui devait alimenter les
fonds attribués aux différentes tâches charitables dans une loca-
lité déterminée, était censé provenir des ressources acquises par
la dissolution des monastères et d'autres institutions catho-
liques. Une ordonnance similaire fut adoptée à Nuremberg en
1522. En 1523, Luther intervint comme rédacteur principal
d'une « ordonnance d'une caisse commune» pour la ville de
Leisnig, qui imposait à chaque citoyen de contribuer propor-
tionnellement, selon leur statut de noble, de marchand, de pay-
san et ainsi de suite, aux dépenses des distributions qui devaient
être couvertes par la caisse communé3• En dépit d'une forte

323
DROIT ET RÉVOLUTION

résistance, l'ordonnance de Leisnig fut finalement adoptée en


1529. Entre 1522 et 1530, plus de 24 villes allemandes, suite à
leur conversion au luthéranisme, ont promulgué des lois sur
l'assistance aux pauvres qui reprenaient l'essentiel des proposi-
ti~ns formulées Jar Luther, en particulier l'institution d'une
caisse commune .
Ces caisses municipales, qui furent créées dans de nom-
breuses villes de toute l'Allemagne au cours du XVIe siècle, se dif-
férenciaient des fondations charitables catholiques en Europe
par l'attribution de responsabilités et la méthode d'administra-
tion. Ainsi, la loi d'assistance de Leisnig prévoyait que les ges-
tionnaires de la caisse commune devaient procéder à des études
précises sur le terrain afin de déterminer la situation des pauvres
en ville, dans les villages relevant d'une paroisse, de tenir une
liste des personnes dans le besoin et de s'enquérir chaque
semaine de leur situation 65 • L'ordonnance de Leisnig disposait
également que
« les orphelins pauvres et abandonnés dans la ville et dans les
villages de notre paroisse tout entière bénéficieront, si l'occasion se
présente, d'une formation et de l'aide matérielle qui leur seront
prodiguées par les directeurs, à la charge de la caisse commune,
jusqu'au moment où ils seront en mesure de travailler et de gagner
leur pain. Si, parmi ces orphelins ou parmi les enfants de parents
nécessiteux, se trouvent de jeunes garçons ayant une aptitude pour
une formation scolaire et pour les arts et les lettres, les directeurs
veilleront à les encourager et à les soutenir [... ]. Les filles parmi ces
orphelins abandonnés, ainsi que les filles de parents nécessiteux,
bénéficieront, par les soins des directeurs, à la charge de la caisse
commune, d'une dot appropriée en vue de leur mariage. Les indi-
vidus de notre paroisse et communauté qui sont devenus indigents
par la force des circonstances et qui ne peuvent faire appel à l'aide
de leurs familles [... ] ainsi que ceux incapables de travailler en rai-
son de maladie, de vieillesse ou qui sont à tel point pauvres que
leurs besoins sont réels, recevront chaque semaine le dimanche, ou
en d'aurres occasions selon les circonstances, des aliments et une
assistance, à la charge de notre caisse commune, sous le contrôle
des dix directeurs [... ] de sorte qu'aucune personne de notre
paroisse, tombée dans le besoin, ne doive publiquement se
plaindre, se lamenter, ou mendier pour obtenir les moyens quo ti-
·
d lens d e premlere
., necesslt
, . é66 ».

324
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

Au sommet de la structure administrative introduite par


l'ordonnance de Leisnig, une assemblée de citoyens de la ville
devait se réunir annuellement pour élire un conseil de dix direc-
teurs (comprenant deux membres de la noblesse, deux membres
du conseil municipal en place, trois membres choisis parmi les
citoyens communs de la ville, et trois parmi les paysans de la
campagne). L'assemblée générale devait se réunir trois fois par
an à l'hôtel de ville pour prendre acte et traiter du rapport des
directeurs, et décider de la politique à suivré 7 •
D'autres lois d'assistance aux pauvres, rédigées par d'autres
théologiens, suivaient un agencement analogue à la conception
fondamentale du modèle de Leisnig68 • À partir du XVIe siècle,
dans pratiquement tous les territoires allemands protestants,
tant luthériens que calvinistes, et ensuite dans certains terri-
toires catholiques, de telles caisses communes furent établies.
Dans ce contexte, l'influence de Johann Bugenhagen mérite
d'être relevée. Il était le propre pasteur de Luther, son collègue
à l'université, son conseiller spirituel, et il organisa la réforme
dans huit villes et territoires importants de l'Allem~ne septen-
trionales, notamment au royaume du Danemark6 • Dans ses
ouvrages et dans les lois sur l'assistance qu'il rédigea pour ces
huit territoires, Bugenhagen développa une théorie de l'assis-
tance aux pauvres fondée sur une combinaison de doctrines
théologiques, sociales et politiques. Sa théologie de l'aide aux
pauvres était fondée, comme celle de Luther, sur le commande-
ment du Christ que nous portions le fardeau des besoins de
notre prochain, de sorte que, selon les paroles de Jésus, « tous
sauront que vous êtes mes disciples» Qean 13, 3sfo. Cette
obéissance était requise, écrivait-il, non pour mériter la grâce,
mais pour se comporter en chrétien. «Le service du prochain,
selon Bugenhagen, devait découler librement du cœur [... ]
pour le bien du prochain », et non pour parvenir à son propre
salut7l •
En combinaison avec sa dimension théologique, la dimen-
sion sociale de l'assistance aux pauvres consistait en partie, dans
la théorie de Bugenhagen, comme chez Luther, dans la contri-
bution que cette aide devait fournir pour combattre la mendi-
cité - ou, en termes contemporains, pour remplacer une
politique d'allocations de chômage par une politique d'insertion
dans l'emploi (<< replacing welfare with workfare »). « La "sainte

325
DROIT ET RÉVOLUTION

pauvreté" de l'idéal monastique, la raison d'être de l'ordre fran-


ciscain, n'avait pas de place dans la pensée théologique de
Bugenhagen 72 • » Les lois d'assistance ne s'adressaient pas à tous
les pauvres, mais uniquement aux pauvres « méritants». Dans
ses ouvrages, Bugenhagen insistait (et il mettait sa pensée en
pratique dans ses projets d'ordonnances ecclésiastiques) sur le
fait que les pauvres qui seraient soutenus par la caisse commune
étaient « les pauvres confinés chez eux, les artisans, les tra-
vailleurs qui ne passent pas la journée à ne rien faire ou à s'eni-
vrer, mais qui travaillent dur, qui mènent une vie exemplaire et
édifiante, et qui néanmoins sont affligés par l'adversité et souf-
frent sans que l'on puisse leur en imputer la faute. Ceux, aussi,
qui [... J ne sont pas en état de subvenir à leurs besoins [... J en
travaillant [... J. Il faut qu'ils mènent une vie vertueuse, et ne
peuvent être des blasphémateurs 73 ».
Les lois luthériennes du XVIe siècle reposaient sur ces fonde-
ments théologiques et sociaux, mais également sur une doctrine
politique qui prônait que le pouvoir civil du territoire, et en
particulier les villes et communes dans ces territoires, avaient
pour tâche spirituelle de préserver une société chrétienne.
Bugenhagen insistait pour que les lois d'assistance, comprenant
l'établissement d'une caisse commune, soient adoptées par les
villes et conseils municipaux, et que la gestion soit confiée à des
citoyens. Ce citoyen, le bourgeois allemand, devait être « la
meilleure expression du citoyen chrétien 74 ». Les projets de lois
d'assistance de Bugenhagen furent également présentés au roi
de Danemark et au duc de Poméranie, qui les promulguèrent,
mais ces lois conféraient le pouvoir d'appliquer concrètement
ces lois aux conseils municipaux, aux comités de citoyens et,
d'une manière générale, aux communautés locales. De fait, dans
la loi que Bugenhagen conçut pour Brunswick, chaque grande
paroisse du territoire était chargée d'établir sa propre caisse
commune.

L'interaction du droit séculier et du droit spirituel

Dans l'usage contemporain de l'allemand, le sens habituelle-


ment donné au mot qui correspond à « spirituel», geistlich,

326
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

semble la plupart de temps réservé à ce qui relève de l'Église


institutionnelle, du clergé et de la prêtrise. Le terme allemand
qui lui est proche, geistig, a dans la plupart de ses contextes le
sens de « mental», « intellectuel », voire « éduqué». Geistige
Arbeit correspond à un travail intellectuel. Les dictionnaires ont
du mal à traduire en allemand ce qu'on exprime en anglais par
spiritual values (( valeurs spirituelles »), a spiritual relationship
(( un rapport spirituel »), ou encore a spiritual lift (( une vie
spirituelle »). Il semble même qu'il serait plus difficile encore
d'expliquer en allemand contemporain ce qu' entendai t Luther
par un droit divin spirituel qui régit les rapports dans le
Royaume des Cieux, en particulier les rapports de foi et
d'amour inspirés par la grâce divine. Chez Luther, le terme
« esprit », Geist, est indissociablement lié au Saint Esprit, der
heilige Geist. Le simple fait que quelque chose - le droit, par
exemple - ait une dimension morale ou religieuse ne lui confère
pas, selon Luther, un caractère spirituel. Son usage de « spiri-
tuel », geistlich, s'exprime de nos jours peut-être encore le mieux
par le mot heilig (( saint »), tandis que le terme « spirituel »,
lorsqu'il se réfère en général aux plus profondes convictions et à
la fidélité d'une personne, aux attachements personnels et aux
préoccupations intérieures les plus intimes, se traduirait en alle-
mand contemporain par spirituell. Dans ce cas, les lois ecclésias-
tiques luthériennes, les lois sur le mariage, les lois scolaires, les
lois sur la discipline morale et les lois sur l'assistance aux
pauvres, pourraient être qualifiées de spirituelles Recht.
Le sens du terme « séculier », weltlich, s'est également trans-
formé radicalement au cours du xx" siècle: il est à présent asso-
cié à des institutions et théories politiques, économiques et
sociales qui ne sont ni religieuses, ni sacrées ou spirituelles dans
quelque sens que ce soit. Déjà en 1918, Max Weber faisait état
du « désenchantement du monde» dans lequel il reconnaissait
le produit final de 1'« ère moderne» du rationalisme, de l'indi-
vidualisme et du droit bureaucratique75 • En 1906, son ami et
collègue, le théologien protestant Ernst Troeltsch, avait identifié
les origines historiques de la sécularisation de la société à la
Réforme protestante, qui aurait selon lui introduit l'individua-
lisme rel~ieux, lequel se serait finalement à son tour
sécularisé7 • Ces prophéties ont été reprises par un grand
nombre de sociologues, théologiens, historiens, philosophes,

327
DROIT ET RÉVOLUTION

politologues et d'autres, produisant des douzaines de livres et


plusieurs centaines d'articles sur l'impact du sécularisme sur la
société contemporaine77 •
Hans Blumenberg a observé que la notion de sécularisation a
elle-même été sécularisée78 • Dieu n'est plus conçu comme étant
caché, absconditus, dans le monde séculier. Comme Luther,
nous qualifions les lois que produisent les institutions étatiques
de droit séculier, en partie parce qu'elles sont la création de
l'État séculier et en partie parce que nous ne croyons pas qu'en
leur obéissant, nous pouvons sauver notre âme. Cependant,
nous avons rompu avec la pensée luthérienne du fait que nous
ne reconnaissons plus au droit étatique la fonction d'encourager
expressément les « dons spirituels» par la promulgation d'une
législation théologiquement déterminée et formulée (comme le
furent les lois ecclésiastiques, les lois sur le mariage, les lois sco-
laires, les lois sur la discipline morale, les lois d'assistance aux
pauvres), mais aussi du fait que nous ne reconnaissons plus aux
autorités religieuses la fonction de guider expressément l'État
séculier dans sa réglementation de ces domaines essentiellement
spirituels. Nous avons de plus en plus privatisé les aspects spiri-
tuels de la vie sociale et, d'autre part, nous avons de plus en
plus politisé les aspects séculiers.
Ces tendances ont fortement influencé - et déformé - l'his-
toriographie conventionnelle. Les historiens ont reconnu dans
le XVIe siècle, l'époque de Luther, le début de la « Modernité »,
comme le firent les disciples de Luther eux-mêmes, mais en lui
donnant une tout autre signification. Pour ces historiens, la
« modernité» ne se réfère pas, comme chez les théologiens
luthériens de l'époque, à une nouvelle ère de la foi biblique,
mais, au contraire, à l'avènement du sécularisme - non le sécu-
larisme de Luther, Melanchthon ou Bugenhagen, dans lequel
Dieu est présent, mais un sécularisme assimilé à la primauté des
pouvoirs politiques, économiques et sociaux, un sécularisme qui
exalte l'émancipation de la tradition et des autorités au nom de
la rationalité et du pragmatisme.
L'assimilation de la notion de « modernité» à celle de sécula-
risme a amené plusieurs historiens contemporains à sous-
estimer l'importance des aspects spirituels des lois luthériennes
dont il est question dans ce chapitre. Cette dérive historiogra-
phi que peut être illustrée en se référant à quelques travaux

328
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

récents consacrés à deux des cinq types de lois que nous venons
d'étudier: celles sur la discipline morale et celles sur l'assistance
aux pauvres.
Un courant influent de l'historiographie des Temps Modernes
a cru reconnaître dans les lois luthériennes du XVI" siècle traitant
de la discipline morale un instrument d'absolutisme politique:
selon cette thèse, les monarchies absolues, en plein mouvement
ascendant à l'époque, s'efforcèrent de contrôler la population par
une législation sur la discipline morale, afin d'assurer son obéis-
sance aux pouvoirs politiques, de maintenir la paix publique, et
ainsi de renforcer le pouvoir de l'État. Cette historiographie pro-
pose un nouveau « paradigme» - l'imposition d'une discipline
sociale, Sozialdisziplinierung -, afin de compléter le « paradigme »
webérien de la « rationalité formelle» comme la clé de l'avène-
ment du l'État moderne79 .
Comme il arrive souvent lorsqu'une nouvelle « école» ou
« courant» historiographique apparaît, un « contre-courant »,
une « école» dont la vocation est de prendre le contre-pied de
la première, se développe, pas nécessairement pour démontrer
que celle-ci est entièrement fausse, mais pour donner à la pre-
mière thèse une nouvelle dimension. Ainsi, les représentants de
ce contre-courant affirment que l'imposition d'une discipline
sociale n'était que l'un des objectifs et l'un des effets des lois
disciplinaires luthériennes: un autre objectif, plus important
encore, aurait été la « confessionnalisation» (Konfessionalisie-
rung), c'est-à-dire le renforcement du contrôle étatique à l'égard
des confessions religieuses officielles 8o .
Ces deux écoles de pensée acceptent a priori que l'histoire
allemande des Temps Modernes se caractérise par la montée en
puissance de la monarchie absolue. Pourtant, une étude des tra-
vaux préparatoires de ces ordonnances disciplinaires montre
clairement que les pouvoirs des princes et des magistrats urbains
luthériens qui promulguèrent ces lois étaient partagés, pratique-
ment sur pied d'égalité, avec les théologiens luthériens qui les
rédigèrent. La Révolution allemande a en effet entraîné le trans-
fert, aux princes luthériens, des compétences en matière de
liturgie, de mariage, d'instruction scolaire, de discipline morale
et d'assistante des pauvres, qui avaient largement été des préro-
gatives de l'Église catholique. Pour autant, ces princes séculiers

329
DROIT ET RÉVOLUTION

dépendaient des professeurs de théologie, parmi lesquels Luther


lui-même, lorsqu'il s'agissait d'exercer ces compétences.
D'autre part, les lois elles-mêmes montrent que les princes
luthériens et leurs conseillers n'étaient pas « absolus» - qu'ils ne
pouvaient « s'absoudre» des lois qu'ils promulguaient. Au
contraire, les princes luthériens étaient convaincus que leurs lois
étaient subordonnées au droit divin, et que les citoyens conser-
vaient la liberté de désobéir même à une loi séculière si leur
conscience chrétienne leur disait que cette loi était contraire au
droit divin révélé dans la Bible. Cette conviction pouvait
d'ailleurs se vérifier dans la pratique, en raison de l'organisation
confédérale de l'organisation générale des ordres politiques en
Allemagne: du fait de la multitude de principautés et terri-
toires, il était possible à un citoyen, pour raison de conscience,
d'émigrer d'un territoire vers un autre territoire VOISIn ou
proche, dont la langue, la culture et la tradition historique
étaient foncièrement les mêmes.
Plusieurs historiens de l'Allemagne des Temps Modernes ont
aussi soutenu que les lois luthériennes sur l'assistance aux
pauvres n'étaient pas seulement destinées à renforcer les pou-
voirs des princes, mais également à conforter le pouvoir écono-
mique des classes dirigeantes, du fait que des institutions
comme les maisons de correction permettaient de remplacer la
mendicité et le vagabondage par une main d' œuvre à bon
marché8 !. À nouveau, la dimension spirituelle est absente d'une
telle analyse politique, économique et sociale. Il est évidemment
indéniable que les individus qui effectuent un travail utile pour
un salaire de subsistance contribuent davantage au pouvoir poli-
tique de l'État et au pouvoir économique des classes dirigeantes
que les personnes qui ne travaillent pas ou qui vivent de la charité
(ou de la propriété) des autres. Cependant, la question présente
aussi une dimension spirituelle: en effet, on pouvait se demander
si ces hommes seraient meilleurs s'ils travaillaient - meilleurs aux
yeux de Dieu et de leurs concitoyens -, plutôt que s'ils demeu-
raient des mendiants et des vagabonds. La théologie de l'Église
catholique conférait à la mendicité une aura de sainteté que la
théologie luthérienne rejetait résolument82 •
Le fait que la théologie de l'Église luthérienne ait eu tendance
à soutenir fortement le pouvoir politique de l'État luthérien a
amené des historiens « sécularistes» contemporains à conclure

330
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

que l'État luthérien a utilisé l'Église luthérienne afin de renfor-


cer son propre pouvoir. D'une manière très générale, cette thèse
est également correcte. Inversement, il est aussi vrai que l'Église
luthérienne a utilisé l'État luthérien afin de renforcer sa propre
mission spirituelle. La théologie luthérienne enseignait que la
tâche principale de l'État consistait à soutenir l'Église dans sa
tâche éducative, une tâche qui s'accomplissait en prêchant
l'Évan~ile et les sacrements, ainsi que par un enseignement
social8 • Luther exprimait cette conception avec force: Dieu est
présent, disait-il, dans la fonction des autorités séculières afin de
combattre le péché et le démon 84 .
L'interaction entre le droit spirituel et séculier dans les
ordonnances luthériennes nous apprend que dans les principau-
tés luthériennes, l'Église et l'État étaient envisagés comme les
deux faces, deux aspects, d'un seul ordre. Il ne s'agissait plus des
« deux glaives» de l'époque révolue où l'Église pan-européenne
de Rome avait interagi avec une pluralité de principautés sécu-
lières, de seigneuries féodales et de villes autonomes. D'autre
part, l'Église et l'État n'étaient pas encore strictement séparés
comme ce fut le cas, dans la théorie des systèmes démocra-
tiques, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, on ne peut
parler pour l'Allemagne des Temps Modernes ni de monarchie
absolue, ni certainement de césaro-papisme. Selon les termes de
Rosenstock-Huessy, tout agent public «passait par la double
juridiction d'une Église qui enseignait et d'un gouvernement
. , . 85
qUl eco utaIt ».
Certains auteurs contemporains venus des sciences sociales
ont développé une théorie de la sécularisation - ou plutôt, deux
théories: l'une, selon laquelle la science politique depuis le
86
XVIe siècle a été une sécularisation de la théologie médiévale , et
l'autre, selon laquelle la modernité séculière a sa propre concep-
tion du monde, tout à fait indépendante de celle de la
théologie 87 • Mais une troisième théorie de la sécularisation
apparaît à partir d'une étude des ordonnances spirituelles alle-
mandes du XVIe siècle: celle selon laquelle l'interaction entre le
séculier et le spirituel, qui se développa à sa manière lors de la
«première époque moderne », dont la Révolution papale
marque les débuts, a été préservée mais aussi transformée au
cours de la « seconde époque moderne », qui commence avec la
Réforme protestante. Au temps de la Réforme, cette interaction

331
DROIT ET RÉVOLUTION

est parfaitement symbolisée en Allemagne par l'ascendant de la


théologie sur la législation civile concernant l'Église même, le
mariage et la famille, l'instruction publique, la discipline
morale, l'assistance aux pauvres.
Finalement, en reconnaissant qu'il s'agit de matières spiri-
tuelles, et que le droit réglementant ces matières était un droit
spirituel - indépendamment de savoir si ce droit émanait de
l' « État» ou de 1'« Église» -, on obtient une nouvelle perspec-
tive importante qui touche au grand débat sur l'influence du
sécularisme sur la société occidentale à l'époque « moderne» et
« postmoderne», mais aussi au débat, moins retentissant mais
non moins fondamental, sur l'interaction entre le droit et la
religion dans l'histoire inachevée de la civilisation occidentale.
Dans le sens le plus large du terme, il est évident que prati-
quement toutes nos lois comportent ce que l'on peut appeler
une dimension spirituelle. Pratiquement toutes nos lois ont
pour but d'encourager un comportement juste. Pratiquement
toutes ont une dimension spirituelle. Pratiquement toutes pré-
tendent du moins stimuler des rapports équitables entre les
gens. Pourtant, certaines lois sont à tel point plus spirituelles
que d'autres que la différence de degré devient une différence
de genres. Ainsi, les lois régissant les rapports maritaux diffè-
rent, par exemple, des lois qui régissent les associations com-
merciales, car le mariage, en comparaison avec les formes
d'entreprise commerciale, a un lien plus direct avec les valeurs
et finalités ultimes de la vie humaine. Le droit des formes
d'entreprise est sans aucun doute très important d'un point de
vue économique, d'un point de vue utilitariste, ou de ce que
l'on appelle dans la terminologie occidentale traditionnelle,
d'un point de vue matériel ou séculier. En revanche, les lois
réglementant le mariage, ou les droits et devoirs des parents
concernant l'éducation de leurs enfants, affectent beaucoup plus
profondément la vie psychique de l'homme, son coeur, son
esprit. On peut en dire de même des lois scolaires ou des lois
qui interdisent certains délits de moralité particulièrement
offensants et des lois qui ont pour but de secourir ceux qui se
trouvent en état d'extrême besoin. De telles lois affectent ce que
nous tenons de plus sacré dans nos rapports avec les autres,
dans notre nature et notre destinée en tant qu'être humains.

332
LE DROIT SOCIAL ALLEMAND

Elles n'affectent pas seulement nos calculs rationnels, mais aussi


les passions de nos cœurs.
Dans les religions théistes que sont le judaïsme, le christia-
nisme et l'islam (ainsi que dans plusieurs autres systèmes de
pensée), l'esprit humain est intimement associé au coeur. « Crée
en moi un cœur pur et un esprit pur », lit-on dans le psaume
51. Le prophète Ezéchiel étend cette demande au peuple tout
entier: « Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai en
vous un esprit nouveau [... ] Je mettrai mon esprit en vous et je
ferai en sorte que vous suiviez mes prescriptions, et que vous
observiez mes décisions et les mettiez en pratique» (Ezéchiel
36:26-28).
Tout particulièrement vers la fin du xxe siècle et à l'aube du
e
XXI siècle, les historiens ont généralement méconnu que le
développement historique du droit en Occident a été le résultat
d'une interaction dialectique entre, d'un côté, ce que Tocque-
ville a appelé « les habitudes du cœur », et Abraham Lincoln,
dans son second discours d'inauguration « les meilleurs anges de
notre nature », et, de l'autre côté, ce qui est pratique, quanti-
fiable, utilitaire: un développement entre le sacré et le profane,
la moralité et la politique, la dimension spirituelle et séculière
de la vie sociale. Pour les réformateurs luthériens du XVIe siècle,
comme pour les catholiques avant eux, on vient de le voir, la
matérialité et le psychologique, le corps et l'âme, le temporaire
et l'éternel - le séculier et le spirituel - se faisaient face en une
tension dialectique.
Au XVIe siècle, le transfert, aux autorités territoriales et locales
allemandes, de responsabilités qui avaient jusqu'alors été exer-
cées par le clergé intervenant sous le régime du droit canon de
l'Église catholique et qui entraînaient la compétence de régle-
menter la liturgie ecclésiastique, de définir et de protéger les
rapports du mariage, d'établir et de gérer des écoles, de définir
et de punir les délits de moralités, et de secourir les pauvres et
nécessiteux, constituait en effet dans un certain sens un proces-
sus de « sécularisation» : des fonctions qui auparavant avaient
relevé de l'Église étaient à présent transférées aux autorités sécu-
lières. Cependant, dans un sens plus profond, le droit qui régis-
sait ces matières demeurait un droit spirituel. Les autorités
séculières exerçaient désormais des responsabilités qui aupara-
vant avaient été qualifiées de spirituelles. Le droit des autorités

333
DROIT ET RÉVOLUTION

séculières - et, dans ce sens, un droit séculier - était spiritualisé.


Ce processus de spiritualisation du droit séculier fut facilité par
la participation des nouvelles autorités spirituelles, les princi-
paux réformateurs protestants, qui contribuèrent à promouvoir
et à rédiger la nouvelle législation.
Il se peut que de nos jours, le terme « spirituel» n'implique
plus, pour de nombreuses personnes, ce qui touche de près au
mariage, à l'instruction, à la morale et à l'aide aux pauvres. Et
évidemment, une monarchie forte, soutenue par une Église
d'État, est à présent pratiquement un anachronisme en Occi-
dent. L'influence de la Révolution allemande au XVIe siècle
mérite néanmoins d'être retenue non seulement par les histo-
riens et philosophes, mais par tous ceux qui s'intéressent au
droit contemporain en rapport avec la vie familiale, l'éducation
et la sécurité sociale: ce sont là des matières que nos autorités
séculières, succédant à cet égard aux autorités séculières luthé-
nennes en Allemagne au XVIe siècle, se doivent de prendre à
cœur.
Deuxième partie

La Révolution anglaise
et la transformation du droit anglais
au XVIIe siècle
CHAPITRE VII

La Révolution anglaise
1640-1689

La Révolution anglaise de 1640-1689 fut, comme la Révolu-


tion allemande de 1517-1555, une révolution européenne. Ce
fut la réaction à une crise nationale, mais aussi européenne.
Cette Révolution eut d'ailleurs des répercussions importantes
dans d'autres pays européens. On ne peut dès lors la comprendre
simplement en terme d'histoire anglaise. Sans doute, les Révo-
lutions allemande et anglaise ont été des bouleversements natio-
naux, qui reflétaient et finalement refaçonnaient le caractère
national de l'Allemagne et de l'Angleterre, mais elles reflétaient
aussi et refaçonnaient le caractère de l'Europe.

La crise européenne du XVIIe siècle

Le caractère européen de la Révolution anglaise a été éclipsé


- jusqu'à ces dernières décennies - du fait que l'historiographie
anglaise a surtout insisté sur ses aspects spécifiquement anglais,
en ignorant largement les aspects que l'on retrouve également
l
dans plusieurs pays européens . Cette propension à une
approche insulaire n'a été que partiellement corrigée par
l'émergence d'une école d'historiens qui ont étudié ce que
H. R. Trevor-Roper a appelé, en 1959, « la crise générale du

337
DROIT ET RÉVOLUTION

2
XVIIe siècle ». Bien que Trevor-Roper ait correctement décrit
cette crise comme une contestation - en Angleterre comme
ailleurs - de la monarchie absolue, il a surtout mis en avant un
aspect de cette contestation: l'opposition de la noblesse fon-
cière (issue des « campagnes », « the country ») à l'administration
royale (représentée par la « cour» au sens large, « the court »).
Cependant, il convient d'avoir à l'esprit une vision plus large de
la crise générale européenne si l'on veut saisir le rapport de
celle-ci avec la Révolution anglaise3 .
La crise était en partie une crise religieuse, en partie une crise
politique et en partie une crise socio-économique. La crise reli-
gieuse était une conséquence de l'échec de voir se réaliser les
espoirs nés du compromis conclu en Allemagne lors de la Paix
d'Augsbourg en 1555 et d'autres compromis parallèles qui
avaient été conclus en France, en Angleterre et ailleurs en
Europe dans le courant du XVIe siècle. La Paix d'Augsbourg
reconnaissait à chacun des princes territoriaux en Allemagne le
pouvoir d'établir la religion dans son territoire - le choix étant
toutefois restreint au catholicisme et au luthéranisme. L'exclu-
sion des calvinistes devint une source de conflits intenses, alors
que le calvinisme se propageait dans le Saint Empire au cours
du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. D'autre part, il arrivait
de temps en temps qu'un prince protestant accède au pouvoir
dans une principauté catholique (ou inversement), ce qui don-
nait immanquablement lieu à de vives controverses. Plus grave
encore était le défaut d'une règlementation adéquate dans la
Paix d'Augsbourg permettant d'assurer aux minorités protes-
tantes et catholiques le droit d'exercer leur propre culte dans les
territoires où la religion opposée prévalait. Dans d'autres pays
européens où le principe fut adopté - selon lequel la religion du
prince serait la religion exclusive dans son territoire (cujus regio,
ejus religio) -, on constate des sources de tensions comparables.
Les Pays-Bas, qui relevaient de la souveraineté de la Couronne
espagnole catholique, étaient de facto nettement divisés entre
provinces catholiques et protestantes (principalement calvinistes)4.
Dans le royaume catholique de France, suite à une série de
guerres de religion, l'Édit de Nantes promulgué par Henri IV
en 1598 assurait une protection à l'égard des huguenots (la plu-
part calvinistes), tandis qu'en Angleterre, sous le règne de la reine
Élisabeth (1558-1603), une tolérance de facto était observée à

338
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

l'égard des courants modérés du puritanisme calviniste au sein


de l'Église anglicane et vis-à-vis de l'exercice privé du culte
parmi les catholiques. La situation religieuse dans ces deux
pays, comme en Allemagne, demeurait néanmoins extrêmement
tendue: au XVII" siècle, ces tensions provoquèrent une série de
guerres de religion sur l'ensemble du continent européen, que
l'on désigne globalement par l'expression « guerre de Trente
Ans » (1618-1648). En France, les persécutions des protestants
reprirent et aboutirent à la révocation de l'Édit de Nantes en
1685. En Angleterre, la Couronne s'en prit aux puritains qui
finirent par se révolter et provoquèrent une guerre civile.
La crise religieuse allait de pair avec une crise politique à
l'intérieur de chacun des grands ordres politiques qui consti-
tuaient l'Europe, et avec une crise politique internationale
opposant ces puissances entre elles. À l'intérieur des différents
ordres politiques, il y avait une tension continuelle entre le
principe de la monarchie absolue et le principe de la monarchie
constitutionnelle. Dans l'Allemagne du XVIe siècle, les pouvoirs
du prince luthérien étaient limités, d'une part, par les prescrip-
tions de la conscience chrétienne, renforcées par les admoni-
tions pastorales, et, d'autre part, par le corps des conseillers
supérieurs, l' Obrigkeit, lui aussi soumis à la conscience chré-
tienne tout en partageant la souveraineté avec le prince. Dans
d'autres pays, les protestants tentèrent d'établir des restrictions
analogues aux pouvoirs du prince, le plus souvent sans y par-
venir. Même dans les pays catholiques l'Église fut progressive-
ment subordonnée à l'autorité royale et une doctrine de la
monarchie absolue s'y développa. Le monarque « absolu» (du
latin absolu tus) était le législateur suprême dans son royaume, et
il était en même temps « absous» de toute subordination aux
lois humaines, y compris à sa propre législation. Il était censé
être soumis à une obligation morale d'obéir au droit divin et au
droit naturel, mais il n'existait par définition aucun moyen ins-
titutionnel pour le contraindre à respecter cette obligation.
Dans le courant du XVIIe siècle, la doctrine de la monarchie
absolue fut de plus en plus contestée, d'abord par les représen-
tants du calvinisme international, qui prônaient un principe
aristocratique du pouvoir politique opposé au principe monar-
chique de gouvernement 5, ensuite par les représentants de la
noblesse foncière et d'autres classes de la société qui subissaient

339
DROIT ET RÉVOLUTION

l'oppression réelle ou imaginaire que leur infligeaient les cours


royales et leurs administrations. Dans les années 1640 et 1650,
plusieurs pays européens furent touchés par des révoltes anti-
monarchistes qui reflètent plus ou moins la Révolution anglaise
menée par le Parlement contre la Couronne, mais ces révoltes
sur le continent n'atteignirent en général pas la même enver-
gure, et la plupart se soldèrent par un échec.
La crise religieuse et ces différentes crises politiques internes
étaient toutes liées à la crise internationale qui ébranla l'Europe
au XVIIe siècle. La guerre de Trente Ans fut une guerre civile
européenne, affectant directement le Saint Empire, les princi-
pautés allemandes individuelles, la Suède, le Danemark, la
Pologne, la France, l'Espagne et les Pays-Bas. Même les pays
qui ne furent pas directement impliqués dans les conflits mili-
taires, comme l'Angleterre, en furent eux-mêmes profondément
affectéé. Les alliances se retournaient continuellement selon
que les inimitiés religieuses coïncidaient ou étaient en conflit
avec les inimitiés politiques. Certains protestants étaient plutôt
en faveur de la monarchie constitutionnelle, comme on en
trouve des exemples dans quelques principautés luthériennes,
d'autres d'un régime républicain, comme dans les Pays-Bas sep-
tentrionaux ou en Suisse, tandis que certains catholiques étaient
en faveur du régime de la monarchie absolue. De même, cer-
tains protestants étaient plutôt en faveur d'une confédération de
princes au sein de l'Empire, tandis que certains catholiques
penchaient davantage pour une union centralisée. Ces positions
n'étaient toutefois pas invariables: il y avait des protestants
absolutistes et des catholiques constitutionnalistes comme il y
avait des catholiques (con)fédéralistes et des protestants centra-
listes. Les guerres qui s'ensuivirent se focalisèrent d'ailleurs sur
une lutte dont l'objet se résumait à une question de puissance
- ce qu'à l'époque on appelait « raison d'Etat 7 ».
La crise politique internationale fut finalement réglée en
1648 par la Paix de Westphalie, qui affirma la souveraineté et
l'égalité de chaque principauté dans l'Empire et de chacun des
États européens concernés. La Paix de Westphalie établit le fon-
dement juridique formel du système moderne des États euro-
péens, dans lequel chaque État acquiert son statut par son
adhésion au système. La Paix accorda également aux catho-
liques, luthériens et calvinistes dont la religion différait de celle

340
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

qui avait été établie par le pouvoir politique la liberté de


conscience, le droit au culte privé et le droit à émigrer. Cepen-
dant, dans les territoires sous la domination des Habsbourg,
même une telle tolérance limitée ne fut pas accordée aux sujets
non catholiques. Dans l'Empire allemand, la Diète (Reichstag)
accrut ses pouvoirs à l'égard de l'empereur et des princes-
électeurs; à partir de 1663, elle siégea de façon permanente à
Ratisbonne 8 •
La dimension socio-économique de la crise européenne du
XVIIe siècle était directement liée au système de gouvernement
qui s'était généralisé au XVIe siècle, et dont l'exercice était confié
à des agents royaux qui devaient leur position, leur influence et
leur fortune avant tout à la volonté du monarque, plutôt que,
comme cela avait été le cas au XV" siècle et auparavant, à leur
position ecclésiastique ou à leur appartenance à un lignage féo-
dal. Dans le système précédent, les pouvoirs du monarque
avaient été limités et avaient été tenus en équilibre par l'Église,
la noblesse féodale et les villes. La plupart des revenus du
monarque provenaient de ses propres terres ou de celles relevant
de la Couronne, de droits perçus à l'importation de marchan-
dises et des droits prélevés au profit du roi en tant que suzerain
féodal. Au XVIe siècle, dans la plupart des pays européens,
l'Église, la noblesse féodale et les villes furent progressivement
soumises au contrôle du souverain. Dans plusieurs pays, une
nouvelle classe de grands propriétaires fonciers sans attaches
féodales apparut, dès lors que les petites propriétés agricoles
étaient prises dans un mouvement de concentration et que la
vente et l'acquisition de la propriété foncière était de moins en
moins soumise aux restrictions féodales. En même temps, le
coût financier des opérations de guerre connurent une augmen-
tation spectaculaire du fait que les levées féodales étaient rem-
placées par des mercenaires, que la taille des armées augmentait
et que les campagnes militaires devenaient à la fois plus fré-
quentes et plus longues. Pour financer leurs guerres, les
monarques hypothéquaient les terres de la Couronne, et les per-
daient en cas de défaite. La diminution des revenus provenant
de ces terres obligea les monarchies à imposer de plus en plus
lourdement les grands propriétaires et les marchands, ce qui,
dans certains pays, attisa proportionnellement la rancœur de
ceux-ci envers les conseillers royaux entourant le monarque et

341
DROIT ET RÉVOLUTION

envers les agents royaux chargés d'exécuter son agenda poli-


tique. En Angleterre, au XVIIe siècle, le conflit exprimé par
l'opposition entre court et country entraîna la Révolution
anglaise9•
En France, aux Pays-Bas et en Espagne, on assiste à des mou-
vements parallèles, mais de moindre ampleur. Ainsi, en France,
la Fronde des années 1648-1653 consista en une série de
révoltes dirigées contre le roi et son principal conseiller, le car-
dinal Mazarin : vouées à l'échec, ces révoltes avaient été large-
ment fomentées par différents groupes de l'aristocratie foncière
française. Dans ce conflit, chaque camp invoqua l'exemple de la
révolution contemporaine que poursuivait la noblesse foncière
en Angleterre 10. En 1640, l'aristocratie catalane s'insurgea
contre le régime du roi d'Espagne Philippe IV et, la même
année, l'aristocratie du POrtugal mena elle aussi une révolte qui
aboutit à une nouvelle indépendance du paysll. Bien que cha-
cune de ces révoltes ait présenté des traits qui lui sont propres,
et qu'une seule, la révolte portugaise, fût victorieuse, elles repré-
sentent toutes, du moins en partie, une lutte de classes opposant
une noblesse foncière à une monarchie absolue déterminée à
poursuivre des guerres dont le coût excédait ses ressources. En
Allemagne, cette lutte de classes entre propriétaires fonciers et
l' Obrigkeit fut très tôt éclipsée par les hostilités religieuses et
politiques opposant les principautés allemandes.
Si l'on évoque les dimensions socio-économiques à grande
échelle de la crise générale en Europe au XVII" siècle, la question
se pose: quelles en furent les causes économiques spécifiques?
Un grand historien anglais marxiste a décrit la crise de la pre-
mière moitié du XVIIe siècle comme la dernière phase de la tran-
sition générale d'une économie féodale à une économie
capitaliste, dont les symptômes furent notamment une démo-
graphie en baisse, une diminution du volume du commerce et
·
un ra1entlssement de l"expanSIOn outre-mer. 12 Pourtant, ces

formes de déclin ne se vérifient pas partout en Europe, et


l'Angleterre ~arvint en général à éviter de grandes difficultés
économiques 3. Nous examinerons ces facteurs dans le contexte
de la Révolution anglaise à l'occasion d'un chapitre subséquent.
À ce stade-ci, il suffit de remarquer qu'aucun de ces facteurs
n'est suffisamment important pour expliquer l'ampleur de la
crise et des changements politiques et religieux qui se produisi-

342
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

rent. Néanmoins, l'importance accrue des classes non féodales


et non ecclésiastiques de grands propriétaires fonciers et la résis-
tance de ces classes aux pressions financières de la monarchie
doivent en effet être envisagées - si on les associe aux facteurs
religieux et politiques - comme un aspect majeur de la crise
générale.
Que la Révolution anglaise fut une réaction à la crise euro-
péenne, et non seulement à une crise anglaise, et qu'elle eut des
répercussions à l'échelle européenne, en témoigne la manière
dont cette révolution fut perçue et interprétée à l'époque, tant
en Angleterre qu'ailleurs en Europe. « C'est une époque de
convulsions », déclarait en 1643 Jeremiah Whittaker devant la
Chambre des Communes, « et ces convulsions sont univer-
selles: dans le Palatinat, en Bohème, en Allemagne, en Cata-
logne, au Portugal, en Irlande, en Angleterre I4 ». En 1653, le
comte italien Birago Avogadro publia un livre qui se fondait sur
les rapports publiés dans des bulletins d'information, et dans
lequel il traite des « révoltes politiques» de la décennie précé-
dente en Catalogne, au Portugal, en Sicile, en Angleterre, en
France, à Naples et au Brésil 15 • En 1651, on rapporte que l'ami-
ral anglais Robert Blake, représentant le gouvernement de
Cromwell en Espagne, avait proclamé sur la place publique de
Cadiz que, à la lumière de l'exemple anglais, tous les royaumes
allaient mettre fin à la tyrannie et devenir des républiques.
L'Angleterre en était déjà à ce stade; la France suivait dans ses
pas; quant aux Espagnols, plus lents à prendre le pas en raison
de leur gravité naturelle, Blake leur accordait une dizaine
d"annees avant qu '·11 s n 'Cf:
errectuent leur propre revo
' 1unon
. 16 .

La périodisation de la Révolution anglaise


et son caractère révolutionnaire

Pour l'historiographie anglaise conventionnelle, les événe-


ments qui se déroulèrent en Angleterre de 1640 à 1689 ne
constituent pas une révolution au sens propre du terme. Le
tableau officiel des années de règne du royaume d'Angleterre,
qui sert de référence à la datation des lois anglaises, fait com-
mencer le règne de Charles II à la date du 30 janvier 1649,

343
DROIT ET RÉVOLUTION

lorsque son père fut exécuté: 1'« interrègne» de 1649 à 1660,


durant lequel Oliver Cromwell, puis, brièvement, son fils
Richard Cromwell, gouvernèrent en tant que Lords Protectors,
alors que l'héritier du roi exécuté résidait sur le continent, est en
tant que tel entièrement passé sous silence. Plusieurs historiens
anglais ont adopté l'expression « Révolution puritaine» pour se
référer à la période de 1640 à 1660, mais d'autres refusent d'y
reconnaître les caractéristiques d'une révolution, et certains
insistent même pour qualifier la période (à l'instar de ceux qui,
à l'époque, s'y opposaient) de «Grande Rébellion» (Great
Rebellion) 17.
La période de 1660 à 1688 est généralement désignée comme
celle de la Restauration (Resto ration) , comme c'était déjà le cas
à l'époque, afin de marquer le retour de Charles II en Angle-
terre et ce qui constituait de fait une restauration de la
monarchie sous les Stuarts. En revanche, si, comme certains se
l'imaginent, cette période correspondait à un retour à la situa-
tion telle qu'elle existait avant 1640, cela impliquerait que la
Révolution puritaine de 1640 à 1660 eût été une aberration.
Ainsi, un historien anglais réputé affirmait, en s'attaquant à un
livre intitulé « Les causes de la Révolution anglaise» (The Causes
of the English Revolution): «Nous devons nous rappeler
qu'aucune révolution de l'ampleur attribuée à celle-ci ne s'arrêta
aussi facilement pour faire marche arrière 1B • » Si, au contraire,
on admet qu'à partir de 1640, l'Angleterre fit l'expérience d'une
véritable révolution - dans le sens où la Révolution française et
la Révolution russe furent des révolutions, et dans le sens où la
Réforme allemande du XVIe siècle et la Réforme papale du
XIe siècle furent des révolutions, c'est-à-dire des « Révolutions»
avec majuscule -, la Restauration sous les Stuarts doit sans
doute être envisagée en partie comme un pas en arrière, mais
avant tout comme un pas en avant, une nouvelle étape de la
Révolution et non une marche en arrière. En fait, sous le gou-
vernement de Charles II, certaines réformes entamées sous la
période précédente furent poursuivies et de nouvelles réformes
furent mises en chantier.
Traditionnellement, lorsque les Anglais mentionnent «la
Révolution », ils se réfèrent généralement aux événements de
1688-1689, lorsque le Parlement installa sous son contrôle une
nouvelle dynastie et fixa en termes formels les conditions selon

344
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

lesquelles cette dynastie règnerait. Cette intervention s'effectua


grâce à l'invasion de l'Angleterre par le prince Guillaume
d'Orange, à la tête d'une armée de 15000 hommes; comme
elle se déroula sans effusion de sang importante, ses partisans la
baptisèrent « Révolution Glorieuse» (Glorious Revolution)19. On
ne peut toutefois comprendre ces événements que si on les envi-
sage comme le dénouement final de la Révolution qui avait
commencé en 1640.
Comme la Révolution allemande qui l'avait précédée, la
Révolution anglaise ne parvint à s'imposer qu'à l'issue de deux
générations. Une première phase radicale fut suivie d'une
deuxième phase conservatrice, suivie à son tour d'une troisième
phase qui réussit à trouver un compromis entre les deux phases
précédentes. Les petits-enfants de ceux qui avaient combattu de
part et d'autre finirent par conclure la paix et la Révolution fut
acceptée comme un élément intégral d'un développement histo-
rique plus large et inachevé.
Ces trois phases de la Révolution anglaise - la phase puri-
taine, la phase du retour des Stuarts et l'établissement d'une
nouvelle dynastie par le Parlement - ont toutes été perçues à
l'époque comme des restaurations. La Révolution puritaine fut
perçue comme une restauration des anciennes libertés anglaises
déjà exprimées dans la Grande Charte (Magna Carta) et
d'autres lois et jugements des siècles médiévaux avant l'usurpa-
tion des pouvoirs sur l'Église et l'État par la monarchie des
Tudors et des Stuarts, plus d'un siècle auparavant. Sur le Grand
Sceau du Commonwealth, on pouvait lire en 1649: « La pre-
mière année de la liberté restaurée20 ». La restauration des
Stuarts n'était pas seulement un rétablissement de la monarchie,
mais également un rétablissement de toute une partie de la
législation parlementaire des années 1640, que la dictature de
Cromwell des années 1650 avait largement ignorée. Le terme
« Révolution» dans l'expression « Glorieuse Révolution» signi-
fie un tour complet de la roue de l'histoire jusqu'à l'époque pré-
cédant les années au cours desquelles Jacques II avait contesté
l'autorité du Parlement et avait menacé de réinstaurer le catho-
licisme romain 21 • Tout au long de la période révolutionnaire de
1640 à 1689, l'Angleterre était perçue comme allant de l'avant
tout en ayant les yeux tournés vers le passé.

345
DROIT ET RÉVOLUTION

Ce conservatisme de la Révolution anglaise rappelle celui


d'autres Révolutions. Au XVIe siècle, les pasteurs et princes
luthériens entendaient restaurer l'autorité de la Bible et revenir,
par delà les pouvoirs du pape et de l'empereur, aux origines de
la Chrétienté. Aux XIe et XIIe siècles, Grégoire VII et le parti
papal avaient invoqué l'autorité d'évêques et de conciles de
l'Eglise antérieure à l'avènement de l'Empire carolingien afin de
justifier leur combat pour « la liberté de l'Église». Le mythe
d'un retour à un âge d'or révolu - de la nature, de tribus primi-
tives sans différenciation de classes - se retrouve, respective-
ment, dans l'idéologie de la Révolution française et de la
Révolution russe.
Cependant, le conservatisme de la Révolution anglaise - ou,
plus précisément, de son idéologie - dépasse le mythe d'un
retour au passé. Il comprend également le mythe d'une conti-
nuité ininterrompue. L'historiographie anglaise a préservé cette
idéologie jusqu'à une époque très récente. On la retrouve forte-
ment dans l'historiographie du droit anglais. La forte tendance,
chez de nombreux historiens anglais, à traiter la Révolution
anglaise dans une perspective insulaire va de pair avec une forte
tendance à concevoir l'histoire anglaise comme une progression
graduelle. Ces deux tendances puisent sans doute leurs racines
dans les siècles antérieurs de l'histoire anglaise, mais elles ne
reflètent pas l'état d'esprit qui prévalait dans l'Angleterre élisa-
béthaine ou celle des premiers Stuarts.
Avant 1640, le régime politique en Angleterre était celui
d'une monarchie absolue, où le roi gouvernait dans son conseil
et, à certaines occasions, dans son Parlement, lorsqu'il le convo-
quait. (Charles le, ne le convoqua en 1640 qu'après onze ans de
gouvernement personnel sans lui!) Après 1689, le régime poli-
tique était celui d'une monarchie constitutionnelle où le Parle-
ment siégeait de façon permanente et détenait l'autorité
suprême, même si le roi et son conseil conservaient encore,
moyennant le consentement du Parlement, des pouvoirs consi-
dérables, en particulier dans le domaine des affaires étrangères
et des colonies d'outre-mer. Avant 1640, la seule Église recon-
nue en Angleterre était l'Église anglicane, dont le roi, en droit
comme en pratique, était le chef suprême. Après 1689, le Parle-
ment était devenu de facto le chef de l'Église anglicane, tandis
que plusieurs Églises protestantes dissidentes étaient désormais

346
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

reconnues et ainsi légitimées, même si leurs membres étaient


frappés d'incapacité politique. Au Parlement, un système de
partis politiques - les Whigs et les Tories - se développa pour la
première fois au cours de années 1660. Pour la première fois
aussi, la Chambre des Communes avait acquis davantage de
pouvoirs que la Chambre des Pairs. La noblesse foncière (landed
gentry) avait pris la place de la noblesse titrée (nobility, aristo-
cracy, le « peerage» pour la haute aristocratie) en tant que prin-
cipale classe dirigeante du pays.
On assiste également à une transformation fondamentale et
durable du droit anglais durant cette période. Avant 1640, les
juges occupaient leur fonction selon la volonté du monarque;
après 1689, leur indépendance à l'égard de la Couronne était
reconnue et ils occupaient leur charge à vie. La plupart des
puissants tribunaux qui avaient été érigés sous le régime Tudor
en vertu d'une « justice retenue» du monarque (Prerogative
Courts), et dont la Chambre étoilée (Star Chamber) était deve-
nue le plus redoutable au début du XVIIe siècle, furent suppri-
més, les cours dites de common /aw exerçant désormais une
primauté à l'égard de toutes les autres juridictions. La common
/aw était devenue elle-même le droit constitutionnel de l'Angle-
terre. Les procédures pénales et civiles devant un jury furent
modifiées: le jury devint indépendant par rapport au juge, et de
nouvelles règles concernant la preuve et les témoins furent
introduites. Dans les domaines des droits réels, des contrats et
de la responsabilité, le droit anglais se modernisa. La doctrine
anglaise du précédent judiciaire contraignant - l'un des traits
caractéristiques de la common /aw anglaise moderne - acquit
son sens moderne.
Tout cela permet de conclure que la Révolution anglaise de
1640-1689 correspond aux critères des autres Grandes Révolu-
tions de l'histoire occidentale 22 • Elle opéra un changement fon-
damental, rapide, brutal et durable dans l'ensemble du système
social anglais. Ce changement prit plus d'une génération pour
s'enraciner. A terme, il produisit un nouveau système juridique
qui exprimait quelques-uns des principaux objectifs de la Révo-
lution. Dans ce chapitre et dans les suivants, nous montrerons
aussi que la Révolution anglaise remplit un autre critère propre
aux grandes Révolutions européennes: ce nouveau système
juridique qu'elle permit d'établir modifia la tradition juridique

347
DROIT ET RÉVOLUTION

occidentale, tout en demeurant fondamentalement dans la ligne


de cette tradition.

La première Réforme en Angleterre,


toile de fond de la Révolution anglaise

La Réforme protestante du XVIe siècle, dont la Révolution


allemande fut le produit, se développa selon des formes diffé-
rentes d'un pays à l'autre. En général, elle exaltait la fonction du
monarque, mais en Allemagne elle fut associée à l'existence de
la Ligue protestante, dont les effets transcendaient les frontières
de chacune des principautés allemandes individuelles et qui
s'opposait à l'empereur tout en demeurant ancrée dans
l'Empire. D'autre part, la Réforme en Allemagne fut fortement
associée à la révolte luthérienne contre une Église visible et hié-
rarchique, organisée selon le droit canonique. Au contraire, la
Réforme anglaise au XVIe siècle fut avant tout un mouvement
politique dont le but était de remplacer l'autorité du pape en
Angleterre par celle du monarque. Initiée par Henri VIII (qui
régna de 1509 à 1547), cette Réforme impliquait l'anglicisation
du catholicisme, tout en conservant plusieurs caractéristiques
fondamentales de la théologie et de la liturgie catholiques tradi-
tionnelles. Ce ne fut que sous le règne de son fils protestant,
Édouard VI (qui régna de 1547 à 1553), puis, après une brève
restauration catholique, sous le règne de sa fille protestante, Éli-
sabeth (1558-1603) que les monarques anglais admirent l'adop-
tion de certaines doctrines luthériennes et calvinistes dans la
théologie anglicane.
Pourtant, l'affirmation de l'autorité absolue sur l'Église angli-
cane par Henri VIII et ses successeurs représentait, comme l'a
soutenu le frand historien anglais G. R. Elton, «une véritable
révolution 2 ». En ce sens, on peut même faire état d'une Révo-
lution anglaise du xvi siècle. Cependant, il faut alors, comme le
fait Elton, comprendre la transformation de la royauté elle-
même, du Conseil royal, du Parlement et de l'organisation judi-
ciaire dans le cadre même de cette révolution. Ces aspects
seront à présent mis en avant, mais en tant que toile de fond de
la Révolution du XVII siècle. Il doit donc être clair que l'Angle-

348
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

terre a connu deux « Grandes Révolutions », la première au


XVIe siècle, la seconde au XVIIe siècle. La Réforme anglaise de
l'Église catholique au XVIe siècle était, dans une perspective
européenne, une composante de la Réforme protestante, qui
commença par la déclaration de guerre lancée par Luther à la
papauté et qui se propagea de l'Allemagne à plusieurs pays
européens et trouva dans chaque pays une résonance distincte.
L'exaltation de l'autorité du monarque anglais au XVIe siècle cor-
respondait à un phénomène européen qui était partout lié au
déclin du pouvoir papal. Il convient néanmoins de désigner
cette Révolution européenne au XVIe siècle, qui éclata d'abord
avec une vigueur formidable en Allemagne, de Révolution alle-
mande, et la Révolution européenne du XVIIe siècle, qui, elle,
éclata d'abord et pareillement avec une vigueur redoutable en
Angleterre, de Révolution anglaise. La France fut également
affectée par les Révolutions européennes des XVIe et XVIIe siècles,
mais l'expression « Révolution française» est néanmoins réser-
vée à son expérience de 1789 et des années suivantes, lorsqu'elle
fut la première nation à répondre violemment à la crise euro-
péenne du XVIIIe siècle.
Au départ, le lien entre la Réforme d'Henri VIII et la Révo-
lution allemande et le protestantisme était principalement leur
dimension monarchique et antiromaine. Pour autant, la
Réforme anglicane n'était pas, à ses débuts, le fruit des convic-
tions théologiques d'Henri VIII. En 1535, il fit décapiter Sir
Thomas More et l'évêque John Fisher, deux grandes personna-
lités, tous deux convaincus de trahison - un crime politique, et
non théologique -, parce qu'ils reconnaissaient au droit canon
de l'Église de Rome une plus grande autorité sur l'Église
d'Angleterre qu'au roi d'Angleterre. En 1533, le roi avait déjà
déclaré à l'archevêque Thomas Cranmer, un protestant
convaincu, qu'il ne reconnaissait « aucun supérieur sur terre,
sauf Dieu» et qu'il n'était pas « soumis aux lois de quelque
creature que ce solt en ce mon de».
1 • 24 D ans cet esprIt, .
Henri VIII procéda à la dissolution des monastères catholiques
et confisqua leurs biens à son usage - ce qui représentait à peu
près un quart du patrimoine immobilier en Angleterre. Bien
qu'il eût utilisé son Parlement pour réaliser ces objectifs, son
action - comme l'a même admis Elton, son principal défenseur

349
DROIT ET RÉVOLUTION

à notre époque - était « essentiellement personnelle», et non


« essentiellement parlementaire25 ».
La politique violemment anticatholique d'Henri VIII alla à plu-
sieurs reprises de pair avec une politique violemment antiprotes-
tante. En 1531, 1533 et à nouveau en 1540, il fit livrer au bûcher
d'imponants représentants du luthéranisme anglais, accusés d'héré-
sié6 . La théologie luthérienne fit néanmoins quelques progrès
en Angleterre durant cette période: des développements que le
roi toléra et peut-être même encouragea pendant de brefs inter-
ludes, lorsqu'il espérait que la faculté de théologie de Wittemberg
lui offrirait une justification de son premier divorce, ou lorsqu'il
recherchait des alliances avec des princes protestants en Alle-
magne. En 1535, la Bible de Myles Coverdale, la première tra-
duction en anglais de l'Ancien et du Nouveau Testament, fut
publiée en Angleterre; elle devait beaucoup à la version alle-
mande de Luther. En 1538, Cranmer et d'autres théologiens
anglais rencontrèrent des théologiens luthériens allemands dans
une tentative d'élaborer une doctrine religieuse commune. Après
quelque temps, le roi mit fin à ces rencontres et en 1539 il
promulgua - en renforçant cette promulgation par des exécutions
sur les bûchers ou par pendaison - une nouvelle déclaration de
foi, les « Six Articles », qui réaffirmaient des enseignements
fondamentaux du catholicisme (ou, désormais, de l'anglo-
catholicisme) 27.
Cependant, sous Édouard VI et ensuite sous Élisabeth, la
Réforme anglaise fut de plus en plus soumise à des influences
protestantes venant d'Allemagne. Les restrictions qui pesaient
sur la publication, la lecture et l'enseignement de la Bible en
anglais furent levées. Les prêtres furent autorisés à se marier. Le
premier missel anglican, le Book of Common Prayer, publié sous
Édouard VI en 1549, suivi d'une version révisée en 1552, et
dont l'auteur principal était Cranmer, était largement rede-
vable aux influences luthériennes, tout comme les Quarante-
Deux Anicles de la Foi entérinés par Édouard VI peu avant sa
mort.
La reine Marie, fille d'Henri VII qui succéda à son frère
Édouard, était catholique: conformément à la doctrine de la
suprématie royale, l'Angleterre revint dans le giron de l'Église
de Rome. Un nouveau régime de terreur fut institué et, comme
l'a noté A. G. Dickens, spécialiste de l'histoire de la Réforme

350
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

anglaise, « la population carcérale se renouvela rapidement28 ».


Au cours des cinq années du règne de Marie, 290 personnes
condamnées pour hérésie périrent sur le bûcher, parmi lesquels
Cranmer lui-même, et au moins 40 protestants moururent en
prison. Plus de 800 exilés (que l'on appelle « Marian exiles»)
s'enfuirent vers des centres protestants à l'étranger.
L'accession au trône d'Élisabeth en 1558, alors qu'elle était
âgée de vingt-huit ans, entraîna un renversement complet de la
politique suivie par sa sœur aînée et un retour à celle de son frère,
Édouard VI. En même temps, Élisabeth s'efforça d'accomplir ce
nouveau changement de cap en contenant autant que possible
toute violence. Elle convoqua immédiatement un Parlement, qui
adopta en 1559 une nouvelle loi sur la suprématie (Act of Supre-
macy), qui reconnaissait dans le souverain le « gouverneur
suprême» de l'Église anglicane, ainsi qu'une loi (appelée Act of
Uniflrmity) qui imposait à chacun, sous peine d'amende, d'assis-
ter au service religieux le dimanche, et au clergé comme aux laïcs
un rite uniforme, conforme à la seconde version du Book of
Common Prayer adoptée par Édouard VI en 1552. La qualité
essentielle de ce missel tenait à ce que l'on a appelé son « ambi-
guïté calculée». L'anglicanisme devenait ainsi acceptable aux yeux
des protestants modérés - mais non aux yeux des puritains radi-
caux -, ainsi que pour les anglo-catholiques - mais non pour les
catholiques d'obédience romaine.
Au cours des années 1570 et 1580, la menace d'une invasion
par l'Espagne catholique, combinée avec les initiatives hostiles
de la papauté, contribua à envenimer les divergences. En 1570,
le pape promulgua une bulle excommuniant la reine et incitant
ses sujets à la déposer. Cette mesure justifia l'année suivante en
Angleterre une loi imposant une amende et une peine d'empri-
sonnement à toute personne qui dirait ou chanterait la messe
catholique ou manquerait d'assister au service anglican le
dimanche. En 1582, une proclamation royale, suivie d'une loi
en 1585, déclara que les jésuites et prêtres séminaristes appré-
hendés dans les territoires tombant sous la souveraineté de Sa
Majesté seraient assimilés à des traîtres et punis de la peine
capi tale 29 •
La contestation puritaine au compromis élisabéthain au cours
des dernières décennies du XVIe siècle était une opposition pro-
venant davantage de l'intérieur du royaume, encore qu'elle fût

351
DROIT ET RÉVOLUTION

aussi fortement liée à des réseaux étrangers. Il faut toutefois


rappeler que tous ceux que l'on appelait puritains à l'époque
(mais certainement pas tous ceux que l'on appellera puritains à
une époque ultérieure) s'opposaient au compromis imposé par
la reine. La contestation la plus vive émanait des calvinistes
anglais qui, vers la fin du XVIe siècle, entendaient non seule-
ment « purifier» l'Église d'Angleterre (d'où l'expression « puri-
tains »), mais qui poursuivirent cet objectif en pratiquant et
prêchant le refus de se conformer à la liturgie anglicane, ainsi
qu'en prônant une réorganisation radicale de la gouvernance
ecclésiastique: on les appelait à l'époque les « non-conformistes»
(Nonconformists). On comptait parmi eux les presbytériens qui
contestaient l'autorité des évêques anglicans et soutenaient que
le contrôle de l'Église devait être dévolu aux « presbytères»
locaux (aux assemblées des aînés élus d'une communauté
locale, assistés du ministre du culte). On comptait également
parmi ces non-conformistes diverses sectes, désignées tantôt de
« séparatistes» (Separatists), d'« indépendantistes» (Indepen-
dents) ou de « congrégationalistes» (Congregationalists), qui
toutes rejetaient toute autorité extérieure et contestaient la légi-
timité d'une Église nationale.

Le système de gouvernement des Tudors

En Angleterre comme ailleurs en Europe, l'affermissement de


la monarchie avait précédé sa rupture - ou, dans les pays qui
restèrent catholiques, l'affirmation de son contrôle - vis-à-vis de
l'Église de Rome. Déjà timidement sous Henri VII, mais d'une
manière beaucoup plus appuyée sous Henri VIII, le roi recrutait
de moins en moins parmi son entourage l'aristocratie ecclésias-
tique et féodale, ses vassaux et ses métayers et il tirait des profits
de moins en moins importants grâce à eux. Désormais, comme
les princes allemands, il forma son propre entourage immédiat
de conseillers, nommés avant tout en raison de leur loyauté et
de leurs mérites personnels, plutôt qu'en raison de leur apparte-
nance à un lignage. En 1536, un « Conseil privé» composé de
fonctionnaires professionnels employés en permanence fut créé
à partir de l'ancienne cour royale, devenue démesurée et qui ne

352
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

se réunissait que de temps en temps. Thomas Cromwell était


lui-même le prototype du nouveau bureaucrate: fils d'un dra-
pier ou employé d'une brasserie, il était devenu juriste et avait
fait carrière dans l'entourage du cardinal Wolsey, avant
d'entrer au service du roi. Le Conseil privé comptait une ving-
taine de membres, principalement des agents employés par la
Maison du Roi (notamment l'agent chargé du contrôle des
finances, le maître-chambellan, le trésorier de la Maison royale)
ainsi que des « grands commis» de l'État (comme l'archevêque
de Cantorbéry, le Chancelier, le Trésorier, l'Amiral et quelques
autres). Les membres du Conseil privé disposaient eux-mêmes
de leur personnel auxiliaire spécialisé, travaillant en grande par-
tie indépendamment de l'organisation de l'entourage personnel
constituant la Maison du Roi. L'ancien système de gouverne-
ment concentré autour de la Maison du Roi, qui avait fonc-
tionné pendant plusieurs siècles, était ainsi remplacé par un
système encore rudimentaire de Conseil de ministres (Cabinet)
s'appuyant sur quelques administrations plus ou moins spéciali-
sées. Ce nouveau système était l'équivalent anglais de l' Obrigkeit
en Allemagne.
La transformation du système de gouvernement alla de pair
avec une transformation du rôle et des tâches du Parlement.
Auparavant, le Parlement avait parfois administré la justice au
nom du roi dans des causes importantes. Parfois, il avait aussi
exercé des fonctions législatives. Cependant, son rôle principal
avait consisté à voter les impôts destinés à soutenir la Couronne
(en particulier lors de l'avènement d'un nouveau monarque) et
à adresser des pétitions à la Couronne afin que le roi remédie à
certains objets de plaintes. Le Parlement n'était pas encore une
institution permanente, et en ce sens il faut parler pour cette
période de «Parlements» au pluriel, chaque «Parlement»
constituant une entité en soi, convoqué et dissous selon la
volonté du monarque. Un Parlement comprenait une Chambre
des Pairs (House of Lords), dont les membres provenaient du
haut-clergé (évêques et abbés) et de l'aristocratie héréditaire, et
une Chambre des Communes (House of Commons), où sié-
geaient deux représentants par ville (borough) et comté (shire).
Ce caractère temporaire des Parlements et leur dépendance à
l'égard du monarque ne changea pas fondamentalement au
cours du XVIe siècle. En général, la Couronne convoquait un

353
DROIT ET RÉVOLUTION

Parlement tous les deux ou trois ans et terminait sa session


après deux ou trois mois 30 • Durant les quarante-cinq années de
son règne, la reine Élisabeth ne convoqua que dix Parlements,
dont la durée totale des sessions atteignit à peine cent quarante
semaines: en moyenne, une session de quatorze semaines tous
les quatre ans et demi! Malgré cet ascendant de la Couronne
sur les Parlements au XVIe siècle, la monarchie devait davantage
faire appel à son soutien en tant qu'instrument de la volonté
nationale, afin que les mesures visant à mettre en œuvre des
pouvoirs et des initiatives monarchiques considérablement ren-
forcés paraissent plus acceptables à la nation dans son ensemble.
Parallèlement au déclin des pouvoirs des grandes dynasties féo-
dales, reflété dans la transformation du Conseil du Roi en une
administration publique professionnelle, et parallèlement à la
nationalisation de l'Église, une unification politique de l'Angle-
terre prenait forme. La monarchie s'émancipait de différentes
contraintes qui lui étaient imposées par des intérêts concurrents
au sommet de l'État, mais en même temps, elle se trouvait plus
vulnérable vis-à-vis des résistances manifestées par des groupes
d'intérêts qui opéraient au-dessous du sommet.
Les parlements de l'époque Tudor exerçaient encore une
fonction judiciaire dans certains types de causes, et ils étaient
parfois désignés de « Haute Cour du Parlement » (High Court of
Parliament). Leur fonction consistait aussi à accorder des aides
et à recevoir des pétitions visant à redresser des injustices.
Cependant, leur occupation principale consista désormais à
légiférer. Cette législation était toutefois à certains égards très
différente de celle qui se développa au siècle suivant. Cela
s'explique en premier lieu du fait qu'à l'époque des Tudors, le
monarque était le « chef» de chaque parlement. Au XVIe siècle,
les parlements n'étaient pas encore perçus comme des institu-
tions qui s'opposaient au pouvoir exécutif de la Couronne, ou
appelés à restreindre ce pouvoir. Au contraire, le roi était censé
gouverner « en son Conseil dans son Parlement». En second
lieu, les parlements n'étaient pas les seules institutions à exercer
des tâches législatives. Le roi seul, ou le roi en son Conseil (mais
sans le Parlement), pouvait promulguer des lois et il exerça
effectivement cette prérogative. De telles lois étaient appelées
« proclamations» (proclamations, au lieu de statutes), mais elles
étaient reconnues comme lois et appliquées par les tribunaux,

354
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

ainsi que par les agents de la Couronne, et elles étaient sanc-


tionnées par des peines civiles et criminelles. Durant les quelque
cinq cents mois, sous le règne d'Élisabeth (sur un total de cinq
cent quarante), où aucun Parlement ne siégea, la reine promul-
gua plusieurs centaines de ces lois. En théorie, une loi adoptée
par un Parlement ne pouvait être modifiée que par un Parle-
ment, mais aucun Parlement ou aucun tribunal sous le régime
Tudor ne contesta jamais la validité d'une proclamation
royale 31 •
Les monarques Tudors transformèrent ainsi le Conseil du
Roi et les Parlements en instruments efficaces de la politique
royale. Parallèlement, ces monarques transformèrent l'organisa-
tion judiciaire par la création de nouveaux tribunaux qui, d'un
côté, étaient censés être mieux adaptés pour traiter des nouvelles
difficultés politiques et économiques auxquelles l'Angleterre
était confrontée, et, de l'autre, étaient plus directement respon-
sables devant la volonté royale que ne l'étaient les cours tradi-
tionnelles de la common law. Ces nouveaux tribunaux étaient
séparés du Conseil privé, qui intervenait lui-même fréquem-
ment comme instance judiciaire. Ils comprenaient la Cour de la
Chambre étoilée (Court ofStar Chamber), la Cour des Requêtes
(Cour of Requests) , la Cour des Marches (Court ofMarches) et la
Cour de la Haute Commission (Court of High Commission).
Une nouvelle Haute Cour de l'Amirauté (High Court ofAdmi-
ralty) fut également créée. D'autre part, la juridiction du Chan-
celier fut désignée comme la Haute Cour de la Chancellerie
(High Court of Chancery) et ses compétences furent fortement
étendues 32 • Ces nouvelles « hautes» cours de justice - toutes
considérées comme des Prerogative Courts, sauf les Cours de
l'Amirauté et de la Chancellerie - étaient imprégnées d'influences
romanistes: elles fonctionnaient dans une certaine mesure
(mais certainement pas entièrement) selon les doctrines et pro-
cédures dérivées en partie du droit canonique traditionnel de
l'Église catholique romaine et en partie du droit romain séculier
tel qu'il avait été étudié depuis plusieurs siècles dans les univer-
sités européennes, notamment à Oxford et à Cambridge, et qui
faisait au XVIe siècle l'objet d'une nouvelle systématisation par-
tout en Europe.

355
DROIT ET RÉVOLUTION

Tensions et signes précurseurs de changements

L'accession de Jacques Stuart, roi d'Écosse, au trône anglais en


1603 n'a pas constitué un bouleversement dans le caractère du sys-
tème anglais de gouvernement. Cependant, son règne et celui de
son fils Charles lef furent marqués par des changements substantiels
des conditions politiques, économiques et sociales sur lesquelles ce
système s'appuyait. Les tensions entre puritains et anglicans et,
parallèlement, entre country et court s'intensifièrent progressive-
ment. D'autre part, dès le début du règne de Jacques lef, certains
aspects du gouvernement royal furent contestés aussi bien par la
Chambre des Communes que par les juges des cours de common
law. Ces critiques amenèrent Jacques lef à expliquer systématique-
ment - et, plus tard, à publier dans un livre - une théorie de la
monarchie absolue que ses prédécesseurs avaient sagement réservée
à une pratique davantage implicite et équivoque. Certains histo-
riens estiment qu'il ne faut pas exagérer ces tensions et ces conflits,
surtout pour la période antérieure à 1629 33 . Il est certain que la
guerre civile, durant laquelle ils culminèrent en 1642, eût pu être
évitée et qu'un compromis eût pu être obtenu si les parties s'étaient
de part et d'autre montrées plus raisonnables. Avant la rupture
finale entre le Parlement et la Couronne, les opposants à la
monarchie absolue ne se voyaient d'ailleurs pas (à quelques excep-
tions près) comme des sujets déloyaux envers le roi : ils entendaient
seulement le convaincre d'accepter ce qu'ils considéraient exprimer
les restrictions constitutionnelles traditionnelles de son pouvoir.
Tout au long des règnes des premiers Stuarts, les principaux
conflits opposant la Couronne aux Parlements concernaient les
impôts. En succédant à Élisabeth, Jacques lef se trouva confronté
à une dette considérable de 400 000 livres. En 1606, cette dette
avait atteint un montant de l'ordre de 700 000 livres. En se fon-
dant sur son droit (relevant de la Royal Prerogative*) de règle-
menter le commerce extérieur, le roi leva des impôts

* La Prérogative royale (Royal Prerogative) désigne les droits et pouvoirs qui ne peu-
vent être exercés exclusivement, en vertu de la common law, que par la Couronne
anglaise. De nos jours, cet exercice relève du gouvernement (dans quelques cas seule-
ment du monarque personnellement). La Prérogative royale est subordonnée, depuis
la fin du XVII' siècle, à la suprématie du Parlement: celui-ci peut abroger ou modifier
tout droit ou pouvoir attribué à la Prérogative royale. La Prérogative royale ne peut

356
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

extraordinaires sur les importations et exportations (des taxes


qualifiées d'impositions) qui allaient au-delà des droits de
douane habituels (traditionnellement qualifiés de tunnage and
poundage) qui étaient accordés par le premier Parlement pour
toute la durée du règne34 . Lors de la session parlementaire de
1610, le roi fit savoir aux représentants qu'ils ne devaient pas
débattre de ses droits de lever des impositions. Sur ce, la
Chambre des Communes adopta une pétition affirmant ses
droits « de débattre librement sur toutes les questions qui por-
taient légitimement sur ce sujet35 ». On parvint à un compro-
mis, mais avant qu'il ne fût entériné par voie législative,
Jacques 1er annonça la dissolution du Parlement. Convoquée à
nouveau en 1614, la Chambre des Communes adopta une pro-
position déclarant que toutes les « impositions» étaient
contraires au droit et refusa de voter les revenus issus d'impôts
directs (qualifiés de supply) aussi longtemps que le roi n'aurait
pas fait droit à cette revendication et à d'autres griefs. À nou-
veau, la réaction de Jacques 1er fut de déclarer la dissolution du
Parlement j ensuite, il fit emprisonner plusieurs représentants à
la Tour de Londres en raison des discours jugés « indécents»
qu'ils avaient adressés aux Communes.
L'exercice des droits relevant de la Royal Prerogative fit durant
cette même période l'objet d'attaques venant d'une tout autre
direction: les juges des cours de Plaids communs (Common Pleas)
et du Banc du Roi (King's Bench). Ces deux tribunaux, ainsi que
la Cour de l'Échiquier (Court of Exchequer) , avaient été les pre-
mières cours royales autonomes créées à partir du Conseil du Roi
au xne siècle. Aux siècles suivants, ils furent désignés comme tri-
bunaux de common /aw pour les distinguer des juridictions ecclé-
siastiques, seigneuriales, féodales, urbaines et commerciales, ainsi
que de la juridiction extraordinaire du Chancelier jugeant en
« équité», développée aux XIV" et xV siècles. Au XVIe siècle, les
juges de common /aw, confrontés au transfert d'une part substan-
tielle des affaires judiciaires du pays au profit des Prerogative
Courts et aux tribunaux réorganisés de l'Amirauté et de la Chan-
cellerie, avaient développé les moyens d'adapter leurs doctrines et

donc pas être étendue à de nouvelles attributions (à terme, soit elle sera maintenue
dans son état actuel, soit, plus vraisemblablement, sera-t-elle progressivement réduite,
au fur et à mesure qu'elle fait J'objet d'une intervention législative).

357
DROIT ET RÉVOLUTION

procédures traditionnelles aux nouvelles circonstances, et, lorsque


l'occasion s'y prêtait, de défendre leurs compétences vis-à-vis des
empiètements par d'autres tribunaux royaux. D'autre part, à cette
époque, la rivalité entre les cours de common /aw et les Prerogative
Courts avait été maîtrisée et contenue dans des limites relative-
ment strictes quant à la portée de leurs compétences respectives,
grâce notamment à l'acceptation, par les cours de common /aw, de
reconnaître la politique royale qui favorisait la primauté des Pre-
rogative Courts dans les causes où se présentait apparemment un
conflit de juridictions.
Sous le règne de Jacques 1er , ces rivalités juridictionnelles du
XVIe siècle se transformèrent en un véritable conflit opposant les
juridictions, les douze juges des cours des Plaids communs et du
Banc du Roi, parmi lesquels Sir Edward Coke joua un rôle pré-
éminent, s'efforçant de contrôler la détermination des compé-
tences des différentes Prerogative Courts, ainsi que de la Haute
Cour de l'Amirauté et de la Haute Cour de la Chancellerie. Dans
une série de jugements rendus entre les années 1606 et 1616, en
sa position de premier juge des Plaids communs, puis du Banc du
Roi, Coke proclama la primauté de la common /aw comme un
principe fondamental de l'ancienne tradition anglaise. Il finit par
contester au roi lui-même le pouvoir de restreindre la faculté des
cours de common /aw de définir leurs propres compétences. En
1616, après une confrontation personnelle spectaculaire entre le
roi et le juge, Jacques 1er démit Coke de ses fonctions. L'affirma-
tion par celui-ci de l'indépendance des cours de common /awet
de leur primauté à l'égard des Prerogative Courts contribua à foca-
liser l'attention sur l'une des principales questions qui fut débat-
tue et tranchée au Parlement et, ensuite, sur les champs de
bataille de la guerre civile: la question de l'absolutisme royal. Au
cours des années 1640, le puritain radical John Lilburne se ren-
dait aux Communes en tenant d'une main la Bible et de l'autre
les recueils de décisions (Reports) de Coke.
Coke parvint à rentrer dans les grâces du roi et fut élu au Par-
lement en 1621, où il présida le Comité des Griefs à la Chambre
des Communes et mena les premières escarmouches du combat
de la Chambre visant à établir son indépendance. Lors de l'acces-
sion de Charles 1er en 1625, les tensions entre le Parlement et la
Couronne s'aggravèrent. Le Parlement refusa d'accorder les
impôts qui étaient traditionnellement consentis pour la durée

358
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

d'un nouveau règne. Le nouveau roi eut recours à des emprunts


obligatoires, faisant incarcérer ceux qui refusaient de s'y sou-
mettre36 • La session parlementaire de 1628 commença par des
délibérations critiquant les violations par le monarque de la
« liberté du Sujet dans sa Personne» en raison des emprunts
forcés et des emprisonnements subséquents. La Chambre des
Communes adopta à l'unanimité une résolution condamnant
tout emprisonnement sans cause légitime, le déni du mandat
d' habeas corpus, le refus de mise en liberté provisoire sous caution,
la levée d'impôts sans autorisation du Parlement, le cantonne-
ment de soldats dans les habitations privées, les procédures som-
maires en vertu de la loi martiale, ainsi que d'autres mesures
imposées par le roi et le Conseil privé afin de contraindre à sous-
crire aux emprunts forcés. Ces griefs furent réitérés dans un acte
solennel, dit Petition of Right, rédigé par Coke, dont l'objet était
d'obtenir du roi une déclaration assurant qu'à l'avenir aucune
violation des droits et libertés mentionnés dans la Petition ne
serait perpétrée par le roi ou ses agents. Après avoir beaucoup
hésité, Charles 1er finit par ratifier l'acte - selon les formes juri-
diques requises par la Chambre des Communes -, mais en souli-
gnant qu'il ne renonçait à aucun de ses pouvoirs fondés sur la
Prérogative royale. En interprétant la Petition of Right de 1628,
les cours n'admirent son applicabilité qu'à l'égard des matières
qui y étaient expressément traitées, sans y reconnaître la déclara-
tion de quelque nouveau principe constitutionnel37 •
De 1629 à 1640, Charles évita de convoquer un nouveau
Parlement: cet intervalle entre deux Parlements excédait ceux
qui s'étaient produits sous les règnes d'Henri VIII et d'Élisa-
beth. Le gouvernement personnel de Charles 1er se démarquait
également de ses prédécesseurs par des mesures sans précédent
visant à imposer des contributions à une population qui n'y
était guère favorable 38 , et par la poursuite d'une politique reli-
gieuse qui aliéna un nombre croissant de puritains à l'égard de
l'Église anglicane et se heurta en même temps à l'hostilité de
nombreux anglicans conventionnels. Cette période du règne fut
appelée plus tard les « Onze Années de tyrannie ".
Les impôts levés par Charles 1er choquaient probablement
moins la population dans son ensemble, ou même les classes
supérieures qui en supportaient le fardeau, que sa politique reli-
gieuse. Sous William Laud, que le roi avait nommé archevêque

359
DROIT ET RÉVOLUTION

de Cantorbéry en 1633, l'Église anglicane introduisit de nou-


velles doctrines théologiques et de nouvelles pratiques litur-
giques qui choquaient le puritanisme anglais, et dans lesquelles
on reconnaissait en outre des traits de la théologie et de la litur-
gie catholiques romaines que l'anglicanisme avait expressément
rejetés. Plus odieuse encore que ces doctrines et pratiques était à
leurs yeux la répression systématique dont étaient victimes ceux
qui s'y opposaient ouvertement. Le clergé fut soumis dans tout le
royaume à des visites d'inspection. Les clercs et laïcs qui ne se
soumettaient pas faisaient l'objet de sanctions disciplinaires impo-
sées par la Cour de Haute Commission. Certains se virent infliger
de lourdes peines par la Cour de la Chambre étoilée39 • Pour
échapper à cette répression, environ 20 000 sujets anglais émigrè-
rent vers la colonie de la baie de Massachussetts entre 1630
et 1640, et un nombre équivalent ou même plus élevé s'installa
dans la République des Provinces-Unies. Selon l'observation
contemporaine d'hommes d'église anglicans, les gens « s'enfuyaient
de l'Angleterre comme de l'ancienne Babylone ».

Le Long Parlement, la guerre civile


et le Commonwealth

Les effets combinés des crises internes et financières finirent


par mettre en évidence l'échec de la politique de Charles 1er • En
Écosse, où une grande partie de la population s'était convertie à
la théologie et ecclésiologie presbytérienne calviniste qui y avait
été introduite par John Knox au XVIe siècle, le roi voulut imposer
en 1637 un missel de type anglican. L'année suivante, l'Assem-
blée générale de l'Église d'Écosse vota le rejet de ce missel, ainsi
que la suppression complète de l'épiscopat écossais. La réaction
du roi fut d'envoyer une armée: une première expédition eut lieu
en 1639, une seconde en 1640, mais à chaque fois, les troupes
royales furent défaites. Afin de financer la poursuite de la guerre,
il convoqua un nouveau Parlement en novembre 1640. Trois
siècles plus tard, Winston Churchill jugeait que ce Parlement
- dont l'histoire se souvient sous le nom de « Long Parlement» -
fut « le Parlement le plus mémorable qui jamais siégea en
Angieterre40 ». Il ne fut formellement dissous qu'en 1659.

360
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

Le Long Parlement tira les leçons de l'échec de la Petition of


Right de 1628. Premièrement, il exigea l'élargissement et le
dédommagement de ceux qui avaient été emprisonnés par la
Chambre étoilée et par la Haute Commission. Deuxièmement,
il décida la destitution des principaux architectes des «Onze
Années de tyrannie», le comte de Strafford et l'archevêque
Laud, qui furent incarcérés à la Tour de Londres - et, plus tard,
exécutés -, ainsi que d'autres personna§es moins en vue, mais
également associés à 1'« arbitraire royal 1 ». Troisièmement, le
Parlement adopta une série de lois visant à établir son autono-
mie et à réduire la Prérogative royale. Les principales lois qui
furent toutes promulguées en 1641 étaient les suivantes:
1. La loi sur la triennalité (Triennial Act), qui prévoyait que
le délai pour convoquer un nouveau Parlement ne pouvait excé-
der trois ans et que ni l'une ni l'autre des deux chambres ne
pouvaient être renvoyées sans son consentement si elles n'avaient
siégé au moins cinquante jours; une autre loi prévoyait que le
Long Parlement lui-même ne pouvait être dissous sans son
consentement. Désormais, le Parlement - l'usage d'une majus-
cule soulignant son institutionnalisation - devenait un organe
permanent de l'État au lieu d'une assemblée ponctuelle et tem-
poraire convoquée et dissoute selon le bon plaisir du roi.
2. Quatre lois interdisaient l'introduction de nouveaux types
d'impôts, limitaient la concession des droits de douane (tunnage
and poundage) à deux mois (au lieu de la durée du règne), restau-
raient les anciennes limites des forêts royales et visaient à préve-
nir «les procédures vexatoires concernant l'Ordre de la
Chevalerie». Par la suite, les droits incidents féodaux encore en
vigueur furent abolis. Ces mesures annonçaient que désormais le
Parlement entendait exercer un contrôle exclusif sur la fiscalité.
3. Deux lois supprimèrent la Chambre étoilée, la Haute
Commission et d'autres Prerogative Courts42 , ainsi que la compé-
tence du Conseil privé d'être saisi de causes civiles et pénales. Ces
mêmes lois établirent le droit d'être libéré sur la base de l'Habeas
corpus, afin de déterminer la légitimité et la légalité d'une arresta-
tion sur ordre du roi ou de Conseil privé. Ces mesures annon-
çaient que désormais les cours de common law interviendraient
comme cours souveraines dans les affaires civiles et criminelles.
Les mesures du Parlement visant à réduire les pouvoirs du roi
étaient directement liées à son opposition à la politique reli-

361
DROIT ET RÉVOLUTION

gieuse de la Couronne. Au printemps 1641, une proposition fut


déposée aux Communes ayant pour objet la suppression de
l'épiscopat « ainsi que toutes ses dépendances, racines et ramifi-
cations» (d'où son nom de « proposition des branches et
racines», Root and Branch Bilt). Malgré un soutien considé-
rable, la proposition ne fut pas adoptée. Cependant, en
novembre 1641, suite à une grande révolte catholique en
Irlande et à la crainte d'une « conspiration papiste», les deux
chambres du Parlement adoptèrent de justesse une proposition
dite la Grande Remontrance, laquelle, sans reprendre telle
quelle la proposition « des branches et racines», accusait la
Couronne de sympathies à l'égard du catholicisme romain, exi-
geait la limitation des pouvoirs des évêques de l'Église anglicane
et leur exclusion de la Chambre des Pairs, et revendiquait que
la nomination des ministres du roi fût soumise à l'approbation
parlementairé3 . Même cette critique n'attaquait pas pour
autant la légitimité de l'autorité royale, mais réclamait seule-
ment que le Parlement soit associé à son exercice. Un compro-
mis aurait donc encore pu être négocié à ce stade, si la réaction
du roi n'eût été excessive. Il expédia des officiers chargés d'arrê-
ter cinq membres influents de la Chambre des Communes sous
prétexte qu'ils auraient conspiré avec les Écossais pour soutenir
l'établissement du presbytérianisme en Écosse. Lorsque la
Chambre refusa de livrer les cinq accusés, Charles s'y rendit en
personne, flanqué de 400 hommes armés, dans le but de ,Erocé-
der à leur arrestation - mais ils étaient parvenus à s'enfuir 4. Ces
événements se produisirent le 2 janvier 1641/164245 • Au cours
des mois suivants, le Parlement et le roi furent en conflit
ouvert. En août, le Parlement leva sa propre armée: c'était le
début de la phase armée de la guerre civile, qui emporta
l'Angleterre de 1642 à 1646, et à nouveau en 1648.
Au cours de la première phase, particulièrement violente, de la
Révolution anglaise, les révolutionnaires s'avérèrent profondé-
ment divisés. En 1645, le Parlement adopta le presbytérianisme
comme religion nationale. Cependant, la même année, un
groupe de puritains plus radicaux, dont les chefs n'étaient pas
presbytériens mais des lndependents, acquirent le commandement
de l'armée parlementaire, qu'ils appelèrent la « Nouvelle Armée
modèle» (New Model Army). Ces « Indépendants» s'opposaient
aux conseils des aînés, aux synodes et à l'Assemblée générale de

362
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

l'Église presbytérienne, favorisant au contraire une autonomie


complète des assemblées de fidèles. Un courant plus radical
encore au sein de 1'« Armée modèle )), dont les partisans sont
connus comme les Levellers (littéralement, les «niveleurs ))),
édicta une «convention du peuple)) (Agreement of the People)
qui comprenait un projet de constitution démocratique pré-
voyant d'importantes réformes juridiques et économiques,
notamment la suppression des monopoles, la réforme des lois
d'assistance aux pauvres, la baisse des impôts, la tolérance reli-
gieuse et un droit de vote élargi. En octobre et novembre 1648,
une assemblée élue constituant le Conseil général de l'Armée se
réunit à Putney. Lors des « discussions de Putney )), la « conven-
tion du peuple )) et d'autres programmes firent l'objet de longs et
sérieux débats 46. Au terme de ces réunions, une mutinerie inspi-
rée par les idées des Levellers éclata dans quelques régiments.
En janvier 1649, le Parlement, purgé de ses membres modé-
rés, institua un tribunal d'exception, la Haute Cour de Justice
(High Court ofJustice), comprenant quelque 135 commissaires,
qui jugea « Charles Stuart, roi d'Angleterre )) pour haute trahi-
son. Cinquante-neuf commissaires, parmi lesquels Oliver
Cromwell, signèrent l'arrêt prononçant la peine capitale. Le
30 janvier 1649, Charles 1er fut exécuté par décapitation. C'était
le premier procès d'un monarque dans l'histoire de l'Europe
aboutissant à une exécution47 • Sur ce, le Parlement (ne compre-
nant essentiellement plus que ses membres radicaux et connu
dès lors comme le Rump Parliament, littéralement le « Parle-
ment croupion ))) abolit la monarchie, et la Chambre des Pairs;
il transforma l'Angleterre en Commonwealth48 • Cette déclaration
clôture la première phase de la Révolution anglaise, caractérisée
par le recours aux armes et à la violence.
Au départ, le Commonwealth était gouverné - sans grande
efficacité - par un Conseil d'État, dont 31 des 40 membres sié-
geaient également au Parlement. En 1653, après quatre années
de campagnes victorieuses en Irlande et en Écosse, Cromwell
dirigea une compagnie de soldats à Westminster et imposa par
la force la dissolution du Parlement. Sa disparition, remarqua-
t-il, n'avait même pas fait aboyer un chien. Un nouveau Parle-
ment composé de 140 membres, « présentés )) par le Conseil des
Officiers de l'Armée sous la direction de Cromwell, fut appelé
le «Parlement des Saints )), ou encore le «Parlement des

363
DROIT ET RÉVOLUTION

Barebones» d'après le nom d'un de ses membres, un prêcheur


baptiste et laïque londonien, Praise-God Barebone. Ce régime
ouvrit la voie à des propositions de réformes juridiques et
religieuses radicales: le remplacement du droit séculier par la loi
de Moïse, la suppression des dîmes destinées à assurer la sub-
sistance du clergé, la légalisation des mariages civils, l'abolition
de la Chancellerie, la réduction des salaires des officiers de
l'armée, l'épuration des administrations locales. Enfin, en
décembre 1653, un grand nombre des membres plus modérés
votèrent le transfert des pouvoirs de ce Parlement à Cromwell,
qui assuma le titre de « seigneur protecteur [Lord Protector] du
Commonwealth d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande» en vertu
de la première et seule constitution écrite qu'a connue l'Angle-
terre: l'Instrument of Government rédigée par l'un de ses géné-
raux et promulgué par Cromwell lui-même. Cet acte nommait
« Oliver Cromwell, capitaine-général» Lord Protector et pré-
voyait qu'il serait assisté d'un Conseil d'au moins treize et au
plus vingt et un membres (nommés, semble-t-il, par Cromwell
lui-même) et qu'à son décès, son successeur serait élu par le
Conseil. L'acte disposait aussi que le pouvoir législatif suprême
dans le Commonwealth relevait du Lord Protector « et du
peuple réuni en parlement », et que « les lois ne [seraient] pas
modifiées [... ] ni de nouvelles lois promulguées [... ] sans
consentement commun au sein du Parlement », qu'un Parle-
ment devait être convoqué au moins une fois tous les trois ans
et devait siéger pendant au moins cinq mois. En fait, cette
constitution survécut à peine à l'élection, en 1654, du premier
Parlement élu selon ce système; elle fut ensuite rapidement
abandonnée. Jusqu'à sa mort en 1658, Cromwell gouverna
comme un dictateur, soutenu par l'armée et différentes juntes
issues de la Chambre des Communes.
Le « Parlement des Saints» était trop radical pour permettre
à Cromwell de poursuivre sa politique et celui-ci décida bientôt
de le dissoudre. Les Parlements suivants étaient toutefois trop
faibles et indécis pour soutenir efficacement sa politique; ils
furent eux aussi très vite dissous. Ainsi, l'un des deux conflits
fondamentaux qui avaient conduit à la guerre civile, le conflit
entre le Parlement et la Couronne, s'était métamorphosé en un
conflit incertain entre le Parlement et le Lord Protector. Ce
conflit paralysait les protagonistes de part et d'autre: entre

364
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

1653 et 1660, aucune loi de quelque importance ne fut pro-


mulguée et aucun changement significatif ne fut apporté au sys-
tème de gouvernement.
La politique religieuse de Cromwell fut tout autant un échec.
Il avait envisagé un système d'auto-gouvernement ecclésiastique
au niveau local, et une politique de tolérance à l'égard des
« consciences sensibles» qui souhaitaient constituer des Églises
indépendantes organisées autour des assemblées de fidèles.
Cependant, la fin du statut de religion d'État aurait privé le
clergé, à ce moment principalement presbytérien, de ses biens et
de ses ressources. Confronté au dilemme entre la liberté reli-
gieuse et la sécurité de la propriété9 , Cromwell résista aux pres-
sions des Independents qui réclamaient la suppression des
impôts officiels destinés à l'entretien du clergé. C'est ainsi que
le second grand conflit qui avait conduit à la guerre civile, celui
opposant le puritanisme à l'anglicanisme, s'était métamorphosé
en un conflit indécis entre la liberté de conscience des assem-
blées de fidèles et l'Église nationale.
Une source de faiblesse moins évidente, mais néanmoins
encore plus fondamentale que ces deux conflits, était le manque
de légitimité du régime de Cromwell. Ni le Parlement des
Saints ni ses successeurs n'étaient légitimes, le Long Parlement
élu en 1640 n'ayant jamais été formellement dissous. Cromwell
et ses conseillers avaient simplement choisi de nouveaux
membres. D'autre part, l'acte constitutionnel de 1653 (Instru-
ment of Government) qui le désignait Lord Protector, n'avait
jamais été ratifié par un Parlement, et certaines de ses disposi-
tions furent d'ailleurs ignorées d'emblée. L'exécution de
Charles 1er et la disparition d'une monarchie héréditaire créaient
un vide dans la succession légitime à la souveraineté qui ne pou-
vait être comblé. En 1657, le Parlement offrit à Cromwell la
dignité royale, mais il déclina l'offre tout en continuant de sié-
ger sur un trône et de se faire appeler « Votre Altesse ».
L'échec du Protectorat apparut à la mort de Cromwell en
septembre 1658. Son fils Richard, désigné pour lui succéder
comme Lord Protector, démissionna peu après. Sous la pression
de l'armée, les vestiges du Long Parlement se réunirent en
mai 1659 afin de voter sa dissolution et de décréter de nouvelles
élections. En avril 1660, un Parlement dit conventionnel
(Convention Parliament) - du fait qu'il n'y avait plus de roi

365
DROIT ET RÉVOLUTION

pour le convoquer - fut élu: ce Parlement invita Charles II à


rentrer de Hollande et à prendre possession du trône.

Oliver Cromwell et son héritage

Né en 1599 dans la petite noblesse, Oliver Cromwell était le


descendant d'une sœur de Thomas Cromwell, le conseiller
d'Henri VIII. Son père avait été un représentant au Parlement,
et Oliver fut lui-même élu aux Communes en 1628 et en 1640.
Au cours des premières années du Long Parlement, il fit de
nombreuses interventions et siégea dans plusieurs comités. Ce
fut toutefois en tant que chef des forces armées parlementaires
durant la guerre civile qu'il vint à jouer un rôle de premier rang,
d'abord à la tête d'un détachement de cavalerie de son comté
natal du Huntingdonshire, ensuite comme commandant en
second de 1'« Association de l'Est », plus tard encore comme
chef de la Nouvelle Armée modèle. Au terme de la première
phase de la guerre civile, il réoccupa son siège à la Chambre
des Communes, mais il reprit son commandement militaire
lors des opérations de 1648. Après ses victoires sur les forces
royalistes et écossaises, il revint à Londres où il fut l'un des
commissaires appelés à juger le roi. Ensuite, il commanda une
armée chargée d'écraser une révolte en Irlande, une tâche dont
il s'acquitta rigoureusement, et en 1650, il dirigea l'invasion de
l'Écosse.
Cromwell n'était pas un républicain doctrinaire. Il s'opposa
aux revendications démocratiques des Level/ers lors des discus-
sions de Putney et il ne se déclara contre la poursuite de négo-
ciations avec Charles 1er en 1648 que lorsque le roi eut rejeté
toutes les propositions tendant à établir une monarchie consti-
tutionnelle. Il était en revanche profondément attaché à sa foi
biblique, dans un sens calviniste, et à la liberté de conscience.
Au début des années 1630, il avait sérieusement envisagé d'émi-
grer vers la Nouvelle Angleterre afin d'échapper aux réformes
antipuritaines de l'Église anglicane engagées par Laud50 • En
1641, siégeant aux Communes, il était en faveur de la proposi-
tion dite des racines et des branches qui visait à abolir l'épisco-
pat. En même temps, il était tout autant opposé à un

366
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

presbytérianisme oppressif. En 1644, il parvint à convaincre la


Chambre des Communes d'adopter une résolution qui invitait
l'Assemblée de Westminster (une commission composée de
laïcs et de clercs qui avait été chargée d'élaborer une nouvelle
organisation ecclésiastique) « de s'efforcer de trouver les moyens
permettant dans la mesure du possible de concilier les
consciences sensibles (qui ne peuvent en toutes choses se sou-
mettre à la règle commune qui doit être établie) et la Parole de
Dieu, pour autant que la paix publique puisse le tolérer 51 ».
À l'aune de ses propres ambitions, le règne de Cromwell
durant les cinq années de son Protectorat fut un échec. Ce
serait toutefois une erreur d'en conclure que son régime n'ait
pas eu des effets personnels et institutionnels durables. D'un
point de vue institutionnel, le Protectorat fut la première expé-
rience dans l'histoire européenne d'un régime politique national
sans roi. De plus, cette expérience fut formulée dans un acte
constitutionnel écrit (1'Instrument of Government) qui entendait
séparer la branche exécutive et la branche législative, tandis
qu'une législation complémentaire prévoyait un pouvoir judi-
ciaire indépendant de ces deux branches. Le Parlement devait
être convoqué régulièrement et aucune loi ne pouvait être intro-
duite ou modifiée sans son consentement. Cependant, du fait
que les trois branches étaient subordonnées au Lord Protector, ce
système ne fonctionna pas. Un système comparable adopté par
les Stuarts sous la Restauration fit également faillite. Néan-
moins, le système constitutionnel adopté sous Cromwell conte-
nait potentiellement le principe anglais de la suprématie
parlementaire qui s'imposa plus tard, ainsi que, au siècle sui-
vant, la conception française de la séparation des pouvoirs.
Malgré son échec, l'héritage indirect de la politique religieuse
du Protectorat a été positif. La conception d'une Angleterre
sans Église nationale, c'est-à-dire d'une nation dont la vie
religieuse serait confiée à des assemblées chrétiennes locales,
bien que finalement rejetée à l'échelle nationale, fut admise
comme une alternative acceptable au niveau local. Pendant les
années 1640, le choix s'était présenté entre deux versions diffé-
rentes de l'Église d'Angleterre: la version anglicane et la version
presbytérienne, mais ce choix ne pouvait désormais plus s'impo-
ser en éliminant le congrégationalisme naissant des Églises des
« Indépendants» et des « Séparatistes». La tolérance d'Églises

367
DROIT ET RÉVOLUTION

dissidentes fut ainsi intégrée dans la constitution non écrite de


la constitution anglaise et, à terme, dans la profession non écrite
de l'Église anglicane elle-même. Le fait que Cromwell réussit à
atténuer les peines prononcées contre des dirigeants quaker,
Georges Fox et James Naylor, qui avaient été condamnés par les
Communes en tant que «blasphémateurs », est l'indication
qu'une politique de tolérance relativement large de différentes
dénominations protestantes était fondamentale aux yeux du
régime du Protectorat. Les Juifs furent également tolérés 52 •
Seuls les catholiques faisaient toujours l'objet de graves discri-
minations et, en Irlande, de persécutions féroces. En 1655,
presque trois siècles et demi après qu'Édouard le, eut ordonné
leur expulsion d'Angleterre, le Parlement du Protectorat invita
formellement les Juifs à revenir 53 •
D'autre part, certains aspects de la profonde foi biblique de
Cromwell s'enracinèrent dans la pensée religieuse et politique
anglaise. Le plus évident de ces aspects était sa conviction que
l'Angleterre était une nation « élue », un nouvel Israël, prédesti-
née par Dieu à une grandeur morale et politique. « L'une des
principales forces de Cromwell fut sa faculté de communiquer à
ses officiers et à ses hommes sa certitude inébranlable qu'ils
étaient les instruments d'un dessein de Dieu dans lequel
l'Angleterre avait un rôle spécial à jouer, comme dans une
nation élue [... ], ils étaient les troupes de choc du peuple de
Dieu 54 • » Une autre de ses forces était son aversion pour les
idéologies politiques doctrinaires, qu'elles fussent de gauche
(comme les Levelfers) ou de droite (comme les royalistes). Il
n'avait pas de projet établi pour un régime républicain. Il était
convaincu que Dieu montrerait à ceux qui croyaient en Lui
comment accomplir ce qui était juste en toutes situations.
Contrairement aux stéréotypes qui circulèrent plus tard à pro-
pos d'un prétendu dogmatisme puritain, le puritanisme de
Cromwell se caractérisait par beaucoup de pragmatisme. Il
croyait profondément en une providence divine qui guiderait
les fidèles, les élus, les « saints », selon des voies imprévisibles.
« L'homme ne parvient jamais à un état aussi élevé, disait-il,
que lorsqu'il ne sait pas où il va 55 • »
Enfin, Cromwell laissa un héritage de service de l'intérêt
public et de préoccupation pour les exclus et les laissés-pour-
compte. Dans une lettre datant de septembre 1650 adressée au

368
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

président de la Chambre, expédiée de son quartier général en


Écosse, il insistait: « Venez en aide aux opprimés, entendez les
gémissements des pauvres prisonniers en Angleterre. Prenez à
cœur de corriger les abus dans toutes les professions, et si
quelqu'un rend une masse d'hommes pauvres afin que quelques-
uns deviennent riches, cela ne convient pas à un Com-
monwealth. » Cependant, le souci des pauvres entrait souvent en
conflit avec l'idéal de dévouement à la cause publique. Ce
dévouement était un devoir du noble terrien, dont la contribu-
tion à son pays et à son peuple, était susceptible de s'opposer à
ses sentiments à l'égard des pauvres, en particulier si ces pauvres
étaient fainéants ou s'ils étaient les sujets d'une puissance enne-
mie. Ce conflit d'intérêts fut résolu sans états d'âme en faveur
de l'attachement à l'intérêt public lors de la conquête militaire
de l'Irlande par Cromwell, qu'il mena avec une cruauté barbare.
Pourtant, il regrettait sincèrement ce qu'il croyait être la néces-
sité d'une telle cruauté. Comme l'a observé Antonia Fraser, « les
pardons qu'il accorda à des prêtres et des religieux tranchaient
singulièrement avec les propos sauvages par lesquels il dénonçait
le clergé catholique dans ses déclarations ». De même, lorsqu'il
fit transférer des dizaines de milliers de presbytériens écossais en
Irlande du Nord, une opération qui nécessitait l'expropriation
de nobles catholiques irlandais afin de les y installer, « ses inter-
ventions personnelles tendaient toujours à faire preuve de pitié
à l'égard des individus 56 ».

La Restauration

À partir du retour de Charles II en 1660, la phase puritaine


de la Révolution anglaise fut effacée des annales officielles de
l'histoire anglaise. La période de 1642, lorsque la guerre civile
avait éclaté, jusqu'en 1660 était désormais appelée la « Grande
Révolte» (the Great Rebellion), et celle de 1649, à partir de
l'exécution de Charles 1er jusqu'en 1660 était appelée 1'« Inter-
règne» (Interregnum), le début du règne de Charles II étant cal-
culé à partir de 1649 au lieu de 1660. Dans la réalité, il se révéla
toutefois impossible de rétablir la situation telle qu'elle avait
prévalu sous le régime Tudor-Stuart antérieur. Pour commen-

369
DROIT ET RÉVOLUTION

cer, Charles II approuva en 1660 la remise en vigueur d'une


grande partie de la législation adoptée par le Long Parlement en
1641-1642, qui avait largement aboli la possibilité, pour le roi,
de gouverner en se fondant sur la Prérogative royale. D'autre
part, avant son retour en Angleterre, Charles II avait promulgué
la Déclaration de Breda, par laquelle il accordait « un pardon
libre et général» à tous ceux qui reviendraient à « la loyauté et
l'obéissance de bons sujets» - à l'exception de ceux que le Par-
lement déciderait de ne pas inclure dans ce pardon. Il déclara
également « une liberté aux consciences sensibles, et que nul ne
[serait] inquiété ou appelé à se justifier pour des opinions diver-
gentes en matière de religion, lorsqu'elles ne troublent pas la
paix du royaume; et que nous serons disposé à donner notre
consentement à une telle loi du Parlement qui, après mûre déli-
bération, nous sera soumise, afin qu'une telle indulgence soit
pleinement accordée». Le roi déclarait aussi qu'il laisserait au
Parlement le soin de régler les litiges patrimoniaux issus des
« nombreuses concessions et acquisitions de propriétés fon-
cières» effectuées « dans la confusion continuelle de tant
d'années et de tant de grandes révolutions ». Enfin, il se décla-
rait disposé à consentir à toute loi du Parlement tendant à com-
penser tous les arriérés dus aux officiers et aux soldats des forces
armées 57 .
Ainsi, du moins pour la forme, la notion de primauté parle-
mentaire et celle de liberté de conscience étaient reconnues,
deux notions fondamentales sur lesquelles la Révolution s'était
appuyée. À un stade ultérieur, la violation de ces principes par
Charles II, puis par son frère Jacques II, aboutit au second ren-
versement, définitif, de la dynastie des Stuarts.
Pourtant, malgré ces violations, ni Charles II ni Jacques II
n'imaginaient pouvoir revenir au statu quo ante. En renonçant
à poursuivre - ou persécuter - ceux qui avaient combattu pour
un nouvel ordre constitutionnel, ils se réconciliaient eux-mêmes
avec une politique visant à établir une harmonie relative dans
une nation qui demeurait profondément divisée. En 1660, lors
de la session du Parlement conventionnel, le roi et son principal
conseiller, le comte de Clarendon, défendirent vigoureusement
le projet de loi sur un pardon libre et général, l'indemnisation
et l'amnistie (Act of Free and General Pardon, Indemnity and
Oblivion) qui visait à mettre en œuvre le pardon promis dans la

370
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

Déclaration de Breda, en exceptant toutefois ceux qui avaient


participé à la révolte irlandaise de 1641, ainsi que les régicides,
c'est-à-dire ceux qui avaient signé l'arrêt de la condamnation à
mort ou qui avaient contribué à l'exécution de Charles 1er • En
fait des douzaines de ces régicides, treize seulement furent
condamnés à mort 58 • En matière d'indemnisation, la loi de
1660 prévoyait une action en dommages-intérêts d'un mon-
tant de 10 livres à charge de tout gentilhomme ou personne
d'un rang supérieur, et de 40 shillings à charge de toute
personne de rang inférieur, qui, au cours des trois années
suivantes, « oserait par malveillance opposer à toute autre per-
sonne quelque nom [ ... ] ou parole de reproche tendant de
quelque façon à raviver la mémoire des controverses passées ou
les circonstances qui les avaient provoquées». D'autre part,
des lois ultérieures imposèrent des sanctions sévères, notam-
ment des peines criminelles, à ceux qui ne payaient pas les
dîmes ou ne participaient pas au culte dans l'Église d'Angle-
terre.
Le retour des Stuarts entraîna non seulement la restauration
de la monarchie, mais également celle du Parlement. Pourtant,
bien que la Chambre des Pairs eût été rétablie et que les évêques
y siégeassent à nouveau, la primauté législative de la Chambre
des Communes fut maintenue, spécialement en raison de son
pouvoir d'initiative en matière de lois financières 59 • Lorsque les
tensions entre la Couronne et le Parlement s'aggravèrent à nou-
veau, deux partis rivaux apparurent - la première apparition
d'un système de partis politiques dans l'histoire européenne: les
Whigs, qui étaient les successeurs des puritains et des Roundheads
parlementaires du temps de Cromwell, les Tories, les succes-
seurs des anciens Cavaliers anglicans et royalistes de l'époque de
la guerre civile; les Whigs l'emportèrent alors sur les Tories.
Selon une anecdote, le comte de Clarendon se plaignit un jour
au roi, lui reprochant d'autoriser l'élection de trop nombreux
Roundheads à la Chambre des Communes; Charles II lui répon-
dit que s'il remplissait la Chambre de Cavaliers, en l'espace de
sept ans ils deviendraient tous des partisans du Commonwealth.
En d'autres termes, la Restauration était en un sens une contre-
révolution, mais, dans un autre sens, elle entraînait la Révolu-
tion dans une nouvelle phase. Au cours des premières années de
son règne, Charles II parvint à maintenir ces deux mouvements

371
DROIT ET RÉVOLUTION

- l'un réactionnaire, l'autre progressiste - dans un équilibre ins-


table mais paisible. Plus tard, et en particulier sous le règne de
son frère, le mouvement contre-révolutionnaire prit le pas, ce
qui eut pour conséquence de mobiliser à nouveau les forces révo-
lutionnaires, mais cette fois le mouvement fut moins violent et
moins porté à provoquer un bouleversement.
La stratégie initiale de Charles II consista à gouverner non
« dans », mais « avec» son Parlement, en acceptant pleinement
son incapacité constitutionnelle de lever des impôts sans son
consentement. Le Parlement, quant à lui, rétablit le commande-
ment suprême des forces armées par le roi ; mais, en se réser-
vant les compétences sur leur financement, il en limitait
considérablement la taille et les interventions dans lesquelles
elles pouvaient être engagéeéo. Pendant les dix premières
années du règne de Charles II, le Parlement siégea chaque
année, et pendant les dix années suivantes, chaque année à
l'exception de deux ans; toutes ces sessions parlementaires
durèrent au moins deux mois, et d'habitude trois mois ou plus.
Charles II accepta également - au début de son règne - la
suprématie de la common law et des cours de common law. En
1660, le Parlement confirma avec l'accord royal la législation de
1641 supprimant les Prerogative Courts. Les cours de l'Amirauté
et de la Chancellerie demeuraient subordonnées à celles du
Banc du Roi et des Plaids communs 61 . En 1660, « Sa Majesté,
les Lords et les Communes réunis en parlement» promulguè-
rent une loi confirmant la validité de tous les jugements et pro-
cédures, nominations de juges, de commissaires et de magistrats
judiciaires inférieurs effectués depuis la guerre civile jusqu'à la
Restauration, sauf pour les cas de ventes de propriétés immobi-
lières réalisées en vertu de lois ou d'ordres du Parlement, ainsi
que pour les cas concernant des accusations de trahison contre
les royalistes de mai 1642 à la Restauration. Enfin, sous le
régime de la Restauration, certains aspects de la politique de
réforme du droit déjà entamée par les common lawyers avant
1640 et soutenue par de nombreux puritains de 1640 à 1660
furent repris et mis en œuvre.

372
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

La Glorieuse Révolution

Pas plus que le Long Parlement ou le Protectorat, la


monarchie restaurée des Stuarts ne fut en mesure de parvenir à
une solution définitive des profonds conflits politiques, reli-
gieux et socio-économiques qui avaient ptovoqué la guerre
civile: le conflit politique entre la Couronne et le Parlement,
entre monarchie absolue et républicanisme; le conflit entre
puritanisme et anglicanisme, entre dissidence sectaire et institu-
tionnalisation dans l'orthodoxie; et le conflit socio-économique
entre country et court, ou entre la (petite) noblesse foncière et la
bureaucratie du pouvoir central. Au cours des années 1680,
Charles II et Jacques II furent de plus en plus entraînés par des
forces externes - ainsi que par leur tempérament - vers un
retour à une politique absolutiste, à la « Haute Église» angli-
cane et aux pratiques bureaucratiques de leurs prédécesseurs
Jacques lef et Charles ler62. La goutte qui fit déborder le mécon-
tentement fut l'inclination de Jacques II pour le catholicisme
romain et, à la naissance d'un fils né du mariage avec sa femme
catholique en juin 1688, la menace d'une succession catholique
au trôné 3. Peu après, un groupe de représentants influents des
Whigs et des Tories, qui avaient siégé au Parlement que
Jacques II avait dissous, invitèrent le prince hollandais
Guillaume d'Orange et sa femme, la princesse Marie, fille de
Jacques II, à prendre possession du trône d'Angleterre. Cette
accession d'une nouvelle dynastie mit fin à près d'un demi-
siècle de luttes virulentes grâce à un nouveau règlement poli-
tique, religieux, socio-économique et juridique.

Le règlement politique
Le 5 novembre 1688, Guillaume d'Orange envahit l'Angle-
terre avec une force de 15 000 hommes et une flotte de
300 vaisseaux. Il fut accueilli par une assemblée de représen-
tants qui avaient siégé aux Communes de la session parlemen-
taire terminée en 1681 - le dernier parlement réuni sous
Charles II 64 . La résistance à l'armée d'invasion fut minime et
inefficace. En décembre, Jacques II se vit contraint de s'enfuir
et de quitter l'Angleterre. En janvier 1688-1689, un nouveau

373
DROIT ET RÉVOLUTION

Parlement conventionnel fut constitué - une nouvelle fois,


comme en 1660, sans l'autorité du roi, du fait qu'il n'y avait
plus de roi pour le convoquer -, appelé à offrir la couronne à
Guillaume d'Orange et à définir les conditions de son règné 5•
Il était dorénavant clair que le Parlement, selon une formule de
W. S. Holdsworth, avait le droit de faire et défaire les rois.
L'accession du prince Guillaume d'Orange au trône anglais
(sous le nom de Guillaume III) fut qualifiée à l'époque de
« Révolution» et de « glorieuse », puis peu après de « Glorieuse
Révolution 66 ». Conformément à l'idéologie de la common law,
les Anglais entendaient en 1689 par « révolution» un retour de
la roue à sa position initiale, une restauration, tout comme en
1660, ils avaient perçu la restauration de la monarchie des
Stuarts comme une révolution.
Le principal symbole de la Glorieuse Révolution, ainsi que le
fondement de ses prétentions à la légitimité, fut la « Déclaration
des Droits et Libertés du Sujet», adoptée par le Parlement
conventionnel, et qui fit l'objet d'une lecture et acceptation for-
melles par le prince et sa femme le 13 février 1688-1689, en
présence des deux Chambres du Parlement. En mars, la décla-
ration fut promulguée en tant que loi au sens formel, après
avoir été entérinée par un Parlement dûment élu. On lui donna
le nom de Bill of RightP. La déclaration commence par une
liste de treize exemples d'abus attribué au « ci-devant roi
Jacques II qui, assisté de plusieurs mauvais conseillers, juges et
ministres à son service, s'était efforcé de subvertir et d'éradiquer
la religion protestante et les lois et libertés de ce royaume ». La
déclaration continuait en affirmant qu'« attendu que le ci-
devant roi Jacques II a abdiqué l'exercice de ses pouvoirs lais-
sant de ce fait le trône vacant, S. A. le prince d'Orange (dont
Dieu tout-puissant a voulu faire l'instrument pour délivrer ce
royaume du papisme et du pouvoir arbitraire) a (sur l'avis des
membres spirituels et temporels de la Chambre des Pairs et de
plusieurs membres éminents de la Chambre des Communes)
consenti à édicter des lettres afin qu'un nouveau parlement
soit élu» - lequel Parlement, s'étant réuni, « déclare en premier
(comme l'ont fait leurs ancêtres dans des cas semblables), afin
de faire valoir et d'affirmer les anciens droits et libertés ».
Ensuite, le texte dresse une liste de droits fondamentaux - treize
en tout. La déclaration se poursuit en affirmant que les membres

374
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

des deux Chambres, « ayant toute confiance en la volonté affir-


mée par S. A. le prince d'Orange [... ] de les prémunir de
quelque violation de leurs droits tels qu'ils viennent de les affir-
mer, et de toute atteinte à leur religion, droits et libertés [... ]
décident que Guillaume et Marie, prince et princesse d'Orange,
soient déclarés roi et reine d'Angleterre ». Un complément à la
déclaration ajoute qu'après que l'acte leur eut été présenté,
« leurs Majestés ont accepté la Couronne [... ] conformément à
la décision et au souhait desdits membres des deux Chambres,
exprimés dans la Déclaration », concluant qu'il est ainsi
« déclaré et promulgué sous forme de loi que tous [... ] les droits
et libertés affirmés et revendiqués dans la présente Déclaration
constituent les véritables, anciens et irréfutables droits et libertés
du peuple de ce royaume ».
On trouve ainsi dans le Bill of Rights quatre justifications
juridiques de la transformation révolutionnaire marquant le
passage de la monarchie absolue de droit divin de l'époque des
Tudors et Stuarts à une monarchie constitutionnellement limi-
tée et soumise au contrôle parlementaire: 1° l'affirmation que
le régime avait été anciennement une monarchie constitution-
nelle, mais que Jacques II l'avait dénaturée en « un pouvoir des-
potique arbitraire» ; 2° Jacques II ayant abdiqué, le trône était
devenu vacant (ce qui impliquait qu'un héritier catholique
romain ne pouvait légitimement régner sur l'Angleterre protes-
tante) ; 3° l'intervention du prince d'Orange avait permis l'élec-
tion d'un nouveau parlement et le prince avait accepté les
conditions auxquelles ce Parlement avait soumis son accession
au trône anglais; 4° les limites constitutionnelles imposées à la
monarchie anglaise, et acceptées par Guillaume d'Orange,
étaient fondées dans les anciens droits et libertés du peuple
anglais.
Les principaux droits et libertés énoncés dans le Bill of Rights
de 1689 étaient les suivants:
- l'élection des membres du Parlement doit être libre ;
-la liberté d'expression au Parlement ne peut être attaquée
devant aucun tribunal ni ailleurs;
-les parlements doivent siéger régulièrement ;
- il est illicite de suspendre une loi ou son exécution en vertu
de l'autorité royale, sans le consentement du Parlement ;

375
DROIT ET RÉVOLUTION

- il est interdit de lever ou de maintenir une armée en


temps de paix, si ce n'est avec le consentement du Parle-
ment;
- {( il ne pourra être exigée une caution excessive pour obtenir
la mise en liberté provisoire, des amendes excessives ne pour-
ront être imposées, des peines cruelles et inhabituelles ne pour-
ront être infligées}) ;
- les listes de jurés seront dûment établies;
-les amendes et confiscations imposées à des particuliers
avant leur condamnation sont illégales.
Le Bill of Rights ne limitait pas expressément tous les
domaines de la Prérogative royale. Ainsi, aucune disposition n'y
limitait le pouvoir exclusif du roi de déterminer la politique
extérieure ou de nommer et de congédier les ministres et les
juges. Il n'abolissait pas non plus la prérogative royale de
convoquer, proroger et dissoudre un parlement, d'accorder un
pardon à des agents mis en accusation ou condamnés par le
Parlement, ou d'opposer un veto à une loi adoptée par le Parle-
ment. D'autre part, le roi continuait à exercer une influence au
Parlement par les agents royaux qui y siégeaient d'office (place-
men). Après le couronnement, le roi fit tout ce qu'il put afin
d'exercer et d'élargir ces pouvoirs. Cependant, cette politique
allait à tous égards à contre-courant de la lente évolution qui se
dessinait, car la double doctrine de la primauté du Parlement et
du gouvernement constitutionnel était ancrée implicitement
dans le Bill of Rights, mais également, paradoxalement, dans
tout le bouleversement révolutionnaire - illégal - qui avait
constitué le contexte de sa conception, rédaction et promulga-
tion.
Bien que pendant les années 1690, le Parlement ne pût
empêcher Guillaume d'Orange de s'appuyer sur ses conseillers
néerlandais ou de subordonner les intérêts anglais aux intérêts
néerlandais, la loi sur la dévolution du trône (Act of Settlement)
de 1701 qui fixa une nouvelle succession royale sous la prin-
cesse Anne de Danemark, fille cadette de Jacques II, interdit
aux étrangers l'accès aux fonctions publiques et imposa le
consentement du Parlement lorsqu'un roi d'Angleterre étranger
voulait conduire une guerre afin de défendre ses territoires
étrangers. De même, la proposition de loi judiciaire de 1691-
1692 (judges' Bim, adoptée par les deux Chambres, entendait

376
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

instituer un pouvoir judiciaire indépendant, dont les juges


n'auraient pu être destitués par le roi. Celui-ci opposa son veto,
mais la mesure fut réactivée dans l'Act of Settlement de 1701,
dont une disposition prévoyait que « les commissions de juges
seraient effectuées quamdiu se bene gesserint [littéralement, « aussi
longtemps qu'ils se conduisent convenablement », ce qui signi-
fiait en fait à vie, à moins qu'ils ne fussent destitués par le
Parlement en cas de mauvaise conduite], leurs salaires seront
évalués et fixés, sous réserve qu'à l'instigation des deux Chambres
du Parlement il pourra être légitime de les déposer 68 ». (En fait,
Guillaume III avait volontairement nommé tous les juges
moyennant la clause de bonne conduite.)
Parmi d'autres limitations des pouvoirs royaux qui ne firent
pas l'objet d'une restriction formelle avant l'Act of Settlement de
1701, on peut citer le droit de pardon accordé par le roi en cas
d'accusation ou de condamnation parlementaire et l'exclusion
des romains du trône. La loi de 1701, dont le titre complet était
« Une loi pour la limitation supplémentaire de la Couronne et
une meilleure protection des Droits et Libertés du Sujet »,
balaya la plupart des doutes sur la portée exacte de la Glorieuse
Révolution, que les efforts répétés de Guillaume III visant à
réaffirmer la primauté royale avaient pu soulever.
Guillaume III s'opposa également à une législation qui aurait
eu pour effet de restreindre son pouvoir d'empêcher l'élection
d'un nouveau Parlement en refusant simplement (ce qui eût été
illégal) de le convoquer. Ces tentatives furent déjouées par
l'introduction, au cours de la dernière décennie du XVIIe siècle,
de nouvelles méthodes parlementaires permettant d'encadrer les
dépenses royales: désormais, une session annuelle du Parlement
était requise afin que la Couronne obtienne l'attribution des
fonds nécessaires pour financer ses activités civiles et militaires.
La Prérogative royale subsistante dans le domaine des affaires
étrangères fut ainsi astreinte au contrôle parlementaire, et même
en temps de paix, le Parlement devait se réunir annuellement,
ne fût-ce que pour approuver le budget militaire. Le Parlement,
qui de novembre 1685 à novembre 1689 n'avait pas siégé, et
qui ne siégea que 75 des 130 années de règne sous le régime des
Tudors et Stuarts, a siégé chaque année depuis 1689.
Le symbole sans doute le plus fort qui marque le glissement
d'une monarchie de droit divin ou absolue vers une monarchie

377
DROIT ET RÉVOLUTION

constitutionnelle fut la nouvelle formule du serment que le Par-


lement imposait au roi lors de son couronnement. Auparavant,
un nouveau roi faisait le serment de respecter les lois, droits et
coutumes accordés par ses prédécesseurs, sans se référer au Par-
lement. Le prince Guillaume, en revanche, dut promettre sous
serment de gouverner « selon les lois consenties au Parlement,
· droItS
et 1es 1OIS, . et coutumes 69 ... ».
Pourtant, la primauté ou suprématie parlementaire acquise
en 1689 était très différente de celle affirmée au cours des
années 1640, car elle n'impliquait ni l'abolition de la
monarchie, ni même sa subordination complète, mais plutôt
son réagencement en une forte branche exécutive du gouverne-
ment, disposant d'une solide administration publique royale et
créant le système de gouvernement en un conseil de ministres.
Le Parlement détenait à présent le pouvoir suprême, mais
concédait à la Couronne un contrôle substantiel sur certains
domaines des affaires d'État. Ainsi, par exemple, le Parlement
laissa subsister la Prérogative royale dans le cadre du contrôle
des colonies britanniques d'outre-mer.

Le règlement religieux
Le règlement religieux de 1689 correspondait au règlement
politique. Le serment prêté par Guillaume d'Orange compre-
nait la promesse de maintenir autant qu'il était dans son pou-
voir « la religion protestante réformée établie en droit ». À
l'instar des Whigs républicains et des Tories partisans d'une
monarchie de droit divin qui s'étaient retrouvés pour établir un
régime politique consacrant la primauté parlementaire à l'égard
de la Couronne, de même, les non-conformistes puritains et les
anglicans orthodoxes se rencontrèrent pour établir un système
religieux dans lequel l'Église protestante d'Angleterre, c'est-à-
dire l'Église anglicane, demeurait l'Église établie ou officielle du
pays, mais où les presbytériens, indépendants, congrégation a-
listes et autres dénominations protestantes trinitaires étaient
« tolérés» ; les unitaristes, les quakers et d'autres dénominations
protestantes radicales étant tout au plus admises. Les juifs virent
leurs activités strictement restreintes. Les catholiques romains
continuaient à faire l'objet des principales discriminations.

378
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

Bien que la Couronne ait continué quelque temps à jouer un


rôle important et parvint encore à influencer et parfois à mettre
en échec la politique suivie par le Parlement, la portée et la mise
en œuvre du règlement religieux étaient désormais décidées en
dernière instance par le Parlement, et non plus par la Cou-
ronne. Le Parlement avait le pouvoir de confirmer ou de rejeter
les candidats de la Couronne aux postes d'archevêque ou
d'évêque dans l'Église d'Angleterre et d'approuver ou de désap-
prouver ses doctrines théologiques et ses pratiques religieuses.
L'une des premières mesures édictées par le calviniste hollan-
dais Guillaume d'Orange et sa femme protestante, dès leur
accession au trône d'Angleterre, fut un décret abolissant le Test
Act de 1671, une loi qui requérait que toute personne, avant
d'accéder à une fonction publique, reçoive le sacrement de la
Communion dans l'Église anglicane. Le but de cette loi avait été
d'exclure les protestants non-conformistes - tels que Guillaume
d'Orange lui-même! - de toute fonction publique. Peu après,
Guillaume III accorda son soutien à une autre loi présentée au
Parlement et visant à défaire les mesures promulguées sous
Charles II et Jacques II à l'encontre des dissidents religieux pro-
testants. Cette loi, quoiqu'intitulée Toleration Act, n'utilisait pas
le terme « tolérance» et n'abolissait pas non plus la législation
antérieure en vertu de laquelle le non-conformisme religieux
était illégal en droit7o • Néanmoins, du fait que cette loi suppri-
mait dans certaines conditions les peines à l'égard de ceux qui
commettaient une infraction aux lois antérieures, la nouvelle loi
introduisait de facto une tolérance des différentes dénominations
protestantes.
La méthode par laquelle le principe révolutionnaire d'une
tolérance religieuse restreinte fut introduit dans le droit anglais
est caractéristique de l'idéologie de la Révolution anglaise dans
son ensemble, et en particulier de la conception qui consiste à
travestir un changement radical pour le présenter comme une
continuité avec le passé. Ainsi, par exemple, les délits datant de
lois promulguées sous Élisabeth et Jacques 1er qui réprimaient le
manquement d'assister au service dominical anglican demeu-
raient en vigueur, l'absent étant passible d'une amende d'un
schilling pour chaque dimanche où il avait fait défaut, et de
vingt livres en cas d'absence continue pendant un mois. Sous le
régime de l'Act of Toleration, l'auteur d'une telle infraction était

379
DROIT ET RÉVOLUTION

exempté de ces peines s'il prêtait un serment affirmant son allé-


geance à la Couronne et la suprématie de celle-ci sur l'Église
anglicane, s'il renonçait à la doctrine catholique romaine de la
transsubstantiation (selon laquelle le pain et le vin de l'eucharis-
tie se transforment réellement en corps et sang du Christ), et s'il
assistait à un service religieux en un lieu de culte trinitaire offi-
ciellement enregistré comme tel. De même, les prêcheurs dissi-
dents étaient exemptés des peines prévues par la loi sur
l'uniformité, s'ils souscrivaient à la totalité des Trente-Neuf
Articles à l'exception de ceux qui touchaient à l'organisation de
l'Église et au baptême des enfants. Enfin, les non-conformistes
nommés à des fonctions publiques ou à des postes dans des
organisations ou sociétés privées et qui refusaient de prêter le
serment requis ou de recevoir le sacrement de l'Église anglicane
tel qu'il était prescrit, furent néanmoins relevés de toute exclu-
sion professionnelle ou de toute peine, grâce à une pratique
consistant à voter annuellement une loi permettant de payer
leur salaire. « Une pratique anglaise curieuse », comme l'a noté
l'historien du droit F. W. Maitland. Cela revient à dire: Nous
ne révoquerons pas la loi, mais qu'il soit entendu que personne
ne doit s'y tenir, car tous les ans, une loi sera votée qui indem-
nisera ceux qui ne s'y sont pas tenu/ 1•
Sous Charles II, il n'était pas certain que les juifs devaient
être soumis à des incapacités contraignantes en tant que dissi-
dents religieux, comme les catholiques romains et les protes-
tants non-conformistes, ou, en tant que marchands étrangers
résidant dans le royaume, à des impôts conséquents, soit à titre
individuel, soit à titre collectif. Jacques II avait promulgué plu-
sieurs « déclarations d'indulgence» afin que cessent les actions
en justice visant à harceler les juifs et que ceux-ci «puissent
exercer paisiblement leur religion, aussi longtemps que leur
conduite demeure convenable et obéissante à l'égard du gouver-
nement de Sa Majesté 72 ». Cette politique fut poursuivie et ren-
forcée sous Guillaume III: quelques juifs accédèrent à des
postes de confiance et d'autres opérèrent comme marchands
d'armes qui assuraient l'approvisionnement du roi en muni-
tions. Au cours de cette période, au moins un juif fut élevé à
une pairie du royaume, et une « grandiose nouvelle synagogue»
fut inaugurée pour le culte juif en 1701 73 • Les juifs demeuraient
néanmoins exclus des fonctions civiles, politiques et militaires

380
LA RÉVOLUTION ANGLAISE 1640-1689

en vertu de la loi sur les personnes morales (Corporation Act de


1661) et de la Test Act, et ils faisaient continuellement l'objet de
nombreuses formes de harcèlement juridique. Ce ne fut qu'au
e
XIX siècle qu'ils furent admis aux universités anglaises, et en
1860 qu'ils acquirent la pleine jouissance des droits et libertés,
par l'adoption d'une proposition de loi modifiant le statut des
juifs (Jews Act Amendment Bill)74.
CHAPITRE VIII

La transformation de la philosophie
du droit en Angleterre

On ne s'étonnera pas qu'avant la Réforme protestante, les


livres de droit écrits par les canonistes et romanistes anglais,
ainsi que les cours de droit canonique et de droit romain ensei-
gnés dans les universités anglaises, aient reflété une philosophie
du droit correspondant très largement à celle des canonistes et
romanistes d'autres pays européens. On ne s'étonnera pas non
plus que les ouvrages anglais de théologie et de philosophie
antérieurs à la Réforme aient été fondamentalement semblables
à ceux des théologiens et philosophes en France, en Allemagne,
en Italie ou ailleurs en Europe. Dans toute la Chrétienté
d'Occident, les canonistes, les romanistes, les théologiens et les
philosophes de cette période formaient une communauté
homogène, s'appuyant sur une foi commune, le catholicisme
romain, et une langue commune, le latin. On pourrait évidem-
ment s'attendre à ce que la philosophie du droit en Angleterre
ait présenté des traits particuliers, qui s'exprimèrent dans les
ouvrages antérieurs au XVIe siècle, consacrés au droit appliqué
dans les cours royales des Plaids Communs (Common Pleas), du
Banc du Roi (King's Bench) et de l'Échiquier (Exchequer) , dans
la mesure où ce droit se différenciait à bien des égards des dif-
férents types de droit appliqués dans les cours royales d'autres
pays européens. Il est en effet généralement admis que les

383
DROIT ET RÉVOLUTION

notions spécifiquement anglaises sur la nature du droit, ses


sources et ses objets remontent aux débuts de l'histoire de la
common law, c'est-à-dire aux xne et xme siècles l . La fierté
qu'expriment les nombreux auteurs anglais à propos du droit
appliqué dans les cours royales de justice - de Glanvill et Brac-
ton aux xne et XIIIe siècles à Sir John Fortescue et Christopher
St. German aux xV et XVIe siècles - devait sans doute aussi avoir
des implications d'ordre philosophique. Pourtant, même des
livres, comme ceux de Fortescue, composés « à la gloire des lois
d'Angleterre» n'exprimaient pas une philosophie sous-jacente
fondamentalement différente de celle qu'on trouve dans les
ouvrages des juristes allemands, français et italiens faisant l'éloge
du droit séculier allemand, français ou italien.
Sans doute a-t-on reconnu en Fortescue (vers 1394-vers
1476) un précurseur important de l'historicisme distinctif qui
s'imposa comme un trait prédominant de la pensée juridique
anglaise au XVIIe siècle. Fortescue avait en effet prétendu retracer
les origines du droit anglais jusqu'à des coutumes immémoriales
remontant à l'ère précédant l'occupation romaine. Pour autant,
les « lois de l'Angleterre» dont il évoquait la « gloire» dans un
dialogue fictif entre un jeune prince anglais en exil et son chan-
celier n'étaient pas conçues par lui comme essentiellement dif-
férentes, quant à leur nature, sources et objets, du droit
coutumier d'autres pays, si ce n'est qu'elles pouvaient se préva-
loir d'une ancienneté exceptionnelle. Ces lois anglaises, selon
Fortescue, comprenaient non seulement des coutumes anglaises
particulières, mais également « des principes universels, que les
grands juristes du droit anglais appellent des maximes [... ] et
que les légistes appellent règles de droit2 ». D'autre part, l'œuvre
principale de Fortescue sur la philosophie du droit s'inscrivait
rigoureusement dans la ligne de l'École de droit naturel repré-
sentée par Thomas d'Aquin, selon laquelle la raison divine est la
source suprême du droit, et la poursuite du bien commun
constitue sa plus haute finalitë. D'autres juristes anglais des xV
et XVIe siècles furent fortement influencés par le courant
« volontariste » du droit naturel, dont le philosophe William of
Ockham (Guillaume d'Ockham) avait été au XIV siècle le chef
de file. Cependant, la philosophie ockamiste, selon laquelle la
volonté divine plutôt que la raison divine constituait la source
suprême du droit, n'était pas plus « anglaise» que celle de

384
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

Thomas d'Aquin, dont elle prenait le contre-pied, n'était


« italienné ».
St. German (1460-1540) est également invoqué comme l'un
des fondateurs de la philosophie du droit moderne en Angle-
terre. Son livre Doctor and 5tudent (<< le professeur et l'étu-
diant »), rédigé en 1531, à la veille de la Réforme en Angleterre,
suit également le schéma d'un dialogue où 1'« étudiant» défend
la common law anglaise contre un « docteur en théologie », en
démontrant la correspondance entre la common law et les prin-
cipes fondamentaux de justice. On peut y lire les prémices de
développements ultérieurs dans la théorie du droit anglaise.
St. German demeurait toutefois ancré dans la tradition euro-
péenne de la philosophie du droit du XVIe siècle, qui commen-
çait à se détacher de l'ancienne théologie catholique et de la
méthode scolastique. En reprenant à la fois des théories analo-
gues à celles de Thomas d'Aquin et en s'inspirant de l'œuvre de
Jean Gerson, philosophe et théologien français ockamiste du
xv" siècle, il reconnaissait que tout droit, y compris le droit
anglais, puisait finalement ses sources dans le droit naturel de la
raison, dans la loi éternelle de Dieu, dans les coutumes géné-
rales et dans les principes généraux du droit (les « maximes »).
Le « droit de la raison primaire» consistait en principes géné-
raux, applicables en tous temps et lieux, comme par exemple les
éléments constitutifs du meurtre, du parjure ou de la violation
de la paix publique. Le « droit de la raison secondaire», en
revanche, consistait en un droit spécifiquement anglais qui était
le fruit aussi bien de la raison que de coutumes anglaises parti-
culières. St. German subdivisait cette catégorie en « droit géné-
ral de la raison secondaire», qui comprend des coutumes
communes au monde entier, et en « droit particulier de la rai-
son secondaire», qui comprend les coutumes uniques d'un
ordre politique déterminé, comme l'Angleterre 5. Ainsi, tout
comme Fortescue et d'autres juristes humanistes du XVIe siècle,
en France et ailleurs, St. German se préoccupait de reconnaître
une légitimité universelle au droit coutumier d'un système poli-
tique national.
Il revient au théologien anglican et philosophe politique
Richard Hooker (1554-1600), qui publia dans les années 1590
son ouvrage (en plusieurs tomes) « sur le droit de l'ordre politique
ecclésiastique» (Of the Laws ofEcclesiastical Polity) , d'avoir jeté les

385
DROIT ET RÉVOLUTION

bases théologiques et philosophiques de ce qui se développa au


XVIIe siècle comme la première philosophie du droit spécifique-
ment anglaise. L'objet du livre de Hooker était en partie de pré-
senter une défense de l'Église anglicane contre les attaques des
puritains radicaux. L'esprit de l'ouvrage n'était pas celui d'une
confrontation violente, mais plutôt d'une réconciliation avec les
représentants de l'aile modérée du calvinisme. L'auteur enten-
dait aussi défendre la suprématie royale à l'égard de l'Église
anglicane, à l'encontre des contestations tant puritaines que
catholiques; en même temps, Hooker mettait en avant l'auto-
nomie de l'Église et la subordination du monarque au « droit de
la République» (the law of the Commonweat)6. Enfin, Hooker
cherchait à accorder sa propre philosophie anglicane à la philo-
sophie traditionnelle de facture aristotélicienne et thomiste qui
prévalait dans l'Église catholique romaine7, ce qui ne l'empê-
chait pas pour autant de prendre ses distances, parfois radicale-
ment (mais toujours respectueusement) par rapport à la pensée
aristotélicienne et thomiste sur des questions fondamentales. Il
méritait certainement son sobriquet de «judicieux Hooker»,
mais pas les distorsions de sa philosophie telle qu'elle fut instru-
mentalisée par des auteurs postérieurs qui s'emparaient de l'une
ou l'autre de ses idées sans pour autant appréhender toute sa
subtilité, son intégrité ou son approche générales.
Hooker pressentait que les conflits religieux qui divisaient
l'Angleterre pouvaient conduire à un conflit civil majeur. Au
début de sa préface, il affirmait que le seul but de son livre était
« que la postérité sache que nous n'avons pas permis pour notre
silence que des événements se déroulent comme dans un rêve ».
Il écrivait comme un postrévolutionnaire, c'est-à-dire comme
quelqu'un qui jette un regard en arrière vers une transformation
imminente, qu'il cherche à réconcilier avec ce qui l'avait précé-
dée. Ce n'est pas un hasard si son livre ne fut accueilli par ce
qu'il était, un exposé classique de la théologie anglicane et de la
philosophie politique anglaise, que près d'un siècle après sa
publication, alors que la Révolution anglaise parvenait à son
terme. John Locke s'en inspira fortement dans son Second Trea-
tise of Government (<< Second traité du gouvernement »), rédigé
dans les années 1680. Aux XVIIIe et XIX" siècles, le livre de Hooker
reflétait encore la pensée religieuse et politique dominante en

386
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

Angleterre, davantage que les ouvrages d'auteurs d'inspiration


libérale ou des Lumières.
Selon Hooker, le droit est fondé sur la raison, la morale et la
nature sociale de l'homme. Cette position le situait dans la
ligne de la théorie classique du droit naturel de la scolastique.
En revanche, il affirmait que le droit est fondé sur la volonté et
le politique, ainsi que sur la corruption de la nature humaine,
ce qui exige, afin que la vocation sociale de cette nature
humaine puisse se réaliser, que l'homme se soumette aux
commandements du pouvoir politique. Le gouvernement est le
résultat de l'inclinaison naturelle de l'homme à vivre en société.
Cependant, toutes les formes particulières de gouvernement
résultent du consentement explicite ou implicite des individus à
se soumettre à ces formes particulières, et de ce consentement
initial découle la force contraignante des lois positives d'un gou-
vernement particulier9 • On trouve ainsi dans la théorie de
Hooker un fort élément de volontarisme, mais également une
forte idée implicite selon laquelle la légitimité d'un gouverne-
ment particulier est enracinée historiquement dans le consente-
ment du peuple. Un siècle plus tard, Locke crut reconnaître
dans l'œuvre de Hooker une théorie du contrat social qui jus-
tifierait la révolution contre un régime tyrannique. En fait,
Hooker envisageait l'accord originaire des hommes pour consti-
tuer une société civile, non comme un contrat social dans le
sens que Locke donnait à cette notion, mais comme l'expression
d'un consentement universel à un état permanent de soumis-
sion au pouvoir politique lO • Le caractère permanent de cet état
s'expliquait, dans l'analyse de Hooker, par le caractère institu-
tionnalisé de la communauté politique dans le temps. « L'acte
constitutif d'une société publique entre les hommes, accompli il
y a cinq siècles, disait-il, vaut pour ceux qui présentement
appartiennent à ces mêmes sociétés, car les corps institutionnels
(corporations) sont immortels: nous étions à l'époque vivants
dans nos prédécesseurs, comme eux vivent encore dans leurs
successeurs Il .»
En conséquence, les lois édictées par le pouvoir politique
dans le passé demeurent en vigueur - à l'égard de l'ordre poli-
tique tout entier, y compris ses gouvernants. Elles peuvent évi-
demment être modifiées, mais uniquement de manière légale,
car le consentement originel du peuple était implicite lorsqu'il a

387
DROIT ET RÉVOLUTION

institué un pouvoir politique détenant la faculté de créer le


droit. « Dès lors, il n'y a pas de lois qui n'aient obtenu l'appro-
bation publique 12 • » Une telle approbation existe lorsque les lois
ont été adoptées par les représentants du peuple intervenant en
son nom. Les lois des monarques absolus, selon Hooker, ont
également une force obligatoire, du fait que ces monarques
exercent leur pouvoir ou bien en vertu d'une institution divine,
ou bien, comme en Angleterre, en vertu du consentement du
peuple.
L'approche « judicieuse» de Hooker s'exprime dans la dis-
tinction qu'il opère à plusieurs reprises entres les idées et pra-
tiques qui sont « nécessaires» et celles qui ne sont que
« probables». Les puritains, selon son analyse critique, insis-
taient souvent sur la « nécessité» de certains rites ou doctrines,
lesquels n'étaient peut-être pas répréhensibles en soi, mais dont
la valeur n'était toutefois que « probable», c'est-à-dire qu'ils
étaient ce que Melanchthon avait appelé adiaphora, partant
indifférents. De même, Hooker ne se prononçait pas en faveur
de formes spécifiques de gouvernement, exigeant seulement
qu'il fût fondé sur une institution divine ou sur le consente-
ment du peuple, ou encore sur les deux. En appliquant cette
même distinction aux institutions du droit, Hooker attribuait
au droit naturel (ou, comme il l'appelait, le droit de la raison)13
le principe, par exemple, du caractère répréhensible du vol, mais
il laissait au droit positif de chaque système politique le soin de
déterminer le type et la mesure de la peine 14. D'une manière
générale, il s'appliquait à réduire autant que possible les exi-
gences nécessaires de la vraie foi chrétienne et d'un ordre poli-
tique et juridique équitable. Cette démarche impliquait une
théorie constitutionnelle: le pouvoir politique souverain est
contraint par une loi fondamentale, mais les lois complémen-
taires peuvent varier selon les besoins du temps et du lieu.
L'ouvrage de Hooker, Of the Laws of Ecclesiastical Polity,
constitue la toile de fond des controverses qui firent rage au
XVIIe siècle concernant la nature, les sources et les objets du
droit. Durant les premières décennies du XVIIe siècle, son œuvre
fut éclipsée par une autre philosophie du droit, celle de
Jacques lef lui-même, qui non seulement publia un ouvrage fon-
damental exposant sa théorie du droit et du gouvernement,

388
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

mais qui l'imposa de force, notamment contre ceux qui s'aven-


turaient à s'y opposer ouvertement.

La théorie du droit de la monarchie absolue:


Jacques rr et Bodin

Jacques 1er avait développé une pensée philosophique cohé-


rente sur les rapports mutuels entre le droit divin, le droit
naturel et le droit positif. Son livre The Trew Law of Free
Monarchies (<< Le vrai droit des monarchies libres »), rédigé en
1598 alors qu'il n'était encore que roi d'Écosse (sous le nom
de Jacques VI), avait été conçu comme une réfutation des
thèses calvinistes antimonarchiques et des prétentions catho-
liques quant à la primauté du pape. L'auteur s'en prend à la
théorie, antérieure à la Réforme, selon laquelle c'est le droit
qui crée le roi, et non l'inverse, et que par conséquent, le roi
est subordonné au droit. Jacques Stuart répliquait que Dieu,
comme créateur de l'univers, c'est-à-dire de l'ordre naturel,
avait institué les monarques afin qu'ils exécutent sa volonté
sur terre. Les rois détiennent par conséquent leur pouvoir
directement de Dieu, et non en vertu de quelque contrat
social avec leur peuple. Comme le droit divin est la volonté de
Dieu révélée dans l'Écriture et à travers la tradition, le droit
humain est la volonté du souverain. Celui-ci maintient par sa
loi l'ordre dans la société, comme Dieu maintient par Sa loi
l'ordre dans la nature. Dans la philosophie du roi, la raison
n'est pas immanente, ni dans la nature, ni dans la société,
comme l'avaient pensé la plupart des théologiens et philo-
sophes de la scolastique depuis saint Anselme et Abélard. Pour
le roi, la raison fournit un étalon auquel la volonté doit géné-
ralement se conformer, autant qu'elle constitue un moyen par
lequel la volonté doit généralement se réaliser; mais c'est fina-
lement la volonté du prince qui détermine ce qu'est la raison
et ce qu'elle requiert. Dans des cas exceptionnels, le prince,
comme Dieu, peut intervenir de manière arbitraire contre la
raison, et nul ne peut exiger qu'il rende compte de son action.
Les rois sont les représentants de Dieu sur terre, à qui Il a
conféré la divinité elle-même 15 •

389
DROIT ET RÉVOLUTION

La raison à laquelle la volonté du roi doit en principe se


conformer devait être recherchée, selon le roi Jacques, dans les
principes qui correspondent à la nature de Dieu et qui par
conséquent sont nécessaires à la conservation de la nature
humaine. Ainsi, dans un état de nature, la royauté est nécessaire
parce que sans elle la société ne serait qu'une multitude sans
direction. Le rapport entre le roi et ses sujets, écrit-il, est une
relation naturelle comparable à celle de la reine des abeilles dans
une ruche avec ses sujets, ou d'un père avec les autres membres
de la famille. Une autre comparaison proposée par l'aureur est
celle de la relation entre l'âme et le corps: la royauté, selon sa
théorie, est l'âme du corps politique.
Cette théorie n'était évidemment pas originale ou propre à
Jacques 1er, mais correspondait à la théorie prévalente parmi les
auteurs qui soutenaient à l'époque la monarchie absolue en
Europe. Le roi avait puisé plusieurs de ses idées dans l'œuvre du
Français Jean Bodin (1529-1596), l'un des plus influents pen-
seurs du XVIe siècle pour la philosophie politique et la philoso-
phie du droit. Pour Bodin, la souveraineté dans la société des
hommes doit être exercée par un monarque absolu dans chaque
territoire, comme dans la nature Dieu gouverne l'univers en
monarque absolu. Dieu, affirmait Bodin, a « établi les princes
souverains comme Ses lieutenants afin qu'ils commandent aux
autres hommes 16 ». Des théories d'une souveraineté limitée
avaient été élaborées par d'autres auteurs au XVIe siècle, et la
conception d'une monarchie absolue - c'est-à-dire d'une
monarchie supérieure aux lois et qui en était par conséquent
libérée (ou «absoute ») - avait été avancée par des juristes,
débattue et tempérée au cours des siècles précédents. Bodin fut
toutefois le premier à développer une théorie systématique
d'une souveraineté indivisible - non seulement une autorité
supérieure, mais une instance disposant d'une suprématie
complète, l'autorité suprême et exclusive habilitée à créer le
droit humain, dont toutes les autres autorités créatrices de
droit humain sont dérivées. Il fut également le premier grand
auteur à développer une théorie systématique de l'émancipation
(ou « absolution ») complète dont jouissait l'autorité souveraine
- par définition - de toute subordination au droit qu'elle créait.
Anticipant de près d'un siècle l'œuvre de Thomas Hobbes,
Bodin postulait que dans chaque ordre politique stable, il doit

390
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

y avoir un pouvoir suprême, que ce soit une seule personne ou


un groupe de personnes, qui crée le droit et lui est dès lors
supérieur. La principale différence avec la théorie positiviste de
Hobbes était que Bodin présumait encore une source divine du
pouvoir étatique habilité à créer le droit.
L'ouvrage principal de Bodin, De la République17 , publié en
1576, s'attaquait notamment aux doctrines des huguenots fran-
çais sur la souveraineté divisée, les restrictions juridiques de
l'autorité royale et le droit de résistance à l'égard du monarque
qui ne respecte pas de telles restrictions. En général, les hugue-
nots, à la suite de Calvin, soutenaient le droit fondé sur la Bible
et le devoir de tuer un tyran: contrairement à l'opinion défen-
due par Jean de Salisbury au XlI e siècle, ce droit et ce devoir ne
revenaient pas à toute personnelS, mais bien aux dirigeants res-
ponsables de la communauté chrétienne, les anciens ou les
magistrats, appelés à renverser un monarque qui persécute ceux
qui adhéraient à la vraie foi. En contestant cette théorie, Bodin
n'excluait pas la possibilité d'un régime aristocratique, mais il
plaidait en faveur d'un régime monarchique, qui lui paraissait
de loin plus favorable l9 . Il alla même jusqu'à élaborer un sys-
tème mathématique ·complexe pour démontrer que les insurrec-
tions religieuses s'accomplissent selon certains cycles et que seul
le pouvoir exercé par un monarque absolu est en mesure de
contrer ces désordres. Bodin soutenait aussi que certains climats
engendrent certains types de comportement humain: ainsi, la
monarchle · abso1ue serait. adaptee au c1·lmat europeen 20 .
1 1

En Angleterre, le philosophe et savant Francis Bacon (1561-


1626), l'avocat général loyal de Jacques 1er , soutenait que le
régime politique relève de la nature des choses: tout comme la
nature requiert et produit un système politique, un système
politique requiert et produit le droit. En 1621, Bacon affirma
au Parlement que les régimes politiques autres que la monarchie
absolue «tendent à se dissoudre 21 ». Quarante ans plus tard,
Hobbes reprit un raisonnement analogue, lorsqu'il soutint que la
monarchie absolue est la forme de régime politique qui corres-
pond aux lois des mouvements gouvernant les corps physiques.
Ainsi, la théorie selon laquelle le monarque qui gouverne en
vertu de la loi divine, «by divine LaW» (<< par droit divin »,
« divine rights »), est la source ultime des lois positives et, en
même temps, qu'il n'est lui-même en dernière instance pas lié

391
DROIT ET RÉVOLUTION

par ces lois, se rapprochait fortement de la pensée philoso-


phique et scientifique de l'époque. Dans cette pensée, l'une des
prémisses caractéristiques prônait que l'univers tout entier est
fondé sur un modèle explicatif unique, tous les phénomènes -
les étoiles, les boules de billard, les formes de gouvernement -
étant supposés régis par les mêmes principes fondamentaux.
Bodin, Bacon, Descartes, Hobbes, Filmer et d'autres étaient
tous imprégnés de cette vision réductrice.
Dans la théorie de Bodin - et de Jacques 1er - , le monarque
absolu n'était pas envisagé comme un despote. Au contraire, en
tant que représentant de Dieu, il était censé gouverner confor-
mément à des lois justes. Juriste de formation, Bodin partageait
l'opinion quasi universelle en son temps qu'aux yeux de Dieu,
les rois sont requis d'exécuter le commandement divin leur
imposant de maintenir la justice dans leur royaume et de res-
pecter les principes du droit naturel, c'est-à-dire les principes de
la raison et de la conscience. Lors de son couronnement, le
monarque - en Angleterre comme dans d'autres pays en Europe -
prêtait serment en promettant d'accomplir non seulement les
devoirs moraux, mais également les obligations juridiques atta-
chées à sa fonction. Ce qui le rendait absolu, dans la conception
de Bodin et plus tard dans celle défendue par Jacques 1er , c'était
l'absence de responsabilité envers quiconque excepté Dieu lui-
même: c'est précisément ce qui constituait la « modernité )} de
la théorie constitutionnelle de Bodin. Le serment du souverain
ne l'engageait qu'envers Dieu. Si le monarque ne respectait pas
son serment et se comportait comme un tyran, ses sujets étaient
néanmoins requis de lui obéir et de supporter avec patience son
gouvernement despotique, pouvant tout au plus prier, soupirer
et pleurer, mais en reconnaissant que leur souverain leur avait
été envoyé par Dieu pour punir le peuple de ses péchés.
En fait, le monarque pouvait et devait partager avec cl' autres
l'exercice de son pouvoir. En droit, cependant, il ne pouvait,
même s'il l'eût voulu, se défaire de quelque parcelle de sa
suprématie indivisible j il ne pouvait même pas accorder à qui-
conque le pouvoir légitime de contester la révocation de toute
autorité ou compétence qu'il avait antérieurement accordée.
Selon les termes de Bodin, « le sujet n'a aucune compétence
pour contrôler son prince par voie de justice, car c'est du
prince que tout pouvoir et toute autorité de commander

392
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

proviennent; non seulement le prince peut révoquer toute


autorité et route compétence exercée par un magistrat, mais en
sa présence, l'aurorité et la compétence de rout magistrat, de
toute guilde ou corporation, d'un ordre ou d'une communauté
deviennent entièrement caduques22 ». Ou, comme l'a formulé
Julian Franklin :
À l'occasion des conflits constitutionnels du XVIIe siècle, l'œuvre
de Bodin était vouée à fournir aux royalistes anglais un arsenal
d'arguments prêts à être utilisés, ou, plus précisément, un modèle
leur permettant de développer leurs arguments. La République [de
Bodin] était susceptible de leur montrer comment il était possible
d'ôter toute force obligatoire aux restrictions médiévales du pou-
voir royal- comment un contrôle judiciaire [de la légalité des lois
et proclamations royales] pouvait être réinterprété comme une
simple fonction administrative, comment les tâches du Parlement
pouvaient être comprises comme fonction simplement consulta-
tive, ou, tout plus, confirmative, ou comment toutes les chartes et
les engagements conclus par les rois pouvaient être interprétés
comme des actes conditionnels et temporaires. Mutatis mutandis,
la méthode de Bodin, conçue principalement pour la France, pou-
'alement s'app
. eg
valt 1 'lquer a, l'Angl eterre.
23

Lorsque les juristes anglais représentant la tradition de la


common law au XVIIe siècle invoquaient 1'« héritage» des compé-
tences judiciaires et parlementaires permettant de restreindre la
Prérogative royale, le roi Jacques le, pouvait répliquer qu'il ne
s'agissait que d'attributions accordées par des rois antérieurs à
titre de « tolérance » et qu'elles pouvaient dès lors être révoquées
selon son pouvoir discrétionnaire.
Jacques le, complétait en effet son argumentation philoso-
phique par une argumentation historique: les rois avaient pré-
cédé les ordres, les parlements ou les lois, et c'étaient les rois qui
avaient distribué la terre et établi les formes de gouvernement.
« Il s'ensuit nécessairement, écrivait-il, que les rois furent les
auteurs et les créateurs des lois, et non, inversement, que les lois
auraient créé les rois. » Les seules « lois fondamentales» étaient
celles qui régissent la succession de la Couronne. Dès que le
droit héréditaire d'un roi est établi, celui-ci se trouve au-dessus
du droit et n'est aucunement contraint de s'y soumettre, bien
qu'il puisse et doive le faire « de sa propre volonté afin de

393
DROIT ET RÉVOLUTION

donner le bon exemple à ses sujets 24 ». Seul le monarque est


« libre ». Toutes les branches de son gouvernement sont respon-
sables devant lui, et non lui devant elles. Le Parlement n'est que
« la cour principale du roi et de ses vassaux2S ». Afin d'étayer ses
propos, Jacques Stuart s'appuyait fortement sur des précédents
de l'époque Tudor. Son discours était toutefois nettement
moins diplomatique que celui des Tudors. Élisabeth n'aurait
jamais dit - elle n'aurait pu le dire - ce que Jacques re r affirma
lorsqu'il s'adressa au premier Parlement anglais de son règne en
1603 : «Je suis le mari et l'île tout entière est ma femme légi-
.
ume: . SUIS. 1a tete, eIle est mon corps 26 .»
Je A

Nul doute que plusieurs membres du Parlement anglais


furent stupéfaits d'entendre de la bouche de leur nouveau sou-
verain une affirmation aussi brutale de la théorie de la
monarchie absolue (ou «libre »). Pourtant, cette théorie
n'était pas une innovation en Angleterre. On la reconnaît
implicitement - et souvent explicitement - à travers le dis-
cours de ceux qui avaient soutenu la monarchie des Tudors au
cours des sept décennies précédentes. Mais avant l'avènement
de Jacques 1er , le registre rhétorique avait été plus atténué, en
particulier au cours des quarante-cinq années du règne d'Éli-
sabeth. Chez les deux premiers rois Stuarts, on ne retrouve pas
le tact qui avait permis à Élisabeth de contenir l'unité d'un
peuple constamment menacée par les forces grandissantes des
puritains, d'un côté, et par les forces catholiques qui subsis-
taient, de l'autre. Fondamentalement, la théorie du gouverne-
ment sous-jacente du régime Stuart ne différait pas dans ses
principes essentiels de celle qui avait prévalu sous les Tudors.
Jacques 1er soulignait d'ailleurs constamment que ses vues cor-
respondaient à la pratique de ses prédécesseurs de l'époque
Tudor.
D'autre part, Jacques 1er - et, après lui, son fils Charles -
éprouvait, malgré le tranchant de sa doctrine sur la souveraineté
et l'absolutisme, un profond respect pour le droit anglais, y
compris pour la common Law, et souhaitait fortement le mainte-
nir. Tout au long de leurs règnes, Jacques 1er et Charles rer furent
à plusieurs reprises confrontés à des attaques de la part de
common lawyers, aussi bien des juges que des parlementaires - Sir
Edward Coke étant l'un de leurs principaux adversaires -, mais
aussi bien l'un que l'autre exprimèrent toujours leur intention

394
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

de s'en tenir aux précédents du passé et de préserver intacte la


tradition juridique qu'ils avaient héritée de leurs prédécesseurs
de la dynastie Tudor.

Sir Edward Coke, chef de file


de l'opposition loyale à Sa Majesté

Un autre aspect qui mérite d'être relevé parce qu'il concerne


directement la philosophie du droit est que ni Coke ni ses alliés
- à l'exception, parmi ceux-ci, des puritains et de ceux qui
continuaient à souscrire en secret aux doctrines catholiques
interdites - ne contestèrent les concepts théoriques fondamen-
taux et les principes de gouvernement et de droit formulés par
Jacques 1er • Coke lui-même acceptait sans réserve la théorie de la
monarchie absolue. Il était fortement attaché à la common law
et la défendait à l'encontre de tous ceux qui, comme le roi,
s'efforçaient de limiter sa portée et son champ d'application,
sans pour autant contester la véracité de leurs prémisses philo-
sophiques. Il acceptait comme eux que le devoir naturel du roi
consiste à préserver le corps social, que le roi est l'autorité
suprême du droit et qu'il dispose d'un pouvoir absolu pour
nommer ou révoquer les juges. En tant qu'avocat général sous
Élisabeth, il avait été appelé à maintenir la loi sur l'autorité
suprême du souverain à l'égard de l'Église (Act ofSupremacy) et,
à cette occasion, il avait lui-même affirmé qu'« en vertu de plu-
sieurs lois du Parlement, le royaume d'Angleterre est une
monarchie absolue27 ». Coke n'adhérait pas aux conceptions
puritaines sur l'autorité de l'Écriture, le congrégationalisme ou
le gouvernement par des anciens inspirés. Il n'était pas un calvi-
niste. En revanche, il rejetait la doctrine catholique romaine
d'une monarchie séculière restreinte par l'autorité ecclésiastique.
Coke était un anglican et un monarchiste authentique: dans sa
conception, le roi était le chef de l'État et de l'Église, et la rai-
son d'État était séparée de la théologie tant puritaine que catho-
lique. Néanmoins, en tant que juge principal de la Cour des
Plaids communs, puis de la Cour du Banc du Roi (de 1606 à
1616), et ensuite en tant que parlementaire, il mena un combat
acharné pour restreindre les pouvoirs relevant de la Prérogative

395
DROIT ET RÉVOLUTION

royale, afin qu'ils soient subordonnés à la common law et sou-


mis à un contrôle du Parlement.
Si Coke acceptait les prémisses de la position de Jacques 1er ,
comment pouvait-il éviter les conclusions tirées par le roi ? Pour
répondre à cette question, il faut tenir compte de la personna-
lité de Coke ainsi que de la situation politique de l'Angleterre à
l'époque. Cependant, la thèse de Coke était aussi en partie fon-
dée sur sa philosophie du droit.
La philosophie politique et juridique de Jacques 1er - comme
celle de Bodin - contenait une profonde ambiguïté à propos du
sens accordé aux termes « droit» et « roi », non seulement dans
leurs ouvrages, mais également ambiguïté de sens donnée par
ceux auxquels ces livres s'adressaient. Ainsi, le roi était censé se
trouver au-dessus du droit dans un premier sens, du fait qu'il
était l'auteur suprême du droit et, dans un second sens, du fait
qu'aucune instance ne pouvait lui réclamer de se justifier de
n'avoir pas respecté le droit qu'il avait créé. D'autre part, ceux
qui avaient la charge d'interpréter et d'appliquer le droit ne pou-
vaient ni n'étaient censés pouvoir scruter l'esprit du roi en
chaque cas pour déterminer ce que le droit disait et ce qu'il signi-
fiait. Pour eux, le droit consistait nécessairement en un ensemble
de notions, de principes, de règles et de procédures qui avaient
été formulés ou établis dans le passé et dont le sens était porté
par le langage dans lequel ils avaient été exprimés. Il s'agit là en
effet d'un paradoxe inhérent au concept même de droit: les
règles posées hier demeurent contraignantes aujourd'hui - le
droit en vigueur est, par voie de conséquence, un mémorial du
passé. De même, le « roi » qui, dans la philosophie de Jacques 1er ,
était la source suprême du droit, n'était pas seulement la per-
sonne occupant le trône à un moment donné, mais plutôt une
succession de personnages royaux qui avaient vécu dans le passé
et qui vivraient à l'avenir. Pour Coke, les lois « du roi » ne com-
prenaient pas seulement les lois du monarque régnant, mais aussi
celles de ses prédécesseurs: les Tudors, les Plantagenêts, et même
les souverains normands et anglo-saxons qui, dans et à travers
leurs conseils, leurs parlements et leurs tribunaux, avaient au fil
des siècles créé un système juridique marqué par son existence
sur une longue durée et qui charriait dans son développement
continu la mémoire des significations héritées du passé. Il s'agit
aussi d'un paradoxe du droit: les acteurs qui créent le droit

396
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

engagent leurs successeurs, pour le moins de façon présomptive.


Il était donc tout à fait possible, et en quelque sorte nécessaire,
que Coke, alors qu'il avait été nommé par le roi à des fonctions
judiciaires dans les cours de common law, considère que la
meilleure façon de servir son souverain consistait à juger les cas
selon les principes de la common law établis par les tribunaux et
les parlements « du roi» au cours des siècles ~récédents, pour
autant qu'ils n'aient pas été abolis ou modifiés 8.
La conviction de Coke que le droit introduit sous les règnes
des prédécesseurs de Jacques 1er demeurait en vigueur constituait
en effet l'élément crucial de leur conflit. Lorsque des parlemen-
taires contestèrent en 1621 la politique royale à l'égard de
l'Espagne et de l'Église catholique romaine et que Jacques re r
leur interdit de poursuivre leurs débats sur ce sujet, Coke et
d'autres insistèrent sur le fait que, selon eux, la liberté d'expres-
sion des membres du Parlement, comme les compétences des
tribunaux et les libertés des sujets en général, étaient des privi-
lèges hérités des règnes précédents. Le roi répliqua: « Vos privi-
lèges proviennent de la grâce et de l'autorisation de nos ancêtres
et de nous-même, car la plupart se développent à partir de pré-
cédents, ce qui exprime davantage une tolérance qu'un héri-
tage ». À l'instigation de Coke, la Chambre des Communes
enregistra dans son Journal une « Protestation» dans laquelle il
était affirmé « que les libertés, franchises, privilèges et compé-
tences du Parlement représentent l'ancien droit originel et
l'héritage absolument certains des sujets anglais ». Ce fut à cette
occasion que Jacques 1er écarta Coke du Conseil privé et le fit
emprisonner à la Tour de Londres, où il resta dans des condi-
tions d'incarcération strictes et pratiquement isolé durant sept
mois 29 •
Coke était ainsi en mesure, tout en maintenant son intégrité,
d'accepter la théorie politique et juridique de Jacques 1er et de
contester vigoureusement les applications spécifiques de la Pré-
rogative royale faites selon elle. Il pouvait adopter cette position
tout d'abord en raison de son attachement inébranlable au
droit, mais également du fait que les notions de droit et de
monarchie étaient équivoques dans la théorie de Jacques 1er • On
peut établir un parallèle avec les régimes autoritaires du
xx" siècle, où l'on a vu des individus courageux s'opposer au

397
DROIT ET RÉVOLUTION

reglme arbitraire en appelant les dirigeants à respecter leurs


propres lois.
Il faut toutefois tenir compte d'un troisième facteur caracté-
ristique de l'Angleterre au XVIIe siècle: la situation historique
d'un peuple qui avait, trois générations auparavant, résolument
répudié un ~éritage catholique de quatre siècles dans lequel
l'Bglise et l'Etat s'étaient tenus en équilibre, au bénéfice d'un
principe de souveraineté érastienne où l'Église et l'État sont
soumis à un même chef. Au début du XVIIe siècle, le pays était
confronté à de vifs conflits religieux internes et à une incerti-
tude profonde quant à la source ultime de la légitimité du pou-
voir monarchique. Dans cette situation, Coke ne contestait pas
la théorie des Stuarts qui assignait le fondement de leur légiti-
mité au droit divin, mais il s'efforça de soutenir cette légitimité
et de la définir selon une ligne de pensée que le roi, c'est le
moins que l'on puisse dire, ne percevait pas à son avantage.
Ainsi, il justifiait des décisions judiciaires ou des positions du
Parlement qui avaient pour effet de limiter le pouvoir royal, par
le fait que ces décisions et positions étaient dictées par des pré-
cédents propres au droit anglais - des précédents entérinés par
des monarques antérieurs. Le roi ne pouvait pas rejeter par
principe une telle justification, puisque lui aussi justifiait ses
propres interventions, en partie, sur la cohérence avec des pré-
cédents juridiques entérinés par ses prédécesseurs.
Tout en acceptant la philosophie juridique du roi, Coke
fonda une nouvelle école de pensée de la philosophie juri-
dique anglaise qui lui était diamétralement opposée! Pour
comprendre ce paradoxe, il faut distinguer entre une théorie du
droit du type de celle développée par Jacques 1er (ou Bodin) et
une théorie du droit anglais.
Une théorie du droit aborde directement des questions uni-
verselles concernant la nature du droit, les sources du droit, les
rapports entre le droit, la morale et la politique, les notions juri-
diques fondamentales de droits et de responsabilités, et d'autres
questions encore à caractère général qui s'y rattachent. En
revanche une théorie du droit anglais n'aborde ces questions
qu'indirectement et uniquement dans le contexte d'un système
juridique particulier: elle s'interroge notamment sur la nature
du droit anglais, les sources du droit anglais, les rapports entre
le droit anglais, la morale et la politique, etc. Une étude de la

398
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

philosophie anglaise du droit au XVIIe siècle dans le premier sens


appellerait une analyse de l'œuvre philosophique de Thomas
Hobbes, Robert Filmer, John Locke, James Harrington et
d'autres philosophes politiques ou philosophes du droit dont les
théories reflètent sans doute leur héritage politique et juridique
anglais, mais dont l'objet, dans leurs écrits philosophiques, était
la politique et le droit en général, et non spécifiquement la poli-
tique et le droit anglais. Coke, pour sa part, n'entendait pas
expliquer le droit en général, mais le droit anglais en particu-
lier: sa contribution consista à identifier les facteurs qui don-
naient au droit anglais son caractère spécifique. Les implications
philosophiques et politiques à caractère plus général de son ana-
lyse n'étaient pas développées et demeuraient subordonnées à
ses aspects plus spécialement juridiques, qu'il envisageait en
termes historiques.
Non seulement la philosophie du droit de Coke prenait spé-
cifiquement le droit anglais pour objet, mais elle considérait en
fait plus spécialement l'une des branches du droit qui gouverne
l'Angleterre: la common law, c'est-à-dire le droit qui tradition-
nellement était appliqué principalement (mais pas exclusive-
ment) par les tribunaux royaux des Plaids communs, du Banc
du Roi et de l'Échiquier. Coke ne chercha pas à développer une
théorie du droit canonique de l'Église anglicane, qui était appli-
quée dans les tribunaux ecclésiastiques anglais, ou d'une combi-
naison de règles et de procédures d'inspiration romaniste et
canonique appliquées dans une grande variété d'autres tribu-
naux anglais. Il connaissait bien le droit canonique et le droit
romain applicables dans des types variés de cas dans ces autres
tribunaux, mais il les considérait - comme le firent plus tard la
plupart des historiens du droit anglais - comme du droit
30
« étranger ». Plus que tout autre, il a contribué à la conception
tendant à identifier le « droit anglais» - « le droit du pays» (the
law of the land) - à la common law anglaise, comme si le droit
anglais était et avait toujours été principalement cette common
law, sans y inclure de façon égale (comme le prétendaient au
contraire ses adversaires) « le droit de la Chancellerie, le droit
ecclésiastique, le droit de l'Amirauté [... ], le droit des mar-
chands, le droit militaire et le droit gouvernant l'organisation de
l 'É tat 31 ».

399
DROIT ET RÉVOLUTION

La réponse de Coke à la théorie générale du gouvernement et


du droit des monarchistes absolutistes consistait en une absence
totale de théorie! Il ne contestait pas la validité de l'interpréta-
tion que donnait Jacques 1er à la théorie du droit naturel, c'est-
à-dire que le droit était fondé sur la raison. Il ne contestait pas
non plus l'interprétation que donnait le roi de ce que l'on
appellera plus tard le positivisme juridique: que le droit est
fondé sur la volonté, la volonté d'un législateur. Coke se borna
à recadrer l'objet de sa philosophie du droit, en substituant le
droit anglais au droit en général, et, dans le cadre du droit
anglais, en focalisant son objet sur la common law anglaise, qu'il
définit ensuite en termes historiques. Sa réponse à Jacques 1er
reposait donc sur l'Histoire, qu'il comprenait surtout en termes
de tradition et de précédents. Il pouvait poursuivre cette ligne
de raisonnement parce qu'à son époque, ce n'était pas encore
une théorie, et parce que les monarchistes anglais eux-mêmes, et
avant tout Jacques 1er , insistaient constamment sur le fait que les
précédents anglais - qu'ils interprétaient très différemment -
devaient être suivis. Eux aussi croyaient que la légitimité de la
monarchie exigeait un fondement historique.
Si Coke n'a pas développé une philosophie du droit dans le
sens d'une théorie générale du droit, cela ne signifie pas que sa
théorie du droit anglais n'avait pas d'importantes implications
philosophiques 32 . Ainsi, sa conception de la raison artificielle
- la raison dont on n'est pas doté naturellement, mais qui
s' acq uiert par l'effort et l'art - revêt une importance philoso-
phique majeure 33 • Dans un passage souvent cité, Coke dit que
le droit est « la raison parfaire, qui ordonne ce qui est adéquat
et nécessaire, et interdit le contraire34 ». Prise telle quelle, cette
définition eût été tout à fait acceptable pour Jacques rr, tout
comme pour Thomas d'Aquin. Le roi fit même remarquer à
Coke, à l'occasion d'une conversation restée célèbre, que
puisque le droit est la raison et puisque le roi dispose d'au
moins autant de raison que l'un de ses juges, son interpréta-
tion du droit méritait de se voir reconnaître autant de poids
que celle de Coke ou de ceux que celui-ci citait. Sur ce, Coke
répliqua que Dieu avait sans doute doté Sa Majesté d'une
grande capacité intellectuelle, mais que la raison du droit ne
pouvait se confondre avec la raison naturelle d'une personne
particulière, mais consistait en la raison artificielle du droit en

400
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

soi 35 . « La common Uzw, écrivait Coke, n'est autre que la raison


- par laquelle il faut comprendre une perfection artificielle de la
raison obtenue par de longues études, par l'observation et par
l'expérience. » La common Uzw « au long de plusieurs époques
successives [ ... ] a été progressivement perfectionnée par un
nombre infini d'hommes sérieux et savants et, par la force d'une
longue expérience, elle a atteint un tel degré de perfection pour
le régime politique de ce royaume, que le vieil adage se vérifie:
Neminem opportet esse sapientiorem legibus, c'est-à-dire que nul
ne doit être, sur la base de sa raison à lui, glus sage que les lois,
qui représentent la perfection de la raison .»
Cette conception de Coke présentant la common Uzw anglaise
comme l'incarnation des raisonnements de plusieurs généra-
tions de personnes sages était très différente de la conception de
la raison qui avait jusqu'alors prévalu dans la philosophie juri-
dique en Occident, voire dans la philosophie occidentale en
général. Aussi bien pour les philosophes de la scolastique du xn e
au xV' siècle que pour les philosophes humanistes du XVIe siècle,
la raison était conçue comme une faculté naturelle de l'intellect
humain reçue de Dieu, une capacité de comprendre et de for-
mer des jugements. La raison s'opposait à la volonté, qui était
conçue comme une faculté naturelle des émotions, incitant une
personne à orienter son esprit ou sa conduite vers certains buts
désirés ou à contrôler ses pensées et ses actes. Selon les philo-
sophes scolastiques du droit, la raison permet de distinguer
entre ce qui est juste et ce qui est injuste, mais elle prescrit en
outre que ce qui est juste est préférable. La raison, dans leur
pensée, tendait naturellement à promouvoir le bien commun;
partant, les lois positives contraires à la raison ne pouvaient pré-
tendre s'imposer. Ils associaient ainsi la raison à des principes
moraux universels et innés, inhérents à la nature humaine: il ne
s'agissait pas des lois particulières d'un pays déterminé, mais
d'un droit naturel universel applicable chez tous les peuples. Les
philosophes humanistes du droit, aussi bien les catholiques que
les protestants, ne modifièrent pas fondamentalement cette
conception du droit naturel, mais leur apport consista à mettre
davantage l'accent sur l'importance de rationaliser et de systé-
matiser les règles de droit afin de pouvoir mieux mettre en
œuvre une action publique appropriée. Ainsi, pour les phi-
losophes humanistes du droit qui, dans l'ensemble, faisaient

401
DROIT ET RÉVOLUTION

plutôt moins confiance à la raison, et plutôt plus à la volonté


que leurs prédécesseurs scolastiques, la raison morale était asso-
ciée à une raison politique prévalente, laquelle était toutefois
également conçue comme une faculté de la nature humaine sus-
ceptible d'être analysée en termes généraux, universellement
applicables.
Coke ne mettait pas en doute l'existence d'une raison natu-
relle et d'un droit naturel, tels qu'ils avaient été définis par les
auteurs de la philosophie morale et politique, mais il leur juxta-
posa un type différent de raison que l'on pourrait qualifier de
raison historique. La « raison» sur laquelle la common law était
fondée, selon Coke, était le raisonnement des juristes anglais,
c'est-à-dire la façon dont les juristes « sérieux et savants» du
droit anglais avaient, au cours des siècles, traditionnellement
raisonné sur des matières juridiques. Cette raison ne correspon-
dait pas à la raison implantée par Dieu dans la nature humaine
comme telle. On ne pouvait découvrir cette raison dans la « rai-
son privée» des individus. Il s'agissait au contraire de la raison
pratique propre aux experts, aux hommes d'expérience qui se
sont spécialement attachés à étudier leur sujet, qui en connais-
sent l'histoire et qui se fondent sur les connaissances et la
sagesse de plusieurs générations successives d'autres individus
eux aussi expérimentés. Ils pourront déterminer - même dans
les circonstances les plus com,8lexes - ce qui est raisonnable et
ce que le bon sens requiert . Ils seront par conséquent en
mesure de résoudre des problèmes qui déconcertent le non-
juriste ou l'amateur. Plus particulièrement, ils chercheront à
trouver une solution au problème dans le cadre même du
domaine qui est le leur. Ils rechercheront sa ratio, sa logique
interne. En droit, ils rechercheront la logique, la raison, le sens,
l'objet du droit même - le droit pris dans son ensemble et dans
toutes ses parties.
Or la conception de la raison artificielle chez Coke était
encore plus étroite, car elle ne se rattachait pas au droit en géné-
ral, mais spécifiquement à la common law anglaise. Sa concep-
tion de la raison artificielle était sans doute susceptible d'être
appliquée à d'autres types de droit -le droit canonique, le droit
romain, ou même le droit naturel ou le droit divin -, puisque
dans chacune de ces branches, l'expert rompu à sa discipline,
celui qui a acquis les connaissances et l'expérience de sa matière

402
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

sera plus à même que les autres pour saisir sa rationalité interne,
sa logique propre, son sens et son objet. Mais pour Coke, la rai-
son artificielle de la common law anglaise était la raison unique,
la logique, le sens et l'objet propres au droit qui puisait ses
racines historiques dans la nation anglaise, cadre dans lequel se
retrouvaient la pensée et l'expérience des common lawyers anglais
sur plusieurs siècles. Cette raison artificielle propre à la common
law devait par conséquent être comprise à la lumière de cette
histoire. Le droit naturel en faisait partie: dans sa relation du
jugement dans la cause dite Calvin's Case, Coke affirma expres-
sément que le droit de la nature fait partie de la common law38 •
Dans une autre affaire, Bonham's Case, Coke soutint que le
principe selon lequel nul ne peut être juge dans sa propre cause
relève d'un « droit commun », c'est-à-dire de la common law39 .
Dans ses Institutes, il dit que le droit d'être entendu pour sa
propre défense est un principe de la justice divine, et il approu-
vait les paroles d'un juge de la Cour des Plaids communs du
xv" siècle: « Nous devons reconnaître l'autorité des lois que la
Sainte Église a empruntées à l'Écriture, car il s'agit [... ] du
droit commun (common law) sur lequel toutes les lois sont
fondéeéo. » Coke ne contestait donc nullement la validité du
droit naturel, et il estimait que celui-ci avait été intégré dans la
common law anglaise.
Le droit positif faisait également partie de la common law.
Coke ne mit jamais en doute la force obligatoire de la législa-
tion, mais à nouveau il envisageait la législation dans le contexte
historique des précédents jugés par les tribunaux anglais de
common law, des lois historiques du Parlement relevant de la
common law, comme la Grande Charte, et, d'une manière plus
générale, de l'approche des juges et avocats à l'égard de
l'ensemble complexe des notions, principes, règles, procédures
et institutions qui constituent les différentes branches du droit,
notamment le droit constitutionnel, le droit administratif sub-
stantiel et procédural, le droit pénal et la procédure pénale, le
droit civil et la procédure civile ... Pris dans leur ensemble, tous
ces éléments étaient aux yeux de Coke le produit de l'histoire
du peuple anglais, de ses valeurs politiques et économiques
considérées dans une perspective mu!tiséculaire et de ses fonde-
ments moraux. Seuls ceux qui avaient approfondi ce droit aux

403
DROIT ET RÉVOLUTION

racines anciennes étaient qualifiés pour comprendre la portée de


la législation, même récente, et l'appliquer à des cas concrets.
Ainsi, Coke établit dans le contexte anglais le premier prin-
cipe de l'école historique de la pensée juridique, qui fut plus
amplement développée par ses successeurs en Angleterre aux
XVIIe et XVIIIe siècles et qui finit par constituer une théorie géné-
rale du droit, parallèlement aux théories du droit naturel et du
positivisme juridique. Ce premier principe consistait à considé-
rer le droit d'une nation avant tout comme le produit de l'his-
toire de cette nation: non seulement d'après l'évidence
sociologique selon laquelle les institutions prévalant à un
moment donné découlent des institutions préexistantes, mais
également dans le sens philosophique que l'histoire du droit
d'une nation a et doit avoir une signification normative pour
son développement présent et futur. De ce point de vue, les
sources primaires du droit qu'il faut tout d'abord prendre en
compte pour parvenir à une décision législative, judiciaire ou
administrative, ou pour déterminer le sens d'une notion ou
d'un principe juridique, d'un principe, d'une règle ou d'une
procédure, sont la coutume et le précédent. D'autres sources du
droit, en particulier les notions morales universelles de justice
(qui prévalent dans une théorie de droit naturel) et les considé-
rations politiques sur la volonté ou la politique législatives (qui
prévalent dans une théorie de positivisme juridique) doivent,
dans la perspective de l'école historique, être comprises en fonc-
tion des développements historiques et des circonstances histo-
riques du système juridique particulier dont il est question. Ces
autres sources sont également subordonnées à ces développe-
ments et circonstances historiques particulières.
L'école historique de la théorie du droit se divise elle-même
entre une conception de l'histoire comme une séquence de
points fixes - en droit: des règles et décisions établies - qui doi-
vent être préservés et réitérés, et que l'on peut qualifier d' histo-
ricisme, d'une part; de l'autre, une conception de l'histoire
envisagée comme un processus d'adaptation des expériences du
passé à des besoins qui évoluent, et que l'on peut qualifier d' his-
toricité. Comme nous l'avons déjà relevé dans l'Introduction,
Jaroslav Pelikan a adopté une distinction analogue entre le tra-
ditionalisme, qu'il appelle la foi morte transmise par les vivants,
et la tradition, qu'il appelle la foi vivante transmise par les

404
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

morts41 . On retrouve la tension entre ces deux conceptions de


la philosophie historique du droit dans la jurisprudence consti-
tutionnelle américaine contemporaine, où certains juges préten-
dent se fonder uniquement sur la volonté originelle des auteurs
de la Constitution, tandis que d'autres entendent interpréter les
textes constitutionnels en fonction de l'évolution du sens des
mots au cours des générations et des siècles subséquents.
Sir Edward Coke est parfois classé, selon cette distinction,
parmi les traditionalistes, du fait qu'il a contesté à plusieurs
reprises l'exercice de la Prérogative royale, parce qu'il y recon-
naissait une innovation à laquelle il opposait d'anciennes lois ou
des précédents judiciaires particuliers auxquels il accordait une
valeur d'autorité. Il est vrai qu'il semble souvent invoquer
l'autorité d'un événement particulier du passé en réclamant
qu'à ce titre il soit répété. Il célébrait l'antiquité de la common
law anglaise et le passé immémorial de ses principes fondamen-
taux. Il citait volontiers le proverbe de Chaucer: « Des anciens
h
camps · naltre et croitre un nouveau bl e.»
d Olt A A ,42 D' autre part,
il a été sévèrement critiqué par plusieurs historiens, comme il
fut déjà critiqué en son temps, pour avoir utilisé des précédents
historiques en leur donnant une portée qui n'avait certainement
pas été envisagée au moment où ils furent introduits. Il faut
toutefois comprendre son recours aux précédents et leur appa-
rente manipulation dans le cadre de sa situation: dans la plu-
part des cas, il ne pouvait, au risque de perdre ses fonctions
publiques et d'être emprisonné, critiquer les abus de la Préroga-
tive royale (et il ne semble pas qu'il fût enclin à le faire), à
moins qu'il ne pût prétendre que ces abus violaient les
anciennes lois et décisions. Quels qu'aient été ses motifs, Coke
n'était pas un simple juriste antiquisant qui considérait le passé
d'une manière statique. Sa conviction que la common law
anglaise était fondée sur une « coutume immémoriale» remon-
tant à l'époque anglo-saxonne ne le faisait pas perdre de vue les
nombreux changements survenus depuis des siècles. Toutefois,
il n'envisageait pas non plus le passé, comme on le fait souvent
de nos jours, comme une simple donnée, une cause ou une
condition préalable d'événements subséquents: il y reconnais-
sait au contraire une finalité et une normativité. D'autre part, le
passé n'était pas seulement, aux yeux de Coke, le passé récent,
mais avant tout le passé distant, c'est-à-dire, à son époque, le

405
DROIT ET RÉVOLUTION

passé antérieur à l'ère des Tudors, et tout spécialement le passé


remontant à Bracton et aux Year Books. C'est ce qui rendait son
conservatisme - dans son contexte historique - révolutionnaire.

La philosophie du droit de John Selden

Après Coke, deux générations encore furent nécessaires pour


développer sa philosophie du droit anglais en une philosophie
anglaise du droit. La figure de proue de la première génération
fut John Selden (1584-1654) ; Matthew Hale (1609-1676) est
le principal représentant de la seconde génération. Les rapports
entre Coke, Selden et Hale sont significatifs. Selden avait
trente-sept ans lorsqu'en 1621 il assista Coke, qui avait alors
soixante-neuf ans, dans la rédaction de la Protestation adoptée
par la Chambre des Communes - et les deux hommes furent
ensuite détenus à la Tour de Londres. Plus tard, Selden fut lui-
même élu au Parlement, où il collabora avec son collègue et
aîné lors de la rédaction et de l'adoption de la Petition of Right
de 1628 - ce qui lui valut à nouveau un séjour à la Tour 43 . Au
cours des années 1630 et 1640, Selden devint à son tour l'inspi-
rateur et l'ami intime du jeune Hale, qu'il désigna plus tard
comme l'exécuteur de son testament. Au cours de ses propres
travaux, Hale entreprit de réagencer les Institutes de Coke afin
de leur donner une structure plus systématique et d'en faire res-
sortir les implications philosophiques. Les trois hommes avaient
débuté leur carrière dans la pratique du droit. Tous les trois
furent fortement impliqués dans les grands conflits constitu-
tionnels de leur époque. Tous les trois furent des savants assidus
ayant produit une œuvre considérable.
Le champ des expertises scientifiques de Selden était beau-
coup plus large que celui de Coke. Il était un éminent historien,
le maître reconnu au sein de l'association des historiens anglais
de son temps, la Society of Antiquaries. Il était aussi une auto-
rité en études bibliques, un orientaliste et un philosophe. John
Milton le désigna comme «le premier parmi les hommes
, és dans notre pays44 ».
savants reput
Au-delà de l'historicisme de Coke qui était resté attaché à la
conception d'un passé immémorial et d'un droit fondamental

406
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

immuable, Selden franchit un pas de géant en passant à la


conception d'un passé et d'un droit fondamental évolutifs.
Coke avait bien compris que la common law avait changé au
cours des siècles, mais il mettait néanmoins l'accent sur la conti-
nuité: les changements n'étaient à ses yeux qu'un aspect secon-
daire par rapport à cette continuité. Selden, qui assista à un
stade ultérieur du conflit prérévolutionnaire et révolutionnaire,
réaffirma la continuité tout en insistant sur l'importance du
changement. Il souligna l'aspect du développement et de la
croissance. Lui aussi croyait au caractère permanent des institu-
tions et principes fondamentaux de la constitution anglaise,
comme par exemple le gouvernement par des assemblées de
notables ou le devoir des autorités judiciaires de s'en tenir au
droit. En même temps, il envisageait les changements qui se
produisaient périodiquement comme des jalons du développe-
ment progressif de ces institutions et de ces principes.
Par-dessus tout, Selden attachait une portée normative au
développement historique du droit anglais. Ainsi, par exemple,
il reconnaissait une ligne de développement allant de la wapen-
take germanique décrite par Tacite aux witans des Anglo-
Saxons, qui auraient abouti aux parlements du XIIIe sièclé 5.
Dans cette ligne de développement, il retrouvait des principes
- des normes - applicables au système politique parlementaire
de son époque. En même temps, la science humaniste lui per-
mettait de reconnaître des césures dans l'évolution du droit
anglais: la Conquête normande, par exemple, avait provoqué
des changements importants, comme l'introduction du droit
féodal et le renforcement de l'autonomie des cours épiscopales.
Pourtant, il s'attacha aussi à souligner les éléments de continuité
entre les institutions anglo-saxonnes et celles de la période posté-
rieure à la Conquête. Selon lui, les périodes britannique, saxonne
et normande étaient trois phases distinctes d'un développement
historique unique, dont les éléments communs s'étaient pro-
gressivement cristallisés. Même si la plupart des anciennes lois
étaient à son époque devenues obsolètes, leur structure fonda-
mentale subsistait et s'était graduellement améliorée.
La philosophie historique du droit développée par Selden
allait beaucoup plus loin qu'une théorie du droit anglais. Tous
les systèmes de droit, écrivait-il, doivent être envisagés dans leur
dimension historique. Il postulait que selon une loi immuable

407
DROIT ET RÉVOLUTION

de la nature humaine, les hommes sont des créatures sociales


qui, dès qu'ils occupent un territoire, « y plantent une société
commune». Au fil du temps, ils complètent, interprètent et
limitent le droit naturel selon « les différentes opportunités»,
c'est-à-dire selon les besoins et aspirations particulières des « dif-
férents États ». La qualité relative du droit d'un peuple (y com-
pris, implicitement, la common law anglaise), ne doit pas être
jugée selon que ce droit est davantage ancien (comme c'était le
cas chez Coke, qui reprenait cette idée d'auteurs comme Fortes-
cue et St. German), puisque tous les systèmes de droit remon-
tent à une même antiquité: ce qui compte, en revanche, c'est la
manière dont un droit est le plus adéquat pour répondre aux
besoins et aspirations d'un peuple particulier. En même temps,
les différentes coutumes des différents peuples, qui constituent
la source de leurs systèmes juridiques respectifs, bien qu'elles
relèvent toutes d'une nature humaine partagée, sont soumises à
un processus organique continuel qui provoque des change-
ments, ce qui engendre une spécification et une transformation
du droit naturel. Aussi la qualité relative du droit d'un peuple
doit-elle être jugée aussi à l'aune de son attachement fidèle à la
continuité organique de son passé: à l'instar d'un navire ou
d'une maison dont les matériaux ont été entièrement remplacés
au fil des années, mais qui reste le même navire ou la même
. 46
maison .
Selden ne contestait pas - au contraire, affirmait-il - que la
« Nature» constitue la source de tout le droit d'une société: par
nature, il convient d'entendre celle de la création divine, com-
prenant avant tout la nature morale de l'homme. Dans un
ouvrage important consacré au droit naturel47 , il développe lon-
guement la théorie selon laquelle la source fondamentale de
toute obligation, que ce soit une obligation morale ou juri-
dique, se trouve finalement dans un commandement divin,
dont il reconnaît la révélation principalement dans l'Écriture,
en particulier l'Alliance entre Dieu et Noé, par laquelle Dieu
impose et Noé accepte certains interdits. Selon la tradition tal-
mudique, ces interdits concernent l'idolâtrie, le blasphème,
l'homicide, l'inceste, le vol, la consommation d'animaux vivants
et la violation des lois de la société. Selden souligne l'impor-
tance du caractère conventionnel, ou contractuel, lié à la notion
d'Alliance, des obligations assumées par Noé, mais tout autant

408
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

l'importance de la conscience humaine, comme un don de


Dieu, qui enjoint à l'homme d'accomplir ces obligationé8 •
Toute son analyse suivait ainsi les principales tendances théolo-
giques et philosophiques de la r,ensée protestante contempo-
raine, en particulier calviniste 9. Sa contribution la plus
originale fut sans doute son interprétation du caractère conven-
tionnel des obligations morales en général: ce n'est pas unique-
ment la violation d'un interdit qui offense Dieu, et que Dieu
peut dès lors punir, mais également le manquement à la
convention. En effet, pour Selden, le principe le plus important
du droit naturel semble avoir été que les conventions doivent
être respectées, pacta sunt servanda, un principe qu'il appliqua
aussi bien à la convention avec Dieu qu'aux conventions entre
les hommes en général 50 . Cette conception forte d'une obliga-
tion absolue de respecter les contrats doit être mise en rapport
avec sa conception de la force obligatoire du droit coutumier,
qu'il envisageait essentiellement comme consensuel par nature.
Une spécificité de la pensée de Selden, et d'une portée déci-
sive pour le développement de la philosophie anglaise du droit,
était sa conception historique et sociologique, selon laquelle les
différences légitimes entre les systèmes juridiques nationaux ont
leur source dans la diversité des coutumes des différents
peuples. Tout comme les individus se différencient l'un de
l'autre, écrivait-il, les nations elles aussi se différencient, et ces
différences produisent l'avènement de droits coutumiers diffé-
rents. Cette approche donnait une signification nouvelle au
principe - déjà souligné par Hooker - selon lequel la source
fondamentale de la légitimité des lois humaines ne consiste pas
uniquement dans leur conformité à la loi divine, qui comprend
également le droit naturel et la conscience, ni uniquement dans
leur conformité à la volonté de l'autorité légitime disposant de
la faculté de créer le droit positif, mais aussi dans leur confor-
mité au consentement du peuple. Selden a ainsi ajouté une
nouvelle dimension juridique à la doctrine, qui reconnaît dans
le consentement du peuple le fondement d'un régime politique
- une doctrine à laquelle toutes les parties du conflit en Angle-
terre adhéraient, mais en lui donnant une autre portée: le
consentement, selon Selden, se manifestait à travers la coutume,
c'est-à-dire à travers les types et normes de comportement taci-
tement ou expressément acceptés par la communauté. Selden

409
DROIT ET RÉVOLUTION

soutenait que tout droit puise ses origines historiques dans le


droit coutumier. En effet, la common law anglaise était conçue
par Selden et ses collègues essentiellement comme un droit cou-
tumier en évolution: elle était l'expression des types et des
normes de comportements développés par les common lawyers
au cours de plusieurs générations et de siècles, en réponse à des
circonstances changeantes.

La vie et l'œuvre de Sir Matthew Hale

Coke avait cinquante-sept ans et Selden vingt-cinq ans en


1609, l'année de naissance de Matthew Hale. Coke vécut
encore un quart de siècle, Selden encore quarante-cinq ans, et
ils eurent tous deux une profonde influence sur la pensée de
Hale. Il n'y a pas de trace d'une rencontre entre Coke et Hale,
mais l'on peut supposer qu'en tant que jeune étudiant au cours
des années 1620, Hale a sans doute suivi les activités de Coke
au Parlement; il fut certainement un lecteur attentif des Insti-
tutes et des Reports de Coke. Selden fut un ami proche de Hale,
malgré la différence d'âge qui séparait les deux hommes. Pour
ses propres intérêts scientifiques comme dans sa carrière pro-
fessionnelle, Hale poursuivit dans la voie tracée par Coke et
Selden, mais, à bien des égards, il réussit à aller au-delà de ses
prédécesseurs 51 .
Hale fut le premier à développer une théorie générale de la
philosophie historique du droit, que l'on reconnaît déjà impli-
citement dans l'approche de la common law chez Coke et dans
les études historiques et philosophiques de Selden. À la
différence des écoles historiques de la pensée juridique qui
connurent leur apogée au XIXe siècle et au début du xxe siècle,
Hale - toujours dans la ligne de Coke et de Selden - intégra
dans sa théorie historique les deux grands concurrents: le droit
naturel et le positivisme juridique.
La personnalité hors normes de Hale mérite que l'on s'arrête
davantage sur sa biographie que nous l'avons fait à propos de
Coke et de Selden. Il perdit sa mère à l'âge de trois ans et son
père à l'âge de cinq ans; celui-ci avait abandonné la pratique
judiciaire, parce qu'il avait des réserves d'ordre moral sur la

410
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

pratique prévalant en son temps: celle-ci requérait parfois des


praticiens qu'ils présentent, à l'occasion des échanges formalisés
devant la cour, des arguments contraires à la vérité. Le jeune
Hale fut placé sous la tutelle d'un proche parent de son père et
reçut sa première instruction du vicaire local, un ministre du
culte puritain. Plus tard, son tuteur l'envoya à Oxford, où il fut
formé par l'un des principaux théologiens puritains de son
temps. A cette époque de sa vie, Hale avait l'intention de deve-
nir ministre du culte, mais sa passion pour les sports, le théâtre,
les vêtements de luxe et sa propension à bambocher semblent
l'avoir détourné de sa vocation initiale. À dix-neuf ans, il se réo-
rienta vers le droit, s'inscrivant au Lincoln's Inn à Londres. Au
cours de ses études, il acquit des connaissances en droit romain,
en mathématiques, en sciences optiques, en médecine, en philo-
sophie et en théologie52 .
Au Lincoln's Inn, Hale vécut une expérience dramatique: il
fut témoin d'une crise aiguë d'ébriété chez l'un de ses amis - il
crut même qu'il était mort - qui le décida à changer radicale-
ment son mode de vie. Il limita sa consommation d'alcool aux
repas et opta désormais pour des vêtements ordinaires - plutôt
que les habits à la mode parmi les aristocrates. Surtout, il se
consacra à un travail assidu afin de se préparer à une fonction
au service de la communauté. Il s'interdit de dire du mal des
autres et réserva systématiquement un dixième de ses revenus au
profit des pauvres, tout en faisant des dons complémentaires à
des individus qui se trouvaient dans le besoin. Ensuite, tout au
long de sa vie, il s'attacha à cultiver ces qualités - parmi
d'autres. Juge, il refusait, contrairement à une pratique très
répandue chez ses collègues, toute forme de pot-de-vin, mais
également tout don ou toute faveur, même de la part de
membres de la plus haute noblesse. Lorsque des payements
extraordinaires étaient versés aux juges dans des conditions où il
était difficile de les refuser, Hale s'arrangeait pour qu'ils soient
transmis de manière anonyme aux pauvres. Alors que, dans sa
position, il était courant d'acquérir une fortune considérable,
Hale maintint un train de vie tout à fait modeste et lorsqu'il
mourut, sa succession était relativement modique.
Pratiquement tous ceux qui étaient en rapport avec lui recon-
naissaient son intégrité absolue 53 . C'était sa marque aussi bien
dans ses rapports personnels que dans sa vie publique. Plusieurs

411
DROIT ET RÉVOLUTION

exemples illustrent cette attitude: ainsi, lorsqu'il intervint


comme conseil tantôt pour d'éminents royalistes accusés de tra-
hison au cours des années 1640 et 1650, tantôt pour des puri-
tains accusés de trahison au cours des années 1660 sous la
Restauration 54 ; lorsqu'il présida une importante commission
parlementaire chargée de préparer une réforme du droit en
1652, et au cours de sa carrière judiciaire: juge à la Cour des
Plaids communs de 1653 à 1657 (sous le régime de Cromwell),
juge principal de la Cour de l'Échiquier sous Charles II, et
enfin, à partir de 1671 jusque peu avant sa mort, en 1676, juge
principal de la Cour du Banc du Roi.
L'intégrité de Hale et les profondes convictions religieuses
qui l'inspirèrent permettent de comprendre sa capacité de gar-
der une position politique essentiellement neutre à travers une
période de bouleversements révolutionnaires et de s'acquitter
d'une haute fonction judiciaire sous des régimes politiques suc-
cessifs qui étaient à l'opposé les uns des autres. Charles Gray a
certainement raison lorsqu'il attribue la neutralité politique de
Hale à sa loyauté envers la common law: « Les régimes poli-
tiques se succèdent, écrit-il, mais la common law demeure» - en
observant que pour Hale, « la continuité du droit était vitale
pour l'identité civique 55 ». Il convient toutefois d'ajouter que
cette dévotion à la continuité de la common law doit être expli-
quée, du moins en partie, par ses fortes convictions religieuses.
Tout en faisant preuve d'un esprit puritain, il resta - comme de
nombreux puritains - un membre fidèle de l'Église anglicane:
pour lui, en effet, le maintien de l'identité de la société exigeait
non seulement une continuité juridique, mais également une
continuité religieuse. Il était d'ailleurs convaincu que la conti-
nuité de la common law anglaise était ancrée dans la foi reli-
gieuse anglaise - une foi au-dessus des différences parfois aiguës
qui opposaient les branches du christianisme protestant sur des
questions de doctrines et de rites. Ainsi, il est caractéristique de
la personnalité de Hale que, vers la fin des années 1660, il
introduisit une proposition de loi au Parlement visant à
admettre les presbytériens au sein de l'Église anglicane - non
pas comme une marque de tolérance, mais bien dans un esprit
de les « comprendre» dans l'Église d'Angleterre 56 . Hale fut
d'ailleurs un précurseur de la « tolérance» envers d'autres sectes
· ·dentes, meme envers 1es qu akers 57 .
dISSI A

412
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

La forte personnalité de Hale, son dévouement à la common


law et ses convictions religieuses sont les trois éléments qui
permettent de comprendre sa carrière publique de juriste ainsi
que son cheminement intellectuel, qui le mena, en dehors du
droit, son champ de travail privilégié, aux sciences naturelles, à
la philosophie et à la théologie. Il fur un membre actif de la
Royal Society, l'institution où siégeait l'élite des savants et phi-
losophes anglais. Parmi ses proches amis, il comptait Richard
Baxter, éminent théologien puritain, ainsi que d'autres grands
théologiens de son temps. Il avait une maîtrise de l'histoire
politique et de l'histoire du droit an~lais, et il fut le premier à
rédiger une histoire du droit anglais 5 • Ses ouvrages sur le droit
pénal et le droit privé anglais constituent des traités systéma-
tiques de ces matières 59 • Il approfondit ses recherches en droit
romain et publia des ouvrages dans les domaines des mathéma-
tiques, des sciences naturelles, de la philosophie et de la
' 1ogie
t heo ·60 .

Les convictions religieuses de Hale l'inspirèrent pour étudier


scientifiquement et à rechercher le sens, en termes scientifiques,
de l'histoire et du système de la common law. Sa pratique de la
prière le conduisit à s'interroger sur les questions fondamentales
concernant le sens de la vie et la finalité de l'histoire humaine.
Son profond attachement à la recherche et ses nombreux
travaux semblent avoir été principalement inspirés par son rap-
port personnel à son Créateur, et dans une moindre mesure
seulement par le sentiment d'un devoir social ou politique. En
effet, parmi les douzaines de livres et d'articles qu'il rédigea et
fit circuler dans le cercle de ses amis et de ses relations intellec-
tuelles, il n'autorisa la publication que de deux petits traités
scientifiques de son vivant, et il interdit la publication pos-
thume de ses autres écrits, à l'exception de quelques brefs opus-
cules sur différents sujets 61 • Heureusement, il ne détruisit pas
ses manuscrits. Gray suppose que « peut-être, le désir de Hale
de saisir les principes généraux et de clarifier les aspects spéci-
fiques exprimait-il avant tout son besoin d'y découvrir un sens
pour lui-même, la volonté de rendre compte à titre privé du
milieu intellectuel du droit dans lequel il menait sa vie profes-
sionnelle en ce mondé 2 ». Et, toujours selon Gray, «rendre
compte de soi à Dieu pouvait facilement se muer en une
manière de rendre intellectuellement compte à soi-mêmé 3 ».

413
DROIT ET RÉVOLUTION

Un texte remarquable de Hale, dans lequel il traite de la fonc-


tion du juge et de ses principes pour juger (un texte qu'il rédi-
gea dans son journal en 1688 alors qu'il effectuait un tour
judiciaire itinérant, et qui fut publié pour la première fois en
1988), illustre à la fois la façon dont Hale rendait intellectuelle-
ment compte à lui-même et son témoignage personnel envers
· 64 Il apparalt en tout cas qu en tant que Juge Hale avaIt
D leu. A , • . un
sens aigu de la présence de Dieu dans la salle d'audience où il
siégeait.
Il est aussi caractéristique de la personnalité de Hale
qu'aucun de ses écrits ne comprenne un exposé adéquat de sa
philosophie du droit. Chacun de ces textes est en fait incomplet
et essentiellement fragmentaire. Son Histoire de la Common Law
était la première tentative de présenter une description com-
plète des origines et du développement historiques du droit
anglais. Jusque vers la fin du XIXe siècle, cet ouvrage demeura la
référence par excellence pour l'histoire du droit anglais des pre-
miers siècles. Pourtant, ce travail historique ne s'attachait que
principalement à la période que Hale identifiait comme
l'époque de formation de la common law, aux XIIe et XIIIe siècles.
Il n'y citait aucune loi de l'ère des Tudors ou des Stuarts.
Surtout, la tentative de Hale de décrire l'histoire du droit
anglais en termes philosophiques et d'exposer la théorie sous-
jacente ne lui réussit qu'en partié s. Dans un autre grand
ouvrage, L'Analyse du droit (The Analysis of the Law), Hale
entreprit de présenter la common law anglaise comme un sys-
tème cohérent. Dans la préface, il concédait toutefois que le
droit anglais était trop complexe pour qu'à lui seul il puisse le
6
« réduire selon une méthode logique précisé ». Il soumit occa-
sionnellement à des amis l'esquisse d'une telle systématisation
du droit, mais il estimait que la réalisation de cette entreprise
supposerait qu'elle soit effectuée à l'instigation de l'État et
nécessiterait la participation de plusieurs juristes expérimentéé7•
Il parvint néanmoins à réagencer complètement les nombreuses
annotations parsemées de Littleton dans le premier tome des
Institutes de Coke et à en déduire la portée philosophique géné-
rale. Ce fut d'ailleurs à partir de l'édition de Hale que les
générations suivantes de juristes anglais ont lu l'ouvrage de réfé-
rence classique connu sous le titre de Coke sur Littleton. De
même, ses Réflexions sur le Dialogue à propos du droit de

414
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

M. Hobbes (Reflections on Mr. Hobbes's Dialogue o/the Law), qui


sont une réplique aux critiques énoncées par Hobbes à l'égard
de Coke, contiennent les fondements d'une philosophie du
droit complète; cependant cet ouvrage (publié la première fois
en 1921) se limite à quelque 7000 mots, ce qui ne permet
guère d'élaborer un systèmé8 • D'autres ouvrages juridiques,
davantage techniques, contiennent également des idées remar-
quables sur la nature du droit anglais et du droit en général,
mais, à nouveau, ils sont conçus de telle façon qu'il revient au
lecteur de les développer afin d'en inférer des principes philoso-
phiques plus généraux69 •
Une étude complète du corpus de l'œuvre de Hale permet
néanmoins de reconstituer la philosophie du droit sous-jacente
qui forme un ensemble cohérent. Une telle étude peut faire
apparaître que cette philosophie du droit, si on la situe dans le
cadre de la biographie de Hale, correspond à la philosophie pré-
valente dans la pensée juridique anglaise de la fin du XVIIe, du
e
XVIIIe et du début du XIX siècle, et qui joue encore un rôle
important dans la représentation intellectuelle de nombreux,
pour ne pas dire la quasi-totalité, des praticiens - avocats et
juges - anglais (et américains) de nos jours, bien ce ne soit plus
le cas de nombreux auteurs anglais (et américains) dont l'objet
est la philosophie du droit.

La philosophie du droit de Hale

Les différentes écoles de philosophie du droit qui cherchaient


à s'imposer dans tous les pays européens au XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle relèvent de deux approches principales: la
théorie du droit naturel, qui envisage le droit essentiellement
comme l'expression de règles, de principes et de notions juri-
diques à partir de la raison et de la conscience, et le positivisme,
qui considère le droit essentiellement comme un ensemble de
règles établies (<< posées ») par l'autorité législative suprême, le
souverain, qui en assure l'exécution. Dans la première
approche, le droit a ses racines avant tout dans l'ordre moral
(<< la raison et la conscience ») ; dans la seconde approche, les
racines du droit se situent avant tout dans le domaine de la

415
DROIT ET RÉVOLUTION

politique (<< la volonté du législateur »). Les POSltlVlstes ne


contestent pas que le droit doit servir une finalité morale, les
fins de la justice, mais ils estiment que ce que le droit est
consiste en un instrument politique, un ensemble de règles
exprimant les politiques des autorités politiques légitimement
constituées et que ce n'est qu'après que l'on a établi ce qu'est le
droit que l'on peut s'interroger sur ce qu'il doit être. Les tenants
du droit naturel, en revanche, estiment que l'on ne peut savoir
ce qu'est le droit à moins de considérer en même temps ce que
le droit doit être: les normes juridiques impliquent en effet
selon leur conception une finalité morale (qui comprend une
finalité politique) et doivent être analysées, interprétées et appli-
quées à la lumière d'une telle finalité. Pour eux, une interven-
tion des autorités politiques contraire aux principes
fondamentaux de la justice ne peut prétendre à aucune validité
- ni même à quelque légalité.
Au cours des quatre siècles qui ont précédé la Réforme pro-
testante, plusieurs théories du droit naturel ont prévalu. Celle
de Thomas d'Aquin (1225-1274) est sans doute la plus connue.
La conception (déjà citée) de Guillaume d'Ockham, qui faisait
prévaloir la volonté sur la raison, tant au niveau divin qu'au
niveau humain, est à mettre indirectement en rapport avec celle
de Marsile de Padoue, et plus tard avec celle de Machiavel, qui
mettait en avant la nature essentiellement contraignante de tout
régime politique et de tout système juridique. Au XVIe siècle, la
théorie politique et juridique luthérienne pouvait trouver
quelque fondement dans ces doctrines «volontaristes », bien
que les luthériens aient combiné des théories positivistes avec
des théories jusnaturalistes tout en s'accommodant des tensions
entre ces deux approches.
Ces problématiques d'ordre philosophique concernant la
nature du droit s'inscrivaient toutefois dans un contexte histo-
rique qui n'était pratiquement pas explicité. Dès les premières
étapes de la formation de systèmes juridiques occidentaux dis-
tincts au XIIe siècle, il était convenu qu'un système juridique
était essentiellement évolutif, susceptible de se développer au fil
des générations et des siècles. Il s'agissait là d'une conception
unique, propre à la pensée occidentale: l'idée qu'un corpus ou
un système de droit comprend - et doit comprendre - un
mécanisme interne assurant sa transformation organique et qu'il

416
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

subsiste - et doit subsister - par son propre développement et


sa propre croissance. Ainsi, le nouveau corps professionnel des
juristes qui sortait des universités fondées à partir de la fin du
XIe siècle développa les textes de droit romain redécouverts et,
dans une moindre mesure, les différents nouveaux systèmes de
droit princier ou royal, le droit urbain, le droit seigneurial et le
droit des marchands, chaque nouvelle génération continuant à
bâtir sur les travaux de ses prédécesseurs. Les changements
étaient censés s'insérer dans une trame de changements et, du
moins a posteriori, correspondre à une logique interne et refléter
une nécessité interne. Le droit n'était pas seulement conçu
comme un processus continuel: il avait une histoire. Il racon-
tait une histoire.
En dépit de son importance pratique tout à fait cruciale,
cette dimension historique des systèmes occidentaux du droit
n'attira pas pour autant suffisamment l'attention des philo-
sophes occidentaux pour avoir un impact sur leur pensée: avant
le XVIIe siècle, la plupart se rangeaient soit dans le camp de la
théorie du droit naturel, soit dans celui du positivisme, soit
encore s'efforçaient-ils de trouver un équilibre instable entre les
deux. À partir du XVIe siècle, principalement en France, on
assiste à l'apparition d'un courant de pensée juridique histori-
sant, lequel prônait le modèle de l'ancien droit germanique et
franc comme modèle à opposer aux traditions juridiques
« étrangères» des romanistes et des canonistes 70 . Cet histori-
cisme national était invoqué à l'encontre des «innovations»
royales - bien qu'en Angleterre, au XVIe siècle, les protagonistes
du pouvoir royal aient eux invoqué les anciennes traditions et
précédents anglais afin de soutenir leurs politiques. Antérieure-
ment à Sir Edward Coke, on ne peut guère trouver en Europe
un philosophe du droit affirmant que l'histoire d'un système de
droit exprime une norme constitutionnelle fondamentale, qui
non seulement régit, mais doit régir tous les développements
ultérieurs et qui s'impose à l'autorité politique souveraine elle-
même. Coke n'était toutefois pas, au sens propre du terme, un
philosophe. Comme nous l'avons vu, son intérêt se portait prin-
cipalement sur le droit anglais, et il n'a pas tenté de développer
un système théorique général applicable à tous les systèmes de
droit. D'autre part, Coke soulignait l'élément de continuité
dans l'histoire du droit anglais à partir des temps les plus reculés

417
DROIT ET RÉVOLUTION

sans s'attarder à identifier les nombreux changements histo-


riques qui avaient eu lieu au cours des siècles, alors qu'il les
connaissait parfaitement. Il n'était pas non plus, au sens propre
du terme, un historien. Selden, lui, était aussi bien un philo-
sophe qu'un historien. Pourtant, écrivant dans la période pré-
révolutionnaire du conflit entre les cours de common Law et les
Prerogative Courts, il insistait sur l'ancienne tradition des limites
opposées à la Prérogative royale. Il revint à Hale - en poursui-
vant la pensée de Selden - de mettre en avant les anciennes
racines de la tradition juridique anglaise, mais au-delà la capa-
cité de cette tradition d'évoluer et de s'adapter à de nouveaux
besoins. Les lois, écrivait-il, doivent changer avec le temps, sous
peine de perdre leur utilité.
Hale a posé les jalons d'une troisième théorie principale de la
pensée juridique: la théorie historique, qui, deux siècles plus
tard, rivalisa avec la théorie du droit naturel et la théorie positi-
viste. Toutefois, il élabora son approche historique davantage en
complément des deux autres théories qu'en opposition à celles-
ci. Pour Hale, la théorie historique envisage le droit en partie
(alors que les tenants du courant historique au XIX" siècle diront
plutôt avant tout) comme une manifestation d'un esprit (ethos)
développé historiquement, des idéaux et traditions historiques
et des coutumes évolutives d'un peuple ou d'une société dont il
constitue l'ordre juridique. En vertu de sa source dans cet
esprit, le droit impose des restrictions à la fois à la souveraineté
du pouvoir compétent pour créer le droit - ce qui politique-
ment « est» - et à l'autorité de la raison et de la conscience - ce
qui moralement « doit être ».
La philosophie du droit de Hale se décline en différents
volets. Un premier volet comprend sa conception des rapports
entre ce que l'on peut appeler le droit historique (le droit dans
sa dimension historique) et le droit naturel (le droit dans sa
dimension morale). Un deuxième volet comporte sa conception
de la nature du développement historique d'un système juri-
dique. Un troisième volet correspond à l'élaboration de la
notion de raison artificielle amorcée par Coke. Enfin, un qua-
trième volet comporte sa théorie de la souveraineté et de la
nature de la souveraineté en Angleterre. Chacun de ces quatre
volets mérite à présent d'être étudié de plus près.

418
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

La dimension historique du droit naturel


et du droit positif
Selon Hale, le droit naturel, comme le droit positif, constitue
un corps de droit distinct, et s'impose aux États. Cette concep-
tion occidentale traditionnelle différait de celle de Coke, du fait
que celui-ci estimait que le droit naturel n'avait de force obliga-
toire en Angleterre que dans la mesure où il avait été incorporé
dans la common law anglaise. Ainsi, Hale soutenait que de nom-
breux délits interdits par le droit naturel sont et doivent être
universellement réprimés par le droit pénal. Il se peut aussi,
disait-il, que certains délits soient également interdits en vertu
du droit divin, par lequel (comme d'autres auteurs protestants)
il entendait exclusivement le droit biblique. L'homicide et le
vol, selon Hale, sont contraires aussi bien au droit divin qu'au
droit naturel, et doivent par conséquent être punissables en
vertu du droit pénal de tous les États, qu'ils soient chrétiens ou
païens.
Cependant, Hale limitait la portée du droit divin et du droit
naturel. Ainsi, certains délits interdits dans la Bible ne relevaient
à son avis que de l'État israélite et dès lors ne s'imposaient pas
aux autres États. D'autre part, la nature et la gravité des peines,
écrivait-il, « ne sont pas déterminées par la loi de Dieu ni par le
droit naturel, mais relèvent (principalement, sinon exclusive-
ment) du droit positif et des constitutions des États particu-
liers ». Ce droit positif des différents États relatif aux peines doit
être étudié et compris autant que possible selon son développe-
ment historique. A partir d'une étude détaillée du droit des
Hébreux, des Grecs, des Romains et des Anglo-Saxons, Hale
conclut que
« les peines semblent relever du jus positivum et non du jus
naturale, quant à leur gradation et à leur application, et ont ainsi
été fixées à un niveau inférieur ou plus élevé à différentes époques
et dans différents États, selon les nécessités des États et la sagesse
de leurs législateurs. Ce n'est que dans le cas du meurtre qu'il
semble y avoir une justice visant à imposer une peine de rétorsion,
sinon en vertu du droit naturel, du moins conformément à une loi
divine applicable à toute l'humanité, Genèse 9, 6. [... ] Dans
d'autres cas, la loi du talion (/ex talionis) en matière de répression
semble relever purement du droit positif, et bien qu'on la ren-

419
DROIT ET RÉVOLUTION

contre dans les lois des Juifs, Exode 21, 24-25 ("Œil pour œil,
dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour
brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure"),
si la partie qui a subi le préjudice est en vie et susceptible d'obtenir
un autre dédommagement de son préjudice, ce qui ne peut se faire
en cas de meurtre; j'ai appris d'hommes très versés dans les lois
juives et dans les opinions des juristes juifs que ces formes de talion
entre Juifs étaient converties en tarifs et taux de dédommagement
, .. accor dé'a la VICtime
pecuniaIre . . 71 ».

Le droit divin, selon cette thèse de Hale, s'exprimait dans


les préceptes bibliques dont la vocation était universelle,
comme dans le Décalogue. Le droit naturel comprend un tel
droit divin, ainsi que d'autres principes de droit et d'institu-
tions qui sont en réalité communs à toutes les nations. Le
droit divin et le droit naturel s'imposent à toutes les autorités
politiques. Le droit positif se distingue du droit naturel en ce
qu'il dépend du pouvoir discrétionnaire du législateur, bien
qu'un législateur sage puisse intervenir selon la raison et agir
selon ce qui est utile à la société dans les circonstances histo-
riques données.
Lorsque Hale analyse en particulier le droit pénal anglais,
il reconnaissait dans l'expérience historique un élément non
seulement éducatif, mais également normatif. Ainsi, en soute-
nant que les canonistes se trompent lorsqu'ils affirment que
la peine capitale ne doit pas être imposée en cas de vol, Hale
estimait qu'il est possible que des considérations d'efficacité
puissent exiger une telle peine aussi dure « lorsque le délit
s'est largement répandu et va de pair avec des circonstances
énormes» ; en Angleterre même, le droit, envisagé dans sa
dimension historique, s'était ainsi développé et prévoyait la
peine de mort en cas de vol, ne laissant que peu de latitude
au juge72 . A cet égard, Hale reconnaissait le caractère relatif
de telles dispositions: « Si nous en venons à présent au droit
et aux coutumes de notre propre royaume, nous constatons
que la peine prévue pour le vol a varié à différentes époques
selon que ce délit s'était propagé et plus ou moins
généralisé 73 . » A la différence de Coke, Hale adoptait ainsi
une philosophie historique du droit dont la teneur était sus-
ceptible de changer.

420
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

A l'égard des peines en général, Hale adoptait, à l'encontre de


la théorie du droit naturel, une conception davantage utilita-
riste :
le véritable, ou du moins le principal objet de la punition
« [ ... ]
consiste à détourner les hommes de violer la loi [... ] et dans la plu-
part des cas, l'imposition de la peine sert davantage d'exemple et à
prévenir les maux plutôt qu'à punir. Lorsque les délits deviennent
énormes, fréquents et mettent le royaume ou un État en péril [... ]
ou qu'ils menacent au plus haut degré la société civile, provoquant
une grande insécurité et un danger pour le royaume et ses habi-
tants, une peine sévère, éventuellement la peine capitale, doit
nécessairement être attachée à la loi dans de nombreux cas, selon
l'appréciation du législateur, quoique cette peine aille peut-être au-
delà de la faute individuelle qui constitue le délit considéré en lui-
, 74
meme .»

D'un côté, une telle conception du « véritable ou du moins


[du] principal objet» de la punition s'accorde avec l'approche
d'une théorie positiviste du droit, qui subordonne aussi bien la
dimension morale que la dimension historique du droit à sa
dimension politique. D'un autre côté, la vision de Hale sur la
nature des délits à interdire en droit pénal reflète son attache-
ment à la dimension morale du droit et s'accorde plutôt avec
une théorie de droit naturel. Il combinait ces deux théories
dans son analyse de systèmes juridiques particuliers, et spéciale-
ment du système anglais, dont l'expérience historique fixait les
limites et les interrelations de leurs aspects politiques et
moraux. Ainsi on peut dire que Hale a formulé d'une nouvelle
manière la philosophie intégrée du droit qu'impliquait la tradi-
tion juridique occidentale depuis l'époque de sa formation,
bien que les philosophes du droit aient eu tendance (comme les
philosophes le font souvent) à affirmer la suprématie d'une
théorie sur l'autre.

Le développement historique d'un système juridique


Hale n'a pas proposé une théorie élaborée du développement
des systèmes juridiques comme l'ont fait aux XIXe et xxe siècles,
von Savigny, Maine, Durkheim, Weber et d'autres auteurs
ayant adopté une approche historique ou sociologique du

421
DROIT ET RÉVOLUTION

droit 75 . Il avait cependant une excellente connaissance de l'his-


toire de plusieurs systèmes juridiques étrangers, ce qui lui per-
mettait d'avancer quelques généralisations sur l'histoire du droit
et d'appliquer ces généralisations au caractère particulier de
l'histoire du droit anglais. Ainsi, il affirmait qu'il est dans la
nature des droits « de s'adapter aux conditions, aux besoins et à
l'utilité du peuple pour lequel ou par lequel ce droit est établi,
[et] que dans la mesure où ces besoins et cette utilité se transfor-
ment imperceptiblement au sein de ce peuple, un changement
du droit se ~roduit imperceptiblement, spécialement sur une
longue durée 6 ». Cette affirmation - par ailleurs sans originalité
particulière - était pertinente, du fait qu'elle permettait à Hale
d'admettre les différences entre les doctrines de la common law
telles qu'elles avaient été exposées par Glanvill à l'époque de
Henti II, et celles exposées par Bracton à l'époque de Henri III.
Elle lui donnait l'occasion de démontrer l'importance de la
législation sous Édouard 1er , le « Justinien anglais », qui était en
quelque sorte le héros de l'Histoire sous la plume de Hale - et,
plus généralement, de souligner le rôle très important qu'avait
occupé la législation tout au long de l'histoire du droit anglais.
Coke avait plutôt minimisé l'importance des changements
législatifs, quoiqu'il les connût bien, et avait davantage mis en
avant la continuité des décisions judiciaires. Hale, par contre,
qui avait présidé la fameuse commission chargée d'étudier la
réforme du droit sous Cromwell, provenait d'un tout autre
milieu que Coke et, surtout, vécut pendant une période révolu-
tionnaire mouvementée. Comme Selden, Hale envisageait l'his-
toire de la common law comme un processus d'adaptation à de
nouveaux besoins. Sur la longue durée, il considérait que cette
adaptation constituait un processus d'amélioration progressive
qui tendait à se parfaire par sa propre dynamique. Au
XVIIIe siècle, Lord Mansfield exprima cette idée dans la for-
mule: « The common law works t"tself pure», ce qui revenait à
dire ,\ue la common law atteint sa pureté en s'élaborant elle-
même 7.
Il était toutefois de la nature du changement du droit en
Angleterre - sur ce point, Hale était en accord aussi bien avec
Selden qu'avec Coke - que le cadre constitutionnel fondamen-
tal demeurât constant. Hale acceptait les opinions avancées par
les partisans de la common law et de l'autonomie du Parlement,

422
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

selon lesquels les institutions parlementaires avaient prévalu


depuis l'époque des witans et assemblées anglo-saxonnes, ou
que la procédure devant un jury était antérieure (dans une
forme différente) au système normand des procédures des
Assizes (aussi bien des Grand Assizes que des Petty Assizes) et que,
d'une manière générale, ni la Conquête normande ni d'autres
grands événements ultérieurs n'avaient constitué une césure
fondamentale de l'histoire constitutionnelle anglaise, même si
Hale reconnaissait (à la différence de Coke) que la Conquête
avait entraîné d'importants changements dans le domaine du
droit de la propriété foncière et dans d'autres domaine/ 8 • Sur
ces questions, comme pour d'autres, Hale s'appuyait sur les
recherches de Selden.
La conception que Hale se faisait de l'équilibre entre la conti-
nuité et le changement dans l'histoire du droit anglais s'exprime
à travers les analogies frappantes qu'il évoquait entre le navire
des Argonautes et la biographie d'un être humain:
« Mais bien que ces variations et accrétions particulières aient
pu se produire dans les lois, elles n'ont eu lieu qu'en tranches suc-
cessives, de sorte que l'on peut affirmer à juste titre qu'il s'agit
d'une manière générale des mêmes lois maintenant qu'il y a six
cents ans. Tout comme le navire des Argonautes était le même
quand il rentra à son port que lorsqu'il l'avait quitté, quoiqu'au
cours de son long périple il ait subi à plusieurs reprises des répara-
tions, à tel point qu'à son retour, il ne comprenait pratiquement
plus aucun de ses matériaux d'origine. De même, Titius est la
même personne qu'il était il y a quarante ans, bien que les méde-
cins nous disent qu'au bout de sept ans, le corps humain ne com-
porte pratiquement plus aucun élément matériel dont il était
, , . 79
compose anteneurement .»

Ce paradoxe de l'identité en dépit du changement représen-


tait plus qu'une reformulation de l'ancien casse-tête philoso-
phique. Dans le cadre de la tradition juridique occidentale, il
s'agissait d'une nouvelle manière d'approcher la question de la
réalité des catégories universelles. La réalité de la constitution
anglaise non écrite consistait essentiellement dans le développe-
ment de la common law anglaise, dans ses ajustements successifs
aux nécessités et à l'utilité du peuple anglais, « dans la mesure
où ces besoins et cette utilité se transforment imperceptible-

423
DROIT ET RÉVOLUTION

ment au sein du peuple ». Les alternatives à cette voie médiane


entre le réalisme et le nominalisme (au sens philosophique)
étaient soit la notion platonicienne de la réalité des principes
abstraits de justice, qui est caractéristique des versions les plus
extrêmes de la théorie du droit naturel, soit la notion machiavé-
lien ne de l'irréalité de tout, à l'exception des décisions particu-
lières d'une volonté souveraine, caractéristique des approches les
plus extrêmes du positivisme juridique. Selon Hale, la nature
du développement historique du droit anglais consiste en ce que
la constitution dans son ensemble - la nef de l'État - s'élabore
elle-même à partir des modifications successives de ses compo-
santes au cours des siècles.

La common law comme raison artificielle


Hale adopta et développa en termes plus généraux l'idée déjà
avancée par Coke, selon laquelle la common law est elle-même
une raison artificielle, entendant par là que sa logique interne,
la cohérence de sa structure et de son fonctionnement, consiste
dans l'expérience raisonnée des juges, des avocats et des législa-
teurs qui l'avaient façonnée au cours des siècles. La défense de
la thèse de Coke était une réplique de Hale aux critiques
directes lancées par Thomas Hobbes. En formulant cette
défense, Hale élabora les fondements philosophiques de la thèse
de Coke, et cette élaboration s'inscrit ainsi dans la version d'une
philosophie générale du droit.
La critique de Hobbes à l'égard de la conception de Coke
s'articulait sous la forme d'un dialogue fictif entre un philo-
sophe, représentant en grande partie (mais pas entièrement) la
pensée de Francis Bacon et de Hobbes lui-même, et un juriste,
tablant princi~alement (mais pas entièrement) sur les publica-
tions de Coke 0. Selon Hobbes, la conception du droit comme
raison artificielle avancée par Coke était à la fois fausse et obs-
cure: fausse, parce que le droit n'a pas son origine dans les rai-
sonnements des juges ou avocats, ni même dans la raison, mais
bien dans la volonté du souverain. Si l'on requiert que les lois
du souverain doivent être conformes à la raison pour être
contraignantes, qu'il s'agisse d'une raison « artificielle» ou non,
cela conduirait selon Hobbes à la désobéissance généralisée de la
part de tous les hommes (ou, dans le cas de la raison artificielle,

424
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

par déduction, de la part de tout avocat ou juge) qui préten-


draient être plus raisonnables que le droit lui-même. La concep-
tion de Coke était aussi obscure aux yeux de Hobbes, du fait
qu'elle n'explique pas le rapport entre les raisonnements des
juges et avocats et les lois concrètes, c'est-à-dire les ordres du
souverain, que les juges ne font qu'interpréter et appliquer dans
des cas particuliers. Comme l'affirme le philosophe dans le dia-
logue de Hobbes: « Ce n'est pas la Sagesse, mais l'Autorité qui
crée une loi. »
Hale, sans se référer explicitement à Coke, n'aborde pas ces
critiques de plein front mais, typiquement, par une définition
de ce qu'est la raison. Il fait à ce propos une distinction entre
deux concepts de raison. En premier lieu, il y a la raison dans
les choses, l'harmonie d'éléments en interdépendance, ce que
nous pouvons appeler leur logique interne, comme lorsque
nous disons que la « raison» pour laquelle une montre
marche est l'interrelation du ressort et des aiguilles, ou que la
« raison» pour laquelle une pomme tombe de l'arbre est la
force de la gravité. En second lieu, on se réfère à la raison
comme à la faculté humaine de raisonner, qui établit le lien
entre la cause et l'effet, ou qui perçoit la proportion entre des
lignes et des surfaces, ou encore qui comprend des phéno-
mènes. Hale appelle cette faculté « ratiocination, une faculté
commune à toutes les créatures raisonnables ». Le type le plus
important de raison est la combinaison de ces deux formes de
raison: « Lorsque la faculté raisonnable est unie au sujet rai-
sonnable, et que cette union s'est confirmée par l'usage et
l'exercice; c'est ce type de raison, ou la raison ainsi entendue,
qui permet de reconnaître dans un individu un mathémati-
cien, un philosophe, un homme politique, un médecin ou un
. • 81
JUrIste .»
« La faculté raisonnable », la capacité de raisonner, se
retrouve chez tous les hommes, mais la raison inhérente à des
objets variés, ou à des activités variées, diffère et c'est pourquoi
devenir un bon ingénieur, un bon chirurgien ou un bon mathé-
maticien requiert « l'application de la faculté de raisonner à des
objets particuliers [... ] en suivant des méthodes spécifiques ».
Ainsi, la raison d'un individu peut s'avérer apte à une discipline
particulière, mais pas à une autre. « Cicéron était un orateur, un
bon moraliste, mais un homme politique plutôt ordinaire et un

425
DROIT ET RÉVOLUTION

poète médiocre», remarquait Hale. « Et [... ] en général, ceux


qui prétendent à une connaissance universelle ne sont que
superficiels et parviennent rarement au fond des choses. »
De toutes les disciplines, le droit est la plus difficile à saisir
en matière de faculté de raisonnement, écrit Hale, parce que le
droit traite « de la réglementation et de l'ordonnance des socié-
tés civiles, et de la mesure du bien et du mal à l'occasion de
situations concrètes». Les actions morales sont infiniment
complexes, et lorsqu'on applique des principes de morale à des
actions morales particulières, il est impossible d'établir le
même type de certitude ou de preuve que dans les sciences
naturelles. Par conséquent, même les hommes les plus intelli-
gents ne s'entendent pas sur les applications particulières de
notions générales de justice dans des cas ou circonstances par-
ticulières. En effet, les auteurs de philosophie morale, habitués
à « de hautes spéculations et à des notions abstraites concer-
nant la justice et le bien [... ] entretiennent de vives contro-
verses lorsqu'il s'agit d'applications concrètes, [et] ils sont
souvent les pires juges que l'on puisse imaginer, du fait que
leurs spéculations, théories et distinctions excessivement sub-
tiles appliquées aux appréciations communes du bien et du mal
les éloignent de la matière commune des conversations
humaines ».
Hale établissait ainsi, comme on pourrait l'exprimer en
termes modernes, que différentes méthodes s'appliquent à des
sciences différentes, selon la nature de l'objet des recherches, et
qu'une faculté rationnelle générale ne peut donc en elle-même
assurer une maîtrise de la science du droit. En franchissant un
pas de plus, il remarquait que les représentants de la philoso-
phie morale (parmi lesquels il faut compter, du moins implici-
tement, Hobbes) sont tout à fait inadaptés pour saisir le droit,
lequel comporte, non seulement des principes généraux, mais
également l'application concrète de principes généraux par des
personnes particulières dans des situations particulières. Hale en
conclut qu'afin d'éviter toute instabilité, incertitude ou arbi-
traire dans l'application de la raison à des cas particuliers, « et
pour faire en sorte que les hommes puissent comprendre selon
quelles règles et quels critères il convient de vivre et de posséder,
et qu'ils ne soient pas soumis au jugement inconnu, arbitraire et
incertain de la raison incertaine de personnes particulières»,

426
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

« les plus sages, à toutes les époques, se sont accordés» pour éta-
blir des lois particulières et des règles et méthodes particulières
pour administrer la justice.
Cependant, le besoin de certitude n'est pas entièrement satis-
fait par l'introduction de lois et de procédures visant à assurer
leur respect, puisque le problème demeure d'appliquer ces règles
et procédures dans une multitude de cas particuliers. Il est par
conséquent nécessaire d'élaborer les lois de façon à ce qu'elles
puissent s'appliquer à des circonstances extrêmement diverses.
Aucun individu n'est en mesure, par sa seule raison, de détermi-
ner ce que ces lois devraient être. Même s'il croit savoir com-
ment il convient d'agir dans un cas particulier, il doit admettre
que son entendement peut être inférieur à celui d'autres indivi-
dus, qui jouissent d'une plus grande expérience sur ce genre de
questions. « Il est raisonnable, écrit Hale, que je préfère une loi
produite par une centaine ou deux cents individus marqués par
la sagesse de l'âge, leur expérience et leurs intérêts, à une loi
provenant de mes propres cogitations. » Ou encore: « À nou-
veau, c'est une raison pour moi de préférer une loi en vertu de
laquelle un royaume a été régi avec bonheur pendant quatre ou
cinq siècles, plutôt que de risquer le bonheur et la paix d'un
royaume sur la base de quelque nouvelle théorie de mon cru,
même si je suis plus familier de la rationalité de ma propre
théorie que je ne le suis avec cette loi. » Hale illustre son propos
de la manière suivante :
«Selon le droit en vigueur en Angleterre, toute la propriété
immobilière est dévolue au fils aîné sans qu'aucune coutume parti-
culière n'affecte ce principe. Un bien-fonds ne se transmet pas sans
investiture ou ensaisinement, ou un renouvellement de vassalité
par un acte consensuel extra-judiciaire, si ce n'est lorsque quelque
loi a modifié [les règles antérieures] selon lesquelles un patrimoine
immobilier transmis par un acte authentifié n'est transféré au
bénéficiaire qu'à titre viager à moins qu'il ne contienne une réfé-
rence expresse aux héritiers, ainsi que plusieurs autres [principes]
de ce type. Supposons maintenant que l'esprit le plus cultivé de ce
monde s'interroge sur le mode spéculatif, ou en lisant Platon ou
Aristote, ou en étudiant les lois des Juifs, ou d'une autre nation,
comment s'opère la dévolution de la propriété immobilière en
Angleterre, ou comment les patrimoines immobiliers y sont trans-
férés, ou transmis entre proches, il perdrait son temps et dépense-

427
DROIT ET RÉVOLUTION

rait en vain ses ressources intellectuelles, jusqu'à ce qu'il se


familiarise avec le droit anglais: la raison en est qu'il s'agit d'insti-
tutions introduites par la volonté et le consentement d'autres, soit
implicitement par coutume ou usage, soit explicitement par des
lois écrites ou des lois du Parlement. »

Hale parvient ainsi finalement à la raison artificielle de Coke


qui avait provoqué la critique de Hobbes:
« En conclusion de tout ce qui vient d'être dit, il appert que les
hommes ne naissent pas common lawyers, et que le simple exercice
de la raison n'accorde pas à un individu une connaissance suffi-
sante du droit anglais: cette connaissance ne peut s'acquérir que
par une pratique et en s'y habituant par l'exercice de cette faculté,
que l'on obtient en lisant, étudiant et observant afin de parvenir à
une connaissance intégrale de ce droit. »

La réponse de Hale à Hobbes se démarquait toutefois du dis-


cours de Coke en ce que Hale raisonnait non pas en tirant argu-
ment de l'histoire particulière de la common /aw anglaise, mais
principalement à partir de la nature du droit en général, dont
on trouve l'illustration dans l'histoire du droit anglais, mais éga-
lement dans l'histoire d'autres systèmes juridiques. Hobbes
avait cherché des réponses intemporelles à des questions intem-
porelles. Sa philosophie était a-historique, et il s'opposait à l'his-
toricisme de Coke parce qu'il estimait qu'aucune vérité ni
aucune leçon ne pouvait être tirée de l'histoire. «L'expérience
ne conduit à aucune conclusion universelle », écrivait Hobbes.
À cela, Hale répondait (comme Coke aurait pu le faire) qu'une
seule et unique expérience importante peut être invoquée pour
réfuter une proposition à caractère universel et que, d'autre
part, il est possible de tirer certaines conclusions universelles à
partir d'une expérience universelle.
D'après Hobbes, l'argumentation de Coke était fausse du fait
qu'elle ne reconnaissait pas que le droit est constitué de règles
reflétant la volonté du souverain; en second lieu, il estimait que
son argumentation n'était pas claire, parce qu'il définissait le
droit comme les décisions de juges, alors que selon Hobbes, les
juges ne faisaient qu'interpréter et appliquer les règles du souve-
rain dans des cas particuliers. En fait, c'était l'argumentation de
Hobbes qui était fausse, parce qu'il ne reconnaissait pas qu'en

428
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

Angleterre du moins, le souverain hérite du droit transmis du


passé et qu'il ne peut le modifier que dans les limites établies
par le passé. Quant à l'objection d'obscurité, Hobbes se trom-
pait en prétendant que Coke définissait la common Idw comme
la volonté des juges: au contraire, Coke citait les précédents
judiciaires pour autant qu'ils établissaient un ancien droit cou-
tumier professionnel se développant à travers les raisonnements
de plusieurs générations de juristes expérimentés.
Ce que Coke avait appelé la raison artificielle se traduit dans
la pensée de Hale comme la combinaison de la raison inhérente
au droit lui-même et des raisonnements des spécialistes du droit
qui avaient accumulé une expérience ainsi que des praticiens du
droit qui faisaient preuve d'une connaissance profonde de leur
discipline. À la différence de Coke, Hale attribuait une telle rai-
son {pour laquelle il n'utilisait pas l'épithète « artificiel ») aussi
bien à la common Idw anglaise qu'au droit en général, et non
seulement à sa dimension historique, mais également à ses
dimensions politiques et morales. Ainsi, dans la perspective
offerte par Hale, tant la raison historique que la raison politique
et la raison morale (en termes aristotéliciens: toute raison pra-
tique, à l'opposé de la raison pure) sont le produit d'une appli-
cation de la faculté de raisonnement à la raison inhérente à son
objet, sont sa propre logique interne.

La nature de la souveraineté
Le second volet de la réponse de Hale aux crItIques de
Hobbes est intitulé « Du Pouvoir souverain» (le premier volet
étant intitulé « Des Lois en général et de la Loi de la Raison »).
Hobbes avait défini la souveraineté comme le pouvoir suprême
de fait dans un État. Il postulait une condition originelle pure-
ment théorique qui se caractérisait par une anarchie générale,
une guerre de chacun contre tous, conduisant les hommes qui
vivaient dans un tel « état de nature» à entrer, en faisant usage
de leur « raison naturelle », dans un contrat social par lequel
une société organisée était créée et un pouvoir souverain était
institué - ce pouvoir étant exercé par plusieurs ou par un seul.
Étant donné la nature humaine, ce n'était que par un pouvoir
souverain qu'il était possible, selon Hobbes, d'obtenir une
obéissance régulière et ainsi de maintenir la paix dans la société.

429
DROIT ET RÉVOLUTION

Le souverain pouvait imposer sa volonté par des lois qui ne


s'imposent toutefois pas à lui-même, car si c'était le cas il per-
drait son pouvoir suprême lui permettant de maintenir l'ordre.
« Une loi, écrivait-il dans un passage resté célèbre, est un
commandement de la part de celui ou de ceux qui ont le pou-
voir souverain à l'égard de ceux qui sont ses ou leurs sujets, par
lequel il est déclaré publiquement et de manière certaine ce que
chacun d'eux peut faire et ce qu'ils doivent s'abstenir de faire. »
La forme par excellence du droit est par conséquent la loi. « Les
lois, disait le philosophe dans le dialogue imaginé par Hobbes,
ne sont pas une philosophie comme la common law et d'autres
arts dont l'objet est la confrontation d'arguments, mais ce sont
des commandements ou des interdictions auxquels il faut obéir
parce qu'on les a acceptés r:ar sa soumission [... ] à quiconque
exerce le pouvoir souverain 2. » Coke avait soutenu que le droit
est raisonnable de par sa nature, et que le critère de ce caractère
raisonnable était sa capacité à se maintenir sur une longue
durée83 . Comme l'a remarqué D. E. C. Yale: « Hobbes ne pou-
vait admettre le caractère raisonnable comme un critère, soit de
la nature du droit, soit de sa force contraignante, car si les
hommes [... ] avaient pu mettre en question la validité des lois
en invoquant qu'elles n'étaient pas raisonnables, comment
84
aurait-il pu y avoir une obéissance régulière ? »
La critique formulée par Hale de la conception de la souve-
raineté chez Hobbes s'exprime principalement sous la forme
d'une analyse juridique de la nature du pouvoir politique dans
le système constitutionnel anglais. Du point de vue adopté par
Hobbes, une telle critique n'est pas à propos: en effet, Hobbes
ne prétendait pas décrire un ordre politique existant. Son Lévia-
than était un modèle, un « type idéal» selon la terminologie de
Max Weber. Cependant, comme pour tous ces genres de « type
idéal», on peut reconnaître au-delà de l'idéal une réalité
concrète, même si l'idéalisation s'en éloigne plus ou moins - si
ce n'était le cas, il ne s'agirait pas d'un idéal ou paradigme, mais
d'une utopie, qui ne se situe « nulle part». Dans l'approche
webérienne, la réalité est interprétée comme un exemple du
type idéal. Si, toutefois, on lui objecte que la réalité ne corres-
pond pas au type idéal, le représentant de l'approche webé-
rienne répliquera que le type idéal n'est qu'un type idéal, un
modèle 85 . Hale comprenait parfaitement que Hobbes définissait

430
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

la souveraineté comme un pouvoir de fait, suprême et indivi-


sible. Cependant, il comprenait également que Hobbes propo-
sait ce modèle pour une Angleterre qui venait d'être déchirée
par deux décennies de guerre civile et qu'elle était toujours dés-
tabilisée par les séquelles de ses dissensions internes. C'est la rai-
son pour laquelle Hale opposa au type idéal de Hobbes non
seulement des arguments d'ordre moral et politique, mais égale-
ment la réalité de l'histoire constitutionnelle anglaise, à laquelle
il attachait une portée normative.
Hale commence son argumentation - selon son habitude -
par des définitions, en l'occurrence des définitions des différents
types de pouvoir. Il distingue d'abord le pouvoir coercitif (potes-
tas coerciva) : le roi n'est pas soumis au pouvoir coercitif des
lois, bien que ses sujets le soient. (Cet argument de Hale fut
rédigé avant 1689, c'est-à-dire avant que le roi ne fût, de fait,
soumis au pouvoir coercitif des lois promulguées sous l'empire
d'un nouveau pouvoir souverain: le Parlement). En deuxième
lieu, Hale reconnaît le pouvoir directif (potestas directiva) : le
roi, lors de son couronnement, a prêté un serment solennel
s'engageant à respecter la loi fondamentale, qui comprend en
particulier les lois garantissant les libertés de ses sujets. Il ne
peut sans doute pas être contraint de respecter ces lois, mais
elles ont néanmoins un pouvoir directif - elles sont susceptibles
de le diriger. Troisièmement, Hale distingue la potestas irritans,
le pouvoir d'invalidation, qui relève des lois elles-mêmes, c'est-
à-dire le pouvoir d'invalider les actes qui sont contraires aux
lois. La souveraineté du roi existe par conséquent dans le cadre
du droit.
Hale énumère six grands « pouvoirs de souveraineté» com-
pris dans la royauté d'Angleterre: le pouvoir de déclarer la
guerre et de conclure la paix, le pouvoir de déterminer la vali-
dité et la valeur de la monnaie ayant cours dans le royaume, le
pouvoir d'accorder un pardon aux individus ayant commis des
délits publics, le pouvoir de déterminer la compétence des tri-
bunaux, le pouvoir de lever des troupes appelées à servir sur
terre et sur les mers, et le pouvoir de faire des lois. En même
temps, Hale estime que même cette liste restreinte de pouvoirs
est sujette à certaines limitations. Ainsi, il cite d'anciennes lois
disposant que le roi ne peut contraindre quiconque à quitter le
territoire du royaume ou qu'il ne peut introduire des impôts

431
DROIT ET RÉVOLUTION

sans le consentement du Parlement, et, d'une manière plus


générale, qu'il ne peut faire des lois sans l'avis et le consente-
ment des deux chambres du Parlement.
Hale cite ces aspects relevant de la réalité du droit constitu-
tionnel anglais pour contrer l'argument de Hobbes selon lequel
- dans son modèle de souveraineté - le pouvoir du prince sou-
verain ne peut être subordonné à des restrictions ou amende-
ments, et le prince peut promulguer, abroger ou modifier toute
loi comme il lui plaît, introduire tout impôt selon sa volonté, et
agir contre toute menace à l'intérêt public de la manière qui lui
semble appropriée. « Ces prétentions immodérées, protestait
Hale, sont 1° entièrement fausses; 2° contraires à toute justice
naturelle; 3° au détriment du régime politique; 4° dégradantes
pour le bien commun et la sûreté du système politique; 5° sans
aucune espèce de soutien en droit ou en raison 86 . » Il développe
chacune de ces objections.
L'argument de Hale par lequel il qualifie la conception de
souveraineté avancée par Hobbes de « fausse», et donc non
véridique, reflète sa philosophie historique du droit. On peut
évidemment se demander comment un « modèle» pourrait être
faux: Hale répond que « pour des questions de ce gente, les
meilleurs critères permettant de distinguer le vrai du faux ne
sont pas des concepts ou des raisons en général, mais bien les
lois et coutumes de ce royaume qui ont déterminé la raison
conçue d'une manière générale et l'ont rattachée aux contraintes
de telles lois et usages ». Hale découvre ainsi le voile de la sou-
veraineté en tant que prétendu modèle ou type idéal, et fait
ainsi apparaître la réalité historique de la souveraineté concréti-
sée dans l'espace et dans le temps. Dans la théorie de Hobbes,
la souveraineté était un pouvoir de fait hypothétique. Au
contraire, Hale soutient que lorsqu'il s'agit de juger de ce qui
est vrai ou faux, la souveraineté n'est pas hypothétique (ou une
« notion imaginaire») mais bien réelle, et qu'il ne s'agit pas
nécessairement d'un pouvoir n'existant que de fait, mais qu'il
peut s'agir d'un pouvoir restreint par un cadre juridique, et,
enfin, que la véracité de ces contre-arguments se vérifie à travers
l'expérience historique anglaise.
Il est toutefois caractéristique de la démarche de Hale qu'il
ne s'est pas borné à présenter une justification historique de sa
thèse, mais qu'il l'a combinée avec une justification morale et

432
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

politique. La justice naturelle, écrivait-il, contraint les princes à


exécuter les pactes qu'ils ont conclus avec leur peuple: pacta
sunt servanda, les contrats doivent être respectés. A cette obliga-
tion, écrivait-il, « vient s'ajouter [... ] la grande solennité du ser-
ment prêté par le roi à l'occasion de son couronnement, par
lequel il s'engage à respecter et maintenir ces lois et libertés. Et
même s'il est vrai que la personne du roi est sacrée, et qu'elle
n'est soumise à aucune coercition externe [ ... ] néanmoins nul
ne peut remettre en question le fait qu'envers Dieu et le devoir
de la justice naturelle, il est obligé de s'y tenir ».
De même, des considérations d'ordre politique, exprimées
dans le droit positif, en Angleterre ou ailleurs, contribuent nor-
malement à restreindre et à diviser le pouvoir souverain. Ce
n'est que par le biais d'une fiction que l'on peut prétendre que
le souverain ne peut déléguer irrévocablement certains de ses
pouvoirs à d'autres instances. Hobbes avait soutenu que le
prince ne peut être lié par les lois parce qu'en cas d'invasion, de
rébellion ou d'un autre état de nécessité, il pourrait être
contraint d'agir en violation de ces lois; s'il n'était pas en
mesure de le faire, ses sujets perdraient le bénéfice de la protec-
tion qui avait initialement justifié l'institution de la souverai-
neté. Pour Hale, « cela n'a pas de sens de croire qu'il faut
concevoir le modèle du droit ou d'un régime politique sur la
base de telles circonstances qui ne se produisent que très rare-
ment. C'est comme si quelqu'un se prescrivait un régime ordi-
naire d'agaric et de rhubarbe en raison de l'usage de ces
aliments en cas de maladie, ce qui peut se produire une fois
tous les sept ans ». Par cette saillie, Hale combat Hobbes sur
son propre terrain positiviste et utilitariste. Indépendamment
des considérations historiques ou d'ordre moral, si l'on consi-
dère le droit comme la volonté du souverain s'exprimant à tra-
vers des commandements législatifs, « il vaut mieux être régi par
certaines lois, même si celles-ci causent de temps en temps
quelque inconvénient, plutôt que d'être soumis à un régime
politique arbitraire qui produit de nombreux inconvénients que
l'autre système permet d'éviter ».

433
DROIT ET RÉVOLUTION

La philosophie historique du droit


et la pensée religieuse en Angleterre au XVIIe siècle

C'est dans le cadre de l'ensemble de leurs conceptions philo-


sophiques, y compris leur philosophie religieuse et leur philoso-
phie des sciences naturelles qu'il faut comprendre la philosophie
du droit exposée par des auteurs comme Coke, Selden et Hale.
L'expression « philosophie naturelle» comprenait d'ailleurs au
XVIIe siècle les connaissances sur la nature divine, la nature
humaine et la nature du monde physique - ces trois constituant
un tout. La connaissance de la nature humaine comprenait les
sciences politiques et juridiques. On reconnaissait évidemment
que la science du droit était différente d'autres sciences, comme
l'astronomie, l'optique ou les sciences naturelles en général, tant
par leurs méthodes respectives que par le degré de certitude ou
de probabilité des conclusions auxquelles ces différentes sciences
permettaient de parvenir. Toutes les sciences étaient néanmoins
censées relever d'une « nature conviviale» du fait qu'elles coha-
bitaient ensemble autour d'une finalité commune.
On ne s'étonnera donc pas que Coke, Selden, Hale et plu-
sieurs de leurs collègues, juges ou avocats, n'étaient pas seule-
ment experts en droit, mais qu'ils avaient également acquis des
connaissances approfondies en théologie et dans les sciences
naturelles, que leurs conceptions de chacune de ces disciplines
étaient liées l'une à l'autre, et que les innovations révolution-
naires qu'ils introduisirent au XVIIe siècle dans la philosophie du
droit correspondait aux innovations révolutionnaires que l'on
constatait à l'époque parallèlement dans presque tous les
domaines de la « philosophie naturelle ». En fait, la philosophie
historique du droit énoncée par Hale correspond de manière
frappante au système de la foi calviniste puritaine de ses pre-
mières années de formation. Elle s'inspirait également dans une
large mesure de la méthode empirique qui caractérisait à ce
moment les nouveaux développements des sciences naturelles et
qui faisaient l'objet de ses discussions et de ses essais au sein de
la Royal Society.
Malgré les nombreuses différences entre les multiples cou-
rants (même les congrégations) de ceux que l'on désigne de

434
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

puntams, tous leurs adhérents partageaient certaines croyances


calvinistes fondamentales qui se sont à terme traduites en une
conception anglaise du monde et que l'on retrouve dans la phi-
losophie historique du droit développée par Hale et ses collè-
gues. Nous nous limitons à mentionner six de ces croyances
religieuses fondamentales, en indiquant pour chacune leur cor-
respondance dans la philosophie du droit.
U ne première croyance consistait à reconnaître dans le cours
de l'histoire une révélation de la providence divine, une histoire
spirituelle dévoilant le dessein de Dieu et, spécialement, com-
ment Dieu opère à travers l'histoire, notamment par l'intermé-
diaire de Sa nation élue, l'Angleterre, dont le destin historique
était de révéler et d'incarner la mission divine pour l'humanité.
Cette croyance appuyait la conviction - partagée aussi bien par
les principaux puritains que par les principaux common lawyers-
que la common law anglaise s'était développée au cours de plu-
sieurs siècles, parvenant progressivement à un stade avancé de
perfection, et que ce droit était spécifiquement anglais et supé-
rieur, du moins pour l'Angleterre, par rapport à tout droit
« étranger ».
Une deuxième croyance puritaine fondamentale voyait dans
la réforme du monde un engagement religieux, ordonné par
Dieu. Cette croyance soutenait l'importance accordée au
dévouement à la cause publique et aux vertus civiques, la
marque distinctive de l'autorité parlementaire et judiciaire sous
la responsabilité de l'aristocratie anglaise, qui contribua à légiti-
mer le droit anglais en le présentant comme un système garan-
tissant essentiellement la justice.
Selon une troisième croyance puritaine fondamentale, Dieu
est un législateur, qui inspire ses fidèles pour traduire sa volonté
en règles et institutions juridiques. La philosophie historique du
droit de Coke, Selden et Hale reconnaissait dans la tradition de
la common law antérieure au XVIe siècle un équivalent séculier du
droit biblique: ils invoquaient cette tradition pour contester la
légitimité de l'exercice de la Prérogative royale sous les dynasties
des Tudors et des Stuarts, mais aussi avec l'intention d'offrir un
fondement pour une réforme fondamentale de la common law
elle-même.
Un quatrième élément de la théologie puritaine était sa forte
dimension sociale, fondée sur la conception d'un contrat social

435
DROIT ET RÉVOLUTION

et l'idée que la communauté locale des fidèles constitue un


corps organisé. Cet enseignement religieux a son expression
sécularisée dans l'importance fondamentale accordée à la juris-
prudence historique du droit qui attribuait un rôle central à la
coutume dans le développement de la common law: les cou-
tumes des communautés locales et la common law coutumière
développée dans la communauté spécifique des juges et avocats
à Westminster.
Une cinquième caractéristique de ce système de croyance
était l'insistance sur le travail assidu, l'austérité, la parcimonie,
la fiabilité, la discipline, l'engagement professionnel - tout ce
que l'on a fini par appeler la morale puritaine. D'une manière
subtile mais efficace, cette morale issue d'un commandement
divin renforçait l'importance que la philosophie historique du
droit attachait en Angleterre à la jurisprudence, et, spéciale-
ment, au besoin d'examiner minutieusement les faits de cas
jugés antérieurement afin d'établir l'applicabilité d'une règle de
droit ou d'une doctrine juridique. Comme il ressort d'une
annotation dans son journal (citée à la note 64) à propos de la
lourde responsabilité et de la charge de juger et de « retourner
chaque pierre, soupeser chaque réponse, chaque circonstance »
avant de parvenir à une décision, Hale - comme Oldendorp en
Allemagne au siècle précédent - estimait que l'acte de juger exi-
geait de la part du juge une recherche approfondie dans sa
propre conscience. En même temps, les différences entre
Oldendorp et Hale reflètent à cet égard des divergences entre
leurs théories respectives sur les sources du droit. Le recours
soutenu à l'analyse et à l'analogie de cas jugés, typique de
l'approche anglaise et qui fait partie intégrante de la philosophie
historique du droit en Angleterre, se démarque de l'approche
germano-luthérienne (et romano-canonique) qui a davantage
recours à l'analyse et l'analogie de concepts et de doctrines.
Selon Hale, tout comme selon Lord Mansfield au siècle suivant,
c'était « la raison et l'esprit des jugements» qui produisaient le
droit, « et non les précédents particuliers pris à la lettreS7 » - ni
par ailleurs la raison ou l'esprit d'un ensemble fortement systé-
matisé de notions et de doctrines juridiques. En conséquence,
pour Hale, un rôle crucial ne revenait pas seulement à la
conscience du juge individuel, mais au-delà aussi à la conscience

436
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

collective du corps judiciaire, la conscience telle qu'elle s'expri-


mait à travers la filiation des cas jugés précédemment.
Enfin, la théologie puritaine a servi de soutènement à
d'importants changements dans différentes branches de la
common /aw - des changements pensés comme ayant leurs
racines dans son développement historique. Ainsi, le thème
récurrent dans la pensée puritaine se référant à l'état inné de
péché propre à tout individu, incluant le juge lui-même, se
reflète dans la philosophie de l'acte de juger à laquelle Hale
souscrivait, ainsi que dans ses théories sur le droit pénal. Dans
ce contexte, il est particulièrement intéressant de relever qu'il
affirmait la présomption d'innocence, qu'il justifiait en termes
religieux: bien que Dieu requière du juge de condamner le cou-
pable et d'acquitter l'innocent, si la preuve de la culpabilité
n'est pas décisive, le juge doit acquitter, même s'il court le
risque d'acquitter le coupable, car Dieu lui-même sera le juge
final. D'autre part, le coupable qui aura été acquitté par erreur
est toujours susceptible de se repentir et de se réformer. De la
même manière, le rôle que reconnaissaient les puritains aux
conventions fondamentales d'inspiration divine comme fonde-
ment de la vie communautaire a inspiré de nouvelles doctrines
sur la stricte responsabilité pour rupture de contrat. L'autorité
de la Bible était également invoquée pour élargir le champ de la
propriété privée. Pour touS ces développements, les common
lawyers trouvèrent - ou inventèrent - une justification d'ordre
historique à laquelle correspondait une justification puisée dans
la Bible.

La philosophie anglaise du droit


et la pensée scientifique au XVIIe siècle

Il est plus facile d'établir les liens étroits entre la philosophie


historique du droit en Angleterre - du temps de Hale - et la
réforme religieuse puritaine que les liens importants entre cette
même philosophie et la réforme contemporaine dans le
domaine des sciences naturelles. À certains égards, les change-
ments qui marquèrent les sciences narurelles et ceux qui mar-
quèrent la philosophie du droit allaient en sens contraires - et

437
DROIT ET RÉVOLUTION

telle était aussi à l'époque la perception. Pourtant, sous d'autres


aspects, la méthode et les prémisses respectives de ces deux
modes de pensée se faisaient écho.
Il convient de reconnaître non pas un seul, mais bien deux
changements radicaux successifs dans la pensée scientifique en
Occident au cours du XVIIe siècle. Le premier s'exprime à travers
la vie et l'œuvre de Galilée (Galileo Galilei, 1564-1642) et celles
de Descartes (1592-1650). Galilée sonna le glas de la concep-
tion aristotélicienne de l'univers par son scepticisme envers la
possibilité de parvenir à une vérité certaine par le biais de nos
sens, et par son recours aux mathématiques comme méthode
fondamentale permettant d'acquérir des connaissances certaines
sur la nature physique. L'univers, selon l'expression de Galilée,
est « un livre ouvert [... ] rédigé dans le langage des mathéma-
tiques: ses lettres sont les triangles, les carrés et d'autres figures
géométriques 88 ». «Dieu a créé toutes choses, disait-il, en
termes de nombre, poids et mesure89 • » Une génération plus
tard, Descartes élabora sa philosophie rationaliste à partir du
scepticisme de Galilée concernant la perception par les sens et la
méthode mathématique, invoquant les «idées claires et dis-
tinctes» comme la seule méthode permettant d'arriver à une
certitude dans tous les domaines de connaissance. Hobbes,
Leibniz et Spinoza ont tous fini par adopter ce que l'on appelait
la « méthode géométrique» dans le domaine de la philosophie
politique et morale. Selon cette méthode géométrique, on par-
tait d'une hypothèse concernant la nature du problème ou de
l'objet en question, que l'on démontait ensuite par un processus
élaboré de classements en un ensemble d'éléments simples dis-
tincts; enfin, pour analyser chacun de ces éléments, il fallait
procéder à une mensuration mathématique destinée à décrire la
matière et le mouvement qui les caractérisent. C'était en appli-
quant cette méthode déductive que Galilée avait démontré
l'exactitude de l'hypothèse de Copernic selon laquelle la terre
tourne autour du soleil. La séquence du procédé pouvait aussi
être inversée: comme Francis Bacon, on pouvait partir de faits
séparés et parvenir, par une série de raisonnements inductifs
successifs, à démontrer l'exactitude de vérités générales dont ces
faits étaient le reflet. Il était évidemment également possible de
combiner la méthode déductive et la méthode inductive,
comme le fit Galilée lui-même et, après lui, Newton et d'autres

438
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

scientifiques. Ce qui importait, c'était que l'univers était à pré-


sent conçu comme une structure mécanique qui se décomposait
« essentiellement» en matière et mouvement, et on pensait que
ces éléments pouvaient être mis au jour par la méthode mathé-
matique, soit exclusivement, soit en combinaison avec une
démonstration empirique.
L'applicabilité de cette méthode était par ailleurs étendue de
la science de l'univers physique à toutes les autres branches du
savoir. Selon Descartes, « toutes les disciplines sont à tel point
interconnectées qu'il est bien plus facile de les étudier dans leur
ensemble que d'en isoler l'une de toutes les autres 90 ». On vit
ainsi apparaître partout en Occident des livres et d'autres publi-
cations où les différentes branches de ce que l'on continuait
d'appeler la « philosophie» étaient juxtaposées: sciences natu-
relles, humaines et divines. Pour autant, il était généralement
admis que la « philosophie» se référait à une connaissance cer-
taine - à l'opposé des connaissances dont l'exactitude n'est que
probable. Il ne pouvait donc y avoir une « philosophie» de
l'histoire (par exemple), parce que, disait-on, la connaissance de
l'histoire est uniquement fondée sur la mémoire, c'est-à-dire sur
les témoignages du passé, qui n'étaient pas considérés comme
tout à fait fiables 91 . Il y avait débat sur la question de savoir s'il
pouvait y avoir une « philosophie» du droit. Pour Francis
Bacon, une telle philosophie était possible, puisque le droit peut
parvenir à la certitude pour autant qu'il soit dûment classé sous
un nombre limité de « maximes» générales - les principes uni-
versels - dont l'exactitude pouvait être vérifiée par les exemples
de règles spécifiques empruntées à toutes les parties du système
juridique.
La première révolution scientifique du XVIIe siècle reposait sur
les principes énoncés par Galilée et Descartes, et dans une
moindre mesure par Bacon. La vérité était identifiée avec ce que
l'intelligence humaine peut mesurer, peser et compter, ce qui
présuppose une objectivité entière de l'observateur. L'assimila-
tion de la causalité, du moins dans l'un de ses aspects, avec les
fins, comme dans la notion aristotélicienne de « cause finale »,
était rejetée: à présent, toutes les formes de causalité étaient
réduites à ce qu'Aristote avait appelé les « causes efficientes »,
désormais également envisagées en termes platoniciens de
nécessité rationnelle. La conception aristotélicienne d'un uni-

439
DROIT ET RÉVOLUTION

vers organique tendant vers une finalité était abandonnée en


f:aveur d ,un umvers
. moralement neutre et mecamque92 .
1 •

Cependant, dans le courant du XVIIe siècle, la méthode


mathématique et la méthode empirique divergèrent fortement.
De nombreux penseurs (en particulier en Angleterre) déve-
loppèrent une nouvelle conception de la méthode empirique:
non plus comme Bacon en terme de logique inductive, visant
à déterminer une vérité mathématiquement certaine, mais
davantage en termes de probabilité: la méthode expérimentale,
affirmaient-ils, ne pouvait parvenir qu'à une certitude « morale »,
c'est-à-dire à un haut degré de probabilité. Le postulat galiléen
selon lequel les conclusions des sciences naturelles, du fait
qu'elles sont fondées sur une logique mathématique, sont
objectivement certaines et ne dépendent pas d'un jugement
humain, subit une transformation: dorénavant, l'expérimenta-
tion scientifique fut conçue dans les termes d'une méthode de
tentatives où l'effet escompté tantôt se vérifie, tantôt ne se pro-
duit pas - l'approche dite by trial and error. Le recours à des
expériences destinées à confirmer des hypothèses dont on esti-
mait qu'elles étaient mathématiquement exactes et relevaient
d'une nécessité rationnelle fut adapté de façon à inclure des
expériences visant à établir le degré de probabilité d'hypothèses
envisagées comme étant potentiellement (mais pas nécessaire-
ment) exactes93 •
Cette transition était un changement révolutionnaire, qui
peut être illustré à travers la vie et l'œuvre d'Isaac Newton
(1642-1727) et celles de John Locke (1632-1704), qui tous
deux contestèrent la capacité même de l'intellect humain de
parvenir à une vérité absolue: au contraire, ils insistèrent sur
différentes méthodes empiriques permettant de parvenir à diffé-
rents degrés de probabilité dans différents domaines de connais-
sances. Le postulat selon lequel la perception par les sens, ou,
d'une manière plus générale, l'expérience, y compris l'expé-
rience collective de communautés professionnelles, peut parve-
nir à des probabilités optimales permit le développement d'un
nouveau paradigme, tant pour les sciences naturelles que pour
différents autres types de sciences fondées sur des méthodolo-
gies propres.
Cette dernière observation est importante pour comprendre
la révolution juridique du XVIIe siècle, car la philosophie histo-

440
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

rique du droit de Matthew Hale et de ses collègues était liée de


près à la méthode empirique qu'appliquaient leurs contempo-
rains dans les domaines des sciences naturelles, tour en étant
foncièrement en opposition à la méthode mathématique que
préconisaient Galilée et Descartes.
On suppose parfois que la méthode empirique des common
lawyers n'avait aucun ou très peu de rapports avec la méthode
empirique des sciences naturelles, puisque celle-ci est fondée sur
le principe d'une hypothèse à vérifier ou infirmer, alors que
celle des juristes anglais, quoiqu'elle déduit des règles générales
à partir de l'examen de décisions dans des cas particuliers analo-
gues, envisage les règles non comme des hypothèses, mais au
contraire comme des propositions dont l'autorité s'impose,
même si a posteriori elles s'avèrent insatisfaisantes. Cette
conception du droit n'envisage toutefois que la forme des règles
juridiques et ignore leur finalité et leurs effets: partant, elle ne
tient pas compte des processus par lesquels les règles de droit
sont modifiées lorsque leur validité est mise à l'épreuve à l'occa-
sion de nouvelles applications. Sans doure, il convient de recon-
naître des différences cruciales entre le processus d'analyse des
faits à partir des recueils de décisions jugées par les tribunaux
afin d'établir les règles qui sont implicites aux jugements, et le
processus d'analyse de faits qui se dégagent des expériences dans
les sciences naturelles, visant à vérifier des hypothèses concer-
nant le rapport de cause à effet de phénomènes naturels. Les
deux processus présentent néanmoins également des similitudes
importantes, notamment en ce qui concerne les implications
philosophiques sous-jacentes.
Les implications philosophiques de la méthode expérimentale
dans les sciences naturelles ont fait l'objet de polémiques entre
l'un des champions de cette méthode au xvrr siècle, Robert
Boyle, et - à nouveau - le «philosophe» du dialogue de
Hobbes 94 • Selon Hobbes, la philosophie (on dirait de nos jours
les sciences exactes) consiste en « une connaissance des effets ou
phénomènes que nous acquérons par un raisonnement exact à
partir de la connaissance que nous avons initialement de leurs
causes ou de ce qui les a générés, ou encore: des causes ou de
ce qui les a générés à partir de notre connaissance initiale de
leurs effets». Comme le but de la philosophie consiste, selon
Hobbes, à parvenir au plus haut degré de probabilité qui puisse

441
DROIT ET RÉVOLUTION

être atteint, il s'ensuit qu'une connaissance venue des sens,


essentiellement faillible, ne peut en constituer le fondement.
Les sens et la mémoire, affirmait Hobbes à l'encontre de Boyle,
constituent une connaissance, mais parce qu'ils ne nous par-
viennent pas par la raison, « ils ne constituent pas une philoso-
phie». L'expérience n'est rien d'autre qu'une « mémoire», dont
on ne peut inférer des vérités générales. Hobbes contestait ainsi
que l'invention d'une pompe à air que Boyle avait conçue pour
créer un vide artificiel, et son usage de cette invention visant à
vérifier des hypothèses concernant le mouvement de la lumière,
puissent en eux-mêmes contribuer à cette sorte de certitude qui
constitue une « philosophie ». Au contraire, ces démarches ne
pouvaient aboutir - comme le concédait d'ailleurs Boyle lui-
même - qu'à une vérité probable.
Pour Boyle et ses partisans (parmi lesquels il comptait
Matthew Hale), la recherche d'une vérité probable n'était pas
une regrettable stratégie de repli par rapport à un programme
plus ambitieux. Au contraire, ils considéraient que la recherche
d'une certitude absolue était un projet voué à l'échec et dange-
reux : voué à l'échec, parce qu'ils étaient convaincus que toute
connaissance scientifique relève de la probabilité; dangereux,
parce que la recherche d'une certitude absolue conduit à des
positions dogmatiques qui ne tolèrent aucune approche dissi-
dente.
Cependant, si les vérités issues de la méthode expérimentale
sont toujours probables et jamais certaines, comment la validité
d'une expérience peut-elle être prouvée? La réponse de Boyle
consistait à dire que cette validité dépendait de la vérification
par d'autres membres de la communauté scientifique. Les
témoignages d'une expérience doivent être multipliés. S'il est
possible d'étendre l'expérience à un grand nombre de per-
sonnes, et en principe à tous, le résultat peut être assimilé à un
fait, c'est-à-dire à une vérité qui exprime le niveau le plus élevé
de probabilité. Boyle anticipait ainsi la théorie sociale de la
connaissance scientifique telle qu'elle a été largement diffusée
depuis la seconde moitié du xxe siècle: la vérité scientifique cor-
respond à ce qui est accepté comme la vérité par la commu-
nauté des scientifiques 95 .
Boyle imposa également comme condition de la méthode
expérimentale que son application devait exclure toute spécula-

442
LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DU DROIT

tion sur les causes premières. Les scientifiques, croyait-il, peu-


vent tout à fait légitimement avoir des avis différents sur les
causes d'effets naturels. Sur ce point également, il se trouva en
opposition avec Hobbes, pour lequel un désaccord - le défaut
d'unité - représentait le pire des maux.
Ce n'est pas un hasard si, dans cette controverse, Hale se ran-
gea dans le camp de Boyle, et s'il estimait que la philosophie des
sciences naturelles défendue par Boyle présentait une affinité
très proche avec sa propre philosophie du droit. Pour Hale, la
validité des principes de droit, comme la validité des principes
des sciences naturelles, dépendent de leur répétition et de leur
vérification par la communauté des praticiens experts dans leur
discipline. La « raison artificielle» des common lawyers représen-
tait elle-même une sorte d'empirisme, différent mais correspon-
dant à sa façon à l'empirisme expérimental des sciences
naturelles.
Il était évidemment bien connu que le droit en Occident
s'était développé historiquement sur plusieurs siècles, chaque
nouvelle génération développant l'expérience héritée de ses pré-
décesseurs. Avant le XVIIe siècle, cette conception n'avait toute-
fois pas été élaborée en une théorie. À présent, Coke, Selden,
Hale et leurs partisans attribuaient une dimension philoso-
phique à l'histoire de la common lawanglaise. Ils affirmaient en
effet le caractère normatif de l'expérience historique, reconnais-
sant dans la coutume et dans les précédents, des sources du
droit équivalentes à la législation et à l'équité. Par là, ils fon-
daient une philosophie historique du droit qui trouvait sa place
à côté de la théorie du droit naturel et du positivisme juri-
dique.
Dans cette conception, plus développée chez Hale que chez
Selden, et chez Selden davantage que chez Coke, le droit pris
dans cette acception large présente un caractère moral (son
objet consiste à réaliser la justice en droit), politique (son objet
consiste à maintenir l'ordre juridique), mais également histo-
rique (son objet consiste à préserver et à développer les tradi-
tions juridiques du peuple auquel est rattaché ce droit). Il
ressort au moins implicitement de leur œuvre que ces trois
objets ou aspects du droit devaient être intégrés dans une
conception d'ensemble: plus particulièrement, les conflits qui
se manifesteraient inévitablement entre l'objet moral et l'objet

443
DROIT ET RÉVOLUTION

politique du droit peuvent et doivent être résolus dans le cadre


de l'histoire du droit. Le droit, dans cette perspective, consiste à
trouver un équilibre entre l'ordre moral et l'ordre politique à la
lumière de l'histoire: un équilibre entre la justice et l'ordre à
., de l'expenence
1a 1umlere ,. 96
.
CHAPITRE IX

La transformation
de la science juridique anglaise

Des dernières décennies du XVIIe siècle jusque vers le milieu


du XVIIIe siècle, le système juridique anglais a subi des change-
ments fondamentaux affectant sa méthode, c'est-à-dire les prin-
cipes de base de son fonctionnement. L'importance désormais
accordée à l'historicité du droit anglais - le caractère normatif
de son développement historique au fil des générations et des
siècles - se manifestait par de nouvelles approches visant à la
systématiser.
L'expression méthodologique la plus évidente de cette nou-
velle philosophie historique du droit fut l'apparition de la doc-
trine moderne du précédent judiciaire. Parmi les autres
changements méthodologiques en rapport avec ce développe-
ment, on retiendra la transformation de certaines catégories his-
toriques des actions lforms ofaction) en de nouveaux moyens de
droit ayant pour objet la protection de la propriété et l'exécu-
tion des obligations fondés sur les contrats, sur la responsabilité
civile et sur l'enrichissement sans cause. On peut également éta-
blir un lien direct entre le recours à des fictions juridiques
comme technique permettant d'adapter les anciennes doctrines
et procédures pour obtenir de nouveaux effets, et, d'autre part,
la transformation des catégories procédurales et la doctrine des
précédents judiciaires.

445
DROIT ET RÉVOLUTION

D'autres changements méthodologiques encore sont en rap-


port, non seulement avec l'importance dorénavant reconnue à
l'historicité du droit, mais également avec les nouvelles notions
de vérité et de justice issues de théories plus anciennes de la phi-
losophie du droit, fondées tantôt sur une conception du droit
naturel, tantôt sur le positivisme. Ainsi, on note une indépen-
dance accrue du jury dans son appréciation des faits et du droit,
l'élargissement des droits de l'accusé dans les procédures
pénales, l'introduction d'un système accusatoire pour l'adminis-
tration de la preuve, et de nouveaux critères de preuve dans les
causes civiles et pénales.
Enfin, la transformation s'exprime également à travers un
nouveau genre de doctrine juridique: les traités au sens
moderne, qui analysent et systématisent le droit anglais soit
comme un ensemble, soit en prenant l'une de ses branches par-
ticulières pour objet i .
Cette énumération - doctrine du précédent judiciaire, caté-
gories procédurales, fictions juridiques, procédure devant un
jury, droits de l'accusé, système accusatoire, administration de
la preuve, traités de droit - n'est à première vue qu'une simple
liste des différents aspects traditionnellement cités pour caracté-
riser le droit anglo-américain. On peut toutefois également
reconnaître dans ces différents éléments - et ce sera le propos de
ce chapitre -, au-delà des aspects juridiques, différentes
approches (s'emboîtant l'une avec l'autre) selon lesquelles ces
aspects juridiques étaient conçus, comme les composantes d'un
ensemble cohérent de connaissances ayant pour objet le droit;
plus que d'une méthode juridique au sens technique du terme,
il s'agit dès lors également d'une science du droit, qu'il faut
comprendre dans un sens davantage théorique. Aux XVIe et
XVIIe siècles, les termes « méthode» et « science» étaient
d'ailleurs largement utilisés indifféremment, unissant les modes
de fonctionnement et la théorie du droit2.
Lorsqu'on parle de science juridique (ou d'une science du
droit), il y a toujours le risque d'un profond malentendu parmi
ceux qui partent du principe que les seules vraies sciences sont
les sciences naturelles, en particulier les sciences « dures»
comme la physique ou la chimie. C'est un usage contemporain
anglo-américain; dans la plupart des autres langues, le terme
« science» (en français « science» ; en allemand « Wissenschaft»,

446
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

en russe « nauka ») a gardé sa signification plus ancienne, qui


est plus large, comprenant un ensemble cohérent et systéma-
tique de connaissances, et combinant des faits particuliers et des
principes généraux: selon cette acception, le terme ne
s'applique pas exclusivement aux sciences naturelles « exactes »,
mais également aux sciences moins « exactes» relevant des
sciences dites « humaines» ou « sociales », parmi lesquelles on
peut compter la science du droit (Rechtswissenschaft, pravovaia
nauka).
Il faut toutefois tenir compte d'une autre ambiguïté, plus
délicate, dans l'usage de l'expression « science» en rapport avec
le droit: l'expression ne se réfère en effet pas seulement à un
corps de connaissances sur le droit élaborées par des experts en
droit {à l'instar, par exemple, de la manière dont le terme « phy-
sique» se réfère à un corps de connaissances concernant la
matière et le mouvement, développées par les physiciens, ou le
terme « géologie» à un corps de connaissances sur la formation
de la terre, développées par les géologues) ; l'expression « science
du droit» se réfère en plus à un corps de connaissances pro-
duites par le droit lui-même, définissant ses mécanismes et la
manière dont ils fonctionnent. Si l'on admet qu'un système de
droit puisse lui-même comprendre, en ce sens, une science, cela
ne signifie pas pour autant qu'on ne lui reconnaisse pas la pos-
sibilité (comme dans le cas, par exemple, de la médecine) d'être
aussi, à travers ses applications, un art. Il s'agit seulement de
reconnaître que les principes établis par ses auteurs et les prati-
ciens du droit - législateurs, juges, administrateurs et autres -
sont susceptibles de définir expressément son caractère, que de
tels principes peuvent n'être pas seulement des propositions à
propos du droit, mais également des propositions du droit
même, et que, dans la tradition juridique occidentale du moins,
ces principes sont compris comme constituant un corps cohé-
rent et systématique de connaissance relatif à des règles et déci-
sions spécifiques, à certains modes de fonctionnement et à des
théories juridiques générales. Même les règles de droit les plus
simples - par exemple, qu'un certain type d'accord est un
contrat créant des obligations juridiques, ou que l'homicide
intentionnel et prémédité constitue le crime de meurtre - com-
portent une connotation se référant aux principes généraux du
système juridique: ainsi, dans ces exemples, le principe selon

447
DROIT ET RÉVOLUTION

lequel les contrats font naître des obligations civiles dont les tri·
bunaux pourront imposer l'exécution, ou le principe selon
lequel certains homicides sont punis moins sévèrement que
d'autres, ou encore que certains types de distinctions doivent
être observées entre le droit privé et le droit pénal - et ainsi de
suite. La nécessité de tels principes pour réaliser l'objet du droit,
pour promouvoir la justice et pour préserver l'ordre est officiel·
lement reconnue. Cela revient à dire que la science du droit,
comme d'autres sciences sociales, et comme la science du lan-
gage lui-même, diffère des sciences naturelles du fait que les
participants des différentes activités propres au droit (ceux qui
créent, appliquent, administrent ou pratiquent le droit) formu·
lent eux-mêmes la nature de ces activités, et leurs formulations
constituent une partie essentielle de la science elle-même. Dans
la tradition juridique occidentale, les acteurs du droit eux-
mêmes ont en effet depuis plusieurs siècles consciemment attri-
bué à leurs propres déclarations sur l'objet de leurs activités la
qualité d'un corps de connaissances systématique, objectif et
vérifiable, qui constitue un méta-droit permettant d'analyser et
d'évaluer le système juridique en lui-même.
Dans un certain sens, les règles et les principes de droit
anglais de la fin du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle
ont constitué, pour ainsi dire, la science interne de ce droit.
D'une autre point de vue, l'essor, à cette même époque, du
genre des traités rédigés par des juristes qui faisaient figure de
savants dans leur discipline a produit une littérature juridique
qui non seulement reprenait la science interne du droit, mais
s'attachait en même temps à analyser, classer, systématiser et
évaluer les institutions juridiques anglaises selon des critères en
partie internes, mais provenant en partie aussi d'un en-dehors
de ces institutions; on peut dès lors avancer ~ue ces traités
constituaient une science externe du droit anglais. Pour autant,
les renvois fréquents dans cette littérature à la « science du
droit» n'exprimaient pas une distinction explicite entre les
aspects internes et externes. Ainsi, lorsque William Blackstone
débuta en 1753 le premier cours de droit anglais qui eût jamais
été enseigné dans une université anglaise, il affirma que « le
droit doit être compris non seulement comme un objet de pra-
tique, mais également comme une science rationnelle », fondée
sur des « principes généraux» inhérents au droit lui-même, et il

448
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

incombe au juriste qui entend approfondir son étude du droit


de discerner ces principes 4 . En même temps, Blackstone suivait
une méthode d'analyse et de synthèse du droit anglais qui avait
déjà été introduite trois générations avant lui par Matthew
Hale 5 : une méthode recueillant en partie des éléments de la
philosophie, de la théologie et des sciences naturelles, ainsi que
de l'ensemble de l'héritage scientifique occidental. Blackstone se
référait indirectement à cet aspect externe de la science du droit
lorsqu'il écrivait que l'enseignement de la science anglaise du
droit lui avait été confié « afin d'être cultivée, présentée métho-
diquement et expliquée », et que le droit an~lais devait être étu-
dié « selon une méthode solide, scientifique ». En effet, si seul
le mode interne de fonctionnement du système juridique
anglais avait été enseigné, sans une analyse théorique et une éva-
luation externes, une telle approche n'eût guère été justifiée
dans le cadre d'un enseignement universitaire, dont le but,
selon lui, était d'offrir une formation générale à tout honnête
homme cultivé (<< every gentleman and scholar »f.
Les auteurs des premiers traités juridiques anglais n'étaient
pas des professeurs d'université, mais des juges et des praticiens.
Leurs ouvrages eurent une influence profonde sur les change-
ments fondamentaux qui marquèrent les structures et les insti-
tutions du droit anglais de la fin du XVIIe siècle au milieu du
XVIIIe siècle. L'une des principales différences entre la nouvelle
théorie du droit anglais et la théorie du droit qui avait prévalu
antérieurement en Occident était le fait que, par son origine et
sa nature, cette théorie ancienne était essentiellement professo-
rale, tandis que, par son origine et sa nature, la nouvelle théorie
du droit anglais était essentiellement judiciaire. La Révolution
anglaise a exalté le rôle des juristes de la pratique dans lesquels
elle reconnaissait les gardiens non seulement du droit positif,
mais également de la science du droit. Cette circonstance a aussi
contribué à l'intégration des aspects internes et externes de la
science juridique anglaise - sa méthode au sens strict et sa
théorie dans un sens large.

449
DROIT ET RÉVOLUTION

L'émergence de la doctrine moderne


du précédent judiciaire

Dès les tous premiers stades de l'administration de la justice


par les cours royales en Angleterre, en particulier lorsque les
procédures furent actées dans des registres judiciaires, on
constate un intérêt pour les décisions susceptibles d'indiquer la
teneur du droit sur certaines questions. Une telle casuistique se
retrouve à la même époque également dans l'approche des
romanistes et des canonistes, mais ce fut néanmoins un trait
distinctif des cours royales anglaises, dont le droit n'était pas
une discipline universitaire et ne faisait qu'occasionnellement
l'objet d'un traitement théorique dans la doctrine. La casuis-
tique n'envisage toutefois pas les jugements comme des pré-
cédents contraignants, mais plutôt comme des exemples de
l'application de principes et de règles de droit. Avant le
XVIIe siècle, aucun des principaux systèmes juridiques en Occi-
dent ne reconnaissait une autorité normative aux précédents
judiciaires (notamment, à l'égard des parties), lesquels n'étaient
par ailleurs pas conçus comme des sources du droit. Au
contraire, les jugements n'étaient perçus que comme des
exemples spécifiques de la manière dont le droit était appliqué
dans des cas particuliers - et susceptibles d'être suivis ou non à
l'occasion de procédures dans des cas analogues qui se présente-
raient par la suite. Ainsi, bien que le traité de Bracton du
XIIIe siècle (<< Traité sur les lois et coutumes d'Angleterre ») se
réfère à quelque cinq cent décisions judiciaires, et que Bracton
ait également rédigé un recueil (Note Book) comprenant des
sommaires de quelque deux mille jugements, il ne suivait pas
une doctrine du précédent, ce terme même ne figurant
d'ailleurs pas dans son vocabulaire.
L'approche de Bracton à l'égard de la jurisprudence corres-
pondait à la règle de droit canonique - qu'il citait dans son
traité - selon laquelle « il faut juger en se fondant non sur des
exemples, mais sur des raisons» (<< Non exemplis, sed rationibus
adjudicandum est »). Les décisions judiciaires pouvaient être
invoquées afin d'illustrer un principe de droit, mais elles ne
constituaient pas en soi une source du droit dont l'autorité

450
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

s'imposait. En Angleterre, durant toute la période des Year


Books (d'environ 1290 jusqu'en 1535), c'est-à-dire des recueils
relatant les sessions judiciaires que suivaient des praticiens sou-
cieux: de se former ou de se perfectionner en droit, un jugement
faisait parfois l'objet d'une discussion orale, et pour des ques-
tions de procédure, une série de décisions analogues pouvait
établir l'existence d'une coutume des juges (mos judiciorum,
1'« usage des procès »), mais même une telle coutume n'était
censée avoir qu'une autorité persuasive, et non contraignante.
Lorsqu'un juge désapprouvait une décision antérieure, voire un
usage ou une coutume du tribunal, il pouvait déclarer qu'elle
était erronée et l'ignorer.
Après les Year Books, un nouveau type de recueils privés
apparut: les (Law) Reports. Aux: débuts, la conception de ces
nouveaux: recueils (manuscrits ou imprimés) portait encore
l'empreinte des Year Books. Les Reports sont généralement dési-
gnés par référence à un juge ou avocat éminent qui en était
l'auteur - ou du moins l'auteur intellectuel. Au XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle, ces recueils reprenaient une combinaison
d'éléments factuels concernant les cas relatés, des déclarations
des juges et des conseils, ainsi que des commentaires et annota-
tions de l'auteur du recueil. D'un point de vue historique, ces
reports sont souvent peu fiables. Ils contribuèrent néanmoins à
renforcer un nouveau principe émergent: désormais, sur des
questions de procédure et de qualification de la cause, les cours
de common law étaient disposées à suivre leur coutume, et, en
ce sens, leurs précédents. Ce principe n'était pas absolu: en
1557, à l'occasion d'une procédure dont le report contient peut-
être le premier témoignage de l'usage du terme « précédent », il
est question d'un jugement rendu «malgré deux: précédents
[sous-entendre: contraires]8 ». Le principe selon lequel il conve-
nait de suivre les précédents se limitait d'ailleurs largement à des
questions de procédure, notamment des questions concernant
les compétences judiciaires, et il se peut qu'il se soit en partie
développé dans le but de maintenir la démarcation entre les
compétences des tribunaux: de common lawet d'autres types de
juridictions9 •
La doctrine du précédent judiciaire - qui implique que les
décisions judiciaires constituent une source du droit faisant
autorité, contraignante à l'égard des tribunaux: appelés par la

451
DROIT ET RÉVOLUTION

suite à juger des cas analogues - exige que l'on opère une dis-
tinction entre les déclarations du juge qui sont nécessaires à la
décision dans le cas et celles qui ne sont pas nécessaires. Seuls
les motifs nécessaires pour parvenir à la décision peuvent consti-
tuer le principe (ou les principes) de droit que « représente» le
jugement. Tout ce qui est relaté dans un cas donné et qui n'est
pas nécessaire pour soutenir la décision ne constitue que des
« dicta» (singulier « dictum »), ce qui a simplement été « dit» et
ne s'impose par conséquent pas aux tribunaux lorsque, plus
tard, ils sont amenés à juger un cas semblable. Dans un juge-
ment, seule une partie est contraignante en tant que précédent
- les « holdings» du cas -, ce qui a en quelque sorte été « dit
pour droit» (en anglais, « held », du verbe « to hold »), ces
motifs sur lesquels la décision repose nécessairement, c'est-à-
dire qui sont essentiels à l'explication de la décision dans le cas.
C'est cette partie des jugements qui constituent les règles de
droit auxquelles il faudra se tenir à l'occasion de cas analogues
qui se présenteront à l'avenir.
La première tentative visant à développer cette distinction
entre simples dicta et la motivation essentielle du jugement peut
être attribuée au juge Vaughan, juge principal de la Cour des
Plaids communs, dans une décision de 1673. Selon Vaughan,
« une opinion exprimée par un membre de la cour, et qui n'est
pas nécessaire pour étayer le jugement [... ] celui-ci ayant pu
être rendu sans que cette opinion ne fût exprimée ou même si
une opinion contraire eût été exprimée [... ] ne constitue guère
plus qu'un gratis dictum ». Vaughan n'estimait pas pour autant
que les motifs essentiels (en droit) prononcés dans un cas parti-
culier devaient nécessairement être suivis à l'occasion d'un juge-
ment ultérieur. « Si un juge estime que le jugement rendu par
un autre tribunal était erroné, disait-il, il ne doit pas prononcer
un jugement dans le même sens, puisque son serment l' obli~e à
juger conformément au droit, c'est-à-dire en sa conscience 1 • »
Selon les termes de Matthew Hale: « Les décisions des tribu-
naux [... ] ne créent par un droit au sens propre du terme - seuls
le roi et le Parlement en ont la compétence. Les jugements sont
néanmoins d'un grand poids et d'une grande autorité par la
manière dont ils expliquent, déclarent et font connaître ce
qu'est le droit de ce royaume, en particulier lorsque de tels
jugements sont en accord et cohérents avec les décisions et juge-

452
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

ments du passé, même si de telles décisions sont moins qu'une


loi, car elles établissent mieux la teneur du droit que ne peut le
faire un particulier, quel qu'il soit ll . »
Dans ce passage, l'insistance de Hale sur la cohérence des
décisions dans des cas analogues à travers le temps mérite d'être
relevée. Une série de jugements appliquant de façon cohérente
un principe ou une règle de droit dans différentes situations de
fait analogues « établit» (ou « prouve »), selon l'expression de
Hale, l'existence et la validité d'un tel principe ou d'une telle
règle. Dès lors, les jugements ne sont pas de simples
« exemples» du principe ou de la règle, mais ils sont aussi la
« preuve » de sa réception ~ar les juges et, de ce fait, une source
de sa force contraignante! . Sans doute, les juges ne « créent »
pas le droit, mais selon l'expression traditionnelle consacrée le
« découvrent» dans l'héritage de la tradition juridique et ainsi
« déclarent» ce qu'est le droit. Cette théorie dite déclaratoire
implique que la source du droit reconnue au précédent est elle-
même liée à la source du droit reconnue à la coutume, qui est
elle-même liée à la source du droit reconnue à son « caractère
raisonnable », tel que l'on désignait initialement l'élément
moral du droit. Ce lien avec le caractère raisonnable donne aux
tribunaux une certaine latitude leur permettant d'écarter une
pratique qualifiée d'erronée, quelle qu'ait pu être la durée de
cette pratique. Pourtant, la conception du « caractère raison-
nable » qui prévalait en Angleterre au XVIIe siècle présentait elle-
même une dimension historique. « La conviction que le droit
est raisonnable, a écrit Gerald Postema - en parlant des origines
de ce qu'il désigne pertinemment de doctrine « traditionnaire »
(traditionary) du précédent judicaire à la fin du XVIIe siècle et au
début du XVIIIe siècle -, ne repose pas, comme dans la théorie
classique du droit naturel, sur la conviction que le droit corres-
pond à quelque ensemble de critères transcendants de raison ou
de justice [ ... ] Elle repose par contre sur deux autres convic-
tions : 10 l'idée que le précédent et le corps du droit considérés
comme un tout sont historiquement pertinents, et 2 0 la convic-
tion que les décisions qui en sont les composantes sont le pro-
duit d'un processus discipliné de raisonnement et de réflexion
, 1 • 13
sur l expenence commune .»
Cette conception « traditionnaire » du précédent ne doit pas
être confondue avec la doctrine du stare decisis au sens strict, qui

453
DROIT ET RÉVOLUTION

n'apparut qu'au XIXe siècle et selon laquelle le noyau essentiel du


jugement est censé s'imposer à un tribunal lors d'un cas analo-
gue qui se présente ultérieurement. Cette doctrine reflétait
l'esprit du XIX" siècle, et est associée à des conceptions diffé-
rentes de celles qui prévalaient à la fin du XVIIe siècle et au début
du XVIIIe siècle. Elle suppose aussi la distinction entre la motiva-
tion essentielle (holding) et le dictum qui avait déjà été établie au
cours de la période antérieure. Cependant, la doctrine anté-
rieure avait davantage envisagé un rapport entre le précédent et
la notion du mos judiciorum, la coutume de ce que les juges pra-
tiquent: il s'agissait d'une filiation de jugements, plutôt que
d'un jugement spécifique, et c'était cette « lignée» de décisions
qu'il fallait éviter d'écarter, en l'absence de raisons extrêmement
importantes. En 1762, Lord Mansfield pouvait encore affirmer
que ce sont « la raison et l'esprit des jugements qui créent le
droit, et non la lettre de quelques précédents particuliers 14 ».
Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, la doctrine
« traditionnaire» du précédent judiciaire était fondée sur la
théorie de la connaissance scientifique qui avait été exposée à la
fin du XVIIe siècle par le chimiste Robert Boyle, le physicien
Isaac Newton, le juriste Matthew Hale, et d'autres membres
éminents de la Royal Societi 5• Vers le milieu du XVIIIe siècle,
David Hume poursuivit l'élaboration de cette théorie. Hume
retraça le fil de notre connaissance de la vérité en remontant à
notre pratique mentale de contrôler la vérité, et, au-delà, il
retraça ces pratiques mentales en les rattachant à des conven-
tions sociales transmises du passé. C'était une version métaphy-
sique de la théorie de Boyle, selon laquelle la source suprême de
la connaissance, aussi bien dans le domaine des sciences sociales
que des sciences naturelles consiste en la vérification et l'accep-
tation des observations empiriques par le corps des profession-
nels. Pour la doctrine « traditionnaire» du précédent judiciaire,
l'application répétée des motifs essentiels exprimés dans des
décisions antérieures à l'occasion de nouveaux cas analogues
était la meilleure preuve de leur validité probable, tout comme
la confirmation répétée des résultats d'expériences scientifiques
au sein de la communauté des physiciens ou des chimistes était
censé constituer la preuve de la vérité probable de leurs décou-
vertes.

454
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

La transformation des catégories procédurales

Parallèlement à la transformation de l'ancienne casuistique


judiciaire de la common Law au cours des dernières décennies du
XVIIe siècle et des premières décennies du XVIIIe siècle en une
nouvelle doctrine du précédent judiciaire, l'ancien système des
voies de droit fondé sur les catégories procédurales (forms of
action), en particulier dans les domaines du droit privé, se trans-
forma en un nouveau système de droit civil substantiel, les
flrms of actions étant remaniées de manière à correspondre aux
catégories générales de droits réels, contrat, responsabilité civile
et enrichissement sans cause.
Lorsqu'en 1178 Henri II avait établi la Cour des Plaids com-
muns comme la première cour royale permanente, il en avait
restreint les compétences aux types de recours pour lesquels le
chancelier accordait un bref. À l'origine, il s'agissait principale-
ment de cas où une partie se plaignait d'avoir subi la violation
d'un droit: on parlait d'une transgression, ou, selon l'expres-
sion anglaise qui reprit celle du Law French, d'un trespass. Le
préjudice pouvait porter sur le droit de possession d'un
immeuble ou de meubles, mais aussi sur l'intégrité physique de
la personne. À un stade ultérieur, le chancelier accorda égale-
ment des brefs pour « dette» (debt) , c'est-à-dire le payement
d'un montant dont le demandeur prétendait qu'il lui revenait;
des brefs de « détention» (detinue) permettant d'obtenir des
dommages-intérêts en cas de détention illicite des meubles du
demandeur; des brefs de « restitution» (replevin) afin d'obtenir
la restitution de meubles offerts en sûreté d'une obligation qui
avait entretemps été exécutée; des brefs de « convention » (cove-
nant) dans le cas d'un manquement à une promesse établie dans
un acte scellé, et plusieurs autres types de brefs. Au début du
XIV" siècle, on comptait quelques douzaines des ces différentes
catégories procédurales, dites « flrms of action », dont la procé-
dure était introduite par un bref royal adressé à un agent du roi
dans un comté déterminé, lui ordonnant de présenter le défen-
deur devant la Cour des Plaids communs ou la Cour du Banc
du Roi, afin qu'il réponde aux griefs énoncés dans le bref. Au
cours des XIV" et XV" siècles, très peu de nouvelles formules de

455
DROIT ET RÉVOLUTION

brefs furent introduites. L'un des quelques nouveaux brefs de


cette époque, dit « trespass on the case» (la violation d'un droit
qualifiée par des circonstances particulières), fut toutefois d'une
grande importance, parce qu'il offrait un moyen juridique à
l'occasion de certains types de préjudices causés « indirecte-
ment» à une personne ou à ses biens, ainsi que de certains types
de préjudices causés par le défaut d'accomplir un acte auquel le
défendeur s'était spécialement engagé (le bref dit de « special
assumpsit »)16. Au XVIe siècle, un nouveau type de trespass on the
case fut développé: 1'« indebitatus assumpsit» ou «general
assumpsit », par lequel le demandeur disposait d'un moyen
dans le cas de manquement à certains types d'obligations où le
défendeur ne s'était pas expressément engagé, mais où l'on pou-
vait néanmoins inférer une obligation: le défendeur était, selon
les circonstances, censé être « obligé» (indebted), ainsi lorsqu'il
avait reçu du demandeur quelque chose de valeur et, qu'à
défaut d'un accord sur le prix, il refusait de payer pour l'avan-
tage qu'il avait obtenu.
Chacune de ces catégories procédurales était définie en
termes relativement stricts. L'ensemble de ces catégories consti-
tuait un système très formaliste de moyens permettant d'intro-
duire une action devant les cours royales. En outre, les règles de
procédure pouvaient varier d'une catégorie à l'autre. Si un
demandeur obtenait du chancelier un bref de détention (deti-
nue) alors qu'un bref pour « dette» (debt) avait été requis, ou
un bref de dette au lieu d'un bref de general assumpsit, il perdait
son procès. Ce fut en partie en raison de ce formalisme et de
restriction relative des moyens de procéder devant les cours
royales ordinaires - les Plaids communs et le Banc du Roi - que
les souverains Tudor créèrent les tribunaux d'exception fondés
sur leur Prérogative (et désignés de prerogative courts), qui pou-
vaient être saisis de nouveaux types d'actions civiles en justice.
De même, le formalisme et la restriction relative des procédures
pénales dans les anciennes cours royales fut l'un des facteurs qui
entraîna l'extension des compétences des prerogative courts en
matière criminelle. La concurrence des nouvelles prerogative
courts amena les anciennes cours royales à étendre les différentes
catégories procédurales établies afin d'augmenter leur conten-
tieux: ainsi, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle,
elles étendirent le champ du bref de special assumpsit de sorte

456
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

que ce moyen s'appliquait dorénavant à de nouveaux types


d'obligations, comme par exemple certains types de contrats (ou
échange de promesses) ayant pour objet une exécution future
(executory contracts), ou encore les promesses d'une partie en
contrepartie d'un acte ou de l'abstention d'un acte, pour autant
que cet acte ou cette abstention représentât une certaine
valeur l7 . Malgré ces modifications, la common law demeurait
néanmoins relativement sous-développée, le système des débats
préparatoires (pleadings) et l'administration de la preuve étaient
encore très formalistes. En conséquence, seul un nombre relati-
vement restreint de litiges sur des contrats pouvait être traité
par les tribunaux de common law durant cette période l8 .
Cette «procédure formulaire», comme on l'appelait, telle
qu'elle s'appliquait dans les anciennes cours des Plaids com-
muns et du Banc du Roi, exprimait une science du droit diffé-
rente de celle qui prévalait dans les nouvelles «cours
supérieures» créées en vertu de la Prérogative royale au
XVIe siècle, y compris la Haute Cour de la Chancellerie et la
Haute Cour de l'Amirauté (selon leurs nouvelles appellations),
ou encore le Conseil du roi siégeant en tant que Haute Cour de
la Chambre Étoilée, la cour ecclésiastique suprême, dite Haute
Commission, la Cour des requêtes, la Cour des tutelles et
quelques autres. La procédure et le droit substantiel qui préva-
laient, par exemple, dans la Cour de Chancellerie, différaient
fortement de la procédure et du droit qui prévalaient dans les
anciennes cours royales, mais les critères selon lesquels les argu-
mentations étaient développées et motivées, ou selon lesquels
on parvenait à une décision, étaient, eux aussi, très différents.
L'« équité» du chancelier ne correspondait pas seulement à un
autre ensemble de règles, mais en outre à une autre façon de rai-
sonner juridiquement: sans doute, ces différences n'étaient pas
absolues, mais elles marquaient tout de même une distinction
assez nette entre ces juridictions. La Chambre étoilée, la Haute
Commission, l'Amirauté et les autres tribunaux de création
récente suivaient également leur propre méthode juridique. Il
subsistait bien sûr une tradition juridique anglaise commune
qui se rattachait à la tradition juridique commune de l'Occi-
dent, mais dans chaque tradition juridique, on reconnaît une
pluralité de systèmes qui s'entrecroisaient, ainsi qu'une pluralité
de méthodes et de théories juridiques.

457
DROIT ET RÉVOLUTION

L'abolition de la Chambre étoilée, de la Haute Commission


et d'autres prerogative courts par le Long Parlement des années
1640, et la primauté qu'acquit la common law à l'égard de la
Chancellerie, de l'Amirauté et des cours ecclésiastiques, eurent
pour effet que les juridictions de common law accaparèrent une
grande partie des compétences en matière civile et presque la
totalité des compétences en matière criminelle qu'avaient exer-
cées leur rivaux déchus. Inévitablement, cela signifiait que les
anciennes catégories procédurales devaient être soit abandon-
nées, soit restreintes aux anciennes actions auxquelles elles
avaient traditionnellement été applicables, soit étendues de
façon à s'ouvrir à des moyens de droit qui n'avaient jusqu'alors
été applicables que dans les juridictions rivales. Cette dernière
voie correspondait le mieux à la conception de l'historicité du
droit anglais et à la doctrine «traditionnaire» du précédent
judiciaire, et ce fut celle qui fut suivie.

L'usage des fictions juridiques


dans la reconnaissance de droits réels

Dans certains cas, les catégories procédurales furent transfor-


mées par le recours à des fictions juridiques. Deux exemples
frappants sont la transformation de l'action possessoire d'évic-
tion (ejectment) qui permettait de protéger le droit de propriété
(et non seulement de possession) immobilière, et, d'autre part,
la transformation de l'action possessoire de détournement (tro-
ver), qui permettait de protéger le droit de propriété (et non
seulement de possession) mobilière.
L'action d'éviction (ejectment) était disponible dès le
XIIIe siècle pour protéger les possesseurs de biens-fonds, en parti-
culier les titulaires d'un bail réel, contre les troubles de posses-
sion par des individus qui prétendaient sans motif légitime
disposer d'un meilleur droit de possession, y compris les
bailleurs. À cette époque, et encore durant plusieurs siècles, le
droit suprême sur un bien-fonds, comprenant la plénitude de
l'usage et de la disposition, et non seulement un droit relative-
ment supérieur de possession, n'avait qu'un champ d'applica-
tion restreint et ne pouvait être revendiqué que par une

458
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

procédure extrêmement complexe. Dans le domaine des droits


réels immobiliers, la common law s'était surtout préoccupée des
tenures féodales, sans développer une notion claire de la pro-
priété. Au XVIIe siècle, un besoin pressant se fit sentir pour adap-
ter les formes plus simples des actions possessoires à la
protection de la pleine propriété. La solution surprenante par
laquelle les common lawyers s'efforcèrent de satisfaire à cette
pression consista à transformer, par une séquence de fictions,
l'action possessoire d'éviction en une action dont l'objet était de
procéder sur le titre de propriété. Ainsi, le demandeur dans une
action d'éviction (appelons-le Smith) affirmait qu'il avait
accordé un bail réel sur le bien-fonds à un preneur fictif, John
Doe, lequel, alors qu'il occupait le bien, était évincé par un pre-
neur de bail tout aussi fictif, Richard Roe, qui se prévalait d'un
bail accordé par la partie adverse. Dans la logique de ce litige
entre plaideurs fictifs, Roe avait eu recours à la partie adverse
(que l'on appellera Saunders), lui notifiant que le dénommé
John Doe avait intenté une action en éviction contre lui (c'est-
à-dire Roe) et qu'il n'envisageait pas opposer d'exception, et
qu'en conséquence Saunders devait intervenir dans ce procès et
demander à y être reconnu en tant que défendeur. On avait
ainsi un bail fictif accordé par Smith à Doe, une demande en
justice fictive introduite par Doe, une éviction fictive de Doe
intentée par Roe, et une notification fictive de Saunders par
laquelle Roe annonçait qu'il n'opposerait pas de défense à
l'action de Doe. À ce stade, la seule question qui, formellement,
devait être tranchée par le tribunal consistait à décider qui avait
le meilleur droit pour accorder un bail sur le bien-fonds en
question: Smith ou Saunders ? On désignait l'action qui avait
pour objet de trancher cette question par: Doe d. [= on the
devise of, sur l'instance de] Smith v. Saunders, et par ce procédé,
Smith était censé intervenir contre Saunders pour avoir
« évincé» le preneur de bail qui tenait son titre de Smith. Sur le
fond, le défendeur (Saunders) était autorisé à faire valoir le titre
d'un tiers, en conséquence de quoi on affichait publiquement la
procédure de façon à ce que toute autre personne qui entendait
faire valoir ses droits sur le bien était en mesure d'intervenir.
Dans une telle procédure, le litige portait en réalité sur la pro-
priété d'un bien-fonds, revendiquée par deux parties différentes
(Smith et Saunders), chacune pour soi et à l'encontre de

459
DROIT ET RÉVOLUTION

l'autre; un tiers qui aurait, lui, fait valoir un droit de propriété


sur le bien pouvait intervenir comme partie dans cette procé-
dure. Pourtant, la procédure se présentait formellement comme
ayant pour objet un litige sur le droit de donner en baille bien-
fonds, du fait que dans la common Law, il s'agissait de la seule
catégorie procédurale disponible pour traiter efficacement d'un
tel conflit devant les cours royales ordinaires.
L'action en détournement (trover) - ou, plus exactement,
l'action pour violation des droits réels du demandeur dans un
cas de détournement de biens (trespass-on-the-case for trover and
conversion) - a été manipulée par une fiction analogue: d'une
action en compensation contre le possesseur de biens meubles
intentée par un demandeur qui prétendait avoir un meilleur
droit de possession, elle fut transformée en une action ayant
pour objet de déterminer quelle partie disposait du droit de
pleine propriété sur ces biens. Dans la version initiale de cette
action, le demandeur affirmait que le défendeur avait trouvé un
bien meuble (le terme trover est dérivé du français « trouver »)
lui appartenant et, avec l'intention de lui porter préjudice, il
refusait de le lui rendre et l'avait détourné pour son propre
usage. Si le demandeur gagnait le procès, il pouvait en vertu de
cette action obtenir des dommages-intérêts en compensation du
bien « détourné» par le défendeur; celui-ci, quoiqu'en posses-
sion du bien en question, n'était pas requis de le rendre
(comme il l'eût été dans le cas d'une autre action: celle de repLe-
vin, «mainlevée »), mais uniquement de payer sa valeur. Au
XVIe siècle, l'affirmation que le défendeur avait trouvé et avait eu
l'intention de porter préjudice ne pouvait plus faire l'objet
d'une réfutation, ni, par conséquent, d'une procédure sur ces
faits. Une telle fiction fut introduite afin d'éviter que le deman-
deur ne soit contraint d'introduire une action en revendication
dite detinue (à l'encontre du possesseur qui refusait sans motif
légitime de rendre le bien au propriétaire), du fait que pour ce
type d'action, la procédure prévue du wager of Law (littérale-
19
ment « pari judiciaire ») était complexe et peu sûre • Pourtant,
la question dans le cas du detinue était à l'époque semblable à
celle soulevée dans le cas du trover: le défendeur prétendait-il à
tort se prévaloir de son droit de possession sur le bien meuble,
ou ce droit revenait-il au demandeur? À partir de la fin du
XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, on ajouta une fiction substantielle

460
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

à la fiction procédurale : l'action ne portait alors plus seulement


sur la question de trancher le droit de possession le mieux fondé
entre les parties, mais également sur le droit de pleine propriété,
opposable à tous, erga omneio. Comme dans le cas de l'éviction,
on parvint à ce résultat en autorisant le défendeur à opposer
l'exception que ce droit n'appartenait pas au demandeur, mais à
un tiers, et on procédait à des mesures de publicité afin que
d'éventuels tiers prétendant à un droit sur les biens puissent
.
mtervemr . dans la proce'd ure 21 .
Les adaptations de l'ejectment et du trover sont des exemples
spectaculaires des fictions par le biais desquelles les tribunaux de
common /aw effectuèrent des modifications du droit substantiel
aux XVIIe et XVIIIe siècles. À première vue, on pourrait croire que
ce recours à de telles fictions était entièrement arbitraire. On
appliquait des règles à des situations auxquelles, si l'on prenait
ces règles à la lettre, elles étaient tout à fait inapplicables. Inter-
préter une règle dans un sens large est une chose: ainsi,
lorsqu'on « étend» son champ d'application de façon à inclure
une situation qui à l'origine n'était pas censée tomber sous cette
règle, comme lorsqu'on dit que la « garantie» du vendeur com-
prend certains cas que celui-ci n'a pas explicitement énoncés,
bien qu'à l'origine, on entendît par le mot « garantie» (war-
ranty) une affirmation explicite. Il s'agit là d'un usage métapho-
rique du mot « garantie» qui ne semble pas violer outre mesure
le langage, du moins aussi longtemps qu'il est possible au ven-
deur d'exclure expressément certains cas. Par contre, si l'on dit
qu'un vendeur qui a expressément exclu une garantie est néan-
moins « censé» l'avoir convenue - c'est-à-dire qu'elle est
« implicite en droit», même si elle n'existe pas dans les faits
(même pas par implication) - est tout autre chose. En réalité, le
vendeur n'a pas convenu d'une telle garantie, dire le contraire
ne correspond pas à la vérité. Pour citer quelques autres
exemples de notre époque: l'assimilation d'une personne
morale à une « personne» au sens propre, ce qui implique
qu'elle peut agir ou se défendre en justice; ou la qualification
d'un enfant qui pénètre sans autorisation dans un immeuble et
qui est blessé par une source de danger cachée dans cet
immeuble: on le qualifiera d'« invité », ce qui implique que le
droit reconnaît à cet enfant davantage de droits qu'à une per-

461
DROIT ET RÉVOLUTION

sonne plus âgée qui pénètre illicitement dans cet immeuble et


sera qualifiée de trespasser.
Les fictions juridiques ne sont pas pour autant des men-
songes. Elles ne visent pas à induire les justiciables en erreur. À
cet égard, l'expression « fiction» est tout à fait appropriée, car
elle s'applique également en littérature. Comme un ouvrage lit-
téraire de « fiction» (dans l'usage anglais, le genre de la fiction
se réfère essentiellement aux romans), une fiction de droit n'est
pas supposée être prise pour un fait véridique. Mais la fiction
est vraie dans un autre sens, puisqu'elle est vraie selon le droit.
Les fictions juridiques déplaisent en particulier à ceux qui
préfèrent une approche littérale, comme le grand iconoclaste du
XVIIIe siècle Jeremy Bentham. Pour lui, chaque mot doit avoir
une signification fixe, objective et neutre. « La fiction, la tauto-
logie, la technicité, le raisonnement circulaire, l'irrégularité,
l'incohérence: tout cela est encore présent [dans le droit
anglais], mais, surtout, le relent pestilentiel de la fiction empoi-
sonne tout acte dont elle s'approche », écrivait-if2. Cependant,
si l'on entend préserver les traditions historiques (que Bentham
dédaignait), tout en les adaptant à de nouvelles circonstances,
les ambiguïtés et parfois même les contradictions de notions, de
règles ou de termes individuels ne doivent pas nécessairement
être rejetées. Dans certains cas, elles peuvent s'avérer utiles et
contribuer à notre compréhension.
L'utilité des fictions juridiques introduites dans la common
law anglaise à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle était d'appli-
quer à de nouvelles règles le droit procédural et matériel déjà
compris dans des règles plus anciennes. Ainsi, de nouvelles
situations étaient qualifiées selon des termes avec lesquels on
s'était depuis longtemps familiarisé 23 . Il s'agit là d'ailleurs du
grand avantage des fictions juridiques en général: selon une
formule du grand juriste allemand du XIXe siècle von Savigny, la
nouvelle règle qui s'exprime dans une fiction du droit « rejoint
directement une ancienne institution préexistante, de sorte que
la certitude et le développement ~ui s'attachent à l'ancienne
règle sont transmises à la nouvelle 2 ». Dans l'Angleterre de la
fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, un intérêt théo-
rique venait s'ajouter à cet avantage pratique: ce recours aux
fictions renforçait la confiance dans la tradition de la common
law. Le recours aux fictions juridiques par les juges anglais était

462
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

d'ailleurs directement lié à leur recours à la doctrine du précé-


dent judiciaire. Ces deux techniques constituent des instru-
ments permettant de créer un nouveau droit: par les fictions,
directement et ouvertement, par les précédents, indirectement
et de manière plus subtile. Dans les deux cas, la continuité avec
le passé est maintenue: par les précédents, directement et
ouvertement, par les fictions, indirectement et de manière plus
subtile.

L'extension des catégories procédurales


aux principaux types d'obligations civiles

À la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, le recours


aux fictions, mais surtout les raisonnements par analogie de cas
et analogie de doctrine ont permis à la common law d'étendre le
champ des catégories procédurales de façon à ce qu'elles recou-
vrent les trois principales sources d'obligations civiles que le ius
commune occidental de l'époque reconnaissait: les obligations
qui naissent d'un contrat, de la responsabilité civile et de l'enri-
chissement sans cause25 • L'action dite de « special assumpsit»
était ainsi élargie de manière à assurer aux tribunaux de common
law une compétence sur un large éventail de contrats qui, aupa-
ravant, avaient relevé des compétences de la Chancellerie, de
l'Amirauté, de la Haute Commission ou de la Chambre étoilée.
Le résultat de ce développement fut d'uniformiser le droit
anglais des contrats. En même temps, le droit des contrats fut
soumis à une réglementation plus stricte - non pas en compa-
raison avec l'ancienne common law, mais en comparaison avec le
droit romain et le droit canonique appliqués par les autres juri-
dictions. L'adoption par le Parlement de la loi sur les fraudes
(Statute ofFrauds), en 1677, illustre cette approche plus stricte:
plusieurs contrats oraux jusqu'alors reconnus par les autres tri-
bunaux devaient à présent être établis par écrit pour être exécu-
toires, quelle que fût la juridiction qui en était saisie.
Cette extension du champ d'application de l'action de special
assumpsit, propre à la common law, à d'autres types de contrats
qui relevaient auparavant de la compétence d'autres juridictions
a eu pour effet que certaines doctrines contractuelles suivies par

463
DROIT ET RÉVOLUTION

ces autres juridictions furent reprises, tandis que d'autres furent


rejetées. La plus importante modification du droit des contrats fut
sans doute l'adoption de la doctrine anglaise de la responsabilité
absolue en cas de défaut d'exécution, même en cas d'impossibilité
d'exécution. Le précédent de référence sur cette question fut le
jugement dans Paradine v. Jane rendu en 1647 par le Banc du
Roi: le défendeur, preneur d'un bail réel, contre lequel une action
avait été introduite pour défaut de paiement du loyer, invoquait
que, suite à l'invasion du pays par l'armée du prince allemand
Rupert, il avait dû fuir et abandonner le bien-fonds, et n'en avait
par consequent pu reco l ter les revenus.
1 1 26 La . sommaIre-
cour rejeta .
ment ce moyen de défense. Le conseil du défendeur avait pourtant
plaidé qu'en vertu du « droit de la raison », son client ne pouvait
être tenu de payer le loyer, puisqu'il ne pouvait lui être imputé
aucune faute pour n'avoir pu jouir du bien-fonds: ce principe,
selon l'avocat, était confirmé par « les auteurs du droit civil, du
droit canonique et par les moralistes », et son client ne pouvait pas
non plus être tenu responsable en vertu du « droit de la guerre »,
conforme au « droit naturel et au droit des gens». La cour ne se
laissa pas convaincre par ces références à de telles sources, mais
considéra que selon la common /aw anglaise, «lorsqu'une partie
s'engage par convention à créer pour elle-même une obligation ou
une charge, elle est tenue de s'en acquitter [... ] même en cas
d'accident ou de force majeure (inevitable necessity), du fait qu'elle
avait eu la faculté de se prémunir contre une telle éventualité lors
de la conclusion du contraé 7 ». Ainsi, une règle qui aurait pu se
justifier dans le cadre strict d'un bail d'immeuble était transformée
en une nouvelle doctrine de responsabilité contractuelle sans faute,
applicable à toutes les conventions en général28 •
L'adoption de cette doctrine contractuelle sans faute corres-
pondait à l'idée puritaine que les conventions sont sacrées, ainsi
qu'à l'insistance des milieux marchands sur l'effectivité des
accords conclus. Ces considérations d'ordre idéologique et pra-
tique ne doivent toutefois pas effacer la signification de la
méthode selon laquelle cette nouvelle doctrine fut mise en
place. Dans le cadre précis du défaut de paiement d'un loyer dû
en vertu d'un bail réel immobilier, la cour, en justifiant sa déci-
sion, énonçait un principe dont elle affirmait l'applicabilité aux
contrats en général. D'autre part, ce principe avait pour effet de
différencier la responsabilité contractuelle et la responsabilité

464
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

civile, puisque dans le cadre de celle-ci, l'exception de force


majeure était admise.
La séparation entre les principes régissant les contrats et ceux
régissant la responsabilité civile dans la common /aw (ces deux
domaines avaient depuis longtemps été distincts dans le droit
qu'appliquaient la Chancellerie, l'Amirauté, la Chambre étoilée
et d'autres cours royales d'exception) a eu des répercussions
importantes sur la théorie anglaise de la responsabilité civile.
Avant tout, la distinction a amorcé le développement de la
théorie moderne, en matière de responsabilité, selon laquelle les
différentes catégories procédurales de la common /aw sanction-
nant une atteinte aux droits personnels ou réels doit être fondée
sur un préjudice causé soit intentionnellement, soit par négli-
gence, soit encore, dans certains cas, sans qu'il n'y ait ni inten-
tion ni négligence (la responsabilité dite absolue ou sans faute).
Dans les catégories de responsabilité civile où il était question
d'atteinte aux droits d'autrui, la distinction entre trespass et
trespass-on-the-case, datant du XIV" siècle, était maintenue: dans
le premier cas, il s'agissait principalement de l'hypothèse où le
dommage est causé de manière « directe», tandis que dans la
seconde hypothèse, on considère que le dommage a été causé
« indirectement». Plusieurs actions pour trespass admettaient
l'exception de 1'« accident inévitable », dont la preuve incombait
au défendeur, tandis que dans le cas d'une action pour trespass-
on-the-case, le fait que le défendeur avait été « négligent» devait
souvent être allégué et prouvé par le demandeur. Ces amorces
de la doctrine moderne en matière de responsabilité civile fon-
dée sur une faute furent ensuite plus développées à partir de la
fin du XVIIe siècle et dans le courant du XVIIIe siècle. L'analyse du
régime juridique du transfert de possession (bailment*) expri-
mée par Lord HoIt dans le jugement Coggs v. Bernard (1703) en
est un exemp1e29 . En se rererant
'C' ,
expressement aux d '
octrmes du
droit maritime et commercial telles qu'elles avaient été appli-
quées par la Cour de l'Amirauté et d'autres juridictions en
dehors de la common /aw, Lord Holt s'attacha à distinguer entre

• Le bai/ment désigne le rapport juridique régi par la common law, tel qu'il résulte
d'un transfert de la possession d'un bien meuble. Le récipiendaire doit avoir l'inten-
tion de posséder le bien (élément subjectif) et le transfert doit être réellement effectué
(élément objectif). Le transfert peut être volontaire ou involontaire, à titre onéreux ou
gratuit, pour une durée déterminée ou indéterminée.

465
DROIT ET RÉVOLUTION

les types de transfert de possession où la responsabilité du réci-


piendaire en cas de perte ou de dommage aux biens est fondée
sur sa « négligence », les types de transfert de possession où une
« négligence grave» doit être prouvée, et ceux où prévaut une
responsabilité sans faute, hormis les cas de force majeure expri-
més selon une formule du droit maritime en termes d' « acte de
Dieu et des ennemis du roi ». Lord HoIt se référa dans sa déci-
sion également à des règles, doctrines et notions de droit
romain, citant des passages entiers empruntés aux Institutes de
Justinien, mais aussi à Bracton et à d'autres sources anglaises
qui confirmaient et amplifiaient celles du droit romain 30 .
On retrouve également l'influence de sources externes dans
l'adoption par la common law, à la même époque, de la doctrine
de la responsabilité pour autrui imputée aux maîtres pour les
dommages causés par la négligence de leurs serviteurs (le prin-
cipe respondeat superior), qui correspond à une forme de respon-
sabilité sans faute qui se rapproche de la responsabilité pour la
catégorie procédurale du tort de négligence3l .
Selon l'interprétation communément admise par les histo-
riens du droit, le droit de la responsabilité civile fondé sur le tort
de négligence serait un produit du XIX' siècle32 . Cette interpréta-
tion ne tient pas suffisamment compte des développements de
la science du droit en Angleterre de la fin du XVIIe siècle et du
XVIIIe siècle, lorsque la doctrine embryonnaire de la responsabi-
lité pour cause de négligence fut conçue, pour ainsi dire, dans
les entrailles des catégories procédurales. Selon la formule de
Plucknett, « les juristes anglais reconnaissaient les arbres bien
avant qu'ils ne conçoivent l'idée de la forêt. Ce ne fut qu'en
1762 que l'auteur d'un recueil abrégé pensa à rassembler des
matériaux sous une rubrique "action on the case for negligence"
[action basée sur des circonstances constituant une négli-
gence]33 ».
Le recours aux fictions juridiques et à l'analogie de précé-
dents et de doctrines, ainsi que l'adoption de principes externes
à la common law, se vérifient également dans l'extension du
moyen dit d'indebitatus assumpsit, qui représente dans la com-
mon law anglaise l'équivalent de la doctrine de l'enrichissement
sans cause dans la tradition romaniste. Comme nous l'avons
déjà relevé, ce moyen avait été introduit dans le droit royal
anglais vers la fin du xV' siècle et le début du XVIe siècle afin de

466
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

pourvOIr a certains types de litiges où il n'était pas question


d'une obligation contractuelle proprement dite, quoiqu'une
relation contractuelle sous-jacente existât, soit explicitement,
soit implicitement dans les faits 34 . Ainsi, dans le cas où une par-
tie livrait à une autre des biens sans spécifier les conditions de
l'opération et que le récipiendaire retenait les biens sans payer,
ou dans le cas où une partie accomplissait une prestation repré-
sentant une certaine valeur au profit d'une autre sans accord sur
le prix, ou encore dans le cas où une partie acceptait une
somme d'argent d'une autre sans que les conditions du rem-
boursement aient été convenues: dans de tels cas (et quelques
autres: la doctrine s'en tient à huit cas en tout, désignés de
common counts, les « chefs communs »), la partie qui avait béné-
ficié de l'avantage était tenue d'indemniser l'autre pour cet
avantage35 •
À partir de la fin du XVIIe siècle et dans le courant du
XVIIIe siècle, l'action de general assumpsit fut élargie de manière à
s'appliquer non seulement à des situations où une obligation
contractuelle implicite pouvait être inférée à partir des faits,
mais également à des situations où une obligation résultait de
l'obtention d'un avantage dans des circonstances où l'on ne
pouvait reconnaître aucune relation contractuelle, qu'elle fût
explicite ou implicite, comme dans le cas d'un montant versé
par erreur à un tiers qui avait accepté ce versement sans inten-
tion frauduleuse et qui pouvait ensuite être requis de rendre ce
montant à la personne aux dépens de laquelle il s'était
« enrichi». Si l'on considère la portée de l'obligation, on
constate une différence notable entre une obligation contrac-
tuelle et une obligation non-contractuelle: en principe, la partie
qui doit payer pour un avantage qu'elle a obtenu en vertu d'une
obligation contractuelle est tenue de payer, qu'elle jouisse ou
non de cet avantage au moment où le paiement est dû, tandis
que la personne qui n'est pas tenue par une obligation contrac-
tuelle de payer pour un avantage obtenu aux dépens d'un tiers
n'est tout au plus tenue de payer que s'il était inéquitable
qu'elle garde cet avantage. Ainsi, si l'avantage est perdu, par
exemple lorsque le montant indûment versé au récipiendaire
innocent (suite à une erreur de part et d'autre) lui est volé,
celui-ci n'est plus censé s'être « enrichi» et n'est dès lors plus
tenu de rembourser le montant. En outre, si l'obligation est de

467
DROIT ET RÉVOLUTION

nature contractuelle, par exemple lorsque le défendeur a reçu


des marchandises et qu'il est entendu qu'il devra en acquitter le
prix, ou lorsque le défendeur a loué un bien et qu'il est entendu
qu'il devra acquitter un loyer, mais que le prix de vente ou du
loyer n'a pas été déterminé dans le contrat, les tribunaux pour-
ront en fixer le montant à partir des taux en vigueur sur le
marché, ou en fonction du montant dont les parties auraient pu
ou dû convenir. En revanche, si l'obligation est de nature non
contractuelle, le montant à rembourser est déterminé en
fonction de l'enrichissement réel du défendeur, qui peut être
supérieur ou inférieur au taux du marché ou à un prix conven-
tionnel hypothétique.
À partir de la fin du XVIIe siècle, les tribunaux et les auteurs
de la common law commencèrent à qualifier le moyen du
general assumpsit de «quasi contractuel ». L'expression
« quasi-contrat» était empruntée au droit romain et signifie
littéralement « comme s'il y avait un contrat ». Une action
« quasi contractuelle» (quasi ex contractu) suppose qu'il n'y
ait pas de contrat, ni explicite, ni implicite, mais qu'une res-
ponsabilité existe sous un autre chef. Ce chef n'est pas indi-
qué tel quel, mais l'expression suggère qu'il présente un
rapport avec une responsabilité contractuelle d'une manière
fictive: « comme si ».
Vers le milieu du XVIIIe siècle, la Cour du Banc du Roi prési-
dée par Lord Mansfield avança une interprétation large de
l'expression «quasi-contrat », en affirmant que l'obligation
quasi contractuelle ayant pour objet de rembourser un montant
«payé et reçu» (money had and received) est fondée, dans
l'action de general assumpsit, sur la «justice naturelle» et
1'« équité36 ». Par cette interprétation, la doctrine de l'enrichisse-
ment sans cause était en fait incorporée dans la common law.
Cette interprétation extensive affirmée par Lord Mansfield, bien
qu'elle fût entérinée par Blackstone, fut plus tard rejetée37 . Les
tribunaux anglais continuèrent néanmoins à inférer en droit
une relation contractuelle dans les cas traditionnels tombant
sous l'action de general assumpsit lorsqu'il n'existait aucune rela-
tion contractuelle, même pas de manière implicite. À la fin du
xxe siècle, les tribunaux anglais ont finalement adopté la doc-
trine de l'enrichissement sans cause.

468
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

Sous l'ancien droit anglais, le rejet d'une doctrine générale de


l'enrichissement sans cause par les tribunaux, et l'application de
la doctrine des quasi-contrats à quelques catégories restreintes
de situations (les «chefs communs» précités), tout comme
l'extension de la doctrine de l'obligation absolue aux contrats en
général, peuvent s'expliquer comme étant l'expression de la
morale puritaine et de l'économie mercantiliste. Mais il faut
également les expliquer par rapport à la nouvelle science du
droit qui alla de pair avec la victoire des tribunaux de common
law sur leurs rivaux. L'action de general assumpsit en common
law avait elle-même été une innovation à la fin du XVIe siècle et
au début du XVIIe siècle, fondée sur le postulat que, lorsqu'il y a
une relation entre un débiteur et un créancier, il faut inférer un
engagement implicite de la part du débiteur de payer pour ce
qu'il a obtenu du créancier. En dehors de la common law - dans
le domaine de la Cour de Chancellerie, de l'Amirauté, de la
Chambre étoilée, de la Haute Commission, ou de la Cour des
Requêtes -, la doctrine générale de l'enrichissement sans cause
avait été admise. À partir de la fin du XVIIe siècle, les tribunaux
de common law, qui prédominaient maintenant à l'égard de
toutes les autres juridictions, ont étendu le champ d'application
du moyen de general assumpsit de façon à comprendre égale-
ment les cas (dans les limites des « chefs communs ») où les faits
ne permettaient pas d'inférer une obligation contractuelle.
Cependant, leur refus d'étendre cette application au-delà des cas
spécifiques compris dans la liste des «chefs communs », ou
d'admettre un moyen général ayant pour objet l'enrichissement
sans cause, ne s'explique pas uniquement par des considérations
de morale ou d'ordre économique, mais aussi par des considéra-
tions méthodologiques: les limites de la doctrine de l'enrichis-
sement sans cause n'étaient en effet pas clairement établies, de
sorte que l'on pouvait bien déterminer 1'« enrichissement »,
mais 1'« injustice» qui consistait à le garder pour soi était une
notion trop générale pour être effectivement opérationnelle
dans la méthode jurisprudentielle de la common law. Par contre,
la notion d'« obligation absolue» en matière contractuelle,
quoique tout aussi générale, était techniquement admissible, du
fait que l'action de special assumpsit avait déjà été conceptuelle-
ment élargie de manière à comprendre toutes les catégories de
contrats reconnus, ce qui explique pourquoi la règle selon

469
DROIT ET RÉVOLUTION

laquelle l'impossibilité d'exécution ne constituait pas une oppo-


sition recevable à l'encontre d'une action invoquant un man-
quement du preneur de bail était susceptible d'être étendue par
analogie à d'autres types de contrats.

La transformation de la procédure civile


et de la procédure pénale

À ses tous débuts, la common law ne comprenait pas de sys-


tème procédural par lequel la décision dans les causes civiles ou
pénales eût été réservée à des juges professionnels. Par contre,
un groupe de douze jurés (juratt) ayant procédé à l'instruction
faisait rapport aux juges royaux qui passaient périodiquement
par leur chef-lieu selon un itinéraire prédéterminé (le circuit),
leur rendant compte sur le point de savoir si le défendeur avait
commis les faits qui lui étaient imputés dans le bref accordé par
la chancellerie (dans le cas d'une cause civile) ou dans l'acte
d'accusation retenu par le jury préliminaire (le grand jury, dans
les causes pénales). Les jurés étaient censés avoir réuni les élé-
ments de preuve et être parvenus à une conclusion quant au
verdict à prononcer, en anticipation de la procédure judiciaire
proprement dite. Les historiens qualifient le jury à cette époque
de jury « actif », se chargeant de sa propre instruction. Dans les
affaires pénales, une proportion remarquablement élevée des
accusations aboutissait à un acquittement38 • Le seul moyen de
coercition qui permettait de contraindre les jurys à rendre leur
verdict de façon satisfaisante aux juges royaux était le writ of
attaint, une procédure extraordinaire et extrêmement compli-
quée, et par ailleurs peu utilisée, dont l'objet était de remettre
en cause le verdict d'un jury dans des causes civiles.
Au fil du temps, on commença très progressivement à sou-
mettre certains types de preuve au jury au cours de la phase de
la procédure qui se déroulait en présence des juges royaux. À
partir du début du XIIIe siècle, pour certains litiges civils, notam-
ment ceux qui portaient sur le transfert de propriété immobi-
lière, les témoins (ceux que l'on désignait de deed witnesses, les
témoins de l'acte) étaient assignés à déposer devant le jury. Au
xV siècle, les jurys dans les causes civiles entendaient parfois des

470
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

dépositions faites par les parties, plus rarement par les témoins,
en réponse aux questions que le juge leur soumettait à la
demande des jurés. Dans les causes criminelles, on assistait par-
fois également à des dépositions devant la cour, en réponse à
des questions du juge adressées aux accusateurs privés (notam-
ment la victime ou les parents de la victime), ou à des agents de
la Couronne (notamment le coroner ou le constable). Vers le
milieu du XVIe siècle, la comparution de témoins dans les causes
civiles était assez fréquente; dans les causes pénales, un système
compliqué avait été développé permettant la production de
preuves, tantôt au stade de la mise en accusation par le grand
jury, lorsque le « juge de paix» interrogeait les suspects et les
témoins, tantôt au stade du procès proprement dit, lorsque,
dans certains types de procédures, les accusateurs représentant la
Couronne, et non seulement les juges, interrogeaient l'accusé et
faisaient comparaître des témoins. Au début du XVIIe siècle, les
jurés n'enquêtaient plus en général sur les faits avant le procès,
mais il fallut attendre le XVIIIe siècle pour qu'il rut interdit de
prendre en compte des informations qu'ils avaient obtenues
extraj udiciairemen ë9•
Cette brève récapitulation chronologique fait apparaître que
la transformation du jury « actif» en un jury « passif» fut amor-
cée avant la Révolution anglaise, et notamment sous le régime
Tudor. L'introduction d'une administration de la preuve pen-
dant la phase du procès devant le jury s'inscrivait en effet, au
XVIe siècle, dans le cadre du courant général favorisant une plus
grande rationalité des procédures civiles et pénales, un courant
que l'on retrouve à cette époque partout en Europe et qui était
directement en rapport avec la Réforme protestante et l'ascen-
sion de puissantes monarchies 40 . En Angleterre, cette rationali-
sation accrue de la procédure devant un jury au XVIe siècle
contribuait aussi à renforcer la position des tribunaux de com-
mon law dans leur concurrence avec les nouvelles juridictions
créées en vertu de la Prérogative royale, qui ne connaissaient pas
de procédure devant jury, mais suivaient au contraire un
modèle de procédure où des juges professionnels interrogeaient
les parties et les témoins.
À partir de la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, les
principaux changements qu'il faut relever dans la foulée de la
victoire des tribunaux de common law sur leurs rivaux sont:

471
DROIT ET RÉVOLUTION

1° l'affirmation de l'indépendance du jury chargé de juger aussi


bien sur le faits qu'en droit; 2° l'affirmation d'importantes
garanties procédurales en faveur de l'accusé dans les procédures
pénales; 3° l'application du système accusatoire à l'administra-
tion de la preuve; 4° le développement de nouveaux critères de
preuve pour déterminer la culpabilité de l'accusé (dans les
affaires criminelles) et la responsabilité du défendeur (dans les
affaires civiles). Chacun de ces changements mérite d'être exa-
miné séparément.

L'affirmation de l'indépendance du jury


L'utilisation croissante de la preuve par témoins dans les tri-
bunaux de common law au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle,
ainsi que la transformation progressive du jury « actif» en un
jury « passif », eut pour effet que le jury perdît dans une large
mesure son indépendance. À présent, dans des affaires civiles, le
juge connaissait la cause aussi bien que le jury. Dans les affaires
criminelles, le juge disposait d'une mise en accusation fondée
sur les moyens de preuve produits devant un grand jury au
cours d'une procédure d'instruction préliminaire conduite par
un juge de paix, et, souvent, d'un accusateur intervenant pour
la Couronne qui produisait les preuves ayant servi à justifier
l'accusation. En plus, toujours dans les affaires criminelles, le
juge qui présidait la phase du procès devant le jury pouvait
désormais infliger aux jurés qui refusaient de s'acquitter conve-
nablement de leur tâche des peines assez lourdes : des amendes
conséquentes et la détention dans des conditions matérielles
pénibles.
Au cours des années 1640 et après la restauration de la
monarchie en 1660, ces mesures contraignantes ordonnées par
les juges royaux à l'égard des jurys furent fortement critiquées
par les opposants à la suprématie royale, alors que la Couronne
intensifiait les poursuites de dissidents politiques et religieux
devant les tribunaux de common law et que les jurés, souvent
recrutés dans le même milieu que celui dont provenaient les
accusés, se montraient de plus en plus réticents à obéir aux
directives des juges tendant à leur imposer des peines. Une
cause célèbre à cet égard fut le procès mené en 1670 contre les
jeunes radicaux Quakers William Penn et William Mead, accu-

472
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

sés de « prêcher des propos séditieux et de provoquer de graves


troubles dans la population [... ] causant des émeutes et attrou-
pements violents [... ] ayant pout effet de terroriser et de trou-
bler [les sujets du roi] ». En dépit des intimidations du juge qui
menaça les jurés de les priver de nourriture et d'eau ou de les
soumettre à des conditions dégradantes jusqu'à ce qu'ils rendent
un verdict condamnant les accusés, le jury refusa de les déclarer
coupables. Le juge leur imposa une amende de 40 marks cha-
cun pour désobéissance à ses directives, et les fit ensuite empri-
sonner lorsqu'ils refusèrent de payer les amendeé I . L'un des
jurés, Edward Bushell, obtint un bref d' habeas corpus de la Cour
des Plaids communs, qui décida, après avoir instruit l'incident,
que les jurés ne peuvent être punis d'une amende ou d'empri-
sonnement en raison de leur verdict, même si ce verdict est
contraire aux directives du jugé 2 • En libérant les prisonniers, le
juge Vaughan avança que les jurés ont la responsabilité de déci-
der selon leur propre jugement, et que le fait que le juge, tout
en ayant entendu les mêmes éléments de preuve, parvienne à
une conclusion différente ne diminue en rien cette responsabi-
lité, puisque, comme il le fit valoir dans sa décision, « le juge et
le jury peuvent en toute honnêteté parvenir à des résultats dif-
férents sur la base de la même administration de la preuve, tout
comme deux juges, ce qui est souvent le caé3 ».
La portée de ce jugement dans Bushell's Case fut que le jury
jugeait souverainement des faits. La décision ne disait pas
expressément que le jury jugeait également du droit - c'est-
à-dire que le jury avait la faculté de rejeter les directives du juge
sur les questions de droit. Sur ce point, la controverse restait
vive, et les avis divergeaient aussi selon que l'on considérait les
causes civiles ou les causes criminelles. Dans les causes civiles,
un juge pouvait donner ses directives au jury avant le verdict,
ou il pouvait rendre un jugement nonobstant le verdict. Dans
les causes criminelles, le juge pouvait effectivement orienter la
décision vers un verdict d'acquittement en rejetant l'accusation,
ou il pouvait octroyer un sursis au prisonnier après un verdict
l'ayant condamné et recommander que la Couronne lui accorde
un pardon. Cependant, le jugement dans Bushell's Case avait
pour effet que le juge ne pouvait prendre une décision allant à
l'encontre d'un verdict d'acquittement prononcé par le jury,
même si ce verdict méconnaissait la règle de droit que le juge

473
DROIT ET RÉVOLUTION

avait énoncée dans ses directives au jury. En conséquence, beau-


coup en conclurent que le jury était, tout aussi bien que le juge,
en mesure de déterminer quel était le droit applicable dans la
44
cause qui lui était soumise • Dans un traité sur la procédure
devant un jury, dont la première édition date de 1680 et qui
connut une large diffusion, John Hawles développa le raisonne-
ment de Vaughan dans le jugement de Bushell's Case: « L'office
du juré, écrivait-il, est de juger son prochain en conscience, et
pour cela, il n'a pas besoin de plus de [connaissance du] droit
que ce qui peut facilement s'apprendre par les instructions qui
lui sont communiquées 45 . » Dans un autre traité fort populaire
sur le grand jury, Hawles prétendit que lors de la procédure de
mise en accusation, le grand jury est, lui aussi, indépendant, et
ne doit pas se soumettre à un accusateur zélé. Ce jury ne devait
pas seulement apprécier les faits, mais également, insistait-il,
6
« se charger de prendre connaissance du droié ».
L'affirmation de l'indépendance du jury avait une portée
politique et philosophique considérable, mais était tout autant
pertinente pour la science du droit. Dans sa décision dans Bus-
hell's Case, le juge Vaughan dit qu'il doutait
« qu'il y eût quoi que ce soit de plus commun que deux
hommes - étudiants, avocats ou juges - parviennent à des conclu-
sions divergentes et opposées à partir du même cas qui se présente
en droit [... J. Qu'y a-t-il de plus fréquent dans les controverses
religieuses, sinon que de déduire des thèses opposées à partir du
même texte? Comment se fait-il dès lors que deux individus ne
puissent saisir raisonnablement et honnêtement ce qu'un témoin,
ou plusieurs témoins, affirment? Faut-il par conséquent que
quelqu'un encoure une amende ou la prison parce qu'il agit
comme ne pouvant agir autrement, préservant son intégrité et son
serment, ce qUl. se prodUlt
. souvent ch ez un·Juge et un JUry
. 47,.»

D'un côté, l'objectif principal d'une instruction pénale


consiste à vérifier l'exactitude des allégations énoncées dans
l'acte d'accusation, aussi bien les allégations de fait que celles
portant sur une violation du droit. D'autre part, des personnes
différentes peuvent raisonnablement parvenir à des conclusions
différentes à partir des mêmes éléments de preuve et des mêmes
principes de base. La décision de confier l'issue d'une procédure
pénale à un jury, fortement encadré mais pas pour autant

474
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

dominé par le tribunal, se justifiait en partie par la conviction


que le jugement collectif et anonyme de douze personnes
représentant la communauté est plus digne de confiance que le
jugement d'un ou de quelques agents publics, fussent-ils spécia-
lement formés au droit.

L affirmation des garanties procédurales de 1accusé


Les changements qui avaient affecté la procédure pénale au
XVIe siècle n'avaient pas seulement fortement réduit l'indépen-
dance du jury, mais elles avaient également sensiblement res-
treint les droits de l'accusé. À l'inverse, le mouvement amorcé
vers la fin du XVIIe siècle tendant à libérer le jury de l'ascendant
des juges a également eu pour effet de renforcer considérable-
ment les garanties de l'accusé.
On peut résumer la position de l'accusé dans une procédure
pénale avant les années 1640 selon les principes suivanté 8 • En
premier lieu, en attendant son procès, il était généralement
détenu sous un régime surveillé. Il était interrogé par des juges
de paix ou d'autres agents locaux, un procès-verbal de ses dépo-
sitions était établi et mis à disposition de ses accusateurs lors du
procès, sans que lui soit donnée la possibilité de préparer sa
propre défensé 9 • Deuxièmement, à ce stade et avant le procès,
on ne lui communiquait pas l'acte d'accusation, ni aucun élé-
ment de preuve à charge qui serait produit lors du procès. Troi-
sièmement, il n'avait pas un droit absolu à faire appel à un
conseil, avant ou pendant le procès, et les conseils n'étaient que
rarement admis à intervenir. Quatrièmement, il n'était pas
informé de l'identité des jurés. Cinquièmement, lors du procès,
il pouvait être interrogé par le jury ou par le juge au nom du
jury, ou par l'accusateur, sans qu'il y eût aucune restriction
quant aux questions qui pouvaient lui être posées; de plus,
l'accusé n'avait pas le droit de refuser de répondre à ces ques-
tions. Sixièmement, les témoins à charge n'étaient pas requis
d'être confrontés à l'accusé, mais il était admis que leurs dépo-
sitions soient lues au jury en leur absence. Les témoins à charge
qui comparaissaient n'étaient pas soumis à un véritable interro-
gatoire contradictoire (la cross-examination). L'accusé avait
l'occasion de contester leurs dépositions, mais lorsqu'il faisait
usage de cette faculté, le procès passait le plus souvent par une

475
DROIT ET RÉVOLUTION

phase d'altercation non structurée entre l'accusé et les témoins


qui déposaient contre lui 50 • Enfin, l'accusé n'avait pas le droit
de faire convoquer des témoins par le tribunal et, en général, il
n'était pas autorisé à faire comparaître des témoins à sa propre
initiative. Lorsque des témoins comparaissaient à la demande de
l'accusé, ils n'étaient pas interrogés sous serment, comme pour
les témoins à charge, de sorte que leurs dépositions paraissaient
moins crédibles. L'accusé n'avait pas non plus la possibilité de
déterminer à l'avance la teneur des dépositions des témoins.
L'accusé lui-même n'était pas autorisé à déposer sous serment.
Pendant la Révolution Anglaise et au cours des décennies sui-
vantes, cet état de choses changea complètement. Selon l'ana-
lyse de James Fitzjames Stephen:
« À partir des années 1640, tout l'esprit et le caractère des tri-
bunaux criminels [... ] semblent s'être transformés par rapport à ce
qu'ils avaient été au cours du siècle précédent, et ont adopté les
traits que nous leur connaissons de nos jours. Dans chaque cas,
pour autant que je sache, l'accusé confrontait personnellement les
témoins à charge, sauf si des circonstances exceptionnelles (comme
à l'occasion d'une maladie) justifiaient la lecture de leur déposi-
tion. Dans certains cas, le prisonnier était interrogé, mais cet inter-
rogatoire n'allait jamais au-delà de ce qui ne peut en pratique être
évité lorsqu'une personne doit se défendre sans l'assistance d'un
conseil. À l'occasion d'un tel interrogatoire, les prisonniers refu-
saient le plus souvent de répondre. Le prisonnier avait également la
faculté de soumettre les témoins à charge à un interrogatoire
contradictoire, s'il estimait que c'était utile, et il pouvait également
convoquer ses propres témoins. Apparemment, ces changements
substantiels se développèrent spontanément, sans aucune interven-
. l"egls1atlve
non . 51 .»

Dans ce passage, Stephen se référait à la période postérieure à


1640, mais avant que les accusés de crimes graves eussent le
droit d'être assisté par un conseil lors du procès. Ce droit, qui
avait ~récédemment été reconnu dans les cas de délits moins
graves 2, ne fut accordé par une loi qu'en 1696 dans les cas de
trahison. Au cours des années 1730, les tribunaux étendirent
d'une manière générale son application aux crimes importants.
La loi de 1696 sur les procès pour trahison (Treason Trials
Act) a été qualifiée de « résultat indirect de la Révolution de

476
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

1688, qu'il faut compter avec le Bill of Rights et la loi de tolé-


rance parmi les mesures post-révolutionnaires ayant introduit
des garanties judiciaires 53 » et ayant « achevé la transition du
type de procédures judiciaires de l'ère Tudor à un type de pro-
cédure essentiellement moderne54 ». Selon cette loi, une per-
sonne accusée de trahison pouvait faire appel à deux conseils
avant et pendant son procès; cinq jours avant l'ouverture for-
melle du procès, une copie de l'acte d'accusation devait lui être
communiquée, et un temps suffisant devait lui être accordé
pour préparer sa défense; deux jours avant le procès, un docu-
ment mentionnant les membres du jury devait lui être trans-
mis; au cours du procès, aucun acte qui n'était pas compris
dans l'acte d'accusation ne pouvait être invoqué contre lui;
l'accusé ne pouvait être condamné à défaut de deux témoins
ayant déclaré sous serment qu'il avait commis un ou plusieurs
actes manifestes constituant le crime de trahison 55 .
Au cours des travaux préparatoires de cette loi, plusieurs voix
s'élevèrent pour que ces dispositions soient expressément éten-
dues, au-delà du crime de trahison (qui était par ailleurs com-
pris dans un sens très large) aux infractions majeures lfelonies) ,
qui, à l'époque, comprenaient encore d'autres crimes capitaux.
La loi de 1696 s'en tint à la trahison, mais au cours des décen-
nies suivantes, les tribunaux étendirent progressivement praeter
legem aux felonies le droit de l'accusé d'être informé, préalable-
ment au procès, des accusations dont il faisait l'objet, de dispo-
ser du temps, avec l'assistance de conseils, pour préparer sa
défense, de consulter ses conseils pendant le procès sur des
questions de droit. Enfin, au cours des années 1730, l'accusé
bénéficia également du droit d'être assisté de son conseil lors
des interrogations et contre-interrogations des témoins. Par une
intervention législative, les accusés eurent également le droit de
faire convoquer des témoins par le tribunal et d'interroger ces
témoins sous serment 56 •
Il faut souligner que ces droits furent dans un premier temps
accordés à des personnes accusées de délits politiques. Pendant
deux siècles, l'Angleterre avait assisté à une série presque inin-
terrompue de procès criminels spectaculaires contre des person-
nalités politiques: d'abord sous les Tudors et les premiers
Stuarts, ensuite sous le régime des puritains et à nouveau des
Stuarts à partir de la Restauration. Catholiques ou protestants,

477
DROIT ET RÉVOLUTION

royalistes ou partisans du Parlement, dirigeants du parti Whig


ou Tory, ou tout simplement les opposants déterminés du pou-
voir en place: tous avaient successivement été accusés de
« haute trahison». Des personnages éminents devenus la cible
de telles accusations avaient protesté contre les injustices qui
leur étaient infligées en vertu de la common law, dont la procé-
dure inquisitoire se prêtait parfaitement à l'époque à l'épuration
d'ennemis politiques. En 1603, par exemple, Sir Walter
Raleigh, poursuivi pour trahison à partir d'accusations truquées,
demanda à la cour de convoquer au procès la personne dont les
aveux extrajudiciaires extrêmement douteux de complicité
constituaient la preuve essentielle sur laquelle se fondait l'accu-
sation. Le juge qui présidait au procès, Sir Edward Coke lui-
même, rejeta la demande. Raleigh fit valoir qu'en Angleterre
« la procédure de droit commun se déroule devant un jury et
avec des témoins ». Coke répliqua: « Non, mais bien par une
instruction (examination, littéralement « examen ») : si trois per-
sonnes prennent part à une conspiration qui constitue une tra-
hison, et que tous les trois avouent leur participation, aucun
témoin ne comparaît et pourtant ils seront condamnés 57 .»
Après la Glorieuse Révolution de 1689, le courant tendant à
introduire une nouvelle forme d'administration de la justice
pour les causes politiques s'étendit inévitablement aux délits
non-politiques. A nouveau, comme dans le cas du procès
devant un jury, le droit pénal anglais opta pour un modèle pro-
cédural qui protègerait l'accusé contre tout préjugé ou corrup-
tion de la part des autorités. L'indépendance du jury ne pouvait
en effet être assurée qu'en garantissant à l'accusé suffisamment
de droits afin de le protéger contre toute présentation biaisée
des faits par l'accusation ou le juge présidant au procès. Cette
préoccupation relevait de considérations politiques et morales,
mais aussi de l'intégrité du système juridique - une question
touchant la science du droit.

L'introduction du système accusatoire


Lorsqu'on se réfère au système « accusatoire» (adversaryl sys-
tem) et à son antithèse, le système « inquisitoire », on soulève de
difficiles questions de droit comparé. Suite à la Révolution fran-
çaise, une réforme de la procédure pénale en France, en Alle-

478
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

magne et ailleurs sur le continent européen introduisit une


procédure (dont les grandes lignes subsistent encore
aujourd'hui) caractérisée par une instruction impartiale des
délits, qui conduit à la mise en accusation (ou, selon la termi-
nologie édulcorée introduite depuis lors en France: la mise en
examen). Un magistrat impartial chargé de l'enquête (juge
d'instruction en France, Untersuchungsrichter en Allemagne)
interroge des témoins, rassemble les éléments de preuve, inter-
roge la personne faisant l'objet des soupçons de la police ou
d'autres autorités administratives; si les éléments du dossier jus-
tifient un procès, l'auteur présumé du délit est mis en accusa-
tion sur la base d'un rapport complet de l'instruction. La mise
en accusation est communiquée à l'accusé et transmise au tribu-
nal. Lors du procès devant le tribunal, l'accusation a la charge
de la preuve des faits qui constituent la mise en accusation. Le
tribunal - dont la composition diffère d'un pays à l'autre en
Europe, mais comporte souvent la participation d'un type de
juty - procèdera en général à l'interrogatoire d'abord de
l'accusé, puis des témoins. L'accusation et la défense peuvent
poser des questions complémentaires. L'accusation doit s'en
tenir aux faits retenus dans l'acte d'accusation, la défense peut
contredire ces éléments et en apporter d'autres. On fait état
d'une procédure « inquisitoire » parce qu'elle est basée sur une
« enquête» (inquisitio) des faits en cause - une enquête ou,
comme la qualifiait Coke lors du procès intenté contre Raleigh,
un «examen» (examination). La plupart des pays suivent ce
type de méthode d'instruction par enquête dans le cadre de
leurs procédures pénales.
En revanche, le système « accusatoire» (adversary system) qui
a caractérisé la procédure pénale en Angleterre depuis la Révo-
lution anglaise et qui a été repris dans plusieurs pays de l'ancien
Empire britannique, y compris dans les colonies américaines,
présente certaines caractéristiques du système inquisitoire,
comme celui-ci présente certains traits du système accusatoire.
(De fait, au xxe siècle, les deux systèmes se sont progressivement
rapprochés). Le système accusatoire anglais conserve néanmoins
quelques particularités, dont les principales sont: 10 la mise en
accusation procède d'un grand jury et est entièrement basée sur
le dossier présenté par l'accusation, c'est-à-dire sur les éléments
à charge. 2 0 Lors du procès, l'accusation fait d'abord compa-

479
DROIT ET RÉVOLUTION

raÎtre ses témoins, dont les dépositions peuvent être soumises


à un examen contradictoire conduit par la défense; lorsque
l'accusation a terminé sa présentation du dossier à charge (the
prosecution's case), la défense peut présenter ses propres
éléments, notamment d'autres témoins, qui, eux aussi, peu-
vent être soumis à un contre-interrogatoire par l'accusation.
30 L'accusé ne peut être obligé par l'accusation ou par le tribu-
nal de témoigner et il est libre de décider de témoigner ou non.
Comme dans le système continental, la charge de la preuve de
la culpabilité incombe à l'accusation. Au XIXe siècle, cette der-
nière caractéristique fut parfois qualifiée en Angleterre de pré-
somption d'innocence, mais l'idée (très répandue dans le
monde anglo-américain) que ce principe ne serait pas applicable
en Europe continentale est entièrement fausse. A la différence
du système anglais, toutefois, les systèmes européens connais-
sent le système où l'accusé est appelé à comparaître devant le
juge et à répondre à ses questions; ses réponses seront prises en
compte lors du jugement. En revanche, dans le système anglais,
il n'est pas permis d'inférer des conclusions au préjudice de
l'accusé si celui décide de ne pas témoigner: on estime qu'il ne
peut être condamné pour cause « de sa propre parole» ou en
raison de son silence. (Mais s'il décide de témoigner à sa propre
initiative, il pourra être soumis à un interrogatoire contradic-
toire par l'accusation). Dans le système anglais, l'examen des
témoins, et éventuellement de l'accusé s'il décide de déposer
devant la cour, est principalement confié aux conseils, et non,
comme c'est le cas en Europe continentale, principalement à la
cour.
Si l'on compare le système de procédure pénale qui se déve-
loppa en Angleterre à partir de la fin du XVIIe siècle et au
e
XVIIIe siècle, à celui de la fin du XVIIIe siècle et du XIX siècle, il est
évident que plusieurs caractéristiques du système accusatoire
que l'on reconnaît durant cette dernière période étaient encore
absentes durant la première période de développement. Cer-
tains historiens en ont conclu que la procédure inquisitoire
anglaise de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle avait
survécu jusqu'au XIXe siècle 58 . Dans ce contexte, on se réfère
souvent à la loi de 1836 sur les conseils des prisonniers (Priso-
ner's Counsel Act), qui étendit considérablement le droit d'un
accusé à faire appel à un conseil 59 • De plus, si l'on compare les

480
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

développements qui datent du siècle et demi après les années


1640, à ce qui s'est passé avant au lieu de ce qui s'est passé
après, l'émergence du système accusatoire doit certainement
être située après 1640. La loi de 1836, selon les protagonistes de
cette législation, a d'ailleurs repris plusieurs principes de la loi
de 1696 sur les procès pour trahison 6o •
Lors de la phase du procès devant le jury, la principale carac-
téristique du système accusatoire consiste dans la présentation
des éléments de fait par l'accusation et la défense, plutôt que
par une instruction confiée à la cour: il s'agit d'une innovation
qui date de la fin du xvne siècle. Auparavant, les juges anglais
- comme les juges d'Europe continentale de nos jours - inter-
rogeaient l'accusé sur la base de l'acte d'accusation établi par
l'accusation et des dépositions des témoins à charge. Comme on
l'a vu, ces éléments n'étaient même pas communiqués à l'accusé
avant son procès. Le procès était une instruction judiciaire au
cours de laquelle l'accusé devait répondre des différentes alléga-
tions portées contre lui. Lorsque les témoins à charge étaient
convoqués par le tribunal et y présentaient leurs témoignages,
l'accusé était à nouveau interrogé afin de répondre à leurs dépo-
sitions. Lui-même ne présentait que rarement des témoins et,
lorsqu'il en avait la possibilité, on a vu qu'il n'était pas préparé
pour les interroger. Même après l'admission des conseils pour la
défense dans les procès traitant de felonies (les infractions
graves), les juges anglais maîtrisaient encore le déroulement du
procèS61 . En comparaison avec la plupart des juges américains,
les juges anglais ont encore toujours un rôle prédominant. Le
fait que le juge puisse prendre une part active dans l'interroga-
toire des parties et des témoins ne signifie pas pour autant que
la procédure ne relève pas du système accusatoire. L'accusé avait
la faculté (dont il se prévalait souvent) de refuser de répondre
aux questions du juge - une faculté dont ne jouissaient pas les
témoins. Ensuite, l'accusé avait dorénavant le droit de faire
comparaître ses propres témoins. Enfin, l'avancée la plus impor-
tante: le conseil de l'accusé (ou celui-ci en l'absence d'un
conseil) avait à présent le droit d'interroger les témoins de la
défense et de soumettre les témoins à charge à un interrogatoire
contradictoire. Les témoins, en Angleterre, étaient les témoins
des parties, et non, comme en Europe continentale, les témoins
de la cour. Les règles qui furent élaborées à partir du début du

481
DROIT ET RÉVOLUTION

XVIIIe siècle pour conduire les interrogatoires contradictoires de


témoins de la partie adverse (ou de l'accusation) par les conseils
respectifs contribuèrent fortement au développement du sys-
tème accusatoire, aussi bien dans les procédures pénales que
dans les proce'd ures CiVi
. ·1es.
62 C e systeme
' repré · une nou-
sentait
velle méthode permettant de parvenir à la vérité: pas de
manière directe, ce qui aurait supposé des questions pertinentes
et essentielles portant sur le fond de la question de culpabilité
ou d'innocence, mais de manière plutôt indirecte, c'est-à-dire
en limitant les questions que pouvaient poser les conseils de
part et d'autre aux éléments qui étaient pertinents et essentiels
pour évaluer les témoignages obtenus à partir d'un examen des
affirmations des témoins particuliers.

Les nouveaux critères pour établir la culpabilité


et la responsabilité
L'établissement de l'indépendance du jury, l'extension des
garanties procédurales en faveur de l'accusé dans les affaires
pénales et l'introduction du système contradictoire dans l'admi-
nistration de la preuve étaient étroitement associés au dévelop-
pement de nouveaux critères en matière de preuve dans les
causes pénales et civiles. Dans le cadre de la modernisation des
procédures de common law, ces quatre éléments s'appuyaient
l'un sur l'autre.
Les nouveaux critères en matière de preuve étaient fondés sur
la nouvelle théorie philosophique et scientifique selon laquelle
toute preuve, qu'il s'agisse de démontrer des phénomènes phy-
siques ou sociaux, doit en première instance être mise en doute,
et ce doute initial ne peut être levé qu'en déterminant leur pro-
babilité. Cette approche correspondait à une nouvelle concep-
tion de la doctrine qui imposait la charge de la proposition de
preuve à l'auteur de cette proposition. Pourtant, il n'était pas
possible d'exiger qu'une telle preuve puisse établir une vérité
absolue. Ce n'était d'ailleurs pas ce que l'on en attendait: au
mieux, pouvait-on espérer parvenir à ce que l'on appelait à
l'époque une « certitude morale», que l'on assimila ensuite à
une probabilité maximale. Transposés dans le droit, ces postu-
lats signifiaient que la charge de la preuve, dans les affaires
pénales ou civile, incombait au demandeur ou à l'accusation, et

482
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

que les moyens de preuve apportés pour démontrer la responsa-


bilité ou la culpabilité devaient avoir plus de poids que les
moyens apportés pour la réfuter. Dans les causes criminelles, où
les conséquences d'une condamnation étaient les plus graves
(dans les cas de trahison ou de délits importants, le condamné
encourait en principe la peine capitale par pendaison), il
s'ensuivait, comme l'écrivait Matthew Hale, dans une formule
reprise par William Blackstone, qu'il valait mieux que dix per-
sonnes coupables fussent acguittées plutôt qu'une personne
innocente ne fût condamnéé3 . Hale se prononça en effet expli-
citement, comme nous l'avons déjà relevé, en faveur d'une pré-
somption d'innocence 64 • En revanche, dans les affaires civiles,
où les conséquences d'une erreur judiciaires sont moins graves
et peuvent indifféremment affecter l'une ou l'autre partie, il
était concevable de soumettre la responsabilité à un critère de
probabilité moins exigeant. Dans l'état actuel des recherches, il
semble que ce ne fut qu'à partir de 1770 qu'en matière crimi-
nelle, le critère précis de « preuve au-delà d'un doute raison-
nable » fût reconnu par les tribunaux anglais; en matière civile,
l'adoption par la jurisprudence du critère précis d'une preuve
fondée sur la « prépondérance» des moyens (en faveur de l'une
des parties) a été plus tardive encoré 5• Toutefois, ces deux cri-
tères étaient implicites dans les directives couramment données
aux jurés dès la fin du XVII" siècle et jusque vers le milieu du
siècle suivant: un verdict au détriment du défendeur ne devait
être prononcé que si les jurés étaient convaincus en conscience
de sa culpabilité ou, dans les affaires civiles, de sa responsabilité
en droit. A l'époque, cette conviction intime, dans la
« conscience» des jurés, était fondée sur des notions générales
de probabilité, mais également sur de nouvelles conceptions
spécifiques de la valeur qu'il convenait d'accorder aux différents
types de preuveé6 •
La notion de probabilité était au cœur du droit de la preuve
en common law, tel qu'il fut pour la première fois développé
systématiquement à partir de la fin du XVIIe siècle. Ainsi, le traité
sur le droit de la preuve de Sir Jeffrey Gilbert (The Law of Evi-
dence), rédigé au début du XVIIIe siècle mais publié plus tard, fut
le premier traité systématique de cette matière en anglais:
l'auteur commence en annonçant qu'il traitera de «la preuve
qu'il convient de présenter au jury, et selon quels principes de

483
DROIT ET RÉVOLUTION

probabilité cette preuve doit être pesée et prise en


considération67 ». Il se réfère alors aux observations d'un « éru-
dit» (il s'agit de John Locke, que Gilbert connaissait bien),
selon lequel « il existe plusieurs degrés allant de la certitude et
démonstration parfaites à l'improbabilité et l'invraisemblance,
voire jusqu'aux confins de l'impossibilité. Et il y a plusieurs
opérations de l'esprit humain correspondant à ces degrés de
preuves, que l'on peut appeler les degrés d'acceptation, allant de
l'assurance et la confiance complètes à la conjecture, au doute,
à la méfiance, à l'incrédulitéS ». S'appuyant sur l'essai de Locke
consacré à l'entendement humain (Essay Concerning Human
Understanding), Gilbert poursuit en remarquant qu'un individu
peut être très sûr de ce qu'il perçoit par ses sens, en qu'en droit
il est parfois possible de parvenir à une telle certitude par une
« démonstration» fondée sur la perception des sens. À titre
d'exemple, il cite l'acte établissant le transfert d'un bien foncier
de J. S. à J. N. : dans le cas d'une contestation sur le droit de
propriété entre ces deux parties, il est possible de déduire, à par-
tir de la perception de leur comportement découlant de cet
acte, que le bien appartient nécessairement à J. N. Cependant,
Gilbert note que la plupart des questions relevant de la vie en
société ne se prêtent pas à une telle « démonstration stricte » :
dès lors, « les droits des hommes doivent être déterminés sur la
base de la probabilité ». À un échelon inférieur par rapport à la
perception par les sens, il situe « la foi et le crédit accordés à
l'honnêteté et l'intégrité de témoins crédibles et désintéressés,
attestant un fait quelconque selon les solennités et les devoirs de
la religion et selon les risques et peines prévus en cas de par-
jure » : leur témoignage « ne présente pas davantage de raison
de douter que si nous l'avions vu et entendu nous-mêmes; c'est
là l'origine des procédures judiciaires et de toute forme d'admi-
nistration de la preuve ». Après ces considérations générales,
Gilbert passe à ce qu'il appelle la première et la plus importante
des règles de preuve: « Un homme doit disposer de la meilleure
preuve que la nature du fait est capable de lui fournir 69 ».
Cette règle de la « meilleure preuve » donne la clé pour ana-
lyser les différents types de témoignages et déterminer le poids
qu'il convient d'accorder à chacun en fonction des faits à prou-
ver. L'essentiel de son traité ne suit pas la méthode topique des
juristes allemands, mais s'applique à étudier des cas concrets,

484
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

selon la « méthode des cas» (case method) qui caractérise


l'approche des juges et avocats anglais. Le lecteur a ainsi
d'emblée l'impression qu'il s'agit d'un livre s'adressant à des
praticiens et des juges, expliquant quels moyens de preuve sont
admissibles ou non dans différents types de procédure devant
jury, dans les affaires pénales ou civiles. Le droit de la preuve
qu'expose Gilbert correspond néanmoins à une méthode, à un
système et à une démarche scientifiques. La méthode est empi-
rique. On y reconnaît également un système cohérent d'évalua-
tion des moyens de preuve sur la base de leur force probatoire
dans les différents types de cas. Enfin, cette évaluation repose
sur une science des probabilités - non pas une science abstraite
ou mathématique, mais une sélection des formes de preuve
dont l'expérience a montré qu'elles constituent les moyens de
preuve les plus convaincants dans les procédures devant un jury.

L'apparition des traités juridiques scientifiques

La transformation de la science juridique en Angleterre à la


fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle se reflète également
dans l'apparition de traités systématiques abordant une branche
spécifique du droit anglais ou le droit anglais dans son
ensemble. On vient d'en voir un exemple dans le traité de
Gilbert consacré au droit de la preuve appliqué dans les procé-
dures devant un jury. Le même auteur a également rédigé une
quinzaine d'autres traités, où il est chaque fois question d'une
branche particulière du droit: les dispositions testamentaires,
les tenures, les droits d'usage et les trusts, les douaires, les
obligations, les évictions, ainsi qu'une série d'ouvrages sur des
juridictions compétentes: Common Pieas, Exchequer, Forum
Romanum (la Cour de Chancellerie) et King's BencPo. Cepen-
dant, le traité le plus impressionnant consacré à une branche
spécifique du droit est la somme de Hawkins intitulée Pieas of
the Crown, une analyse systématique du droit pénal anglais rédi-
gée environ en même temps que le traité de Gilbert sur le droit
de la preuve.
Avant que la common law ne triomphe de ses concurrents,
une étude systématique du droit de la preuve ou du droit pénal

485
DROIT ET RÉVOLUTION

anglais s'articulait auto ut des différents types de preuve ou des


différents types de droit pénal applicables dans les différents tri-
bunaux séculiers et ecclésiastiques. Le seul exemple antérieur
d'un traité consacré à l'ensemble d'une branche spécifique du
droit anglais était le fameux Tenures de Littleton, traitant de la
propriété foncière: cet ouvrage avait été rédigé en Law French
au XVIe siècle, puis traduit et pourvu d'un vaste commentaire
par Sir Edward Coke au début du XVIIe siècle. Il s'agissait cepen-
dant d'une exception qui n'avait été possible qu'en raison du
monopole que s'étaient arrogées les cours de common Law pOut
tous les litiges concernant la propriété libre et perpétuelle sur les
droits fonciers. Quant à un traité sur l'ensemble du droit
anglais, avant le milieu du XVIIe siècle, il eût fallu des subdivi-
sions distinctes traitant du droit canonique anglais, du droit
d'inspiration romaniste appliqués dans les cours relevant de la
Prérogative royale où pratiquaient les «civilistes» anglais, du
droit maritime, du droit commercial et de l'Equity, tout cela en
sus de la common Law propre aux juridictions du Banc du Roi,
des Plaids communs et de l'Échiquier. L'affirmation et la
confirmation révolutionnaires de la primauté de cette common
Law à l'égard de ses rivaux furent nécessaires pour que l'on pût
faire état, sans déformer les choses, de cette common Law comme
constituant le droit anglais.
Le premier ouvrage à prétendre exposer l'ensemble de la com-
mon Law anglaise fut le livre pionnier de Matthew Hale The
Analysis of the Law (<< L'analyse du droit »), comportant le sous-
titre: A Scheme or Abstract of the Several Titfes and Partitions of
the Law of EngLand, Digested into Method (<< Un exposé schéma-
tique ou sommaire des différents titres et subdivisions du droit
anglais, abrégé de manière méthodique »)71. Hale s'inspira en
partie de la méthode topique introduite par les auteurs alle-
mands qui avaient systématisé le ius commune au XVIe siècle en
insistant sur les distinctions entre genre et espèce, et sur la ter-
minologie des Institutes de Justinien, mais il adapta cette
méthode aux particularités de la common Lawn . Ainsi, dans
l'avant-propos de son livre, où il exposait ce qu'il appelait sa
«méthode analytique», il subdivisait le droit anglais en deux
parties: la partie « civile» et la partie « criminelle». La partie
civile était ensuite subdivisée en « droits civils », « fautes ou pré-
judices affectant ces droits» et «voies de droit et moyens de

486
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

droit applicables dans le cas de telles fautes ». La subdivision


« droits civils» s'articulait à son rour en « droits relatifs aux per-
sonnes », «droits relatifs aux biens » ; la rubrique « droits rela-
tifs aux personnes» se subdivisait à son tour en une section
consacrée aux droits qui concernent les personnes en tant que
telles et ceux qui concernent leurs biens et propriétés. La caté-
gorie des « personnes» se subdivisait quant à elle en « personnes
physiques» et «personnes morales» (y compris les « entités
politiques »), des catégories dont la subdivision se poursuit. Les
« fautes» et « voies de droit» s'articulaient également selon les
subdivisions de leurs espèces. Tout le livre suivait cette méthode
ainsi pré-établie.
La « partie criminelle» ne figure pas dans l'Analyse de Hale,
mais uniquement (comme il le note tout à la fin de son
ouvrage) parce qu'il avait déjà rédigé un traité consacré au droit
pénal, qu'il comptait ajouter « en temps utile» à l'Analyse. Cet
ouvrage antérieur s'intitulait Pleas of the Crown, or A Methodical
Summary of the Principal Matters Relating to that Subject (<< Les
plaids de la Couronne, ou Un sommaire méthodique des prin-
cipales questions relatives à cette matière» f3. Hale a rédigé cet
ouvrage en deux parties: les types de délits et les incidents de
ces différents types. Les types de délits sont subdivisés selon
qu'il s'agit de délits fondés sur la common law ou de délits fon-
dés sur une loi; ensuite, la subdivision se poursuit en délits
capitaux et non capitaux. Les délits capitaux de common law se
subdivisent en délits contre Dieu (hérésie, sorcellerie) et délits
contre les hommes (trahison, délits graves). Les délits graves
comptent quatre catégories, selon qu'ils affectent l'intégrité
physique, les biens, les habitations ou la justice publique. Parmi
les délits graves de common law qui sont définis (tous des crimes
capitaux), on relève le meurtre, l'homicide, différentes formes
de vol, le brigandage, la piraterie, le cambriolage, l'incendie
intentionnel, l'évasion d'une prison. L'auteur énumère égale-
ment plusieurs crimes capitaux définis par la loi. Parmi les délits
non capitaux de common law, on compte notamment la non-
dénonciation d'un délit grave (<< misprision ») et les atteintes à la
paix. Il existe aussi de nombreux délits non capitaux prévus par
la loi, mais l'auteur prévient le lecteur qu'il ne les traite pas dans
son livre.

487
DROIT ET RÉVOLUTION

Les Pleas of the Crown de Hale sont un ouvrage relativement


bref d'à peu près 45 000 mots (hormis les textes préliminaires et
l'index). Ce fut le premier exposé «méthodique» du droit
anglais des peines tel qu'il était applicable dans les cours de
common law. Moins de deux générations plus tard, il servit de
base au grand traité de William Hawkins: A Treatise of the
Pleas of the Crown : A System of the Principal Matters Relating to
that Subject, Digested under the proper Heads (<< Un traité des
plaids de la Couronne: un exposé systématique des principales
questions en relation avec ce sujet, abrégées selon les rubriques
appropriées »f4. Hawkins développa le « sommaire» de Hale
en un « exposé systématique» de deux volumes comptant envi-
ron 375 000 mots: durant un siècle, ce traité constitua le
manuel de référence du droit pénal anglais.
L'une des caractéristiques de la méthode analytique de Hale
était son rejet implicite de la summa divisio que l'on retrouvait
dans les ouvrages du ius commune européen entre droit public et
droit privé. Dans l' œuvre de Hale, les pouvoirs juridiques des
«entités politiques» étaient traités sous la rubrique des per-
sonnes artificielles. Ainsi, le roi, en sa qualité politique, était
selon Hale une ;,ersonne morale composée d'une seule per-
sonne physique? . L'effet de cette approche fut de placer le
pouvoir politique au sein même de l'ordre juridique, et non au-
dessus. D'importantes restrictions des droits, pouvoirs, préroga-
tives et compétences de la Couronne et des acteurs ou agents
publics (y compris le Parlement et les autorités judiciaires) sont
ainsi discutées en détail. Par exemple, pour Hale, le pouvoir du
roi de promulguer des lois était un pouvoir limité et « coor-
donné» du fait qu'il requérait le consentement des deux
chambres du Parlement. Bien que le roi pût promulguer des
proclamations « auxquelles dans certains cas il faut reconnaître
qu'elles ont la force du droit, comme pour les convocations du
Parlement, les déclarations de guerre etc. [... ] le roi ne peut
pour autant introduire par ce biais un droit nouveau qui modi-
fierait les rapports de propriété, ou imposerait de nouvelles
peines ou des sanctions patrimoniales allant au-delà de ce qui a
déjà été établi par la loi ou par la common law?6 ». Cette doc-
trine représentait une restriction considérable des pouvoirs
royaux, ~' édict~r des ~roclamations tels qu'ils avaient antérieure-
ment ete en VIgueur .

488
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

D'une manière générale, l'analyse de Hale a représenté, pour


le droit anglais, ce que l'œuvre systématisante des auteurs du ius
commune aux XVIe et XVIIe siècles avaient représenté pour la tra-
dition juridique occidentale dans son ensemble. Ceux-ci avaient
réussi à développer une méthode générale permettant d'analyser
l'ensemble des systèmes juridiques autonomes qui avaient préa-
lablement coexisté en concurrence dans les différents territoires
européens. De même, Hale développa une méthode générale
permettant d'analyser les différentes parties de la common law
anglaise, y compris la législation et la jurisprudence. À la dif-
férence de la science du ius commune, le droit commun ou
« common laW» faisant l'objet de la démarche de Hale ne por-
tait que sur l'un des systèmes qui avaient été antérieurement en
vigueur en Angleterre: le droit appliqué par les cours royales
des Plaids communs, du Banc du Roi et de la Chambre de
l'Échiquier. Hale ne traita qu'incidemment du droit ecclésias-
tique, du droit maritime, du droit des marchands ou du droit
des villes commerciales, et il omit complètement la branche du
droit anglais appelée Equity Law, appliqué par la Cour de
Chancellerie. Les voies et moyens de droit en vigueur à la
Chancellerie n'étaient même pas compris dans son ouvrage
consacré aux voies de droit.
L'importance du traité de Hale ne réside pas tellement dans
ce qu'il contient, mais davantage en tant que source d'inspira-
tion, et en raison de l'énorme influence qu'il a exercée sur la
doctrine juridique anglaise au cours des deux générations qui
ont suivi sa première publication en 1713. Dans son Analysis of
the Laws of England (1753) et dans ses Commentaries on the
Laws of England (1765-1769, en quatre volumes), William
Blackstone a fortement insisté sur l'importance, pour ses
propres travaux, de la « science» du droit anglais développée
par Hale78 • Tout comme Hawkins a amplifié le sommaire du
droit pénal anglais conçu par Hale, Blackstone a développé
l'analyse du droit civil qu'avait présentée Hale. Les trois pre-
miers volumes des commentaires de Blackstone peuvent être
envisagés comme l'ampliation de l'Analysis de Hale, tandis que
son quatrième volume, consacré au droit pénal, était largement
basé sur le traité de Hawkins, et donc indirectement sur les
Pleas of the Crown rédigés par Hale.

489
DROIT ET RÉVOLUTION

Les deux ouvrages précités de Blackstone représentent la nou-


velle science du droit anglais telle qu'elle émergea de la Révolu-
tion anglaise. Son but, écrivait-il, était de {( tracer un plan du
droit de l'Angleterre qui fût suffisamment général et complet
pour que chaque titre puisse avoir sa place dans l'une de ses
rubriques générales, que les chercheurs pourront par la suite
développer à leur gré plus en détail; en même temps, ce plan
devait être suffisamment concis, de sorte que l'amateur intéressé
puisse parvenir, avec un minimum raisonnable d'assiduité, à
saisir et comprendre l'ensemble79 ».
Afin de {( comprendre l'ensemble », il fallait non seulement
classer les différentes parties du droit selon leurs « rubriques»
appropriées, mais il était également nécessaire d'expliquer les
rapports d'une rubrique à l'autre, et des parties respectives par
rapport à l'ensemble. Ces rapports pouvaient découler d'une
préoccupation visant à maintenir la rationalité du système,
comprenant aussi bien sa cohérence logique que ses objectifs
d'ordre moral. Ces rapports pouvaient également (ou, alternati-
vement) découler d'une préoccupation visant à préserver la
continuité, la tradition, l'historicité du droit anglais. Black-
stone, comme Hale et d'autres avant lui, s'est efforcé de réaliser
ces trois objectifs parfois contradictoires, qualifiés par les philo-
sophes du droit de théorie du droit naturel, de positivisme juri-
dique et de philosophie historique du droit. Le génie de
Blackstone ne consista pas dans sa philosophie du droit, mais
plutôt dans ce qu'il appelait la science juridique, c'est-à-dire
dans sa capacité d'expliquer systématiquement le fonctionne-
ment du système juridique anglais. Sa science du droit était sans
doute empirique 80 , mais en même temps il reconnaissait
comme un fait empirique que le système juridique anglais pris
dans son ensemble, ainsi que chaque règle ou institution du
droit dans ce système, présentait un aspect politique, moral et
historique. Il admettait - et il n'hésitait pas à l'affirmer - que
certains principes du droit anglais étaient arbitraires et que cer-
tains éléments du système manquaient d'une structure
cohérente 8l . Néanmoins, en tant que scientifique du droit, qui
recherchait la « méthode », il se donna pour tâche d'identifier
les critères de rationalité et de cohérence selon lesquels l'objet
de sa démarche scientifique devait être analysée et jugée. La
principale contribution de Blackstone, comme celle de Hale,

490
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

consista à examiner de manière objective les éléments et phéno-


mènes qui constituaient le droit anglais - les jugements, les lois,
les règles de procédure, les institutions - et d'y reconnaître les
constantes et les principes sous-jacents, la méthode selon
laquelle le système était supposé fonctionner, enfin le méta-
droit qui était exprimé à travers le droit positif.
Pour les principales « rubriques» du droit, c'est-à-dire pour
les matières qui constituaient les catégories fondamentales selon
lesquelles les institutions spécifiques, les principes, les règles et
les procédures du droit anglais devaient être analysés, Black-
stone (à la suite de Hale et d'autres) s'inspira en partie de la ter-
minologie du droit romain de l'époque de Justinien, en
particulier de ses Institutes, et plus particulièrement encore d'un
passage de ces Institutes où l'ensemble du droit civil est divisé
en trois parties: le droit des personnes, le droit des biens et le
droit des actions. Ainsi, le livre 1er des commentaires de Black-
stone traite principalement des « droits des personnes », le
livre II est intitulé « Les droits des biens », tandis que dans le
livre III, intitulé « Fautes commises par les particuliers, ou actes
dommageables en droit civil », il est surtout question des actions
civiles offrant un recours contre les fautes et les préjudices subis.
Cependant, si l'on excepte l'expression « Institutes », et l'usage
des termes « personnes », « biens» et « actions », les Institutes de
Justinien et les ouvrages de Hale, de Blackstone et d'autres
auteurs anglais des XVIIe et XVIIIe siècles qualifiés d'« institution-
·
n al Istes» ,
ne presentent que peu d ' communs.
e traits 82 T out

d'abord, on se souviendra que malgré l'avertissement au début


des Institutes de Justinien annonçant que l'objet de cet ouvrage,
le droit civil, devait être divisé en droit des personnes, droit des
biens et droit des actions, ce livre ne suit pas une telle subdivi-
sion: les juristes romains de l'époque classique et post-classique
n'adoptaient pas une approche conceptualiste, et ils ne cher-
chaient pas non plus à réaliser de grandes synthèses 83 • Ensuite,
il faut souligner que le droit public était entièrement absent du
« droit civil» exposé dans l'ouvrage de Justinien: ainsi, le droit
des personnes s'attache principalement à la distinction entre le
statut juridique des esclaves et celui des hommes libres, tandis
que le « droit civil» tel qu'il était conçu par Hale et Blackstone
(à l'instar des « institutionnalistes» européens contemporains)
était davantage orienté vers ce que les Romains auraient

491
DROIT ET RÉVOLUTION

compris comme questions relevant du droit public, incluant,


dans la catégorie des « personnes », les droits et devoirs du
monarque, des membres du Parlement, ou d'autres « magis-
trats ». Enfin, Justinien s'intéressait au « droit» - ius - des per-
sonnes et des biens (ius personarum, ius rerum), alors que Hale
et Blackstone, comme leurs collègues européens, s'intéressaient
aux « droits» - iura - relatifs aux personnes et aux biens (iura
personarum, iura rerum). Dans le droit romain classique, la
notion de droits subjectifs (à l'opposé du droit objectif, c'est-
à-dire « le droit») n'apparaissait qu'à peine, n'ayant pas été véri-
tablement développée avant l'émergence de la science du droit
., 1 84
en Europe au XII e Siec e .
Dans le livre 1er de ses commentaires, à propos des « droits
des personnes », Blackstone commence par exposer les « droits
absolus» des « personnes physiques» : le droit à la sécurité per-
sonnelle, le droit à la liberté individuelle, le droit à la propriété
privée. Il analyse ensuite les « droits relatifs» IOdes « personnes
publiques », comprenant le législateur (le Parlement), le pouvoir
exécutif (le roi et la famille royale) et quelques autres catégories
(les étrangers, les fonctionnaires, les militaires), et 2 0 des « per-
sonnes privées », qui comprennent notamment les maîtres et
leurs serviteurs, le mari et sa femme, les parents et leurs enfants,
les tuteurs et leurs pupilles. Le livre sur les « droits des per-
sonnes» se termine par une section consacrée aux personnes
morales. Dans cette approche, on ne reconnaît guère le droit de
Justinien, mais bien davantage la méthode des auteurs du ius
commune européen des XVIe et XVII" siècles, adaptée à la tradi-
tion juridique anglaise 85 .

La méthode empirique
de la nouvelle science du droit

Tant par ses aspects internes que par ses aspects externes, la
nouvelle science du droit anglais, qui se développa de la fin du
XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, présente des traits
communs avec la seconde révolution scientifique du XVIIe siècle.
La doctrine des précédents judiciaires, par exemple, était proche
de la méthode empirique appliquée dans d'autres domaines

492
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

scientifiques. Sans doute, il existe des différences essentielles


entre l'analyse d'expériences dans les sciences naturelles servant
à vérifier des hypothèses sur les liens de cause à effet de phéno-
mènes physiques, et l'analyse des faits repris dans les comptes
rendus de cas jugés afin d'établir les règles implicites dans les
décisions judiciaires. Il faut néanmoins également reconnaître
d'importants parallèles entre ces deux approches. Dans les
sciences naturelles, la cohérence constante des résultats expéri-
mentaux contribue à établir la vérité. De même, la cohérence
constante des décisions judiciaires dans des cas analogues per-
met d'établir la vérité et la justice: la vérité selon laquelle les cas
qui se présentent sont semblables dans leurs éléments essentiels,
et la justice selon laquelle des cas analogues doivent être jugés
de la même manière. D'autre part, la cohérence d'un système de
règles juridiques et la prévisibilité de leur application sont ren-
forcées par la probabilité qu'en jugeant des cas à l'avenir, les tri-
bunaux décideront de la même façon qu'ils ont tranché les cas
analogues antérieurs.
On peut d'ailleurs reconnaître une similitude méthodolo-
gique frappante entre la méthode empirique des sciences natu-
relles, telle qu'elle fut décrite par Isaac Newton, et la méthode
juridique où l'on raisonne à partir de jugements, comme dans
la doctrine des précédents judiciaires. Pour Newton, sa
méthode de recherche concernant les lois de la gravité et
d'autres forces actives dans le monde physique comprenait trois
étapes principales: 1° l'inférence de principes généraux (<< lois »)
à partir des constatations empiriques, 2° l'extension de ces prin-
cipes par des opérations mathématiques, et 3° la déduction de
faits jusqu'alors non-déterminés à partir des propositions géné-
rales de la théorie. Il qualifiait la première étape d'« analyse », et
la troisième de « synthèse». Une telle synthèse ou explication,
rappelait-il, devait toujours être entendue sous réserve d'une
révision en fonction de nouvelles constatations empiriques. « En
réaction à la méthode des a priori de Descartes, Newton insista
à plusieurs reprises sur le caractère empirique des propositions
scientifiques, tout en comprenant parfaitement que le prix à
payer pour ce fondement empirique était la perte des certitudes
métaphysiques 86 • » De la même manière, les juges anglais qui
appliquaient la doctrine des précédents examinaient les données
empmques qu'offraient les décisions antérieures dans des cas

493
DROIT ET RÉVOLUTION

analogues afin d'en déduire des principes généraux. Ils élabo-


raient ensuite ces principes en ayant recours à des opérations de
logique (qui n'était évidemment pas une logique mathéma-
tique) afin d'appliquer ces principes aux cas qui leurs étaient
soumis. Enfin, ils s'engageaient parfois dans une troisième étape
consistant à déduire à partir de la théorie générale, c'est-à-dire
de la décision, une application à des cas différents de celui qui
leur était soumis concrètement. La décision dans le cas à juger
servirait ainsi de précédent pour des cas analogues à l'avenir,
même si ces cas futurs étaient susceptibles de remettre en ques-
tion la validité des principes affirmés précédemment, qui
seraient alors soumis à révision. Du fait que cette méthode était
fondée sur des cas jugés - la jurisprudence ou, en anglais, « case
law » -, elle ne pouvait jamais parvenir à une certitude. Il s'agis-
sait bien d'une science, mais d'une science fondée sur des pro-
babilités.
Le parallélisme entre la nouvelle science du droit et la révolu-
tion effectuée dans les sciences naturelles peut également être
illustré par les nouveaux critères de preuve qui furent introduits
dans les procédures civiles et pénales. Le principe selon lequel
une condamnation (dans les affaires criminelles) ou un juge-
ment en faveur du demandeur (dans les affaires civiles) exigeait
que la « conscience» du jury fût « satisfaite», en ce sens que
l'administration de la preuve devait correspondre à des critères
spécifiques de probabilité, ce principe est un exemple de la
façon dont la nouvelle épistémologie qui prévalait désormais
dans les sciences naturelles (comme dans la théologie et dans la
philosophie) s'appliquait au droit. En droit, la « conscience
satisfaite» (comme dans la théologie morale et dans la philoso-
phie) était assimilée à l'esprit dont les doutes initiaux avaient été
dissipés par les éléments de preuve et qui était ainsi entièrement
convaincu87 • Alors qu'une certitude absolue était censée impos-
sible à atteindre par l'esprit humain, il était néanmoins possible
de parvenir à une « certitude morale» de la culpabilité d'un
individu, ou, selon la terminologie de John Locke, « au plus
haut degré de probabilité 88 ». De même, il ne fallait procéder à
une arrestation que lorsqu'il y avait une « cause probable» pour
croire que le suspect était coupable - non le « plus haut degré
de probabilité» qui était requis pour une condamnation après
un procès, mais tout de même une probabilité suffisante pour

494
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

justifier un procès 89 • Comme on l'a vu, toute une nouvelle


science de la preuve fut élaborée à partir des notions de proba-
bilité développées par l'approche scientifique de Newton et de
Locke.
Les rapports entre la nouvelle science du droit anglais et les
autres disciplines scientifiques n'étaient d'ailleurs pas à sens
unique. Les notions juridiques de « fait» ou « question de fait »,
qui relevaient en général de la décision du jury, par opposition
au « droit» ou à la « question de droit» à définir par le juge
(lequel n'imposait toutefois pas sa décision en dernière instance
dans les affaires criminelles), ont exercé une influence sur la
notion de « fait» dans d'autres disciplines 9o • Dans les autres dis-
ciplines scientifiques, comme en droit, les faits doivent être
prouvés à l'aide de témoins, tandis que les théories, comme les
principes juridiques, doivent être retracées dans les ouvrages fai-
sant autorité et développées par les spécialistes. D'autres élé-
ments du langage juridique, comme «témoignage », «preuve
indirecte », « ouï-dire» sont passés aussi dans la littérature des
sciences naturelles (( testimony», « circumstantial evidence »,
« hearsay »). Le célèbre chimiste Robert Boyle comparait la
valeur probante émanant de la répétition d'expériences dans les
sciences naturelles à la valeur probante du témoignage concor-
dant de plusieurs témoins devant un tribunal: «Quoique le
témoignage d'un seul témoin ne suffise pas à établir la culpabi-
lité d'un individu accusé de meurtre, écrivait-il, le témoignage
de deux témoins, dont la crédibilité est pourtant la même, c'est-
à-dire l'addition d'un second témoignage au premier, même si
cette seconde déposition n'ajoute rien à la première, suffira en
général à prouver la culpabilité, du fait que l'on estime qu'il est
raisonnable de supposer que, bien que chacun des témoignages
pris individuellement ne conduise qu'à une probabilité, la
concurrence de ces probabilités [... ] permet de parvenir à une
certitude morale 9! . » De même, poursuivait-il, si une expérience
chimique, par exemple, est répétée par d'autres chimistes parve-
nant au même résultat, la probabilité de son exactitude aug-
mente, non seulement en raison de la multiplication des
témoignages, mais en raison de l'accumulation de preuves indé-
pendantes portant sur la proposition en question. De fait, la
« probabilité » dans les sciences naturelles, comme la « probabi-
lité» en droit, «équivalait en termes de qualité au sens de:

495
DROIT ET RÉVOLUTION

"mérite d'être approuvé", plutôt gu'au sens quantitatif, exprimé


par des degrés de vraisemblance 92 ».
La notion anglaise de « ce qui est raisonnable », telle qu'elle
s'était forgée au XVIIe siècle, avait été à l'origine un emprunt de
la science juridique anglaise à la théologie. Ensuite, elle se
propagea, à partir de la théologie et du droit, vers d'autres dis-
ciplines et même dans le langage courant. L'expression « reaso-
nableness» est pratiquement intraduisible dans d'autres langues:
les termes français « raisonnable» ou allemand « vernünftig» ne
parviennent pas à saisir la même signification, notamment parce
que ces termes n'impliquent pas la notion typiquement anglaise
de « common sense », un « sens commun» qui suppose un élément
d'intuition, alors qu'en français et en allemand, les expressions se
réfèrent davantage à une forme de rationalité qui découle exclusi-
vement d'un processus de raisonnement. Le terme anglais « rea-
sonable» a fini par être utilisé dans les contextes les plus divers.
Les juristes anglais se mirent à parler non seulement de « doute
raisonnable », mais de « précaution raisonnable », de « confiance
raisonnable », de « risque raisonnable », d'« erreur raisonnable »,
de « délai raisonnable », de « force raisonnable» - et, /ast but
not least, de « personne raisonnable 93 ». George Fletcher a mon-
tré qu'une telle terminologie fait largement défaut en français
ou en allemand juridique, ou en d'autres langages juridiques
européens, et que cette absence reflète une différence impor-
tante entre la science du droit en Europe et dans la tradition
· · 94 .
ang1o-am éncame
Finalement, la méthodologie des traités juridiques modernes
en Angleterre, initiée par Matthew Hale et parfaite par William
Blackstone, partageait également des traits communs essentiels
avec la nouvelle méthodologie développée par la seconde révo-
lution scientifique du XVIIe siècle.
Du fait qu'en Angleterre, la plupart des auteurs de traités
juridiques étaient des juges ou des avocats, il était naturel qu'ils
s'intéressent en particulier au droit anglais tel qu'il s'exprimait à
travers les décisions et la pratique judiciaires. On retrouve par
conséquent dans ces traités juridiques de nombreux liens réci-
proques entre la science du droit et les autres disciplines scien-
tifiques qui avaient été incorporées dans le droit lui-même: le
caractère empirique du raisonnement judiciaire à partir de pré-
cédents, l'importance accordée à la probabilité dans le droit de

496
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

la preuve, une conception des faits fortement influencée par la


distinction entre questions de fait et questions de droit, ainsi
que l'insistance sur la notion de « reasonableness », ~~ ce qui
paraît raisonnable ». En Angleterre, la science du droit était
avant rout une science judiciaire, plutôt qu'une science univer-
sitaire comme en Allemagne95 •
Cette opposition ne doit toutefois pas être exagérée. À tous
les stades du développement de la science occidentale du droit,
les professeurs d'université, les juges et les législateurs ont cha-
cun joué un rôle important. Dans un premier stade, de la fin du
XIe siècle jusqu'au xV siècle, les trois branches professionnelles
coexistaient en une symbiose remarquable: parmi les cano-
nistes, plusieurs évêques, archevêques et papes poursuivirent
leur carrière en appartenant à chacun de ces groupes profession-
nels - juristes universitaires, juges et législateurs. La Réforme
luthérienne entraîna une séparation plus prononcée entre le rôle
du législateur suprême, dorénavant le prince, et les rôles respec-
tifs des professeurs et des juges. En Allemagne en particulier, les
professeurs d'université dominaient la science du droit. Dans
l'Angleterre du XVIe siècle, les professeurs jouaient également un
rôle prépondérant dans la science du droit romain, le seul qui
faisait à l'époque l'objet d'un enseignement universitaire. Après
la Révolution anglaise, le rôle des juges de common law occupa
définitivement le devant de la scène. Non seulement ces juges
rendaient les jugements qui feraient référence, mais leurs juge-
ments exprimaient en détailles principes fondamentaux sur les-
quels leurs décisions étaient basées. Au XVIIIe siècle, les tentatives
d'introduire un enseignement de droit anglais dans les universi-
tés aboutirent enfin: le pionnier fut William Blackstone, un
praticien qui fut plus tard un juge de la common law, et dont
l'enseignement exprimait inévitablement l'approche du droit
propre aux professionnels de la pratique judiciaire. Jusqu'à nos
jours, les professeurs de droit en Angleterre (et aux Etats-Unis)
ont dans une large mesure consacré leurs recherches à l'analyse,
à la critique et à l'exégèse des motifs exprimés dans les juge-
ments. La science du droit anglais qui se forma entre le
XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle était avant tout une
science juridique façonnée par les juges, plutôt qu'une science
de tradition universitaire. Elle apporta ainsi un complément
original à la méthode dialectique élaborée du XIIe au xV siècle et

497
DROIT ET RÉVOLUTION

à la méthode topique développée du XVIe siècle au début du


en introduisant la méthode historique qui compre-
XVIIe siècle,
nait la doctrine des précédents judiciaires et d'autres principes
fondamentaux du droit anglais. En conséquence, la science juri-
dique anglaise était davantage une science du droit anglais
qu'une science générale du droit, tout comme la philosophie du
droit historique développée en Angleterre était davantage une
philosophie du droit anglais qu'une philosophie de la nature et
de l'évolution du droit en général. La science juridique anglaise
et la philosophie anglaise du droit n'étaient pas pour autant
provinciales: au contraire, elles proclamaient leur conviction
que leurs orientations particulières avaient une validité univer-
selle.

La nouvelle science juridique anglaise


et la Révolution anglaise

Selon l'éminent comparatiste Otto Kahn-Freund, tout sys-


tème juridique nécessite un élément unificateur. En Angleterre,
il reconnaît cet élément unificateur dans la « fiction de la cohé-
rence historique », alors qu'en Europe continentale, c'est la
« fiction de la cohérence logique» qui joue ce rôle. Il ajourait:
« Si le droit peut être qualifié de science, il s'agit en Angle-
terre d'une science empirique. Le droit y répond - avant tout -
à la question: "Qu'est-ce qui a été fait précédemment ?" [plutôt
qu'à] un processus logique qui ne doit pas se préoccuper des
tentatives antérieures de maîtriser une situation similaire [... ].
Sur le continent, l'axiome selon lequel le droit est un système
logique, qui se suffit à lui-même, et qui englobe l'ensemble des
matières à traiter, sans aucune lacune, s'est développé afin de
subvenir aux besoins d'un État bureaucratique qui étendait ses
compétences [... ]. Les systèmes juridiques continentaux ont été
développés dans les universités à l'usage des administrations
publiques [... ]. En Angleterre, le contrôle du droit demeura
entre les mains des corporations professionnelles représentant la
common law; la cause de ce développement doit être identifiée
dans des facteurs politiques, en particulier l'échec de la
monarchie absolue et la constitution aristocratique du système

498
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

politique. En exagérant quelque peu, on peut affirmer qu'en


Angleterre, ce fut la Révolution de 1688, et non le rejet d'une
"réception" du droit romain, qui empêcha le déveloPRement
d'une science juridique systématique de type continental96 • »

L'émergence de la nouvelle science juridique anglaise n'était


toutefois qu'en partie un effet de la Révolution Glorieuse de
1688, comme l'affirmait Kahn-Freund: il faut plutôt y recon-
naître une séquelle de l'ensemble de la Révolution anglaise des
années 1640-1689, qui commença par la révolte anti-royaliste
du Parlement où prédominait le courant puritain et qui aboutit
en 1689 au Bill of Rights. On reconnaît en général que ce vaste
mouvement révolutionnaire engendra une mutation constitu-
tionnelle ayant eu pour effet d'établir pour la première fois la
primauté du Parlement à l'égard de la Couronne et des tribu-
naux de common law à l'égard de ses rivaux de la tradition
romaniste, ainsi que de provoquer le développement d'un sys-
tème politique bipartite où s'opposaient les Whigs et les Tories.
En outre, la Révolution anglaise comprise au sens large engen-
dra une transformation sociale et économique, ayant eu pour
effet d'établir la prépondérance de la noblesse foncière (parfois
censée représenter « the country », « le pays », du moins l'Angle-
terre rurale) et d'une classe socialement ascendante de mar-
chands à l'égard de la noblesse dont les intérêts étaient liés à la
monarchie (<< the court », la cour royale au sens large). Enfin, la
Révolution anglaise eu également pour effet une transformation
religieuse, ayant pour effet d'établir la légitimité des doctrines
calvinistes en concurrence avec un anglicanisme plus libéral (et,
en raison de ce « laxisme» relatif, qualifié de « latitudinarian* ».
Il s'agissait d'une ~~ Grande Révolution Européenne» au sens
classique de l'expression, comparable par sa portée à la Révolu-
tion allemande d'inspiration luthérienne et monarchique du
siècle précédent, et à Révolution française d'inspiration déiste et
démocratique du siècle suivant. Chacun de ces bouleversements
successifs fut marqué par une guerre civile, une lutte de classes
et une vision apocalyptique d'une nouvelle ère. Chacune de ces

* Le « latitudinarisme » (/dtitudinarianism) était un courant de la pensée religieuse


en Angleterre au XVII' siècle, pour lequel la raison et le jugement personnel sont supé-
rieurs à la doctrine de l'Église. (N.d.T.)

499
DROIT ET RÉVOLUTION

« Grandes Révolutions» provoqua des changements constitu-


tionnels, sociaux, économiques et religieux.
En revanche, les rapports entre les « Grandes Révolutions» et
les changements fondamentaux qui allèrent inévitablement de
pair ou qui suivirent dans les domaines de la philosophie et de
la science du droit, ainsi qu'en droit pénal et en droit civil, sont
certainement moins reconnus. Dans le cas de la Révolution
anglaise, dont l'idéologie comportait comme élément central la
conviction radicale de la continuité organique de l'histoire
anglaise depuis ses débuts, et interrompue seulement par les
régimes despotiques des T udors et de Stuarts, la plupart des his-
toriens se sont alignés sur une interprétation essentiellement
Whig du développement du droit anglais: une interprétation
qui considérait que le droit anglais n'avait pas subi de modifica-
tions fondamentales à la fin du XVIIe siècle ou au début du
XVIIIe siècle, que la « common laW» anglaise avait toujours pré-
valu à l'égard des systèmes juridiques « étrangers » avec lesquels
elle avait antérieurement coexisté, et que les réformes constitu-
tionnelles de la seconde moitié du XVIIe siècle n'avaient pas
affecté substantiellement l'évolution progressive du droit appliqué
dans les cours royales. En fait, sauf dans le domaine du droit
pénal, les changements fondamentaux qui se produisirent durant
cette période, de la fin du XVIIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe siècle,
ont été largement ignorés 97 • T. F. T. Plucknett, l'un des deux ou
trois principaux historiens du droit anglais du xx< siècle, a même
fait état de « la remarquable stabilité et continuité du droit anglais
à travers les vicissitudes du XVIIe siècle98 ». Le « droit anglais»
dans cette interprétation de Plucknett se référait sans doute à la
common law plutôt qu'au droit constitutionnel, et, dans le cadre
de la common law, au droit civil plutôt qu'au droit pénal, et
enfin, dans le cadre du droit civil anglais, plutôt à ses règles et
doctrines formelles, souvent maintenues à coups de fictions,
qu'à sa méthode ou à sa théorie.
Si l'on reconnaît néanmoins que le droit anglais a réellement
subi des transformations substantielles au cours des XVIIe et
XVIIIe siècles, il faut se demander comment ces changements
doivent être envisagés par rapport aux « vicissitudes» de
l'époque. Plus particulièrement, il faut s'interroger sur les rap-
ports entre la nouvelle science juridique anglaise et les transfor-
mations constitutionnelles, sociales, économiques et religieuses

500
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

qui les précédèrent et les accompagnèrent. En fait, l'apparition


de la nouvelle science juridique était étroitement liée, par son
caractère, ses causes et ses effets, à l'ensemble des changements
survenus à l'époque. En ce qui concerne les transformations
constitutionnelles, la nouvelle doctrine des précédents judi-
ciaires et l'indépendance du jury (deux développements qui
assuraient désormais une protection contre toute ingérence
politique directe dans le processus décisionnel des tribunaux)
étaient étroitement liés à l'affirmation de la primauté des tribu-
naux de common law à l'égard de ses rivaux, et de l'indépen-
dance judiciaire à l'égard de la Couronne (ainsi que, à partir de
1701, lorsque l'inamovibilité des juges fut consacrée, à l'égard
du Parlement lui-même)99. En ce qui concerne les transforma-
tions économiques et sociales, la rationalisation renforcée du
droit des biens, des contrats, de la responsabilité civile et de
l'enrichissement sans cause (les « quasi-contrats ») était à la fois
une conséquence et une cause de la protection renforcée des
grands propriétaires fonciers et de la sécurité des opérations
commerciales. En même temps, le fait que le développement de
la science du droit fut principalement entre les mains des juges
et des avocats, qui provenaient avant tout de la noblesse fon-
cière, alors que les professeurs d'université n'avaient qu'un
impact marginal, explique le caractère très particulier de la sys-
tématisation qui distingue la science juridique anglaise de celle
des autres pays européens. Enfin, en ce qui concerne les trans-
formations religieuses, la plupart des changements qui ont été
évoqués ci-dessus s'inspiraient des différentes formes de purita-
nisme néo-calviniste qui avaient marqué la première phase de la
Révolution anglaise. Les nouveaux critères de preuve dans les
affaires criminelles et civiles, les nouvelles théories de l'adminis-
tration de la preuve adoptées par les juristes de la common law,
et, en général, le système contradictoire de la procédure, sont
tous à mettre directement en rapport avec l'avènement du nou-
vel anglicanisme « latitudinaire », qui rejetait la possibilité de
parvenir à une certitude absolue sur certaines questions de doc-
trine religieuse, et qui soutenait en conséquence la tolérance
envers certaines formes d'opinions dissidentes, du moins dans
les limites de la vérité probable.
Si l'on envisage les transformations de la science juridique
dans le contexte de la Révolution anglaise dans sa totalité (et

501
DROIT ET RÉVOLUTION

pas uniquement dans le cadre des transformations générales qui


affectèrent la pensée scientifique), la difficile question des rap-
ports entre la Révolution anglaise et la révolution scientifique
dans une plus large perspective peut être plus efficacement
abordée, Quelques historiens s'intéressant à l'histoire des
sciences ont établi un lien entre les transformations des sciences
naturelles au XVIIe siècle et la phase puritaine de la Révolution
anglaise, lorsque des savants anglais de différentes disciplines, et
dont plusieurs entretenaient des sympathies à l'égard de la cause
puritaine, ont fondé la Royal Society et adoptèrent l'empirisme
comme I:ron d ement d l'
e a connaIssance " f ilque 100 , Le SOCIO-
sClentl '
logue Robert Merton, poursuivant dans la ligne de pensée de
Max Weber sur interprétation de l'éthique calviniste du travail,
a prétendu que l'orientation millénariste des puritains dans le
sens d'une réforme du monde, à laquelle il faut ajouter leur
insistance sur la valeur salvatrice de l'industrie et de l'entreprise,
créa l'environnement indispensable à la nouvelle méthode
scientifique fondée sur l'expérience et l'observation 101, D'autres
auteurs ont cru retrouver la source du nouveau « paradigme»
scientifique dans les phases ultérieures de la Révolution
anglaise, notamment à l'époque de la Restauration et de la Glo-
rieuse Révolution, en particulier en raison de l'acceptation, au
cours de ces décennies, d'un anglicanisme plus libéral, moins
doctrinaire que le Puritanisme, et plus favorable à la valeur
, , pour l
posltlve, '
a SCIence " du choc des th'eses opposées 102 ,
meme,
D'autres auteurs encore ont voulu reconnaître la source de la
nouvelle science dans une interaction dialectique qui marqua la
Révolution an~laise entre sa phase puritaine et celle de l'anglica-
nisme réformé 03, Les transformations de la science juridique
semblent confirmer cette dernière interprétation, Elles confir-
ment également la thèse plus générale de Merton, tout en la
complétant, selon laquelle il existe un « jeu» réciproque entre la
culture et la science, et, spécialement, une « dépendance» réci-
proque entre les connaissances scientifiques et les développe-
ments « institutionnels» dans les domaines de l'économie, de la
,,
po lluque et de 1a re l"IglOn 104 ,
Cependant, le rapport le plus direct que l'on puisse établir
entre les transformations des institutions politiques, écono-
miques et religieuses en Angleterre à la fin du XVIIe siècle et les
transformations scientifiques (tant dans le domaine des sciences

502
LA SCIENCE JURIDIQUE ANGLAISE

naturelles que de la science juridique) consiste dans l'impor-


tance désormais accordée au caractère collectif de l'action et de
la pensée. On s'est habitué à attribuer au XVIIe siècle, en particu-
lier en Angleterre, l'avènement de l'individualisme dans tous les
domaines de la vie sociale, après une longue ère « médiévale»
qUI. auraIt
. mIS
. en avant l ' communautaIre
a VIe . 105 . E n f:'
alt, 1a
Révolution anglaise se caractérisa, dans toutes ses phases succes-
sives, par la formation de fortes communautés religieuses, poli-
tiques, économiques, professionnelles et autres. Le lien entre ces
orientations communautaires et le développement des sciences
naturelles est évident dans la thèse soutenue par Robert Boyle,
toujours admise par les scientifiques aujourd'hui. selon laquelle
une vérité scientifique dans un domaine particulier s'établit par
la confirmation successive des résultats expérimentaux obtenus
par la communauté des chercheurs concernés par ce domaine
scientifique. Le lien avec la science juridique est évident à tra-
vers la thèse analogue avancée par les représentants de la com-
mon law: la validité des règles de droit et des doctrines
juridiques s'établit par leur confirmation dans le groupe profes-
sionnel homogène des juges et des avocats qui les appliquent
dans des cas similaires. Le verdict d'une communauté profes-
sionnelle dans un cas spécifique doit cependant être justifié selon
les termes de la science prise dans son ensemble. Le particula-
risme du processus repose sur la reconnaissance d'une interdé-
pendance et d'une interaction entre les constatations et la
discipline globale de la science. L'idée selon laquelle les lois indi-
viduelles - dans le sens de lois de la physique ou de lois régissant
les contrats - font partie d'un ensemble de telles lois est une
prémisse fondamentale sur laquelle reposent aussi bien les
sciences naturelles que la science du droit.
CHAPITRE X

La transformation
du droit pénal anglais

En proclamant une continuité sans faille de l'histoire du droit


anglais depuis, au moins, la Conquête normande, l'idéologie de la
Révolution anglaise a elle-même éclipsé le fait que le droit pénal
anglais a subi une transformation rapide et fondamentale au
cours des dernières décennies du XVIr" siècle et au début du
l
XVIIIe siècle . Cette transformation a également été relativement
négligée du fait que la masse des recherches des historiens du
droit au cours du dernier siècle a porté sur les réformes du droit
pénal anglais au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle2 , ainsi que
sur les réformes de la fin du XVIIIe siècle et du XIX" siècle3. Parado-
xalement, le siècle intermédiaire, allant des années 1640 et 1650
jusqu'aux années 1760 et 1770, a été largement ignoré par les his-
toriens qui se sont attachés à étudier les moments charnières de la
transition entre le droit pénal anglais « médiéval» et « moderne ».
Ce n'est qu'à partir des années 1980 que les historiens du droit
ont commencé à publier d'importants travaux sur les change-
ments du droit pénal anglais à partir de la guerre civile jusqu'à la
fin du XVIIIe siècle; cependant, même ces travaux n'ont pas entre-
pris d'établir systématiquement les rapports entre les change-
ments qu'ils analysent et la révolution politique, religieuse, sociale
et économique dont ces changements furent un aspecé. Les spé-
cialistes de l'histoire sociale, par contre, et tout particulièrement

505
DROIT ET RÉVOLUTION

ceux d'inspiration marxiste, ont mis l'accent sur le rapport entre


l'ascendance de la noblesse foncière et certains développements
essentiels du droit anglais, y compris du droit pénal, sans pour
autant étudier la transformation fondamentale du système de
droit pénal dans son ensemble 5•
Il est indéniable que le droit pénal anglais a fortement changé
au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Cependant,
avant la fin du XVIIe siècle, on ne peut faire état d'un système
global susceptible d'être désigné comme «le» système anglais
de droit pénal. En revanche, des systèmes différents de droit
pénal continuaient à coexister, administrés tantôt par les cours
ecclésiastiques, tantôt par divers tribunaux séculiers relevant du
pouvoir royal, du régime féodal ou seigneurial, des communau-
tés de marchands ou des bourgeoisies urbaines. Au XVIe siècle, la
monarchie des Tudors établit une nouvelle structure de tribu-
naux royaux, dits Prerogative Courts (c'est-à-dire relevant de leur
Prérogative royale, quelque peu à l'instar d'une justice «rete-
nue »), appelés à fonctionner parallèlement aux anciennes cours
royales de common law (le Banc du Roi, la Cour des Plaids
communs, la Cour de l'Échiquier). Chacun de ces nouveaux tri-
bunaux était doté d'une compétence propre en matière crimi-
nelle, suivait sa propre procédure pénale et appliquait son droit
pénal particulier. Dans ce chapitre, nous verrons que la suppres-
sion de ces tribunaux relevant de la Prérogative royale au
moment de la Révolution anglaise, et la concentration des com-
pétences pénales attribuées aux cours de common law sont allées
de pair avec des changements révolutionnaires du droit pénal
substantiel et de la procédure pénale caractérisant la common
law. Il faudra principalement s'attacher à étudier les rapports
entre ces innovations et la Révolution elle-même, c'est-à-dire le
grand bouleversement général- dans le domaine politique, reli-
gieux, social, économique et juridique - qui débuta avec la
révolte du Long Parlement dirigée contre la Couronne au cours
des années 1640-1641, et qui parvint à son apogée avec l'affir-
mation définitive de la suprématie du Parlement et l'adoption
de la Bill of Rights en 1689.
Ce chapitre s'articule autour de quatre thèmes distincts:
1. La coexistence et la concurrence de différents systèmes de
droit pénal en Angleterre, du XIIe siècle jusqu'au début du
XVIIe siècle.

506
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

2. Les effets du triomphe des tribunaux de common law sur


leurs rivaux, et le développement du droit pénal anglais à partir
de la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle.
3. Les effets du triomphe de la noblesse foncière sur le déve-
loppement du droit pénal anglais à partir de la fin du XVIIe siècle
et au cours du XVIIIe siècle.
4. Les effets du triomphe d'une théologie morale calviniste
sur le développement du droit pénal anglais à partir de la fin du
XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle.

La coexistence et la concurrence
de différents systèmes de droit pénal

Peu de traces du droit pénal anglo-saxon tel qu'il s'était déve-


loppé du VIe au XIe siècle ont survécu aux réformes du droit
entraînées (en Angleterre comme ailleurs en Europe occiden-
tale) par la Révolution papale6 • Comme d'autres princes territo-
riaux, les rois normands d'Angleterre remplacèrent l'ancien
système de composition des vengeances collectives et de com-
pensation privée des victimes par un nouveau système de procé-
dures judiciaires d'ordalies, contrôlées par un tribunal où les
coupables étaient punis de la peine capitale ou d'une peine
corporelle7 • Suite à l'abolition des ordalies en vertu d'une déci-
sion du Quatrième Concile du Latran, en 1215 8 , les rois anglais
introduisirent la procédure devant jury pour certains types de
crimes violents, comme ils l'avaient fait un demi-siècle aupara-
vant pour certains types de causes civiles où il était question
d'une violation de la paix du roi par voies de fait. Les juges
royaux parcouraient des circuits ou itinéraires fixes à travers les
comtés anglais, et convoquaient à chaque étape un « grand
jury» auquel incombait la tâche de présenter les individus soup-
çonnés d'avoir commis un crime grave (jelony) au cours de la
période écoulée, puis un (( jury restreint» appelé à déclarer les
suspects coupables ou innocents 9 • Ce système ne connaissait pas
d'administration de la preuve: les jurés étaient censés s'être
informés préalablement pour déterminer si les accusés étaient
innocents ou coupables des crimes qui leur étaient imputés. Ce
jury qui procédait à sa propre instruction était un élément

507
DROIT ET RÉVOLUTION

important de l'administration territoriale locale en Angleterre,


mais au cours des siècles suivants, il entrava parfois la politique
royale. Dans ce système, un grand nombre d'accusés étaient
acquittés lO • En même temps, la participation du jury aux causes
criminelles et civiles contribua a faire accepter la justice royale
au sein des communautés locales ll .
Le droit pénal substantiel appliqué par les juges royaux par
l'intermédiaire des jurys locaux comprenait un nombre limité
de catégories de délits capitaux (principalement les «felonies»
ou crimes graves, comme le meurtre, les grandes mutilations, le
viol, l'incendie volontaire, le cambriolage, le brigandage), ainsi
que certains crimes graves commis sans violence (notamment
certains vols et la trahison). Les délits moins graves (qualifiés de
« misdemeanors ») étaient punis d'une amende, d'une peine cor-
porelle ou d'une peine d'emprisonnement relativement brève
(en général, moins d'un an) : ces délits pouvaient parfois être
soumis par les juges à un jury (comme dans le cas de certaines
violations d'un droit, susceptibles d'une accusation criminelle,
qualifiée d'« indictable trespasses »), mais la plupart du temps, ils
faisaient l'objet de poursuites par les autorités locales du comté,
plutôt que dans les tribunaux royaux. Il faut également relever
que les cours féodales (où siégeaient les seigneurs et leurs vas-
saux), les cours seigneuriales (où siégeaient les seigneurs et les
paysans), les cours urbaines (dans les villes ayant obtenu des
chartes et franchises à cet effet, principalement à partir du
XIIe siècle, en Angleterre comme ailleurs en Europe), les juridic-
tions commerciales des marchands dans les foires et dans cer-
taines villes, exerçaient toutes - en plus de leurs compétences
civiles - des compétences pénales pour juger certaines catégories
de délits. Chacune de ces cours suivait son propre mode de pro-
cédure.
Parallèlement, le système de justice pénale exercé par les
cours ecclésiastiques était tout aussi important que celui des dif-
férents tribunaux séculiers en matière pénale, et était en outre
nettement plus développé. Les cours ecclésiastiques anglaises
fonctionnaient selon le modèle du droit canonique de l'Église
romaine et étaient au moins concurrentes des cours séculières
dans les différents cas où un crime avait été commis par un
clerc (une classe très largement définie, qui comprenait égale-
ment, par exemple, les étudiants des universités). Mais les cours

508
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

ecclésiastiques jouissaient d'une compétence exclusive pour


juger de différents délits commis par des laïques, comprenant
notamment l'hérésie, le sacrilège, la sorcellerie et la magie,
l'usure, la diffamation, les délits sexuels et conjugaux, ainsi que
tout délit ayant porté atteinte à un clerc ou aux biens
ecclésiastiques 12. Les peines ecclésiastiques comportaient des
aumônes, des amendes, le jeûne, des actes charitables, la perte
d'une fonction dans l'Église, la privation de liberté (parfois de
longue durée), ainsi que l'excommunication. Selon la procédure
canonique, les juges ecclésiastiques entendaient des témoignages
déposés sous serment et prenaient notamment connaissance de
procès-verbaux d'interrogatoires et de dépositions de parties et
de témoins faites sous serment. Le jugement d'une cour épisco-
pale pouvait être l'objet d'un appel à la cour de l'archevêque (en
Angleterre: à l'archevêché de Cantorbéry ou de York), et au-
delà à la cour pontificale à Rome.
Certaines caractéristiques de ces différents systèmes de droit
pénal, telles qu'elles se développèrent en Angleterre aux xne et
XIIIe siècles, étaient particulières, tandis que d'autres corres-
pondaient aux développements contemporains des systèmes
occidentaux en général. Ainsi, les systèmes de droit pénal admi-
nistrés en Angleterre par les cours ecclésiastiques, les cours
féodales, les cours seigneuriales, les cours urbaines et les juridic-
tions des marchands reflétaient des tendances typiques à
l'échelle européenne: de tels tribunaux s'étaient également
développés dans d'autres pays européens et appliquaient les
mêmes types de droit substantiel et de procédure. Ce qui était
particulier à l'Angleterre était le système de mise en accusation
par un « grand jury» et le verdict prononcé par un jury qui
procédait à sa propre instruction. Dans certains autres pays
- comme dans les territoires allemands, par exemple -, les non-
juristes participaient également à la justice pénale, mais l'admi-
nistration de la preuve avait lieu en public devant le tribunal
avant que le verdict ne soit rendu; en plus, des agents officiels
pouvaient procéder à la mise en accusation et poursuivre les
accusés 13. Un autre trait particulier du droit anglais était le vaste
champ de compétences en matières civiles et criminelles dont
jouissaient les cours royales, du moins si on les compare à celles
des tribunaux princiers dans d'autres royaumes. En Europe
continentale, on ne connaissait pas non plus un système aussi

509
DROIT ET RÉVOLUTION

développé de juges professionnels représentant la justice royale,


qui parcouraient le royaume selon des itinéraires préétablis afin
de rendre la justice dans des affaires civiles et pénales.
Ces systèmes de justice pénale développés aux xn e et
XIIIe siècles en Angleterre subirent des changements importants
au cours des XIV et xv" siècles. On assista alors à un déclin des
cours féodales et seigneuriales, tandis que le rôle des cours
urbaines et des juridictions commerciales s'accrut 14 • Les cours
ecclésiastiques occupaient toujours une place importante, mais
les parlements promulguaient de temps en temps des lois desti-
nées à protéger les cours royales de ce que l'on percevait de plus
en plus comme des empiètements du pouvoir papal sur leur
domaine légitime. Les compétences pénales des cours royales
(en particulier de la Cour du Banc du Roi) augmentèrent pro-
gressivement, et, en partie en rapport avec ce développement,
certaines catégories de preuves par témoins furent introduites
dans les procédures devant les grands jurys et devant les jurys
restreints. Le déclin des seigneuries poussa une nouvelle classe
de nobles fonciers au pouvoir dans les administrations locales.
Ainsi, des notables issus de la noblesse foncière étaient nommés
par la Couronne pour exercer les tâches de «juges de paix»
(<< justices of the peace »), comprenant notamment la justice
pénale au niveau local, moyennant un contrôle périodique par
les juges royaux lors de leur passage régulier selon l'itinéraire
judiciaire 15 • En somme, le système de justice pénale qui s'était
établi aux XIIe et XIIIe siècles se développa progressivement au
cours des XIIIe et XIV siècles, apportant des changements impor-
tants, mais non fondamentaux.
La première mutation dans ce processus évolutif fut provo-
quée par Henri VIII lorsqu'il affirma la suprématie royale à
l'égard de l'Église, et la création de nouveaux tribunaux royaux
auxquels furent attribuées des compétences dans différentes
matières qui relevaient auparavant des cours ecclésiastiques et
d'autres juridictions. Parmi les nouvelles juridictions, le Conseil
privé et la Cour de la Haute Commission avaient les compé-
tences les plus larges en matière pénale. Cependant, la Haute
Cour de l'Amirauté, la Cour des Requêtes et la Haute Cour de
la Chancellerie avaient également la faculté d'imposer des
peines d'amende ou de prison. Toutes ces cours appliquaient
un droit pénal substantiel et suivaient une procédure qUI se

510
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

démarquait nettement du droit appliqué dans les anciennes


cours de common law, même lorsqu'elles appliquaient la com-
mon law dans des cas où leurs compétences empiétaient sur
celles des tribunaux de common law16 •
Le nouveau Conseil privé du régime Tudor, créé à partir de
l'ancien Conseil royal, était non seulement le bras exécutif du
roi, exerçant le contrôle suprême sur l'ensemble des cours et tri-
bunaux, mais il exerçait lui-même des fonctions judiciaires. Les
conseillers privés siégeaient fréquemment dans une salle décorée
d'un plafond étoilé, que l'on désignait de « Chambre étoilée» :
par la suite, les sessions judiciaires du Conseil Privé dans cette
salle furent distinguées des autres affaires traitées au sein du
Conseil. Lorsque le Conseil privé siégeait en tant que « Haute
Cour de la Chambre étoilée» (selon une désignation devenue
habituelle), les présidents du Banc du Roi et des Plaids com-
muns participaient également aux délibérations, bien qu'ils ne
fussent pas conseillers privés. Le chancelier, l'un des principaux
membres du Conseil privé, présidait généralement ces séances
judiciaires, où l'on traitait aussi bien de causes civiles que de
causes pénales. Hormis quelques cas dans lesquels le roi décidait
de s'ingérer personnellement, la Chambre étoilée ne pouvait
imposer une peine capitale, ni déterminer des droits sur la
pleine propriété foncière: de telles décisions revenaient exclusi-
vement aux cours de common law. Ainsi, la Chambre étoilée
n'exerçait aucune compétence sur les crimes graves ifelonies) ou
sur les crimes de trahison, du fait que ces délits entraînaient la
peine capitale ou une confiscation des biens. En revanche, la
gamme de peines que pouvait imposer la Chambre étoilée
comprenait des amendes, l'incarcération (même à vie), la muti-
lation des oreilles ou du nez (mais pas des yeux ou des jambes),
la flagellation, le pilori, ainsi que des aveux publics (qui
s'accompagnaient parfois de l'affichage d'un document explici-
tant le délit: par exemple, « Pour avoir prononcé des paroles
obscènes [c'est-à-dire séditieuses] »)17. Les cours de common law
devaient s'en tenir, dans les cas de crimes graves, à une peine de
mort (par pendaison), de mutilation des yeux ou des jambes, de
confiscation des terres, de confiscation des meubles, de mise
hors la loi, et, pour les délits moins graves, à des peines
d'amendes relativement faibles ou d'emprisonnement n'excé-
dant pas un an.

511
DROIT ET RÉVOLUTION

La procédure de la Chambre étoilée était inspirée du droit


canonique. D'une manière générale, cette procédure était plus
développée que celle des tribunaux de common /aw à l'époque.
Ainsi, contrairement aux procédures en vigueur dans ceux-ci, la
mise en accusation à la Chambre étoilée était soit le fait d'un
accusateur privé, soit de l'avocat-général, et non sur présenta-
tion ou mise en accusation devant un grand jury; les parties et
les témoins étaient interrogés sous serment, soit sous la forme
d'une déposition écrite confirmée sous serment, soit par une
déposition orale, également faite sous serment; la victime d'un
délit pouvait obtenir une compensation à caractère civil 18 •
La différence entre la justice relevant des tribunaux créés en
vertu de la Prérogative royale et celle des cours de common /aw
peut être illustrée par des causes pénales poursuivies devant le
Conseil privé au XVIe siècle (sans qu'il soit toutefois expressé-
ment fait mention de séances dans la Chambre étoilée), où la
cour ordonna à 25 libraires de rendre compte des achats et des
ventes de livres au cours des trois dernières années, imposa des
amendes pour toute importation de livres « de mauvaise
nature », et incarcéra un libraire qui avait commandé l'impres-
sion d'un livre reli?,ieux « erroné» (intitulé A Postil/a upon the
Gospels and Pistols) 9; ou le cas d'un accusé mis au pilori, son
oreille y étant clouée jusqu'à ce qu'elle fût arrachée, pour avoir
prononcé des paroles « obscènes» (c'est-à-dire, constituant un
délit de trahison)2o; ou encore, le cas d'un individu qui fut
remis en liberté avec une réprimande: il avait « erré à travers le
pays de manière frénétique », mais, après son arrestation, « il
avait retrouvé son calme, s'était repenti de sa folie, déclarant
avoir été ensorcellé par l'amour d'une femme 21 » ; enfin, le cas
où le Conseil ordonna aux juges royaux et aux juges de paix du
comté de Surrey de rejeter une mise en accusation à l'encontre
d'un membre de la Maison royale, pour le motif que les
conseillers privés avaient décidé que l'accusation n'était pas fon-
dée et avaient néanmoins ordonné que son auteur soit
.
empnsonn é22 .
Les recueils de cas jugés à la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe siècle, sous la rubrique « Dans la Chambre étoilée, devant
le Conseil », contiennent un cas datant de 1596 impliquant un
défendeur accusé d'avoir faussement affirmé que le comte
d'Essex avait fouillé le navire de l'Amiral et y avait découvert

512
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

des barils de poudre remplis de cendres, de sable et de pous-


sière, et qu'il avait traité l'Amiral de traître en présence de la
reine. L'accusé fut condamné à perdre une oreille au pilori, à
être fouetté avec une pancarte attachée à la tête affichant son
crime, à être emprisonné « autant qu'il plairait» et à une
amende de 20 livres - une condamnation qui « aurait dû être
bien plus lourde, n'était-ce la condition vile du criminel, qui
. un paysan et un garçon».
étaIt 23 D' autres arralres
cc· .
traItees
l
a
,

l'époque par la Chambre étoilée concernaient notamment des


paroles séditieuses qui offensaient les juges de paix ou le Conseil
accusés d'avoir provoqué des erreurs j udiciaires 24 •
On n'en conclura pas pour autant que la Chambre étoilée
s'occupait principalement de délits politiques et idéologiques.
Ses compétences en matière pénale s'étendaient également aux
délits d'extorsion, de faux, d'émeute, de corruption par parjure,
de soutien illicite à des procédures, de procédures vexatoires,
de diffamations par écrit, de fraudes (y compris d'usurpation de
l'identité d'autrui) et d'association criminelle. Il s'agissait de
« crimes complexes, à l'opposé des anciens felonies, qui étaient
tous [... ] des délits commis avec violence, plutôt que des délits
exigeant un minimum de ruse 25 ». Ce n'est qu'au cours des pre-
mières décennies du XVIIe siècle que la Chambre étoilée acquit
une réputation d'instrument de répression politique et idéolo-
gique. Auparavant, même Sir Edward Coke, pourtant le cham-
pion de la common Uzw à l'encontre d'un exercice exagéré de la
Prérogative royale, admit que la Haute Cour de la Chambre
étoilée était « la cour la plus honorable (à l'exception du Parle-
ment) du monde chrétien, tant par sa composition que par ses
procédures respectables selon leur compétence légitime [... ].
Cette cour [... ] maintient la tranquillité dans toute
l'Angleterre 26 ».
La distinction entre crimes commis par « violence» et ceux
commis par « ruse» reflétait une différence essentielle entre la
préoccupation principale (mais pas exclusive) des tribunaux de
common Uzw quant à l'acte délictueux spécifique (ou, dans le cas
d'actes entraînant la responsabilité civile, du type de quasi-délit)
envisagé objectivement d'après ses caractéristiques physiques, et
la préoccupation principale (mais non exclusive) de la Chambre
étoilée quant à l'intention criminelle (ou, dans le cas de causes
civiles, de l'intention fautive dans le cadre d'un contrat ou d'un

513
DROIT ET RÉVOLUTION

comportement dommageable). Lorsqu'aux: xn e et XlII e siècles la


compétence de la justice royale avait été affirmée pour certaines
catégories de crimes, le fondement et la justification de cette
compétence avait été avant tout le besoin d'une autorité cen-
trale susceptible de réprimer la violence, et cette compétence
avait dès lors été restreinte de façon à traiter principalement
d'actes commis « par la force et les armes ». Les délits d'ordre
moral qui étaient commis sans forme perceptible de violence
étaient dans une large mesure réservés aux: cours ecclésiastiques,
ainsi que, à partir des XIV" et xV siècles, à la cour du Chance-
lier, qui était habituellement un évêque, archevêque ou même
un cardinal27. En 1640, la common Law ne réprimait toujours
pas les crimes tels que la corruption, l'extorsion, le faux, le par-
jure, la fraude, la diffamation écrite, la sédition ou l'association
criminelle. La common Law n'avait pas encore développé une
doctrine de la tentative criminelle. Elle distinguait à peine entre
les auteurs principaux d'un crime et leurs complices. Il faudra
attendre la fin du XVIIe siècle ou le début du XVIIIe siècle, lorsque
les tribunaux de common Law eurent triomphé de leurs rivaux,
pour que ces éléments et questions du droit pénal soient inté-
grés dans la common Law: non pas, comme on le prétend sou-
vent, parce qu'auparavant la théorie du droit anglais et les
institutions juridiques anglaises n'étaient pas suffisamment
développées, mais parce que ces éléments et questions de droit
pénal relevaient avant cette époque d'autres types de juridic-
tions.
La Cour de la Haute Commission (Court of High Commis-
sion) fonctionnait sous le contrôle du Conseil privé et de la
Chambre étoilée. Comme les cours ecclésiastiques ordinaires,
elle exerçait une compétence de première instance sur les
affaires concernant des comportements immoraux ou des viola-
tions des lois ecclésiastiques par les clercs, ainsi que les cas
d'hérésie, de schisme ou de dissidence religieuse commis par des
clercs ou des laïcs. Ces délits étaient définis en termes très géné-
raux. «Une querelle entre deux vieilles femmes dans l'église
était qualifiée de schisme, la sorcellerie était qualifiée d'hérésie
et le manquement d'un pasteur pour conduire la prière du mer-
credi parce qu'il était occupé à la moisson était qualifiable de
dissidence religieuse 28 • » La procédure de la Cour autorisait la
convocation d'une personne sur la base de soupçons, et son

514
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

interrogatoire selon le système du serment d' office29 • Les avo-


cats ou procureurs qui plaidaient devant la cour étaient formés
en droit romain et en droit canonique. Conformément à la tra-
dition canonique, les juges procédaient à l'instruction en
admettant des déclarations écrites ou des dépositions orales
faites sous serment. Contrairement aux cours ecclésiastiques
ordinaires, la Cour de la Haute Commission disposait du
pouvoir d'imposer des amendes et des peines d'emprisonne-
ment. Comme l'a résumé Holdsworth : « La Cour de la Haute
Commission se situait par rapport [... ] aux cours ecclésiastiques
ordinaires quelque peu comme le Conseil et la Chambre étoilée
[... ] par rapport aux tribunaux ordinaires de l'État, c'est-à-dire
aux cours séculières ordinaires et locales 3o • » Il convient toute-
fois d'ajouter qu'en vertu de la doctrine de la suprématie royale,
aussi bien la Cour de la Haute Commission que les cours ecclé-
siastiques qui lui étaient subordonnées étaient - tout comme les
« tribunaux ordinaires de l'État» - soumises aux directives et
décisions du Conseil privé et de la Chambre étoilée. Ainsi, par
exemple, en 1613, la Haute Commission fut chargée d'appli-
quer les règles émises par la Chambre étoilée concernant la cen-
sure de la presse, un pouvoir qu'elle continua d'exercer jusqu'à
ce qu'elle fût supprimée (en même temps que la Chambre étoi-
lée) par le Long Parlement contrôlé par les puritains.
D'autres tribunaux créés en vertu de la Prérogative royale
exerçaient une compétence criminelle et fonctionnaient égale-
ment selon des principes de procédure dérivés du droit cano-
nique des juridictions ecclésiastiques. La Haute Cour de
l'Amirauté, dont les compétences étaient essentiellement de
nature civile, disposait de compétences étendues pour imposer
des amendes ou des peines de prison pour des délits commis en
haute mer. La Haute Cour de la Chancellerie et la Cour des
Requêtes, dont les compétences portaient également principale-
ment sur des causes civiles, pouvaient imposer des amendes ou
des peines d'emprisonnement en cas de désobéissance à leurs
ordonnances31 .
Les tribunaux de common law virent également une extension
de leurs compétences pénales à l'époque des Tudors et des pre-
miers Stuarts. La législation du Parlement augmenta quelque
peu le nombre de crimes passibles de la peine capitale et, sauf
dans quelques affaires politiques exceptionnelles, les cours de

515
DROIT ET RÉVOLUTION

common law gardèrent le monopole de la peine capitale.


Lorsqu'une nouvelle loi introduisait la peine capitale pour un
crime, elle imposait souvent également une peine de confisca-
tion des biens immeubles et/ou une mutilation des yeux et des
jambes, des peines dont l'application demeurait également une
compétence exclusive des tribunaux de common law. On ne
peut expliquer avec certitude pourquoi la Chambre étoilée et la
Cour de la Haute Commission n'acquirent pas le pouvoir
d'infliger la peine capitale ou d'autres peines réservées aux juri-
dictions de common law à l'égard des traîtres, des sorcières ou
des hérétiques. Après tout, ces juridictions pouvaient procéder à
la torture des suspects et des accusés et parfois le firent, alors
que les juridictions de common law les évitaient, ne fût-ce que
parce qu'il eût été gênant de torturer des suspects ou des
témoins en présence d'un « grand jury», d'un défendeur ou
d'un témoin devant un jury restreint. Peut-être le sentiment
prévalait-il qu'une personne ne devait pas être mise à mort, du
moins pour des motifs non-politiques, à défaut d'un jugement
de ses pairs. Si telle était la raison, la Chambre étoilée n'aurait-
elle pas pu établir sa propre procédure devant jury? Ou une
telle procédure était-elle perçue à ce niveau comme une manière
trop primitive de procéder? Comment, en effet, un jury aurait-
il dû procéder à l'interrogatoire des témoins? Et si les témoins
devaient être interrogés par des juges, ou par des praticiens pro-
fessionnels, en présence du jury, ne fallait-il pas établir des
règles sur l'administration de la preuve? Peut-être ces considé-
rations ne faisaient-elle pas le poids face au besoin ressenti de
maintenir quelque continuité dans le système pénal de common
law, de façon à contrebalancer les changements radicaux qui, au
temps des Tudors, affectaient d'autres domaines de la vie de
l'Église et de l'État.
Quelle qu'en fût la raison, les tribunaux de common law ont
maintenu leur quasi-monopole de la peine de mort, tandis que
dans d'autres tribunaux, les juges siégeaient sans jury et interro-
geaient les témoins sous serment, procédant à l'instruction à
partir de dépositions écrites et orales et appliquant des règles
complexes d'administration de la preuve. On constate toutefois
une influence réciproque entre les deux systèmes. Les juges des
Prerogative Courts étaient tout à fait familiers de la common law.
En effet, comme nous l'avons déjà vu, les présidents du Banc

516
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

du Roi et des Plaids communs siégeaient lors des causes portées


devant la Chambre étoilée. Inversement, les juges des tribunaux
de common law étaient familiers du droit pénal substantiel et de
la procédure pénale appliqués dans les Prerogative Courts. À
cette connaissance réciproque il faut ajouter l'effet de la concur-
rence entre les deux systèmes. Les tribunaux de common law, en
particulier, tenaient à préserver leurs compétences et tendaient,
par le biais de brefs d' habeas corpus, de prohibitions et d'autres
techniques procédurales, à résister aux empiètements des cours
relevant de la Prérogative royale.
Plusieurs changements de la common law au cours du
XVIe siècle et au début du XVIIe siècle anticipaient déjà la trans-
formation de la philosophie et de la science du droit anglais à
partir de la Révolution anglaise. Certains de ces changements
ouvraient la voie à la modernisation ultérieure de la common
law en matière pénale, qui fait l'objet de ce chapitre. Lorsqu'on
envisage ces changements relativement précoces, il faut toutefois
tenir compte du fait que le droit pénal appliqué dans les tribu-
naux de common law au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle fai-
sait encore partie d'une structure plurielle de systèmes de droit
pénal, dans laquelle le Conseil privé avait été l'autorité suprême
et le principal moteur des changements. Ce fut avant tout au
Conseil privé qu'il revint de contrôler aussi bien l'extension des
compétences des tribunaux de common law que les principaux
changements affectant leur procédure, tout comme le Conseil
privé contrôlait les compétences et la procédure des autres types
de juridictions 32 •

Le triomphe des tribunaux de common law


sur leurs rivaux

La suppression des tribunaux relevant de la Prérogative royale


en 1640 et le transfert de la plupart de leurs compétences
pénales aux tribunaux de common law, ainsi que la subordina-
tion au contrôle exercé par les tribunaux de common law à
l'égard des compétences pénales restreintes qui furent encore
reconnues à d'autres juridictions, ont eu des effets très impor-
tants sur la nature même du droit pénal anglais. Ainsi, un indi-

517
DROIT ET RÉVOLUTION

vidu ne pouvait être jugé pour un délit grave que s'il avait été
formellement mis en accusation par un grand jury sur la base
des éléments de preuve qui lui avaient été soumis, et il ne pou-
vait être condamné à une peine que s'il avait été jugé et déclaré
coupable par un jury restreint; et aussi bien la phase de la mise
en accusation que le procès se déroulaient sous le contrôle d'un
tribunal de common law. La liste relativement brève des délits
graves lfelonies) dont un individu pouvait être accusé aux W et
XVIe siècles fut fortement élargie par le Parlement à la fin du
XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, en reprenant notamment
des délits qui auparavant relevaient de la compétence des cours
créées en vertu de la Prérogative royale. Qualifiés désormais de
felonies, ces délits étaient à présent passibles de la peine capitale,
sauf si le Parlement avait décidé d'une autre peine33 . D'autres
délits poursuivis auparavant devant les cours de la Prérogative
royale furent requalifiés comme délits mineurs (misdemeanors)
en common law, avec pour effet que la compétence des tribu-
naux de common Law pour imposer des amendes et des peines
de prison augmenta considérablement. Parmi les crimes capi-
taux établis par une loi au cours du siècle qui débuta avec la
guerre civile, on compte l'adultère, différentes formes de coups
et blessures, le faux, les actes de piraterie, le braconnage, ainsi
que de nouvelles formes de complicités aux vols 34 . Parmi les
délits mineurs (misdemeanors) rendus punissables après 1640,
on relève différentes formes de jeux de hasard légalement inter-
dits, ainsi que le manquement aux obligations envers sa famille
- tous des délits réprimés auparavant par les tribunaux de la
Prérogative royale 35 . Les poursuites pour ces misdemeanors restè-
rent encore dans une large mesure dans la compétence des juges
de paix, mais le contrôle constant de leur fonctionnement par la
Chambre étoilée disparut, seuls les juges du Banc du Roi effec-
tuant encore un contrôle de leurs décisions lors de leurs visites
périodiques au cours du « circuit» judiciaire36 •
Contrairement aux procédures pénales dans les cours relevant
de la Prérogative royale, les poursuites devant les cours de
common law n'étaient pas introduites par un accusateur royal
officiel, mais bien par des particuliers (d'habitude la victime ou
ses proches) ou par les représentants d'organisations nouvelle-
ment créées et dont l'objet était de faire respecter l'ordre et la
morale publics. De plus, il était très rare qu'un conseil pour la

518
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

défense intervienne au cours des procès en common law:


l'accusé y assurait normalement sa propre défense.
Le nouveau rôle des juridictions de common law dans les
affaires pénales peut être illustré de manière très concrète dans
la relation suivante du procès criminel de Sir Charles Sidley
(The King v. Sir Charles Sidley) , jugé par le Banc du Roi en
1664 :
« Sir Charles Sidley fut mis en accusation conformément à la
common /aw pour avoir commis plusieurs délits mineurs (mis-
demeanors) en violation de la paix du roi, au grand scandale de la
Chrétienté, la cause étant qu'il avait exhibé son corps nu, d'un
balcon à Covent Garden face à une grande multitude de per-
sonnes, où il agit comme suit et prononça ces paroles [suivent les
détails du délit impute1, et cette accusation lui fut ouvertement
adressée devant la Cour. Il lui fut dit par les juges que, comme il
n'existait plus de Chambre étoilée, ils lui notifiaient que cette
Cour était la gardienne de la morale [custos morum] de tous les
sujets du roi, et qu'il était à présent grand temps de réprimer de
tels agissements profanes perpétrés à l'encontre de toute réserve,
devenus à tel point fréquents que non seulement la Chrétienté,
mais toute moralité [le texte qui suit n'est pas intelligible] ... [Cette
cause se poursuivit jusqu'à la fin du trimestre judiciaire de
Michaelmas]. La Cour ayant requis son procès, il se soumit à la
Cour et admit les faits contenus dans l'acte d'accusation. La Cour
délibéra sur le jugement à prononcer, et comme il était un gentil-
homme issu d'un lignage très ancien (à présent établi dans le
comté du Kent) et que son patrimoine n'était pas engagé (la Cour
n'entendant pas provoquer sa ruine, mais bien sa réforme morale),
on ne lui infligea qu'une amende de 2 000 marks seulement et son
incarcération pendant une semaine sans caution et sous condition
de bonne conduite pendant une période de trois ans 37 . »

Al' occasion de ce jugement, on constate que la Cour du Banc


du Roi avait non seulement hérité des compétences de la
Chambre étoilée à l'égard des délits d'ordre moral, mais qu'elle
avait désormais également le pouvoir d'imposer des amendes
substantielles, des peines d'emprisonnement, et des mesures de
probation à la sortie de prison.

519
DROIT ET RÉVOLUTION

Les effets du triomphe de la noblesse foncière


et des grands négociants

A l'issue de la Révolution anglaise des années 1640 à 1689,


la suprématie du Parlement vis-à-vis de la Couronne, et la pri-
mauté de la noblesse foncière et des grands négociants vis-à-vis
de la noblesse royale étaient définitivement établies. Il n'est
donc pas surprenant qu'une proportion substantielle des nou-
veaux crimes capitaux introduits par l'abondante législation de
la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle ait eu pOut objet
de protéger les intérêts patrimoniaux de la noblesse foncière et
des classes marchandes. Ainsi, par exemple, le crime de vol qua-
lifié en common Law (larceny) fut étendu à tout un éventail de
délits économiques qui n'avaient jusqu'alors pas été réprimés
par les tribunaux de common Law ou qui n'étaient répréhensibles
qu'en tant que délits mineurs, des misdemeanors: à présent, ils
étaient qualifiés de felonies. Une loi de 1731 étendit le crime de
vol (en tant que crime capital) au vol de portails, de rampes et
d'autres objets attachés à des bâtiments; en vertu d'autres lois,
le vol qualifié comprit désormais également le vol d'arbres, de
fruits et de légumes d'un domaine - des délits qui auparavant
n'avaient été considérés que comme des incidents accessoires à
des quasi-délits non criminels, et qui tombaient dès lors dans la
catégorie des délits mineurs 38 . De cette nouvelle législation ten-
dant à imposer la peine capitale pOut de tels délits écono-
miques, l'une des lois qui frappa le plus l'imagination fut la
« loi noire)) (Black Act) de 1723, supposée réprimer le bracon-
nage, mais qui comprenait également toute une série d'autres
incriminations 39 •
Suite à la Conquête normande, la Couronne s'était réservée
certaines terres devant servir de réserves de gibier. L'autorité
royale avait affirmé son droit d'interdire la chasse au gibier à
travers l'ensemble du royaume à toute personne n'ayant pas
obtenu de la Couronne une autorisation de chasser. A la fin du
XVIe siècle, l'efficacité de la législation forestière royale s'était lar-
gement estompée. Sous le règne de Jacques rer , les prétentions
royales sur les forêts et les droits de chasse furent ravivées. Pour
obtenir l'autorisation de chasser le cerf (et la biche), la perdrix,

520
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

le faisant, ou le lapin, même sur ses propres terres, il fallait être


titulaire de la pleine propriété ou d'un intérêt foncier d'une
valeur considérable40 • Ensuite, Charles le, ordonna l'application
renouvelée des anciennes dispositions législatives réaffirmant les
droits que pouvait percevoir la Couronne pour autoriser la
vénerie, dans le but d'augmenter les revenus du Trésor. Les
infractions étaient réprimées au titre de délits mineuts.
Dans la foulée de la Révolution puritaine et de la Restaura-
tion, le contrôle sur les domaines forestiers et la chasse passa de
la Couronne à la noblesse foncièré 1• En 1671, le Parlement
introduisit une loi sur la chasse qui accordait le droit de chasse
à tout propriétaire d'une terre d'une valeur d'au moins
100 livres ou ayant un intérêt foncier réel d'au moins 150 livres.
La loi de 1671 n'imposa pas de nouvelles sanctions pénales au
braconnage, mais maintint les anciennes peines en vigueur. La
« loi noire» de 1723, promulguée suite à une vague de dépréda-
tions commises par des braconniers qui avaient pris les allures
d'une lutte entre classes sociales, codifia pour ainsi dire non seu-
lement la répression du braconnage (aussi appelé en anglais
« blacking», c'est-à-dire « noircir», du fait que les braconniers
se noircissaient souvent le visage pour se masquer), mais aussi
de nombreux autres délits associés à des violations des droits de
la propriété foncière.
En vertu de la « loi noire», toute personne armée, le visage
noirci ou masqué de quelque façon, qui se trouvait en un
endroit où des cerfs, biches, lièvres et lapins « étaient, ou sont,
ou seront» habituellement gardés était passible d'une peine
capitale. La même loi énumérait également spécifiquement
comme crimes capitaux: chasser, blesser ou voler des cerfs,
biches, chevreuils ou daims; le braconnage de lièvres ou de
poissons; l'abattage d'arbres dans des allées, dans un jardin ou
dans un verger j mettre le feu à tout bâtiment, grange ou meule
de foin; l'envoi de lettres anonymes exigeant « de l'argent, du
gibier, ou tout autre objet de valeur» ; ainsi que plusieurs autres
types d'agissements. Tirer intentionnellement sur une personne
dans le but de la toucher - dans une habitation ou dans tout
autre endroit - était punissable de la peine capitale, même si la
victime avait survécu. Ainsi, la tentative d'homicide ou de muti-
lation - par quiconque, en tout endroit - était punissable au
même titre que l'acte accompli: l'ancien droit, selon lequel les

521
DROIT ET RÉVOLUTION

violences avec intention de blesser ou de tuer ne constituaient


qu'un délit non-capital (misdemeanor) , était ainsi tacitement
aboli. De même, un article de la loi qui prévoyait la peine
capitale à l'égard de celui qui détruirait le barrage d'un étang à
poissons avait pour effet de supprimer une loi de 1568 qui
avait réprimé ce délit d'une peine de trois mois de prison, de
dommages-intérêts d'un montant triple au préjudice causé, et
d'une sûreté devant assurer la bonne conduite du délinquant
pendant une période de sept ans. La disposition de la loi de
1723 ne s'appliquait pas seulement aux auteurs principaux du
délit, mais également à leurs complices, y compris aux complices
étant intervenus à un stade ultérieur 42 •
La cruauté des peines prévues par la « loi noire» de 1723 sera
analysée plus en détail dans la section suivante de ce chapitre.
Ici, il suffit de souligner combien le champ d'application de
cette législation correspondait à une nouvelle politique visant à
protéger les droits patrimoniaux de la noblesse foncière. C'est
un exemple caractéristique d'une législation en faveur d'une
classe sociale. Dans ce contexte, il faut également souligner que
le contrôle de l'application de cette législation, qui, sous le
régime des Tudors et des premiers Stuarts avait été principale-
ment confiée à des agents de la Couronne ou à des agents
contrôlés par l'autorité royale, était à présent dans une grande
mesure transféré, selon le système des poursuites, à l'instance de
particuliers, au profit de la noblesse foncière elle-même.
La nouvelle classe des grands négociants bénéficia elle aussi
de la nouvelle législation pénale. La piraterie, qui menaçait tout
particulièrement les armateurs et les marchands, fit l'objet d'une
législation détaillée en 1700. Tout « capitaine ou maître de tout
navire ou tout marin ou matelot» qui « trahirait la confiance
qui lui avait été accordée et se convertirait en pirate, ennemi ou
rebelle» était passible de la peine capitale. De même, tout
maître de navire ou membre d'un équipage qui « abandonnerait
volontairement [la cargaison d'un navire] à un pirate, ennemi
ou rebelle, ou qui transmettrait un message contenant les pro-
messes d'un pirate, d'un ennemi ou d'un rebelle, ou qui
confererait, comploterait ou s'associerait dans le but de cor-
rompre un capitaine, maître de navire, officier de bord ou
matelot afin de livrer, ou de s'échapper avec un navire, sa car-
gaison ou les marchandises, ou de devenir pirate, ou de se

522
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

joindre à des pirates» était coupable d'acte de piraterie et punis-


sable de la peine capitale. Afin d'assurer un jugement expéditif
des pirates, la loi permettait aux officiers des navires anglais - tant
de la flotte de guerre que de la marine marchande - de consti-
tuer un tribunal de sept personnes afin de juger les cas de pira-
. et, le cas ec
tene ' h'eant, d la '
e prononcer peme d e mort43 .
Les opérations bancaires firent également l'objet d'une pro-
tection accrue par une série de lois concernant les faussaires, les
voleurs, les escrocs dont les délits portaient sur différents types
de billets de banque, d'obligations, de reconnaissances de dette,
de lettres de change ou d'autres instruments commerciaux. En
1724, la contrefaçon des billets de banque ou de titres négo-
ciables fut punie de la peine capitale. En 1725, la contrefaçon
des titres émis par les compagnies des Indes orientales ou des
mers du Sud fut également assimilée à un crime capital44 •
Auparavant, de telles contrefaçons avaient été punies comme
des délits non capitaux (misdemeanors) par la Chambre étoilée,
puis, après sa suppression, au même titre par les tribunaux de
common law45 . En 1729, le vol de différents instruments com-
merciaux confiés à la garde de dépositaires fut élevé au niveau
de crime capital46 , alors qu'auparavant, ce délit de larceny (et
donc une felony) constituait un délit non capital, du fait que le
dépositaire n'était pas titulaire des droits réels que ces titres
représentaient et que leur détournement ne constituait pas une
infraction dans le sens technique d'un trespass. En 1742, le Par-
lement alla plus loin encore et requalifia en crimes capitaux dif-
férents types d'escroqueries portant sur des titres commerciaux,
lorsqu'ils étaient perpétrés par des commis ou employés de la
Banque d'Angleterre. D'autres lois postérieures étendirent ce
crime aux employés de la Compagnie des mers du Sud et de
l'Office des Postes47 •

Les effets du triomphe


de la théologie morale calviniste

Douglas Hay a mis en exergue un paradoxe remarquable:


vers la fin du XVIIe siècle et le début du xvme siècle, on assiste à
une prolifération extraordinaire de crimes capitaux (alors qu'en

523
DROIT ET RÉVOLUTION

1640, on n'en comptait qu'une trentaine, un siècle et demi plus


tard on en relève au moins 200), mais, en même temps, on
constate une diminution considérable des accusations pour des
crimes capitaux ayant entraîné la peine de moré B• Cette consta-
tation peut s'expliquer en partie par le fait que les jurys acquit-
taient souvent les individus accusés d'un crime capital, ou ne les
condamnaient que pour un délit moins grave qui n'était pas
puni de la peine capitale, ou encore par le fait que les juges atté-
nuaient parfois l'acte d'accusation pour un crime capital de
sorte que l'accusation ne portait plus que sur des délits moins
importants, ou qu'ils offraient à un condamné la possibilité
d'une grâce royale sous condition d'accepter une déportation
outre-mer - principalement en Amérique du Nord, afin d'y
accomplir des travaux sous un régime de servitude contrai-
gnante, ou, plus rarement, dans une colonie pénale. En 1718, le
Parlement confirma cette pratique en adoptant la loi sur les
déportations (Transportation Act), autorisant les juges à imposer
la déportation, soit pour une période de sept ans lorsque le
condamné avait été jugé coupable d'un crime, s'il s'agissait de sa
première condamnation pour un délit à l'occasion duquel il
pouvait invoquer le « bénéfice du clergé»; soit pour une
période de quatorze ans si ce bénéfice ne pouvait être invoquë9 •
Ainsi, malgré la multiplication des crimes capitaux dans la légis-
lation produite par le Parlement, la proportion des exécutions
par rapport aux poursuites pour de tels délits ne cessa de dimi-
nuer.
Hay a expliqué ce phénomène en affirmant que les juges, les
accusateurs particuliers et les jurés appartenaient en général à la
classe dirigeante issue de la noblesse foncière, qui était en posi-
tion d'exercer des mesures tantôt de terreur, tantôt de grâce,
selon l'impression qu'elle entendait communiquer aux classes
inférieures. La menace de la peine de mort, en particulier dans
le cas de délits contre la propriété, aurait eu un effet dissuasif à
l'égard de nombreux délinquants potentiels, tout en contri-
buant à étayer la conception du caractère sacré de la propriété.
D'autre part, l'application nuancée de cette peine aurait permis
aux propriétaires de renforcer les sentiments de la communauté
à l'égard de l'objectivité et de la majesté du droit, partant la
loyauté envers le système des classes.

524
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

John Langbein a fait une critique fouillée de cette explication


en démontrant, sources à l'appui, que contrairement aux affir-
mations de Hay, la plupart des individus accusés d'un crime
capital durant cette période n'étaient pas des victimes indi-
gentes du système économique, mais des criminels endurcis,
auxquels leurs activités criminelles avaient souvent bien réussi.
Langbein a également montré que la grande majorité des vic-
times qui mirent en marche le processus d'accusation ne prove-
nait pas des classes de grands propriétaires, mais se composait
de fermiers, de petits commerçants, d'artisans ou de travailleurs.
Enfin, Langbein a également établi que la valeur minimum de
propriété requise pour siéger dans un jury (10 livres par an) ne
limitait par la sélection des jurés anglais à l'élite sociale 5o •
Langbein conclut que « la théorie [de Hay] selon laquelle il y
aurait eu une conspiration des classes sociales supérieures ne
peut se concilier avec la réalité des décisions plus nuancées des
. 51
JUrys ».
Tout en réfutant l'interprétation (explicitement marxiste)
proposée par Hay pour expliquer le paradoxe, Langbein n'offre
pas d'explication alternative: il ne propose ni une explication
de l'augmentation spectaculaire du nombre de crimes capitaux
dans la législation anglaise de cette époque, ni la forte tendance
des jurys d'atténuer l'application de la peine de mort, ni le
rapport entre ces deux phénomènes. Il se peut même que la
constatation du caractère davantage populaire des jurys, en
comparaison du caractère davantage aristocratique de la compo-
sition du Parlement - une constatation sur laquelle insiste
Langbein -, comporte la possibilité d'une analyse en termes de
classes sociales qui ne serait finalement pas tellement différente
de celle de Hay: on pourrait en effet en conclure que la
noblesse foncière représentée au Parlement souhaitait l'exécu-
tion de tous les criminels, tandis que les villageois ou les habi-
tants des villes qui représentaient la population locale dans les
jurys étaient plus favorablement disposés à l'égard de ces délin-
quants. Mais, une telle explication devrait justifier que les juges
et parlementaires, issus pour la plupart des classes dirigeantes,
aient accepté de concéder l'application du droit à des jurys en
dehors de leur contrôle, provenant des classes sociales infé-
rieures. Une autre explication, davantage compatible avec l'ana-
lyse de Langbein, devrait plutôt s'attacher à prendre en

525
DROIT ET RÉVOLUTION

considération le caractère du système de procédure pénale tel


qu'il était en vigueur dans les tribunaux de common Law à la fin
du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle: selon ce système,
l'administration de la preuve fonctionnait au détriment de
l'accusé, lequel n'était pas admis à témoigner sous serment, et
ne pouvait être représenté ou assisté par un conseil devant le tri-
bunal. Dans ces circonstances, un jury pouvait prendre très au
sérieux le principe selon lequel la culpabilité devait être prouvée
au-delà de toute certitude morale, ou, comme on l'exprimerait
à une époque ultérieure, au-delà de tout doute raisonnable 52 •
Dès les années 1670, Matthew Hale avait noté dans son jour-
nal: « Si [... ] la balance se trouve en équilibre [... ] il vaut
mieux se tromper du côté de la sympathie que de la sévérité» et
53
« lorsque la preuve n'est pas claire, l'innocence est présumée ».
C'est ce qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle, on appellera la
« présomptlon. d'·mnocence 54 ».
Cependant, aucune de ces explications ne parvient à expli-
quer entièrement le paradoxe. On ne peut supposer que le Par-
lement voulait quelque chose que le système judiciaire - qui
relevait en dernière instance de la responsabilité du Parlement -
ne fût en mesure de mettre en pratique. Il faut au moins pré-
supposer au départ que les lois adoptées par le Parlement et les
décisions des tribunaux de common Law exprimaient une vision
commune, un ensemble de valeurs et un système de croyance
partagé.
La clé permettant de comprendre ce paradoxe doit être
recherchée dans la théologie morale calviniste telle qu'elle pré-
valait parmi les adhérents du puritanisme anglais du XVIe siècle
et de la première moitié du XVIIe siècle, et qui finit pas se propa-
ger dans les rangs de l'anglicanisme à partir de la fin du
55
XVIIe siècle • Cette théologie encoura~eait une sévérité maxi-
male des peines criminelles en droit 6 - au sens formel du
« droit », c'est-à-dire comme un ensemble de règles juridiques
positives -, tout en combinant cette sévérité avec un haut degré
d'humanité et de conscience dans l'application de ces règles à
l'occasion de cas concrets.
Au XVIe siècle, les principaux juristes luthériens allemands
avaient défini le droit comme une combinaison de deux élé-
ments distincts: les règles - dont ils estimaient qu'elles faisaient
partie de l'état de péché caractérisant le royaume de ce monde,

526
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

du fait qu'elles avaient un caractère général et qu'elles ne pou-


vaient par conséquent tenir compte des traits uniques propres à
chaque personne et à chaque situation -, et l'application des
règles à des cas particuliers, où le juge a pour tâche de pénétrer
dans les circonstances uniques du cas et doit rendre la justice
revenant aux parties, en interrogeant sa conscience et en recher-
chant les conseils de l'inspiration divine 57 • Dans sa version
anglaise, le calvinisme acceptait la distinction luthérienne entre
les règles (entachées du péché) et l'application (selon la
conscience) de ces règles. Le calvinisme alla toutefois plus loin
que le luthéranisme en prônant, d'un côté, une sévérité aussi
stricte que possible des règles, et, de l'autre, une application
aussi consciencieuse et miséricordieuse que possible. Ces prin-
cipes divergents doivent être mis en rapport avec trois doctrines
calvinistes que l'on retrouvera dans la théologie morale angli-
cane: 1° la vocation de tout chrétien de mener une vie sainte,
combinée avec la possibilité de salut pour les pécheurs par la
seule foi; 2° la distinction entre la punition des péchés commis
intentionnellement et la punition des péchés commis par fai-
blesse; 3° la responsabilité de la communauté d'arrêter et de
corriger ceux qui commettent des péchés et, si leur acte consti-
tue un délit, d'introduire des poursuites criminelles. Nous envi-
sagerons chacune de ces trois doctrines théologiques
séparément, avant d'établir leur rapport avec la transformation
du droit pénal et de la procédure pénale en Angleterre.

La vie sainte et le salut par la foi


La théologie catholique romaine traditionnelle faisait une
distinction entre les fameux préceptes évangéliques, qui sont
obligatoires envers tous (ainsi, le devoir d'aimer Dieu et son
prochain, de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas commettre
d'adultère, ou de violer quelque autre loi divine) et les conseils
de perfection, qui s'adressent à ceux qui acceptent une vocation
de mener une vie parfaite. Ces conseils comportent notamment
la chasteté, la pauvreté, l'obéissance - lesquelles correspondent,
selon la tradition, aux trois vœux de la vie monastique. Dans la
théologie catholique traditionnelle, seules les élites spirituelles
de l'Église sont censées se conformer à ces conseils de perfec-
tion. Les autres individus peuvent néanmoins être « sauvés »,

527
DROIT ET RÉVOLUTION

c'est-à-dire être sanctifiés aux yeux de Dieu, si, par la confession


et la pénitence, ils sont purifiés de tout état de péché.
Luther et Calvin rejetèrent la division morale hiérarchique
entre une élite spirituelle et une majorité de pécheurs. Selon la
pensée traditionnelle des luthériens et des calvinistes, tous les
croyants, et non seulement une élite de moines et de prêtres,
ont la vocation de mener une « vie sainte », exempte de péché.
En même temps, tout acte entaché de péché, petit ou grand, est
considéré comme devant être punissable, en principe, par la
damnation éternelle. Le salut - libéré de la damnation - n'est
toutefois accessible que par la seule foi. Les calvinistes anglais
du XVIIe siècle, aussi bien les puritains que les anglicans, ont
poussé jusqu'à l'extrême cette doctrine dualiste du devoir de
tout chrétien de mener une vie de perfection morale, et de la
possibilité de salut, par la grâce de Dieu, ouverte aux plus
grands pécheurs. Selon les termes de Jeremy Taylor, un théolo-
gien anglican, « tous les chrétiens ne doivent pas être seulement
saints, mais éminemment saints 58 ». En conséquence, la distinc-
tion catholique entre « grands» et « petits» péchés - ce que l'on
désigne par péchés « mortels », qui mènent à une condamnation
en enfer, et les péchés « véniels », qui n'entraînent qu'une peine
temporaire - était rejetée. Une telle distinction, selon l'évêque
Taylor et d'autres représentants de la théologie morale anglaise
de la seconde moitié du XVIIe siècle, portait atteinte à la notion
de sainteté et encourageait les individus à vivre dans le péché.
D'autre part, cette distinction était associée à la doctrine catho-
lique honnie du purgatoire et de son corollaire, la pratique des
indulgences. D'après la théologie calviniste, tous les péchés,
même ceux qui ne portaient pas préjudice à autrui, étaient pas-
sibles d'une damnation éternelle en enfer: pour le vrai croyant,
tous les péchés, même les ~lus graves, étaient susceptibles d'un
pardon par la grâce divine .
À première vue, ces doctrines ne semblent pas pouvoir distin-
guer différents degrés de culpabilité en fonction des péchés.
Cependant, la théologie morale calviniste, telle qu'elle s'exprime
à travers les écrits des savants et des prêcheurs anglais du
XVIIe siècle, opérait néanmoins une telle distinction. Cette dis-
tinction n'était toutefois pas basée sur le degré de gravité de
l'acte de péché, mais sur le degré de dépravation de la volonté
animée par le péché. Les péchés commis avec une intention

528
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

mauvaise étaient considérés comme reflétant une corruption de


la volonté de leur acteur, et étaient dès lors non pardonnables,
tandis que les péchés commis sans une telle intention, mais en
raison de la faiblesse intellectuelle ou spirituelle personnelle de
leur auteur, et partant moins « intentionnels», étaient au
contraire pardonnables. Le fait qu'un péché était pardonnable
ou non n'impliquait pas pour autant qu'il serait pardonné,
puisque le pardon réel dépendait de toute façon de la vraie foi
et de la grâce divine. Il n'empêche que la distinction entre
péchés pardonnables et non pardonnables fut utilisée afin de
distinguer différents degrés de péchés, une différenciation
mesurée à l'aune du degré de perversion attribué à la volonté du
pécheur60 •

Les péchés intentionnels et les péchés commis


par faiblesse
La distinction entre péchés intentionnels et péchés de fai-
blesse a pu jouer un rôle important au XVIIIe siècle dans la moti-
vation des jurys anglais appelés à juger des crimes graves pour
décider de déclarer l'accusé coupable ou de l'acquitter, de le
condamner pour un délit moins grave que celui repris dans
l'acte d'accusation, ou de le condamner à la peine de mort ou à
une peine moins grave, comme la déportation. Peter King, qui
a analysé la politique criminelle à travers les condamnations à
une peine et les pardons dans les recueils de décisions crimi-
nelles en Angleterre au XVIIIe siècle concernant les felonies,
conclut que « la grande majorité» des décisions dans ces cas
« étaient fondées sur les critères suivants: la jeunesse ou l'infir-
mité de l'accusé, sa personnalité honorable ou sa bonne
conduite dans le passé, ses possibilités de trouver du travail ou
de s'améliorer, l'indigence de sa famille, la possibilité de son
innocence, la nature et les circonstances du crime, ou encore le
caractère respectable de son entourage». Parmi ces critères,
ajoute King, « celui de la respectabilité est le moins cité [dans
les recueils judiciaires] et celui qui fait l'objet de l'approche la
plus ambiguë». Selon cet auteur, non seulement les juges
remarquaient ces facteurs, mais « ils les appliquaient systémati-
quement ». Il attribue ces aspects de politique criminelle à « un

529
DROIT ET RÉVOLUTION

fort élément d'humanité pratique, et, dans un certain sens,


chrétien61 ».
Parmi les critères retenus, la jeunesse ou l'infirmité de
l'accusé, sa personnalité honorable, ses possibilités de s'amélio-
rer, et la nature du crime se réfèrent spécifiquement à la
conception calviniste des péchés commis par faiblesse. Leur
prise en compte reflète ce que King a qualifié d'« humanité [... ]
dans un certain sens, chrétienne ». D'autres critères -la possibi-
lité de trouver un emploi, l'indigence de sa famille, la possibilité
de son innocence, le caractère respectable de son entourage -
peuvent correspondre à ce que King qualifie de « fort élément
d'humanité pratique». Ce qu'il convient de retenir, et ce qui
correspond à une approche calviniste, est que, malgré le fait
qu'une grande diversité d'actes intentionnels étaient passibles de
la peine capitale, la personnalité du délinquant jouait un rôle
primordial dans la décision de lui pardonner ou de réduire sa
peme.

La responsabilité de la communauté
envers la répression des péchés
Ces deux doctrines théologiques affirmant que tous les fidèles
ont la vocation de mener une vie sainte et peuvent être sauvés
même s'ils ne parviennent pas à réaliser cet objectif, et, d'autre
part, que les péchés intentionnels sont en général punis plus
sévèrement que les péchés commis par faiblesse, doivent être
mises en rapport avec une troisième doctrine théologique, selon
laquelle Dieu a imposé à la communauté la responsabilité
d'aider les fidèles dans leurs efforts pour accomplir ce qui est
juste. Contrairement à ce qu'ont prétendu de nombreux auteurs
des sciences sociales au xxe siècle, le communautarisme, et non
pas l'individualisme, a été l'un des principaux traits de l'idéolo-
gie prévalente en Angleterre à la fin du XVIIe siècle et au début
du XVIIIe siècle. Selon la formule de Robert Sanderson, un
évêque anglican éminent au XVIIe siècle: « Dieu nous a conçus
comme des créatures sociables, Il nous a posés dans des ordres
politiques, des sociétés et un État organisé; Il nous a créés
membres d'un seul corps et chacun membres l'un de l'autre.
Ainsi, nous ne sommes pas nés, et nous ne devons pas vivre,
comme des individus isolés ou pour soi-même. Au contraire,

530
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

nos parents et nos amis, nos proches, voire même chacun


d'entre nous, ont une sorte de droit et un intérêt envers tout
autre homme, envers notre pays et envers la société en nous
touS 62 • »
L'intérêt puritain pour le perfectionnement moral de la com-
munauté, que l'on retrouve au XVIIe siècle dans la notion
anglaise de dévouement à la cause publique comme le facteur
permettant de légitimer l'action politique, comprenait égale-
ment la préoccupation puritaine que son prochain ne soit pas
tenté par le péché, et que ceux qui néanmoins succombent
soient dûment corrigés. Après 1689 en particulier, beaucoup
craignaient que l'immoralité publique, qui s'était propagée et
avait même été largement acceptée sous la Restauration, attire-
rait le jugement divin sur l'Angleterre, mettant en danger le
nouvel ordre religieux. Les prêcheurs et d'autres propagandistes
se référaient à toute une imagerie biblique, telle que Jonas prê-
chant à Ninive et la chute de Sodome, pour encourager leurs
auditeurs à conduire leur prochain à réformer leur vie dans le
but d'éviter un tel jugement divin 63 .
Ces trois doctrines théologiques permettent d'expliquer le
paradoxe d'une politique criminelle où les lois pénales pré-
voyaient une sévérité maximale dans la répression des crimes, et
notamment la peine de mort pour un nombre rapidement
croissant de délits, tandis que les jurys refusaient de plus en plus
souvent de prononcer la peine capitale pour des crimes qualifiés
selon cette nouvelle législation, mais préféraient acquitter les
accusés ou les condamner pour un délit moins grave repris dans
l'accusation, et pour lequel la peine capitale n'était pas appli-
cable. De ce point de vue théologique, le Parlement était justifié
de prétendre que le braconnier intentionnel qui avait pris un
seul lapin en une seule occasion devait être passible d'une peine
pas moins sévère que le braconnier intentionnel qui avait à plu-
sieurs reprises tué des chevreuils en grand nombre. Tous deux
avaient failli aux exigences morales qui s'imposaient à tout
Anglais chrétien. Par contre, comme le mal qui mérite d'être
puni est la volonté corrompue, le juge et le jury, lorsqu'ils ont à
appliquer les dispositions légales, devaient examiner en
conscience toutes les circonstances du délit, y compris le milieu
et la personnalité de l'accusé, afin de déterminer s'il avait agi
dans une intention malveillante ou si sa volonté avait été faible

531
DROIT ET RÉVOLUTION

ou infirme. Celui qui avait commis un premier délit avait pu


être poussé par des criminels récidivistes à les rejoindre, il avait
pu être séduit par leurs propos en raison de sa faiblesse intellec-
tuelle ou morale. D'autres circonstances étaient susceptibles
d'atténuer la culpabilité de l'accusé. Tout comme Dieu Lui-
même pouvait par Sa grâce remettre une peine de damnation,
même pour les péchés les plus énormes, le juge et le jury, faisant
usage de leur liberté de décision, pouvaient prévenir une condam-
nation à mort dans les cas des crimes les plus graves - pour
autant que le coupable, faisant preuve de repentir, promettait de
surmonter l'obstacle d'une volonté infirme. Les juges recomman-
dèrent de plus en plus souvent un pardon royal en faveur des
individus condamnés pour un crime capital, ce qui permettait à
l'occasion d'un tel pardon d'ordonner la relégation ~our de nom-
breux crimes, plutôt que l'exécution par pendaison 4.
Le pouvoir discrétionnaire du jury était lié à la conception
selon laquelle la responsabilité de maintenir les fidèles dans la
ligne d'une vie sainte et de réprimer et corriger les péchés
incombait à la communauté. Le jury était censé représenter le
jugement collectif de la communauté. Siéger dans un jury
était l'expression de la doctrine théologique exprimée par
l'évêque Sanderson, déjà citée: « Dieu nous a conçus comme
des créatures sociables, Il nous a posés dans des ordres poli-
tiques, des sociétés et des États organisés; Il nous a créés
membres d'un corps et chacun les membres l'un de l'autre. »
En condamnant les coupables, le jury remplissait la tâche de la
communauté de réprimer et de corriger les péchés. En acquit-
tant un accusé, ou en le condamnant pour un délit moins
grave, il contribuait à contrôler cette responsabilité par son
jugement quant à la nature et aux circonstances du péché en
question.
On peut situer, dans le même contexte de ces doctrines théo-
logiques sur la sociabilité des fidèles, la formation d'associations
volontaires par des citoyens imbus de la cause publique, et dont
l'objet était d'entamer des poursuites criminelles contre les
auteurs d'infractions aux lois. À défaut d'une organisation de
police professionnelle et suite à la suppression des poursuites
par des agents royaux devant les cours relevant de la Prérogative
royale, les poursuites pénales relevaient des victimes des délits,
ou de leurs proches. De telles poursuites à l'initiative de parti-

532
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

culiers étaient coûteuses. Ce ne fut qu'à partir des années 1660


que la Couronne détermina des indemnisations (réglées cas pas
cas) en faveur des accusateurs. Après 1689, le Parlement institua
un slsstème régulier de payements destinés à rembourser leurs
frais 5. Même moyennant de tels remboursements, les pour-
suites par des particuliers demeuraient aléatoires. À partir des
années 1690 et des premières années du XVIIIe siècle, des associa-
tions locales ayant pour objet la réforme des mœurs (<< Societies
for the Reformation of Manners ») furent créées; ces groupe-
ments engageaient des informateurs afin de récolter des preuves
sur différents délits à caractère moral: prostitution, ébriété, jeux
de hasard, infractions aux lois sur le respect du dimanche. Les
dirigeants de ces associations obtenaient des mandats d'arrêt
sous serment, afin que les officiers locaux assurent la comparu-
tion des délinquants devant les juges de paix du lieu. Ces asso-
ciations connurent un grand succès pendant près d'un demi-
siècle. Leur nombre déclina à partir des années 1730 et elles
semblent avoir pratiquement disparu durant la décennie sui-
vante. Au cours des années 1760 elles connurent un regain
modeste, et certaines survécurent jusqu'au début du XIXe siècle66 •
Ainsi, à travers la formation de ces associations visant à enta-
mer des poursuites pénales, les doctrines théologiques prônant
la sociabilité et la responsabilité des communautés dans la
répression des péchés se trouvaient renforcées far les intérêts
sociaux et économiques de la noblesse foncièré . Comme dans
le cas paradoxal des lois répressives et de leur application indul-
gente, il faut tenir compte non seulement des facteurs de mora-
lité, mais également des facteurs politiques et économiques
pour proposer une explication valable. Il faut également
prendre en considération l'histoire, incluant l'histoire du droit,
car ce fut le triomphe des tribunaux de common law sur leurs
rivaux qui a constitué le contexte et créé les conditions qui ont
rendu la transformation subséquente de la procédure pénale
anglaise à la fois possible et nécessaire.

533
DROIT ET RÉVOLUTION

Les effets de la théologie morale calviniste


sur le droit pénal substantiel

Les nouvelles conceptions morales se reflétaient également


dans le développement du droit en matière d'homicide, dans la
définition d'un crime distinct d'association délictueuse (conspi-
racy) , ainsi que dans l'introduction des peines de prison et de
déportation comme peines criminelles principales.

Homicide
Au lendemain de la Révolution anglaise, on assista à une pro-
lifération de nouveaux délits définis par la loi, mais en même
temps on constate que la jurisprudence sur l'homicide (dans un
sens général) a profondément modifié la matière. Ce change-
ment s'exprime de façon frappante dans l'établissement des
règles concernant, d'une part, le meurtre commis dans le cadre
d'un délit capital (<<felony-murder ») et, d'autre part, l'homicide
au sens strict commis dans le cadre d'un délit non-capital
(<< misdemeanour-manslaughter»). En même temps, la possibilité
fut ouverte à la défense d'obtenir la requalification du meurtre
en homicide, par le biais de la technique développée par les tri-
bunaux dite des «provocations », c'est-à-dire l'invocation de fac-
teurs ayant atténué l'intention criminelle. Ces développements
s'expliquent en partie par l'influence de la théologie morale cal-
viniste sur la pensée juridique anglaise de la fin du XVIIe siècle et
du début du XVIIIe siècle.
En vertu de la règle dite du felony-murder, un individu qui
provoquait la mort d'une personne en commettant un crime
capital, même si cette mort était entièrement imprévisible, était
coupable de meurtre. En vertu de la règle dite du misdemeanour-
manslaughter, l'individu qui provoquait la mort d'une personne
en commettant un délit non capital était coupable d'homicide,
même dans les cas où la mort n'était pas prévisible. Ces deux
règles, qui sont toujours en vigueur en droit anglo-américain
de nos jours, sont rejetées par la plupart des autres systèmes
juridiques, qui les considèrent comme irrationnelles et injustes:
pourquoi un individu qui avait l'intention de commettre, par

534
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

exemple, un cambriolage devrait-il être déclaré coupable de


meurtre si, inopinément, un étranger apparaissait soudaine-
ment dans l'habitation et, en voyant le cambrioleur, s'effrayait
au point de décéder d'une crise cardiaque? Un tel résultat est
sans doute plus exceptionnel aujourd'hui qu'aux XVIIe et
XVIIIe siècles, du fait qu'à l'époque, la plupart des crimes graves
(et notamment le cambriolage et le meurtre) étaient pour la
plupart passibles de la peine de moré 8• D'autre part, la règle
dite du misdemeanour-manslaughter était à l'époque encore plus
dure qu'aujourd'hui, du fait que le délit en question (l'homicide
par négligence) constituait un crime grave, passible, à l'instar du
meurtre (homicide intentionnel), de la peine de mort, alors que
les délits non capitaux (misdemeanors) n'étaient en principe
punis que d'une amende et/ou d'une peine d'emprisonnement
allant jusqu'à un an. De ce fait, un délit relativement mineur
devenait un crime capital en raison de ses conséquences objec-
tives, aussi imprévisibles fussent-elleé 9 .
L'apparition de la règle du felony-murder dans la jurispru-
dence à partir de la fin du XVIr siècle s'explique en partie par le
même système de croyance calviniste qui inspirait au Parlement
de multiplier les crimes capitaux dans sa législation. Selon ce
système de croyance, comme nous l'avons déjà relevé, le degré
de péché dans le comportement d'un accusé n'était pas déter-
miné par le type d'agissement qui avait été commis, mais par le
degré de dépravation imputé à l'auteur de l'acte. Ainsi, aussi
bien l'acte de voler que l'acte de tuer constituaient une violation
de la loi divine exprimée dans les Dix Commandements, et tous
deux méritaient par conséquent la peine de mort. Dans un cas
particulier, le criminel - même dans le cas d'un meurtrier -
pouvait toutefois obtenir une commutation de sa peine et, sur
la base de ses mérites, être condamné aux travaux forcés et
déporté outre-mer, ou même n'être déclaré coupable que d'un
délit moins grave et de ce fait n'être condamné qu'à une peine
d'emprisonnement et/ou d'amende. À l'inverse, si un cambrio-
lage, un viol ou un vol qualifié provoquait accidentellement la
mort d'autrui - pour autant que le péché de l'auteur de l'acte
délictueux fût suffisamment grave -, l'accusé pouvait légitime-
ment être déclaré coupable de meurtre.
Avant le XVIIe siècle, la différence entre meurtre et homicide
en droit anglais était fondée sur la distinction entre un homi-

535
DROIT ET RÉVOLUTION

cide intentionnel (prémédité avec une intention malveillante) et


un homicide soudain, non intentionnel (par accident, ou par
un concours fortuit de circonstances). Dès le début du
XVIIe siècle, la préméditation commença à être présumée: en
conséquence, de nombreux individus, qui auraient auparavant
été condamnés pour homicide, étaient désormais déclarés cou-
pables de meurtre70 • À partir de la fin du XVIIe siècle, l'émer-
gence de la définition d'homicide en tant qu'homicide commis
par négligence eut pour effet que les règles de common law
concernant le meurtre ne reconnaissaient plus une division, fût-
elle formelle, entre différents degrés de meurtre, ni une doctrine
claire concernant les justifications ou excuses en cas d'homicide.
Les juristes anglais de la fin du XVIIe siècle et du début du
XVIIIe siècle étaient conscients de ces lacunes, car les tribunaux
relevant de la Prérogative royale avaient pu s'appuyer sur une
théorie fortement développée (notamment par le droit cano-
nique) sur ces questions. Cependant, ces doctrines canoniques
(ou « romanistes ») découlaient d'une théologie fondamentale-
ment différente de celle qui prévalait en Angleterre à partir des
années 1640. Pour les canonistes, les distinctions entre diffé-
rents types de délits correspondaient à des distinctions entre dif-
férents types de péchés. Ce qu'il convenait de punir au for
externe était l'acte délictueux, la punition devait être mesurée
par rapport à la gravité de cet acte. La culpabilité était détermi-
née par l'état d'esprit de l'accusé, en considération du type
d'acte commis: on devait tout spécialement tenir compte de
son intention directe ou indirecte de produire le résultat pro-
hibé, ou, si l'intention faisait défaut, de sa faute en manquant
de prévoir les conséquences de son acte. Les procédures cano-
niques qui gouvernaient les causes criminelles étaient bien adap-
tées pour mettre en œuvre ces doctrines, tandis que le système
de common law de la procédure devant un jury, à ce stade de
son développement, demeurait inadapté.
L'éclipse des tribunaux de la tradition romaniste, l'augmenta-
tion spectaculaire du nombres de nouveaux délits relevant de la
common law - crimes capitaux et délits non-capitaux - et l'éta-
blissement des règles entraînant la peine capitale pour des délits
non-capitaux (par la technique des règles de felony-murder et de
misdemeanour-manslaughter) entraînèrent, pour la Cour du
Banc du Roi, la nécessité d'élaborer une nouvelle approche per-

536
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

mettant de distinguer entre les différents types d'homicides. Au


fil de sa jurisprudence, la cour développa le principe selon
lequel, s'il apparaissait qu'un accusé avait été «provoqué» à
tuer la victime dans des circonstances qui atténuaient sa culpa-
bilité, le prévenu accusé de meurtre devait être condamné pour
homicide et, dans le cas d'un premier délit, il ne devait être
condamné qu'à une peine d'un an de prison et/ou d'amende.
Cette nouvelle doctrine fondée sur une « provocation» ne fit
pas l'objet d'une élaboration systématique, mais fut développée
graduellement d'un cas à l'autre. Par la suite, William Hawkins
en fit la synthèse, en concluant que l'individu qui commet un
homicide dans un état de colère soudaine ou d'agitation
extrême (<< in heated blood ») n'est pas coupable de meurtre,
malS. d'h omlcl
··de slmp
. 1e71 .
La doctrine dite de l'acte provoqué produisit des effets com-
parables à ceux produits, en droit canonique ou dans d'autres
systèmes juridiques, par les doctrines de justification et
d'excuse, ou permettant de distinguer des degrés d'homicide
criminel. Cependant, ces effets furent obtenus selon une
approche qui reflétait davantage la théologie morale calviniste
que catholique. Dans ce système, il incombait essentiellement
au jury de déterminer la qualité morale du comportement de
l'accusé, en tenant compte des circonstances particulières du
cas, et en soupesant ces circonstances par rapport à la règle
générale selon laquelle les crimes capitaux devaient, en principe
et par définition, être sanctionnés par la peine de mort. Le jury
avait à juger, non le caractère du péché auquel correspondait
l'acte incriminé en soi, mais le degré de péché de la part de
l'auteur du délit, et il devait déterminer si, dans la mesure où
l'élément de péché était absent au moment où le délit avait été
commis, il était possible d'écarter l'application rigoureuse de la
règle générale.

L association délictueuse
La doctrine anglaise moderne concernant l'association délic-
tueuse (conspiracy), qui prévaut également aux États-Unis, fit ses
premières apparitions dans les décisions du Banc du Roi à la fin
du XVIIe siècle. Cette doctrine est unique dans les systèmes occi-
dentaux par sa portée, du fait qu'elle permet de réprimer péna-

537
DROIT ET RÉVOLUTION

lement le simple accord entre deux ou plusieurs personnes


visant à commettre un acte illicite, voire un acte qui n'est pas
illicite en droit strict, mais à tel point immoral qu'il devient illi-
cite en droit à partir du moment où il serait commis conjointe-
ment par deux ou plusieurs personnes. Dans d'autres systèmes
juridiques, comme d'ailleurs en Angleterre avant la fin du
XVIIe siècle, les ententes portant sur l'accomplissement d'un délit
grave peuvent en soi constituer un délit - ainsi, notoirement,
les accords visant à commettre certains crimes contre l'État,
comme la trahison. Cependant, en général, les systèmes occi-
dentaux ne retiennent l'incrimination d'une telle entente délic-
tueuse que lorsqu'elle est suivie d'un acte concret constituant
un début de réalisation de cette entente: il s'agit au moins
d'actes préparatoires, ou, dans la plupart des systèmes juri-
diques, d'une tentative de commettre le délit, ou de sa dissimu-
lation après qu'il ait été commis. L'aspect essentiel d'un tel délit
n'est pas 1'« association» délictueuse, mais plutôt la notion de
« complicité », c'est-à-dire la participation de deux ou plusieurs
individus à la réalisation de l'acte criminel. En outre, dans ces
systèmes, l'accord et la tentative doivent porter sur l'exécution
d'un délit, et non seulement d'un quasi-délit.
En Angleterre, le terme « conspiracy» a été utilisé très tôt
pour indiquer la subversion du processus judiciaire visant à
accuser quelqu'un faussement 72 • Avant le XVIIe siècle, une telle
« conspiracy» n'était pas répréhensible, à moins que la victime
ne fût mise en accusation et acquittée. En 1611, cependant,
dans une affaire jugée par la Chambre étoilée, les accusés
avaient convenu de présenter de faux éléments de preuve d'un
acte criminel, mais le grand jury refusa de mettre en accusation
les personnes victimes du complot, et la cour déclara les accusés
coupables du délit de « conspirary73 ». En 1615, le Banc du Roi
étendit le délit d'« association délictueuse» en qualifiant de tels,
les efforts soutenus d'un bourgeois notable de Plymouth, assisté
d'autres individus, pour mettre en cause la réputation du maire
de la ville74. Dans ces deux cas, les accusés avaient déjà commis
des actes qui constituaient un commencement de réalisation de
leur accord réprouvé. Cependant, la relation de ces décisions
dans le recueil de Sir Edward Coke était formulée en des termes
très généraux, indiquant notamment que (( l'association délic-
tueuse visant à commettre conjointement un acte susceptible de

538
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

porter préjudice au bien public» constitue un délit « même si


les délinquants n'exécutent aucun acte visant à mettre en œuvre
leur entente ». En 1664, ce passage fut cité lors de poursuites à
l'encontre de brasseurs londoniens qui s'étaient mis d'accord
pour ne pas produire un breuvage alcoolisé bon marché, afin
que la Couronne ne puisse percevoir les revenus auxquels elle a
droit sur la vente de cette boisson 75 • La Cour du Banc du Roi
déclara les brasseurs coupables: selon les juges, un acte donnant
suite à leur entente n'était pas nécessaire. Pourtant, dans tous
ces cas, les accusés avaient, au-delà de leur accord, apparem-
ment entamé la réalisation de leur projet. Ainsi, la condition
d'un « acte manifeste », s'ajoutant à une « simple association »,
pouvait du moins toujours être invoquée76 • Finalement, en
1705, Lord HoIt établit définitivement le principe selon lequel
« si [comme dans le cas qui lui était soumis] deux ou trois per-
sonnes se réunissent, délibèrent et décident conjointement de la
manière dont un tiers peut être faussement accusé ou un délit
peut être commis, cela constitue en soi un acte manifeste et un
délit susceptible d'être poursuivi et réprimé [ ... ]. Le seul fait de
se réunir constituait un acte manifeste77 ». La question se trou-
vait ainsi résolue par le biais d'une fiction, qui subsiste jusqu'à
nos jours dans la jurisprudence anglo-américaine78 •
À partir d'autres cas, fut élaborée la doctrine selon laquelle
une association délictueuse existe non seulement lorsqu'il y a
une entente visant à commettre un acte criminel, mais égale-
ment lorsque l'entente porte sur un quasi-délit, et même
lorsque l'acte envisagé n'est ni un délit, ni un quasi-délit, mais
simplement immoral. Dans ses Pieas of the Crown (1716),
William Hawkins était déjà en mesure d'affirmer qu'« il ne peut
y avoir aucun doute que toute association quelconque visant à
porter préjudice à un tiers est hautement criminelle aux yeux de
la common /aw79 ». En 1721, le Banc du Roi jugea que le sim pIe
accord entre certains accusés, des tailleurs journaliers qui étaient
convenus de refuser leurs services à moins d'obtenir une hausse
de leur salaire, était en soi un acte délictueux: les juges estimè-
rent qu'« une association délictueuse de quelque type que ce
soit est illicite, bien que l'objet de leur entente conjointe ait pu
être légitime à leur égard, ou à l'égard de l'un d'eux, pour
autant qu'ils ne se soient pas entendus pour l'accomplir80 ». En
1724, le Banc du Roi déclara que « le simple accord tendant à

539
DROIT ET RÉVOLUTION

commettre un acte licite dans un but illicite constitue un délit,


même si aucun acte n'a été exécuté en conséquence de cet
accord 8l ».
L'apparition de cette célèbre doctrine anglaise de l'association
délictueuse à partir de la fin du XVIIe siècle et au début du
XVIIIe siècle reflétait le nouveau rôle des tribunaux de common
law en tant que gardiens de la moralité du peuple anglais.
Comme nous l'avons déjà vu au cours de ce chapitre, ils repri-
rent en partie ce rôle de l'ancienne Chambre étoilée. Le cas des
tailleurs journaliers illustre par ailleurs que la moralité que les
tribunaux entendaient renforcer servait avant tout les intérêts
des nouvelles classes dirigeantes. En même temps, les concep-
tions anglo-calvinistes de la morale publique et de l'esprit
public ont joué un rôle important dans l'extension du domaine
du droit pénal, désormais appelé à réprimer non seulement les
comportements effectivement préjudiciables à l'ordre social,
mais également les intentions réprouvées qui s'exprimaient à
travers des ententes collectives. Selon les termes de Lord
Mansfield, « Tout ce qui est contraire aux bonnes mœurs et à
l'ordre établi [bonos mores et decorum] est interdit par les prin-
cipes de notre droit; la Cour du Banc du Roi, qui est le censeur
et le gardien général des usages publics, est tenue de juguler et
de réprimer de tels comportements 82 ».

Les sanctions pénales


La théologie calviniste et néo-calviniste a également exercé
une profonde influence sur la création de deux nouveaux types
de sanction pour les cas de délits graves: la peine de prison et
la déportation.
La peine de prison dans les cas de felonies a pour la première
fois été introduite en Angleterre par une loi de 170683 • Aupara-
vant, les rois d'Angleterre avaient fréquemment incarcéré leurs
ennemis pour des périodes indéterminées. Au XVIe siècle, les
nouveaux tribunaux relevant de la Prérogative royale avaient fait
détenir en prison des individus ayant refusé de se soumettre à
leurs ordres (ce qui constituait une entrave à la justice civile).
Au XVIe siècle, on vit également apparaître en Angleterre les
« maisons de correction» (bridewells) , dans un premier temps
dans les villes, puis dans les régions plus reculées: ces institu-

540
LE DROIT PÉNAL ANGLAIS

tions servaient à loger et à mettre au travail des sans-logis, des


indigents, ou encore des « mendiants obstinés 84 ». Cependant,
les tribunaux de common /aw ne pouvaient imposer que des
peines de prison assez courtes, soit pour détenir des accusés en
attendant leur procès, soit afin d'inciter des débiteurs à payer
leurs créanciers, soit encore à titre de punition pour des délits
mOins. graves quaI·B'
1 les de mIs. demeanours85 .
La loi de 1706 ne transforma pas l'emprisonnement en une
peine alternative ou substitutive de la peine de mort. En vertu
de cette loi, la prison devenait une peine applicable aux indivi-
dus condamnés pour la première fois en raison d'un délit pour
lequel le bénéfice du clergé pouvait être invoqué; auparavant, la
peine de ces condamnés (dans le cas d'une première condamna-
tion) avait été limitée à la marque du pouce au fer rouge. Suite
à la nouvelle loi, une peine de prison allant de six mois à deux
ans (à la discrétion du tribunal) pouvait s'ajouter à la marque.
La loi sur les déportations de 1718 (Transportation Act), déjà
mentionnée dans le cadre des mesures permettant de suivre une
voie médiane entre les règles strictes et leur application plus
modérée, prévoyait que les déportés seraient transférés et confiés
à des entrepreneurs qui devaient prendre en charge les coûts de
leur transport mais étaient en revanche autorisés à céder à des
tiers (ou à en disposer de quelque façon) le travail effectué par
les condamnés dans les colonies américaines.
La peine de prison et la déportation impliquaient toutes deux
des travaux forcés, ce qui favorisait certainement les intérêts
économiques de la noblesse foncière et des marchands qui béné-
ficiaient de ces travaux. En même temps, ces mesures expri-
maient la conception théologique selon laquelle un travail
pénible constituait non seulement le moyen de faire pénitence
et de se réhabiliter (comme dans la théologie catholique
romaine), ou de se conformer à la vocation de tout chrétien
(conformément à la théologie luthérienne), mais également un
signe de salut prédestiné. Dans la théologie calviniste, le dur
labeur est d'ailleurs imposé par la « convention du travail»
divine, laquelle « établissait des rapports humains fondamen-
taux d'amitié et de proximité, d'autorité et de soumission»,
ainsi que « des valeurs fondamentales de dévotion et de piété,
d'honnêteté et d'honneur, de discipline et de diligence, d'humi-
·, et de cante
1lte h . ,86 ». C SI, d ans 1es pays ou
e n'est pas par h asard· \

541
DROIT ET RÉVOLUTION

le calvinisme prévalut aux XVIIe et XVIIIe siècles - en Angleterre


et en Amérique du Nord, aux Pays-Bas, ou parmi les hugue-
nots français -, le travail assidu, la sobriété, la parcimonie et
d'autres ~ualités associées à la morale dite puritaine étaient à
l'honneur 7. De plus, une forte doctrine théologique de la ten-
sion entre la justice divine et la miséricorde divine soutenait un
système de répression qui tendait à être plus sévère que la
marque d'un pouce au fer ou, dans le cas d'un pardon royal,
d'une exonération complète, et, d'autre part, moins sévère que
la peine de mort.
Cette tension entre la justice répressive et la miséricorde était
par ailleurs un thème récurrent des sermons prêchés aux assises,
à l'intention des badauds qui s'y rassemblaient pour assister aux
exécutions des grands criminels. Comme on l'a vu, on ne faisait
pas de distinction entre délits graves et mineurs: les uns et les
autres pouvaient être également passibles de la peine capitale.
Cependant, un délinquant primaire pouvait bénéficier d'une
correction. La distinction entre justice divine et miséricorde
divine s'exprimait à travers la distinction entre le droit des
hommes et l'équité des hommes. Le révérend Zachariah
Mudge, prêchant aux assises d'Exeter Cas ter en 1732, affirmait
ainsi qu'en raison de l'imperfection de la justice humaine, « la
nécessité de l'équité se fait sentir88 », et cette équité représente
« un pouvoir permettant d'arrêter le cours de la justice en se
référant à la notion de miséricorde 89 ». La miséricorde, selon
Mudge, permet d'opérer une différenciation entre différents
délits et différents délinquants dans l'application du droit90 • La
miséricorde se traduit toutefois également par la punition sévère
des coupables, car la justice à l'égard des coupables correspond
à la miséricorde à l'égard des innocents - c'est-à-dire, à l'égard
des victimes innocentes de leurs crimes et à l'égard de la com-
munauté en général 91 •
CHAPITRE XI

La transformation du droit privé


et économique anglais

L'objet principal de ce chapitre est en premier lieu de recons-


tituer et d'interpréter les changements fondamentaux qui affec-
tèrent les droits réels, le droit des contrats et le droit des sociétés
au cours du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, dans la foulée
de l'affirmation de la primauté du Parlement, de l'établissement
de la prédominance de la noblesse foncière et des grands
négociants, et de la consolidation de la théologie morale anglo-
calviniste. Ensuite, ces changements en droit civil seront mis en
rapport avec les transformations contemporaines du droit com-
mercial et financier, notamment l'abrogation des monopoles
royaux, l'introduction de nouvelles techniques de crédit, les
progrès d'un système boursier moderne, l'avancée de ce que l'on
a désigné d'« État fiscal» (<< tax State »), la création d'un système
moderne de brevets, et le développement des assurances, en par-
ticulier maritimes.
En analysant les changements touchant les notions fonda-
mentales de propriété, de contrat et de société, ce sera principa-
lement le droit substantiel qui retiendra notre attention, plutôt
que les réformes judiciaires et procédurales ayant transféré, au
profit des tribunaux de common law, plusieurs catégories de
litiges civils qui avaient auparavant été traités par d'autres juri-
dictions, ou l'extension des voies de droit ouvertes devant les

543
DROIT ET RÉVOLUTION

tribunaux de common law dans les causes civiles. Ces réformes


judiciaires et procédurales ont déjà été traitées dans les chapitres
précédents consacrés à la transformation du droit constitution-
nel et de la science du droit en Angleterre. Selon une opinion
largement partagée par les historiens du droit, les notions et
principes de base du droit civil substantiel seraient demeurés les
mêmes durant cette période par rapport à la situation anté-
rieure, ou n'auraient commencé à se développer que très pro-
gressivement, en dépit des grandes modifications dont furent
l'objet à l'époque l'organisation judiciaire et la procédure l .
Notre thèse est que cette vision ne résiste pas à l'ensemble des
éléments qui sont présentés dans le cadre de ce chapitre.

Les droits réels

Les développements-clé ayant eu un effet sur les droits réels


immobiliers à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle
ont été: 10 l'abolition des tenures dites féodales, qui imposaient
la prestation de services ou un payement au seigneur, et le
consentement de celui-ci pour différents usages ou pour la dis-
position de la tenure: cette abolition eut pour effet de rempla-
cer l'ancien système des tenures par un droit moderne de la
propriété foncière. 2 0 L'élimination des restrictions affectant la
clôture des terres, et la réalisation effective de la clôture de mil-
liers de propriétés, la consolidation des domaines fonciers et le
remplacement des anciennes formes de copyhold (des tenures
dont la reconnaissance relevait de la juridiction seigneuriale) par
des baux réels à long terme. 3 0 L'introduction d'un système de
substitutions fidéicommissaires appelé « strict settlement»: ce
système permettait de maintenir intégralement la propriété
immobilière dans la même famille sur plusieurs générations,
tout en préservant les règles limitant l'aliénation de droits
immobiliers qui n'étaient pas inclus dans ces substitutions.
4 0 Le développement du droit des trusts et des sûretés immobi-
lières (mortgages) , qui assura le développement d'un marché
immobilier facilitant le transfert de la propriété immobilière.
Chacune de ces innovations mérite d'être traitée séparément.

544
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

L'abolition des tenures féodales


En vertu de résolutions édictées en 1641et en 1645, et d'une
loi adoptée en 1656, le Long Parlement supprima les anciennes
formes de tenures détenues par des tenanciers principaux de la
Couronne. Lors de la Restauration, ces dispositions furent
confirmées par la loi de 1660 sur la suppression des tenures
(Tenures Abolition Act) 2 • L'effet immédiat de cette législation fut
de priver la Couronne de la faculté d'imposer unilatéralement
certaines impositions féodales aux possesseurs fonciers - en par-
ticulier les droits désignés de «service du chevalier» (knight-
service) et de « garde féodale» (wardship) 3. Il ne s'agissait sans
doute plus que de désignations officielles et coutumières, car ces
termes étaient issues d'institutions féodales qui avaient cessé
depuis longtemps d'exister. Ainsi, l'obligation du vassal de four-
nir des chevaliers à son seigneur avait déjà commencé à être
remplacée par le versement d'une somme d'argent (le «scu-
tage ») dès le XIIe siècle, et la disparition en pratique du lien per-
sonnel direct entre seigneur et vassal aux XIV" et xv" siècles avait
eu pour effet que ce versement, ainsi que d'autres droits féo-
daux qui étaient dus principalement à l'occasion de la succes-
sion ou d'une autre forme de transmission de l'immeuble,
avaient eu tendance à s'effacer. Les monarques Tudors, au
XVIe siècle, remirent artificiellement ces droits en vigueur afin
d'augmenter les revenus de la Couronne. Sous le régime Stuart,
Charles le, convertit ces droits en emprunts obligatoires qui per-
mirent à la monarchie de fonctionner pendant onze ans sans
avoir recours à un Parlement invité à approuver les impôts ordi-
naires.
Suite à la loi sur la suppression des tenures, toutes les compé-
tences fiscales de la Couronne furent subordonnées à la volonté
du Parlement. En conséquence de cette législation, le statut
juridique de la propriété foncière se transforma également: la
plupart des tenures quasi allodiales étaient à présent converties
en ce que l'on appela désormais le «socage» libre et commun
(<<free and common socage »). Anciennement, le terme quelque
peu ésotérique de « socage» avait été utilisé pour désigner diffé-
rentes formes de possession immobilière soumises à des services
seigneuriaux autres que l'assistance militaire (le «service du
chevalieé »). La loi de 1660 convertit la tenure soumise au

545
DROIT ET RÉVOLUTION

« socage» en une tenure libre, c'est-à-dire n'impliquant pas


d'obligation d'effectuer un service ou de verser une contrepartie
en argent à un seigneur, ni d'être soumis à un consentement
seigneurial pour différents usages ou dispositions du bien fon-
cier: hormis l'appellation, il s'agissait donc de l'établissement
d'un droit de propriété au sens moderne du terme.

L ëlimination des restrictions du droit de clôture


L'affranchissement de la propriété foncière des prestations de
services ou de payements aux titulaires des droits seigneuriaux
et à la Couronne doit être mis en rapport avec la suppression
des restrictions attachées à l'acquisition de terres tenues en com-
mun par les populations des villages et destinées principalement
à servir de pâturages aux moutons et au bétail. Ces acquisitions
étaient appelées « mises en clôture» «( enclosures ») du fait
qu'elles consistaient concrètement à clôturer ces terres collec-
tives par une haie, une barrière ou une autre forme d'enceinte.
Ces clôtures étaient rares à l'époque où le régime agricole sei-
gneurial était à son apogée, du xn e siècle jusqu'au milieu du
XIV" siècle. Sous ce régime, les paysans détenaient des parcelles
de terre, habituellement dispersées dans le domaine « du» sei-
gneur foncier local, et les droits et obligations attachées à ces
parcelles, tout comme les droits collectifs exercés sur les com-
muns, étaient fondés sur les coutumes seigneuriales. Suite au
déclin du régime seigneurial à partir de la fin du XIV" siècle et au
cours du xv" siècle, en particulier après la grande épidémie de
peste des années 1348-1349, les paysans gardèrent en général
leurs tenures coutumières telles qu'elles étaient enregistrées dans
les anciens actes (en anglais, « copies ») de la seigneurie, et ces
différentes tenures furent ainsi désignées du terme général de
« copyhold ». Cependant, tout comme la disparition progressive
du caractère personnel et direct des rapports entre seigneur féo-
dal et vassal avait provoqué une mutation de la nature même
des tenures féodales, la disparition progressive des rapports
entre seigneur foncier et paysan eut pour effet de changer la
nature des tenures seigneuriales. Au xv" siècle, on assiste à
l'émergence, dans les communautés rurales, de paysans aisés,
appelés yeomen, qui acquirent des terres arables de paysans plus
pauvres et parvinrent parfois à usurper des parties des terres

546
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

communes afin de consolider des pâturages continus, principa-


lement destinés à l'élevage de moutons. L'une des conséquences
de ce développement fut d'évincer de nombreux petits paysans
de leurs anciennes terres.
La multiplication des terres clôturées vers la fin du xv" siècle
et au cours du XVIe siècle provoqua une opposition croissante de
la part de la petite paysannerie plutôt pauvre, mais également
de la part de la Couronne et de l'aristocratie, qui se voyaient
comme les protecteurs de la paysannerie et ne voyaient pas d'un
bon œil l'ascendant d'une classe prospère de yeomen. Dans son
Utopia publiée en 1515, Thomas More remarque, à propos des
clôtures, que « les moutons mangent les hommes 5 ». En 1517,
le cardinal Wolsey créa une commission chargée d'enquêter sur
le dépeuplement causé par les clôtures, ce qui permit pendant
une vingtaine d'années de poursuivre les auteurs d'infractions
devant la Haute Cour de la Chancellerié. Dans le courant du
XVIe siècle et des premières décennies du XVIIe siècle, la législa-
tion apporta des restrictions très strictes aux tentatives de clô-
tures, qui s'étaient avérées un facteur important dans l'ascension
sociale et économique de la noblesse foncière. Sous le règne de
Jacques 1er , la suppression de la législation réprimant les clôtures
fut proposée, en vain, par Sir Edward Coke et d'autres, lors de
la session parlementaire de 16247 • Au cours des années 1630,
Charles 1er fit rigoureusement réprimer les infractions à cette
législation, et, en 1644, l'un des chefs d'accusation qui fut
retenu pour justifier l'exécution de l'archevêque William Laud
était qu'il avait soutenu la politique intransigeante de suppres-
sion des clôtures.
Sous le régime du Commonwealth et par la suite, le mouve-
ment des clôtures fut entièrement soutenu par le Parlement. À
un stade ultérieur, le système fut soumis à des mécanismes de
contrôle judiciaire et parlementaire: ainsi, des centaines de pro-
positions de loi introduites par des représentants, dont l'objet
était chaque fois d'autoriser des clôtures spécifiques, furent
adoptées, et la pratique se développa d'inclure dans de telles lois
des mesures assurant un minimum de protection en faveur des
personnes dont les droits seraient vraisemblablement restreints
par l'autorisations.
Le mouvement des clôtures alla de pair avec la pratique de la
consolidation (en anglais, « engrossing»), c'est-à-dire l'amalgame

547
DROIT ET RÉVOLUTION

de parcelles séparées dans les champs, et empiéta sur le système


des tenures détenues sous le régime du « copyhold», que la légis-
lation des Tudors et des premiers Stuarts dirigée à l'encontre
des clôtures avait précisément tenté de protéger. Petit à petit au
cours du XVIe siècle, puis à un rythme plus soutenu au cours du
XVIIe siècle, en particulier à partir du moment où le revirement
de législation eut pour effet d'encourager les clôtures, une pra-
tique se développa consistant à transformer le statut des tenures
détenues en « copyhold» en baux réels. Le titulaire du bien fon-
cier dont relevait la tenure en «copyhold» concluait une
convention avec le titulaire de cette tenure, en vertu de laquelle
celui-ci devait lui payer un montant initial, à titre de «droit
d'entrée» (entry fine), et ensuite une rente annuelle dans le
cadre d'un bail (réel) à long terme. Ces nouveaux types de bail
remplaçaient les anciennes tenures en « copyhold» soumises aux
usages et coutumes seigneuriales, comme les tenures en
« socage» avaient remplacé les anciennes tenures féodales coutu-
mières. De même que le titulaire de la tenure en «socage»
n'était plus en pratique un tenancier mais bien un propriétaire,
le titulaire du bail à long terme n'était plus un paysan-tenancier,
mais un fermier, dont les droits sur la terre avaient été acquis en
vertu d'une convention avec le propriétaire-bailleur. En fait, la
fiction selon laquelle toute terre était toujours censée être
« tenue» de la Couronne ne faisait que masquer le fait qu'un
droit réel immobilier illimité dans le temps (un «fie simple»)
correspondait désormais à un droit de propriété, tandis qu'un
bail foncier réel (<< leasehold») correspondait à une relation
contractuelle attribuant des droits réels limités (dans le temps)
au preneur9 .

Les substitutions fidéicommissaires


Les mutations radicales qui affectèrent la propriété immobi-
lière à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle au profit
des intérêts de la noblesse foncière se reflètent à travers le sys-
tème anglais des substitutions dit des «strict settlements», une
technique qui permettait aux propriétaires fonciers d'assurer la
transmission intégrale de leur patrimoine à leurs descendants
sur plusieurs générations.

548
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

La liberté de disposer de biens fonciers en « pleine propriété»


par testament, par donation entre vifs ou par contrat avait été
encouragée du xn e au XVIe siècle, tout d'abord sur les instances
de l'Église catholique romaine, qui avait bénéficié de ces formes
de disposition et était ainsi parvenue à acquérir environ un tiers
de la propriété foncière en Europe. Les biens immobiliers que
l'Église avait reçus en « franche aumône» (<< frankalmoign », « in
free alms ») demeuraient toutefois invariablement entre les
mains de l'Église. Les donateurs à d'autres bénéficiaires sou-
haitaient également que l'aliénation ou toute autre disposition
par institution, convention, ou libéralité fût limitée, tandis que
ces bénéficiaires (légataires, donataires) ou leurs successeurs
souhaitaient souvent précisément le contraire. Pour parer à ce
dilemme, le droit anglais élabora un ensemble extrêmement
complexe de règles destinées à réaliser une grande variété de
buts différents. Certaines formulations insérées dans l'acte de
transmission ou d'institution permettaient de limiter toute dis-
position ultérieure du bien immobilier à certaines catégories
spécifiques de personnes. Ainsi, par exemple, une transmission
ou libéralité suivant la formule « à A durant sa vie, et au décès
de A par substitution à B et ses héritiers» transmettait à A un
droit à titre « viager », sans le droit de disposer du bien par tes-
tament, mais accordait à B, pour autant qu'il fût en vie au
moment du décès de A, la pleine faculté de disposer selon sa
volonté du bien immobilier. De même, si A donnait ou trans-
mettait un bien foncier à B, sous condition qu'après le décès de
B, ce bien passerait au premier fils de B qui atteindrait l'âge de
vingt et un ans, B pouvait néanmoins déjouer la volonté du
donateur en disposant du bien en question avant que l'un de ses
fils n'ait atteint cet âge. Le droit virtuel du fils mineur sur le
bien foncier, et qui n'était qu'un droit « expectatif» (en anglais,
« contingent remainder », une forme de substitution sous condi-
tion suspensive), pouvait en effet s'éteindre avant qu'il n'ait
atteint l'âge requis. La justification technique de cette règle était
que, si B mourait avant que son fils n'eût atteint l'âge de vingt
et un ans, nul n'aurait de droits sur le bien foncier - la pro-
priété serait en état de déshérence, une « abeyance ofseisin », lit-
téralement une « vacance de saisine» -, ce qui constituerait une
situation inadmissible. La règle s'étendait même en général à de
tels droits hypothétiques de substitution sous condition suspen-

549
DROIT ET RÉVOLUTION

sive. Ainsi, un don en faveur de F, un fils, « durant sa vie », avec


une substitution sous condition suspensive en faveur de son fils
aîné, était à la merci de F jusqu'à la naissance d'un fils à qui ce
droit par substitution reviendrait.
La raison de la règle technique visant à prévenir la déshérence
- et qui prévaut toujours en Angleterre comme aux États-Unis -
est que, puisqu'au cas où la condition ne se réaliserait pas, la
réalisation de l'intention du testateur ou du donateur devien-
drait impossible, le choix qui se présentait dans cette éventualité
était, soit de transférer les biens à ses héritiers légitimes, soit de
conférer la pleine faculté de disposer de ces biens à l'intermé-
diaire, c'est-à-dire au légataire ou au donataire à titre viager.
Cette seconde solution pouvait paraître conforme à ce que le
testateur ou le donateur aurait souhaité, et présentait l'avantage
d'être plus économique que la première solution, du fait que
l'aliénabilité d'un bien foncier en augmente la valeur. De fait,
on constate à la fin du XVIIe siècle une forte tendance de la com-
mon law à supprimer les dernières restrictions qui pesaient sur
l'aliénabilité de la propriété foncière.
Néanmoins, la règle selon laquelle une substitution purement
hypothétique laissait le titulaire viager les mains libres pour alié-
ner le patrimoine (lignager) foncier risquait d'empêcher les
grands propriétaires fonciers, qui constituaient l'aristocratie
dominante en Angleterre, de conserver intacts ces grands
domaines familiaux au-delà de deux générations. Ce problème
fut résolu dans les années 1670 par Sir Orlando Bridgman, en
son temps l'un des membres les plus considérés du barreau, et
qui comptait parmi ses clients certains des plus riches et des
plus influents représentants de l'aristocratie foncière du pays.
L'idée de génie de Sir Orlando fut d'élaborer une technique
juridique dite « strict settlement» qui permettait de sauvegarder
la raison des règles régissant la substitution sous condition sus-
pensive, tout en évitant l'impact de ces règles à l'égard des
grandes familles qui entendaient préserver leur position domi-
nante au fil des générations et des siècles. La technique consis-
tait à créer un trust entre F, le fils, et P, le petit-fils, les trustees
étant chargés de maintenir les substitutions sous condition sus-
pensive; la propriété confiée aux trustees acquérait le statut du
trust dès la donation à F. La formulation juridique nécessaire
pour parvenir à ce résultat était extrêmement complexe: «à F

550
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

durant sa vie, avec substitution sous condition suspensive aux


trustees durant la vie de F en trust en faveur de F durant sa vie
et avec la charge de maintenir les substitutions sous condition
suspensive, substitution sous condition suspensive en faveur du
premier fils de F (avec substitutions successives dans la ligne
masculine), et substitutions sous condition suspensive à titre
subsidiaire pour les autres fils de F ». Par l'effet de cette tech-
nique, le fils (F) est privé de la faculté de disposer de sa
propriété immobilière avant la naissance de son propre fils (le
petit-fils, P), du fait que le patrimoine a été transmis en trust
aux trustees, et route tentative de ceux-ci visant à aliéner les
biens contrairement aux volontés exprimées dans le testament
établissant le trust serait nulle. Au moment où naît le petit-fils
P, la condition suspensive de la substitution se réalise. Et
lorsque P atteint la majorité, F, selon les termes caustiques de
deux grands juristes du xx" siècle,

« [ ••• ] a lui-même atteint la quarantaine ou la cinquantaine et


se sent le gardien de l'honneur, de la tradition et du patrimoine
familial. P peut être un rebelle et peu discipliné, mais il ne peut
éluder la substitution pour acquérir les droits en libre disposition,
du fait que l'affranchissement de la substitution n'est possible que
pour le titulaire qui est en possession du bien. Ainsi, quelles que
soient les idées incongrues et radicales que P puisse entretenir à
vingt et un ans, il ne peut porter préjudice au patrimoine lignager.
C'est à ce moment que, traditionnellement, F avait un entretien
d'homme à homme avec son fils P. Il lui expliquait que, étant par-
venu au seuil de l'âge adulte, P souhaiterait entreprendre le Grand
Tour du continent européen, et assister aux événements de la vie
sociale à Londres. Tout cela nécessiterait des dépenses, mais les
fonds familiaux étaient disponibles, entre les mains de F, en
faveur des membres de la famille qui démontraient qu'ils pre-
naient les intérêts familiaux à cœur. F expliquerait alors à son fils
que l'un des principaux intérêts de la famille était la continuité
du patrimoine lignager et que, pour assurer ces intérêts, il fallait
signer - immédiatement et sans délai - certains documents. Aima-
blement aiguillonné de la sorte, P signait les papiers qui lui étaient
soumis et accédait en même temps aux avantages découlant d'un
, é reux soutien
gen . c . . paterne110 .
nnanCler
Ainsi, le mécanisme de base était assuré pour une nouvelle
génération. F pouvait avoir l'esprit tranquille dans la certitude que

551
DROIT ET RÉVOLUTION

P ne pouvait disposer du patrimoine familial jusqu'à ce qu'il ait


lui-même un fils âgé de vingt et un ans: d'ici là, P se serait rangé,
se complairait dans la routine d'un noble rural consacrant sa vie au
fermage et à la chasse à courre, et veillerait à ce que la propriété
foncière lignagère soit préservée. Évidemment, cette représentation
comporte sa part de simplification et de fiction, et les besoins par-
ticuliers dans certaines familles requéraient d'autres techniques. Ce
qui vient d'être évoqué correspond toutefois au processus de base.
Par ce biais, des milliers de patrimoines [... ] ont été maintenus
essentiellement dans leur intégralité pendant des siècles: pour se
rendre compte de sa portée, il suffit de parcourir les recueils et
annuaires de l'aristocratie anglaise pour n'importe quelle période
s s
du XIXe siècle, Burke Peerage et Burke Landed Gentryll. »

Ce système, qui permit de préserver les grands patrimoines


fonciers de la haute aristocratie pendant de nombreuses généra-
tions, s'est maintenu en Angleterre jusqu'en 1925, lorsqu'une
nouvelle législation fiscale sur les patrimoines et les droits de
• • l'. 12
successlOn y mu nn .

Le développement des trusts et des sûretés immobilières


Bien que le droit du titulaire d'un droit réel foncier sans
limite dans le temps (en «fie simple») d'aliéner son droit sans le
consentement seigneurial fût déjà reconnu en Angleterre dès
1290, de telles aliénations étaient en pratique fortement entra-
vées par la persistance des services féodaux et seigneuriaux ou
des payements équivalents 13 . Là où existaient d'autres formes de
tenures, notamment dans les villes, les droits fonciers et les
immeubles faisaient en effet régulièrement l'objet de ventes et
d'acquisition bien avant que la pratique ne s'en développe dans
les régions rurales 14. Vers la fin du XVIIe siècle, lorsque les der-
niers vestiges des tenures féodales et seigneuriales disparurent
également dans les campagnes, le marché immobilier rural des
terres agricoles s'envola, et toucha même les grands domaines
fonciers. Ce fut d'ailleurs dans le but de résister aux tentations
de ce marché immobilier que de nombreux nobles fonciers
s'efforcèrent de préserver l'intégrité du patrimoine lignager par
la technique des substitutions selon le système du « strict settle-
ment». Cependant, de nombreux membres de la noblesse fon-
cière étaient disposés à aliéner une partie de leur patrimoine

552
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

foncier, et de telles acquisitions attiraient souvent les grands


négociants ou d'autres classes de la société qui s'étaient enrichies
grâce au commerce. Pour un habitant de la ville, l'acquisition
d'un domaine rural était un signe de réussite sociale et le moyen
de s'associer à la noblesse rurale, tout en poursuivant ses activi-
tés commerciales lucratives à Londres ou ailleurs.
Afin de faire face à la forte hausse de cette nouvelle demande
de biens fonciers sur le marché immobilier à la fin du
XVIIe siècle, l'une des principales approches du droit anglais
consista à distinguer entre deux types de titres: l'un correspon-
dant aux règles positives du droit selon l'equity (un tel titre
n'étant dès lors exécutoire que devant une juridiction de cette
branche du droit, c'est-à-dire la Cour de la Chancellerie),
l'autre correspondant aux règles et principes de la common /aw
(un tel titre n'étant exécutoire que devant les juridictions de
common /aw, en particulier les Plaids communs et le Banc du
Roi). L'introduction de la notion d'un titre juridique selon
l'equity impliquait une transformation du droit des trusts:
lorsqu'un bien foncier était transmis à A en trust pour B, A et
B devenaient tous deux propriétaires du bien, mais le caractère
et l'objet de ces deux droits de propriété étaient différents, et les
titulaires respectifs avaient des droits et obligations différents. B
était considéré comme le propriétaire en equity. A, qui était
dans ce cas aussi le trustee (celui à qui les droits réels sur le bien
relevant de la common /aw avaient été transmis, mais au profit
du bénéficiaire B), était considéré comme le propriétaire en
common /aw: en anglais, on les désigne, respectivement,
d'« equitabie owner» (en l'occurrence, B) et de « iegai owner» (le
statut de A). Le droit de possession, d'usage et de disposition
revenait à B, et non à A ; mais B ne pouvait exercer ces droits
que dans les limites fixées par l'acte ayant constitué le trust. Cet
acte avait pu imposer des restrictions à l'usage du bien ou à la
faculté d'en disposer, par exemple en exigeant le consentement
du trustee. Inversement, A, en tant que trustee et propriétaire des
droits en common law, ne pouvait porter préjudice aux droits de
B, le bénéficiaire du trust et les créanciers de A (contrairement
aux créanciers de B) ne pouvaient obtenir une exécution forcée
sur les biens détenus en trust par leur débiteur.
La distinction entre les deux titres juridiques, l'un relevant
du droit selon l'equity, l'autre de la common /aw, s'inscrivait

553
DROIT ET RÉVOLUTION

dans le cadre d'une transformation fondamentale de l'equity (en


tant que droit appliqué par la Cour de la Chancellerie) qui se
situe à la fin du XVIIe siècle et fut réalisée sous l'impulsion de
Lord Nottingham 15 • Cette transformation entraîna également le
développement d'un nouveau droit des sûretés réelles, destiné à
faciliter dans une large mesure l'émergence du marché immobi-
lier, aussi bien pour les immeubles urbains que pour la pro-
priété foncière rurale. Dans la common law, le « gage» ou la
mise en gage d'un bien en tant que sûreté d'une dette remontait
au XIIe siècle, lorsque le créancier, bénéficiaire de la sûreté, occu-
pait le bien jusqu'au remboursement de la dette 16 • Des règles
furent développées autorisant le créancier à s'approprier le bien
si la dette n'était pas remboursée dans un délai convenu. Le
droit des sûretés réelles fut développé dans le cadre de la
common law, mais le Chancelier pouvait exceptionnellement
intervenir afin d'imposer les principes d'équité. Ainsi, la Chan-
cellerie permettait au débiteur défaillant de récupérer la posses-
sion du bien-fonds remis à titre de sûreté s'il remboursait le
créancier un certain temps après l'expiration du délai initiale-
ment convenu (le recouvrement selon l'equity, littéralement
1'« équité de rédemption» ou de rachat, entraînant l'extinction
de la sûreté, « equity of redemption »), ou bien elle accordait
d'autres voies de droit au débiteur en défaut si des circonstances
exceptionnelles le justifiaient.
Cependant, au XVIIe siècle, le droit des sûretés immobilières
devait répondre aux demandes du nouveau marché immobilier:
dans ce contexte, il ne s'agissait plus d'accorder des moyens en
Equity pour atténuer des effets trop rigoureux du droit strict,
mais de redéfinir la relation entre le créancier avec le bien-fonds
qui lui avait été attribué à titre de sûreté réelle. Selon l'ancienne
conception de la common law, il était créancier-gagiste du bien-
fonds, ce qui l'obligeait, au moment du remboursement de la
dette, à rendre le bien à celui qui lui avait remis le bien en gage.
Cette conception avait toutefois été altérée au fil des siècles par
la pratique consistant à laisser le débiteur en possession du bien-
fonds, ainsi que par le développement des protections judi-
ciaires offertes par la Chancellerie dans des cas exceptionnels.
Néanmoins, ceux qui voulaient obtenir un prêt pour acquérir
un bien foncier (ou dans un autre but) auraient hésité à courir

554
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

les risques qu'impliquaient les principes régissant les sûretés


réelles.
La solution fut, encore une fois, trouvée dans le nouveau
droit d'equity développé à la fin du XVIIe siècle. Désormais, le
débiteur gardait le titre en equity sur le bien-fonds apporté en
sûreté, et transférait le titre relevant de la common /aw au
créancier bénéficiaire de la sûreté. En tant que « propriétaire en
common /aw», ce créancier ne disposait que de droits secon-
daires sur la possession et l'usage du bien-fonds: il pouvait pré-
venir toute détérioration importante de sa valeur, et avait un
droit de regard sur tout acte de disposition du bien, mais seule-
ment dans la mesure où il pouvait s'opposer à une opération
qui eût mis le remboursement de sa créance en danger. En
d'autres termes, la sûreté sous forme de mortgage devint, pour la
première fois, une simple sûreté pour le remboursement d'une
dette. Sous cette forme, cette sûreté fut un soutien essentiel de
la nouvelle dynamique des transactions immobilières.

Les contrats

À partir du xn e siècle, en Europe comme en Angleterre, on


assiste non seulement au développement d'un droit complexe
de la propriété, mais également des contrats. Dans le domaine
des contrats, la première élaboration doit être attribuée au droit
canonique, qui s'inspira du droit romain des contrats (tel qu'il
s'exprimait dans les textes du Digeste et qu'il était enseigné
dans les universités), tout en y apportant des modifications
radicales!7. Il, existait également un corps de droit coutumier
réglementant les contrats en Europe et en Angleterre dans la
pratique des foires et marchés et du commerce interrégional,
la «tex mercatoria» ou droit des marchands, comme on
l'appelait 18. Les juridictions urbaines des milliers de villes à tra-
vers l'Europe étaient régulièrement saisies de litiges portant sur
des contrats et s'appuyaient sur le droit romain et le droit cano-
nique (et, en Angleterre, sur le droit des juridictions royales),
ainsi que sur leurs propres droits particuliers (chartes, statuts et
coutumes) ou sur le droit des marchands pour trancher ces
litiges!9.

555
DROIT ET RÉVOLUTION

Dans les premiers temps, la common Law anglaise - c'est-à-


dire, le droit appliqué par les tribunaux royaux - n'offrait
qu'un nombre restreint d'actions permettant d'introduire une
action en justice dans le cas d'un litige contractuel. Les princi-
pales actions ou brefs disponibles en common Law étaient ceux
qualifiés (dans le cadre de contrats ou de la responsabilité
civile) de debt (dette, créance), de recouvrement de biens (deti-
nue), de reddition de comptes (account) , d'acte frauduleux
(deceit) , de conventions solennelles ou conclues sous serment
(covenant), ou d'acte dommageable commis sans violence (tres-
pass on the case). Aucune de ces actions n'était une action
contractuelle au sens propre, en ce sens qu'elles n'avaient pas
pour objet d'assurer l'exécution d'une obligation contractuelle.
Le bref pour trespass on the case est sans doute l'exemple qui se
rapproche le plus d'une action contractuelle lorsque ce bref
devint applicable selon la formule dite de 1'« assumpsit», c'est-
à-dire dans les cas où le défendeur s'était engagé (avait « assumé »,
assumpsit) de faire quelque chose et qu'en accomplissant cet
engagement de manière négligente, il avait causé un préjudice au
demandeur. Aux XIV" et x.ye siècles, lorsque les tribunaux de
common Law (le Banc du Roi et les Plaids communs) refusèrent
de développer de nouveaux moyens visant à protéger une partie
contre un manquement de l'autre partie à ses obligations
contractuelles, le Chancelier acquit de larges compétences en
matière de contrats dans tous les cas qui tombaient en dehors du
ressort de la common Law (ainsi, dans de nombreux cas où il était
question d'une promesse orale ou d'un droit découlant d'une sti-
pulation pour un tiers), ou pour lesquels les tribunaux de
common Law ne pouvaient offrir une protection adéquate et équi-
table (en raison des restrictions liées aux brefs et actions recon-
nus en common Law). La Chancellerie était disposée à assurer
l'exécution des contrats dans ces limites imposées par la common
Law, en intervenant comme un « tribunal de la conscience»
(c'est-à-dire, en tenant compte du « for interne ») : les solutions
qu'elle élaborait empruntaient aux principes de droit canonique,
de droit romain, du droit des marchands, mais se fondaient éga-
lement sur sa propre ingéniosité et son sens de la justice20 •
Au cours des XVIe et XVIIe siècles, le droit anglais régissant les
contrats connut un développement significatif. Sous le régime
des Tudors, les tribunaux relevant de la Prérogative royale (y

556
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

compris la Cour des Requêtes, ainsi que la Haute Cour de la


Chancellerie et la Haute Cour de l'Amirauté après leur réorga-
nisation) exercèrent des compétences fortement étendues et
appliquaient dans des affaires commerciales le droit tradition-
nel des marchands, ainsi que plusieurs principes empruntés au
droit canonique ou à la tradition scientifique romaniste. Afin
de se mesurer à la nouvelle concurrence, mais également dans
l'esprit de l'époque, les tribunaux de common law entamèrent
une réforme de l'action d'assumpsit, en permettant désormais
d'utiliser cette action non seulement, comme auparavant, dans
les cas de dommage causé par une mauvaise exécution de
l'obligation (<< misfeasance »), mais également dans les cas
d'inexécution de l'obligation (<< nonfeasance »), et en simplifiant
la procédure de sorte que la poursuite d'une telle action en jus-
tice soit moins complexe pour trancher les litiges commerciaux.
Dans le jugement de Slades Case (en 1602), l'assumpsit fut
étendu aux cas de contrats ou de ventes mobilières exécutés à
moitié, alors qu'auparavant de tels cas étaient traités par la voie
archaïque des brefs de dette (debt) ou de recouvrement de biens
(detinue). À cette époque, les tribunaux de common law avaient
élaboré une doctrine concernant la contrepartie en tant qu'élé-
ment essentiel d'un contrat (<< consideration »), doctrine par
laquelle ils parvenaient à des effets semblables qu'en equity ou
en droit canonique: la validité et la force obligatoire d'une obli-
gation - dans le cas d'un échange réalisé pour moitié ou dans le
cas d'une promesse non-solennelle - étaient soumises au critère
des circonstances qui avaient causé ou motivé cette obligation21 •
Malgré ces modifications importantes, les principes sous-
jacents de la responsabilité contractuelle dans tous les systèmes
juridiques en vigueur en Angleterre, même en common law, res-
tèrent inchangés au cours du XVIe siècle et au cours des pre-
mières décennies du XVIIe siècle, par rapport au droit antérieur.
Le manquement à une promesse donnait lieu à une action en
justice, en premier lieu, parce que - si - ce manquement consti-
tuait un acte fautif et, en second lieu, parce que - si - le desti-
nataire de la promesse avait le droit d'exiger son exécution dans
un but raisonnable et équitable. Hormis quelques réserves, les
juristes de la common law admettaient ces principes à l'instar
des canonistes. Avant la seconde moitié du XVIIe siècle, l'assump-
sit était essentiellement une action qui sanctionnait le manque-

557
DROIT ET RÉVOLUTION

ment à une promesse (unilatérale), mais pas le manquement à


un contrat (synallagmatique) au sens moderne, et la contrepar-
tie exigée était davantage envisagée dans le sens d'une justifica-
tion morale et de la finalité de la promesse. D'autre part,
l'action en vertu d'une convention solennelle ou sous serment
(covenant) n'était pas une action en vertu d'un contrat au sens
strict, mais plus exactement une action sanctionnant un man-
quement à un acte solennel; il était possible de plaider la
contrainte ayant affecté la délivrance de l'acte, mais pas le dol,
même si, dans ce dernier cas, l'intervention du Chancelier per-
mettait parfois d'obtenir une protection judiciaire en equity. Le
fait que les tribunaux de common law appliquaient des procé-
dures distinctes pour assurer l'exécution de certaines catégories
de promesses et n'offraient qu'une protection restreinte au
cocontractant lésé, reflétait la distinction entre le for séculier et
le for ecclésiastique, et la subdivision du domaine séculier en
plusieurs juridictions distinctes. Ces distinctions et subdivisions
s'inscrivaient elles-mêmes dans une conception générale de
l'ordre universel apparue d'abord aux xt et XIIe siècles.
La victoire des tribunaux de common law sur leurs rivaux,
l'augmentation sensible du nombre et la diversification des
causes commerciales dont ces tribunaux furent saisis entraîna la
nécessité de réviser et d'étendre les moyens de droit disponibles
et les doctrines en vigueur. Surtout après 1660, lorsque plu-
sieurs des principales réformes de l'ère puritaine furent confir-
mées sous le régime d'une monarchie restaurée, mais modérée
et limitée, les tribunaux de common law adoptèrent progressive-
ment nombre de moyens et de règles qui avaient été élaborés au
siècle précédent par les tribunaux relevant de la Prérogative
royale et par la Chancellerie. D'autres innovations dans le droit
des contrats régi par la common law introduites au cours de la
seconde moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle ne peuvent être
attribuées à l'adoption ou à l'adaptation des doctrines précé-
demment développées par les anciennes juridictions rivales. On
constate même dans ce développement un changement décisif
dans certaines prémisses du droit des contrats tel qu'il avait évo-
lué au cours des cinq siècles précédents. Ce changement se
résume en trois propositions étroitement liées.
Premièrement, la théorie sous-jacente de la responsabilité
passa du manquement à une promesse au manquement à une

558
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

transaction patrimoniale. Du coup, l'accent n'était plus mis en


premier lieu sur le péché ou sur la faute de celui qui était en
défaut d'exécuter sa promesse, mais plutôt sur le caractère obli-
gatoire de la convention en tant que telle et sur l'attente déçue
du bénéficiaire de la promesse. Ce changement soulevait plus
vivement qu'auparavant la question de déterminer si les pro-
messes respectives des deux parties devaient être envisagées
indépendamment l'une de l'autre ou dans un rapport d'interdé-
pendance. Autrefois, elles avaient généralement été traitées
indépendamment l'une de l'autre, de sorte que le manquement
de la part d'une des parties ne constituait pas une exception que
l'autre partie pouvait opposer à l'action intentée contre elle en
raison de son propre manquement d'exécuter sa promesse, mais
devait faire l'objet d'une action principale ultérieure. Au cours
de la période 1660-1760, les tribunaux eurent plutôt tendance
à envisager ces deux promesses en termes d'interdépendance22 •
En deuxième lieu, le fait de mettre l'accent sur la transaction
patrimoniale entraîna une nouvelle conception de la doctrine de
la contrepartie (en tant qu'élément constitutif du contrat).
D'une manière générale, cette doctrine se réfère au caractère
réciproque de la relation contractuelle: la promesse de A à B est
obligatoire pour autant qu'elle est offerte «en contrepartie»
d'un avantage au profit de A. À l'ancienne conception posant
que la « contrepartie» sous-jacente du contrat en était le but, le
motif ou la justification (analogue à la conception canonique de
la causa) se substitua vers la fin du XVIIe siècle la conception
selon laquelle la contrepartie représente le prix payé par le béné-
ficiaire de la promesse pour la promesse du promettant. En
conséquence, il devenait plus important qu'auparavant de
résoudre la question de l'adéquation ou de la valeur relative de
la contrepartie. Au cours du siècle qui suivit la Révolution puri-
taine, les tribunaux eurent tendance à reconnaître la force obli-
gatoire des contrats négociés, sans tenir comf:te de la valeur
relative ou proportionnelle de la contrepartie 3. Le payement
d'un montant d'une livre sterling par le bénéficiaire de la pro-
messe pouvait ainsi constituer une contrepartie suffisante pour
valider une obligation contractuelle de la part du cocontractant
ayant pour objet des services d'une valeur de cent livres: le seul
effet était de démontrer que les parties avaient exprimé leur
intention que le contrat soit obligatoire en droit.

559
DROIT ET RÉVOLUTION

En troisième lieu, la perspective de la responsabilité se trans-


forma, d'une approche s'attachant à la faute imputable à une
partie, en l'approche d'une obligation absolue, où la notion de
faute n'intervenait plus. De ce fait, le bénéficiaire de la pro-
messe pouvait exiger un dédommagement en cas d'inexécution
selon les termes mêmes de la convention, sans que l'on doive
tenir compte d'éventuelles circonstances ayant pour effet de
rendre l'exécution extrêmement onéreuse ou même impossible.
Les motifs d'exonération en cas d'inexécution étaient limités,
d'une manière générale, aux conditions prévues par la conven-
tion.
Cette évolution d'une théorie des contrats centrée autour de
la notion de promesse, vers une théorie où la transaction patri-
moniale constitue l'élément central, est illustrée par le célèbre
cas Paradine v. Jane, jugé en 1647, et dont il a déjà été question
dans un chapitre précédent. En pleine guerre civile, le titulaire
d'un bail d'un domaine avait été dépossédé par une armée occu-
pant les lieux, et le bailleur lui intenta un procès en raison du
non payement du loyer. Le preneur opposa que l'exécution du
contrat avait été rendue impossible en raison de circonstances
imprévues hors de son contrôle, et invoquait le droit canonique,
le droit romain, le droit militaire, les principes de la morale et
de la raison, le droit naturel, et le droit des gens. De fait, de
nos jours, une cour de justice anglaise pourrait bien décider
que la « justice naturelle » exonère dans un tel cas le preneur
de sa responsabilité contractuelle, encore que cette question se
complique en droit anglais du fait qu'encore à notre époque de
tels contrats de bail sont soumis à un régime de responsabilité
plus stricte que d'autres contrats. Dans Paradine v. Jane, la cour
formula un principe général de responsabilité contractuelle sans
faute. Selon cette décision, lorsqu'une obligation est créée en
vertu du droit, la partie sera exonérée si elle n'a pas commis de
faute, « mais si la partie crée par sa propre convention une obli-
gation ou une charge qui lui incombe, elle est tenue d'en assu-
rer l'exécution, si elle le peut, nonobstant un accident ou une
nécessité inévitable, car elle aurait pu prendre des dispositions
contre une telle éventualité lors de la conclusion du contrat24 ».
On peut citer des décisions antérieures ayant déjà esquissé
une doctrine de responsabilité contractuelle sans faute. En fait,
il est possible de démontrer que tous les éléments doctrinaux de

560
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

l'action moderne pour manquement à une obligation contrac-


tuelle apparaissent déjà de façon embryonnaire dans l'action
d'assumpsit telle qu'elle fut développée à la fin du XVIe siècle et
au début du XVIIe siècle25 • Lorsqu'on retrace l'histoire d'une
doctrine juridique, il n'est généralement pas difficile de décou-
vrir dans une décision ou un texte antérieur la source d'un
développement ultérieur. Pourtant, il faut admettre qu'avant la
décision Paradine v. Jane, aucune cour de justice anglaise
n'avait énoncé une théorie affirmant une obligation absolue
dans le cas du manquement à une relation contractuelle synal-
lagmatique, c'est-à-dire qu'une obligation contractuelle se dis-
tingue de la responsabilité civile quasi délictuelle en ceci que,
dans le cas d'un contrat, les parties déterminent elles-mêmes les
limites de leur responsabilité; d'autre part, cette théorie ne fut
plus jamais sérieusement mise en doute après la décision dans
Paradine v. Jane. Ce principe demeure jusqu'à nos jours une
règle générale de la common law anglaise (et américaine) : hor-
mis les cas où il en est autrement disposé dans les termes du
contrat, la responsabilité pour un manquement n'est pas subor-
donnée à la preuve d'une faute.
Certains historiens du droit anglais ont néanmoins prétendu
qu' « avant le XVIIIe siècle aucune tentative sérieuse ~our élaborer
une théorie générale des contrats ne fut entreprise 6 » et qu'il a
fallu attendre le XIXe siècle pour voir apparaître une théorie du
contrat synallagmati~ue, fondée sur le consensus des volontés
de parties autonomes 7. La valeur de telles affirmations dépend
du sens spécifique que l'on entend donner à l'expression « théo-
rie générale des contrats». On ne peut prétendre qu'avant le
XVIIIe siècle le régime juridique anglais de la responsabilité
contractuelle n'ait pas été fondé sur un ensemble cohérent de
principes, et notamment sur le principe reconnaissant la force
obligatoire des conventions synallagmatiques exprimant l'inten-
tion des parties.
L'apparition de la doctrine de la responsabilité contractuelle
sans faute peut être illustrée de manière frappante à travers les
développements du droit des titres négociables. Comme l'a
démontré James Steven Rogers, le milieu du XVIIe siècle corres-
pond à une césure dans l'histoire des lettres de change en droit
anglais. À cette époque, il fut pour la première fois reconnu
qu'il existait une obligation absolue d'honorer un billet à ordre

561
DROIT ET RÉVOLUTION

ou un autre effet de commerce négociable à l'égard d'un tiers,


sans que l'on ne dût tenir compte de la validité de la vente, des
services ou de quelque autre opération sous-jacente ayant fourni
l'occasion d'émettre le titre en question 28 • Avant le milieu du
XVIIIe siècle, une action pour défaut de payement intentée contre
l'endossé, le tiré ou le tireur d'une lettre de change devait être
justifiée par la preuve de la nature de 1'« obligation sous-
jacente» ayant donné lieu à l'émission du titre. Il s'agissait de
l'opération commerciale dans son ensemble, plutôt que du titre
commercial en soi, qui gouvernait les droits et obligations
concernant le payement. Rogers a établi que l'évolution ulté-
rieure des principes de droit régissant cette matière doit être
envisagée dans le cadre de la transition entre une économie
urbaine et une économie nationale dans le courant du
XVIIe siècle, lorsque les marchands anglais commencèrent à trai-
ter leurs affaires à une échelle beaucoup plus vaste et en ayant
recours à des agents permanents à Londres et dans d'autres lieux
en Angleterre, «et acquéraient ainsi des crédits dans des terri-
toires éloignés, ce qui leur permettait d'émettre des lettres de
change 29 ». Cependant, l'évolution doit aussi être mise en rap-
port avec la nouvelle conception qui se développa, selon
laquelle une promesse issue d'une négociation est obligatoire,
indépendamment du caractère équitable de l'opération sous-
jacente. Sans doute, la responsabilité absolue imposant de payer
une lettre de change ou un effet négociable ne se justifie pas ou
ne dépend pas de la nature d'une promesse faite dans le cadre
d'une convention synallagmatique. L'effet peut ou non avoir été
émis ou endossé pour cause d'une «contrepartie ». Toutefois,
pour justifier la convention, il suffit de se conformer à certaines
formalités précises, incluant l'insertion dans le titre de certaines
mentions, comme « à l'ordre de » suivi du bénéficiaire du paye-
ment ou de l'endossé, afin d'établir l'intention que l'instrument
soit une source indépendante de droits entre les mains du por-
teur légitime quel qu'il soit.

562
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

Sociétés

Tout comme l'éthique calviniste a influencé le développe-


ment du droit des contrats à la fin du XVIIe siècle et au
XVIIIe siècle, elle a également influencé le droit des sociétés. Tou-
tefois, il ne s'agit pas de l'éthique calviniste telle qu'elle a été
présentée par Max Weber dans son célèbre ouvrage sur
(( l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme ». Weber s'est
Suttout attaché à étudier ce qu'il qualifiait de caractéristiques
(( ascétiques» du calvinisme aux XVIe et XVII" siècles, par quoi il
entendait l'engagement à une vie d'autodiscipline, d'austérité et
de travail assidu, ce qui, disait-il, créait (( un sentiment sans pré-
cédent de solitude intérieure chez l'individu isolëo ». Selon
Weber, ce furent la doctrine de la prédestination et le désir
obsessionnel de démontrer, envers soi-même et la communauté,
que l'on appartient au cercle des élus, qui conduisirent les
calvinistes anglais à promouvoir leurs entreprises et intérêts éco-
nomiques avec un enthousiasme sans précédent à l'échelle mon-
diale, mais aussi à développer l'idéologie destinée à soutenir la
structure sociale du capitalisme moderne.
Weber développa sa théorie sans aucune référence aux insti-
tutions du droit qui s'imposèrent dans les sociétés soumises à
l'influence calviniste - en particulier, l'Angleterre et la Hol-
lande. Pourtant, non seulement les développements du droit
anglais au XVIIe siècle ne permettent pas d'étayer cette thèse,
mais, au contraire, ils la réfutent: en effet, ces développements
ne reflétaient pas une éthique et un esprit individualistes, mais
communautaIres.
On en trouve un exemple significatif dans l'apparition de la
société par actions, conçue comme une technique permettant,
d'une part, à un groupement de personnes éminentes de lancer
une entreprise commerciale ou philanthropique, et, d'autre
part, à un grand nombre d'actionnaires de constituer le capital
nécessaire au financement de cette entreprise. Dans son analyse
de l'esprit du capitalisme, Weber n'a pas tenu compte de cet
aspect communautaire des sociétés par actions qui jouèrent un
rôle-clé dans le développement du commerce d'outre-mer, et
dont le but n'était pas seulement de générer des bénéfices, mais

563
DROIT ET RÉVOLUTION

également de contribuer à des causes d'intérêt public. On en


voit un exemple dans la loi de 1692 par laquelle le Parlement
accorda la personnalité juridique à une société de marchands
londoniens, les autorisant à développer le commerce avec le
Groenland: l'exposé des motifs de cette loi mentionne l'impor-
tance majeure de ce commerce, rappelle comment il était tombé
aux mains d'autres nations et évoque la nécessité de le récupérer
par l'effort commun de plusieurs 31 • Les chartes accordées à
d'autres sociétés par actions comprennent souvent une référence
semblable à l'intérêt public de l'entreprise en question. Sans
doute, ces entreprises avaient également pour but de produire
des bénéfices dont profiteraient les actionnaires, et la nouvelle
construction d'une personne morale permettait aux investisseurs
de limiter leur risque à hauteur de leur souscription au capital
de l'émission. D'autre part, le succès de l'entreprise dépendait
de la collaboration intensive de nombreuses personnes parta-
geant les mêmes idées, et en partie motivées par le même désir
de participer avec d'autres à une entreprise commune servant
une cause publique.
L'esprit communautaire qui prévalait dans la vie économique
anglaise à la fin du XVIIe siècle n'a pas d'exemple plus symbo-
lique que la création de la société par actions connue sous son
appellation de Banque d'Angleterre, créée par une loi adoptée
par le Parlement en 1694, et dont le but principal était à
l'époque de financer la guerre menée par le gouvernement
contre la France. Selon les termes de cette loi, des commissaires
étaient nommés par la Couronne pour recueillir les souscrip-
tions, et la Couronne était habilitée à accorder la personnalité
morale « aux souscripteurs et participants, leurs héritiers, succes-
seurs ou cessionnaires, constituant un organisme politique et
juridique32 ». Les actionnaires étaient appelés à identifier leurs
intérêts collectifs à la réussite de l'économie anglaise. Environ
1 300 personnes souscrirent pour un montant total de 1,2 mil-
lions de livres sterling afin de soutenir l'effort de guerre - et
dans l'espoir de bénéficier d'une hausse de la valeur de leurs
actions, qui étaient soutenues par des subsides gouvernemen-
taux issus des droits de douane. Parmi les souscripteurs, on ren-
contrait certains des principaux marchands, ainsi que des
membres de la noblesse foncière, dont plusieurs siégeaient au
Parlement. Parmi les vingt-six premiers membres du comité de

564
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

direction, six accédèrent plus tard à la charge de maire de


Londres. La réglementation de la Banque prévoyait que le
comité de direction se réunirait chaque semaine, et l'assemblée
générale des actionnaires deux fois par an « afin d'examiner
l'état général et la condition de cette société, et de déterminer
les dividendes [... ] à payer en fonction des différentes parts et
actions 33 ».
À la fin du XVIIe siècle, on assiste également à la création
d'une autre institution juridique au service des intérêts tant
collectifs que privés: le droit moderne des trusts 34 . Comme
dans le cas des sociétés par actions, la technique du trust facilita
la création d'entreprises et d'associations philanthropiques, qui
regroupaient plusieurs membres dans un but collectif commun.
Les racines de ce comm unautarisme anglais des XVII" et
XVIIIe siècles, tel qu'il s'exprime à travers ces nouvelles institu-
tions du droit anglais, n'étaient pas ce que Max Weber a quali-
fié de caractéristiques ascétiques de l'éthique protestante,
dérivée des doctrines individualistes de la prédestination et de la
vocation, mais bien leur aspect collectif, dérivé des doctrines
davantage communautaristes, mettant en avant la conception
d'engagement contractuel et de communautés fondées sur la
notion de convention.

Les réformes du droit économique

Les modifications évoquées du droit des contrats, de la pro-


priété et des sociétés doivent être envisagés en rapport étroit
avec des réformes fondamentales du droit économique, portant
notamment sur 1° la suppression de tous les octrois de mono-
poles concernant la fabrication ou la distribution de produits
particuliers; 2° la réforme des finances privées et publiques,
impliquant notamment l'introduction de nouvelles techniques
d'opérations de crédit, les progrès d'un système boursier
moderne et la création de nouvelles formes d'impôts perçus par
l'État; 3° l'introduction de brevets d'invention et des droits
d'auteur pour les œuvres littéraires; enfin, 4° l'introduction de
nouvelles techniques d'assurance contre le risque de perte ou de
dommage aux biens. À l'exception de la suppression des octrois

565
DROIT ET RÉVOLUTION

de monopoles, où l'influence des idées exprimées en son temps


par Sir Edward Coke joua un rôle important, ces réformes ont
été en général négligées par l'historiographie du droit anglais. À
une époque plus récente, les historiens de l'histoire économique
s'y sont toutefois intéressés, ayant mieux réalisé l'importance de
ces institutions du droit dans le développement de la croissance
économique.

La lutte contre les monopoles


L'un des procédés caractéristiques de l'exercice du pouvoir
monarchique sous le régime des Tudors et des premiers Stuarts
fut l'octroi de monopoles économiques par la Couronne aux
favoris du régime. En vertu de lettres patentes, la Couronne
accordait à un particulier le droit exclusif de fabrication ou de
commercialisation de produits particuliers. Certains de ces
monopoles furent attaqués en justice à la fin du XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle. En 1624, une Chambre des Communes
« frondeuse» à l'égard de Charles II (dont l'un des membres
influents était Sir Edward Coke) adopta la loi sur les monopoles
(Statute on Monopolies) , qui subordonnait désormais les actes
royaux et gouvernementaux octroyant des monopoles à une
ratification par le Parlement avant qu'ils ne puissent entrer en
vigueur. Pourtant, à ce moment, le Parlement n'osa pas encore
franchir le pas d'une interdiction totale des octrois de mono-
poles par lettres patentes royales. Ce pouvoir du roi avait été
contesté au cours d'un procès jugé en 1603, mais la portée de la
décision dans cette affaire avait été limitée3s . La relation qu'en
fit Coke dans son recueil de jurisprudence attribuait néanmoins
à la common law une hostilité particulière à l'égard de telles res-
trictions du commerce. Après la Glorieuse Révolution, la
conception de Coke fut à nouveau invoquée et s'imposa dans
l'interprétation de la common law36 •
Le rejet de la légalité des octrois royaux de monopoles visait
en fait à protéger le système traditionnel de production et de
distribution de biens et de services par les corporations profes-
sionnelles. Pendant des siècles, les membres des différents
métiers - tisserands, orfèvres d'objets en or, orfèvres d'objets en
argent, chaudronniers, verriers, cordonniers, tanneurs, bou-
chers, boulangers et beaucoup d'autres - s'étaient regroupés

566
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

dans des associations exclusives qui déterminaient les critères de


qualité et les prix, et réglementaient les rapports entre maîtres et
journaliers. La corporation assurait le contrôle des pratiques
professionnelles de ses membres et disposait de ses propres ins-
tances disciplinaires compétentes pour traiter des plaintes de
malfaçon, de concurrence déloyale et d'autres litiges connexes.
Ces corporations (parfois appelées « guildes») s'étaient formées
partout en Occident à partir du xne siècle et constituaient le
cadre principal de la production économique, se perpétuant
jusqu'au XVIIIe siècle. Au XVIIe siècle, l'éthique communautaire
puritaine en Angleterre vint renforcer l'éthique de ces corpora-
tions en insistant sur les notions de convention et de vocation.
Il semble bien que les corporations aient dans l'ensemble sou-
tenu la cause puritaine au cours des années 1640 et 1650, puis
la cause parlementaire au cours des années 168037 •

Nouvelles techniques de financements privés et publics


Le renforcement du pouvoir monarchique au XVIe siècle et au
cours des premières années du XVIIe siècle, qu'il faut envisager
dans le contexte d'autres développements, comme l'établisse-
ment de la primauté du prince sur l'Église dans les pays protes-
tants, mais aussi les pouvoirs accrus de la monarchie à l'égard de
l'Église dans les pays restés catholiques, avait entraîné des
guerres religieuses périodiques et incessantes entre les États
monarchiques. Ces guerres étaient menées dans une large
mesure par des forces composées de mercenaires, provoquant
l'épuisement des ressources financières que les rois puisaient
dans le domaine royal ou à l'occasion d'impôts extraordinaires.
Ainsi, on a vu qu'en Angleterre, les premiers Stuarts avaient eu
recours à des mesures exceptionnelles en exigeant des sommes
de leurs sujets afin de subvenir aux coûts de leurs opérations
militaires, ce aui fut l'une des causes immédiates de la révolte
du Parlement3 .
Après la Glorieuse Révolution et l'accession de Guillaume et
Marie, le Parlement commença à développer un nouveau sys-
tème de finances publiques, s'inspirant en partie de l'expérience
acquise en Hollande, dont le nouveau roi était évidemment
tout à fait familier. L'une des nouvelles sources de financement
fut réalisée par la création de la Banque d'Angleterre sous forme

567
DROIT ET RÉVOLUTION

de société par actions, dont les ressources permettaient de four-


nir des emprunts à la Couronne, destinés à financer les guerres
en Angleterre et sur le continent européen. La Banque d'Angle-
terre fut autorisée à émettre des obligations garanties par la
Couronne, intervenant ainsi comme un agent du Trésor public,
empruntant aux classes aisées afin de financer la politique gou-
vernementale. Une autre pratique, empruntée aux nouvelles
opérations bancaires qui s'étaient déjà imposées aux Pays-Bas et
qui fut adoptée par la Banque d'Angleterre, consista à ajouter
aux activités bancaires traditionnelles, c'est-à-dire le dépôt de
fonds et le payement de chèques émis par les dépositaires, de
nouveaux services, en particulier l'acquisition d'effets à ordre à
un taux d'escompte calculé en fonction de l'intérêt accumulé au
cours de la période qui s'écoulait entre l'achat et l'échéance du
titre. L'émission de billets à ordre par le Trésor anglais fut
d'ailleurs introduite en 1696 comme moyen de financer la
guerre contre la France. La loi de 1704 sur les billets à ordre
(Promissory Notes Act) créa la possibilité, aussi bien pour la Cou-
ronne que pour des particuliers ou des entreprises, d'émettre
des titres papier négociables, c'est-à-dire des effets et billets
transmissibles par endossement qui offraient l'avantage au por-
teur de bonne foi de se prémunir contre toute exception per-
sonnelle (comme, par exemple, le dol ou l'incapacité de
l'émetteur initial)39.
À la fin des années 1680 et au début des années 1690, un
système de marché boursier moderne, institution relativement
neuve qui était apparue aux Pays-Bas, fut également institué en
Angleterre, permettant aux sociétés par actions de se procurer
des fonds par la vente d'actions en tant que parts transmissibles.
Le prix des actions était régulièrement publié dans les gazettes
commerciales londoniennes. Les contrats-type de vente et d'achat
étaient disponibles sous forme de documents préimprimés40 . Les
« agents boursiers» (<< stock brokers »), comme on désignait désor-
mais les intermédiaires professionnels intervenant dans les opé-
rations de la Bourse (<< Stock Exchange »), rencontraient leurs
clients dans les cafés, et développèrent tout un éventail d'opéra-
tions assorties d'un jargon propre: subscriptions (souscriptions),
underwriting (garantie d'émission), puts (options de vente) et
refosals (non-acceptation)41. D'un côté, la nouvelle institution
d'un marché boursier des liquidités engendrait des bénéfices

568
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

pour les entreprises commerciales et les commerçants particu-


liers, tous des acteurs de la vie économique auxquels la Cou-
ronne, par l'intermédiaire de la Banque d'Angleterre, pouvait
faire appel pour ses emprunts, et dont les revenus pouvaient
faire l'objet de retenues fiscales déterminées par le Parlement.
D'un autre côté, la Couronne pouvait elle-même investir dans
des sociétés par actions créées dans un but d'intérêt public, et
notamment les sociétés qui, financées par la Couronne, étaient
chargées de l'exploration et de la colonisation outre mer.
Une autre innovation des dernières années du XVIIe siècle fut
aussi l'apparition d'un marché régulier pour le négoce des
actions, par l'apport de liquidités et la transmissibilité des
titres42 • La transmission d'actions était contrôlée par un comité
ad hoc nommé par le Parlement. Il était interdit aux étrangers
d'acquérir des actions. En plus, l'actionnariat dans des sociétés
créées par une charte et dont l'intérêt économique et politique
était particulièrement sensible, comme la Compagnie anglaise
des Indes orientales, ou la Compagnie de la baie d'Hudson, se
concentrait entre les mains d'un groupe limité d'actionnaires.
Le système ne reflétait certainement pas un capitalisme bour-
geois démocratique, mais plutôt un mercantilisme aristocra-
tique, contrôlé par des représentants de la noblesse foncière et
les grands négociants que l'on retrouvait à la Chambre des
Communes.
À la transformation du système financier s'ajoutait l'élabora-
tion de nouvelles techniques fiscales et l'introduction de la dette
nationale. La Couronne ne dépendait plus, pour l'essentiel de
ses ressources, des revenus héréditaires de la famille royale. Suite
à l'expansion spectaculaire des activités commerciales, l'Angle-
terre, comme les autres États européens, multiplia les impôts
sur pratiquement l'ensemble des biens de consommation ainsi
que sur les matériaux de production, de construction, sur la
propriété foncière, les chevaux et les voitures, en somme sur
presque tout objet qui était produit, vendu ou acquis. Ainsi, les
riches payaient des impôts sur les biens de luxe - perruques,
tabac, cartes de jeux, dés ... Les pauvres - qui constituaient la
grande majorité de la population - payaient également des
impôts sur presque tout ce qu'ils devaient acheter. Les impôts
fonciers - les « droits féodaux », comme on continuait à les
appeler - et les droits perçus sur les importations et les exporta-

569
DROIT ET RÉVOLUTION

tions étaient maintenus. L'ensemble de ces prélèvements fiscaux


finançait la colonisation de l'Amérique du Nord et des Indes,
ainsi que l'essor d'autres activités de ce que les historiens de
l'histoire économique ont appelé 1'« État fiscal» (<< tax State »).

Brevets d'invention et droits d'auteur


Les lettres patentes utilisées en Angleterre au XVIe siècle pour
accorder les monopoles de production et de commercialisation
de biens servirent de temps à autre également pour accorder à
un inventeur le droit exclusif d'exploitation de son invention.
De cet usage est dérivé le terme juridique moderne, en anglais,
de «patent », pour désigner un brevet d'invention. Avant la fin
du XVIIe siècle, le monopole d'exploitation d'une invention, à
l'instar des monopoles de production et de commercialisation
de biens, était un privilège qui relevait du système de clienté-
lisme royal. De tels brevets par lettres patentes étaient ainsi
occasionnellement accordés par les souverains Tudors ou par les
Stuarts avant la guerre civile. En Angleterre (comme ailleurs en
Europe), ces privilèges étaient accordés à des personnes dont les
talents techniques s'avéraient utiles aux intérêts politiques et
économiques du pouvoir - la monarchie, la cour, la noblesse et
la bureaucratie du royaumé 3.
La loi précitée de 1624 sur les monopoles, qui subordonnait
les octrois royaux à un contrôle parlementaire, prévoyait une
exception pour l'octroi de lettres patentes d'une validité de qua-
torze ans au bénéfice du «véritable et premier inventeur» de
nouvelles productions dont le royaume tirerait profié4 • Il faut
toutefois attendre la seconde moitié du XVIIe siècle pour que le
brevet d'invention ne soit progressivement plus reconnu princi-
palement comme l'octroi royal d'un monopole, mais bien
comme un droit patrimonial revenant à l'inventeur. À partir de
la Glorieuse Révolution, des brevets furent régulièrement
octroyés pour de nouvelles inventions. Au cours des dernières
années du XVIIe siècle, on assista à une forte progression des bre-
vets an~lais, phénomène lié au développement du système
boursier 5.
Le principe fondamental sous-jacent du nouveau droit des
brevets était que l'inventeur d'un nouveau produit ou d'un
nouveau procédé était en droit d'en avoir la propriété, compre-

570
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

nant le droit de possession, d'usage et de disposition, mais que


ce droit de propriété (intellectuelle) devait être limité à une cer-
taine durée, de sorte que le nouveau produit ou procédé devien-
drait librement accessible à tous. Ce qui, en droit, avait
préalablement été conçu comme une prérogative royale de
concéder une protection privilégiée à des favoris, était à présent
perçu comme un privilège de l'inventeur, et de ceux qui pre-
naient part à son entreprise, pendant la durée du brevet.
Le même principe fut étendu aux auteurs d' œuvres littéraires
et artistiques. Avant le XVIIe siècle, l'octroi de lettres patentes
accordant aux copistes ou libraires, puis aux imprimeurs, un
droit exclusif de produire des exemplaires d'ouvrages écrits ou
d' œuvres artistiques, avait principalement été le fait des autori-
tés royales. En Angleterre, Henri VIII accorda de nombreux
droits exclusifs d'impression, et en 1530 un tel copyright fut
pour la première fois accordé à un auteur, mais pour une durée
seulement de sept ans. Lorsqu'en 1649 le Parlement adopta la
première loi sur les « droits d'auteur », ou plutôt sur les droits
d'impression (<< copyright »), la protection ne visait pas les
auteurs en tant que tels, mais les imprimeurs agréés, afin de les
protéger contre les éditions pirates d'autres imprimeurs, pré-
voyant notamment la confiscation des presses utilisées pour la
publication de textes accordés en exclusivité à un autre impri-
meur. En 1662, on ajouta la condition que des exemplaires du
texte bénéficiant de la protection officielle soient déposés à la
bibliothèque royale et à deux universités. La loi protégeant le
copyright demeura en vigueur jusqu'en 1694, sa disparition
s'expliquant par des abus perpétrés par les concessionnaires des
droits exclusifs. Mais à défaut de telles concessions exclusives, la
piraterie des éditions se propagea encore davantage. En 1710, le
Parlement adopta finalement une loi accordant à l'auteur d'un
ouvrage déjà paru ou à son ayant-droit le droit exclusif de
publication pendant vingt et un ans, et à l'auteur d'un ouvrage
inédit le droit exclusif de publication pendant quatorze ans. Le
droit d'auteur, comme celui du titulaire du brevet d'invention,
était un privilège accordé pour une durée limitée, soumis à
terme à l'intérêt collectif de la société de partager les avantages
, . de l' auteur46 .
de l,œuvre creatflce

571
DROIT ET RÉVOLUTION

Assurances
Certains types d'assurance, et notamment les assurances
maritimes, s'étaient déjà répandues en Europe à l'occasion de la
première révolution commerciale des XIIe et XIIIe siècles. Les
innovations du XVIIe siècle s'expliquent par l'application des
mathématiques au développement d'une science permettant de
prévoir et de calculer le rapport entre le risque d'un préjudice et
le coût de la prime d'assurance. La nouvelle science de la ges-
tion des risques était un corollaire de la nouvelle science des
probabilités qui s'était développée à partir de la physique, de la
chimie et d'autres sciences naturelles dans l'œuvre de Newton,
Boyle et d'autres, et qui a grandement influencé la science du
droit. L'industrie moderne de l'assurance maritime est née dans
les cafés londoniens de la fin des années 1680 et au cours de la
décennie suivante, où une nouvelle génération d'assureurs, qui
s'étaient spécialisés dans les nouvelles méthodes statistiques
pour calculer les risques d'un tran~ort maritime, rencontrait
ses clients des milieux commerçants .
Les premières sociétés anglaises d'assurance maritime, que
l'on appelait « assurance corporations », furent créées au début du
XVIIIe siècle par des chartes royales, mais les assureurs particuliers
opéraient parallèlement. Déjà à l'époque, comme de nos jours,
la personne cherchant à s'assurer s'adressait à un agent (<< bro-
ken), qui sélectionnait la personne ou la société apte et dispo-
sée à couvrir le risque en contrepartie d'une prime: cet assureur
« souscrivait» son nom à la fin du contrat écrit, d'où le terme
de «underwriter». Dans le courant du XVIIIe siècle, plusieurs
autres types d'assurances se développèrent, en plus des assu-
rances maritimes: les risques qui pouvaient être couverts s'éten-
daient aux dommages matériels, aux vols (commis avec
violence), aux incendies, aux décès et à d'autres risques encore.
Soixante-dix-neuf assureurs qui opéraient dans le café londo-
nien fondé dans les années 1670 par Edward Lloyd s'associèrent
- en payant chacun une part de 100 livres sterling - en une
Society of Lloyd's, «une association sans personnalité morale
d'entrepreneurs individuels opérant conformément à un code
de bonne conduite soumis à leur propre contrôle et réglementa-
tion ». Ces membres, auxquels vinrent se joindre d'autres assu-

572
LE DROIT PRIVÉ ET ÉCONOMIQUE ANGLAIS

reurs, « engageaient leur capital en garantie de leur promesse de


compenser les pertes de leurs clients48 ».
L'essor du secteur des assurances était directement lié à
l'apparition et au développement des théories de la probabilité
vers le milieu du XVIIe siècle. Le livre de John Graunt, Natural
and Po/itical Observations Made Upon Bills of Mortality
(<< Observations naturelles et politiques à propos des états de
mortalité »), publié en 1662, se fondait dans une large mesure
sur la science mathématique des Rrobabilités développée au
cours des années 1650 et suivantes 9 et fonda la méthode à la
base des sciences dites actuarielles.
De nombreux historiens ont souligné les rapports entre la
création des nouvelles institutions économiques en Angleterre à
la fin du XVIr< siècle et au début du XVIIr< siècle et le développe-
ment d'institutions analogues en Hollande, mais en omettant
de relever qu'au XVIIe siècle, le calvinisme exerçait une influence
considérable dans ces deux pays, et que de nombreuses innova-
tions économiques furent introduites en Angleterre après la
Glorieuse Révolution de 1688, lorsque Guillaume d'Orange, un
calviniste hollandais, accéda au trône anglais. Il est courant
d'ignorer l'influence calviniste ou, occasionnellement, de suivre
la thèse de Max Weber en ne se concentrant que sur un seul
aspect de son argument, à savoir le prétendu dévouement des
commerçants calvinistes à une vocation d'accumulation de
richesses, laissant présager leur appartenance au cercle des élus
de Dieu. Cependant, la théologie calviniste de l'engagement
contractuel joua un rôle bien plus important que la doctrine de
la prédestination ou la fameuse éthique protestante du travail.
Les innovations cruciales dans les institutions économiques de
la fin du XVII" siècle et du début du XVIIIe siècle, en Hollande
comme en Angleterre, étaient fondées sur la création de nou-
veaux types d'opérations de crédit. Le système boursier, la
notion de dette nationale, l'État fiscal, la transmissibilité des
titres négociables: toutes ces institutions présupposaient un sys-
tème de crédit, qui supposait lui-même la confiance, qui suppo-
sait à son tour une communauté de sujets unis par un contrat
social commun et une conviction partagée de la nécessité pri-
mordiale de respecter ses engagements et sa parole.
CHAPITRE XII

La transformation du droit social anglais

Au XVIe siècle, en conséquence de la première Réforme, une


Église d'État fut établie en Angleterre, à l'instar de ce qui s'était
produit dans les principautés allemandes protestantes. Tous les
sujets anglais étaient requis par le droit d'y appartenir. Soumise
à la primauté des monarques de la dynastie Tudor, puis des pre-
miers Stuarts, l'Église d'Angleterre, comme les Eglises luthé-
riennes dans les territoires allemands, était désormais régie par
une législation royale qui réglementait des matières relevant
auparavant des compétences de l'Église de Rome. Le transfert
de ce type de réglementation à l'État est généralement présenté
comme un processus de sécularisation d'institutions auxquelles
on avait attribué autrefois un caractère spirituel. Inversement,
on peut également y reconnaître un processus de spiritualisation
du domaine des compétences de l'État, qui s'était limité jusque-
là à des questions essentiellement séculières. Les monarques
Tudors et les premiers Stuarts, soutenus par leurs conseils et les
parlements, s'arrogèrent le pouvoir de proclamer les lois de
Dieu l , mais également de promulguer des lois humaines régis-
sant ce qui avait été appelé jusqu'alors - et que l'on continuait
d'appeler - relations spirituelles. Ainsi, les modifications du
droit anglais concernant la liturgie ecclésiastique, le mariage, les
délits à caractère moral, l'instruction, l'assistance aux pauvres
- matières qui avaient relevées des compétences quasi exclusives
des autorités ecclésiastiques subordonnées à Rome - correspon-

575
DROIT ET RÉVOLUTION

dent sur des points essentiels aux modifications qui affectèrent


le droit dans l'Allemagne protestante sous l'influence du luthé-
ranisme.
Comme en Allemagne, quoique moins radicalement, la litur-
gie anglicane, à l'opposé de la liturgie catholique romaine, telle
qu'elle avait prévalu dans les églises anglaises, accordait plus de
latitude à la participation de l'assemblée des fidèles lors des ser-
vices du culte. Le missel latin fut remplacé par le « Livre de
prière commune» (Book of Common Prayer) introduit sous
Edouard VI et quelque peu modifié sous les règnes d'Élisabeth
et de ses successeurs Stuarts 2• Ce livre de prière, rédigé en un
anglais majestueux, réservait une place importante à la récita-
tion collective des prières, tandis que des passages de la Bible,
selon une nouvelle traduction en anglais, faisaient l'objet d'une
lecture à différents stades du service liturgique3 . Cette liturgie
encourageait également les chants religieux de la congrégation
des fidèles, facilités par l'introduction de psalmodies métriques
- mais il faudra attendre le XVIIIe siècle avant que l'Église angli-
cane ne reprenne le style des grands hymnes allemands 4 • À
l'époque Tudor et Stuart, dans certaines églises du moins, un
sermon animé, à l'instar de la pratique qui s'était propagée dans
les pays luthériens et calvinistes, tenait une place centrale dans
le service 5.
La nouvelle liturgie anglaise, comme la liturgie luthérienne
adoptée par les princes allemands, réduisit le nombre de sacre-
ments de sept à deux (le baptême et la communion), tout en
redéfinissant leur nature. Comme dans le luthéranisme, le
mariage, qui n'était plus reconnu comme un sacrement, était
désormais un état social, bien que, contrairement au luthéra-
nisme, le divorce complet n'était pas admis et les solennités
n'étaient pas requises si le couple échangeait des vœux de
mariage et cohabitaient en tant qu'époux.
En Angleterre comme dans les principautés luthériennes, les
infractions morales firent l'objet d'une réglementation par la
législation royale, destinée à remplacer le droit canonique
catholique. Cependant, à la différence des princes allemands
luthériens, les souverains Tudors et Stuarts maintinrent la com-
pétence des juridictions ecclésiastiques, qui pour de nombreux
délits de ce type demeuraient plus importantes en Angleterre
qu'en Allemagne protestante. Dans le domaine de l'éducation,

576
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

en Angleterre comme en Allemagne, tout un courant poussa à


ouvrir les écoles plus largement aux laïcs; contrairement à la
situation antérieure, la plupart des enseignants furent recrutés
parmi les laïcs plutôt que dans le clergé. Cependant, à la diffé-
rence du droit d'inspiration luthérienne en Allemagne, le sys-
tème anglais au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle exigeait que
tout enseignant ait obtenu une autorisation de son évêque dio-
césain.
Enfin, la législation anglaise du XVIe siècle et du début du
XVIIe siècle concernant l'assistance aux pauvres, comme en Alle-
magne, entendait s'attaquer à la mendicité et institua des ate-
liers destinés aux « pauvres, mais méritants ». La législation des
Tudors et des Stuarts, avant 1640, n'appliqua toutefois pas le
même système d'administration introduit par la législation en
Allemagne, et confia aux autorités et conseil paroissiaux locaux
la responsabilité de recueillir les aumônes et les impôts destinés
à l'aide aux pauvres, sous le contrôle séculier des juges de paix.
Il apparaît ainsi qu'en Angleterre, les autorités séculières
suprêmes - le roi et son conseil, ainsi que le Parlement -
s'appuyaient davantage sur l'épiscopat et l'infrastructure parois-
siale pour la gestion du droit spirituel que ce ne fut le cas dans
les principautés protestantes allemandes. La théologie royale et
le droit royal de l'Angleterre sous le régime des Tudors et des
Stuarts demeuraient d'ailleurs plus proches de la théologie et du
droit catholiques que ce n'était le cas de la théologie et du droit
d'inspiration luthérienne en Allemagne. La première Réforme
protestante en Angleterre exprimait ainsi une version sensible-
ment moins radicale que la Réforme luthérienne en Allemagne.
Vers le milieu du XVIIe siècle, la seconde Réforme protestante
anglaise - ce que le grand poète et philosophe John Milton,
écrivant son œuvre alors que ce mouvement battait son plein, a
appelé « la Réforme de la Réforme » - s'opposa à la conception
d'une Église d'État monarchique à laquelle tous les sujets
anglais étaient requis d'adhérer. Le puritanisme anglais,
s'appuyant sur la théologie calviniste de l'aile gauche de la
Révolution allemande, infiltra dans un premier temps l'Église
anglicane, puis, au cours des années 1640 et 1650, parvint à la
renverser: enfin, lorsque l'anglicanisme fut restauré au cours
des années 1660, les puritains contribuèrent à subordonner
l'Église d'Angleterre à l'autorité suprême du Parlement, tout en

577
DROIT ET RÉVOLUTION

veillant à faire adopter une politique de tolérance à l'égard des


Églises dites non conformistes. Après 1689, l'Église d'Angleterre
n'était plus une Église d'État à laquelle tous les sujets étaient
requis d'adhérer; elle demeurait une Église d'État au sens où
l'anglicanisme demeurait la religion établie et officielle, jouis-
sant d'un statut public privilégié, soutenue par l'État, mais les
sujets anglais étaient dorénavant libres d'adhérer au culte pro-
testant « toléré» de leur choix: en particulier les Églises presby-
térienne, congrégationaliste, baptiste, et plus tard les quakers et
les méthodisteé.
Dans un système où plusieurs « dénominations» religieuses
(protestantes) coexistaient, comment fallait-il concevoir le droit
spirituel? La liturgie pouvait facilement être établie par chaque
culte officiellement reconnu pour ses propres services religieux,
mais qu'en était-il du mariage? De la répression des délits à
caractère moral? De la législation sur l'éducation? De la légis-
lation sociale concernant les pauvres? Si l'Angleterre était desti-
née à rester une nation chrétienne, comment, en réglementant
ces différents aspects de la vie spirituelle, le Parlement devait-il
concilier, les différentes politiques et les théories que soute-
naient à cet égard les différentes Églises chrétiennes du
Royaume?

Liturgie

En théorie, la Couronne conserva son contrôle sur l'Église


d'Angleterre; formellement, la loi élisabéthaine sur la supréma-
tie est demeurée en vigueur jusqu'à nos jours, en ce sens que les
archevêques et évêques de l'Église anglicane sont toujours nom-
més par la Couronne et soumis à la réglementation royale. En
fait, cependant, depuis 1688, la législation introduite par le Par-
lement a établi le système qui consiste en ce que le Premier
ministre, prenant en considération les recommandations des
institutions ecclésiastiques compétentes, propose à la Couronne
les nominations des évêques et archevêques de l'Église d'Angle-
terre, et, conformément à la coutume constitutionnelle, la Cou-
ronne doit accepter les candidats présentés par le Premier
ministre? De même, la Couronne ne peut modifier le Book of

578
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

Common Prayer qu'avec l'approbation du Parlement, mais


depuis 1689, ni la Couronne ni le Parlement n'ont introduit de
modification.
La politique parlementaire de n~n-ingérence dans les 9ues-
tions de liturgie des différentes Eglises a permis à l'Eglise
d'Angleterre de suivre une politique relativement ouverte,
accueillant une diversité de formes liturgiques au sein même de
l'anglicanisme, allant de ce que l'on désigne de 1'« Église de la
base» (<< Low Church») à la « Haure Église » (<< High Church »).
En même temps, les Églises non conformistes tolérées étaient
largement dispensées de la réglementation législative du culte et
de la religion.
L'un des principaux chevaux de bataille de la cause puritaine
au XVIe siècle et au débur du XVIIe siècle avait été la réforme de la
liturgie du culte anglican: les puritains s'opposaient à la génu-
flexion au moment de la communion, aux habits liturgiques du
clergé lors des offices, à l'usage de l'encens, aux chants, et
d'autres rites qui exprimaient à leurs yeux des doctrines théolo-
giques fallacieuses. A la Restauration, lorsque Charles II réunit
une grande assemblée représentant divers courants ecclésias-
tiques afin d'envisager les changements qui pouvaient être
apportés au Common Book of Prayer, Richard Baxter, l'un des
principaux représentants du puritanisme, alla jusqu'à affirmer
que si l'on avait accédé à la demande des puritains de supprimer
les génuflexions et les habits liturgiques, la guerre civile eût pu
être évitées ... Pourtant, le roi persista dans son refus d'accueillir
ces demandes réitérées par Baxter et d'autres. On retiendra
donc qu'il fallur non seulement une guerre civile, mais en ourre
un changement de dynastie et l'introduction d'une législation
parlementaire reconnaissant la tolérance vis-à-vis des Églises
protestantes non conformistes, pour que l'Église anglicane fit
preuve de suffisamment de «compréhension» pour accueillir
en son sem aussi bien les liturgies anglo-calvinistes qu'anglo-
catholiques.

Le mariage
Le droit anglais du mariage ne s'est pas aussi facilement plié
au système de croyance protestant qui inspira les deux Réformes
en Angleterre. Les régimes Tudor et Stuart acceptèrent la

579
DROIT ET RÉVOLUTION

conception protestante selon laquelle le mariage n'est pas un


sacrement, néanmoins lui reconnurent certaines qualités quasi
sacramentelles (on fait état, dans cette tradition anglicane, d'un
« sacramental», différencié d'un « sacrement») ; en outre, l'inter-
diction catholique du divorce de plein droit avec possibilité de
remariage fut maintenue (les « divorces» de Henri VIII furent
obtenus par le biais d'annulations), ainsi que le principe (que
l'Église catholique romaine abandonna lors du Concile de
Trente) selon lequel le simple consentement des futurs
conjoints constitue le mariage, sans devoir recourir à une céré-
monie ecclésiastique. Jusqu'au début du XVIIe siècle, les mariages
clandestins, qui n'étaient pas toujours légitimes et qui parfois
étaient entachés de fraude, furent ainsi toujours considérés
comme des mariages valides en droit anglais. Selon les termes
de Christopher Lasch, « du fait qu'elle soutenait le mariage
comme un antidote à la luxure, l'Eglise catholique facilitait la
conclusion du mariage et rendait quasiment impossible d'obte-
nir un divorce 9 ». Les théologiens anglicans et les sentiments
populaires anglais rejetaient cette conception du mariage, dans
lequel ils reconnaissaient avant tout un état social et l'impor-
tance centrale de la vie commune des conjoints unis dans
l'amour IO ; pourtant, tout au long de la première Réforme pro-
testante anglaise, le droit du mariage demeura fondamentale-
ment inchangé par rapport à ce qu'il avait été sous le régime du
droit canonique catholique Il .
D'autre part, en dépit des changements fondamentaux
apportés au droit anglais du mariage sous le régime du Com-
monwealth, notamment l'introduction d'un enregistrement
public obligatoire dans l'église paroissiale ou sur la place du
marché, et la possibilité d'obtenir un divorce pour des causes
particulières devant une juridiction civile, de telles réformes
furent révoquées au temps de la Restauration. Même lorsque la
suprématie du Parlement fut définitivement établie en 1689,
une campagne persistante pendant plus de soixante ans fut
nécessaire pour qu'une loi soit finalement adoptée en 1753 (la
loi sur le mariage de Lord Hardwicke) imposant la publicité
préalable d'un mariage par la publication de bans dans l'église
paroissiale de la localité où résidaient les futurs conjoints - ou,
s'ils résidaient dans des paroisses différentes, dans l'église de
chacune des deux paroisses 12 • Ce ne fut donc que près de deux

580
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

siècles après que les mariages clandestins ont été proscrits dans
l'Église catholique par le Concile de Trente, qu'une telle pros-
cription fut également imposée en Angleterre: conformément à
la loi de Lord Hardwicke, la cohabitation ouverte d'un couple
comme mari et femme ne constituait plus, en soi, un mariage;
la loi prescrivait en effet que tous les mariages, à l'exception des
mariages des quakers et des juifs, soient conclus devant l'Église
d'Angleterre selon le rite anglican, en présence d'un membre du
clergé et de deux témoins. En ce qui concerne la formation du
mariage, la tolérance religieuse ne s'étendait ainsi qu'aux seuls
quakers et aux juifs! De plus, le divorce au sens propre, à la
différence d'une séparation de corps et de biens, demeurait
interdit, sauf dans quelques cas tout à fait exceptionnels en
faveur d'individus privilégiés, lorsque le divorce était accordé
par le Parlement lui-même 13 . Enfin, pour divers types de ques-
tions juridiques concernant les rapports maritaux, la compé-
tence des juridictions ecclésiastiques anglicanes était également
maintenue.
Le transfert des compétences sur les relations maritales de
l'Église catholique au profit des autorités séculières protestantes
- la Couronne dans un premier temps, le Parlement ensuite -
n'entraîna donc pas de modifications fondamentales dans le
droit du mariage. Ce ne fut qu'en 1836 que la loi sur le mariage
(Marriage Act), à ce moment davantage inspirée par des concep-
tions d'individualisme démocratique que par le protestantisme
luthérien ou calviniste, autorisa en droit anglais la conclusion
des mariages « selon les formalités cérémonielles que les parties
souhaiteront observer », exigea l'enregistrement des mariages
dans des bureaux de l'administration civile, rendit possible le
divorce de plein droit pour cause d'adultère, et transféra la
compétence sur les causes de mariage et de divorce aux juridic-
tions civiles 14.

Les infractions à la morale

Comme dans le cas des rapports maritaux, la législation du


Parlement concernant les délits de nature morale promulguée
en Angleterre au cours de la première Réforme protestante

581
DROIT ET RÉVOLUTION

reprenait dans une large mesure les dispositions du droit cano-


nique de l'Église catholique romaine déjà applicable dans le
royaume, laissant les poursuites et la répression de ces délits
pour la plupart aux juridictions ecclésiastiques. Ces délits
comprenaient (entre autres) les comportements sexuels « contre
nature », l'adultère, l'inceste, la sorcellerie, la magie noire,
l'inconduite dans une église, le fait de ne pas assister aux ser-
vices religieux, la profanation du jour du Seigneur, le blas-
phème, les grossièretés de langage, l'ébriété, la diffamation,
l'usure. Cependant, au cours de cette période, le Parlement
intervint parfois en criminalisant de telles infractions, et en sup-
primant en même temps la compétence des autorités ecclésias-
tiques sur ces comportements. Ainsi, furent qualifiés de félonies,
et à ce titre de la compétence exclusive des tribunaux royaux, les
actes sexuels contre nature en 1553, la sorcellerie en 1541 et la
bigamie en 1603. En 1624, des lois confièrent la répression de
l'ébriété et des jurons profanes ou invoquant le nom de Dieu
aux juges de paix locaux, prévoyant des peines d'amende ou
d'exposition publique; en 1625, des peines semblables furent
prévues pour les violations des lois dominicales et la consomma-
tion excessive de boissons fortes dans les auberges ou d'autres
lieux publics 15 . Les délits sexuels et d'autres infractions morales
furent parfois poursuivis devant les tribunaux des juges de paix,
au motif qu'ils troublaient l'ordre public. En dépit de ces
empiétements, le domaine des compétences des tribunaux ecclé-
..
slasuques demeuralt . très vaste 16 .
En 1641, le Parlement supprima les compétences pénales des
juridictions ecclésiastiques. Bien que ces compétences fussent
rétablies à la Restauration, la Cour de la Haute Commission,
qui avait été la cour de justice ecclésiastique suprême avant la
guerre civile, ne fut pas réinstallée, pas plus que la Cour de la
Chambre étoilée, qui avait, elle aussi, exercé des compétences
étendues dans le domaine des infractions morales. La Cour du
Banc du Roi s'arrogea les compétences, en tant que custos
morum, gardien des mœurs, sur les délits à caractère moral qui
avaient auparavant relevé des juridictions ecclésiastiques et des
tribunaux créés en vertu de la Prérogative royale. Sous la Res-
tauration, le Parlement adopta également plusieurs lois attri-
buant aux juges de paix et aux juridictions de common /aw la
compétence pour imposer des peines criminelles aux délin-

582
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

quants de différents délits à caractère moral, comme la prati~ue


d'un commerce le dimanche ou la participation à des paris l .
Au cours des dernières années du XVII" siècle et au début du
XVIIIe siècle, après que la Révolution anglaise eut pleinement
porté ses fruits, le Parlement commença à substituer, progressi-
vement mais systématiquement, aux compétences pénales des
juridictions ecclésiastiques sur des infractions morales, les
compétences des juges de paix et tribunaux de common law.
Ainsi, des lois de 1694 et de 1746 imposèrent des peines
d'amende et d'exposition au pilori aux individus qui s'étaient
rendus coupables de jurer en termes profanes ou en invoquant
le nom de Dieu l8 . Une loi de 1697-1698 imposa des peines
similaires à ceux qui, ayant été éduqués dans la religion chré-
tienne ou en ayant professé la foi, avaient nié la divinité de
l'une des trois personnes de la Sainte Trinité, la vérité de la reli-
gion chrétienne, ou l'autorité divine des Saintes Écritures l9 . Des
lois interdisant les paris, y compris les loteries organisées selon
différentes modalités, furent promulguées en 1698, 1710, 1711,
1722 et 1733. Une loi de 1739 précisa que certains jeux de
hasard (désignés comme «as de cœur», «pharaon», «bas-
sette») tombaient sous l'application de ces lois 20 . Une loi de
1740 fixa les conditions auxquelles les courses de chevaux
seraient soumises, précisant que deux circuits seulement pour-
raient être autorisés pour les courses sur lesquelles des paris
étaient organisés2l .
La réglementation des représentations théâtrales et d'autres
formes de divertissements publics - souvent de tendance licen-
cieuse - avait relevé de la Prérogative royale jusqu'à l'époque du
Commonwealth, lorsqu'un régime de moralité puritaine fut ins-
tauré. La Restauration favorisa une ère plus licencieuse encore,
que la législation royale s'avéra incapable de contenir. Ce n'est
qu'en 1737, lorsque le Parlement imposa une réglementation
générale du théâtre, comprenant notamment la subordination
des représentations d'une pièce et l'agréation des acteurs à un
système d'autorisations officielles (et définissant certaines caté-
gories d'acteurs non agréés de « fripons et vagabonds »), que les
représentations théâtrales commencèrent à répondre aux critères
moraux supérieurs que la Couronne, le Parlement et de nom-
breux auteurs avaient réclamés 22 •

583
DROIT ET RÉVOLUTION

Cependant, ce ne fut pas la législation du Parlement qui joua


le rôle le plus important dans la transformation de la gaieté
anglaise de l'ère Tudor-Stuart en une austérité anglaise puri-
taine et post-puritaine, mais bien l'apparition, au cours des
années 1690, d'associations volontaires s'affichant comme des
« sociétés pour la réforme des mœurs» (<< Societies for the Refor-
mation of Manners »). Selon les termes de Dudley Bahlman, ces
associations représentaient « l'armée de la réforme » et jouèrent
un rôle crucial dans ce qu'il qualifie très justement de « révolu-
tion morale de 1688 », en précisant: « Ce ne fut ni l'Église ni
l'État qui fournirent l'armée des réformateurs. Sans doute, celle-
ci comptait dans ses rangs des juges de paix, des officiers de
police, des membres du clergé, mais cette armée était une armée
privée, qui établissait ses propres règles et nommait ses propres
dirigeants 23 • » Ces sociétés se développèrent à partir de petits
groupes se réunissant pour discuter de la manière de promou-
voir ce qu'ils appelaient les « manières » (<< manners ») ou mœurs
dans leurs communautés locales. Rapidement, ces associations
se multiplièrent et le nombre de leurs membres s'accrut. Elles
constituèrent des commissions pour favoriser l'adoption de
réglementations et chargèrent des intendants de mettre en
œuvre leurs programmes. Les réglementations se promettaient
de fermer « les maisons de luxure et de débauche », de com-
battre « l'ébriété, les grossièretés et profanations verbales, ainsi
que les manques de respect au jour du Seigneur », et d'« enquê-
ter sur la conduite des officiers de police et d'autres agents
publics» chargés d'exécuter les lois réprimant ces infractions
morales. Les associations disposaient de trésoriers, de secrétaires
responsables des registres, d'un personnel propre et elles
créaient leurs réseaux d'informateurs.
Ni l'Église ni l'État n'étaient à l'origine de ce mouvement,
qu'ils ne contrôlaient d'ailleurs pas, mais tous deux soutenaient
sa cause. En 1691, la reine Mary, à l'instigation de l'évêque
Stillingfleet, du mouvement « latitudinaire* », adressa aux juges
de paix du Middlesex une lettre restée célèbre, les incitant à
faire preuve d'un zèle particulier dans leurs poursuites de délin-

* Le terme « latirudinarisme », courant dans la pensée religieuse en Angleterre au


XV!' siècle,affirme que la raison et le jugement personnel sont supérieurs à la doctrine
de l'Église. (N.d.E.)

584
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

quants ayant commis des infractions aux lois morales. Le roi


Guillaume promulgua même toute une série de proclamations
prescrivant aux officiers de justice d'être diligents dans la pour-
suite des délinquants de telles infractions. Ces déclarations
royales eurent pour effet d'inciter les officiers de police, magis-
trats et autres agents de la justice à adhérer aux associations
pour la réforme des mœurs, dont on comptait en 1701 déjà une
vingtaine à Londres. Le nombre de ces associations se multiplia
rapidement au cours des deux premières décennies du
XVIIIe siècle. Sur l'île de Wight existait une association composée
presque exclusivement de membres du clergé anglican. Dans le
Wiltshire, un curé constitua une association de personnes âgées.
Portsmouth comptait deux associations, l'une comprenant le
maire, les juges de paix et les échevins, l'autre comptant vingt-
trois commerçants. Toujours selon Bahlman: « Aux yeux de
nombreux Anglais, cette réforme était l'aspect le plus important
de la révolution, car ce n'était que par une réforme des mœurs
que la révolution pourrait avoir un effet durable. L' œuvre du
roi Guillaume ne servirait à rien, comme il le reconnaissait lui-
même dans ses déclarations, si l'Angleterre ne pouvait compter
sur la bénédiction divine, et afin de gagner cette bénédiction
divine, une réforme des mœurs était indispensable. »
Sans doute, la participation populaire à l'application des
peines criminelles réprimant des infractions morales n'était pas
un phénomène nouveau dans la tradition juridique occidentale,
ni un phénomène spécifiquement anglais. Pourtant, cette mobi-
lisation autonome des laïcs dans les communautés locales visant
à créer à travers tout le pays de petites associations constituées
selon des structures définies, dans le but de combattre la déli-
quescence morale des comportements qui s'était emparée de la
société anglaise après Cromwell, sous la Restauration de 1600 à
1688, présentait quelque chose de radicalement neuf. Aupara-
vant, le clergé anglican avait assumé la responsabilité de pour-
suivre les infractions morales correspondant à celles qui faisaient
maintenant l'objet des enquêtes et des dénonciations par les
associations pour la réforme des mœurs. Dans la pratique, plu-
sieurs évêques anglicans favorisant la « Haute Église », ainsi que
des Tories siégeant au Parlement, s'exprimaient contre les asso-
ciations laïques, mais celles-ci étaient largement soutenues - et

585
DROIT ET RÉVOLUTION

avec succès - par le clergé de tendance « latitudinaire» ou non


conformiste, ainsi que par les Whigs.
La portée juridique, quoique non officielle, des associations
s'exprima de façon spectaculaire à l'occasion de la publication,
en 1700, d'un pamphlet intitulé A Help to a National Reforma-
tion (<< Une aide à une réforme nationale »). Cette publication
décrivait les règles de bonne conduite des informateurs engagés
par les associations. Ainsi, les informateurs avaient pour
consigne de s'assurer qu'ils avaient réellement été témoins d'une
infraction à la loi. Plusieurs règles précisaient comment appré-
hender et poursuivre les cas d'ébriété, de profanation, de ventes
le dimanche, et d'autres délits spécifiés. Un chapitre était consa-
cré aux « Règles de prudence lors de la transmission d'informa-
tions aux magistrats». En dépit de la forte impopularité des
informateurs rémunérés, dont plusieurs furent pris à partie ou
menacés de violences, l'auteur du pamphlet incitait les hommes
respectables à prendre sur eux cette tâche, un appel soutenu par
des juges de paix qui mettaient en avant « le devoir commun de
tous les bons sujets de contribuer à fournir en temps utile des
renseignements» susceptibles de mettre en œuvre les lois répri-
mant le vice, ainsi que par le clergé, dont les sermons compa-
raient les réformateurs aux anciens martyrs et aux saints.
Les associations ont également eu un impact important par
leur influence sur les agents publics et les membres du Parle-
ment, leur enjoignant de soutenir la cause de la réforme morale.
Elles publiaient notamment des affiches où étaient énumérées
les peines encourues par les agents qui ne s'acquittaient pas
convenablement de leurs tâches à cet égard, et elles adressaient
des pétitions à la Chambre des Communes afin d'obtenir un
renforcement de la législation qui permettait aux associations
d'introduire des poursuites.
L'efficacité des associations dans leur lutte contre les infrac-
tions morales était déjà très controversée à l'époque. Elle est dif-
ficile à évaluer. Les «mœurs» ne cessèrent d'avoir besoin de
« réforme». Un indice mesurable s'il en est, la consommation
d'alcool, semble avoir fortement augmenté. Il est incontestable
que les sociétés ont entamé un nombre très élevé de poursuites
criminelles - leurs registres comptables qui ont survécu font
apparaître plus de 100000 poursuites en quarante-quatre ans
(de 1694 à 1738) -, mais cela prouve seulement que ces asso-

586
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

ciations furent actives, sans préjuger de leur efficacité. Pour éva-


luer leur efficacité, il faudrait pouvoir déterminer combien
d'infractions morales faisant l'objet de leurs poursuites auraient
été commises si ces associations n'avaient pas existé - une ques-
tion à laquelle il n'y a pas de réponse.
De même, aucune réponse satisfaisante n'a été apportée à la
question des causes de leur déclin au cours des années 1730 et
de leur disparition, ou presque, après 1738 24 -, même si elles
connurent une renaissance à une échelle plus modeste vers la fin
des années 1750 sous l'action de dirigeants méthodistes comme
John Wesley, ou plus tard William Wilberforce et d'autres
réformateurs influents 25 • Les vicissitudes des associations entraî-
nèrent des efforts visant à renforcer l'application de la loi par
des voies officielles: par l'action de la police et d'autres gardiens
de la paix, puis, à un stade ultérieur, par l'institution de forces
de police professionnelles à plein temps dans plusieurs
localités26 •
Ainsi, le principe puritain d'une responsabilité des collectivi-
tés locales appelées à se mobiliser volontairement pour dénoncer
et corriger les auteurs d'infractions morales survécut en Angle-
terre pendant plus d'un siècle après la fin de la phase puritaine
de la Révolution anglaise, interrompue par la Restauration,
mais reprise après l'accession de Guillaume III et l'affirmation
de la primauté du Parlement. La création d'associations volon-
taires ayant pour objet de poursuivre des infractions morales
était liée à la volonté du Parlement d'exercer sa compétence
pour définir de telles infractions et en autoriser la répression par
les juges de paix - une compétence qui était autrefois échue
principalement au clergé et aux juridictions ecclésiastiques. On
peut interpréter ces développements de la manière convention-
nelle, c'est-à-dire comme un processus de sécularisation de
compétences ecclésiastiques. Il est toutefois également possible
d'y reconnaître un processus de spiritualisation de compétences
séculières. Dans le cadre de la tradition juridique occidentale, ce
développement s'inscrivait dans le cadre de l'impact du protes-
tantisme (en l'occurrence non luthérien, mais calviniste) sur la
réception du droit canonique de l'Église (en l'occurrence, non
de l'Église catholique romaine, mais de l'Église anglicane) par
l'État {non pas les princes allemands et la haute administration
des territoires, mais le Parlement anglais et les communautés

587
DROIT ET RÉVOLUTION

locales dirigées par des chrétiens de différentes dénominations


religieuses, dévoués à la cause publique).

L'instruction élémentaire : les charity schools

La Révolution anglaise entraîna dans son sillage des change-


ments profonds dans le système anglais d'instruction élémen-
taire. Ces changements étaient largement inspirés par la
théologie morale calviniste, qui prévalait non seulement parmi
les Églises non conformistes, mais également dans les milieux
anglicans « latitudinaires », fortement implantés dans le clergé,
et même parmi les dirigeants, de l'Église d'Angleterre. Ces
réformes visaient l'instruction des enfants issus des classes popu-
laires et la formation professionnelle. Leur réalisation s'effectua
dans une large mesure par l'action d'associations volontaires
dont les membres provenaient principalement de la noblesse et
du grand négoce, et bénéficia ensuite également du soutien des
petits commerçants. En ce sens, ces changements ont contribué
à consolider le système des rapports entre classes sociales tels
qu'il s'était installé à l'issue de la Révolution anglaise.
Au cours du siècle qui précéda la Révolution anglaise, l'Église
protestante d'Angleterre (comme les Églises protestantes des
principautés allemandes luthériennes) avait souligné le besoin
d'assurer une capacité de lire la Bible au plus grand nombre de
gens. La traduction anglaise de la Bible devait être lue, en plus
du Book of Common Prayer, également rédigé en anglais, au
cours des services religieux anglicans auxquels tous les sujets
chrétiens étaient requis d'assister régulièrement. Tous étaient
ainsi censés entendre ces textes en anglais et, si possible, les lire.
Cet exercice était destiné à assurer le salut de leurs âmes, mais
aussi leur loyauté envers la patrie et la Couronne: l'Église et
l'État étaient maintenant unis sous le pouvoir suprême du
monarque protestant, dont le principal ennemi, en politique
extérieure comme en politique intérieure, était un catholicisme
romain « étranger ».
Sous le régime des Tudors et des Stuarts, en Angleterre
comme dans d'autres pays protestants, le pouvoir politique
recrutait ses conseillers et fonctionnaires sensiblement plus

588
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

parmi les laïcs que ne l'avaient fait leurs prédécesseurs catho-


liques. En Angleterre, cette politique stimula la fondation de
grammar schools, où les futures classes dirigeantes de la société
étaient instruites dans la foi protestante, dans les études clas-
siques et dans les sciences humaines 27 • La préparation des
enfants des élites dirigeantes aux études supérieures dans les
universités ou, pour les professions juridiques, dans les écoles de
droit londoniennes (les Inns of Court), y prenait une place
importante.
A partir du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, les autorités
séculières anglaises prirent pour la première fois en main l'orga-
nisation de l'éducation scolaire. Les anciennes écoles catholiques
attachées aux monastères ou aux fondations ecclésiastiques des
chantres furent remplacées par des écoles créées par les autorités
municipales ou locales, ou encore par des fondations privées.
L'Église anglicane joua toutefois également un rôle important
dans l'éducation séculière - rôle comparativement plus impor-
tant que celui du clergé dans les principautés allemandes luthé-
riennes. La permission d'enseigner en Angleterre, que ce soit
dans un établissement scolaire ou en tant que précepteur parti-
culier, était subordonnée à l'autorisation de l'évêque du diocèse,
et n'était accordée qu'après un examen minutieux de chaque
candidat. Par le biais de ce système d'autorisations officielles,
l'Église de l'époque Tudor et Stuart fut en mesure d'exercer en
pratique un contrôle sur l'instruction dans l'ensemble du pays28.
Le niveau plus élevé d'instruction qui résulta de ce soutien et
de ce contrôle sous le régime de la monarchie Tudor et Stuart,
parmi les couches supérieures de la noblesse et des grands com-
merçants au XVIe siècle et au cours des premières décennies du
XVIIe siècle, contribua, par une ironie de l'histoire, à former la
classe qui produisit les artisans de la Révolution. L'historien
Lawrence Stone a observé que de nombreux maîtres d'école et
universitaires appartenaient, en cette période, aux courants non
conformistes, et leur insistance sur la liberté de conscience fut
en général favorablement accueillie par les élites anglaises. Stone
a également relevé que les juristes de la common law, qui jouè-
rent un rôle important dans le succès de la Révolution, avaient
appris au cours de leurs stages dans les Inns of Court que la
Couronne et l'Église étaient subordonnées à la common law.
Enfin, le cadre institutionnel des autorités locales était dominé

589
DROIT ET RÉVOLUTION

par des nobles formés dans les universités, soucieux de leurs pri-
vilèges: or, la sélection des représentants à la Chambre des
Communes sous les règnes des premiers Stuarts était principale-
ment échue à ces autorités locales 29 .
Les changements radicaux dans le système scolaire anglais
après l'accession de Guillaume et Marie en 1688 avaient été
anticipés dès les années 1640 et 1650 dans les ouvrages de
quelques éminents auteurs puritains 3o • Ces auteurs insistaient,
selon les termes de John Dury, sur le fait que « le but principal
de toute entreprise d'instruction, tant à l'égard des garçons que
des filles, ne doit consister qu'en cela: les former à connaître
Dieu dans le Christ, de sorte qu'ils se conduisent dignes de Lui
selon les Évangiles et qu'ils deviennent, dans leurs générations,
des instruments utiles à la société». Le premier objectif, la for-
mation des jeunes à un esprit de dévotion tendant à la perfec-
tion (ou, selon l'expression utilisée par Drury, la « Godliness»)
s'inscrivait dans la tradition, sauf qu'il s'agissait d'un esprit de
dévotion tel qu'il était entendu par des maîtres d'école acquis
aux réformes plutôt que selon la conception du clergé anglican
attaché à la « Haute Eglise ». Le second objectif, l'éducation des
jeunes à un esprit de dévouement envers la société (que Drury
exprime par « Serviceableness »), constituait en revanche une
innovation: cet esprit est défini par Drury comme « une dispo-
nibilité à l'égard de la société dans laquelle ils vivent, de sorte
qu'ils soient capables, chacun selon qu'il est homme ou femme,
de suivre leur vocation légitime à se rendre utiles par une occu-
pation profitable, et d'éviter de devenir une charge pour leur
génération par un comportement oisif ou dissolu, comme c'est
habituellement le cas de ceux qui quittent l'école à cet âge 31 ».
Une vocation professionnelle venait ainsi s'ajouter à la vocation
théologique: il fallait apporter aux enfants des deux sexes non
seulement l'entendement de la foi chrétienne protestante par
une étude rigoureuse de la Bible et des doctrines, mais égale-
ment des connaissances séculières dont ils pourraient tirer profit
dans leur travail professionnel.
La morale puritaine marqua de son empreinte non seulement
les objectifs, mais également les méthodes d'instruction scolaire.
Des mesures strictes devaient assurer que l'éducation des filles
élimine « quoi que ce soit [... ] qui tend seulement à fomenter
l'orgueil et à satisfaire la curiosité et les plaisirs imaginaires »,

590
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

comme la danse, les coiffures ou toute parure. En revanche, les


filles devaient être éduquées « par la crainte de Dieu, à devenir
de bonnes et prudentes conjointes, dévouées à leur mari et à
leurs enfants lorsque Dieu les invitera à se marier». En même
temps, « celles qui ont le don des langues et des sciences [... ] ne
doivent pas être négligées, mais aidées afin de pouvoir dévelop-
per leurs facultés intellectuelles». Quant aux garçons, toujours
selon Drury, « le même principe s'applique [... ] en ce qui
concerne les langues, les sciences, leur occupation [... ] . Toutes
formes inutiles de l'exercice de leur esprit ou de leur corps [... ]
devront être réorientées vers une occupation bénéfique suscep-
tible de les préparer à la bonne gestion, aux métiers nécessaires,
à la navigation, aux offices publics et à l'administration de la
justice, en temps de guerre comme en temps de paix, et aux
tâches économiques qui leur permettront d'être utile à leurs
familles et leurs voisins 32 ». Les écoliers devaient être soumis à
une discipline rigoureuse, comprenant de longues heures en
classe et des châtiments corporels sévères en cas de mauvaise
conduite.
Les efforts puritains visant à réformer le système scolaire
anglais ne furent réalisés que partiellement sous le régime du
Commonwealth, puis officiellement répudiés sous la Restaura-
tion, lorsqu'il fut interdit aux non-conformistes d'enseigner
sous peine d'une forte amende de 40 livres, prescrite par la loi 33 .
Après la Glorieuse Révolution, les théories éducatives calvinistes
furent remises en honneur et inspirèrent les réformes radicales
introduites au cours des années 1690 et au début du
XVIIIe siècle.
Les réformes initiées vers le milieu du XVIIe siècle par les puri-
tains furent reprises et réalisées au début du XVIIIe siècle par les
presbytériens, les congrégationalistes, les méthodistes, mais
également par les dénominations calvinistes nouvellement
« tolérées », et même par les anglicans issus aussi bien de la
« Haute Église» que de 1'« Église Basse ». L'insistance sur l'édu-
cation de toutes les classes sociales - une insistance dont les
racines remontaient à la théologie calviniste et luthérienne - ne
se traduisit pas tant par le biais d'ordonnances scolaires ou
d'une législation (comme dans les principautés allemandes pro-
testantes), mais plutôt par le biais de groupements de personnes
au niveau des communautés locales, qui, dévouées à l'intérêt

591
DROIT ET RÉVOLUTION

public, constituèrent des associations ayant pour but de créer,


d'entretenir et de financer l'éducation des pauvres, en insistant
sur la préparation à des professions utiles.
Les plus importantes de ces associations furent celles « pour
la propagation des connaissances chrétiennes» (<< Societies for the
Propagation of Christian Knowledge »), dont la première fut fon-
dée en mars 1698/1699 par cinq habitants de Londres: un
membre éminent du clergé et quatre laïcs, membres notables de
l'Église d'Angleterre, certains appartenant au courant théolo-
gique de la «Haute Église», d'autres à celui de 1'« Église
Basse», et certains ayant des 7mpathies politiques pour les
Tories, les autres pour les Whig! . Leur objectif était de soutenir
des associations locales de personnes dévouées à la cause
publique, dans un premier temps à Londres, et à terme dans
l'ensemble de la Grande-Bretagne, créées pour établir les charity
schools au profit des enfants des classes populaires. Dans les
années qui suivirent, le nombre de membres ayant cotisé à la
London Society s'élevait à quatre-vingt-dix. À peine une généra-
tion plus tard, des centaines de telles associations s'étaient for-
mées, et plus d'un millier de charity schools avaient été créées en
Angleterre35 . Chacune de ces associations locales constituait une
entité autonome, mais toutes avaient adopté les mêmes règle-
ments.
L'importance de ces associations ne se mesure pas unique-
ment à l'aune de leur grande influence sur l'instruction élémen-
taire en Angleterre au cours du siècle suivant: il faut également
évoquer l'impact des structures de leur organisation interne et
de leurs méthodes autonomes de gestion. Les membres coti-
sants, qui n'étaient admis que sur recommandation, versaient
une contribution annuelle et disposaient d'un droit de vote aux
assemblées de l' association 36 . Ces associations fonctionnaient
ainsi selon deux principes fondamentaux qui étaient également
à la base de la nouvelle Banque d'Angleterre et d'autres sociétés
par actions: tout d'abord le principe économique, selon lequel
un grand nombre de « souscripteurs », contribuant chacun pour
un montant relativement modeste, permet de lever un capital
relativement important, qui peut alors être affecté à une entre-
prise plus productive que la somme des montants individuels
investis séparément. Ensuite, le principe juridique, selon lequel
ces souscripteurs, à l'occasion de leurs discussions et du vote

592
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

aux assemblées générales, peuvent orienter les activités de l'asso-


ciation de façon à répondre au mieux à ses objectifs.
Toutes les charity schools soutenues par les associations pOut
la propagation des connaissances chrétiennes n'étaient pas pour
autant créées et financées par les souscriptions et contributions
de leurs membres. Plusieurs de ces écoles furent fondées et sub-
ventionnées par des fondations de riches particuliers, et régies
selon les termes du trust qui constituaient leur cadre juridique.
En tant que trusts philanthropiques, ces établissements étaient
en principe soumis au contrôle de la Couronne, tandis que leurs
fonds et leur administration étaient confiés à des trustees. Très
souvent, cependant, les trustees nommés dans l'acte constitutif
étaient des propriétaires fonciers locaux, des titulaires de charges
publiques dans les villes, ou d'autres notables appartenant à la
même classe sociale que les souscripteurs qui avaient adhéré à
une association destinée à soutenir ce même type de charity
school. Mary G. Jones a montré que sous plusieurs aspects, « au
XVIIIe siècle, la majorité des écoles élémentaires créées par une
fondation ou par souscription étaient fort semblables37 ».
À l'origine, les associations pour la propagation des connais-
sances chrétiennes étaient fortement liées à l'Église anglicane.
Leurs règlements exigeaient que, dans les écoles qu'elles soute-
naient, les enseignants soient des anglicans pratiquants 38 • En
même temps, la législation qui réservait toute activité d'ensei-
gnant aux anglicans demeurait en vigueur. En réalité, ces asso-
ciations entretenaient au départ des rapports étroits avec les
associations pour la réforme des mœurs, qui comptaient ouver-
tement des presbytériens, des congrégationalistes et des adhé-
rents d'autres Églises non conformistes. À partir du début du
XVIIIe siècle, les restrictions législatives concernant l'enseigne-
ment par des non-conformistes étaient rendues inopérantes par
des décisions judiciaires39 • De ce fait, l'enseignement dans les
écoles philanthropiques fut ouvert aux membres des Églises
« tolérées ».
Les associations pour la propagation des connaissances chré-
tiennes ont aussi servi de modèle à la création d'autres associa-
tions volontaires instituées dans le but d'établir des écoles dans
les paroisses locales dont le réseau recouvrait l'ensemble du
royaume. Typiquement, on vit ainsi dans de nombreuses
paroisses le pasteur ou un membre laïc annoncer que la création

593
DROIT ET RÉVOLUTION

d'une école locale était nécessaire, d'autres membres se joi-


gnaient au projet, puis des souscripteurs versaient leur contribu-
tion à un fond destiné à embaucher les maîtres d'école. Parfois,
les paroissiens s'engageaient à payer une modeste contribution
qui permettait de subvenir à l'entretien de l'école, et se réunis-
saient de temps en temps pour discuter du succès ou des échecs
de l'établissement; s'ils désapprouvaient la gestion ou contes-
taient la qualité des enseignants, les souscriptions annuelles ris-
q uaient de décliner40.
Le système d'instruction élémentaire des enfants provenant
des couches populaires, tel qu'il se propagea en Angleterre au
cours de la dernière décennie du XVIIe siècle et de la première
moitié du XVIIIe siècle (ou même au-delà), exprime bien les qua-
lités et les aspects discutables de la théologie morale calviniste.
Parmi les traits discutables, il faut sans doute évoquer l'insis-
tance exagérée sur la discipline. Ces écoles assuraient en général
une instruction pendant quatre ans à des enfants dont la plu-
part avaient entre sept et onze ans, et qui étaient requis d'être
en classe pendant six heures par jour. Le système attachait une
grande importance à la ponctualité, la bonne conduite, la
mémorisation de textes, l'attention et la concentration; toute
forme de mauvaise conduite - non seulement les comporte-
ments assez graves, comme l'école buissonnière, mais aussi plus
simplement le manque d'attention, le défaut de préparation,
même une distraction enfantine ou un manque de courtoisie -
pouvait donner lieu à une punition sévère, comprenant parfois
des coups de fouet assénés brutalement, aussi bien aux filles
qu'aux garçons. Les enfants devaient même remplir un formu-
laire quotidien mentionnant les «fautes» qu'ils avaient
commises 41 • La morale dominante s'exprime parfaitement dans
un ouvrage de 1708: Account of the Charity Schools Lately
Erected (<< Rapport sur les charity schools récemment créées ») :
« Les enfants seront dociles et soumis si, à un stade précoce, ils
sont habitués à la crainte révérencielle, à la punition et à une
subordination respectueuse. Moyennant une telle discipline
imposée à un âge approprié, le public peut espérer des serviteurs
honnêtes et laborieux42 . »
Un autre aspect discutable était la tendance à un enseigne-
ment plutôt hautain, traitant les élèves de façon à leur rappeler
leur appartenance aux classes inférieures. Ainsi, les « règles des-

594
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

tinées au bon ordre et gouvernement des charity schools rédigées


par les trustees de ces écoles» (Rules for the Good Order and
Government of Charity Schools drawn up by the Trustees of these
Schools) , promulguées en 1724 sous le contrôle de l'évêque de
Londres, conseillaient aux enseignants de ne pas enseigner aux
enfants quoi que ce soit « qui les élève au-dessus de la condition
de serviteurs, ou des emplois impliquant des travaux physiques
ou intensifé 3 ». En pratique, cela signifiait que l'on s'attachait
encore davantage à souligner l'importance des savoirs appliqués
- par exemple, la couture ou le tricot pour les filles, la cordon-
nerie ou le jardinage pour les garçons -, tandis que l'instruction
« des langues et des sciences» se limitait souvent à la Bible et au
catéchisme, ou à la lecture et l'arithmétique. Beaucoup dépen-
dait évidemment de la qualité des enseignants, dont certains
obtenaient des résultats remarquables. Quelques voix influentes
s'élevèrent en faveur d'un enseignement plus avancé. Cepen-
dant, en pratique, il semble que l'opinion dominante fut le plus
souvent que « les enfants devaient être délivrés de l'oisiveté et
du vagabondage, qu'ils devaient être lavés et peignés, instruits
dans leurs devoirs par le catéchisme, qu'ils puissent devenir des
hommes et des femmes de bonne conduite et des serviteurs
utiles. Les écoles n'existaient pas pour développer leurs facultés
intellectuelles, ni pour les conduire à bénéficier d'une égalité de
chances dans la vie professionnellé4 ».
Parmi les qualités positives de la théologie morale calviniste
que l'on retrouve dans le système des charity schools, on évo-
quera la propension à atténuer la discipline par un sens exalté
de la responsabilité sociale. D'autre part, si, dans de nombreux
cas, les écoles ne réussissaient pas à réaliser leur objectif d'une
vraie charité, ces échecs ne doivent pas éclipser les cas où ces
objectifs furent réalisés. Dans certaines écoles, la discipline était
appliquée sans brutalité, et des enseignants dévoués, attentifs et
compétents y g~naient le respect et l'amitié de leurs élèves et
de leurs parents . Il convient également de relever qu'il y eut
autant de filles que de garçons dans ces charity schools et
qu'après y avoir terminé leur instruction, et acquis la capacité
de lire et d'écrire, quelques-uns des anciens élèves de ces écoles
purent réaliser de plus hautes ambitions et même parfois pour-
suivre une carrière éminenté6 •

595
DROIT ET RÉVOLUTION

L'effet le plus important de la théologie morale calviniste fut


toutefois d'imprégner la population laïque du sens de la respon-
sabilité chrétienne, en particulier parmi ses « aînés», ses diri-
geants dévoués à la cause publique, afin d'assurer le bien-être
spirituel de leurs concitoyens moins favorisés. La création des
charity schools pour les pauvres, financées et dirigées par des
membres-souscripteurs d'associations locales, donna une nou-
velle dimension à ce que l'on a appelé la « laïcisation de la
religion 47 », ou, comme il a été dit dans ce chapitre, la spiritua-
lisation du droit séculier.

L'assistance aux pauvres

Du xne au XVIe siècle, en Angleterre comme partout ailleurs


en Europe, l'assistance aux pauvres (parmi lesquels il faut comp-
ter les malades, les infirmes, les personnes âgées, les orphelins,
les veuves et d'autres catégories dans l'incapacité de gagner leur
vie) fut pratiquement entièrement contrôlée par les institutions
ecclésiastiques catholiques et presque complètement financée
par des impôts ecclésiastiques (les dîmes) et par des contribu-
tions individuelles volontaires aux fondations charitables de
l'Église. À partir de la fin du XIV" siècle et au xV siècle, la désin-
tégration progressive du système seigneurial d'agriculture et la
transformation de terres arables en pâtures pour moutons pro-
voquèrent une vaste émigration des paysans vers les villes,
imposant une charge accrue à l'assistance aux pauvres, que le
système d'aumônes ne pouvait durablement supporter. Comme
en Allemagne ou dans d'autres régions d'Europe, un grand
nombre de vagabonds et de rôdeurs vivaient de la mendicité ou
du brigandage. En Angleterre comme ailleurs, la législation
séculière de cette époque réprima par des peines criminelles
l'oisiveté et le vagabondage: selon les termes de Sidney et Bea-
trice Webb, il ne s'agissait pas « de lois sur la pauvreté, dans le
sens de mesures visant à subvenir aux pauvres, mais de lois
contre les pauvres et les droits du travail [... ] atténuées sans
8
doute par les œuvres charitables de l'Églisé ».
Ce qui a été dit à ce propos dans le cadre des principautés
luthériennes se vérifie également dans l'Angleterre du XVIe siècle.

596
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

L'abolition de l'Église catholique romaine fournit l'occasion


d'introduire un nouveau système d'assistance aux pauvres sous
la forme de « caisses communes» financées par des taxes muni-
cipales et des contributions charitables, ainsi que par les revenus
qu'avait générés la confiscation des institutions religieuses49. La
mendicité fut interdite et les ordres mendiants furent dissous.
En différents endroits, des maisons de travail furent créées pour
venir en aide aux pauvres considérés comme « méritants », pour
réformer les désœuvrés et permettre aux vagabonds de s'établir.
Dans certains territoires catholiques, les autorités eurent recours
à des procédés comparables - en particulier l'institution de
caisses communes et de maisons de travail -, mais les ordres
monastiques et d'autres fondations religieuses vouées à la
charité s'y étaient maintenus et la mendicité y était toujours
tolérée.
Comme cela a déjà été relevé pour d'autres matières spiri-
tuelles - la liturgie, le mariage, les infractions morales, l'instruc-
tion -, de même pour l'assistance aux pauvres les institutions
juridiques anglaises du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle
demeuraient plus proches de ce qu'elles avaient été à l'époque
du catholicisme que les institutions contemporaines dans
d'autres pays protestants. Nombre de responsabilités charitables
qui avaient été précédemment assurées par l'Église catholique
romaine étaient maintenant transférées à l'Église d'Angleterre.
Ce n'est que pendant et après la Révolution anglaise des années
1640-1689 que l'aide aux pauvres fut presque entièrement
transférée aux autorités civiles et qu'en même temps une nou-
velle théorie de l'assistance fut introduite, ainsi qu'une nouvelle
justification: une théorie et une justification perçues comme
étant plus proches de la version calviniste du protestantisme que
du luthéranisme.
Le principal changement qui affecta le droit anglais de l'assis-
tance au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, par le
biais d'une série de lois promulguées sous l'impulsion du
Conseil privé, fut le transfert des compétences en matière
d'assistance aux responsables des milliers dexaroisses locales qui
.
recouvraient 1e terntOlre
. . du royaume. 50 cette époque, 1a
paroisse était une institution à la fois politique et ecclésiastique.
En tant qu'institution ecclésiastique, la paroisse avait à sa tête
un prêtre (le « recteur» ou « vicaire» en exercice, comparable

597
DROIT ET RÉVOLUTION

au curé de paroisse dans l'Eglise catholique), assisté de mar-


guilliers élus parmi les foyers de la paroisse lors d'une assemblée
annuelle (appelée parfois « réunion de ville» [« town meeting »],
ou «conseil paroissial» [« vestry »]). L'office principal de la
paroisse était tenu par le juge de paix, nommé par la Couronne.
e était presque invariablement le seigneur local, dont les terres
s'étendaient sur une ou plusieurs paroisses 51 . D'autres agents
(un officier de police, un contrôleur des voies publiques, un
contrôleur des pauvres) étaient choisis annuellement (comme
les marguilliers) parmi les ménages de la paroisse. L'officier de
police était choisi par les juges de paix du comté où se situait la
paroisse, il arrêtait les individus soupçonnés d'avoir commis un
délit (on se souviendra que l'Angleterre n'a pas connu un sys-
tème de forces de police avant le XIXe siècle) et les présentait aux
juges de paix du comté lors des sessions trimestrielles (dites
« quarter sessions »). Le contrôleur des voies publiques, qui était
choisi dans plusieurs paroisses par l'officier de police et les mar-
guilliers, était responsable de l'entretien de la voirie sur le terri-
toire de la paroisse. Selon une loi de 1536, les contrôleurs des
pauvres (normalement, deux par paroisse) étaient choisis
annuellement par les juges de paix52 •
On relèvera le fait extraordinaire que, dans ce système parois-
sial comportant six types de charges différentes - le vicaire en
exercice, les marguilliers, le juge de paix, l'officier de police, le
contrôleur de la voirie et les contrôleurs des pauvres -, une
seule, celle du vicaire, n'incombait pas à un laïc, l'homme
d'église étant par ailleurs le seul à être rémunéré pour ses ser-
vices. Il est aussi remarquable que tous ces titulaires, à l'excep-
tion du vicaire et du juge de paix, étaient choisis annuellement
pour exercer leur mandat, généralement selon un système tour-
nant. Ces titulaires étaient des habitants locaux qui tenaient la
terre où ils vivaient en pleine propriété, ou en vertu d'un
copyhold, ou en vertu d'une tenure à bail (et désignés de « ho use-
holders »), et qui s'acquittaient de ces tâches civiques imposées
par la Couronne qui exerçait ainsi à la fois la direction de
l'Eglise et celle de l'Etat.
Le juge de paix - souvent le seigneur foncier du manoir local -
était soumis aux pressions de la Couronne pour mettre en
œuvre les mesures nécessaires à l'assistance des pauvres de son
ressort. Sous l'effet de la législation élisabéthaine, selon Sidney

598
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

et Beatrice Webb, « les membres de la noblesse foncière étaient


rendus responsables, en tant que juges de paix ou titulaires de
charges paroissiales, non seulement du maintien de l'ordre et de
la répression des délits, mais il leur incombait également d'assu-
rer un approvisionnement suffisant à prix bas, tout en amélio-
rant la régularité de l'offre d'emploi et, à terme, en veillant aux
prélèvements et aux dépenses en faveur des pauvres afin de pré-
venir le chômage des personnes aptes au travail, l'indigence
parmi les orphelins, les malades, les personnes âgées et les
infirmes 53 ». Durant la période de 1590 à 1640 en particulier, le
Conseil privé insista sur l'exécution de cette politique par une
série d'ordonnances et de proclamations qui s'adressaient aux
juges de paix des comtés lors de leurs sessions trimestrielles. Les
Webb notent à ce propos qu' « aux yeux de l'homme dépourvu
de bien-fonds ou de la veuve miséreuse, le Roi en son Conseil
pouvait prendre les allures de Père de son peuple 54 ».
Les contrôleurs des pauvres devaient recenser les habitants de
la paroisse pour lesquels différentes mesures ou formes d'aide
s'avéraient nécessaires, évaluer en collaboration avec le vicaire,
les marguilliers, et, surtout, le juge de paix, le coût annuel de
cette assistance, et fixer le taux des prélèvements imposés à cet
effet aux ménages (cette taxe étant désignée de « poor rate », lit-
téralement, « taux des pauvres »). Les fonctions et compétences
respectives relevant des différentes fonctions dans la paroisse,
ainsi que les modes de sélection de leurs titulaires étaient large-
ment déterminés par les coutumes locales et pouvaient ainsi
varier d'une paroisse à l'autre.
La Couronne anglaise s'appuyait ainsi sur le réseau des
paroisses locales pour assurer l'assistance aux pauvres. Elle
s'efforça également de contenir le vagabondage et la mendicité
en créant (comme cela se faisait dans d'autres pays en Europe)
des ateliers publics (<< workhouses ») soumis à un régime strict de
travail dans le but de réhabiliter les individus taxés de fainéan-
tise. Le premier atelier de ce gente fut créé à Londres en 1557,
suite à une proposition exprimée en 1552 par le roi Édouard VI
et l'évêque de Londres 5 • Cet atelier fut installé dans une
ancienne résidence d'Henri VIII connue sous le nom de
Bridewell, désignation qui devint rapidement un nom com-
mun: au cours des décennies suivantes, quelque deux cents de
ces « bridewells» furent créés dans presque toutes les régions

599
DROIT ET RÉVOLUTION

d'Angleterre. Leur fonctionnement était conçu selon une disci-


pline comparable à celle des prisons. Les officiers de police
paroissiaux étaient habilités à présenter des vagabonds aux ses-
sions trimestrielles des juges de paix du comté afin qu'ils soient
internés dans un « bridewell 56 ».
Cependant, au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, les reve-
nus de la Couronne et les taxes locales ne suffisaient pas pour
réunir les ressources permettant de subvenir aux besoins de
l'assistance aux pauvres. En pratique, les dons charitables de
particuliers, entre vifs ou testamentaires, étaient indispensables
pour suppléer à ces subventions publiques, pour établir les
« hôpitaux» (ou hosrices) et autres infrastructures en faveur de
l'aide aux indigents 5 •
Dans le droit anglais régissant l'assistance aux pauvres, la
transformation d'un système qui relevait principalement de la
responsabilité individuelle des paroisses locales en un système
national plus ou moins intégré se produisit sous l'effet de la
Révolution des années 1640-1689. En même temps, ce déve-
loppement marqua une nouvelle politique de cette assistance :
d'un système visant avant tout à soulager l'indigence et à corri-
ger l'oisiveté, on passa à un système dont l'objectif prioritaire
était d'assurer l'emploi aux pauvres capables de travailler et
d'exercer une occupation rémunératrice - un changement que
l'on qualifierait de nos jours, selon la formule anglaise, « from
welfare to workfore», c'est-à-dire de la sécurité par les allocations
à la sécurité par le travail.
Dans l'ancien système, le montant de l'impôt local pour sou-
lager les pauvres, ainsi que l'importance et le type d'assistance,
variaient fortement d'une paroisse à l'autre: certaines paroisses
étaient beaucoup plus modestes que d'autres, et certaines dispo-
saient sensiblement de moins de ressources que d'autres. L'une
des grandes difficultés qu'entraînait cette disparité était l'attrait
exercé évidemment sur ceux qui voulaient faire appel à cette
aide sociale par les paroisses où l'assistance était comparative-
ment plus généreuse. Afin d'endiguer les problèmes que causait
cette situation, toute une série de lois furent promulguées au
cours des XVIe et XVIIe siècles. Ces Laws of Settlement, comme on
les appelle, avaient pour objet de restreindre les allocations
d'aide dans une paroisse aux personnes qui y avaient résidé pen-
dant une période déterminée, ou qui y disposaient de biens

600
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

d'une certaine valeur, ou dont la famille y avait habité, ou qui


du moins pouvaient faire valoir pour quelque motif qu'ils
devaient être considérés comme membres de la paroisse en
question 58 • En appliquant rigoureusement cette législation, ces
lois pouvaient ainsi contraindre une personne indigente à
demeurer sa vie entière dans la même paroisse. On finit par se
rendre compte que de telles restrictions de la mobilité des tra-
vailleurs et de telles disparités de l'assistance offerte d'une
paroisse à l'autre avaient un effet destructeur sur l'économie
anglaise dans son ensemble59 •
D'autre part, l'ancien système provoquait désormais les réti-
cences d'une grande partie de la noblesse foncière, sur laquelle
reposait pour une grande part la charge fiscale devant assurer les
moyens de l'assistance aux pauvres dans la paroisse. L'un des
griefs qui poussa beaucoup de nobles fonciers à soutenir la
cause parlementaire au cours de la guerre civile provenait préci-
sément de la pression exercée sur eux par la Couronne afin
qu'ils supportent les impôts destinés à l'assistance. De plus, les
« bridewells» n'étaient pour la plupart ni des ateliers économi-
quement opérationnels, ni des maisons de correction efficaces.
Nombre de ces établissements étaient simplement des prisons 6o •
Au cours des années 1640, lors de la première phase de la
Révolution anglaise, d'influents puritains se prononcèrent pour
la création d'un nouveau type d'ateliers dont l'objet serait, selon
la caractérisation de Samuel Hardib, d'« inculquer les valeurs
morales associées à l'esprit puritain de dévotion et à l'améliora-
tion de soi-même ». Ces nouvelles institutions n'abriteraient pas
seulement des adultes indigents, mais accueilleraient aussi des
enfants qu'ils « civiliseraient et formeraient par leurs lectures, et
prépareraient progressivement à des occupations profession-
nelles, de sorte qu'ils puissent devenir des serviteurs utiles à la
société! ». Hardib et d'autres auteurs invitèrent les citoyens qui
jouissaient d'une autorité dans leurs communautés à former des
associations ayant pour but de créer et de contrôler des ateliers
publics dédiés à ces objectifs: ce ne seront plus des « maisons de
correction» comme l'avaient été les « bridewells», mais ces ate-
liers devaient être conçus comme des entreprises productives et
profitables. La première de ces associations officielles fut créée
en 1647, en pleine guerre civile: il s'agissait de la London Cor-
poration for the Poor (( La société londonienne pour les

601
DROIT ET RÉVOLUTION

pauvres »), sous l'égide de laquelle le premier atelier de ce type


fut mis en place en 1649 62 •
En 1662, durant la Restauration, l'atelier londonien fut rem-
placé par un autre établissement du même type, et la Corpora-
tion de 1647 obtint une nouvelle autorisation 63 • Cet atelier
public servit de modèle à d'autres établissements. Les personnes
qui y résidaient n'étaient pas requises d'y travailler, et ceux qui
y travaillaient pouvaient le quitter à tout moment. L'insistance
sur « l'esprit de dévotion et l'amélioration de soi» était mainte-
nue, mais désormais en mettant de plus en plus en avant les
objectifs de productivité et de profitabilité économique. L'assis-
tance charitable et les « bridewells » subsistèrent, mais une loi de
1723 reconnut aux paroisses le droit de refuser toute aide aux
pauvres de bonne constitution physique qui refusaient du tra-
vail dans l'un des nouveaux ateliers publics 64 •
Cette loi de 1723 prévoyait également que les enfants des
pauvres pouvaient bénéficier d'une formation générale dans les
ateliers et que les malades et les personnes âgées pouvaient y
être accueillis. La loi remplaça aussi l'ancien système où le per-
sonnel changeait annuellement et n'était pas payé par un sys-
tème d'administrateurs rémunérés et durablement en poste.
Cependant, l'autorisation des «sociétés pour les pauvres », et
par conséquent la création de nouveaux ateliers, n'entra pas
immédiatement en vigueur, car elle était subordonnée à l'adop-
tion d'une législation ad hoc de portée locale. On estime que
durant la première moitié du XVIIIe siècle, un réseau de quelque
700 d'ateliers de ce type fut mis en place par des sociétés locales
pour les pauvres, en vertu de telle loi à portée locale65 •
La loi de 1723 sur les ateliers publics (Workhouse Act) auto-
risa également la création d'ateliers communs à plusieurs
paroisses. Cette possibilité devait remédier à l'une des critiques
qu'avait soulevées l'ancien système d'assistance. Parmi les
auteurs de ces critiques, on retrouve des personnalités comme le
juriste Matthew Halé6 ou le marchand et économiste Josiah
Child 67 • Ceux-ci, et plusieurs autres, soutenaient la création
d'un réseau d'ateliers dans l'ensemble du pays, sous le contrôle
des « sociétés pour les pauvres », pour mettre en œuvre des pro-
grammes de formation et de travail visant à ramener les sans-
emploi dans le circuit des activités économiques productives
répondant aux besoins du marché. J osiah Child voyait « l'erreur

602
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

radicale» dans un système qui laissait « le soin à chaque paroisse


d, · ses propres pauvres6»,8ajoutant
entretemr · que « les h ab·l1 es
Hollandais ne demandent pas aux demandeurs d'un emploi
d'où ils viennent69 ». Entre 1696 et 1711, des lois à portée
locale autorisèrent des fédérations de paroisses urbaines dans
quatorze villes; ce nombre augmenta fortement après l'adop-
tion de la loi de 1723 sur les ateliers publics. Par la suite, des
fédérations de paroisses rurales furent également autorisées,
mais la noblesse foncière locale s'y opposa souvent avec succès.
Dans la pratique, une grande partie des paroisses continua à
fonctionner, comme auparavant, de façon autonome.
La paroisse elle-même subit toutefois des transformations
radicales pendant et après la Révolution anglaise. La hiérarchie
ecclésiastique, le clergé - que ce soit au niveau local, intermé-
diaire ou central - cessa de jouer un rôle officiel dans la vie
politique et économique de la paroisse. D'autre part, les convic-
tions religieuses et les valeurs spirituelles demeuraient très
importantes pour déterminer les orientations politiques et éco-
nomiques, voire décisives en ce qui concerne l'assistance sociale.
Les convictions religieuses des membres de l'Église anglicane et
des Églises non conformistes, fortement influencées par la théo-
logie morale calviniste, les poussèrent à soutenir les réformes de
l'assistance aux pauvres qui furent engagées du milieu du
XVII' siècle au milieu du XVIIIe siècle. En ce qui concerne la por-
tée religieuse du devoir du travail et du devoir d'aide aux indi-
gents, les conceptions anglicanes et puritaines se rejoignaient
pour l'essentiel durant cette période70 .
L'aide aux indigents nécessitait d'ailleurs, au-delà de la créa-
tion d'ateliers publics où pouvaient travailler ceux qui en étaient
physiquement capables, le développement de nouveaux moyens
d'assistance susceptibles de suppléer (à défaut de pouvoir s'y
substituer complètement) à l'ancien système, très dispersé, des
donations individuelles. La technique la plus prometteuse
consista à financer les activités philanthropiques par la concen-
tration de souscriptions d'un grand nombre de bienfaiteur/ 1• A
la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, on vit pour la
première fois de nombreux donateurs souscrire collectivement à
la fondation d'« hôpitaux» de différents types: en faveur des
malades, des enfants de pauvres, des orphelins, des personnes
âgées, ou d'autres catégories encore de gens qui se trouvaient

603
DROIT ET RÉVOLUTION

dans le besoin. On a fait état à ce sujet d'une « philanthropie


associative». Celle-ci reprenait le modèle des sociétés par
actions, qui se développèrent à une très large échelle durant
cette même période72 • À cela, il faut ajouter les centaines
d'« associations amicales» («friendly societies») qui furent fon-
dées pendant un siècle à partir des années 1640, consacrées à la
protection mutuelle de leurs membres en cas de maladie ou de
malheur. Paul Slack a noté à ce sujet: « Le langage de la charité
et le langage juridique des droits et obligations étaient différents
et pouvaient parfois exprimer une certaine tension réc~roque,
mais le second n'eût pas été concevable sans le premier .» On
peut ajouter que sans le langage juridique, le langage de la cha-
rité n'aurait pu être mis en pratique.
En mettant en évidence les motifs spirituels sous-jacents des
transformations du droit anglais d'assistance aux pauvres à la fin
du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, on prend au pied de
la lettre ce que les auteurs de cette transformation ont exprimé
dans leurs écrits sur leurs propres motifs 74 • Cette approche va à
contre-courant de la grande majorité de l'historiographie consa-
crée à cette matière. Dans la masse des études traitant de l'his-
toire des lois sur la pauvreté en Angleterre, l'attention depuis les
années 1920 s'est en effet très largement portée sur les rapports
entre la législation organisant l'assistance aux pauvres et la mon-
tée du capitalisme. On y trouvera plus spécifiquement la thèse
selon laquelle cette législation était inspirée par des motifs éco-
nomiques visant à protéger les intérêts de la classe capitaliste.
L'une des plus fortes expressions de cette thèse est due au grand
historien anglais néo-marxiste de l'histoire d'Angleterre aux XVIe
et XVIIe siècles, Christopher Hill, qui affirma en 1997 que « les
raisons fondamentales de la révolution de la pensée qui se réa-
lisa en Angleterre entre la Réforme et la Restauration étaient
d'ordre économique [... ]. Mais il est beaucoup plus agréable
pour un homme d'affaires d'entendre que ses actions sont
conformes à la volonté de Dieu. C'est ainsi que les idées lubri-
fient les processus économiques75 ». Hill a qualifié l'idéologie
puritaine de « bourgeoise» et « individualiste» ; dans son ana-
lyse, les lois du XVIe et du XVIIe siècle constituèrent un instru-
ment par lequel la classe capitaliste émergente des négociants et
industriels exploitait les classes ouvrières inférieures. Cette inter-
prétation est la conclusion tranchante de toute une tradition

604
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

historiographique de son époque. Bronislaw Geremek, par


exemple, l'auteur d'une étude magistrale de l'histoire de la pau-
vreté en Europe, minimise à plusieurs reprises les motifs reli-
gieux et insiste sur «l'émergence du capitalisme industriel»
comme principale cause du programme d'aide aux pauvres aux
XVIe et XVIIe siècles76 .
En vérité, le programme d'assistance aux pauvres entrepris en
Angleterre à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle
n'était ni capitaliste, ni individualiste, ni bourgeois. Les capita-
listes des dernières décennies du XVIIe siècle et des premières
décennies du siècle suivant, et notamment les marchands établis
dans les villes et la classe émergente d'industriels, voyaient dans
les ateliers publics une concurrence déloyale qui profitait d'une
main-d' œuvre bon marché subventionnée par les contribuables
et ~ui inondait le marché de biens de qualité inférieure à bas
prix 7. Ce système privilégiant la «sécurité du travail» n'était
pas plus capitaliste que l'ancien système de « sécurité sociale»
par la charité. La création de sociétés pour les pauvres, d'asso-
ciations de souscripteurs collectifs à des entreprises philanthro-
piques ou d\( associations amicales» d'assistance mutuelle ne
peut s'expliquer comme une expression d'« individualisme ». Au
contraire, ces groupements exprimaient un communautarisme
calviniste. Enfin, le principal soutien du nouveau système
d'assistance sociale n'émanait pas de la bourgeoisie, des classes
moyennes urbaines ou des marchands, mais bien de la noblesse
foncière rurale, qui représentait depuis la Révolution anglaise la
classe dirigeante qui s'était substituée à l'aristocratie royale et
qui détenait à présent le pouvoir réel et suprême au Parlement,
dans la magistrature judiciaire et dans les administrations
publiques. La Révolution anglaise ne fut pas une révolution
« bourgeoise», mais une révolution «aristocratique». La poli-
tique poursuivie par le Parlement n'était pas inspirée en premier
lieu par l'opinion publique des commerçants urbains et des
classes professionnelles, mais par l'esprit d'attachement à la
cause publique qui régnait dans les milieux dirigeants des élites
rurales: celles-ci ont pris l'initiative de constituer des associa-
tions formées à partir des réseaux locaux pour créer et gérer des
ateliers publics et y employer les individus capables de travailler,
et pour fonder des hospices pour les infirmes, les personnes
âgées, les orphelins et d'autres catégories qui n'étaient pas en

605
DROIT ET RÉVOLUTION

mesure d'exercer un travail. À long terme, le capitalisme com-


mercial bénéficia sans doute de ces initiatives, mais le capita-
lisme industriel, qui n'en était qu'à ses débuts, n'eut
pratiquement aucune influence sur leur conception.
Les protagonistes du système anglais d'assistance sociale pen-
dant et après la Révolution anglaise y reconnaissaient d'abord
un accomplissement de la volonté divine, ensuite un acte de
simple humanité et enfin l'instrument d'une politique sociale
responsable. Matthew Hale - que l'on peut difficilement
qualifier de capitaliste bourgeois - commença son « Discours
concernant les dispositions en faveur des pauvres» par les consi-
dérations suivantes:

« Faire preuve de diligence dans l'assistance aux pauvres est un


acte, 1° de grande piété à l'égard du Dieu Tout-Puissant qui nous
l'impose: Il a considéré les pauvres comme Ses pupilles et confié
aux riches la tâche de veiller sur eux comme leurs tuteurs [... ].
[Dieu] a distribué les pauvres parmi le reste de l'humanité comme
ses représentants et bénéficiaires.
2° Il s'agit aussi d'un acte de la plus profonde humanité entre
les hommes. La miséricorde et la bienveillance sont dues même aux
animaux qui nous servent, et d'autant plus envers ceux qui parta-
gent notre nature humaine commune.
3° Il s'agit enfin également d'un acte faisant preuve d'un grand
discernement dans les affaires de la société et de sagesse politique,
car la pauvreté [... ] rend les hommes excités et nerveux. Lorsqu'il
y a une population qui est à la fois très nombreuse et très pauvre,
les riches ne sont plus assurés de préserver longtemps leur
richesse. »

Ces paroles font écho à celles des catholiques romains à


une époque précédente aussi bien qu'à celles des luthériens et
des chrétiens de différentes dénominations. Elles reflètent
également l'approche luthérienne pour laquelle l'aide aux
pauvres n'est pas seulement la responsabilité de l'Église, mais
aussi - voire à titre principal - celle des autorités civiles. Dans
un passage ultérieur de son Discours, Hale apporte toutefois
une distinction entre deux types de charité: l'assistance aux
pauvres infirmes, ou à ceux qui sont physiquement incapables
de subvenir à leur propre entretien, et l'emploi des pauvres qui
en ont les capacités physiques. Cette seconde charité, selon

606
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

Hale, « est d'une portée plus considérable, et d'une très grande


importance en raison de ses effets sur la prospérité et la paix
publiques du royaume, en plus du bénéfice qu'elle apporte aux
pauvres 78 ».
Ainsi, comme dans l'Allemagne luthérienne, les autorités
civiles en Angleterre se voyaient attribuer la responsabilité spiri-
tuelle, en tant qu'« intendants» de Dieu, ou « tuteurs» qu'Il
avait désignés, de prendre les mesures nécessaires en faveur des
pauvres, considérés comme Ses « représentants et bénéficiaires ».
Cependant, conformément aux principes calvinistes, les autori-
tés séculières devaient s'acquitter de ces tâches, non pas princi-
palement par l'institution de caisses collectives ou par la
création d'ateliers publics accueillant les infirmes et les indi-
gents, mais également, et avant tout, par la formation d'associa-
tions volontaires de citoyens engagés dans l'intérêt public, dont
les initiatives ne se limitaient pas à assister les infirmes et les
pauvres, mais aussi à assurer la formation et, à terme, un emploi
rémunérateur à tous ceux qui, capables de travailler, n'avaient
pas trouvé une occupation professionnelle de leur propre initia-
tive.

*
* *

Les développements décrits dans ce chapitre ont souvent été


décrits comme un processus de sécularisation, traditionnelle-
ment interprété comme un transfert de compétences et de fonc-
tions relevant autrefois des institutions ecclésiastiques aux
institutions séculières gouvernementales, municipales ou parti-
culières. En Angleterre, comme on vient de le voir, ce processus
institutionnel s'est réalisé en deux étapes. La Réforme anglaise
du XVIe siècle fut en partie une sécularisation en ce sens, mais en
partie aussi un transfert de compétences et de fonctions ecclé-
siastiques d'une Église à une autre (c'est-à-dire de l'Église de
Rome à l'Église d'Angleterre). L'Église d'Angleterre fut toute-
fois elle-même « sécularisée» dans la mesure où elle fut placée
sous l'autorité suprême de la Couronne intervenant principale-
ment par l'action du Conseil privé et des Parlements. Ce fut
seulement pendant et après la seconde Réforme anglaise (la

607
DROIT ET RÉVOLUTION

Révolution anglaise des années 1640-1689) que certaines com-


pétences et fonctions spirituelles fondamentales des autorités
ecclésiastiques - les poursuites pénales des infractions morales,
l'instruction, l'assistance aux pauvres - furent dans une large
mesure transférées à des institutions séculières.
Notre propos est de montrer - contrairement à l'interpréta-
tion habituellement avancée - que ces transferts au cours des
Révolutions en Allemagne comme en Angleterre doivent être
envisagés non seulement, et certainement pas principalement,
en tant que processus de sécularisation de compétences et de
fonctions ecclésiastiques, mais également, et avant tout, en tant
que processus de spiritualisation de compétences et fonctions
séculières. C'est ainsi, en tout cas, que ces développements
furent compris par les acteurs protestants de ces développe-
ments, en particulier au XVIe siècle en Allemagne et au
XVIIe siècle en Angleterre. La doctrine luthérienne qui attribuait
un sacerdoce, un corps spirituel, à tout croyant chrétien, et la
doctrine calviniste qui assignait aux élus la mission chrétienne
de réformer le monde, entraînèrent inévitablement ce qui
constituait, dans une perspective protestante, une spiritualisa-
tion du domaine séculier. Dans les pays protestants, des pans
entiers du droit spirituel de l'Église catholique romaine furent
acquis et transformés par le pouvoir séculier et désormais gérés
par les laïcs remplaçant le clergé.
À partir du xxe siècle, les théories sociales ont attribué à la
notion de «sécularisme» un sens beaucoup plus large que ce
qui a été évoqué jusqu'à présent dans notre analyse. L'expres-
sion a fini par désigner en général un déclin des croyances reli-
gieuses et leur remplacement par de nouveaux types de
croyances. Ces nouvelles croyances comprennent, selon Ernest
Geller:
« [ •.. ] le rejet des explications surnaturelles ou "spirituelles" des
phénomènes; [... ] l'explication des phénomènes en termes de
structure et de fonctionnement de la matière; la confiance positive
dans la possibilité d'expliquer toute la réalité naturelle et humaine
en termes naturels, immanents à notre univers; le déterminisme;
l'empirisme épistémologique; l'hédonisme et/ou l'égoïsme en psy-
chologie; l'utilitarisme dans l'éthique, et l'utilitarisme et/ou la
démocratie en politique; le pra~matisme en ce qui concerne la
théorie de la vérité; le relativisme 9. »

608
LE DROIT SOCIAL ANGLAIS

Au début des années 1920, Max Weber avait qualifié le


triomphe du sécularisme de « désenchantement du monde ». Le
sécularisme avait à son tour été sécularisé.
Certains historiens de l'Europe moderne ont parfois cru
reconnaître - à tort - la source d'un tel «sécularisme sécula-
risé» dans le protestantisme des XVIe et XVIIe siècles. Ainsi,
C. John Sommerville attribue ce qu'il appelle une sécularisation
de l'espace et du temps, des concepts d'histoire, de théorie poli-
tique, d'éducation, de langage, de la culture elle-même, dans
l'Angleterre du XVIe au XVIIIe siècle, principalement au protestan-
tisme, lequel, selon cet auteur, « accuse, de par sa propre nature,
une tendance sécularisante ». Même la religion, dit-il, a été
sécularisée dans l'Angleterre protestante des Temps modernes
pour autant qu'« elle était devenue quelque chose qui devait
être expliqué plutôt que le fondement de toutes les explica-
tions ». Sommerville va jusqu'à retrouver dans le protestantisme
des XVIe et XVIIe siècles la source d'où découlent le rationalisme,
l'individualisme et la privatisation de la religion. « La privatisa-
tion de la religion », dit-il encore, « est l'envers de l'institution-
nalisation [séculière] ». Le triomphe des institutions séculières
sous l'impact du protestantisme aurait eu « l'effet de confiner la
religion à de moins en moins de domaines de la vie », du fait
que ces institutions « auront toujours un caractère moins reli-
gieux (plus "séculier") ». À titre d'exemple, Sommerville cite « la
prise en charge par l'État anglais des fonctions d'assistance aux
pauvres », qui, dit-il, « peut être envisagée comme une profana-
tion, puisqu'il s'agit d'un domaine qui avait auparavant été
considéré comme sacré et qui relevait désormais du profane, lit-
téralement en dehors du Temple80 ».
Cette analyse met en 1umière les différences entre la concep-
tion catholique romaine de l'Église comme institution hiérar-
chique visible (le «Temple ») et l'approche luthérienne et
calviniste de l'Église institutionnelle conçue elle-même comme
un corps séculier (c'est-à-dire «de ce monde ») et de l'Église
invisible en tant que communauté spirituelle (« céleste ») des
croyants, « le sacerdoce de tous les fidèles », « la communion des
saints ». Pourtant, la continuité entre les deux grands courants
du christianisme occidental se reflète dans la continuité de la
réglementation des matières spirituelles. Lorsque le Parlement

609
DROIT ET RÉVOLUTION

se substitua aux autorités ecclésiastiques comme source suprême


du droit anglais régissant la liturgie, le mariage, les infractions
morales, l'éducation, et l'assistance sociale, et que d'autre part,
la réglementation de ces matières spirituelles incomba, pour
ainsi dire, « sur le terrain» de plus en plus aux laïcs, ces déve-
loppements représentaient à l'époque un renforcement, et non
(comme le prétend Sommerville) un affaiblissement, de la
« culture religieuse» anglaise.
Conclusion

Hormis quelques exceptions, les auteurs contemporains de


toutes les disciplines intéressées - l'histoire, la théologie, la phi-
losophie, les sciences sociales, le droit - n'ont accordé que très
peu d'attention à l'impact exceptionnel exercé par le protestan-
tisme des XVIe et XVIIe siècles sur le développement des institu-
tions du droit en Occident. Ils ont en effet largement négligé de
prendre en compte l'impact des systèmes de croyance en général
sur le droit - que ce soit l'influence du catholicisme romain sur
la formation de la tradition juridique occidentale à la fin du
XIe siècle et au XIIe siècle; l'influence du luthéranisme et du cal-
vinisme sur le développement des systèmes juridiques nationaux
aux XVIe et XVIIe siècles, et au début du XVIIIe siècle; l'influence
des croyances des Lumières dans le déisme, le rationalisme et
l'individualisme sur le droit à la fin du XVIIIe siècle et au
XIXe siècle; ou enfin, l'influence de l'athéisme, de l'agnosticisme
et de différents systèmes séculiers de croyance sociale et poli-
tique sur la tradition juridique occidentale au xxe siècle. Les
auteurs contemporains n'ont pas non plus - à quelques excep-
tions près - reconnu la continuité qui caractérise la tradition
juridique occidentale, malgré - et précisément à cause de - ces
transformations.
La thèse centrale de ce livre est que l'évolution de la tradition
juridique occidentale est fondée sur un système occidental de
croyance évolutif et que ce fut avant tout l'incapacité des sys-

611
DROIT ET RÉVOLUTION

tèmes de croyance de s'adapter à temps, et ainsi d'apporter un


fondement aux changements nécessaires des systèmes juridiques
en vigueur, qui conditionna le recours périodique à l'action vio-
lente, aux « Grandes Révolutions» entraînant une transforma-
tion de la vision apocalyptique originelle, en partie, afin de
provoquer ces changements. Dans chaque cas, cependant, après
plus d'une génération de troubles et de bouleversements, la
révolution parvint à son terme, et un compromis juridique finit
par s'établir, réconciliant sa vision utopique avec quelques-unes
des institutions juridiques que la Révolution avait au départ
renversées.
Au terme de chacune des Grandes Révolutions, l'ancien droit
et le droit nouveau étaient réunis en une nouvelle synthèse. La
Révolution allemande interdit l'Église catholique dans les terri-
toires passés sous le régime des princes luthériens et soumit
l'ensemble des compétences ecclésiastiques aux autorités sécu-
lières. Pourtant, sur le fond, une grande partie du droit cano-
nique catholique fut réintroduit par les législateurs et tribunaux
allemands séculiers ou par les tribunaux ecclésiastiques luthé-
riens. De fait, une part importante du droit de tous les pays
occidentaux, y compris aux Etats-Unis, découle historiquement
du droit canonique de l'Église catholique. Dans le domaine de
la philosophie du droit, les questions fondamentales concernant
la nature du droit divin et du droit naturel, et leurs rapports au
droit positif de l'État n'ont pas fondamentalement changé à
l'issue de la Réforme luthérienne, même si les réponses des
juristes luthériens à ces questions étaient différentes de celles
qu'avaient formulées leurs prédécesseurs catholiques. Ainsi, le
terme « conscience» et la notion d'« équité» acquirent une
nouvelle signification. Les règles juridiques du monarque préva-
laient, mais elles devaient être appliquées en fonction de la fina-
lité du droit, selon l'équité, en ayant recours à la conscience des
juges, une conscience reçue de Dieu. Dans le domaine de la
science du droit, l'ancienne méthode dite scolastique fut contes-
tée par les juristes luthériens et une nouvelle méthode de systé-
matisation conceptuelle et topique se propagea, mais ici encore,
une grande partie de l'ancienne méthode dialectique consistant
à concilier les contradictions apparentes des textes qui faisaient
autorité fut en fait reprise par la nouvelle méthode topique.
Ensuite, ce furent toutefois les professeurs de facultés de droit

612
CONCLUSION

qui jouèrent un rôle décisif dans le maintien de l'intégrité du


système juridique dans son ensemble, tantôt par leurs traités
doctrinaux, tantôt par leur capacité à résoudre des cas difficiles.
À la lumière de la nouvelle philosophie et science du droit
luthériennes, l'ancien droit pénal et le droit privé firent l'objet
d'une réforme et d'une nouvelle systématisation, sans pour
autant être complètement abandonnés. La codification du droit
pénal accomplie par Schwarzenberg avant sa conversion au
luthéranisme et adoptée par l'empereur catholique après que le
luthéranisme s'est imposé dans plusieurs territoires allemands,
incarnait à la fois la philosophie et la science du droit de la
Réforme luthérienne et de la Révolution allemande.
L'influence du protestantisme sur le droit privé et le droit
économique est moins évidente que son influence sur la philo-
sophie du droit et la science du droit, ou sur le droit pénal. Ce
n'est toutefois pas une coïncidence si, parmi les princes territo-
riaux, les princes protestants ont été les plus actifs pour pro-
mouvoir la réforme du droit privé dans leurs territoires. Ce
n'est pas non plus une coïncidence si l'accent mis par le protes-
tantisme sur le rôle des laïcs dans des domaines tels que le res-
pect de la morale, l'instruction et l'assistance aux pauvres est
allé de pair avec une élaboration et systématisation soutenues
du droit des contrats, afin d'assurer une protection accrue des
catégories de personnes impliquées dans des relations commer-
ciales et contractuelles; de même dans le droit des biens, afin
de renforcer la sécurité des transferts de droits de possession et
d'usage de biens fonciers en faveur des bénéficiaires de baux
réels. La Révolution allemande fut engagée au nom d'une foi
biblique impliquant une moralité biblique, à son tour destinée
à pénétrer les rapports juridiques entre les croyants à tous les
niveaux de la société. L'apport essentiel du protestantisme
luthérien au droit privé et économique n'était pas un ensemble
de règles juridiques qui différaient fondamentalement de celles
que le catholicisme était susceptible, lui aussi, de soutenir, mais
davantage une forte motivation pour systématiser de telles règles
par la législation princière et la doctrine universitaire, et pour
en garantir l'application par des tribunaux séculiers et une
bureaucratie séculière.
Certains des grands changements qui ont affecté le droit alle-
mand au XVIe siècle se situent dans le domaine de ce que l'on

613
DROIT ET RÉVOLUTION

peut qualifier de droit spirituel, comprenant des branches du


droit qui auparavant avaient relevé d'un quasi-monopole de
l'Église: le droit de la liturgie ecclésiastique, du mariage, des
infractions morales, de l'instruction et de l'assistance aux
pauvres. Pour certaines questions dans ces domaines, les
croyances des catholiques et des luthériens étaient très contras-
tées, et le transfert des compétences sur ces matières - de
l'Église catholique à l'État luthérien - a entraîné des effets
considérables. La liturgie fut traduite en allemand et compre-
nait désormais des hymnes populaires chantés par l'assemblée
des fidèles pendant les services religieux. Le mariage n'était plus
un sacrement divin, mais davantage un événement social et
familial. Plusieurs types de délits d'ordre moral qui avaient
jusqu'alors été punis par l'Église au for interne étaient à présent
réprimés par les tribunaux séculiers. Dans le domaine de l'assis-
tance sociale, la préoccupation affichée des autorités mettait
désormais davantage l'accent sur l'assurance d'un emploi, en
complément de l'assistance traditionnelle - une politique, en
termes anglo-américains modernes, où le « welfare » cède le pas
au « workfare». Mais ici aussi, il s'agit d'une transformation
plutôt que d'une nouvelle création: il ne s'agissait certainement
pas des « nouveaux cieux et du nouveau monde» que les repré-
sentants radicaux de la première phase apocalyptique et anti-
normative de la Révolution avaient prédits.
De même, en Angleterre au XVIIe siècle, alors que durant la
première phase radicale de la Révolution anglaise, l'abolition de
la monarchie et de l'Église anglicane, l'établissement d'un
régime politique démocratique, l'adoption d'une constitution
écrite et la codification du droit privé et du droit pénal avaient
été réclamés, cette Révolution s'accommoda en fin de compte
de plusieurs compromis: une monarchie constitutionnelle sou-
mise à la primauté du Parlement souverain; un anglicanisme
« ouvert» qui acceptait la tolérance d'Églises protestantes non
conformistes; un système politique dominé par deux partis (les
Whigs et les Tories) et soutenu par les classes de la noblesse fon-
cière et des grands négociants; enfin, une common law réformée
et mieux systématisée, développée par un corps judiciaire indé-
pendant, et dont l'application, aussi bien dans les affaires
pénales que civiles, était confiée à un jury lui aussi indépendant.
La première Réforme protestante en Angleterre, au siècle précé-

614
CONCLUSION

dent, avait été en quelque sorte une version postérieure de la


Réforme luthérienne en Allemagne, dans la mesute où plusieuts
compétences de l'Église catholique romaine dans le domaine
spirituel - notamment la réglementation juridique de la liturgie
ecclésiastique, le mariage, les infractions morales, l'instruction,
l'assistance aux indigents - avaient été transférées par la royauté
à l'Église d'Angleterre, qui venait d'être nationalisée et dont le
chef suprême était désormais le roi. Un siècle plus tard, sous
l'impact de la seconde Réforme anglaise et de la Révolution
anglaise à laquelle cette seconde Réforme contribua, le rôle des
laïcs dans ces matières spirituelles fut considérablement ren-
forcé, à l'instar des développements en Allemagne un siècle
auparavant. Avec cette différence, caractéristique des dissem-
blances entre les deux Révolutions: en Allemagne, ce fut le
prince territorial et la haute administration, c'est-à-dire l'État,
qui invoqua et contrôla la participation des laïcs dans les affaires
concernant les infractions morales, l'instruction, l'assistance
sociale; en revanche, en Angleterre, vers la fin du XVIIe siècle, ce
furent des associations volontaires formées par des citoyens
influents et dévoués à la cause publique, réunis dans des grou-
pements philanthropiques bénéficiant de la personnalité
morale, qui prirent l'initiative et en assurèrent le financement.
Dans ce contexte anglais, l'anglo-calvinisme qualifié à l'époque
de « puritanisme », joua un rôle important par l'accent mis sur
la mission de la communauté locale appelée à être « une cité sur
la colline ».
Au cœur de cette transformation du droit anglais au
XVIIe siècle, on reconnaît la doctrine anglo-calviniste selon
laquelle Dieu avait conclu une « convention» avec le peuple
anglais, et l'Angleterre était une nation élue, destinée, comme
les enfants d'Israël l'avaient été en leur temps, à servir de
« lumière à toutes les nations». À cette conviction d'une
convention divine s'ajoute la doctrine calviniste affirmant que
l'histoire est entièrement dépendante de la providence de Dieu.
Dans cette même ligne de pensée, l'histoire du peuple anglais,
et notamment l'histoire de ses institutions, représentaient l'héri-
tage sur lequel était fondée leur Constitution, laquelle servait de
guide aux développements futurs. Dans sa version anglaise, le
calvinisme a également contribué à la révolte contre l'absolu-
tisme royal et à l'établissement de la suprématie d'une aristocra-

615
DROIT ET RÉVOLUTION

tie parlementaire. Jean Calvin lui-même avait affirmé un siècle


plus tôt que l'aristocratie représentait le meilleur régime poli-
tique, ou, dans certains cas, l'aristocratie atténuée par la démo-
cratie. Cette conception contribua à justifier la suppression des
tribunaux relevant de la Prérogative royale créés sous le régime
des Tudors et des Stuarts, ainsi que la primauté des tribunaux
de common /aw.
L'introduction de la doctrine du précédent judiciaire comme
élément central dans la science du droit anglais était liée à la
conception de l'historicité du droit anglais. Le Parlement était
le législateur suprême et en, théorie, il n'y avait pas - et il n'y a
toujours pas - de limites à sa compétence. Cependant, les juges
ont également été appelés à jouer un rôle créatif en adaptant la
législation parlementaire, et même la constitution anglaise, non
écrite, aux besoins de la société, tels qu'ils se reflètent à travers
le contentieux pénal et civil. Ainsi, les changements spectacu-
laires des développements du droit civil et économique ont été
régis non seulement par la législation du Parlement, mais égale-
ment par les précédents judiciaires.
Le changement le plus spectaculaire vers la fin du XVIIe siècle
dans la procédure suivie dans les tribunaux de common /aw fut
sans doute la transformation du procès devant un jury à travers
l'introduction de l'administration de la preuve par témoins au
stade du procès: désormais, les mêmes preuves étaient pro-
duites devant le juge et le jury, qui pouvaient dès lors leur don-
ner des interprétations divergentes. Comme, nous l'avons vu,
une conception relativiste de la vérité, qui correspondait à la
nouvelle méthode scientifique de l'époque, fut formulée pour
résoudre la question de savoir quelle interprétation devait préva-
loir. Selon cette nouvelle conception, il ne fallait pas présuppo-
ser que l'une ou l'autre de ces interprétations des faits était la
vraie, mais, au contraire, il fallait admettre que des personnes
raisonnables pouvaient parvenir à des conclusions différentes
sur ce qui était vrai, et qu'en conséquence le juge ne pouvait,
dans la plupart des cas, passer outre au verdict du jury, puisque
celui-ci avait précisément été institué afin de déterminer les
faits. Dans la décision judiciaire qui trancha cette question de
principe, le président Vaughn, s'exprimant au nom de la Cour
du Banc du Roi, nota spécialement que même sur des questions
aussi importantes que la religion, des personnes raisonnables

616
CONCLUSION

peuvent avoir des avis différents. Une trentaine d'années plus


tard, cette approche prévalut dans l'adoption par le Parlement
de la loi sur la tolérance religieuse (Toleration Act).
Cette histoire de l'évolution progressive de la tradition juri-
dique occidentale sur une longue durée de dix siècles, d'une
part, et, d'autre part, des mutations périodiques dans ce proces-
sus d'évolution, provoquées par les Grandes Révolutions qui se
sont succédées du XVIe au xxe siècle, remettent sérieusement en
cause: 1. l'historiographie occidentale conventionnelle, Il. la
théorie sociale conventionnelle, et III. la philosophie du droit
conventionnelle.

L'histoire du droit en Occident dément la périodisation


conventionnelle de l'histoire occidentale en une époque médié-
vale et moderne, une périodisation qui subsiste en dépit des
attaques dont elle a fait l'objet depuis plus de quatre-vingts ans
de la part d'éminents « médiévistes» (comme on les désigne
encore aujourd'hui)1. Peut-être que si l'on imposait l'histoire du
droit dans les programmes d'histoire, les historiens généralistes
seraient finalement, eux aussi, contraints de revoir leur périodi-
sation. En Europe, les systèmes juridiques nationaux
« modernes» - le droit anglais, allemand, français, italien, sué-
dois, néerlandais, polonais, ainsi que d'autres droits nationaux-
ont commencé à se former à partir des XIIe et XIIIe siècles sous
l'influence, en premier lieu, du nouveau droit canonique de
l'Église catholique au moment où celle-ci avait réussi à assurer
son indépendance hiérarchique et alors qu'elle régissait une
grande variété de « causes spirituelles» dans l'ensemble des ter-
ritoires d'Europe occidentale. En deuxième lieu, le développe-
ment des systèmes juridiques occidentaux modernes s'explique
par la découverte dans une bibliothèque pisane, vers la fin du
XIe siècle, d'une compilation de droit romain remontant à
l'empereur romain d'Orient Justinien, au VIe siècle, qui offrait
aux canonistes comme aux autres juristes savants intervenant
comme conseillers des souverains et princes territoriaux un nou-
veau langage juridique. Enfin, en troisième lieu, les systèmes

617
DROIT ET RÉVOLUTION

modernes se développèrent sous l'influence de l'origine et du


développement parallèles de plusieurs systèmes juridiques: droit
royal ou princier, droit féodal, droit urbain, droit des mar-
chands - qui régissaient des rapports juridiques dans les
domaines royaux, féodaux, urbains ou commerciaux pour
autant qu'ils ne faisaient pas l'objet de la réglementation du
droit canonique. La formation des systèmes juridiques séculiers
était en partie une réponse à l'émergence du droit canonique.
Les systèmes séculiers rivalisaient avec le droit canonique
lorsque les juridictions ecclésiastiques et séculières exerçaient des
compétences concurrentes; de même, ces systèmes séculiers
rivalisaient entre eux lorsque leurs juridictions exerçaient, elles
aussi entre elles, des compétences concurrentes.
Il est évidemment toujours possible de retracer des origines
encore plus anciennes. Pour l'histoire du droit, il est toutefois
essentiel de reconnaître que plusieurs institutions et notions
fondamentales caractéristiques de la tradition juridique occiden-
tale au cours de sa première période de formation ont survécu
aux transformations de cette tradition à l'issue des périodes de
bouleversements révolutionnaires. Ainsi, par exemple, les règles
complexes du droit des contrats et des transactions de crédit
élaborées à la fois par le nouveau droit romain et par le droit
canonique aux xne et XIIIe siècles ont survécu aux changements
économiques successifs et ont servi de fondement à l'économie
capitaliste du laisser-faire qui a émergé au XIXe siècle. De même,
les formes de personnalité juridique des groupements qui furent
à l'origine associées aux fondations ecclésiastiques du XIIe siècle,
aux guildes et aux universités, sont devenues une base essentielle
de l'organisation juridique des entreprises commerciales
modernes. De la même manière, le développement de la démo-
cratie politique en Occident n'est pas pensable si l'on ne tient
pas compte de la continuité et de l'adaptation des notions
« médiévales» de la suprématie du droit dans un ordre politique
où différents pouvoirs légitimes en compétition coexistent. Le
principe d'une procédure judiciaire rationnelle, telle qu'elle fut
développée au XIIe siècle, fondée sur des règles visant à assurer
l'audition équitable des parties adverses par un tribunal impar-
tial, se retrouve à la base du développement de la procédure
parlementaire rationnelle au XVIIe siècle, fondée sur les débats de
partis politiques rivaux, comme elle est à la base du développe-

618
CONCLUSION

ment de la procédure rationnelle d'élections démocratiques de


l'exécutif et du pouvoir législatif au XIXe siècle. D'autres notions
juridiques fondamentales ont survécu depuis le xn e siècle: on
citera notamment la conception hiérarchique des fonctions
publiques, impliquant des droits et devoirs réciproques entre
l'autorité supérieure et ses subordonnés.
À partir du XIe siècle et du début du XIIe siècle, les Européens
de l'Occident catholique romain commencèrent d'ailleurs à
concevoir l'époque où ils vivaient comme une ère nouvelle, un
âge « moderne», une époque de « modernité ». Alors, pour la
première fois, des historiens (à la différence des chroniqueurs
des époques précédentes) perçurent l'histoire comme un mou-
vement procédant par étapes à partir du passé vers un nouvel
avenir. Cette conception reflétait l'esprit des premiers révolu-
tionnaires européens, ceux qui luttèrent sous la bannière de
Grégoire VII pour libérer le clergé de la domination des empe-
reurs, des rois et des seigneurs féodaux, et pour établir l'Église
de Rome comme entité collective indépendante, politique et
juridique, sous la direction de la papauté.
Les termes « moderne» et « modernité» ont également été
invoqués à des époques ultérieures pour caractériser des
réformes radicales. « Nous nous trouvons à l'aube d'une ère
nouvelle », s'exclamait Martin Luther, et ce furent ses partisans
qui adoptèrent l'expression « moyen âge» «( Mittelalter») pour
se référer à la période intermédiaire entre les premiers chrétiens
et leur propre époque. Aujourd'hui, dans les universités anglo-
américaines, le point de départ de l' « histoire moderne»
«( modern history») est situé à l'époque des Lumières, au
XVIIIe siècle, et un nouveau courant historiographique qui s'est
proclamé « postmoderne» rejette le rationalisme, l'individua-
lisme et le capitalisme identifiés avec cette époque. Quelles que
soient les justifications que l'on puisse avancer pour ces périodi-
sations contemporaines, elles ne s'appliquent pas à l'histoire du
droit en Occident, qui a fait preuve d'une remarquable conti-
nuité depuis dix siècles.
La périodisation de l'histoire présente évidemment de fortes
connotations politiques. L'expression « médiéval» convenait
non seulement aux protestants, mais aussi aux catholiques,
puisqu'elle impliquait que le protestantisme représentait une
innovation tandis que le catholicisme représentait une conti-

619
DROIT ET RÉVOLUTION

nuité ininterrompue depuis les premiers siècles du christia-


nisme. La conception de « moyen âge» convenait d'autre part
également aux nationalistes,' puisqu'elle semblait définir la
période allant du déclin de l'Empire romain à la naissance de
l'État souverain moderne. Dans la même perspective, les catho-
liques comme les protestants devraient accueillir favorablement
une nouvelle périodisation, dérivée de l'histoire du droit, qui
envisagerait l'époque des réformes protestantes aux XVIe et XVIIe
siècles comme une ère de transformation, une seconde phase de
la modernité. D'autre part, tant les nationalistes que les inter-
nationalistes seraient également justifiés d'accueillir favorable-
ment une telle périodisation, puisqu'elle fait remonter chacun
des systèmes juridiques nationaux en Occident à une époque
commune et transnationale de formation, tout en mettant en
évidence l'émergence en Europe des systèmes étatiques natio-
naux à partir de ce fondement commun.

II

Aux XIXe et xxe siècles, les auteurs des théories sociales ont
utilisé la division entre « médiéval» et « moderne» pour dis-
tinguer une période dite féodale et une période dite capita-
liste. En insistant sur cette distinction, ils ont généralement
négligé non seulement l'énorme expansion du commerce et le
développement des villes en Europe à l'apogée de ce qu'ils
appellent la féodalité, mais aussi le fait que le capitalisme,
comme le bureaucratisme, le rationalisme et, de fait, la
« modernité» sous toutes ses formes, caractérisaient déjà dans
une mesure plus ou moins importante la société européenne à
partir du XIIe siècle.
On conçoit que Karl Marx, écrivant au milieu du XIXe siècle,
n'ait pas pris en compte les changements économiques radicaux
qui eurent lieu au milieu du prétendu « Moyen Âge». À
l'époque, l'existence de ces changements n'avait pas encore été
reconnue par les historiens. Max Weber, au début du xxe siècle,
est moins pardonnable d'avoir daté les origines de « l'esprit du
capitalisme» au XVIIe siècle, mais on peut comprendre que son
propos consistait à décrire des « types idéaux» d'ordres sociaux.

620
CONCLUSION

Plus important est de constater que ces deux auteurs très


influents ont commis l'erreur de sous-estimer le rôle indépen-
dant des institutions dans la génération des changements écono-
miques et politiques.
Pour Marx, la lutte économique des classes était la source
fondamentale des changements sociaux du « Moyen Âge» aux
temps « modernes». Selon son analyse, au cours de la période
médiévale de l'histoire occidentale (ou d'époques comparables
dans l'histoire d'autres civilisations), les seigneurs féodaux
contrôlaient la production et la distribution des biens assurées
par leurs subordonnés, principalement par leurs serfs. Dans les
temps modernes - à partir approximativement du XVIe siècle - le
contrôle de la production et de la distribution de biens fabri-
qués par des travailleurs dans des ateliers tomba aux mains de
capitalistes. Le droit, dans cette théorie, est un instrument par
lequel la classe dirigeante maintient son emprise sur ses subor-
donnés, et les systèmes de croyance, appelés idéologies, sont des
rationalisations dont l'objet est d'expliquer et de justifier la
conscience de classe dans l'ordre économique, et lorsque ces
idéologies revêtent la forme de religions, elles sont un « opium»
dont l'effet est d'inciter les classes exploitées à accepter leur
position inférieure. Le droit comme la religion, selon la termi-
nologie de la théorie marxiste, appartiennent à la « superstruc-
ture» idéologique construite sur le « fondement» économique
du développement social.
Weber et ses successeurs ont accepté l'historiographie marxiste
qui retrace le cours de l'évolution de la société à partir de la féo-
dalité jusqu'au capitalisme (et, implicitement, poursuivant cette
ligne d'évolution, du capitalisme au socialisme), tout en étendant
les causes fondamentales du développement social, au-delà des
facteurs économiques, aux facteurs politiques. Pour les webériens
comme pour les marxistes (tout comme, d'ailleurs, pour de nom-
breux non-webériens et non-marxistes) le droit est essentiellement
un instrument de pouvoir. À la différence de Marx, Weber situait
le « fondement» principal de la « superstructure» du droit et de
l'idéologie dans la compétition pour le pouvoir politique, plutôt
que dans l'intérêt économique de la classe qui contrôle les
moyens de production.
Dans notre étude, nous nous sommes efforcé de retracer
l'impact de deux grandes Révolutions - la Révolution allemande

621
DROIT ET RÉVOLUTION

et la Révolution anglaise - sur le développement du droit en


Occident. Nous nous sommes à cet effet concentré sur le rôle
joué par deux systèmes de croyance - deux versions du christia-
nisme : le luthéranisme allemand du XVIe siècle et le calvinisme
anglais du XVII" siècle - dans la transformation d'une tradition
juridique qui s'était développée antérieurement sous la forte
influence d'une version différente du christianisme, le catholi-
cisme. Cette approche permet d'entrevoir d'autres rapports
encore que ceux qui viennent d'être évoqués avec les théories
sociales webérienne et marxiste. Cependant, notre étude se
démarque en même temps nettement des théories webérienne et
marxiste du fait qu'elle reconnaît dans le droit et la religion la
base des changements historiques. Une différence importante
par rapport à l'analyse marxiste est que notre étude n'a pas mis
en avant la bourgeoisie capitaliste, mais identifié les princes et la
haute administration (1' Obrigkeit) comme la classe ayant
conquis le pouvoir sur le clergé catholique au XVIe siècle, et la
noblesse foncière comme celle ayant arraché le pouvoir du roi,
de la cour et de l'aristocratie royale au XVIIe siècle. La différence
essentielle par rapport à la théorie webérienne consiste à expli-
quer les changements fondamentaux ayant affecté le pouvoir
politique aux XVIe et XVIIe siècles à partir des changements fon-
damentaux ayant affecté les systèmes de croyance et le droit,
plutôt qu'à expliquer les changements fondamentaux des sys-
tèmes de croyance et du droit à partir des changements fonda-
mentaux du pouvoir politique.
Dans un chapitre précédent a été évoqué le fait que les histo-
riens contemporains de l'économie, en cherchant à expliquer le
niveau extraordinaire de développement économique en Occi-
dent, comparé à d'autres parties du globe, ont identifié des
périodes de croissance économique en Occident, à partir des XIe
et XII" siècles jusqu'à nos jours. Certains d'entre eux ont attribué
un rôle important aux développements juridiques, en particulier
aux changements périodiques qui ont été apportés au droit des
biens, indispensables pour garantir la sécurité exigée par une
accélération du développement économique. Il faut ajouter à ce
constat important que ce ne sont pas seulement les change-
ments ayant affecté le droit des biens, mais également d'autres
branches du droit (notamment le droit des contrats et le droit
des associations commerciales) ; ce sont, en fait, les change-

622
CONCLUSION

ments du système juridique dans son ensemble, y compris la


philosophie du droit et la science du droit, qui ont joué un rôle
décisif tantôt pour stimuler, tantôt pour freiner la croissance
économique. Or, dès que l'on étend l'étude aux rapportS réci-
proques entre l'économie et le droit, on ne peut éviter d'exami-
ner dans quelle mesure la croissance économique dépend du
droit, ni, par ailleurs, dans quelle mesure le droit dépend des
systèmes de croyance de la société où il s'applique. Il faut espé-
rer qu'un jour, un Prix Nobel pourra être attribué à l'historien
du droit qui aura réussi à réaliser une telle étude.

III

L'étude des ongmes et du développement de la tradition


juridique occidentale permet ainsi de dénoncer quelques
fausses notions perpétuées par l'historiographie convention-
nelle et par la théorie sociale conventionnelle, mais en outre
aussi quelques fausses notions de la philosophie du droit
conventionnelle.
Les philosophes du droit ont poursuivi à notre époque sous
différentes couvertures le vieux débat opposant la théorie dite
du positivisme à celle dite du droit naturel: le droit est-il avant
tout l'expression de la volonté des acteurs qui produisent le
droit, législateurs ou autres, s'exprimant à travers les règles de
droit positif qu'ils ont établies et dont ils entendent assurer
l'application par des sanctions imposées par l'État, comme
l'affirment les positivistes? Ou bien, comme le soutiennent les
tenants des théories du droit naturel, le droit est-il avant tout
l'expression de principes moraux propres à la nature humaine,
intelligibles par la raison et la conscience, et s'articulant à tra-
vers des critères fondamentaux de justice, auxquels les règles de
droit positif édictées par les autorités doivent se conformer, au
risque de perdre leur validité en tant que droit? Ce débat est
certainement tout à fait légitime, mais au cours du siècle écoulé,
les deux théories - à quelques exceptions près - n'ont pas pro-
duit ou intégré une analyse des fondements religieux à partir
desquels aussi bien la doctrine du droit naturel que le positi-
visme se sont développés.

623
DROIT ET RÉVOLUTION

Ces théories ont également omis de prendre suffisamment en


compte une troisième théorie, qualifiée au XIXe siècle de philoso-
phie historique du droit (ou « École historique »), qui avait
subordonné aussi bien l'élément de « volonté » dans le droit que
celui de « raison et conscience» à l'élément d'« expérience »,
c'est-à-dire aux traditions historiques de la société dont relève le
droit en question. L'École historique combine les deux autres
dimensions, mais soutient qu'à chaque moment de l'histoire,
tant la volonté politique qui édicte et applique les règles de
droit que la raison morale qui soumet ces règles au critère d'une
équité supérieure doivent être évaluées dans une perspective his-
torique, c'est-à-dire en tenant compte des traditions et des
valeurs de la société dont relève le droit en question. Un
exemple impressionnant de cette approche est le pamphlet
novateur du juriste allemand Friedrich Carl von Savigny publié
en 1814, généralement présenté comme l'acte fondateur de
l'École historique en Allemagne; dans cette célèbre publication,
von Savigny avançait que la proposition fortement soutenue à
l'époque en faveur d'une codification du droit civil allemand, à
l'instar du code civil en France une décennie auparavant, était
malavisée, non pour des motifs d'ordre politique ou moral,
mais parce que, historiquement, le peuple allemand, les tradi-
tions juridiques allemandes et la langue allemande elle-même
n'étaient pas préparés à une telle codification. Le droit, écrivait
Savigny (en s'inspirant notamment des écrits d'Edmund Burke)
est le produit de la culture d'un peuple, envisagé historique-
ment sur plusieurs générations et plusieurs siècles, et ne peut
être évalué que dans la mesure où ce droit correspond à ce qu'il
appelait le Volksgeist, 1'« esprit» ou le « génie », ou, pourrait-on
dire, le système de croyance de la société.
Dans un chapitre précédent, l'établissement d'une philoso-
phie historique du droit en Angleterre au XVIIe siècle a déjà été
évoqué; cette philosophie historique du droit se reflétait impli-
citement dans la philosophie juridique des tribunaux, à travers
la doctrine du précédent obligatoire et la conception de l'histo-
ricité de la common law anglaise. Au XIXe siècle, en partie sous
l'influence de von Savigny, la philosophie historique du droit
eut de nombreux partisans parmi les juristes savants dans plu-
sieurs pays européens, et même aux États-Unis. L'historicité du
droit se retrouve d'ailleurs implicitement dans la Constitution

624
CONCLUSION

américaine, dont la formulation écrite requiert une réinterpréta-


tion continuelle au fil des siècles, de sorte qu'on ne peut la
comprendre qu'en prenant en compte la manière dont elle s'est
développée, mais aussi en tenant compte de ce qu'elle tend à
devenir. Pourtant, dans le champ contemporain de la philoso-
phie du droit, en Europe comme aux États-Unis, l'École histo-
rique, avec sa conviction du caractère normatif de la tradition,
est à peine représentée. Pourtant, l'histoire du caractère norma-
tif de la tradition juridique occidentale, y compris ses transfor-
mations successives, contribue à une philosophie du droit
intégrant tous les éléments d'une vue d'ensemble, où l'histoire
tient un rôle égal à celui de la politique et de la moralité, et per-
met de contribuer à résoudre la tension entre celles-ci.
Sans doute certains peuvent-ils dire « Mais, l'histoire et la
tradition sont deux choses différentes ». Il est vrai que la tradi-
tion juridique représente quelque chose de plus que l'histoire au
sens habituel, tout comme la tradition représente aussi quelque
chose de plus que le droit au sens habituel. Ni le droit ni l'his-
toire ne peuvent toutefois être compris, et, ce qui est plus fon-
damental, ni l'un ni l'autre ne peuvent être préservés, si la
tradition juridique dont l'un et l'autre sont partie prenante est
oubliée ou rejetée.
Le rôle des Révolutions protestantes dans la transformation
et donc aussi dans la préservation de la tradition juridique occi-
dentale n'est pas simplement une question d'intérêt acadé-
mique. L'enjeu a été clairement défini par l'historien C. John
Sommerville, selon lequel le protestantisme a conduit au non-
conformisme, de là au relativisme, de là au déisme, et de là à
l'athéisme - qui, faut-il croire, serait fatal à la préservation de la
culture occidentale, y compris à la tradition juridique occiden-
tale. Devons-nous attribuer aux fondateurs d'une nouvelle
époque la déformation de leurs idées par leurs successeurs? Ou
ne devons-nous pas considérer avec fierté et une certaine humi-
lité comment ils sont parvenus à surmonter les maux qui inspi-
rèrent leurs nouvelles idées et leurs initiatives visant à leur
donner forme dans de nouvelles institutions?
Au début du XXI e siècle, la tradition juridique occidentale ne
présente plus la même vivacité et vitalité. Certaines critiques
ont affirmé qu'en exprimant cette argumentation et en envisa-
geant l'histoire dans cette perspective, le tome précédent de

625
DROIT ET RÉVOLUTION

Droit et Révolution abandonnait l'histoire pour s'engager dans la


prophétie. Il y a pourtant un élément de prophétie dans toute
historiographie. N'a-t-on pas observé avec perspicacité que l'his-
torien est un prophète à l'envers? Mais même si certaines réfé-
rences à des développements du siècle dernier peuvent à
première vue paraître incongrues dans des ouvrages qui étudient
des développements de siècles plus reculés, il est plausible, si
l'on y songe, que le présent puisse éclairer le passé, et que le
déclin de la tradition juridique occidentale à notre époque
éclaire la nature de cette tradition au temps où elle connut ses
grands développements. Inversement, le passé peut éclairer
l'avenir. Comme le disait le grand historien et prophète que fut
Alexis de Tocqueville: « Lorsque le passé n'éclaire plus l'avenir,
l'esprit marche dans les ténèbres. »
Notes

Les abréviations suivantes sont utilisées dans les notes:


CCC: Constitutio Criminalis Carolina.
CR: Corpus Reforrnatorum, 28 tomes (Francfort-sur-le Main,
1834-1860).
LW: Luther's Works aaroslav Pelikan, éd.), 55 tomes (St.
Louis, 1956).
WA: Martin Luther, Werke: Kritische Gesamtausgabe (Wei-
mar, 1883)

Introduction

1. Harold J. Berman, Law and Revolution. The Formation of the Western


Legal Tradition (Cambridge, Mass., 1983) (ci-après: Berman, Law and
Revolution).
2. Jaroslav Pelikan, The Vindication of Tradition (New Haven, 1984),
p.65.
3. Edward Shils, The Virtue of Civility. Selected Essays on Liberalism, Tra-
dition and Civil Society (Indianapolis, 1997), p. 107. Idem, Tradition
(Chicago, 1981).
4. Han Rachum, « Revolution ». The Entrance of a New Word into Western
Political Discourse (Lanham, Md., 1999), p. 230. Rachum remonte à des
sources italiennes des XIV" et xv< siècles pour identifier l'usage du terme
« révolution» dans le sens de bouleversement abrupt, y compris un boulever-
sement abrupt dans le domaine politique. Sa thèse comporte deux volets: en
premier lieu, contrairement à une idée très répandue, bien avant les XVIIe et
xVIIf siècles, le mot «révolution» pouvait être utilisé pour indiquer un
changement en avant, au lieu d'un « retournement» cyclique à une position
antérieure; en second lieu, de nombreux changements dans le domaine poli-
tique étaient qualifiés de révolution. Rachum n'a toutefois pas tenu compte
des arguments convaincants avancés par Eugen Rosenstock-Huessy, lequel a
démontré que le premier usage du terme pour qualifier non pas simplement

627
DROIT ET RÉVOLUTION

« un » changement politique, mais bien une transformation fondamentale de


l'ordre politique et social dans son ensemble remonte à 1688 en Angleterre:
à cette époque, les Whigs voyaient dans « la Glorieuse Révolution» qu'ils
avaient accomplie et qu'ils désignèrent ainsi (et non pas « une » révolution)
l'avènement d'une nouvelle époque dans l'histoire de l'Angleterre, quoique
travestie dans la terminologie en une « restauration» des anciens droits et
libertés des Anglais. Voir Eugen Rosenstock-Huessy, Out of Revolution. The
Autobiography of Western Man (1938; réimpression, Providence, 1993),
pp. 304-305, 340-341. Voir également W.A. Speck, Reluctant Revolutiona-
ries. Englishmen and the Revolution of 1688 (Oxford, 1988), p. 1 et n. 1.
L'étude importante de Rosenstock-Huessy a été largement ignorée par les
historiens des Révolutions européennes. Norman Cantor identifiait quatre
« révolutions mondiales» : la Révolution pontificale, la Révolution protes-
tante, la Révolution française et la Révolution russe - mais il omettait la
Révolution anglaise et la Révolution américaine. Voir Norman Cantor,
Medieval History. The Lift and Death of a Civilization (New York, 1968).
Crane Brinton, dans The Anatomy of Revolution (nouvelle éd., New York,
1965) a analysé la Révolution française et la Révolution russe, mais ne tient
pas compte de la Révolution pontificale ni de la Révolution allemande (pro-
testante). Plus récemment, Charles Tilly, dans European Revolutions 1492-
1992 (Oxford, 1993), a examiné les causes et les effets de « changements
populaires, abrupts et aux répercussions multiples affectant les dirigeants
d'un pays» en Espagne et dans les anciens Pays-Bas au XVIe siècle, en
Grande-Bretagne au XVIIe siècle, en France au XVIIIe siècle, et en Russie au
XX" siècle. Theda Scocpol, dans States and Social Revolutions. A Comparative
Analysis of France, Russia, and China (Cambridge, Mass., 1999) concentre
son étude sur les causes et effets des premières années des Révolutions en
France, en Russie et en Chine, c'est-à-dire au cours de leur phase la plus
radicale. En revanche, R. 1. Moore, dans The First European Revolution:
c. 970-1215 (Oxford, 2000), brosse le tableau des changements politiques,
économiques et sociaux - y compris les changements dans le domaine du
droit - au cours du siècle précédant la Révolution pontificale et au cours du
siècle qui la suivit. En même temps, il minimise l'importance de la violence
et de la rapidité qui caractérisent l'intensification d'une Révolution vers son
moment culminant, et qui demeurent généralement ancrées dans la mémoire
collective historique. Aucun de ces auteurs ne reprend toutefois, comme le
fait Rosenstock-Huessy, le thème de la continuité de l'histoire européenne
du XIf au XX" siècle, telle qu'elle fut préservée et transformée à l'occasion de
bouleversements révolutionnaires périodiques qui prennent deux à trois
générations avant de se stabiliser.
5. Nous nous référons toujours à la Révolution bolchevique
d'octobre 1917, à ne pas confondre avec l'établissement pacifique du « Gou-
vernement Provisoire» en février 1917, suite à l'abdication du tsar, et que
l'on désigne par l'expression « Révolution de février ». Il ne faut pas non plus
confondre la Révolution d'octobre avec l'insurrection populaire de 1905, qui
eut pour effet la création du premier parlement russe (la Douma), et que
l'on désigne par « Révolution de 1905». Les événements de 1905 et de

628
NOTES PAGES 32-48

février 1917, même s'ils sont parfois qualifiés de Révolutions, apparaissent


avec le recul historique comme des préludes à la Révolution d'octobre de
1917, la seule à avoir eu des répercussions importantes en Europe, et même
dans le monde entier.
6. Berman, Law and Revolution, pp. 94-107.
7. « Rex non debet esse sub homine sed sub deo et sub lege, quia lex fecit
regem », Henry de Bracton, De Legibus et Consuetudinibus Angliae (On the
Laws and Customs ofEngland), t. 2, George E. Woodbine, éd. ; trad. Samuel
E. Thome (Buffalo, N.Y., 1968), p. 33.
8. « GOtt ist selber Recht, deshalb ist ihm Recht lieb ». Cette citation est
souvent répétée dans la littérature sur le « Miroir des Saxom » (Sachsenspiegel),
mais sans mentionner ni l'édition, ni la page, et l'ouvrage lui-même n'est pas
facilement disponible. Voir, par exemple, Christoph Hinckeldey (dir.),justiz
in alter Zeit (Rothenburg ob der Tauber, 1984), p. 10.
9. Myron Gilmore, The World of Humanism, 1453-1517 (New York,
1952), p. 135.
10. Les ordonnances d'une portée plus générale, régissant plusieuts
domaines, étaient appelées Polizeiordnungen, {{ ordonnances de police ».
11. Jean Bodin, On Sovereignty [version anglaise, Julian H. Franklin, éd.
et trad.] (Cambridge, 1992). L'œuvre de Bodin a fortement influencé la
pensée de Jacques 1er d'Angleterre, lequel a lui-même rédigé un ouvrage sou-
tenant la monarchie absolue.
12. Ici et ailleurs dans le présent ouvrage, le terme {{ aristocratie » se réfère
à ce qu'Aristote appelait {{ le gouvernement par un nombre restreint », qu'il
distinguait de la monarchie, {{ le gouvernement par un seul », et la démocra-
tie, {{ le gouvernement par un grand nombre ». En Angleterre, le terme
{{ aristocratie» se rapporte toutefois le plus souvent spécifiquement à la
noblesse titrée, dont les membres sont désignés comme {{ pairs» (peers), mais
pas à la (petite) noblesse vivant sur ses terres, les ({ hobereaux des cam-
pagnes» (<< squirearchy »). Voir Lawrence Stone, The Crisis ofthe Aristocracy:
1558-1641 (Oxford, 1965), p. 13.
13. Le premier usage de cette expression est habituellement attribué à
Emmanuel Kant, qui qualifia la philosophie des {{ Lumières» française
d'Aufkliirung (littéralement, ({ illumination »).
14. James F. Traer, {{ From Reform to Revolution. The Critical Century
in the Development of the French Legal System », Journal ofModern History
49 (1977), 73-88; idem, Marriage and the Family in Eighteenth-Century
France (lthaca, N.Y., 1980). Pour un aperçu général de la législation en
matière de droit privé avant la rédaction du Code civil, voir Philippe Sagnac,
La Législation civile de la Révolution .française (Paris, 1989).
15. Voir la Déclaration et les Résolutions du Premier Congrès Continen-
tal, dans Documents ofAmerican History, t. 1 (to 1898), Henry S. Commager
et Milton Cantor (dir.), 10e éd. (New York, 1988), pp. 82-85. Dans les
Résolutions du Congrès sur le Droit de Timbre (Stamp Act Congress), en
1765, une demande similaire avait été adressée au gouvernement britan-
nique: {{ Les sujets liges de Sa Majesté dans ces colonies peuvent légitime-

629
DROIT ET RÉVOLUTION

ment prétendre à tous les droits et libertés de Ses sujets nés dans le Royaume
de Grande-Bretagne» (ibidem, p. 58).
16. Les ministres français qui s'exprimaient sur la situation en Amérique
vers le milieu des années 1770 faisaient état des « révolutions des empires »
lorsqu'ils se référaient aux troubles coloniaux dans le Nouveau Monde.
L'expression fut reprise par le gouverneur Morris en 1776, qui écrivit à sa
mère à propos de la Révolution américaine que « les grandes révolutions des
empires se réalisent rarement sans de graves désastres humains ». Voir
Rosenstock-Huessy, Out of Revolution, p. 646. Par la suite, le terme « révo-
lution » fut invoqué pour comparer et différencier les expériences en France
et aux États-Unis. Voir Friedrich von Gentz, The Origin and Princip les ofthe
American Revolution Compared with the Origin and Principles of the French
Revolution (Delmar, N.Y., 1977), dont la version originale en allemand fut
publiée en 1800 et traduite peu après en anglais par John Quincy Adams,
qui utilisa cet ouvrage comme un pamphlet dans la campagne de réélection
de son père. Voir Robert R. Palmer, The Age of the Democratie Revolution. A
Political History of Europe and America, 1760-1800, t. 1 (Princeton, 1959),
pp. 187-188 (où il est question de la signification de ce pamphlet dans le
contexte politique américain). Les historiens sont toujours divisés entre ceux
qui considèrent la Révolution américaine en tant que bouleversement révo-
lutionnaire et ceux qui y voient une guerre d'indépendance visant à assurer
aux colons les droits traditionnellement reconnus aux Anglais. Ainsi, Gor-
don Wood (qui se classe lui-même dans la première catégorie) fait une dis-
tinction entre historiens progressistes, comme Carl Becker, qui mettent
l'accent sur les tensions entre les classes sociales et sur la lutte sociale inhé-
rente à la Révolution, et les historiens conservateurs, comme Bernard Bailyn,
selon lequel l'enjeu aux yeux des Américains « n'était pas le besoin de remo-
deler l'ordre social, mais bien la nécessité de purger une constitution cor-
rompue et de combattre l'extension apparente des pouvoirs réservés ».
Gordon S. Wood, The Radicalism of the American Revolution (New York,
1992), pp. 3-5, citant Bernard Bailyn, The ldeological Origins of the Ameri-
can Revolution (Cambridge, Mass., 1967), p. 283.
17. Cité dans Joseph Story, Commentaries on the Constitution of the Uni-
ted States, t. l, 3< éd. (Durham, N.e., 1858), p. 105, n. l.
18. « La société est en effet un contrat [... ] Mais l'État ne doit pas être
envisagé comme une simple convention d'association dans le cadre du
négoce du poivre et du café, du calicot, ou du tabac [... ] qui pourrait être
résiliée au gré des parties [... ] Il s'agit d'une association de toute l'intelli-
gence, de tout le savoir-faire, une association comprenant toutes vertus et
visant à la perfection. Comme les fins d'une telle association ne peuvent être
atteintes avant plusieurs générations, cette convention crée une association
non seulement entre les vivants, mais comprenant les vivants, les morts et
ceux qui doivent naître. » Edmund Burke, Reflections on the Revolution in
France (1790), éd.pJ.G.A. Pocock (Indianapolis, 1987), pp. 84-85.
19. Dans les années 1770, Benjamin Franklin proposa que la Société
Déiste de Londres, qu'il avait contribué à fonder, fût transformée en une
« Église» dotée d'une ample liturgie et d'un « prêtre de la nature ». La

630
NOTES PAGES 48-61

Société connut quelque succès au cours des dernières années de la décennie


1770 et des premières années de la décennie suivante. Elle comptait à cette
époque parmi les participants actifs des personnages tels que Thomas Paine,
Dupont de Nemours, et, très probablement, des radicaux anglais comme
Richard Price et Joseph Priestley. David Williams, qui officia en tant que
« prêtre de la nature » et prononça régulièrement des prêches dans la « cha-
pelle» de la Société. Sur les activités de la Société, voir Nicholas Hans,
« Franklin, Jefferson and the English Radicals at the End of the Eighteenth
Century », Proceedings of the American Philosophical Society 98 (1954), 406.
20. S'il est surprenant que dans ce grand débat religieux-philosophique et
politico-juridique, les deux camps aient pu s'appuyer sur l'œuvre de John
Locke, cela s'explique par le fait (que l'on tend à méconnaître) que cette
œuvre était susceptible d'être interprétée tantôt comme une justification de
la Révolution anglaise aristocratique, traditionaliste et communautaire, tan-
tôt en revanche comme le fondement d'un programme démocratique, ratio-
naliste et individualiste, tel qu'il se réalisa plus tard à travers la Révolution
française.
21. Vincent Ostrom, The Meaning ofAmerican Federalism. Constituting a
SelfGoverning Society (San Francisco, 1991). Ostrom a démontré la signifi-
cation profonde du fédéralisme tel qu'il était conçu aux États-Unis à la fin
du Xym e siècle, incluant ses fondements dans la notion religieuse de contrat
fondamental (covenant, fledus). Selon cet auteur, la théorie du fédéralisme
exprimée dans la revue The Federalist remettait en question les conceptions
traditionnelles de la souveraineté et exprimaient en revanche « une théorie de
républiques concurrentes et complexes qui permettait à des sociétés démo-
cratiques de s'organiser à l'échelle d'un continent » (p. 97).
22. En russe, le même mot « vospitat» signifie aussi bien « éduquer » que
« nourrir, élever ». Sur la notion soviétique du rôle pédagogique ou éduca-
teur du droit, v. Harold J. Berman, Justice in the US.S.R (Cambridge,
Mass., 1963), pp. 277-284.
23. Sur l'usage de l'expression « droit parental » par Karl Llwellyn, ibidem,
p.284.
24. Harold J. Berman, «Atheism and Christianiry in the Soviet Union »,
dans Lynn Buzzard (dir.), Freedom and Faith. The Impact ofLaw on Religious
Liberty (Westchester, Illinois, 1982), p. 127.
25. Cité dans Nathan Gardels, «An Interview with Czeslaw Milosz »,
New York Review of Books, 27 février 1986, p. 34.
26. Manlio Bellomo, The Common Legal Past of Europe (trad. L.G.
Cochrane) (Washington, D.C., 1995). Comme le note Bellomo (p. xvii),
l'étude du ius commune pan-européen aux XVIe et XVII' siècles, ce «droit
commun » tel qu'il était désigné en Latin, est particulièrement pertinente à
une époque où le lecteur peut facilement concevoir « un avenir dans lequel
les barrières nationales auront été largement supprimées, tant dans les esprits
des individus que dans la conscience collective, et dans lequel les structures
spécifiques seront devenues soit des anachronismes, soit un domaine particu-
lier réservé à la spéculation ou à des tours de prestidigitation fiscale ». Tradi-
tionnellement, les historiens du droit et les comparatistes ont surtout mis

631
DROIT ET RÉVOLUTION

l'accent sur les caractéristiques spécifiques du droit anglais: toute une litté-
rature a été consacrée à l'opposition entre la common /aw anglaise et le ius
commune européen. Reinhard Zimmermann est l'un des principaux auteurs
qui ont réfuté le « mythe» d'un droit anglais autochtone, en relevant qu'« en
réalité [... ] depuis la Conquête normande, les relations internationales conti-
nues n'on jamais cessé de laisser leur empreinte définitive et caractéristique
sur le développement du droit anglais ». Reinhard Zimmermann, «Civil
Code and Civil Law. The Europeanization of Private Law within the Euro-
pean Community and the Re-emergence of a European Legal Science »,
Columbia Journal of European Law 1 (1994), 87-88; idem, «Der
europaische Charakter des englischen Rechts. Historische Verbindungen
zwischen Civil Law und Common Law», Zeitschrift for Europiiisches Pri-
vatrecht 1 (1993), 4; idem, «Das romisch-kanonische ius commune als
Grundlage europruscher Rechtseinheit », Juristenzeitung 47 (1992), 8. Les
rapports historiques entre le droit anglais et les droits d'autres pays euro-
péens seront évoqués ci-après dans les chapitres 7 à 12.
2? Rosenstock-Huessy, Out of Revolution, p. 707.
28. L'expression « Moyen Âge » se rapportait à l'origine à la conception
d'une époque intermédiaire entre l'époque de 1'« Antiquité », dont la pro-
gression aurait été interrompue, et une époque « moderne », laquelle, à cer-
tains égards, reprenait le fil de l'époque ancienne. Je n'ai pas rencontré de
documents attestant que l'expression « moyen âge » ait été utilisée pour dési-
gner la période précédant la Révolution pontificale des XIe et XIIe siècles, mais
les partisans de cette Révolution prétendaient qu'elle marquait l'avènement
d'un nouvel âge «moderne» (voir Berman, Law and Revolution, p. 112,
ainsi que les sources citées p. 581, n. 35). En outre, ils renvoyaient aux
canons pré-carolingiens et aux œuvres de la Patristique pour justifier leur
thèse selon laquelle les siècles intermédiaires durant lesquels l'Église avait été
assujettie au pouvoir impérial avaient été « une époque d'usurpations ». Voir
les références à Augustin Fliche, La Réforme grégorienne, dans Charles
J. Reid, Jr., « The Papacy, Theology, and Revolution. A Response to Joseph
L. Soria's Critique of Harold Berman's Law and Revolution », Studia cano-
nica 29 (1995), 473-475. L'usage le plus ancien de l'expression «moyen
âge» qui a pu être retracée remonterait aux débuts du )0f siècle, et se rap-
porterait aux siècles qui se situent entre la prétendue chute de Rome en
Occident et l'ascension des Cités-États italiennes et leurs gouvernements
autonomes sept siècles plus tard. Voir Alison Brown, The Renaissance, 2e éd.
(Londres, 1999), pp. 7-8. A un stade postérieur, toujours au )0f siècle, les
humanistes italiens reprirent l'expression pour désigner la période se situant
entre les auteurs classiques des cultures romaine et grecque et eux-mêmes,
c'est-à-dire environ du y< siècle de notre ère jusqu'à la fin du )0f siècle.
Cependant, aucun de ces usages du terme « moyen âge » n'a exercé la même
influence que celui des disciples de Luther au début du XVIe siècle, qui
l'adoptèrent pour désigner la période entre le Protestantisme et le premier
christianisme biblique, auquel le protestantisme entendait revenir. La
notion luthérienne de « Moyen Âge» (ou, dans l'usage anglais, « middle
ages », au pluriel) avait une signification religieuse et politique, liée à

632
NOTES PAGES 61-63

l'hégémonie de l'Église catholique romaine. À une autre époque, les auteurs


marxistes identifieront le « Moyen Âge » conventionnel avec leur conception
de la « féodalité ».
29. Berman, Law and Revolution, pp. 112 et 581, n. 35.
30. Comme l'a observé Marc Bloch à propos de la Déclaration française:
comment aurait-on pu par la suite nier la réalité d'un système qu'il avait tant
coûté de détruire? (référence chez Berman, Law and Revolution, p.42).
F.W. Maitland fit preuve d'une ironie analogue lorsqu'il écrivit: «Mainte-
nant, si un quelqu'un devait demander qui a introduit le système féodal en
Angleterre [... ] Une excellente réponse, pour autant qu'elle fût bien expli-
quée, serait de dire: Henry Spelman [... ] Si cette même personne devait
insister et demander quand le système féodal a atteint son apogée [... ] Je
répondrais: vers le milieu du XVIII" siècle ... ». Cité par S.F.C. Milsom dans
son introduction à: Sir Frederic Pollock et F.W. Maitland, History of the
English Law beJore the Time ofEdward 1 (Cambridge, 1969), p. xxviii.
31. L'usage du terme « Renaissance» pour caractériser une période histo-
rique (notamment: la fin du xv< siècle et le début du XVle siècle en Italie) a
été introduit par l'historien français Jules Michelet vers le milieu du
)(OC siècle et repris peu après par l'historien suisse Jacob Burckhardt pour se
référer à une époque précise durant laquelle, en Italie, des artistes et auteurs
réalisèrent des chefs d'œuvre remarquables. La même époque était toutefois
dans cette même péninsule italienne le cadre de la plus grande corruption et
des plus grands scandales dans la vie politique et religieuse. Quoique prati-
quement tous les historiens soient disposés à admettre avec George Holmes
que l'expression « Renaissance » est un « terme élastique qui a pu être utilisé
dans une douzaine de sens différents» (Renaissance [Londres, 1996], p. 7),
cette expression est toujours régulièrement utilisée, et plusieurs auteurs,
comme Holmes lui-même, lui donnent leur propre signification spécifique.
L'expression devrait être purement et simplement abandonnée.
32. Douglass C. North a été l'un des principaux représentants de l'histoire
économique ayant attiré l'attention sur le rôle qu'ont joué les institutions du
droit pour faciliter la vie économique en Occident à travers les siècles. Il
s'agit du thème central dans l'ensemble de son œuvre importante consacrée
à l'histoire économique en Occident - une œuvre qui lui a valu le Prix
Nobel en économie: selon lui, « un droit de la propriété bien défini et sanc-
tionné constitue une condition essentielle de la croissance économique» ; il
estime également que l'établissement périodique assurant les droits de pro-
priété ont été un facteur indispensable qui permet d'expliquer « l'essor de
l'Occident ». Voir ses études sur le « paradoxe de l'Occident» (<< The Para-
dox of the West »), dans R. W. Davis (dir.), The Origins ofModern Freedom
in the West (Stanford, 1995), pp. 7-34. Parmi ses principales publications,
on citera: Douglass C. North et Robert Paul Thomas, The Rise of the Wes-
tern World (Cambridge, 1973) ; Douglass C. North, Structure and Change in
Economic History (New York, 1981) ; idem, Institutions, Institutional Change,
and Economic Performance (Cambridge, 1990); Douglas C. North, Paul
R. Milgrom, et Barry R. Weingast, The Role of Institutions in the Revival of

633
DROIT ET RÉVOLUTION

Trade. The Law Merchant, Private judges, and the Champagne Fairs (Stan-
ford, 1990).
33. Titre original en allemand: Die Protestantische Ethik und der « Geist»
des Kapitalismus, publié en deux volumes en 1904 et 1905. Les guillemets
entourant le mot « esprit» (Geist) ont été omis dans la traduction anglaise de
Talcott Parsons qui s'est imposée.
34. Max Weber, Economy and Society. An Outline of Interpretive Sociology
(dir. Guenther Roth et Claus Wittich, éds.) (New York, 1978), p. 53.
35. « Le temps, c'est de l'argent [... ] L'argent peut générer l'argent, et son
produit peut en générer davantage [... ] Celui qui assassine une couronne,
détruit tout ce qu'elle eût pu produire, même un pécule de livres » (ibidem,
pp. 48-49).
36. Aussi bien Michael Walzer que Herbert Luthy, qui pourtant s'oppo-
sent sur plusieurs points aux thèses de Max Weber, reprennent néanmoins
son idée que 1'« ascétisme" a été transféré du puritanisme des XVIe et
XVIIe siècles au capitalisme industriel du XIXe siècle. Michael Walzer, The
Revolution ofthe Saints. A Study in the Origins ofRadical Politics (Cambridge,
Mass. 1982), pp. 303-304; Herbert Luthy, « Variations on a Theme by
Weber», dans Menna Prestwich (dir.), International Calvinism, 1541-1715
(New York, 1985), pp. 382-384. La difficulté réside en partie dans le terme
même d'« ascétisme », à l'origine réservé à la vie monastique (ce que Weber
désigne par « l'ascétisme du monde intérieur ,,), et dont le sens dérivé à
acquis la connotation d'austérité, sévérité, discipline, abnégation. Comme je
l'ai déjà indiqué, Weber utilisait le terme pour caractériser ce qu'il considé-
rait comme la tendance du capitaliste à suivre sa vocation « d'un autre
monde" l'invitant à gagner de plus en plus d'argent tout en évitant d'autres
plaisirs. Pourtant, Weber lui-même reconnaissait que le calvinisme authen-
tique, comme d'autres formes du christianisme, dénonçait la cupidité
comme un péché mortel. D'ailleurs, s'il est acquis que les puritains des XVIe
et XVIIe siècles vilipendaient l'ivresse, les jeux de hasard et le théâtre, de nom-
breuses sources attestent qu'ils s'adonnaient volontiers aux plaisirs de la
musique, des arts, de la littérature, des exercices physiques et de la bonne
chère. Le puritanisme valorisait le travail assidu et le succès matériel, mais en
cela, il ne se différenciait pas fondamentalement d'autres orientations du
christianisme.
37. Sur la loi accordant la personnalité morale à la Compagnie du Groen-
land, voir Samuel Williston, « History of the Law of Business Corporations
before 1800", Harvard Law Review 2 (1888), 111. À propos de l'histoire
économique et de l'histoire du droit concernant les sociétés par actions, voir
William Robert Scott, The Constitution and Finance of English, Scottish, and
Irish joint-Stock Companies to 1720, 3 tomes (1912, réimpression Glouces-
ter, Mass., 1968). Voir également Frank Evans, « The Evolution of the
English Joint-Stock Limited Trading Company», Columbia Law Review 8
(1908), 339-361, 461-480. Malheureusement, ces études ne s'attardent pas
sur le caractère (et la philosophie) fortement communautariste de cette
forme d'entreprise économique et juridique - des caractéristiques que les
auteurs ne semblent pas vouloir mettre en question.

634
NOTES PAGES 65-77

38.5 & 6 William & Mary c. 20 (1694).


39. John Ciuseppi, The Bank ofEngland. A History from its Foundation in
1694 (Londres, 1966), pp. 9-14 (où il est question des origines de la Banque
d'Angleterre, ainsi que des origines sociales des premiers investisseurs et
administrateurs) ; Rules, Ortiers, and By-Laws for the Good Government of the
Corporation of the Governor and Company of the Bank of England ; réimpres-
sion dans Bank of England, Selected Tracts, 1694-1804 (Farmborough,
Hants., 1968), p. Il (à propos des réunions hebdomadaires du Conseil
d'administration) et p. 19 (à propos des réunions bisannuelles du Conseil
général des actionnaires). Comme pour les sociétés par actions, il existe pour
le système bancaire et d'autres formes de crédit une abondante littérature
économique et juridique qui situe les origines de ces institutions dans le cou-
rant de la seconde moitié du XVIIe siècle: ces ouvrages présupposent toutefois
leur caractère fortement communautariste, sans le mettre en évidence. Voir,
par exemple, Frank T. Melton, Sir Robert Clayton and the Origins of English
Deposit Banking, 1658-1685 (Cambridge, 1986); P.C.M. Dickson, The
Financial Revolution in England. A Study in the Development ofPublic Credit,
1688-1156 (Londres, 1967); et James Steven Rogers, The Early History of
Bills and Notes. A Study of the Origins of Anglo-American Commercial Law
(Cambridge, 1995).
40. Max L. Stackhouse, « A Premature Postmodern », First Things
(octobre 2000), 20.

CHAPITRE PREMIER
La réforme de l'Église et de l'État
1517-1555

1. Dans The Age of Reform, 1250-1550 (New Haven, 1980), Steven


Ozment écrit que « la population européenne subit la plus dure famine du
Moyen Âge entre 1315 et 1317. L'accumulation de mauvaises récoltes avait
diminué leur résistance aux maladies, au moment où la peste bubonique, qui
avait suivi les routes commerciales d'Orient vers et à l'intérieur du continent
européen, sévit au milieu du XIV" siècle. Plusieurs régions perdirent la moitié
de leur population; on estime que les pertes humaines s'élevèrent à 2/5< de
l'ensemble de la population en Europe occidentale. Vers 1500, l'ancien
niveau de population avait de nouveau été atteint, et au siècle suivant, la
population augmenta progressivement presque partout. Selon des estima-
tions très approximatives, l'Empire, la France et l'Italie étaient les pays les
plus peuplés, avec une population de l'ordre de 12 millions d'habitants dans
l'Empire, et de l'ordre de 10 millions en France et en Italie. L'Espagne
comptait environ 7,5 millions d'habitants, l'Angleterre 3,5 millions. Un
siècle plus tard, vers 1600, la population dans l'Empire aurait atteint 20 mil-
lions, en France 15 millions, en Italie 13 millions, en Espagne 10 millions,
et en Angleterre 5,5 millions. Vers 1600, la population européenne est
estimée à 85 millions et se stabilisa au cours du XVIIe siècle autour de

635
DROIT ET RÉVOLUTION

100 millions. «Les villes ne comprenaient qu'une petite fraction de


l'ensemble de la population: on estime que neuf dixièmes des Européens
vivaient dans un milieu rural. Ce chiffre global est toutefois quelque peu
trompeur, du fait que la densité urbaine variait fortement: dans certaines
régions (Allemagne, Pays-Bas, Italie), elle était sensiblement plus élevée que
dans d'autres (Espagne). En Saxe, où la Réforme commença, un habitant sur
cinq habitait dans les villes vers 1550. Parallèlement à l'augmentation glo-
bale de la population, plusieurs villes virent leur population doubler au cours
du XVIe siècle: parmi celles-ci, Naples (peut-être la ville la plus peuplée
d'Europe en 1500, avec 200 000 habitants), Séville, Londres, Milan,
Cologne, et les trois grands centres de la Réforme, Augsbourg, Nuremberg
et Strasbourg. Même dans des régions où, comme en France, les guerres
civiles et de religion entraînèrent des milliers de morts, la population ne
cessa d'augmenter au XVIe siècle. En 1500, cinq villes seulement comptaient
plus de 100 000 habitants (Londres, Paris, Florence, Venise et Naples), mais
en 1600, une douzaine de villes avaient atteint ce niveau. L'Allemagne en
particulier fourmillait de petites villes. Aux alentours de 1500, 2800 des
3 000 villes allemandes comptaient moins de 1 000 habitants, tandis qu'à
peine une quinzaine de villes comptaient plus de la 000 habitants. Augs-
bourg et Cologne, avec une population entre 25 000 et 30 000 habitants,
étaient les plus importantes. Wittemberg, d'où la Réforme se propagea, était
en comparaison une petite ville de seulement 2 500 habitants. Zurich, le fief
du protestantisme zwinglien, comptait 6 000 habitants; Genève, où com-
mença le calvinisme, comptait environ 15 000 habitants lorsque Jean Cal-
vin s'y établit en 1536» (pp. 191-192). (Pour des estimations quelque peu
différentes de la population des villes européennes en dehors de l'Allemagne,
voir la note 68).
2. Le terme latin utilisé au VIlle siècle correspondant au français moderne
« Allemand », à l'anglais moderne « German» et à l'allemand moderne,
« Deutsch », était theodisca, dont est dérivé le terme italien Tedeschi. Sur
l'étymologie du terme Deutsch, voir Eugen Rosenstock, « Unser Volksname
Deutsch und die Aufhebung des Herzogtums Bayers» (1928), dans Hans
Eggers (dir.), Der Volksname Deutsch (Darmstadt, 1970), pp. 32-102. Le
terme theod était apparemment une transcription du mot qui signifiait dans
la langue vernaculaire « peuple », et on l'utilisait pour désigner les forces
armées de l'Empire carolingien.
3. Auparavant, le pape avait été appelé vicaire de saint Pierre, et l'empe-
reur vicaire du Christ. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 92-93.
4. Ibidem, p. 503.
5. Voir c.P. Magill, German Literature (Oxford, 1974), pp. 1-17.
6. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 503-505, 632-633.
7. Ibidem, pp. 371-380.
8. Ibidem, pp. 199-254. Prêter serment ou engager sa foi pour exécuter
une obligation suffisait pour justifier la compétence d'un tribunal ecclésias-
tique.
9. Ces chiffres sont fondés sur le Reichsmatrikel (les taux d'impôts fiscaux
dans l'Empire) lors de la diète de Worms de 1521, reproduit par Gerhard

636
NOTES PAGES 77-86

Benecke, Society and Politics in Germany, 1500-1750 (Londres, 1974),


pp. 382-393. Il n'est pas possible de reconstituer un relevé complet pour
tous les territoires de l'Empire à un moment donné. Benecke mentionne
d'ailleurs que la liste qu'il publie est incomplète.
10. Pour un aperçu des droits territoriaux en Allemagne aux XIIe et
XIIIe siècles, en particulier en Bavière, voir Berman, Law and Revolution,
pp. 505-510 et les sources citées. Pour les XIV" et XV" siècles, voir Karl
Kroeschell, Deutsche Rechtsgeschichte, 8< éd., t. 2 (1250-1600) (Opladen,
1992), pp. 59-125.
11. Des universités furent fondées à Prague (1348), Vienne (1365),
Heidelberg (1386), Cologne (1388), Erfurt (1392), Leipzig (1409), Rostock
(1419), Greifswald (1456), Fribourg (1457), Bâle (1460), Ingolstadt (1472),
Mayence (1476) et Wittemberg (1502). Sur les Allemands ayant étudié en
France, en Italie et en Allemagne du XIV" au XVII' siècle, voir Adolf Stolzel,
Die Entwicklung des gelehrten Richtertums in den deutschen Territorien, t. 1
(1872, réimpression, Aalen, 1964), pp. 45-111 ; Jacques Verger, Les Univer-
sités françaises au Moyen Âge (Leiden, 1995), pp. 122-173 ; et Marcel Four-
nier, « La nation allemande à l'Université d'Orléans au XIV" siècle », Nouvelle
Revue historique de droit français et étranger 12 (1888), 386-43l.
12. Voir Karl Zeumer, Quellemammlung zur Geschichte der deutschen
Reichsverfassung im Mittelalter und Neuzeit, 2 vol. (Tübingen, 1913), t. 1,
pp. 173-176.
13. Voir Eugen Rosenstock-Huessy, Out of Revolution. The Autobiography
of Western Man (1938 ; réimpression, Providence, 1993), p. 374. Plusieurs
interprétations avancées dans ce chapitre, ainsi que dans les chapitres sui-
vants, sont empruntées aux études innovatrices de Rosenstock-Huessy, dont
l'ouvrage précité est une version révisée d'un livre antérieur, publié en alle-
mand sous le titre: Die europiiischen Revolutionen. Volkscharaktere und Staa-
tenbildung (Iéna, 1932).
14. À partir de la Révolution pontificale du XIe siècle, les papes prétendi-
rent disposer du pouvoir d'accorder des rétriburions au purgatoire équiva-
lentes à la période de pénitence qui eût été requise sur terre pour expier les
péchés du pénitent. On désignait ces rétributions par « indulgences par-
tielles» (normalement accordées en termes d'années, de mois ou de jours),
ou « quarantaines » (périodes de jeûne). La période de référence d'une indul-
gence correspondait non à la punition, mais à la période de pénitence. Ainsi,
par exemple, une indulgence de six années correspondait à une période de
six années soumises à la discipline pénitentielle de l'Église. Une indulgence
« plénière » correspondait à une remise entière de toutes les pénitences tem-
porelles que le pécheur avait encourues. Voir Paul F. Palmer, Sacraments and
Forgiveness. History and Doctrinal Development of Penance, Extreme Unction,
and Indulgences (Westminster, Md., Newman Press, 1960), pp. 329-367 et
398-40l. Dans la bulle Salvator Noster (1476), le pape Sixte N étendit pour
la première fois les indulgences plénières aux âmes se trouvant déjà au pur-
gatoire. B.J. Kidd, Documents Illustrative of the Continental Reformation
(Oxford, 1911), pp. 3-4. Cette technique permettait aux vivants d'acheter
des indulgences pour le compte de leurs proches prédécédés subissant au

637
DROIT ET RÉVOLUTION

purgatoire leur peine pour des péchés qu'ils n'avaient pas (entièrement)
expiés avant leur mort.
15. Le « trésor des mérites» était une réserve infinie de bonnes œuvres
accumulées par le Christ, la Vierge Marie et les saints. Le pape en assurait
l'administration. La théorie du trésor des mérites fut formellement établie en
1343 par la bulle Unigenitus de Clément VI. Voir Kidd, Documents Illustra-
tive of the Continental Reformation, pp. 1-3.
16. Voir Martin Luther, Address to the Christian Nobility, t.44 de l'édi-
tion Luther's Works (Philadelphie, 1966), pp. 142-143.
17. John Wyclif (1320-1384) était un diplômé de l'Université d'Oxford
dont les conceptions de la doctrine religieuse anticipaient celles de Luther.
Wyclif contestait l'autorité générale du pape sur l'ensemble de la Chrétienté.
Il enseignait un sacerdoce de tous les croyants, auxquels il reconnaissait un
rapport direct avec Dieu. Comme Luther, Wyclif traduisit des parties de la
Bible en langue vernaculaire. Comme Luther, il rejetait la doctrine eucharis-
tique de l'Église sur la transsubstantiation. Voir Kenneth B. McFarlane, John
Wycliffe and the Beginning of English Non-Conformity (New York, 1953) ;
Anthony Kenny, Wyclif (Oxford, 1985). Les partisans de Wyclif, souvent
désignés en anglais comme Lollards, furent persécutés par les rois d'Angle-
terre et écrasés après une révolte en 1414, mais quelques communautés res-
treintes survécurent jusqu'à ce que la Réforme touche l'Angleterre au
XVIe siècle. Voir John A.F. Thomson, The Later Lollards, 1414-1520
(Londres, 1965).
18. Jan Hus (1369-1415), un doyen de l'Université de Prague, avait été
ordonné en 1400; il étudia les écrits de Wyclif et fut fortement influencé
par ses idées réformatrices. Dans son ouvrage principal, De Ecclesia (1415),
Hus se prononça, comme Wyclif, pour un sacerdoce de tous les croyants et
pour une Église qui serait dirigée par le Christ, non par le pape. Il fut
condamné pour hérésie et se rendit au concile de Constance afin d'y
défendre ses thèses. Malgré un sauf-conduit qui lui avait été délivré par
l'empereur Sigismond, le concile condamna Hus à être brûlé sur le bûcher
en 1415. Voir Matthew Spinka,John Hus' Conception of the Church (Prince-
ton, 1966), et John Hus, A Biography (Princeton, 1968). La mort de Hus en
fit un martyr national aux yeux des Tchèques. En 1420, l'empereur lança
une croisade contre les hussites, comme on désignait à l'époque les partisans
des réformes. La première guerre contre les hussites (1420-1434) se termina
sur un compromis en vertu duquel une Église autonome de Bohème fut éta-
blie et les terres des monastères furent sécularisées. Cependant, des révoltes
périodiques continuèrent à se produire jusqu'en 1571. Au XVIe siècle, la
Bohème accueillit favorablement le luthéranisme et le calvinisme. Voir Josef
Macek, The Hussite Movement in Bohemia (Prague, 1958), et Howard
Kaminsky, A History of the Hussite Revolution (Berkeley, 1967).
19. Voir Henry Kamen, The Spanish Inquisition. An Historical Revision
(Londres, 1997), pp. 174-213. À cette époque, une succession de papes se
préoccupèrent davantage de consolider leur pouvoir dans la politique locale
italienne et d'amasser des œuvres d'art que du bien-être spirituel de l'Église.
Le cinquième concile du Latran 0512-1515) avait été convoqué par

638
NOTES PAGES 86-92

Jules II et Léon X dans le but déclaré de réformer la Chrétienté. Il n'en


résulta qu'un nouveau concordat avec la France et une réaffirmation de la
doctrine de l'immortalité. Il s'acheva sept mois avant que Luther n'affichât
ses Quatre-Vingt-Quinze Thèses. Voir Hubert Jedin, A History of the
Council of Trent, T. 1 (New York, 1949) ; Richard]. Schoeck, « The Fifth
Lateran Council. Its Partial Successes and Its Larger Failures» dans Guy
Fitch Lytle (dir.), Refonn and Authority in the Medieval and Reformation
Church (Washington, D.C., 1981), pp. 99-126.
20. Le texte allemand est reproduit dans: Heinrich Koller (dir.), Refonna-
tion Kaiser Siegmunds (Stuttgart, 1964); on trouvera une traduction en
anglais dans: Gerald Strauss, Manifestatiom of Discontent in Gennany on the
Eve of the Reformation (Bloomington, Ind., 1971), pp. 3-3l. Pour un com-
mentaire et une analyse critique, voir Lothar Graf zu Dohna, Refonnatio
Sigismundi: Beitrag zum Verstiindnis einer Refonnschrifi des fünfoehnten Jah-
rhunderts (Gottingen, 1960).
21. Des réformes du droit municipal, appelées en allemand Refonnatio-
nen, furent réalisées à Cologne (1437), Nuremberg (1479), Hambourg
(1497), Worms (1499) et Francfort (1509). Voir Franz Wieacker, A History
of Private Law in Europe, with Particular References to Gennany, trad. Tony
Weir (Cambridge, 1995), pp. 143-167 (ci-après: Wieacker, History of Pri-
vate Law).
22. Myron Gilmore, The World of Humanism, 1453-1517 (New York,
1952).
23. Pour Marsilius, l'Église devait être gouvernée par un concile général
représentant le clergé et les laïcs. Sa théorie de la pénitence, dans laquelle il
rejetait le pouvoir d'absolution exercé par les prêtres, anticipait celle de
Luther. Voir Alan Gewirth, Marsilius of Padua. The Defender of Peace, t. 1
(New York, 1951), pp. 260,262,265-268 et 283-292.
24. Article 36: «Tout chrétien qui se repent vraiment bénéficie d'une
pleine remise de la peine et de la faute, et cette remise lui est accordée sans
lettres d'indulgence. » Article 37 : « Tout chrétien quel qu'il soit, en vie ou
décédé, participe à toutes les grâces du Christ et de l'Église; cette participa-
tion lui est accordée par Dieu, sans lettres d'indulgence. » Art. 76 : « Nous
affirmons le contraire, et nous disons que les pardons émanant du pape ne
sont pas susceptibles d'opérer la remise de la faute pour les moindres péchés
véniels. » Pour une traduction en anglais des Quatre-Vingt-Quinze Thèses,
voir John Dillenberger (dir.), Martin Luther. Selectiom [rom His Writings
(Garden City, N.Y., 1961), pp. 489-500.
25. Les écrits de Luther qui se rapportent à cette question sont reproduits
dans Dillenberger, Martin Luther; Thomas M. McDonough, Law and Gos-
pel in Luther. A Study of Martin Luther's Confessional Writings (Londres,
1963) ; et Heinrich Bornkamm, Luther's Doctrine ofthe Two Kingdoms in the
Context of His Theology, 2e éd. (Philadephie, 1966).
26. « A Commentaty on St Paul's Episde to the Galatians» (1531), trad.
Dans: Dillenberger, Martin Luther, pp. 144-145.
27. Voir Martin Luther, D. Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtaus-
gabe (ci-après: WA) (Weimar, 1883), p. 390.

639
DROIT ET RÉVOLUTION

28. Voir Martin Luther, «The Sermon on the Mount », dans: Jaroslav
Pelikan (dir.), Luthers Works (ci-après: LW), 55 vols. (St. Louis, 1956),
t. 21, en particulier p. 108 (où Luther affirme qu'« il relève du devoir et de
l'obligation de ceux qui participent au gouvernement en cette terre d'admi-
nistrer la justice et les peines, de maintenir les distinctions entre les per-
sonnes et leurs états, de régir et de distribuer les propriétés »); Martin
Luther, «Whether Soldiers, Too, Can Be Saved", dans lM. Porter (dir.) ,
Luther. Selected Political Writings (Lanham, Md., 1974), en particulier pp. 1-
5 (où il avance qu'« il n'y a aucun doute que la profession militaire est une
occupation et vocation légitime en soi, approuvée par Dieu »). Voir égale-
ment Martin Luther, «On War Against the Turk », dans: Porter, Luther,
pp. 124-125 (où il propose« d'enseigner [... ] comment combattre en bonne
conscience ,,).
29. Voir Martin Luther, « Secular Authority. To What Extent It Should
be Obeyed» (523), dans Dillenberger, Martin Luther, pp. 382-392; Mar-
tin Bucer, « De Regno Christi », dans Wilhelm Pauck (dir.), Melanchthon
and Bucer (Philadelphie, 1%9), livre 2, ch. 1 (<< De quelles manières le
Royaume du Christ peut et doit être réformé par les rois pieux »).
30. WA, 32 : 394.
31. Voir Luther, «Secular Authority », p. 366 ; et idem, «An Appeal to
the Ruling Class of German Nationality as to the Amelioration of the State
of Christendom », dans Dillenberger, Martin Luther, p. 411.
32. Voir Jean Bodin, On Sovereignty. Four Chapters ftom Six Books of the
Commonwealth, éd. et trad. Julian H. Franklin (Cambridge, 1992), p. 23
(<< l'attribut principal de la majesté souveraine et du pouvoir absolu consiste
à accorder le droit aux sujets en général sans avoir recours à leur consente-
ment »); Glenn Burgess, «The Divine Right of Kings Reconsidered »,
English Historical Review 107 (1992), 837, 842 (<< la caractéristique essen-
tielle de l'absolutisme était la prétention que le roi seul était au-dessus du
droit positif et qu'il n'y était pas soumis »). Voir en général Julian H. Fran-
klin, Jean Bodin and the Rise of Absolutist Theory (Cambridge, 1973);
Michael Stolleis, Geschichte des iiffintlichen Rechts in Deutschland, t. l,
Reichspublistik undPoliceywissenschaft, 1600-1800 (Munich, 1988), pp. 172-
186.
33. Voir l'exégèse que Luther propose du quatrième commandement dans
son Large Catechism, dans WA, 30 : 132-182.
34. Affichées par Luther en octobre 1517, les thèses furent réimprimées à
Magdebourg et à Leipzig dès le mois suivant. Une traduction allemande fut
publiée à Bâle en décembre. Bernd Moeller n'a pas trouvé trace d'une tra-
duction contemporaine dans une autre langue vernaculaire: voir Bernd
Moeller, «Luther in Europe. His Works in Translation, 1517-46», dans
E.I. Kouri et Tom Scott (dir.), Politics and Society in Reformation Europe
(Londres, 1987), pp. 237-238. On peut en conclure qu'en dehors de l'Alle-
magne, l'influence directe des Thèses fut restreinte à un public maîtrisant le
latin. D'autre part, on peut admettre qu'à l'époque, les classes éduquées
lisaient autant le latin que des textes en vernaculaire, tandis qu'un public
non alphabétisé pouvait être informé par des prêcheurs ou des personnes

640
NOTES PAGES 93-100

instruites qui avaient pu lire les Thèses en latin. Selon Moeller (pp. 24-25) :
« Les Thèses ont touché un public tout à fait prédisposé à leur consacrer son
attention. Plus tard, Luther évoqua cette période en se targuant de ce que ses
Thèses avaient "pour ainsi dire galopé à travers l'Allemagne en quinze jours".
Cette affirmation doit sans doute être tempérée si l'on tient compte du peu
de réimpressions immédiates, mais il n'empêche que le succès de cet écrit
savant et universitaire fut remarquable. » Moeller cite également Oecolampa-
dius, un contemporain de Luther, qui témoigna que les Thèses « Ont été dif-
fusées avec une rapidité surprenante dans toute l'Allemagne et furent
favorablement accueillies dans tous les milieux instruits ». Voir Bernd Moel-
1er, Imperial Cities and the Reformation. Three Essays (Philadelphie, 1972),
p. 24 et nore 10.
35. Voir Ozment, Age ofReform, p. 40l.
36. Voir Roland H. Bainton, Here 1 Stand. A Lift ofMartin Luther (Nash-
ville, 1950), pp. 185-186.
37. De Larnar Jensen, Confrontation at Worms. Martin Luther and the
Diet of Worms (Provo, Utah, 1973), pp. 75-11l.
38. Voir en général Steven Ozment, When Fathers Ruled. Family Lift in
Reformation Europe (Cambridge, Mass., 1983).
39. Robert Scribner, « Incombustible Luther. The Image of the Reformer
in Early Modern Germany', Past and Present 110 (1986),47-50.
40. Voir Ozment, Age of Reform, p. 23l.
41. « Tout autant expert dans la traduction de la Bible que dans la rédac-
tion d'un catéchisme, la réforme de la liturgie ou la composition d'un recueil
de hymnes, Luther faisait également preuve de dons exceptionnels lorsqu'il
prêchait en chaire, qu'il enseignait dans une salle de cours ou qu'il priait à
haute voix au Cénacle. La diversité de ses dons était véritablement surpre-
nante. Aucun de ses contemporains ne pouvaient l'égaler. » Bainton, Here 1
Stand, p. 346.
42. Dans ses premiers écrits, Luther s'exprimait en des termes plus conci-
liants à l'égard du judaïsme, dans l'espoir de faciliter la conversion des Juifs
au christianisme. De ce fait, il semble avoir été initialement moins hostile
envers les Juifs que les catholiques ne l'avaient été au cours des siècles pré-
cédents, et spécialement vers la fin du XV" siècle, sous le régime de l'Inquisi-
tion en Espagne, au Portugal et en Italie. Dans les pays catholiques et
protestants, les Juifs qui se convertissaient ne faisaient pas l'objet de discri-
minations formelles, et les Juifs qui ne s'étaient pas convertis étaient autori-
sés à poursuivre certaines activités économiques, et même bénéficiaient
souvent d'une protection des autorités ecclésiastiques et séculières dans
l'exercice de ces activités. La grande majorité des Juifs était toutefois
contrainte de vivre dans des ghettos, de porter des signes distinctifs de cou-
leur jaune sur leurs vêtements et étaient traités comme un groupe infréquen-
table par les couches supérieures de la société. De fait, ils étaient
fréquemment bannis d'un territoire ou d'une ville. Les attaques mordantes et
envenimées que Luther adressa plus tard aux Juifs, comme aux Turcs, attisè-
rent sans doute la culture ouvertement raciste de l'époque, mais il faut sur-
tout y voir une motivation religieuse, plutôt que raciste. Comme l'a observé

641
DROIT ET RÉVOLUTION

Heiko Oberman : « L'agressivité de ces attaques s'explique par le fait qu'à un


âge plus avancé, [Luther] s'exprimait à partir d'une conviction eschatolo-
gique, qu'il vivait à la fin d'une ère, à un moment où l'Église authentique
était menacée par trois puissants ennemis: les chrétiens égarés sous l'égide de
l'évêque de Rome, les Turcs, infidèles en guerre contre les chrétiens dans les
Balkans, et les Juifs, le peuple élu qui refusait de reconnaître dans le Christ
le Messie. » Voir Heiko A. Oberman, The Roots of Anti-Semitism in the Age
of Renaissance and Reformation (Philadelphie, 1984), pp. 104-105. Pour une
interprétation plutôt contraire, voir Mark U. Edwards, Luthers Last Battles.
PoliticsandPolemics, 1531-1546 (Ithaca, N.Y., 1983), p. 31. Voir également
Salo W. Baron, A Social and Religious History ofthe Jews, 2e éd., revue et aug-
mentée, t. 13 (New York, 1965), pp. 253 e.s.; Ronnie Po-Chia Hsia,
« Jews », dans Hans Joachim Hillerband (dir.), The Oxford Encyclopedia of
the Reformation, t.2 (Oxford, 1996), p.340 e.s. Voir également le Cha-
pitre 4.
43. Voir David V.N. Bagchi, Luthers Earliest Opponents. Catholic Contro-
versialists, 1518-1525 (Minneapolis, 1991); John S. Oyer, Lutheran Refor-
mers against Anabaptists. Luther, Melanchton, and the Anabaptists of Central
Germany (La Haye, 1964), en particulier pp. 114-139.
44. Voir Berman, Law and Revolution, p. 94; Orville Prescott, Lords of
Italy. Portraits from the Middle Ages (New York, 1972), p. 43.
45. Le 31 octobre 1517, Luther écrivit à l'archevêque de Mayence pour
lui demander de révoquer ses directives concernant les indulgences. La lettre
comportait en annexe un exemplaire des Quatre-Vingr-Quinze Thèses.
Celles-ci provoquèrent une vive réaction, notamment de la part de Johann
Eck, un théologien d'Ingolstadt. Luther répliqua aux attaques en rédigeant
un ensemble de « Résolutions », dans lesquelles il élaborait ses Thèses. Il pré-
senta un exemplaire de ces Résolutions afin qu'elles soient transmises au
pape Léon X, en sollicitant le soutien de celui-ci contre les « inquisiteurs »
dominicains qui intervenaient au nom du pape. Voir Martin Brecht, Martin
Luther. His Road to Reformation (Philadelphie, 1985), pp. 190-192, 218-
219.
46. Ibidem, p. 369.
47. En annonçant au duc Frédéric le Sage qu'il quittait le château de
Warburg, Luther lui adressa un message dans lequel il s'exprimait en termes
abrupts: «Je n'ai pas l'intention de solliciter la protection de M. le duc. Au
contraire, j'estime que je suis plus en mesure de le protéger qu'il n'est en
mesure de me protéger [... ] celui qui a la meilleure foi pourra assurer la
meilleure protection. Et comme je crois que M. le duc n'a toujours qu'une
faible foi, je ne peux croire qu'il est celui qui pourrait me protéger ou me
sauver. » Voir la citation intégrale de la lettre chez Rosenstock-Huessy, Out
of Revolution, pp. 388-389.
48. Voir Hans Hillerbrand, Landgrave Philipp of Hesse (St. Louis, 1967).
49. Parmi eux, on compte Andreas Karlstadt (1486-1541), qui enseigna à
Wittemberg à la même époque que Luther, mais finit par rompre avec lui
suite à leurs dissensions sur le baptême des enfants et l'Eucharistie; Thomas
Müntzer (env. 1491-1525), qui était à Wittemberg en 1517-1518 et com-

642
NOTES PAGES 100-106

mença à prêcher la Réforme en 1519, mais qui prit parti pour les paysans
lors de la guerre des Paysans, fut capturé et exécuté en mai 1525 ; et le prêtre
suisse Huldrych Zwingli (1484-1531), qui commença à prêcher la Réforme
à Zurich en 1519, mais rejetait la doctrine luthérienne sur le baptême et la
présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Zwingli mourut dans les luttes
qui éclatèrent dans les cantons suisses en 1531. Sur Karlstadt, voir Calvin
Augustine Pater, Karlstadt as the Father of the Baptist Movements. The Emer-
gence of Lay Protestantism (Toronto, 1984). Sur Müntzer, voir Hans-Jürgen
Goertz, Thomas Müntzer. Apocalyptic, Mystic, and Revolutionary, trad.
Jocelyn Jaquiery, dir. Peter Matheson (Édimbourg, 1993). Sur Zwingli, voir
Joachim Rogge, Anfonge der Reformation: Der junge Luther (1483-1523), der
junge Zwingli (1484-1523), 2< éd. (Berlin, 1985) ; et W. Peter Stephens, The
Theology of Huldrych Zwingli (Oxford, 1985).
50. Sur la Réforme dans les villes, voir en général Steven E. Ozment, The
Reformation in the Cities. The Appeal of Protestantism to Sixteenth-Century
Germany and Switzerland (New Haven, 1975) ; et Bernd Moeller, Imperial
Cities and the Reformation. Three Essays, éd. et trad. H.C. Erik Midelfort et
Mark U. Edwards, Jr. (Philadelphie, 1972), pp. 41-115.
51. Voir William P. Hitchcock, The Background of the Knights' Revoit,
1522-1523 (Berkeley, 1958): Hajo Holborn, Ulrich von Hutten and the
German Reformation (New Haven, 1937).
52. Voir Bernd Moeller, « The German Humanists and the Reforma-
tion », dans Imperial Cities, p. 23 (où le lecteur trouvera les documents
concernant les critiques adressées par Luther à Érasme). Selon Moeller:
« D'une manière générale, on peut conclure que les humanistes, à l'opposé
de Luther, s'en tenaient aux fondements du catholicisme médiéval» (p. 29).
53. Sur les rapports entre Luther et Calvin, et sur les similitudes et diffé-
rences entre la théologie luthérienne et calviniste, voir plus loin, Chapitre 7.
54. Voir Franz Lau et Ernst Bizer, A History of the Reformation in Ger-
many to 1555, trad. Brian A. Hardy (Londres, 1969), p. 78.
55. Sur l'action de la Ligue de Schmalkalden au cours des années 1530
et 1540, v. Hajo Holborn, A History of Modern Germany, t. l, The Reforma-
tion (New York, 1959), pp. 215-217 ; Lewis W. Spitz, The Protestant Refor-
mation, 1511-1559 (New York, 1987), pp. 117-12l.
56. Voir le texte de la Paix d'Augsbourg dans Sidney Z. Ehler et John
B. Morrall (dir.), Church and State through the Centuries (Londres, 1954),
pp. 164-173. La Paix ne s'étendait pas aux territoires « non allemands » de
l'Empire, comme les Pays-Bas, la Suisse et la Franche-Comté.
57. Voir Herman Tuchle, « The Peace of Augsburg. New Order or Lull
in the Fighting », dans Henry J. Cohn (dir.), Government in Reformation
Europe, 1520-1560 (Londres, 1971), p. 155.
58. Cette disposition était promulguée en annexe au texte, mais n'était
pas reconnue comme faisant autorité en vertu du droit impérial. En tant que
champion du catholicisme, l'empereur Charles Quint ne pouvait en
conscience reconnaître l'apostasie des évêques et archevêques qui avaient
abandonné « l'ancienne religion chrétienne et catholique ». Le caractère iné-
vitable d'une telle reconnaissance le poussa à conférer l'autorité sur la diète

643
DROIT ET RÉVOLUTION

d'Augsbourg à son frère Ferdinand, en faveur duquel il abdiqua ensuite la


dignité impériale. Voir Tuchle, «Peace of Augsburg », pp. 147-148.
59. Ibidem, p. 166.
60. Henry J. Cohn, «The Territorial Princes in Germany's Second Refor-
mation, 1559-1622 », dans Menna Prestwich (dir.), International Calvinism,
1541-1715 (Oxford, 1985), pp. 135-166.
61. En 1555, deux des sept Électeurs impériaux (ceux de Saxe et de Bran-
debourg) étaient protestants. Avec la conversion au protestantisme de l'Élec-
teur du Palatinat, en 1556, il ne restait plus que quatre Électeurs
catholiques: les trois Électeurs ecclésiastiques et le roi de Bohème. La possi-
bilité d'une majorité protestante dans le collège des Électeurs fut envisagée
au début des années 1580, lorsque l'archevêque de Cologne, l'un des
Princes-Électeurs ecclésiastiques, se maria selon le rite luthérien et fut
déposé. En 1616, lorsque l'Electeur du Palatinat s'arrogea la couronne de
Bohème, le rapport de force fut pendant un temps en faveur du camp pro-
testant. Mais en ces deux occasions, le trône impérial n'était pas vacant.
62. En ce qui concerne la lutte politique, l'Allemagne parvint à la situa-
tion suivante. Le Nord de l'Allemagne, à l'est de la Weser, y compris la
Prusse, était protestant; les principautés protestantes de la Hesse, de Nassau,
de la Saxe dominaient l'Allemagne centrale. L'Allemagne méridionale
demeura en majorité catholique, mais le protestantisme avait réussi des per-
cées dans le Palatinat, en Ansbach et dans le Wurtemberg. Bien que le
catholicisme et le protestantisme fussent tous deux tolérés dans toutes les
villes impériales, la plupart d'entre elles optèrent pour le luthéranisme. Des
principales villes impériales, seules Cologne et Aix-la-Chapelle demeurèrent
majoritairement catholiques. Des enclaves catholiques survécurent dans trois
régions: au sud et à l'est, en Bavière et en Autriche; dans l'Allemagne cen-
trale, les trois principautés ecclésiastiques de la vallée du Main, Bamberg,
Mayence et Wurzbourg, ainsi que l'abbaye de Fulda en Franconie; à l'ouest,
la plupart des territoires ecclésiastiques du Pays Rhénan et de Westphalie, y
compris les archevêchés de Trèves et de Cologne, et les diocèses de Munster,
Paderborn et Strasbourg. Pourtant, même dans ces territoires catholiques, le
protestantisme continua à convertir des fidèles.
63. A.G. Dickens, The German Nation and Martin Luther (New York,
1974), p. 5
64. Ibidem, p. 182.
65. Voir en général Steven Ozment, Protestants. The Birth of a Revolution
(New York, 1992).
66. S'efforçant de reconstituer « une esquisse sociologique du mouvement
réformateur », R.W. Scribner estime que «prétendre que la Réforme a
recruté des partisans parmi tous les groupes sociaux est un truisme sans
grand intérêt» (R.W. Scribner, The German Reformation [Atlantic
Highlands, N.J., 1986], p. 25). Il ajoute: «Ce qu'il nous faut savoir pour
un tableau sociologique intéressant, c'est si les partisans étaient recrutés dans
des proportions significativement différentes d'un groupe social à un autre,
et s'il y avait des différences significatives dans la réception du message par
chacun de ces groupes sociaux. Il nous faut également étudier les différences

644
NOTES PAGES 106-115

entre les chefs du mouvement et ceux qui y adhéraient, et d'éventuelles dis-


parités quant à l'âge, le sexe, la profession, les activités et l'état de fortune ».
Scribner admet qu'" en l'état actuel des recherches, il est difficile d'apporter
des réponses solides à toutes ces questions ». Néanmoins, « nous disposons
maintenant de suffisamment de travaux particuliers pour nous permettre
d'avancer une esquisse sommaire ». L'esquisse que propose Scribner ne remet
pas pour autant en cause la thèse selon laquelle pratiquement l'ensemble de
la population allemande fut affectée d'une manière ou d'une autre par la
Réforme, et aussi selon laquelle l'interaction réciproque de tous les groupes
de la société, incluant les vainqueurs comme les vaincus, a contribué au
résultat final. Si l'on entend reconstituer ce qui s'est passé, et comment cela
s'est passé, il ne s'agit pas du tout d'un « truisme sans intérêt », même si une
telle reconstitution ne peut entièrement expliquer le pourquoi de ce qui s'est
passé. Mais cette question elle-même ne concerne pas seulement les causes,
mais également les conséquences - lesquelles ont, de fait, affecté substantiel-
lement « tous les groupes sociaux ».
67. Voir note 1. Voir également Paul Bairoch, Jean Batou, et Pierre
Chèvre, The Population ofEuropean Cities. Data Bank and Short Summary of
Results (Genève, 1988), pp. 6-68, attribuant vers 1500 une population de
225000 habitants à Paris, 125000 à Naples, 100000 à Milan et autant à
Venise, 70 000 à Prague et à Grenade; l'étude cite également d'autres villes
dont la population aurait excédé les 50000 habitants: Lisbonne, Tours,
Rome, Londres, Gand, Bordeaux, Lyon, Bologne, Florence, Gênes, Palerme
et Vérone.
68. Ozment, Age of Reform, p. 192 ; voir également Ozment, Reformation
in the Cities, pp. 121-l31 ; Robert M. Kingdon, Transition and Revolution.
Problems and Issues of European Renaissance and Reformation History (Min-
neapolis, 1974), pp. 53-107; Lewis W. Spitz, « Humanism in Germany»,
dans Anthony Goodman et Angus MacKay, The Impact of Humanism on
Western Europe (Londres, 1990), pp. 202-219 (où l'on trouvera des données
sur la dissémination des idéaux humanistes en Allemagne au XV' siècle).
69. Voir Moeller, Imperial Cities, pp. 41-42.
70. Voir Peter Blickle, The Revolution of 1525. The German Peasants' War
from a New Perspective, trad. Thomas A. Brady, Jr., et H.C. Erik Midelfort
(Baltimore, 1981), p. 165.
71. Ibidem, pp. 187-188. Cependant, à Fribourg, et peut-être dans
d'autres villes aussi, un clivage opposait les paysans rebelles aux indigents
résidant dans la ville. Voir Tom Scott, Freiburg and the Breisgau. Town-
Country Relations in the Age of Reform and Peasants' War (Oxford, 1986),
pp. 212-213.
72. Voir Blickle, Revolution of 1525, p.195. L'exposé sur les Douze
Articles est largement emprunté à l'ouvrage de Blickle.
73. Ibidem, pp. 148, 189, 192-193.
74. Ibidem, pp. 165-169.
75. Ibidem, pp. 170-180.
76. Steven E. Ozment, Protestants. The Birth of a Revolution (Londres,
1993), p. 30.

645
DROIT ET RÉVOLUTION

77. Voir les études recueillies dans Ole Peter Grell (dir.) , The Scandina-
vian Reformation. From Evangelical Movement to Institutionalisation ofReform
(Cambridge, 1995). La tolérance religieuse ne fut officialisée, en Suède et en
Finlande, qu'en 1781 ; au Danemark, en 1844; en Norvège, en 1845; et en
Islande, en 1874.
78. Les Quatre-Vingr-Quinze Thèses furent prêchées à Danzig au cours
de l'été 1518. Vers les années 1550, le protestantisme en Pologne était for-
tement divisé: un courant très radical, anti-trinitaire, dit des Frères polonais,
coexistait avec les courants luthérien et calviniste dominants. Voir Stanislas
Lubieniecki, History of the Polish Reformation and Nine Related Documents,
trad. George Huntston Williams (Minneapolis, 1995): George Huntston
Williams, The Radical Reformation (Philadelphie, 1962), pp. 404-416 et
639-669. Voir Paul Fox, The Reformation in Poland. Some Social and Econo-
mie Aspects (Baltimore, 1924). Ce fut principalement grâce à ces divisions au
sein du protestantisme polonais que l'Église catholique parvint à regagner du
terrain dès les années 1560, et à provoquer son effondrement vers le milieu
du XVIIe siècle. Voir George Huntston Williams, The Polish Brethren.
Documentation of the History and Thought of Unitarianism in the Polish-
Lithuanian Commonwealth and in the Diaspora, 1601-1685, Harvard
Theological Studies, n° 30,2 vols. (Missoula, Mont., 1980). L'Ordre teuto-
nique fut dissout ailleurs ultérieurement. La Bohème (qui correspond actuel-
lement à la République tchèque) avait été un siècle auparavant le théâtre du
mouvement religieux tchèque de Jan Hus; en 1517, la mémoire de Hus y
était encore vivante parmi la population.
79. Le nom de « Huguenots» semble dérivé d'une contraction française
du mot allemand Eidgenossen, « confédérés », une appellation utilisée par les
opposants protestants au duc de Savoie dans les années 1520.
80. Sur les développements du luthéranisme en France, voir Denis Crou-
zet, La Genèse de la Réforme française, 1520-1560 (Paris, 1996); et Mark
Greengrass, The French Reformation (Oxford, 1987). Sur l'Édit de Nantes,
voir Bernard Cottret, 1598, t. 1, Édit de Nantes, pour en finir avec les guerres
de religion (Paris, 1997).
81. Sur l'Inquisition dans les anciens Pays-Bas, voir Edward Grierson, The
Fatal Inheritance. Philip II and the Spanish Netherlands (Garden City, N.Y.,
1969), pp. 55-56 et 66-72.
82. Pour une analyse de l'utilisation des expressions « Contre-Réforme »
et « Réforme catholique », voir H. Outram Everett, The Spirit of the
Counter-Reformation (Cambridge, 1968), et Hubert Jedin, Katholische Refor-
mationen oder Gegenreformation? Ein Versuch zur Kldrung der Begriffe
(Lucerne, 1946).
83. Francisco Ximenes de Cisneros, Biblia Complutensis (Rome, 1983).
84. En 1536, Vitoria fonda à Salamanque une école destinée à devenir
célèbre, qui compta des étudiants devenus plus tard de « grandes » personna-
lités du monde intellectuel espagnol, tels que Soto, Lessius, Molina et Sua-
rez. Vitoria lui-même ne publia aucune œuvre, mais ses élèves publièrent
sous son nom les notes de l'enseignement qu'il leur avait prodigué. Vitoria
enseignait en vain que la répression espagnole des peuples conquis en Amé-

646
NOTES PAGES 116-124

rique du Sud constituait une violation du droit des gens. Sa conception des
rapports entre l'Ancien et le Nouveau Monde était fondée « sur le principe
fondamental selon lequel la découverte doit être suivie d'une possession pour
conférer un titre, et que les barbares détenaient un titre sur leurs "principau-
tés" [... ] à égalité avec les royaumes d'Espagne et de France ». Voir James
Brown Scott, The Spanish Origin of International Law. Francisco de Vitoria
and His Law ofNations (Oxford, 1934), pp. 106-107. Scott a justement sou-
ligné l'importance de la pensée de Vitoria, insistant sur le fait que les peuples
« barbares» d'Amérique latine après la conquête étaient habilités à faire
valoir pleinement leurs droits en vertu du droit des gens. Cependant, il a été
démontré qu'il est erroné d'affirmer, comme cela a été le cas jusqu'aux der-
nières décennies du XX" siècle, que l' œuvre de Vitoria (sur cette controverse,
mais également à propos d'autres questions) serait aux origines du droit
international moderne. Il est vrai que Grotius, que l'on considère habituelle-
ment comme le fondateur du droit international moderne, s'est en effet ins-
piré de Vitoria et d'autres juristes espagnols du XVIe siècle, mais pas plus que
de nombreux aurres auteurs; la doctrine de l'universalité du droit internatio-
nal et son applicabilité aux peuples non chrétiens était largement acceptée
dès les XIr< et XIIIe siècles. Voir Brian Tierney, The Idea of Natural Rights.
Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law (Atlanta, 1997),
pp. 333-342. Tierney a démontré que Grotius a repris un vocabulaire dont
on découvre l'origine chez les canonistes du XI( siècle. Voir également Lan-
dau, « Der Einfluss des kanonischen Rechts », pp. 50-52.
85. Sur les similitudes et différences entre la néo-scolastique espagnole du
XIv" siècle et la philosophie et science luthériennes du droit en Allemagne à
la même époque, voir plus loin le chapitre 2, note 144, ainsi que le cha-
pitre 3.
86. Voir Wolfgang Reinhard, «Konfession und Konfessionalisierung in
Europa », dans Wolfgang Reinhard (dir.), Bekenntnis und Geschichte. Die
Confessio Augustana im historischen Zusammenhang (Munich, 1981),
pp. 165-189), pp. 165-189; voir Wolfgang Reinhard, «Reformation,
Counter-Reformation, and the Early-Modern State. A Reassessment »,
Catholic Historical Review 75 (1989), 383, 390, et n. 24 (présentant un som-
maire de recherches ultérieures sur les questions de confessionalisation).
87. Voir Ronald H. Asch, The Thirty Years' War. The Holy Roman Empire
and Europe, 1618-1648 (New York, 1997), p. 76.
88. Voir Leo Gross, «The Peace of Westphalia, 1648-1948 », American
Journal of International Law 42 (1948), 20, 21-22 (comporte un aperçu cri-
tique des dispositions religieuses du traité) ; et Herbert Langer, 1648. Der
Westfolische Frieden. Pax Europaea und Neuordnung des Reiches (Berlin,
1994), pp. 11-69 (comporte une analyse de la structure de la Paix).
89. Voir la citation de Martin Luther dans Gerald Strauss, Law, Resis-
tance, and the State. The Opposition to Roman Law in Reformation Germany
(Princeton, 1986), p. 14.
90. Voir Owen Chadwick, The Reformation (Grand Rapids, Michigan,
1965), p. 189.

647
DROIT ET RÉVOLUTION

91. Steven Ozment, Protestants. The Birth of a Revolution (New York,


1992), p. 29.
92. La masse des plaintes contre le gouvernement bureaucratique
témoigne de la transition du Stiindestaat en Fürstemtaat, et de l'emprise de
l'administration princière sur l'exercice du pouvoir. Voir Gerald Strauss,
Luther's House of Learning. Indoctrination of the Young in the German Refor-
mation (Baltimore, 1978), p. 159 : « Partout en Allemagne, on assistait à des
protestations dénonçant le comportement autoritaire des Amtsleute, Vogte,
Pfleger, Keller, Schergen, Schosser, Schreiber, Landsknechte, Knechte,
Unterknechte. » Ces termes désignent différents types d'agents publics.
93. Voir Otto Brunner, Lord and Lordship, trad. James van Horn Melton
(Philadelphie, 1992).

CHAPITRE II
La philosophie luthérienne du droit

Ce chapitre reprend en partie un article publié conjointement par


l'auteur et John Witte, Jr., sous le titre: « The Transformation of
Western Legal Philosophy in Lutheran Germany", Southern Califlr-
nia Law Review 62 (1989), 1573-1660. Voir également Harold
J. Berman, « Conscience and Law. The Lutheran Reformation and
the Western Legal Tradition", Journal of Law and Religion 5 (1987),
177-202.

1. Ernst Cassirer, cité dans Herman Dooyeweerd, Rechtsphilosophie en de


rechtswetemchap (Amsterdam, 1946), p. 93.
2. Deux études relativement récentes traitent brièvement des juristes
luthériens du xvf siècle: Ian Maclean, Interpretation and Meaning in the
Renaissance. The Case of Law (Cambridge, 1992), et Donald R. Kelley, The
Human Measure. Social Thought in the Western Legal Tradition (Cambridge,
Mass., 1990). Cependant, aucun de ces deux auteurs ne rapporte les doc-
trines de ces juristes luthériens au luthéranisme. Maclean qualifie les doc-
trines de juristes luthériens comme Christophe von Hegendorph, Johann
Apel et Johann Oldendorp d'« humanistes» et les met en rapport avec
l'œuvre de juristes humanistes non luthériens, tels que Chansonnette, Alciat
et Hotman. Ni le nom de Luther ni le terme « Réforme» n'apparaissent
dans l'index de cette monographie. Kelley évoque brièvement quelques doc-
trines théologiques et politiques luthériennes et mentionne lui aussi çà et là
des juristes de la pensée luthérienne comme Apel, von Hegendorph et Kon-
rad Lagus, sans pour autant établir de lien entre les théories des juristes
luthériens et les doctrines théologiques et politiques luthériennes. La philo-
sophie néo-thomiste du xvI" siècle en Espagne a été traitée dans plusieurs
ouvrages, mais de nouveau sans se référer à la pensée juridique protestante
contemporaine. Voir, par exemple, James R. Gordley, The Philosophical Ori-

648
NOTES PAGES 125-138

gins of Modern Contract Doctrine (Oxford, 1991), qui traite des contribu-
tions de Vitoria, Molina, Soto et d'autres théologiens espagnols néo-
thomistes du XVIe siècle à la théorie du droit des contrats. À propos des rap-
ports entre la philosophie du droit néo-thomiste espagnole du XVIe siècle et
la philosophie du droit allemande luthérienne à la même époque, voir plus
loin à la note 144, p. 668.
3. Dans un passage un peu obscur, Franz Wieacker a remarqué que
Luther avait en un premier temps nié la capacité de l'homme d'acquérir une
connaissance de la loi naturelle, mais que « lorsque la théologie luthérienne
est par la suite revenue au droit naturel, elle s'est rattachée à l'aristotélisme
des thomistes, quoiqu'en mettant l'accent sur la pensée cicéronienne, et tra-
hissant ainsi l'influence humaniste de Melanchthon, et elle a porté un intérêt
plus prononcé au Décalogue, reflet des progrès de la Réforme ». Wieacker,
History of Private Law, p. 209 ; voir également p. 471. Wieacker consacre
aussi quelques alinéas à la théorie du droit naturel du juriste luthérien
Oldendorp (pp. 224-225) et deux brefs alinéas à Johann Apel, collègue de
Luther (p. 117), mais il en parle davantage en tant qu'humanistes que
luthériens, et à aucun moment il ne précise quelles sont les particularités de
la pensée juridique luthérienne. De même, Helmut Coing, dans son
Europaisches Privatrecht, t. l, Alteres gemeines Recht (J 500-bis 1800)
(Munich, 1985), pp. 229-232 ne traite qu'incidemment de la philosophie
luthérienne du droit, encore qu'il analyse succinctement le droit ecclésias-
tique et le droit de la famille luthériens. Coing se réfère aussi brièvement à
la méthode topique d'Oldendorp (p. 21) et il consacre un alinéa rapide à
l'application effectuée par Apel de la distinction entre la cause proche et la
cause lointaine dans les transmissions de propriété (p. 179). Ni Coing ni
Wieacker, qui sont considérés comme les deux principaux historiens du
droit allemands de la seconde moitié du XX" siècle, ne mentionnent Vigelius,
Kling ou d'autres grands juristes luthériens. Ils citent en passant
Melanchthon, mais en ignorant ses ouvrages sur le droit.
De même encore, la somme consacrée par Hans Hattenauer à l'histoire
du droit en Europe ne traite que superficiellement de l'influence de la
Réforme sur le droit, l'auteur affirmant que « si l'on se demande [à propos
des Églises protestantes du XVIe siècle] quelles conséquences la Réforme a
eues pour le droit civil, pour le droit pénal et pour le droit de l'homme du
commun, la réponse des luthériens, avant rout, s'avèrerait plutôt légère
[düftig] [ ... ]le juriste Oldendorp (1480-1567), disciple [de Luther], entre-
prit en 1529 la rédaction d'un ouvrage concernant l'équité. Mais, si l'on
recherche des juristes significatifs provenant du camp de la Réforme luthé-
rienne qui ont apporté quelque chose de fondamentalement neuf, les résul-
tats sont modestes. Luther n'a pas provoqué une impulsion effective pour la
pensée du droit dans l'ensemble de l'Europe. Son enseignement a inspiré en
Europe de grands théologiens, musiciens, poètes et pédagogues, mais les
juristes de son école n'ont exercé que peu d'influence sur le droit en Europe.
Le centre de gravité des études fondamentales en droit s'est déplacé de
Rome, non pas vers Wittemberg, mais bien vers la France et Bourges ».
Hans Hattenhauer, Europaische Rechtsgeschichte (Heidelberg, 1992),

649
DROIT ET RÉVOLUTION

p. 367. Hattenhauer ne mentionne qu'un seul ouvrage de l'œuvre abon-


dante d'Oldendorp, et aucun ouvrage d'Ape!, de Lagus, de Kling, de Vige-
lius ou même de Melanchthon.
4. Voir Ernst Troeltsch, Protestantism and Progress. A Historical Study of
the Relation of Protestantism to the Modern World (trad. William Montgo-
mery) (Boston, 1958), p. 101.
5. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 143-151 et 275-276.
6. Schürpf (1481-1554) figura comme témoin d'honneur au mariage de
Luther. Il était présent lorsque Luther brûla quelques livres de droit cano-
nique en 1520, il l'accompagna à la diète de Worms cinq ans plus tard
et y prit la parole en sa faveur. À un âge plus avancé, Luther affirma que ce
fut avant tout l'exemple de Schürpf qui 1'« inspira pour écrire [en 1517] sur
la grande erreur de l'Église catholique» (cité par Theodor Muther, Aus dem
Universitiits- und Gelehrtensleben im Zeitalter der Reformation (Erlangen,
1866), p. 190. Pour d'autres éléments sur Schürpf, voir ibidem; Roderich
von Stintzing, Geschichte der deutschen Rechtswissenschaft, 3 tomes (Munich,
1880-1884), 1 : 267-268 (ci-après: Stintzing, Geschichte der Rechtswissens-
chaft) ; et le panégyrique de Melanchthon, Oratio de Vita Clarissimi Hiero-
nymi Schur./fi, dans Corpus Reformatorum, 28 tomes (Francfort sur le Main,
1834-1860) (ci-après: CR), 12: 86. Stintzing et Muther furent les deux
principaux historiens du droit en Allemagne durant la seconde moitié du
Xl)( siècle.
Apel (1486-1536) assista aux noces de Luther et il défendit énergique-
ment les écrits de Luther sur le mariage et la famille. Après avoir quitté
l'U niversité en 1529, il fut l'un de ses correspondants assidus. Luther avait
soutenu Apel en 1523, lorsque celui-ci avait été emprisonné pour avoir
épousé, en violation du droit canonique et en ignorant l'autorité de son
archevêque, une ancienne religieuse. À son tour, Luther défendit vigoureuse-
ment le traité d'Apel Defensio pro suo coniugio (1524) et il rédigea la préface
d'un mémoire introduit en faveur d'Apel par des tiers-intervenants auprès du
tribunal ecclésiastique local. Pour d'autres éléments sur Apel voir Stinrzing,
Geschichte, pp. 287 e.s. ; Muther, Aus dem Universitiits- un Gelehrtenleben,
pp. 455 e.s. ; Theodor Muther, Doctor Johann Apel. Ein Beitrag zur Ges-
chichte der deutschen Jurisprudenz im sechszehnten Jahrhundert (Konigsberg,
1861) ; Franz Wieacker, Gründer und Bewahrer. Rechtslehrer der neueren
deutschen Privatrechtsgeschichte (Gottingen, 1959), pp. 44 e.s.
Luther s'est également lié d'amitié avec d'autres juristes, parmi lesquels
Basilius Monner (ca. 1501-1566), Melchior Kling (1504-1571), Gregor
Brück (s.d.), Jérôme Baumgartner (ob. 1565) et Johannes Schneidewin
(1519-1568). Malgré ces amitiés, Luther ne se priva évidemment pas de
réprimander les professionnels du droit de son époque en raison de leur ava-
rice, de leur apathie et indifférence face aux exigences de la justice et aux
besoins de la société. Voir Hermann Wolfgang Beyer, Luther und das Recht.
Gottes Gebot, Naturrecht, Volksgesetz in Luthers Deutung (Munich, 1935),
pp. 51-54 ; Karl Kahler, Luther und die Juristen. Zur Frage nach dem gegen-
seitigen Verhiiltnis des Rechts und der Sittlichkeit (Gotha, 1873): Gerald

650
NOTES PAGES 138-143

Strauss, Law, Resistance, and the State. The Opposition to Roman Law in
Reformation Germany (Princeton, 1986), pp. 215-218.
7. Voir la collection des citations dans Jaroslav Pelikan, Spirit versus
Structures. Luther and the Institutions of the Church (New York, 1968),
pp. 20-24.
8. Les écrits de Luther sur des questions sociales et politiques compren-
nent (en traduisant les titres en français): « Bref sermon sur l'usure»
(1519) ; « Sermon étendu sur l'usure» (1520) ; « Un appel à la classe diri-
geante de la Nation allemande quant à l'amélioration de l'état de la Chré-
tienté» (1520); « Sur la vie maritale» (1522); « Sermon à propos de
l'Évangile où il est question de l'homme riche et du pauvre Lazare » (1523) ;
« L'autorité temporelle: dans quelle mesure faut-il lui obéir?» (1523);
« Contre les faux et illicites mandats impériaux » (1523) ; « Lettre au maire,

conseil et communauté de la Ville de Mulhouse» (1524) ; « Aux membres


des conseils des villes dans les territoires d'Allemagne» (1524) ; « Que les
parents ne doivent pas contraindre leurs enfants au mariage » (1524) ; « Du
commerce et de l'usure» (1524); « Contre les bandes pilleuses et meur-
trières des paysans» (1525) ; « Les soldats peuvent-ils également accéder au
salut? » (1527) ; « De la conservation d'un trésor commun » (1528) ; « À
propos de la guerre contre les Turcs » (1529) ; « Sermon sur l'instruction des
enfants à l'école» (1530) ; « Questions concernant le mariage» (1530). À
propos de la correspondance qu'entretenait Luther avec des juristes, voir
Hans Liermann, « Der unjuristische Luther », Luther-Jahrbuch 24 (1957),
69-85.
9. Pour une étude plus approfondie des conceptions juridiques et poli-
tiques de Luther, v. W.D.J. Cargill Thompson, The Political Thought of
Martin Luther (Totowa, N.J., 1984) ; Johannes Heckel, Lex Charitatis. Eine
juristische Untersuchung über das Recht der Theologie Martin Luthers
(Munich, 1963); Paul Althaus, The Ethics of Martin Luther (trad. Robert
C. Schulz) (Philadelphie, 1972), pp. 25-35, 112-154; Beyer, Luther und das
Recht; Ferdinand Edward Cranz, An Essay on the Development of Luthers
Thoughts on Justice, Law, and Society (Cambridge, Mass., 1959).
10. Quoique Luther ait souvent désapprouvé le droit romain, il lui a aussi
parfois réservé des éloges sans réserves. Voir par exemple WA, 30: 557
(( Notre régime politique dans ces pays allemands devra et doit se conformer
au droit romain impérial, lequel représente la sagesse et la raison propres à
toute action politique, et un don de Dieu ») et 51 : 242 (Le droit romain est
un paradigme de la « sagesse païenne »). Luther continua néanmoins à
émettre des critiques à propos de dispositions spécifiques du droit romain,
comme celles concernant l'esclavage, le mariage et la famille, ou la propriété.
Voir, par exemple, WA, 12: 243 e.s.; 16: 537; 14: 591, 714. Pour des
études plus générales, voir Strauss, Law, Resistance and the State, pp. 201-
202 ; Heckel, Lex Charitatis, pp. 82-85.
11. WA, 40: 305; v. également 51 : 242 (( le droit naturel et la raison
naturelle constituent le cœur et la source de tout droit écrit ») : cf. 17: 102.
12. WA, 51 : 242-243. Chez Luther, l'exaltation de la raison dans les
domaines du droit et de la politique et son avilissement de la raison dans les

651
DROIT ET RÉVOLUTION

domaines de la doctrine et de la foi reposent sur la théorie des deux


royaumes, séparant la connaissance et l'activité spirituelles du Royaume des
Cieux, fondées sur la foi, de la connaissance et de l'activité temporelles du
royaume de ce monde, fondées sur la raison. Cette distinction ontologique
permet à Luther, d'une part, de rejeter la raison qualifiée de « courtisane du
diable» ou de « brouet néfaste d'Aristote» lorsqu'elle s'immisce dans le
Royaume des Cieux, mais, d'autre part, de reconnaître en cette même raison
« une bénédiction divine» et « un guide indispensable pour la vie et la
science » lorsqu'elle s'en tient au domaine du royaume de ce monde. Voir en
général Bernhard Lohse, Ratio und Fides. Eine Untersuchung über die ratio in
der Theologie Luthers (Gottingen, 1958), pp. 70-72; Brian Albert Gerrish,
Grace and Reason. A Study in the Theology of Luther (Oxford, 1962), pp. 10-
27, 57-68 et 84-99.
13. Selon Bernhard Lohse : « Depuis que la scolastique s'était pleinement
développée, une distinction était faite, à partir de l'usage linguistique anté-
rieur, entre synteresis et conscientia en rapport à ce que nous appelons la
conscience. D'une manière générale, la synteresis était envisagée comme une
faculté de l'âme, qui n'était pas entièrement corrompue par la chute de
l'homme, de s'orienter vers le bien, alors que la conscientia met en pratique
les principes de la synteresis. Que la synteresis soit avant tout associée à la rai-
son (comme c'est le cas selon Thomas [d'Aquin] ou Duns [Scotus)) ou à la
volonté (comme c'est le cas selon Bonaventure [ou Ockham)) [... ] ne fait
guère de différence. Dans l'un et l'autre cas, l'agencement fondamental
demeurait le même. » Voir Bernhard Lohse, « Conscience and Authority in
Luther », dans Heiko Obermann (dir.), Luther and the Dawn of the Modern
Era. Papers for the Fourth International Conference for Luther Research (Lei-
den, 1974), p. 159.
14. Voir Emmanuel Hirsch, Luther Studien, t. 1 (Gütersloh, 1954),
pp. 127-128.
15. Cité dans Friedrich Julius Stahl, Die Kirchenverfassung nach Protestan-
ten, 2e éd. (Erlangen, 1862), p. 37.
16. Voir Luther, « Secular Authority. To What Extent It Should Be
Obeyed », dans John Dillenberger, Martin Luther. Selections [rom His Wri-
tings (Garden City, N.Y., 1961), pp. 368-369.
17. À propos de la doctrine de Luther concernant les usages du droit (usus
legis), voir John Witte, Jr., et Thomas Arthur, « The Three Uses of the Law.
A Protestant Source for the Purposes of Criminal Punishment », Journal of
Law and Religion 10 (1994), 433-465; Frank Alexander, « Validity and
Function of Law. The Reformation Doctrine of Usus Legis », Mercer Law
Review 31 (1980), 514-519; Cranz, Essay on the Development of Luthers
Thoughts, pp. 94-112 ; Wilfried Joest, Gesetz und Freiheit. Das Problem des
Tertius usus Legis bei Luther und die neutestamentliche Parainese (Gottingen,
1956) ; Werner Elen, « Eine theologische Faelschung zur Lehre von Tertius
usus legis », Zeitschrift for Religions- und Geistesgeschichte 2 (1948), 168-170.
18. WA, 10: 454.
19. Bien que Luther ait généralement désigné 1'« usage civil » comme « le
premier usage du droit », et l' « usage théologique » comme « le second usage

652
NOTES PAGES 143-148

du droit» (v. par exemple WA, 10: 454, 40: 486 e.s.), néanmoins, « pour
Luther, l'accent principal est celui qui souligne l'usage théologique du droit
[... ) en particulier à un stade plus avancé de sa carrière ». Alexander, « Vali-
dity and Function of Law», p. 515.
20. WA, 15: 302.
21. WA, 4 : 3911,4733 e.s.
22. Romains 7:7-25 ; Galates 3:19-22. Voir Dillenberger, Martin Luther,
pp. 14 e.s., ainsi que la discussion dans Cranz, Essay on the Development of
Luthers Thoughts, pp. 112 e.s.
23. Voir en général Adolf Harnack, History of Dogma (trad. Neil Bucha-
nan), T. 7 (New York, 1958) p. 206; Joest, Gesetz, pp. 196 e.s. ; Werner
Elert, Law and Gospel (trad. Edward H. Schroeder) (Philadelphie, 1967),
pp. 38 e.s. ; Gerhard Ebeling, Word and Faith (trad. James W. Leitch) (Phi-
ladelphie, 1963), p. 75. Pour une discussion sur la controverse portant sur le
rôle du troisième usage du droit dans la théologie luthérienne des débuts,
puis à un stade plus avancé, voir Ragnar Bring, Gesetz und Evangelium und
der dritte Gebrauch des Gesetzes in der lutherischen Theologie (Berlin, 1943).
24. Voir, par exemple, Apology of the Aug.rburg Confession (1529), art. 4,
dans Triglot Concordia. The Symbolic Books of the Ev. Lutheran Church (St.
Louis, 1921), pp. 127, 161, 163, où Melanchthon traite des vertus que le
droit enseigne. Dans l'édition de 1535 de ses Loci communes rerum theologi-
carum (rédigés quatre ans auparavant), Melanchthon désigne cette « éduca-
tion juridique de la vertu» comme le troisième usage du droit. Cf. CR, 21 :
405-406. Luther approuva ces deux écrits de Melanchthon. Dans plusieurs
passages de son œuvre, Luther suggère la notion - à défaut d'utiliser le
terme - de l'usage éducatif du droit. Cf. WA, 10: 454; voir également le
recueil de maximes reprises sous la rubrique « Des princes et potentats »,
dans The Table Talk or Familiar Discourses of Martin Luther (trad. William
Hazlitt) (Londres, 1848), pp. 135-136. À partir de ces passages (ainsi que
d'autres textes), il apparaît clairement que selon Luther, le droit pouvait non
seulement servir de protection contre le péché et comme un encouragement
à rechercher la grâce, mais également comme modèle pédagogique de vertu
chrétienne.
25. H. Fild, « Justitia bei Melanchthon» (thèse Erlangen, 1953), p. 150.
26. Wilhelm Dilthey, Weltanschauung und Analyse des Menschen seit
Renaissance und Reformation. Gesammelte Schriften (Leipzig, 1921), p. 193.
27. Voir K. Hartfelder, Philip Melanchthon ais Praeceptor Germaniae
(1889, réimpression, Nieuwkoop, 1964); James William Richard, Philip
Melanchthon, the Protestant Preceptor ofGermany (New York, 1898).
28. Voir Philip Melanchthon, « De corrigendis adolescentiae studiis »,
dans Robert Stupperich (dir.) , Melanchthons Werke in Auswahl, 7 tomes
(Gütersloh, 1955-1983),3:29-42.
29. Pour d'autres éléments biographiques sur Melanchthon, voir Hartsfel-
der, Philip Melanchthon; Wilhelm Maurer, Der junge Melanchthon zwischen
Humanismus und Reformation, 2 tomes (Gtittingen, 1967-1969).
30. Quelques auteurs plus anciens ont affirmé que puisque Melanchthon
avait acquis sa réputation non seulement en tant que théologien, mais en

653
DROIT ET RÉVOLUTION

outre en tant qu'humaniste, son profil se différencie sensiblement de celui de


Luther. Ainsi, Otto Ritschl désavoue Melanchthon qu'il considère comme
un auteur ayant « déformé la doctrine luthérienne originelle ». Voir Otto
Ritschl, Dogmengeschichte des Protestantismus. Grundlagen und Grundzüge der
theologischen Gedenken- und Lehrbildung in den protestantischen Kirchen, 4
tomes (Leipzig, 1908-1927), 2:39. Voir également Franz Hildebrandt,
Melanchthon. Alien or Ally? (Cambridge, 1946). Pour un aperçu général de
ce type de littérature, voir Robert Stupperich, Melanchthon (trad. Robert
H. Fischer) (Philadelphie, 1965), pp. 128-135; et Wilhelm Hammer, Die
Melanchthonforschung im Wandel Jahrhunderte. Ein beschriebendes Verzeichnis
(Gütersloh, 1967). Plus récemment, d'autres auteurs ont fait l'éloge de
Melanchthon comme le plus grand systématisateur de la doctrine luthé-
rienne. Ernst Troeltsch, par exemple, a fait valoir que « ce n'était pas Luther,
mais bien Melanchthon qui a pleinement établi en quoi consisterait le
luthéranisme. Il fut le principal maître et enseignant, l'auteur scientifique et
le diplomate théologique du luthéranisme. Par ses travaux, il a filtré les idées
de Luther par l'intermédiaire de ses propres formulations n. Citation chez
Michael Rogness, Philip Melanchthon. Reformer without Honor (Minneapo-
lis, 1969), p. vii. Voir également Sachiko Kusukawa, The Transformation of
Natural Philosophy. The Case of Philip Melanchthon (Cambridge, 1995),
p. 4 : « Dans la philosophie naturelle, Melanchthon a reconnu une explica-
tion puissante pour des questions qu'il croyait susceptibles de mettre sérieu-
sement en danger la cause de Luther. Il a réinterprété les auteurs classiques
et contemporains selon les principes luthériens. Il a intégré la philosophie
naturelle dans un système pédagogique destiné à établir et consolider le
message de Luther. n
31. À propos du principal ouvrage théologique de Melanchthon, les Loci
communes rerum theologicarum, Luther a dit: « Nul ouvrage ne résume plus
complètement l'ensemble de la théologie et la religion que les Loci communes
de Melanchthon. L' œuvre de tous les Pères de l'Eglise, de tous les compila-
teurs de sentences, pris dans leur totalité, ne peut se comparer à ce livre.
Après les Écritures, c'est le plus parfait des ouvrages. n Luther, Table Talk,
p. 21. Après la mort de Luther, les théologiens luthériens se partagèrent
quelque temps en « philippistes n, partisans de Melanchthon, et « gnésio-
luthériens n, qui se proclamaient les adversaires des premiers. Les différends
qui les opposaient n'étaient pas fondamentaux, et suite à la publication du
Livre de Concorde en 1580, les deux groupes se réconcilièrent.
32. Voir Adolf Sperl, Melanchthon zwischen Humanismus und Reformation
(Munich, 1959), pp. 141-170.
33. Pour une analyse de la philosophie du droit de Melanchthon, voir
Guido Kisch, Melanchthons Rechts- und Soziallehre (Berlin, 1967) ; C. Bauer,
«Melanchthons Rechtslehre n, Archiv for Reformationsgeschichte 42 (1951),
64-100. Voir également Kusukawa, Transformation, pp. 165-167 et 176-
178.
34. Voir Heinrich Bornkamm, «Melanchthons Menschenbild n, dans
Walter Elliger (dir.), Philip Melanchthons Forschungsbeitrage zur Vierhun-
dertsten Wiederkehr seines Todestages (Berlin, 1961), pp. 76-90.

654
NOTES PAGES 148-150

35. Voir Karl Gottlieb Bretschneider et Heinrich Ernst Bindseil (dir.),


Phi/ippi Meumehtonis Opera quae supersunt omnia, CR, 13: 150 et 647.
Dans CR, 21 : 712, Melanchthon appelle ces éléments de connaissance
« lumière naturelle dans l'intellect [naturalis lux in intelleetu] », « une lumière
de la faculté humaine [lux humani ingenirl », « une lumière divine greffée sur
l'intelligence [lumen divinitus insitum mentibus] ».
36. Selon les termes de Melanchthon: « Tout comme il existe dans les
disciplines théoriques, telles que les mathématiques, quelques principes,
concepts ou présupposés communs, comme par exemple "l'ensemble est plus
grand que ses composantes", il existe également dans la morale quelques
principes et axiomes fondamentaux communs qui constituent les règles de
base pour tout comportement humain. C'est ce que l'on peur justement
qualifier de lois naturelles. » CR, 21 : 117. Melanchthon établit un lien entre
ces principes premiers et la conscience innée des premiers principes des Dix
Commandements: « [L'expression] droit naturel se rapporte aux éléments
de connaissance naturels concernant la morale, c'est-à-dire aux principes pra-
tiques, aux axiomes justes et aux corollaires nécessaires découlant de ces prin-
cipes. Ces éléments de connaissance se révèlent dans leur forme la plus
appropriée à travers le Décalogue, lequel représente un résumé et une syn-
thèse du droit naturel. » Cité par Stupperich, Meumehthons Werke, 3 : 208.
Melanchthon a développé sa théorie générale des éléments de connais-
sance innés dans son ouvrage Compendaria dia/eetiees ratio (1520), CR, 20 :
748, ainsi que dans De locis eommunibus ratio (1526), CR, 20: 695. Voir
également Dilrhey, Weltanschauung, p. 162. Dilthey reconnaît en
Melanchthon « le chaînon intermédiaire [Mittelglieder] qui [... ] combina la
connaissance naturelle de Dieu et du monde tels qu'ils étaient révélés à tra-
vers les auteurs classiques renouvelés et la piété remplie de foi révélée à tra-
vers la Chrétienté renouvelée. Dans cet esprit universel, un équilibre était
atteint entre l'humanisme et la Réforme ». Dilthey, Weltanschauung, p. 162.
37. Melanchthon, cité par Dooyeweerd, Rechtsphilosophie, 2:58.
38. Voir Dilthey, Weltanschauung, pp. 175-176. Voir Berman, Law and
Revolution, p. 175.
39. Voir CR., 16: 70-72.
40. Voir CR, 13: 547-555; et 21: 116-117 et 399-400. Cependant
Melanchthon distinguait entre les principes théoriques (principia theoretica),
par lesquels il entendait les principes et axiomes de la géométrie, de l'arith-
métique, de la physique, de la dialectique et d'aurres sciences « exactes »
(selon l'acception actuelle), et des principes pratiques (principia practica),
qu'il définissait comme les principes et normes de la morale, de la politique,
du droit et de la théologie, affirmant que la connaissance rationnelle que
l'homme a des principes théoriques est nettement moins déformée par le
péché que sa connaissance rationnelle des principes pratiques. CR, t. 21,
cols. 398-400 et 711-713.
41. Dans ses Annotationes in Evangelium Matthei (dans Stupperich,
Melanchthons Werke), Melanchthon affirme que « le droit naturel et divin
ordonnent à l'homme de faire ce que la force de la nature humaine est inca-
pable d'accomplir [... ] [car] le péché nous tient en son pouvoir ». Dans un

655
DROIT ET RÉVOLUTION

autre passage, Melanchthon invoque, pour étayer sa thèse, le langage fort de


saint Paul dans Romains 1:18-20: « La colère de Dieu se révèle du ciel
contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injuste-
ment la vérité captive, car ce qu'on peut connaître de Dieu est manifeste
pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, la nature invisible de
Dieu, c'est-à-dire sa puissance éternelle et sa divinité, ont été clairement per-
çues depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages.
Il sont donc inexcusables. » CR, 21 : 401-402.
42. CR, t. 16, col. 23.
43. Ibidem, col. 24.
44. Selon Melanchton: « Afin de comprendre plus facilement les lois
naturelles, la meilleure méthode consiste à avoir recours au Décalogue. C'est
en fonction du Décalogue qu'il nous faut ajuster le droit naturel. » CR, t. 21,
col. 392. Et un autre passage: « Pourquoi Dieu a-t-il donc proclamé les Dix
Commandements? [... ] La réponse: Il y a de nombreuses raisons qui expli-
quent cette proclamation publique du magistère, dont deux sont particuliè-
rement importantes: [En premier lieu], à la suite du péché, la lumière
n'était plus aussi claire et éclatante qu'auparavant dans la raison humaine
[... ] Contre un tel aveuglement, Dieu n'a pas seulement proclamé Sa Loi sur
le mont Sinaï, mais Il l'a soutenue et maintenue dans son Église depuis l'âge
d'Adam [... ] La seconde raison principale est qu'il ne suffit pas que l'homme
sache qu'il ne doit pas tuer d'autres hommes innocents, qu'il ne doit pas les
dépouiller de leuts femmes et de leurs biens. Il s'agit préalablement de com-
prendre la natute de Dieu et de comprendre que Dieu veut avant tout que
nous soyons comme Lui, et que tout péché attise Sa colère. C'est pour cette
raison qu'Il proclame Lui-même Ses commandements, de sorte que nous
sachions qu'ils sont présents dans notre esprit, mais en outre qu'ils consti-
tuent la loi de Dieu, que Dieu est le juge et celui qui réprime tout péché, et
qu'ainsi nos cœurs puissent reconnaître l'ire divine et la craindre [... ] Dieu
a également proclamé Sa loi parce que la raison humaine sans la parole de
Dieu sombre rapidement dans l'erreur et le doute. Si Dieu n'avait pas eu la
grâce de proclamer Sa sagesse, les hommes seraient encore davantage pris de
leurs doutes sur la nature de Dieu, le bien et le mal, l'ordre et le désordre. »
CR, t. 21, cols. 256-257. Voir Maurer, Der junge Melanchthon, 1 : 288-290 ;
et Bauer, « Melanchthons Rechtslehre », pp. 67-71.
45. À l'instar de Luther et des premiers auteurs scolastiques, Melanchthon
reconnaissait trois types de lois bibliques: les lois cérémonielles, les lois judi-
ciaires et les lois morales. Seules ces dernières (résumées dans le Décalogue,
ainsi que dans la Règle d'or, les Béatitudes et différentes admonestations
dans les lettres de Paul) demeuraient en vigueur après la venue du Christ.
Les lois cérémonielles (qui prescrivaient les règles concernant les sacrifices,
les rites, les fêtes et d'autres questions analogues) et les lois judiciaires (qui
réglaient les modalités du régime monarchique de l'Ancien Testament, le
droit et d'autres sujets connexes) n'avaient plus de force contraignante.
Cf. CR, t. 21, cols. 294-296 et 387-392. Voir également Wilhelm Pauck
(dir.), Melanchthon and Bucer (Philadelphie, 1969), pp. 53-57 (avec la tra-

656
NOTES PAGES 150-152

duction des propos de Melanchthon sur les lois cérémonielles dans les Loci
communes).
46. On peut mentionner au moins trois traditions de numérotation et
d'agencement des Dix Commandements: la tradition juive, la tradition
orthodoxe grecque (suivie par quelques courants protestants non-luthériens)
et la tradition augustinienne, adoptée tant par les théologiens catholiques
romains que par les théologiens luthériens. Dans la tradition établie par saint
Augustin, suivie par Melanchthon, les trois premiers commandements sont
attribués à la première table, les sept derniers à la seconde table. Dans la
Bible hébraïque, les commandements ne sont pas numérotés, et il n'y a pas
non plus de ponctuation séparant différentes parties: cf. Exode 20: 1-17 ;
Deutéronome 5:6-21. On s'y réfère d'ailleurs comme à des «paroles »,
d'vorim, et non à des « commandements ». Sur les trois traditions de numé-
rotation, voir plus en détail (avec des références bibliographiques complé-
mentaires) Berman et Witte, « Transformation of Western Legal
Philosophy », pp. 1619-1620, n. 114.
47. Thomas d'Aquin, Summa Theologiae, Parties 1-11, quo 98, art. 5.
48. Voir par exemple Angelus de Clavasio, Summa Angelica de casibus
conscientiae (Venise, 1481), section sur la « Pénitence ». Voir également
Rudolf Weigand, Die Naturrechtslehre der Legisten und Dekretisten von Irne-
rius bis Accursius und von Gratian bis Johannes Teutonicus (Munich, 1967),
pp. 220, 438-439 (traitant d'Huguccio, de Laurentius et de Raymond de
Peftafort sur les Dix Commandements). À propos des positions catholiques
des XIV" et xv" siècles concernant les Dix Commandements, Steven Ozment
remarque: « À la fin du XIV" siècle et au xv" siècle, les Dix Commandements
remplacèrent les Sept Péchés Capitaux comme principes directeurs de la
catéchèse orale et de la confession. Il s'agissait d'un développement impor-
tant, ayant pour effet d'élargir le champ d'examen religieux de soi, des
laïcs, et par les laïcs. À aucun autre moment les Dix Commandements
n'ont été promus avec tant de zèle et fait l'objet d'une exégèse aussi minu-
tieuse. » Steven E. Ozment, The Reformation in the Cities (New Haven,
1975), p. 17.
49. Voir Martin Luther, Large Catechism, dans Triglot Concordia,
pp. 166-215; et Melanchthon, CR, t. 22, col. 220.
50. CR, t. 22, col. 153.
51. CR, t. 21, col. 716.
52. Voir Clyde L. Manschreck (dir. et trad.), Melanchthon on Christian
Doctrine. Loci communes, 1555 (New York, 1965), p. 123; CR, t.22, col.
250.
53. Voir CR, t. 22, col. 250.
54. Ibidem, col. 151.
55. Voir Manschreck, Melanchthon, p. 122; CR, t. 22, col. 249.
56. Voir CR, t. 21, cols. 69-70 et 250-251.
57. Melanchthon ne laisse aucun doute quant au fait que c'est non seule-
ment par le droit divin (c'est-à-dire les Dix Commandements), mais égale-
ment par le droit de l'ordre politique que les hommes prennent conscience
de leur déchéance et qu'ils recherchent la grâce. Ainsi, « tout châtiment par

657
DROIT ET RÉVOLUTION

1'[ Obrigkeit] et d'autres autorités doit nous rappeler la colère divine pour nos
péchés, et doit nous inciter à nous réformer et à nous rendre meilleurs ».
Manschreck, p. 56 ; voir CR, t. 22, col. 152.
58. CR, t. 21, col. 250. Sur la théorie de Melanchthon concernant les
« usages du droit », voir Philip Melanchthon, Epitome renovatae ecclesiasticae
doctrinae, CR, t. 1, cols. 706-709 ; Oratio de legibus, CR, t. Il, col. 66 ; et
Manschreck, Melanchthon, pp. 122-128. La doctrine des trois usages du
droit fut reprise ultérieurement au XVIe siècle dans des confessions et caté-
chismes luthériens, notamment dans The Formula of Concord (trad.
anglaise), Partie 6, «< Du troisième usage du droit »), dans Triglot Concordia,
p. 805 : « Le droit a été donné aux hommes pour trois raisons. La première,
afin qu'une discipline externe puisse être maintenue, de sorte que des
hommes sauvages et insoumis puissent être contraints par certaines règles. La
deuxième raison tend à ce que les hommes soient ainsi amenés à prendre
conscience de leurs péchés. La troisième raison est que les hommes qui ont
déjà pu renaître [... ] aient ainsi une règle fixe sur laquelle ils peuvent et doi-
vent régler leur vie entière. » Cette doctrine occupa également une place
éminente dans la théologie calviniste, voir Jean Calvin, Institutes of Christian
Religion (trad. anglaise), Chapitre 7.
59. Voir Pauck, Melanchthon and Bucer, pp. 138-140. Luther développe
sa thèse selon laquelle l'homme est à la fois saint et pécheur (simul iustus et
peccator) dans LW, 21 : 205. Voir également LW, 5:50, où Luther expose
que «l'homme a une double nature, l'une spirituelle, l'autre corporelle.
Selon sa nature spirituelle, à laquelle on se réfère en parlant de l'âme, on dit
que l'homme est un homme spirituel, intérieur ou nouveau. Selon sa nature
corporelle, à laquelle on se réfère en parlant de la chair, on dit que l'homme
est charnel, extérieur, ou ancien ».
60. Manschreck, Melanchthon, p. 127.
61. Voir CR, 1 : 706-708.
62. Ibidem, cols. 707-708. Voir Kahler, Luther und die juristen. «Chez
Melanchthon, la portée que reçoit le caractère pédagogique [de l'État et de
son droit] est beaucoup plus forte que chez Luther. À l'origine,
Melanchthon avait préservé la conception de Luther qui voulait que l'Obri-
gkeit existe afin de réprimer les délits et de maintenir la paix. Par la suite,
cependant, il modifia sa position; l' Obrigkeit ne devait pas seulement servir
à préserver la paix et l'harmonie externes [dans la société], mais également
assurer que les gens vivent honnêtement [au sein de la société]. L'instruction
[disciplina] et un sens du devoir [pietas] sont les objectifs que l'Obrigkeit doit
poursuivre en ayant recours à l'instrument du droit positif. » Voir également
Strauss, Law, Resistance, and the State, p. 228 : « [Selon Melanchthon], le
droit fait partie d'une paedagogica politica susceptible d'améliorer les mœu-
vrurs publiques. »
63. Voir W ernert Elert, « Zur Terminologie der Staatslehre
Melanchthons und seiner Schüler », Zeitschrift for systematische Theologie 9
(1932), 522-534.
64. Voir CR, t. Il, cols. 69-70, et t. 21, col. 1011; Manschreck,
Melanchthon, pp. 328-331.

658
NOTES PAGES 152-158

65. Voir CR, t. 21, cols. 611-612: «Mais je dis: des lois rationnelles,
c'est-à-dire qui sont conformes au droit naturel que Dieu a instillé dans les
hommes. Ainsi, la règle qu'il faut honorer la venu et punir le vice. » Voir
également CR, t. 16, col. 230, où Melanchthon évoque les « rationes iuris
positivi ».
66. CR, t. 16, col. 87 (<< magistratus est custos primae et secundae tabulae
legis »). Voir également CR, t. 22, col. 286: « L'Obrigkeit séculier [... ] doit
être une voix des Dix Commandements » dans le royaume de ce monde.
67. Voir CR, t. 16, cols. 87-88, et t. 22, cols. 615-617; Manschreck,
Melanchthon, p. 335.
68. CR, t. 22, cols. 617-618.
69. CR, t. 22, col. 610.
70. La notion de Gemeinnutz, ou « bien commun », était un thème cen-
tral de la réforme du droit en Allemagne au XVIe siècle. Un historien alle-
mand a soutenu que, selon Melanchthon, « le bien commun devient un
modèle de l'éducation religieuse et morale que l'Église et l'État doivent sou-
tenir. L'État est un maître de vertu (il doit assurer le paedagogium virtutis),
sa politique tend à faire avancer le bonheur (joelicitatis progressum), son
objectif ultime est la béatitude éternelle [... ] Pour Melanchthon, l'ordre
politique (ordo politicus) est synonyme de salut public (salus publica) [... ] et
l'histoire est envisagée dans une perspective optimiste de progrès ». Ludwig
Zimmerman, Der hessische Territorialstaat im Jahrhundert der Reformation
(Marbourg, 1933), pp. 384, 386.
71. CR, t. 22, col. 615.
72. Ibidem, col. 224.
73. À propos de la manière dont Melanchthon traite des contrats, voir
CR, t. 16, cols. 128-152, 251-269, 494-508 (Dissertatio de contractibus) ;
Manschreck, Melanchthon, p. 116; et Stupperich, Melanchthons Werke, 2 :
802-803.
74. Sur la pensée de Melanchthon concernant le mariage et la famille,
voir CR, t.16, col. 509; t.21, col. 1051; t.22, col. 600; t.23, col. 667.
Voir également Stupperich, Melanchthons Werke, 2: 801-802. Pour une
étude détaillée de la théorie luthérienne et du droit du mariage au XVIe siècle,
voir John Witte, Jr., From Sacrament to Contract. Marriage, Religion and
Law in the Western Tradition (Louisville, Ky., 1997), pp. 42-73.
75. Cité par Emil Sehling, Kirchenrecht (Leipzig, 1908), pp. 36-37. Voir
Philip Melanchthon, Instruction to Visitors, ibidem, t. l, Première Partie,
pp. 149-152 et 163-165.
76. Voir CR, t. 16, cols. 241, 469, 570; t. 22, cols. 227 et 617; et
Sehling, Kirchenrecht, t. 1, Première Partie, p. 149. Melanchthon résume
(dans CR, t. 22, cols. 617-618) : «Les dirigeants qui sont soumis à Dieu
sont obligés, à l'égard des biens de l'Église, d'assurer les fonctions néces-
saires, les pasteurs, les écoles, les bâtiments ecclésiastiques, les tribunaux, et
les hôpitaux. Il est inique de souffrir que de tels biens soient gaspillés par des
moines et chanoines idolâtres, oisifs et immoraux. Il est tout aussi inique de
la part des dirigeants de s'approprier ces biens, à moins de prendre les
mesures adéquates pour subvenir aux pasteurs, aux écoles et aux tribunaux. »

659
DROIT ET RÉVOLUTION

Pour de plus amples détails, voir P. Meinhold, Philip Melanchthon, der


Lehrer der Kirche (Berlin, 1960), pp. 40, 94; Hans Liermann, Deutsches
evangelisches Kirchenrecht (Stuttgart, 1933), pp. 150 e.s. ; Richard Nürnber-
ger, Kirche und weltliche Obrigkeit bei Melanchthon (Würzburg, 1937);
Wilhelm Maurer, « Über den Zusammenhang zwischen Kirchenordnungen
und christlicher Erziehung in den Anfangen lutherischer Reformation »,
dans Die Kirche und ihre Rechte. Gesammelte Aufiiitze zum evangelischen Kir-
chenrecht (Tübingen, 1976), pp. 254-278.
77. CR, t. 21, cols. 223-224.
78. Romains 13:1-7.
79. CR, t. 22, col. 613. Voir Manschreck, Melanchthon, p. 333.
80. Voir en particulier CR, t. Il, col. 66. Pour plus de détails, voir Kisch,
Melanchthons Rechts- und Soziallehre, p. 86 ; Kahler, Luther und die Juristen,
p. 103; Albert Haenel, « Melanchthon der Jurist », Zeitschrift der Savigny
Stiftung for Rechtsgeschichte (ci-après: ZSS) (Rom. Abt.) 8 (1869), 249-270.
81. Cité par Kisch, Melanchthons Rechts- und Soziallehre, p. 177. Voir
plus en détail CR, t. Il, cols. 73 et 552.
82. Voir CR, t. Il, cols. 921-922.
83. Voir CR, t. 11, cols. 218 e.s., 357 e.s., 630 e.s., et 922 e.s.
84. Voir en particulier Philip Melanchthon, De lrnerio et Bartolo iuriscon-
sultis oratio recitata a D. Sebaldo Munsero (1537), dans CR, t. 11, col. 350.
Pour plus de détails, voir Kisch, Melanchthons Rechts- und Soziallehre,
p. 117; et Haenel, « Melanchthon der Jurist ».
85. Pour un aperçu des rapports qu'entretenait Melanchthon avec plu-
sieurs juristes allemand de premier plan, en tant qu'enseignant, collègue et/
ou correspondant, voir Guido Kisch, « Melanchthon und die Juristen seiner
Zeit », dans Mélanges Philippe Meylan (Lausanne, 1963),2: 135.
86. Cité par Kisch, Melanchthons Rechts- und Soziallehre, pp. 113 e.s.
87. CR, t. 11, col. 358 «( Romanum ius [... ] quandam philosophiam
esse »).
88. Kahler, Luther und die Juristen, p. 125: « Melanchthon était tout spé-
cialement estimé par les juristes en Allemagne et à l'étranger. Les principaux
juristes des universités recommandaient vivement ses Eléments de doctrine
éthique aux jeunes étudiants, car nulle part ailleurs les sources du droit
n'étaient exposées aussi clairement. À Wittemberg en particulier, une école
de juristes s'était formée sous l'influence personnelle de [Melanchthon], les-
quels exprimaient fortement, par leur mode de vie et leur science juridique,
les nouveaux courants religieux de leur époque. »
89. P. Macke, « Das Rechts- und Staatsdenken des Johannes Oldendorp »
(thèse inaugurale, s.d. ; date de la défense orale: 25 mai 1966). La plupart
des données bibliographiques présentées dans les pages suivantes provien-
nent de Hans-Helmut Dietze, Johann Oldendorp ais Rechtsphilosoph und Pro-
testant (Konigsberg, 1933). Voir Erik Wolf, Grosse Rechtsdenker der deutschen
Geistesgeschichte, t. 3 (Tübingen, 1951), pp. 129-132 ; Sabine Pettke, « Zur
Rolle Johann Oldendorps bei der offiziellen Durchführung der Reformation
in Rostock », ZSS (Kan. Abt.) 101 (1984), 339-348. Voir Otto Wilhelm
Krause, Naturrechtler des sechszehnten Jahrhunderts. Ihre Bedeutung for die

660
NOTES PAGES 158-163

Entwicklung eines natürlichen Privatrechts (Frankfurt am Main, 1982),


pp. 115-125.
90. Stintzing, Geschichte der Rechtswissemchaft, p. 311. Stintzing estimait
qu'Oldendorp était «le juriste allemand le plus significatif du milieu du
XVIe siècle ». Ernst Troeltsch le citait comme «le juriste le plus influent»
(<< maBgebendster Jurist ») de l'époque de la Réforme. Ernst Troeltsch, Die
Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, t. 1 des Gesammelte Schrif
ten (Tübingen, 1912), p. 545, n. 253.
91. L'année de naissance d'Oldendorp demeure incertaine. Stintzing a
adopté l'année 1480 (Geschichte der Rechtswissemchaft, p.311), mais plus
récemment Wieacker (History of Private Law, p. 283) situe la date de nais-
sance en 1486. Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », opte
pour l'année 1488. D'autres historiens ont avancé des dates postérieures. En
tenant compte de la carrière d'Oldendorp, les années 1486 ou 1488 parais-
sent les plus probables.
92. Macke, «Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », p. 9 ; Dietze,
Johann Oldendorp, p. 59 ; et Kühler, Luther und die Juristen, p. 127.
93. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissemchaft, p.323. La réponse
intégrale d'Oldendorp au Landgraf est révélatrice: «Tout d'abord, Votre
Grâce princière et éternelle, l'Éloge, l'Honneur et l'Amélioration de ce pays
et de la Nation allemande tout entière -l'étude du droit (laquelle, après la
Parole de Dieu, est l'étude et l'occupation la plus importante) ne doit pas
seulement être organisée à la lumière de la Parole, mais conformément à
cette Parole dans les actes; la Parole doit être son point de départ et son
guide. Et lorsque le véritable enseignement de la vertu à travers les lois
écrites et l'équité est requise (comme je l'ai vu appliquer par quelques-uns, et
Philipp Melanchthon y contribue certainement), [Votre Grâce princière et
éternelle) et d'autres princes seront épargnés de multiples fraudes et mau-
vaises volontés. »
94. Oldendorp a rédigé au moins 56 traités ou pamphlets distincts, dont
trois en allemand et les autres en latin. Les écrits allemands comptent parmi
les premiers. Pour la bibliographie la plus complète des écrits d'Oldendorp,
voir Dietze, Johann Oldendorp, pp. 18-21. La bibliographie de Macke
«< Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », pp. viii-xi), quoique moins
fouillée que celle de Dietze, contient néanmoins six ouvrages qui ne figurent
pas chez celui-ci. Deux des ouvrages en allemand ont été traduits en alle-
mand contemporain et édités par Erik Wolf, Quellenbuch zur Geschichte der
deutschen Rechtswissemchaft (Francfort sur le Main, 1949) : il s'agit de Was
billig und recht ist (1529) (ci-après: Billig und recht) et Ratmannempiegel
(1530). Certains des ouvrages en latin ont été réimprimés dans l'édition:
Johann Oldendorp, Opera, 2 tomes. (Aalen, 1966), notamment l'!sagoge iuris
naturalis gentium et civilis (1539) (ci-après: !sagoge) , ainsi que plusieurs tra-
vaux consacrés au droit romain. L'!sagoge et les Divinae Tabulae X Praecepto-
rom (vers 1539) ont été reproduites moyennant des interventions éditoriales
dans Carl von Kaltenborn, Die Vorliiufer des Hugo Grotius (Leipzig, 1848),
pp. 1-25 (Kaltenborn s'est trompé en croyant que les Divinae Tabulae
constituaient le titre 5 de l' !sagoge, car les deux ouvrages ont été rédigés

661
DROIT ET RÉVOLUTION

séparément). Les citations ci-après de l'Isagoge suivent l'édition de Kalten-


bom. La réserve précieuse de la Langdell Library (Harvard Law School)
compte plus de vingt ouvrages d'Oldendorp.
95. Oldendorp a maintenu que « lus [... ] idem est quod lex» «(Le droit
[... ] est identique à la loi »). « Le droit [Recht], ou les lois [Gesetze], se pré-
sente [sic] de deux façons: écrite ou non-écrite » «( Recht, oder die Gesetze
[... ] ist zweierlei, geschrieben und ungeschrieben »). Par « droit écrit »,
Oldendorp entendait notamment le droit romain et le droit positif; par
droit non écrit, il se référait à la coutume, au droit des gens et au droit natu-
rel. Voir également Isagoge, p. 57, où il situe le droit coutumier au même
niveau que la législation.
96. Pour Oldendorp, la conscience était une forme de la raison. Voir
Krause, Naturrechtler, p. 118: « La ratio et la Révélation sont deux modes
indépendants qui permettent de connaître le droit naturel. Cependant, Olden-
dorp reconnaissait dans la ratio la source première du droit naturel. Ce n'est
que lorsque la ratio est prise en défaut que l'homme doit résoudre ses doutes à
l'aide du Décalogue, et là encore, c'est par l'usage de la raison que l'on peut
parvenir à tirer des conclusions à partir des commandements divins. L'équiva-
lence entre le Décalogue et le droit naturel est sans aucun doute ce qui distin-
gue Oldendorp des doctrines de Melanchthon. Oldendorp s'est efforcé de
démontrer que la ratio est une étincelle divine qui illumine la nature humaine
déchue et qu'elle constituait la source primaire du droit naturel. Pour autant,
Oldendorp était loin de représenter un rationaliste rypique, et il n'admettait
pas la primauté de la raison, du fait qu'en fin de compte [... ]Ia raison [n'lest
libre que dans la mesure où elle n'est pas en contradiction avec les commande-
ments divins.» Krause souligne aussi que, selon Oldendorp, le Décalogue
« constituait un ordre et un fondement idéaux pour la coexistence des hommes
entre eux, mais qu'il ne comprenait aucune règle de droit spécifique, unique-
ment des principes très généraux ». On ne peut toutefois suivre Krause
lorsqu'il affirme que Melanchthon n'admettait pas d'« équivalence » entre le
Décalogue et le droit naturel: voir ce qui a été dit ci-dessus dans ce même cha-
pitre à propos de Melanchthon et le droit naturel.
97. Voir Oldendorp, Isagoge, p. 15: « Les tables divines restaurent et
décrivent le droit [ius] et la loi naturelle [tex naturae] avec tant d'assurance
qu'il ne peut y avoir de disparités [entre les deux]. » Voir également Divinae
Tabu/ae, p. 17 : « Puisque [... ]les éléments de connaissance naturels dans les
hommes ont été obscurcis suite au péché originel, un Dieu miséricordieux
les a restaurés et décrits sur des tables de pierre de sorte qu'il y ait un témoi-
gnage sûr établissant que ces lois de la nature ont été confirmées par la
parole de Dieu, qu'il a également inscrites dans l'âme des hommes. »
98. Cité chez Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp »,
pp. 30-31 : « Natura : hoc est, Deus creator omnium. » Voir également Isa-
goge, p. 6: « La nature [représente] Dieu Lui-même, qui est la cause pre-
mière dont découlent toutes les autres causes. »
99. Billig und recht, p. 57. J'ai substitué à « équité » (Billigkeit), qui figure
dans la citation originale, « droit naturel », Oldendorp utilisant les termes
indifféremment.

662
NOTES PAGES 163-167

100. Cité chez Dietze, Johann Oldendorp, p. 81.


101. Divinae Tabu/ae, pp. 15-25. Voir également l'analyse plus détaillée
dans Naturrechtler, pp. 118-122.
102. Voir Oldendorp, Opera, 2 : 286-288. Dans ces passages, Oldendorp
reprend non seulement l'analyse aristotélicienne des « causes», mais égale-
ment la notion aristotélicienne de libéralité en tant que « disposition sage des
ressources [... ] par laquelle on attribue aux personnes adéquates les mon-
tants adéquats au moment adéquat », et la notion aristotélicienne d'égalité
commutative en tant qu'équivalence quant à leur valeur des ressources
échangées. Sur l'application de ces notions aristotéliciennes en droit des
contrats chez les juristes espagnols du XVIe siècle, voir James Gordley,
« Contract Law in the Aristotelian Tradition », dans Peter Benson (dir.), The
Theory ofContract Law (Cambridge, 2001), pp. 265, 297 et 307.
103. Isagoge, p. 13.
104. Ibidem, pp. 12-13. Voir également le recueil de citations d'autres
ouvrages d'Oldendorp dans Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Olden-
dorp », pp. 49-50. À propos de l'esclavage, Oldendorp estimait que « bien
que les esclaves fussent certainement des hommes, créés à l'image de Dieu,
ils se trouvent refoulés à l'état d'animaux sauvages; [... ] toutes ces [règles]
gouvernant une servitude stricte ont été introduites dans le droit positif à
l'encontre du droit naturel. Il ne faut dès lors pas s'y tenir» (p. 50). On
trouvera une citation analogue dans Isagoge, p. 13.
105. Voir Billig und recht, pp. 60-62. Oldendorp incitait les citoyens « à
mettre en valeur le bien commun comme l'idéal suprême. Car en vous met-
tant au service du bien commun, vous n'aidez pas une personne, mais une
multitude d'hommes ».
106. Emmanuel Kant, Critique of Pure Reason (trad. Norman Kemp
Smith) (Londres, 1929), N32-B/71, N34-B74, et les observations dans Ken
Kress, « Legal Indeterminacy », California Law Review 77 (1989), 283, 332-
333. Il y a une analogie avec la thèse qu'a défendue Lon L. Fuller dans sa
polémique devenue classique avec H. L. A. Hart, « Positivism and Fidelity to
Law. A Reply to Professor Hart », Harvard Law Review 71 (1958), 630,
669-670. Selon la thèse de Hart, toute règle a « un noyau de signification
établie », et ce n'est que dans les cas se situant dans la « pénombre » qu'il
devient incertain de quelle manière il faut appliquer la règle. Voir H. L.
A. Hart, « Positivism and the Separation of Law and Morals », Harvard Law
Review 71 (1958), 593, 606-608. À l'opposé, Fuller affirmait que les règles
ne s'appliquent pas en les classant selon les situations auxquelles leurs
termes se réfèrent clairement et celles auxquelles elles ne se réfèrent pas
aussi clairement: selon lui, il était préférable que dans chaque cas la règle
soit appliquée selon son but. Si l'on transpose cette thèse dans le langage
d'Oldendorp, cela signifie que les règles doivent toujours être appliquées
« selon l'équité ».
107. CR, t. 16, cols. 72-81. Voir également les propos de Melanchthon
sur l'équité (epiekeia) dans CR, t. 21, col. 1090.
108. CR, t. 16, cols. 72-81. On retrouve la même opinion chez le juge
Oliver Wendell Holes, Jr., dans son opinion minoritaire du jugement

663
DROIT ET RÉVOLUTION

Lochner v. New York, 198 V.S. 45, 76 (1905) «< Des propositions générales
ne décident pas des cas concrets. La décision dépendra d'un jugement ou
d'une intuition plus nuancée que toute prémisse majeure préconçue. »)
109. CR, t. 16, cols. 66-72 et 245-247; Stupperich, Melanchthons Werke,
t. 2, Première Partie, p. 159 ; Manschreck, Melanchthon, pp. 332-333 ; CR,
t. Il, cols. 218-223. Pour plus de détails sur la théorie de Melanchthon
concernant l'équité, voir ses In quintum librum ethicorum Aristotelis Enarra-
tiones Philippi Melanchthonis, dans CR, t. Il, col. 262. Voir Kisch,
Melanchthons Recht- und Soziallehre, pp. 168-184.
110. Manschreck, Melanchthon, p. 333.
111. « L'équité est le jugement de l'âme, recherché à partir de la véritable
raison, qui concerne les circonstances des choses se rapportant à ce qui relève
de la morale, puisque [ces circonstances] indiquent ce qui doit et ce qui ne
doit pas être fait» «< Aequitas est iudicium animi, ex vera ratione petitum,
de circumstantiis rerum ad honestatem vitae pertinentium, cum indicunt,
quid fieri aut non fieri oporteat »). Oldendorp, De iure et aequitate, flrensis
disputatio (Cologne, 1541), p. 13. Le juge Joseph Story a cité ce passage
dans ses Commentaries on Equity Jurisprudence: après avoir traité de diffé-
rentes règles d'interprétation des lois selon l'équité « conformément à leur
nature et à leurs effets, selon qu'elles tendent à remédier ou à réprimer,
qu'elles soient restrictives d'un droit général ou visent à soutenir la justice ou
une politique publique; qu'elles soient d'application universelle ou que leur
objet soit de caractère privé et défini », Story citait Grotius et d'autres
auteurs, en ajoutant: " Mais l'équité est aussi utilisée dans d'autres sens qu'il
convient de soumettre à l'attention du lecteur. Ces différentes significations
ont été recueillies avec beaucoup de zèle par Oldendorp dans son ouvrage De
jure et aequitate disputatio [... ] ; et l'auteur y propose enfin ce qu'il considère
comme étant une définition très précise de l'équité dans son sens général:
Aequitas est judicium animi... » - une citation in extenso du passage repris ci-
dessus en latin. (La citation de Story comprend toutefois « indicunt » au lieu
d'" incidunt », et ajoute, immédiatement après, les mots « recte discer-
nens »). Joseph Story, Commentaries on Equity Jurisprudence, As Administered
in England and America, 12e éd., révisée par Jairus Ware Perry (Boston,
1877), p. 7, n. 2. Story disposait d'un exemplaire du livre d'Oldendorp dans
sa bibliothèque.
112. Voir Aristote, Ethics, dans The Ethics of Aristotle. The Nicomachean
Ethics (J.A.K. Thomson, éd. et trad.) (Londres, 1953), Livre 5, Ch. 12,
p. 10: « Bien qu'elle soit juste, l'équité ne correspond pas à la justice des
cours et tribunaux, mais il s'agit d'une méthode qui consiste à restaurer la
balance de la justice lorsque celle-ci a été déséquilibrée par l'effet du droit.
Le besoin d'un tel correctif naît du fait que le droit ne peut que s'énoncer en
termes généraux, et qu'il y a des cas qui ne peuvent être tranchés par des
assertions générales [... ] Ainsi, lorsque survient un cas où le droit prévoit
une règle générale, mais qu'il y a une exception à la règle, il est justifié que
lorsque le législateur a laissé une lacune dans le droit en raison de l'énoncé
général de la loi, et que cela pourrait avoir pour conséquence l'introduction
d'une erreur, de combler cette lacune en modifiant l'énoncé tel que le légis-

664
NOTES PAGES 167-169

lateur lui-même l'eût fait, s'il était présent à ce moment, et selon les termes
de la loi qu'il eût alors arrêtés, ayant pris connaissance des circonstances spé-
cifiques du cas en question. » Voir également Aristote, The Art of Rhetoric
(trad. John Henry Freese) (Londres, 1926), Livre 1, Ch. 12, sections 13-19.
113. Voir Harold J. Berman, « Medieval English Equiry », dans Faith and
Order. The Reconciliation of Law and Religion (Atlanta, 1993), pp. 55-82.
Voir également les sources mentionnées dans Berman et White, « Transfor-
mation of Western Legal Philosophy».
114. Voir Oldendorp, Disputatio 72, dans De jure et aequitate disputatio
(1541) : « Le droit suprême est parfois simplement le droit, parfois il est le
summum du droit, un droit rigide, une définition générale, une subtilité des
termes, un droit rigoureux, un droit strict [tout cela par opposition à]
l'équité, à ce qui est bon et juste, l'epieikeia, ce qui convient, la bonne foi, la
justice naturelle, etc. »
115. Selon Oldendorp, « la loi naturelle et l'équité sont la même chose »
«< Natürlyk Recht und Billigkeit ist ein Ding »), cité chez H. Dietze, Natur-
recht in der Gegenwart (Bonn, 1936), p. 71. Voir Wolf, Quellenbuch, p. 161.
Pour Guido Kisch, Oldendorp fut le premier grand juriste humaniste ayant
opéré une transformation des notions aristotéliciennes traditionnelles
d'équité, voir Guido Kisch, Erasmus und die Jurisprudenz seiner Zeit. Studien
zur humanistischen Rechtsdenken (Bâle, 1960), p. 228. Cependant l'analyse
que propose Kisch de la théorie de l'équité d'Oldendorp ne précise pas la
portée de cette transformation. Pour Dietze, chez Oldendorp, «la thèse et
l'antithèse sont confrontées l'une à l'autre sans qu'elles soient conciliées: la
thèse selon laquelle l'équité et le droit représentent deux types de valeurs,
l'antithèse selon laquelle l'une est équivalente à l'autre », voir Dietze, Johann
Oldendorp, pp. 88-89. Il serait plus exact de dire qu'Oldendorp concilie en
fait ces propositions contradictoires en argumentant que le droit et l'équité
- la règle et l'application de la règle selon la conscience - sont deux volets
d'un seul ensemble, et que s'il y a apparence qu'ils se contredisent, l'équité
doit prévaloir.
116. Voir Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », pp. 63-
66.
117. Ici, également, la conception du droit naturel chez Oldendorp se dis-
tingue fortement de celle de Thomas d'Aquin, qui envisageait le droit natu-
rel en tant que stade intermédiaire entre le droit divin et le droit humain.
Voir Thomas d'Aquin, Summa Theologiae, Partie II-II, pp. 93-95.
118. Macke, «Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », p. 151, cri-
tique à raison Erik Wolf et Franz Wieacker pour avoir trop simplifié la
conception du droit naturel (ou de l'équité) développée par Oldendorp. On
peut émettre la même critique à l'égard de Carl von Stachau Kaltenborn,
Die VorlduJer des Hugo Grotius auf dem Gebiete des ius naturae et gentium
sowie der Politik im Reformationszeitalter (Leipzig, 1848), pp. 233-236, et
sur lequel Wolf et Wieacker se sont en partie fondés. Selon Wolf, le droit
naturel chez Oldendorp consiste en des principes immuables dérivés de la
raison naturelle, qui se situent au-dessus du droit humain. Cette présenta-
tion est basée sur l'ouvrage Billig und recht, mais sans tenir compte des autres

665
DROIT ET RÉVOLUTION

écrits d'Oldendorp. Voir Wolf, Quellenbuch, p. 161. Wieacker, qui se base


sur l'Isagoge, fait état d'un droit naturel en tant que source divine des normes
juridiques, équivalente au Décalogue. Voir Wieacker, History ofPrivate Law,
pp. 283-284. Kaltenborg s'est lui aussi fondé sur l' Isagoge et analyse le droit
naturel chez Oldendorp comme une source divine de principes juridiques
dont le droit positif est dérivé et qui lui sert de critère. Dans cette concep-
tion, le Décalogue n'a pour rôle que d'aider la raison humaine à comprendre
et à appliquer le droit naturel. Cette interprétation erronée de la pensée
d'Oldendorp découle en partie du fait que Kaltenborn réduit à tort les Divi-
nae Tabulae à un simple titre de l'Isagoge. Macke, qui se réfère à l'ensemble
de l'œuvre d'Oldendorp, affirme de manière convaincante que la notion
complète du droit naturel chez Oldendorp doit nécessairement être inférée
de sa conception de la nature en tant que Dieu même, créateur de toutes les
choses (Deus creator omnium). Le droit naturel comprend dès lors aussi bien
les normes juridiques qui ont été édictées par Dieu (le Décalogue), et dont
les normes juridiques du droit positif sont dérivées, que les principes qui
sont dérivés de la raison que l'on a reçue de Dieu; mais ce droit naturel
comprend bien plus encore, et notamment la faculté de la conscience,
implantée dans l'homme par Dieu, permettant d'appliquer équitablement les
normes et principes aux circonstances concrètes.
119. Isagoge, pp. 6-11 ; Billig und recht, pp. 58-67. Oldendorp s'inspira
d'une conception antérieure de la conscience, déjà développée par la scolas-
tique, dans la mesure où il définissait la conscience comme un aspect de la
raison pratique par laquelle des principes moraux à caractère général sont
appliqués à des circonstances concrètes. Thomas d'Aquin avait développé la
conception de la conscience comme un acte consistant à appliquer la
connaissance du bien et du mal à un cas particulier. Voir Eric D'Arcy,
Conscience and Its Right to Freedom (New York, 1961), p. 42; Michael Ber-
tram Crowe, The Changing Profile of the Natural Law (La Haye, 1977),
pp. 136-141. Pour autant, Thomas d'Aquin n'a pas traduit, comme le fera
Oldendorp, cette notion morale en une notion juridique. En outre, Olden-
dorp, à l'opposé de Thomas d'Aquin, acceptait la conception luthérienne de
la conscience, selon laquelle celle-ci se rapporte à l'ensemble de la personne,
y compris sa foi, et non seulement à ses facultés intellectuelles et morales.
120. D'Arcy, Conscience, p. 42.
121. « La foi assure la rédemption, la protection et la préservation de nos
consciences» disait Luther dans De la liberté du chrétien (1522), cité par
Michael G. Baylor, Action and Person. Conscience in Late Scholasticism and
the Young Luther (Leiden, 1977), p. 247.
122. Oldendorp, Disputatio, cité par Dietze, Johann Oldendorp, p. 173 ;
voir également pp. 78-89, 126-131 ; Macke, « Rechts- und Staatsdenken des
Oldendorp », pp. 67-72. On peut reconnaître des parallèles frappants entre
la théorie du jugement énoncée par Oldendorp et celle développée au siècle
suivant en Angleterre par le juge puritain anglican Sir Matthew Hale.
123. Cité dans Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp »,
p. 121.

666
NOTES PAGES 169-176

124. Voir Dietze, Johann Oldendorp, pp. 11-13. Dans son dictionnaire de
droit, Lexicon iuris (Francfort 1553, Venise, 1555), un ouvrage de référence
populaire aux XVI" et XVIIe siècles, Oldendorp définit la « cité politique»
(civitas) comme « un corps de citoyens réunis dans le but de prospérer en
vertu du droit de leur société» (( universitatis civium, in hoc collecta, ut iure
societatis, vicat optimo »).
125. Oldendorp, Lexicon iuris, p. 272 : « Magistrata [... ) legum ministri
sunt. » Voir Divinae Tabu/ae, p. 19; et Ratmannenspiegel, pp. 73-77.
126. Cité dans Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp »,
pp. 79-80 : « Falsum igitur est simpliciter asserere, principem habere potes-
tatem contra ius. Decet enim tantae maiestati [... ) servare leges. »
127. Ibidem, p. 85.
128. Ibidem, pp. 85-92.
129.0Idendorp, Lexicon iuris. Voir également Macke, « Rechts- und
Staatsdenken des Oldendorp », p. 92.
130. Macke, « Rechts- und Staatsdenken des Oldendorp », pp. 92-94.
131. Ibidem, pp. 80-82.
132. Ibidem, p. 110.
133. Oldendorp, Lexicon iuris, p. 249 : « luris finis est, ut pacifice transi-
gamus hanc vitam umbratilem, ac perducamus ad Christum et aeternam
vitam. »
134. Ibidem. Voir également Macke, « Rechts- und Staatsdenken des
Oldendorp », p. 13.
135. Voir, par exemple, Isagoge, pp. 9-10: « Sans doute, la nature de
l'homme a été corrompue par la chute d'Adam, de sorte qu'il ne reste que
des étincelles, qui permettent néanmoins de reconnaître la magnifique
richesse du droit divin et du droit naturel» (<< ceterum natura hominis ex
Adae lapsu adeo corrupta fuit, ut vix igniculi remaneant, ex quibus tam
magnifica divini et naturalis iuris bonitas agnosci posset »).
136. Pour une analyse détaillée de l'Église catholique présentant les carac-
téristiques du premier État au sens moderne et de l'avènement des États
séculiers après la Révolution papale, voir Berman, Law and Revolution,
pp. 113-115 et 275-276.
137. « Le problème central dans l'histoire intellectuelle et religieuse du bas
Moyen Âge fut la mentalité qui avait engendré la synthèse de la raison et de
la révélation, cette vision séductrice mais présomptueuse de la théologie de
cette époque. » Steven Ozment, The Age ofReform, 1250-1550 (New Haven,
1980), p. 21.
138. Voir le recueil de citations chez Jaroslav Pelikan, Reformation of
Church and Dogma (1300-1700) (Chicago, 1989), p. 20.
139. Sur la notion anglo-américaine d'équité du jury, voir l'étude fonda-
mentale de George E. Butler Il, «Compensable Liberry. A Historical and
Political Model of the Seventh Amendment », Notre Dame Journal of Law,
Ethics and Public Policy 1 (1985), 595, 713-720. Butler a démontré qu'au
cours du développement de la procédure devant un jury en Angleterre et en
Amérique, où l'on distingue nettement les règles de droit énoncées par les
juges de leur application par le jury, l'expression «équité du jury» (jury

667
DROIT ET RÉVOLUTION

equity) est utilisée pour indiquer le processus décisionnel dans des cas
concrets. Cette équité doit être distinguée de l'infirmation du jury, une
notion qui se développa après que les tribunaux eussent commencé d'établir
des règles en termes absolus, au lieu de les établir à titre provisoire, s'effor-
çant ainsi en dernière instance de limiter les pouvoirs du jury.
140. WA, 32: 390; voir également 38 : 102.
141. CR, t. 16, col. 436.
142. Sur le développement des théories allemandes concernant l'État de
droit (Rechtsstaat) aux XIX" et xx" siècles, voir Otto von Gierke, Johannes
Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, 5e éd.
(Aalen, 1958), pp. 264 e.s. (<< Die Idee des Rechtsstaates »); Herman
Dooyeweerd, De crisis der humanistische staatsleer in het licht eener Calvinis-
tische Kosmologie en Kennistheorie (Amsterdam, 1931), p. 40. À propos des
contributions du luthéranisme à la conception moderne de l'État, voir
James D. Tracy (dir.), Luther and the Modern State in Germany (Kirksville,
Mo., 1986) ; Günther Holstein, Luther und die deutsche Staatsidee (Tübin-
gen, 1926).
143. Thomas d'Aquin, Summa Theologiae, parties 1-11, quo 90, art. 4.
144. La philosophie luthérienne du droit a parfois été caricaturée par ses
adversaires, qui lui attribuent un double fondement équivoque: d'une part,
la notion selon laquelle l'état fondamental de péché dans laquelle se trouve
l'homme déchu et qui le rendrait incapable de se conformer au droit naturel,
et d'autre part, la notion selon laquelle le droit humain est essentiellement le
reflet non de la raison innée, mais bien de la volonté du législateur. Ces
notions ont été mises en opposition par rapport à celles défendues par les
contemporains catholiques de Luther, en particulier les juristes espagnols de
la « seconde scolastique » du XVIe siècle, qui ont développé une philosophie
du droit inspirée par la théorie du droit naturel de Thomas d'Aquin. Ainsi,
dans un ouvrage par ailleurs éminent, James Gordley affirme: «Les luthé-
riens et les calvinistes prétendaient que la Chute avait à tel point affecté
l'homme que celui-ci n'était plus en mesure de découvrir ou de faire ce qui
est bon. Les princes affirmaient que le droit dépendait de leur seule volonté.
L'antidote à cette doctrine était la philosophie thomiste avec sa confiance en
la raison naturelle, et spécialement la conception thomiste du droit naturel. »
James Gordley, The Philosophical Origin of Modern Contract Doctrine
(Oxford, 1991), p.70. Cependant, comme nous l'avons démontré dans ce
chapitre, les théologiens et juristes luthériens, en dépit de leur optimisme
très relatif quant à la nature humaine, croyaient néanmoins que Dieu instille
dans l'esprit de l'homme la connaissance - notitiae - des principes moraux
fondamentaux et, en outre, que Dieu avait révélé les principes fondamentaux
du droit dans les Dix Commandements, que le Christ résuma en prônant le
commandement d'aimer Dieu et son prochain comme soi-même.
Melanchthon, quoique moins confiant que Thomas d'Aquin dans la capa-
cité de la raison humaine de comprendre les principes fondamentaux du
droit naturel, était en revanche davantage confiant dans la capacité de la
conscience humaine, guidée par la foi et inspirée par la grâce, de mettre en
application ces principes selon l'Équité. D'ailleurs, même si les juristes luthé-

668
NOTES PAGES 176-181

riens s'exprimaient plus explicitement que les thomistes lorsqu'ils affirmaient


qu'en raison de la faiblesse humaine et, partant, de la nécessité d'un ordre
politique, il était parfois nécessaire d'obéir à des lois qui étaient contraires à
des principes fondamentaux du droit naturel, on retiendra que Thomas
d'Aquin lui aussi imposait des restrictions à son affirmation qu'une loi
humaine allant à l'encontre du droit naturel « n'est plus du droit»: en
revanche, il admettait qu'il fallait « peut-être» obéir à une telle loi, « afin
d'éviter le scandale ou des troubles», sauf si la loi n'était pas seulement
contraire au droit naturel, mais également au droit divin. Voir Thomas
d'Aquin, Summa Theologiae, Parties II-II, quo 96, art. 2.
En fait, la philosophie du droit des luthériens et celle des néo-thomistes
espagnols présentent plusieurs similitudes. Comme on l'a vu, Oldendorp
adoptait les notions aristotéliciennes de libéralité et de justice commutative
en tant que « causes» du droit, notions (comme le souligne Cordley) qui
étaient au cœur de la pensée juridique néo-thomiste. En même temps, les
néo-Thomistes espagnols se sont éloignés du thomisme classique et rappro-
chés du Protestantisme par leurs références fréquentes au Décalogue et à
d'autres sources bibliques de doctrine juridique (et pas uniquement morale).
Les néo-thomistes espagnols et les luthériens allemands ont également repris
l' œuvre des humanistes de la fin du xv" siècle et du début du XVI< siècle, qui
entraînait une renaissance de l'étude des sources de l'Antiquité classique. Les
uns et les autres étaient monarchistes, mettant l'accent sur la législation
royale en tant que source de droit séculier et de droit spirituel: à l'époque,
l'Espagne exaltait en effet l'autorité royale sur l'Église malgré la soumission
en théorie de la royauté à la papauté. Ce qui différenciait le plus la philoso-
phie luthérienne du droit de celle des néo-thomistes, se résume dans les doc-
trines suivantes: 1° l'équité ne doit pas simplement être appliquée, comme
l'avait enseigné Aristote, dans le cas exceptionnel où l'application stricte
d'une règle aboutirait à une injustice, mais elle est ancrée dans les règles
mêmes et doit par conséquent être mise en œuvre dans chaque application
de chaque règle; 2° la source ultime de l'équité n'est pas la raison, mais bien
la conscience; 3° la source ultime de la conscience n'est pas la raison, mais
bien une combinaison de foi et de grâce.
Il convient également de noter que dans la science du droit (que l'on dis-
tinguera de la philosophie du droit), les néo-thomistes n'ont pas adopté la
méthode des topai suivie par les juristes luthériens, et dont il sera question au
chapitre suivant: au contraire, ils continuaient à agencer leurs matériaux,
comme l'avaient fait avant eux les auteurs scolastiques, autour de casus (dans
les disputations), de problèmes-type (dans les questions) et d'arguments
(articuli), afin de parvenir à des « solutions ».

669
DROIT ET RÉVOLUTION

CHAPITRE III
La transformation de la science juridique allemande

Ce chapitre est en partie fondé sur un article co-rédigé avec Charles


J. Reid Jr., « Roman Law in Europe and the Jus Commune. A Histo-
rical Overview with Emphasis on the New Legal Science of the Six-
teenth Century », Syracuse Journal ofInternational Law and Commerce
20 (1995), pp. 1-27.

1. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 123-15l.


2. Le Digeste était l'une des compilations de droit rédigées au cours de la
première moitié du VIe siècle sur l'ordre de l'empereur Justinien. La traduc-
tion anglaise contemporaine compte à peu près 1200 pages. Le Digeste
contient une vaste anthologie de passages empruntés aux principaux juristes
des siècles précédents, exprimant pour la plupart des règles de droit sans
doute empruntées à des arguments ou à des décisions dans des litiges parti-
culiers. D'autres collections, incorporées dans ce que l'on appellera au
XVIe siècle en Occident le Corpus iuris civilis, sont les Institutes, un précis
introductif s'adressant aux étudiants en droit, le Code [de Justinien], qui
comprenait surtout la législation impériale antérieure à Justinien, ainsi que
les Novelles (<< Nouvelles lois »), comprenant les lois promulguées par
Justinien lui-même.
3. Voir Winfried Trusen, Anflinge des gelehrten Rechts in Deutschland Ein
Beitrag zur Geschichte der Frührezeption (Wiesbaden, 1962). Malgré l'exacti-
tude de la thèse de Trusen, qui n'est guère controversée, les principaux his-
toriens du droit persistent à dater à partir du )0.f siècle la «réception
pratique» du droit romain en Allemagne.
4. L'ordonnance de 1495 précisait qu'au moins la moitié des membres de
la nouvelle juridiction, dont l'appellation était Reichskammergericht
(Chambre impériale de justice), devait avoir eu une formation universitaire
en droit. Les cours supérieures des princes territoriaux allemands suivirent
cet exemple, de sorte qu'à partir du milieu du XVIe siècle, les juristes diplô-
més en droit romain ou en droit canonique prédominaient au niveau supé-
rieur de l'organisation judiciaire en Allemagne. Cette prédominance se
propagea également petit à petit au niveau des juridictions inférieures. Voir
Wieacker, History ofPrivate Law, pp. 133-135.
5. Au XIV siècle, on entendait par « humanistes» les universitaires qui
étudiaient la grammaire, la rhétorique, la poésie, l'histoire, la philosophie
morale, à la différence des formations plus spécialisées en théologie, en droit
et en médecine. Aux xv" et XVIe siècles, l'expression « humaniste » se référait
à la renaissance des études de la littérature classique latine et grecque dans
différents domaines. Le terme s'appliquait à des approches philosophiques
très différentes. Ainsi, Pétrarque, trasme et Melanchthon étaient tous quali-
fiés d'humanistes. Néanmoins, l'une des caractéristiques de l'humanisme au
cours de toutes ces phases successives fut la critique des prétendus dogmes
scolastiques de l'Église et de l'État développés lors des siècles précédents.

670
NOTES PAGES 183-189

Voir Philip P. Wiener (dir.), Dictionary of the History of Ideas, t. 2 (New


York, 1973), pp. 515-523.
6. Ces critiques (parmi d'autres) sont citées dans Paul-Émile Viard, André
Alciat, 1492-1550 (Paris, 1926), p. 119, notes 1-9.
7. Pour une étude de l'influence de Valla sur la science juridique, voir
Donald R. Kelley, Foundatiom of Modern Historical Scholarship. Language,
Law, and History in the French Renaissance (New York, 1970), pp. 19-52.
Voir Myron P. Gilmore, Humanists andJurists. Six Studies in the Renaissance
(Cambridge, Mass., 1963), pp. 3 e.s. ; Quentin Skinner, The Foundatiom of
Modern Political Thought, t. 1 (Cambridge, 1978), pp.201 e.s.; Ernst
Andersen, The Renaissance ofLegal Science afier the Middle Ages. The German
Historical School No Bird Phoenix (La Haye, 1974), pp. 31 e.s.
8. Kelley, Foundatiom, p.31. Voir également Lisa Jardine et Donald
R. Kelley, « Lorenzo Valla and the Intellectual Origins of Humanist Dialec-
tic », Journal of the History of Philosophy 15 (1977), 143-164.
9. Voir Kelley, Foundatiom, p.40. L'« anti-tribonianisme» de Valla a
exercé une grande influence sur les travaux des juristes français du XVf siècle,
y compris Charles Dumoulin, François Hotman, Jacques Cujas, Pierre
Pithou et d'autres. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissemchafi, pp. 375-
381 ; Julian Franklin, Jean Bodin and the Sixteenth-Century Revolution in the
Methodology of Law and History (New York, 1963), pp. 36 e.s. ; Andersen,
No Bird Phoenix, pp. 103 e.s.
10. Kelley, Foundatiom, p. 41.
Il. Theodor Viehweg, Topics and Law. A Contribution to Basic Research
in Law, trad. W. Cole Durham (Francfort sur le Main, 1993), pp. 61-63 ;
Karl H. Burmeister, Das Studium des Rechts im Zeitalter des Humanismus im
deutschen Rechtsbereich (Wiesbaden, 1974), pp. 241-251; Stintzing, Ges-
chichte der Rechtswissemchafi, pp. 121-129.
12. Lorenzo Valla, Contra Bartolum libellum cui titulus De imigniis et
armis epistola (1518), cité et analysé par Gilmore, Humanists and Jurists,
pp. 31-32, et par Domenico Maffei, Gli inizi dell'umanesimo giuridico
(Milan, 1956), pp. 38-41. Ces attaques envers Bartole, que Valla avait expri-
mées dans une lettre à un ami et qui furent ensuite diffusées, provoquèrent
un tel tollé à l'université de Pavie que Valla fut contraint de démissionner et
de quitter la ville.
13. Au XIv< siècle, Lucas de Penna affirmait que « Dieu a donné le droit à
l'humanité par l'intermédiaire des empereurs romains », et que « nous
devons croire que le Saint Esprit est présent dans [les lois romaines] ». Pas-
sages cités chez Walter Ullmann, The Medieval Idea ofLaw, as Represented by
Lucas de Penna. A Study in Fourteenth-Century Legal Scholarship (Londres,
1946), pp. 75-76.
14. Andersen, No Bird Phoenix, pp. 30-121 ; Hans Erich Troje, Graeca
leguntur. Die Aneignung des byzantinischen Rechts und die Entstehung eines
humanistischen Corpus iuris civilis in der Jurisprudenz des 16. Jahrhunderts
(Cologne, 1971); idem, « Die Literatur des gemeinen Rechts unter dem
EinflulS des Humanismus », dans Helmut Coing (dir.), Handbuch der Quel-
len und Literatur der neueren europaischen Privatrechtsgeschichte. Neuere Zeit,

671
DROIT ET RÉVOLUTION

t. 2 (1500-1800) (Munich, 1977), t. 1, pp. 615, 640-671. La critique la plus


célèbre fut celle ayant pour objet la Donation de Constantin, par laquelle
l'empereur Constantin avait prétendument accordé au pape Sylvestre l'auto-
rité spirituelle exclusive et une part substantielle de l'autorité temporelle sur
la Chrétienté. Depuis le IX" siècle, les partisans du pouvoir pontifical avaient
considéré que cet acte constituait une justification historique majeure pour
étendre le pouvoir du pape. En 1433, Nicolas de Cuse avait déjà avancé
quelques éléments indiquant que la Donation était un faux. En 1440, Valla
offrit une démonstration philologique définitive permettant de conclure
qu'il s'agissait d'une falsification. Cette démonstration circula entre particu-
liers, mais ne fut publiée qu'en 1517, alimentant à ce moment les attaques
de Luther et d'autres réformateurs à l'encontre du droit canonique et de
l'autorité pontificale. Voir Andersen, No Bird Phoenix, pp. 31 e.s.
15. En France en particulier, la pensée juridique romaniste demeura large-
ment focalisée sur les études anciennes tout au long du XVIe siècle et contri-
bua au courant visant à restaurer les anciennes racines" gauloises » du droit
français de l'époque. Pour une analyse des travaux français consacrés à la
reconstitution des anciens textes juridiques, voir spécialement Andersen, No
Bird Phoenix, pp. 33 e.s. ; Coleman Phillipson, "Jacques Cujas », dans John
MacDonnell et Edward Manson (dir.), Great Jurists of the World (Boston,
1914), pp. 83-108 ; et Ernst Spangenberg,Jacob Cujas und seine Zeitgenossen
(Francon sur le Main, 1967). Cujas est généralement considéré comme le
plus grand juriste français du XVIe siècle. Pour autant, il ne développa pas
une théorie systématique du droit. Sa contribution essentielle consista à
rechercher, éditer et annoter un grand nombre d'anciens manuscrits de droit
romain. À propos des réalisations des juristes humanistes, voir Kelley, Foun-
datiom, pp. 151-216; Hans-Erich Troje, « Die Literatur des gemeinen
Rechts unter dem EinfluB des Humanismus », dans Coing (Hrg.), Han-
dbuch, t.2, vol. 1, pp. 615-795; Michael H. Hoeflich, « A Seventeenth-
Century Roman Law Bibliography. Jacques Godefroy and His Bibliotheca
luris Romani », Law LibraryJourna175 (1983), pp. 514-527. Au XVIIe siècle,
le courant fut désigné d'" Ecole élégante ». Voir Peter Stein, « Elegance in
Law», Law Quarterly Review 77 (1961), 242-256.
16. Voir Maffei, Inizi, p. 56.
17. À propos des changements dans la méthode et le programme des
facultés de droit allemandes, voir Burmeister, Studium des Rechts, pp. 17 e.s.,
73 e.s., 251 e.s. Voir également Helmut Coing, « Die juristische Fakultat
und ihr Lehrprogramm », dans Coing, Handbuch, t. 2, vol. 2, pp. 30-49,
59-61, et Otto Stobbe, Geschichte der deutschen Rechtsquellen, t. 1 (Aalen,
1965), pp. 9-43.
18. Voir Erasme, lettre à Charles Sucquet, 2 juillet 1529, dans P. S. Allen
et H.M. Allen (dir.) , Opus epistolarum Des. Erasmi Roterdami, 12 vol.
(Oxford, 1906-1958),8: 221.
19. Budé étudia le grec, la philologie, la philosophie, la théologie et la
médecine à l'université de Paris. Il étudia également brièvement le droit à
l'université d'Orléans. Pour quelques études générales sur sa vie et son
œuvre, voir Louis Delatuelle, Guillaume Budé. Les origines, les débuts, les idées

672
NOTES PAGES 189-196

maîtresses (Genève, 1970), et Jean Plattard, Guillaume Budé et les origines de


l'humanisme français (Paris, 1923).
20. Udalrici Zasii Cemura interpretationis Petri Stellae, col. 247, cité par
Michael L. Monheit, « Passion and Order in the Formation of Calvin's
Sense of Religious Authority» (thèse PhD, Princeton University, 1986),
p. 46. La diatribe de Zasius contre Budé est traitée plus en détail par Rode-
rich von Stintzing, Ulrich Zasius. Ein Beitrag zur Geschichte der Rechtswissem-
chaft im Zeitalter der Reformation (Bâle, 1857), pp. 196 e.s.
21. Voir Godehard Fleischer, « Ein europaischer Streit über einer
bereicherungsrechtlichen Frage » (thèse, Fribourg en Brisgau, 1966), pp. 60-
62 ; et Monheit, « Passion and Order », p. 41.
22. Pour une bibliographie des études sur Zasius, voir Steven Rowan,
Ulrich Zasius. A ]urist in the Renaissance (Francfort sur le Main, 1987);
Stintzing, Geschichte der Rechtswissemchaft, pp. 155-174; Erik Wolf, Grosse
Rechtsdenker der deutschen Geistesgeschichte, t. 2 (Tübingen, 1944), pp. 55-
91 ; Guido Kisch, Erasmus und die ]urisprudenz seiner Zeit. Studien zum
humanistischen Rechtsdenken (Bâle, 1960), pp. 317-343 ; Hans Winterberg,
Die Schüler von Ulrich Zasius (Stuttgart, 1961).
23. L' œuvre de Zasius comprend, entre autres, quelque 800 consultations
(respoma et consilia), ses cours sur le Digeste; elle a été publiée, ainsi qu'une
partie de sa correspondance, dans ses Opera omnia, 6 vol. (Lyon, 1550).
Voir également Hans Thieme (dir.), Aus den Handschriften Ulrich Zasius
(Fribourg en Brisgau, 1957).
24. Préface aux Intellectus juris civilis singulares (1552), cités dans Wolf,
Grosse Rechtsdenker, p. 22.
25. Lucubrationes aliquot sane quam elegantes, nec minus eruditae (1518),
p. 69, citées dans Wolf, Grosse Rechtsdenker, p. 17.
26. Sur la vie et la carrière professionnelle d'Alciat, voir Coleman Phillip-
son, « Andrea Alciat and His Predecessors », dans MacDonneli et Manson,
Great ]urists ofthe World, pp. 58-82. Sur ses travaux et leur importance: voir
Roberto Abbondanza, « La vie et les œuvres d'André Alciat », et « Premières
considérations sur la méthodologie d'Alciat », dans Pédagogues et juristes
(Paris, 1963), pp. 93-106, 107-118; Vincenzo Piano-Mortari, « Pensieri di
Alciato sulla giurisprudenza », dans Apollinaris. Studia et documenta historiae
et iuris 33 (1967), pp. 189-220; Maffei, « André Alciat », dans Inizi,
pp. 132-136; Kelley, Foundatiom, pp. 87-115.
27. On compte quelque 800 comilia ou respoma dans l'édition des œuvres
d'Alciat (Opera) parues en 1582.
28. Hans Erich T roje, « Alciats Methode der Kommentierung des Corpus
iuris civilis », dans August Buck et Otto Herding (dir.), Der Kommentar in
der Renaissance (Boppard, 1985), p. 60. Le jugement de Troje, même s'il ne
porte que sur Alciat, vaut également pour l'œuvre de Zasius.
29. Ce jugement se vérifie chez Viard, André Alciat, p. 164, et Maffei,
« André Alciat », p. 132. Piano-Mortari, « Pensieri di Alciato », p.219, a

même affirmé que 1'« idéal » d'Alciat consistait à « éviter les idées originales
et à s'intégrer dans l'héritage antique et médiéval de la pensée juridique et de
la philosophie du droit ».

673
DROIT ET RÉVOLUTION

30. De tels juristes comprenaient Claude Chansonnette (Cantiuncula, ca.


1490-1560), Christophus Hegendorphinus (1500-1540), Matthaeus Gribal-
dus Mopha (s.d.), Franz Frosch (mort en 1540), Sebastian Derrer (mort en
1541), Joachim Hopperus (mort en 1576), parmi d'autres. Voir Burmeister,
Studium des Rechts, pp. 251 ss, et Troje, «Die Literatur des gemeinen
Rechts », pp. 718-730. La préoccupation principale de ces auteurs était
toutefois d'ordre pédagogique: il s'agissait de restructurer, de simplifier et
d'abréger la formation juridique. Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft,
a caractérisé l'œuvre de ces premières générations de juristes des Temps
Modernes de « phase d'expérimentation méthodologique et systématique»
de la science allemande du droit. De même, Theodor Muther, dans Doctor
Johann Appel. Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Jurisprutknz im
sechszehnten Jahrhundert (Konigsberg, 1860), pp. 7-8, a identifié cette phase
préliminaire de la science du droit comme une époque ayant ouvert la voie
aux grands ouvrages systématiques des deux derniers tiers du XVIe siècle.
Plusieurs auteurs récents ont critiqué cette conclusion et ne distinguent
pas entre ces premiers ouvrages et les phases suivantes. Ainsi, Troje qualifie
les Libri dialecticae legalis quinque d'Hegendorf de « première apogée» de la
nouvelle science du droit (<< Die Literatur », p. 734). Franz Wieacker consi-
dère les ouvrages de Chansonnette, Derrer, Frosch, Drosaus, Apel, Lagus et
d'autres comme différentes expressions d'une science humaniste du droit
inspirée par un nouveau modèle de formation et de langage juridiques, ainsi
que par un intérêt renouvelé pour les Institutes de Justinien (History of Pri-
vate Law, pp. 162-165). Guido Kisch a cru reconnaître en Chansonnette un
« pionnier » du développement de la science allemande du droit, qui autait
«détrôné les commentateurs» et inauguré «une nouvelle critique des
sources ». Guido Kisch, Claudius Cantiuncula. Ein Basler Jurist und Huma-
nist des 16. Jahrhunderts (Bâle, 1970), pp. 57-71. Hans-Peter Ferslev, dans
son article «Claudius Cantiuncula. Die didaktischen Schriften» (thèse,
Cologne, 1967), a opposé 1'« École philologique d'Alciat, de Zasius et de
Budé» à 1'« École dialectique et synthétique de Chansonnette, Apel et
Hegendorf », en affirmant que chacun des représentants de cette dernière
École avait présenté une nouvelle synthèse du droit: Chansonnette (ainsi
que Nicolaus Everardus) à partir des topiques cicéroniens, Hegendorf et
Apel à partir de la dialectique de Melanchthon (pp. 35-40). Bien que l'on
puisse admettre que les ouvrages postérieurs de certains de ces juristes
(comme Chansonnette et Hopper) aient contribué à l'élaboration d'une
science systématique du droit pleinement développée, leurs premiers
ouvrages, auxquels quelques auteurs récents se réfèrent pour étayer leur
thèse, reflètent ce que j'ai identifié comme la deuxième phase de la science
du droit. Par exemple, les Libri dialecticae legalis quinque d'Hegendorf
(Hegendorphinus, Paris, 1531, 1549), que Troje et d'autres historiens ont
présentés comme la première systématisation globale du droit, ne sont en fait
qu'une compilation de 32 pages reprenant des opinions antérieures sur dif-
férentes catégories et doctrines juridiques, librement agencées selon les caté-
gories dialectiques de Rudolph Agricola (voir ci-après note 38).

674
NOTES PAGES 198-201

31. En réponse à une lettre de Joannes Fichard lui demandant son avis sur
les appels en faveur d'un nouveau type systématique de science juridique,
Zasius invita son ancien élève tout simplement à étudier le Digeste lui-
même: « Je ne m'efforce pas, écrivait-il, de vous persuader que le droit
n'aurait ni principes, ni critères de classification. Il en a certainement, et ils
sont nombreux, mais pas infinis. » Mais en fin de compte, prévenait-il, il
serait vain d'adopter une méthode focalisée sur ces principes: « En conclu-
sion, ne vous préoccupez pas des questions de méthode: les cinquante livres
du Digeste vous serviront à la fois de méthode et de texte» (lettre vers
1530) : Rieggerus, Udalrici Zasii, je Friburg quondam eeleberrimi, Epistolae
ad viros aetatis suae doetissimos (Ulm, 1774), p. 382. Stintzing, Geschiehte der
Reehtswissemehaft, pp. 108 e.s., évoque des opinions analogues dans d'autres
lettres et ouvrages de Zasius.
32. En plus de Apel, Lagus et Oldendorp, Luther se lia d'amitié et entre-
tint une correspondance avec de nombreux autres juristes allemands qui
jouèrent un rôle important dans le développement de la nouvelle science sys-
tématique du droit: on citera notamment Joachim von Beust (1522-1597),
Henning Gode (1450-1521), Kilian Goldstein (1499-1568), Joachim Hop-
per (mort en 1576), Melchior Kling (1504-1571), Basilius Monner (vers
1501-1566), Christoph Scheurl (1498-1542), Johannes Schneidewin (1519-
1568), Hieronymus Schuerpf (1481-1554) et Michael Teuber (1522-1597).
Parmi les amis et associés de Luther, on compte également un nombre consi-
dérable de théologiens luthériens qui contribuèrent à la rédaction de nou-
velles collections de lois impériales, territoriales et urbaines, ainsi
qu'ecclésiastiques. On citera dans cette catégorie Johannes Brenz (1498-
1570), Martin Bucer (1491-1551), Johannes Bugenhagen (1485-1558),
Johannes Oecolampadus (1482-1531) et Andreas Osiander (1498-1552).
Pour un aperçu général des rapports entre Luther et les juristes de son
temps, voir Karl Kahler, Luther und die juristen. Zur Frage naeh dem gegen-
seitigen Verhiiltnis und der Sittliehkeit (Gotha, 1873). Pour des renseigne-
ments biographiques et bibliographiques sur chacun de ces juristes et
théologiens, voir la Allgemeine deutsehe Biographie, 56 vol. (Leipzig, 1875-
1910).
À propos de l'attitude de Zasius envers Luther et le luthéranisme, voir
Stintzing, Gesehiehte der Reehtswissemehaft, pp. 216-255. Sur l'attitude
d'Alciat à l'égard de Luther et du luthéranisme, voir Phillipson, « Jacques
Cujas », p. 72. Tous deux étaient en faveur de réformes en droit et en théo-
logie, sans pour autant être enclins à passer du côté de la rupture.
33. Sur les occupations de Melanchthon à Wittemberg en tant qu'ensei-
gnant de droit et ses rapports avec plusieurs juristes à Wittemberg et au-delà,
voir notamment Guido Kisch, Melanehtom Reehts- und Soziallehre (Berlin,
1967), pp. 60 e.s. ; Stintzing, Gesehiehte der Reehtswissemehaft, pp. 287 e.s.
Theodor Muther, Aus dem Universitiits- und Gelehrtenleben im Zeitalter der
Reformation (Erlangen, 1866), a mis en évidence l'admiration et l'amitié de
Melanchthon pour Hieronymus Schuerpf.
34. Des versions révisées ont été publiées en 1525, 1535, 1544-1545 et en
1555, avec quelques variations mineures dans le titre. Sur la portée de ces

675
DROIT ET RÉVOLUTION

modifications, voir Quirinius Sreen, « The Terms "Loci communes" and


"Loci" in Melanchthon », Church History 16 (1947), pp. 197, 203-204;
Muther, Aus dem Universitiits- und Gelehrtensleben.
35. Melanchthon a défini la méthode comme « la bonne façon ou le bon
ordre de rechercher, soit des questions simples, soit des propositions simples
[... ] c'est-à-dire que la méthode (methodus) est une manière de faire, un
habitus, partant une science (scientia) ou un art (ars) traçant la voie à suivre
par un certain raisonnement (ratio) ». Melanchthon, Erotemata dialectices
(sans date), p. 573.
En 1534, dans une des premières éditions des Erotemata dialectices (parue
sous le titre Dialectices Philippi Melanchtonis libri If), sous la rubrique De
demonstrationibus, p. 112, Melanchthon écrivait: « Le terme de méthode,
dont nous avons parlé ci-dessus, s'applique tout spécialement à ce mode
d'enseignement, [notamment] lorsque nous avons recours à une démonstra-
tion, lorsque nous offrons une définition, lorsque nous recherchons des
causes, lorsque nous tirons des conclusions ou inférons les fonctions propres
aux causes, lorsque nous établissons l'origine et la source des arts. En effet,
[certains] principes, certaines opinions communes nous sont innés, car Dieu
a imprimé dans nos esprits certains éléments de connaissance (notitiae) , qui
opèrent comme des règles lorsqu'il s'agit de juger la nature et les coutumes
civiles, de quelque type qu'elles soient. » Ce passage extrait de l'édition de
1534 des Dialectices entend clairement la « méthode » comme une manière
d'établir et de juger, et non comme un mode de classification, de recherche
ou d'explication.
36. Melanchthon, Erotemata dialectices, pp. 573-578.
37. La méthode de Melanchthon développée dans les Loci communes de
1521 et dans des ouvrages postérieurs doit être distinguée de la méthode des
loci développée dans quelques publications juridiques des années qui ont
immédiatement précédé, comme par exemple Peter Gammarus, Legalis dia-
lectica (1514); Nicolaus Everardus, Topicorum seu de locis legalium liber
(1516, édition augmentée en 1552); et Claude Chansonnette (Can-
tiuncula), Topica dialectices (1520), repris dans le Primum volumen tracta-
tuum ex variis iuris interpretibus collectorum (2 e éd., Lyon, 1549), pp. 253-
271. Dans ces publications, les loci sont traités, selon Stintzing, comme des
« techniques de mémorisation [ ... ] qui permettent d'agencer des arguments
et divers matériaux de façon à les retrouver rapidement ». Stintzing,
Geschichte der Rechtswissenschaft, pp. 114-115. Chaque locus y correspond à
un sujet déterminé, par exemple: le prêt à intérêt, la dévolution successorale
ab intestat, l'émancipation d'esclaves ... Ces sujets sont empruntés au
Digeste, aux gloses, aux commentaires ou à d'autres sources. La première
édition du traité d'Everardus compte 131 loci de ce type. Sous chaque
rubrique correspondant à l'un de ces sujets, on trouve un sommaire quelque
peu obscur se rapportant à la matière traitée dans les textes de droit romain,
leurs gloses et commentaires, chez les philosophes grecs et romains, les Pères
de l'Église, les théologiens et canonistes de la scolastique. Ces sommaires des
doctrines traditionnelles, quoique assez complets, étaient néanmoins éclec-
tiques et peu critiques. Les auteurs de ces traités ne se risquaient guère à

676
NOTES PAGES 201-203

résoudre les paradoxes ou contradictions entre textes différents, ni à élaguer


ces textes de doctrines désuètes ou sans portée pratique. Stintzing en conclut
que la méthode des loci de ces auteurs offrait des sommaires utiles de l'ensei-
gnement traditionnel, mais sans représenter quelque avancée scientifique
significative: « Un progrès scientifique n'est évident, écrit-il (Geschichte der
Rechtswissenschafi, pp. 119, 121), que dans la mesure où [ces auteurs] pre-
naient conscience de la nécessité de réformer les loci de la dialectique. Pour
autant, [ils] n'ont pas accompli une telle réforme, mais ils ont au contraire
poursuivi l'approche scolastique ultra-conventionnelle... Tous ces travaux
n'ont guère porté de fruits pour le développement de la science des topiques.
On ne peut attribuer à ces ouvrages de topiques l'introduction d'un nouveau
courant, ce ne sont en fait que les vestiges d'une tradition scolastique sur le
déclin. »
38. Voir par exemple Neal W. Gilbert, Renaissance Concepts of Method
(New York, 1960), pp. 127-128, lequel ne voit dans les ouvrages dialec-
tiques de Melanchthon qu'une « doctrine superficielle» et ne reconnaît dans
ses questions analytiques rien de plus qu'un « mélange » : « Melanchthon,
écrit-il, s'occupait encore de méthode dans la partie heuristique de la dialec-
tique, alors que l'innovation marquante - et en même temps la plus contro-
versée - de De la Ramée consista à situer la méthode dans le cadre du
jugement. » Walter J. Ong, Ramus, Method, and the Decay ofDialogue. From
the Art of Discourse to the Art of Reason (1958 ; réimpression, Cambridge,
Mass., 1983) soutient une interprétation analogue, affirmant que De la
Ramée fut le premier à envisager la méthode comme la clef menant à la
vérité scientifique; il prétend même que Melanchthon n'aurait pas traité de
questions de méthode avant ses Erotemata de 1547. En fait, Melanchthon
avait déjà dans ses Dialectices libri II (1534) identifié la méthode (methodus)
à ce qui est exact, la raison, la science et la connaissance de ce qui est vrai.
Ni Gilbert ni Ong ne se réfèrent aux passages de l'œuvre antérieure de
Melanchthon. (Gilbert observe que « l'inaccessibilité des premières éditions
ne nous permet pas d'établir si la théorie de la méthode apparaît déjà dans
les versions antérieures [des Erotemata] », p. 126, note 13.) Ong, dans un
bref article sur le ramisme publié en 1973, semble avoir modifié son opi-
nion, puisqu'il écrit à ce moment: « Entre 1543 et 1547, ces trois auteurs
[Ramus, Sturm, Melanchthon] ont introduit dans leurs manuels de dialec-
tique et de logique des sections consacrées à la méthode. (Melanchthon avait
traité un peu auparavant de questions de méthode).» Walter J.Ong,
« Ramism », dans Philip Wiener (dir.), Dictionary of the History ofIdeas, t. 4,
Studies of Selected Pivotai Ideas (New York, 1973), p.43. Dans une lettre
qu'il m'a adressée en 1994, Ong a toutefois reconnu qu'il avait surestimé
l'originalité de De la Ramée et que, bien avant lui, l'élaboration de la
méthode topique par Melanchthon avait été nettement plus significative.
Plus récemment, un livre important d'Ian Maclean consacré à l'interpréta-
tion juridique et au langage juridique au xvf siècle attribue toujours les
principaux progrès de la méthode topique à De la Ramée, et ne mentionne
Melanchthon qu'en passant. Voir Ian Maclean, Interpretation and Meaning
in the Renaissance. The Case of Law (Cambridge, 1992). Bien que Maclean,

677
DROIT ET RÉVOLUTION

à la suite d'Ong, associe la méthode ramiste au calvinisme et celle de


Melanchthon au luthéranisme, il attribue néanmoins la méthode ramiste à
Freigius Qohann Thomas Frey), en omettant de remarquer que celui-ci était
luthérien (pp. 42-43). Il omet également de noter que les diagrammes tirés
du livre de Freigius qu'il reproduit (Partitiones juris utriusque [Bâle, 1571])
étaient presque identiques quant à leur style à ceux que les juristes luthériens
avaient déjà publiés plus d'une génération auparavant.
La thèse que nous défendons dans ce chapitre, c'est-à-dire que
Melanchthon situa très tôt la méthode dans la partie de la dialectique trai-
tant du jugement, et qu'il fut le premier à le faire, se vérifie chez Paul
Joachimsen, « Loci communes. Eine Untersuchung zur Geistesgeschichte des
Humanismus und der Reformation », dans Luther-Jahrbuch (1926), p. 85, et
chez Ernst Wolf, Philipp Melanchton. Evangelischer Humanismus (Gottingen,
1961). Voir également Quirinius, « The Terms "Loci communes" and "Loci"
in Melanchthon », et Adolf Sperl, Melanchton zwischen Humanismus und
Reformation. Eine Untersuchung über den Wandel des Traditionsverstiindnisses
bei Melanchton und die damit zusammenhiingenden Grundfragen seiner Theo-
logie (Munich, 1959), p. 34.
Melanchthon semble avoir disparu presque complètement de l'historio-
graphie allemande du droit à la fin du xx" siècle. Ainsi, Helmut Coing, dans
un exposé extrêmement sommaire de la méthode topique, dont il conçoit
l'origine et le développement selon une trajectoire allant de Rudolph
Agricola (1444-1485) à Pierre de la Ramée (1515-1572), se borne à résumer
la contribution de Melanchthon en une seule phrase, disant que « l'œuvre
théorique de Melanchthon eut la même signification dans les pays luthériens
que celle de De la Ramée dans les pays calvinistes ». Voir Coing, Handbuch,
pp. 24-25. De même, Hans Hattenhauer, dans son important traité d'his-
toire du droit en Europe, remarque, lui aussi en une seule phrase, que
Melanchthon et Luther furent la source d' « interprétations contraignantes de
la Bible et du droit pour le monde luthérien ». Voir Hans Hattenhauer,
Europiiische Rechtsgeschichte (Heidelberg, 1992), p. 367. Dans son étude sur
la méthode de logique juridique au XVIe siècle, Vincenzo Piano Mortari se
réfère fréquemment à l' œuvre de Melanchthon, mais presque toujours sans
la distinguer de celle d'Agricola, et toujours en tant qu'auteur humaniste,
jamais en tant que Luthérien. Voir Vincenzo Piano Mortari, Diritto, logica,
metodo nel secolo XVI (Naples, 1978). Paul Koschacker, dans son livre (nova-
teur à l'époque) sur l'influence du droit romain dans l'histoire européenne,
non seulement ne mentionne pas Melanchthon, mais il affirme que la
science du droit en tant que telle (la Rechtswissenschaft) est une invention de
l'École historique allemande, ne remontant ainsi qu'au XIx" siècle, « Made in
Germany ». Voir Paul Koschacker, Europa und das romische Recht (Munich,
1947), p. 210. Cette omerta historiographique ne peut s'expliquer qu'en rai-
son d'une répudiation des sources religieuses de la tradition juridique occi-
dentale.
39. De la Ramée a prétendu que sa méthode de classification, qui relevait
essentiellement des mathématiques, menait à la vérité, mais une lecture

678
NOTES PAGES 203-206

attentive d'Ong confirme qu'en fait De la Ramée n'a rien établi qui fût nou-
veau ou important. Voir Ong, Ramus, pp. 171-195.
40. Au début de ses Loci communes parus en 1521, Melanchthon se
démarque des loci traditionnels de la théologie scolastique, qu'il qualifie
d'« inintelligibles », de « discussions stupides » qui « militent davantage pour
certaines hérésies qu'elles ne le font pour les doctrines catholiques ». De tels
exposés, dit-il, ne constituent pas une source d'inspiration et ne constituent
pas le fondement de la véritable « connaissance chrétienne: savoir ce que
requiert le droit, à quel pouvoir l'on peut s'adresser pour obtenir l'exécution
du droit et la grâce pour couvrir les péchés, comment l'on peut renforcer un
esprit vacillant contre le diable, la chair et le monde, et comment l'on peut
consoler une conscience affligée. Les scolastiques enseignent-ils tout cela?
Lorsqu'il s'appliqua à rédiger un abrégé de la doctrine chrétienne, dans son
épître aux Romains, saint Paul s'attarda-t-il à philosopher sur les mystères de
la Trinité, les modalités de l'Incarnation, ou la notion de création active ou
passive? Non! Mais de quoi traite-t-il donc? Il parle de la loi, du péché, de
la grâce [des loct] sur lesquels la connaissance du Christ repose exclusive-
ment. Combien de fois Paul n'affirme-t-il pas qu'il désire pour les croyants
une riche connaissance du Christ! Il prévoyait en effet que s'il n'avait pas
retenu l'attention sur ces [loct] susceptibles de mener au salut, nous nous
tournerions vers des disputations intellectuelles sans vie et étrangères au
Christ. Nous allons par conséquent traiter de ces [lOct] qui vous conduisent
au Christ, qui renforcent votre conscience et apprêtent votre esprit contre
Satan ». Melanchthon, Corpus Reformatorum, 22 : 83-85, trad. anglaise dans
Wilhelm Pauck, Melanchthon and Bucer (Philadelphie, 1969), pp. 20-22.
41. Voir les renseignements biographiques et bibliographiques sur Apel
dans Muther, Aus dem Universitiits- und Gelehrtensleben; Stintzing, Ges-
chichte der Rechtswissenschafi, pp. 270 e.s. ; idem, « Johann Apel », dans All-
gemeine deutsche Biographie; F. Merzbacher, « Johann Apels dialektische
Methode der Rechtswissenschaft », ZSS (Rom. Abt.) 55 (1958), 364 e.s. ;
Franz Wieacker, Humanismus und Rezeption. Eine Studie zu Johannes Apels
Dialogus oder Isagoge per dialogum in IV libros Institutionum (1940), repris
dans Grunder und Bewahrer. Rechtslehrer der neueren deutschen Privatrechts-
geschichte (Gottingen, 1959), pp. 44-104 ; Gerhard Theuerkauf, Lex, Specu-
lum, Compendium juris, Rechtsaufzeichnung und Rechtsbewusstsein in
Norddeutschland vom 8. bis 16. Jahrhundert (Cologne, 1968), pp. 202 e.s.
Muther offre une bibliographie complète de l'œuvre d'Apel dans Aus dem
Universitiits- und Gelehrtensleben, pp. 455-487.
42. Methodica dialectices ratio ad iurisprudentiam accomodata, authore
Iohanne Apello (Nuremberg, 1535). L'épilogue d'Apel date du 31 juillet
1533, Voir Troje, « Die Literatur des gemeinen Rechts », p. 734.
43. Isagoge per dialogum in quatuor libros Institutionum divi Iustiniani
imperatoris, autore Ioanne Apello (Bratislava, 1540).
44. Apel, Methodica, fol. 272r, ibidem, BA; également 0.8. Voir égale-
ment Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschafi, pp. 289-290.
45. Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschafi, p.289. On trouve une
appréciation semblable chez Ferslev, « Claudius Cantiuncula », p. 36, lequel

679
DROIT ET RÉVOLUTION

affirme que Apel «fut le premier à élaborer logiquement le traitement


rationnel des matériaux juridiques». Voir également Muther, Doctor Johann
Apel, pp. 34-35 (<< La méthode dialectique d'Apel correspond en général à la
méthode de Melanchthon; les exemples juridiques proviennent toutefois
d'Apellui-même »), et Wieacker, Humanismus und Rezeption, pp. 64-67.
46. Cité par Wieacker, Humanismus und Rezeption, pp. 62-63.
47. Ibidem.
48. Pour un aperçu de ces principes fondamentaux de l'herméneutique
théologique luthérienne, voir Joachim Beckmann, « Die Bedeutung der refo-
matorischen Entdeckung des Evangeliums rur die Auslegung der Heiligen
Schrift », Luther-Jahrbuch 34 (1963), 20 e.s.; Edward H. Schroeder, «ls
There a Lutheran Hermeneutic? », dans Robert W. Bertram (dir.), The
Lively Function of the Gospel. Essays in Honor of Richard R. Caemmerer (St.
Louis, 1966), pp. 81-98. Sur la signification plus générale de l'herméneu-
tique théologique luthérienne, voir Karl Holl, « Luthers Bedeutung rur den
Fortschritt der Auslegungskunst », dans Gesammelte Aufiatze zur Kirchenges-
chichte CG' éd., Tübingen, 1932), 1 : 544 e.s. ; Alfred Voigt, «Die juristische
Hermeneutik und ihr Abbild in Melanchthons Universiditsreden », dans
Carl Joseph Hering (dir.), Staat-Recht-Kultur. Festgabe for Ernst von Hippel
zu seinem 70. Geburtstag (Bonn, 1965), pp. 265 e.s.
49. Sur l'évolution de la notion de ius ad rem, voir Harry Dondorp, « lus
ad rem ais Recht, Einsetzung in ein Amt zu Verlangen », Tijdschrift voor
rechtsgeschiedenis 59 (1991), 285-318; Peter Landau, «Zum Ursprung des
"lus ad rem" in der Kanonistik», dans Stephan Kuttner (dir.), Proceedingr of
the Third International Congres of Medieval Canon Law (1971), 81-102.
L'expression ius ad rem fut inventée au XIIe siècle, essentiellement afin de
définir la position juridique d'une partie investie d'un fief ou d'un bénéfice
sans encore en avoir la possession physique: cette partie ne jouissait pas du
plein droit de propriété (ius in re), mais disposait seulement d'un droit à
l'égard du seigneur du fief ou du supérieur ecclésiastique lui garantissant
d'obtenir la possession réelle à l'avenir. Le développement de la notion de ius
ad rem doit être envisagé dans le contexte plus large du développement du
ius en tant que droit subjectif. Auparavant, le terme ius se référait unique-
ment, en droit romain, au droit objectif, c'est-à-dire le droit au sens général.
Le droit, dans ce sens objectif, imposait des obligations et des devoirs, mais
le droit romain classique ne disposait pas d'un terme pour les droits subjec-
tifs. Les canonistes du XIIe siècle furent les premiers à utiliser le terme ius
pour désigner la prétention fondée en droit d'une personne à laquelle une
prestation est due, exprimant ainsi «une zone d'autonomie humaine» et
« une sphère neutre de choix personnel ». Voir Brian Tierney, The ldea of
Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law,
1150-1625 (Atlanta, 1997), pp. 66-67. Au XIIIe siècle, cette nouvelle accep-
tion d'un droit subjectif fut intégrée dans l'ensemble du système de droit
canonique. Voir Charles Reid jr., «The Canonistic Contribution to the
Western Rights Tradition. An Historical 1nquiry », Boston College Law
Review 33 (1991), 37-92; et Charles J. Reid jr., «Thirteenth-Century

680
NOTES PAGES 206-210

Canon Law and Rights. The Word lus and Its Range of Subjective
Meanings », Studia Canonica 30 (1996),295-342.
50. En opérant cette distinction, Apel reconnaît, au début de l'lsagoge,
s'être inspiré d'un manuscrit qu'il avait découvert à Konigsberg, et qu'il
avait, par erreur, pris pour une ancienne version des Institutes de Justinien
- alors qu'en fait, au XYIIf siècle, ce texte fut identifié comme l'une des pre-
mières versions du Brachylogus iuris civilis, une œuvre des glossateurs du
XIIe siècle. Plusieurs éditions du Brachylogus à partir de 1551 reprenaient en
annexe l'lsagoge d'Apel. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschafi,
pp. 292-293; et Theuerkauf, Lex, p. 195. Les juristes scolastiques n'ont tou-
tefois pas suivi la distinction entre dominium et obligatio pour fonder une
synthèse de leurs doctrines. En fait, le Brachylogus reprend simplement le
dominium et l' obligatio dans une liste comprenant plusieurs douzaines de
topiques de droit, en grande partie empruntés et agencés selon les Institutes
de Justinien, et ne présente qu'une taxonomie rudimentaire du droit. On n'y
trouve aucune tentative de définir les rapports entre topiques juridiques,
dont les définitions et illustrations - qui ne dépassent souvent même pas une
centaine de mots - sont plutôt obscures. Une édition du Brachylogus de
1557 publiée à Lyon comprend à peine 123 pages, selon une mise en page
de moins de 200 mots par page. Un tel ouvrage est tout à fait différent de
celui d'Apel, aussi bien quant à sa structure que quant à l'étendue des
matières qu'il couvre.
51. Dans sa Methodica, Apel a soutenu qu'aussi bien selon le critère de la
cause matérielle (c'est-à-dire l'objet) que selon le critère de la cause formelle
(c'est-à-dire, sa forme), le droit (ius) est subdivisé en droit public et en droit
privé, et celui-ci, à son tour, en droit écrit et droit non-écrit. Selon le critère
de la cause efficiente (c'est-à-dire, sa source), Apel divisait le droit en droit
naturel, droit des gens et droit civil (c'est-à-dire romain). Ainsi, le droit privé
non-écrit était dérivé du droit naturel et le droit privé écrit du droit civil.
Quoique cette classification n'exclût pas que le droit public découlât en par-
tie du droit civil, l'analyse du droit civil chez Apel tendait à prendre en
compte avant tout les aspects du droit privé.
52. Sur les distinctions entre droit public et droit privé en droit romain et
dans l'ancien droit canonique, voir Hans Mullejans, Publicus und Privatus
im romischen Recht und im alteren kanonischen Recht unter besonderer Berück-
sichtigung der Unterscheidung lus publicum und lus privatum (Munich,
1961). Mullejans conclut de son étude minutieuse des sources que les
juristes romains et les premiers canonistes « ne distinguaient pas clairement ),
entre « un ius publicum, c'est-à-dire, un droit relevant des affaires de l'État
ou du domaine ecclésiastique» et « un ius privatum, c'est-à-dire un droit
régissant les affaires privées des personnes» (pp. 1-3, 187-188).
53. Apel, Methodica, fol. 27sr. Johann Oldendorp a repris ces distinctions
dans son Lexicon juris civilis (1547). Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswis-
senschafi, p. 296. La systématisation d'Apel a été fortement critiquée par
Wieacker, Humanismus und Rezeption, pp. 84-86. Selon Wieacker, le sys-
tème d'Apel était fondé sur « l'illusion » que le droit était susceptible d'être
réformé par une « dialectique mécanique et stérile », et il ajoute: « Une nou-

681
DROIT ET RÉVOLUTION

velle systématisation du droit ne pouvait être réalisée que sur la base d'une
nouvelle forme de communauté et de société, partant un nouveau principe
directeur fondamental pour l'idéal de justice. » Mais contrairement à Wieacker,
je prétends que ce fut précisément cette" nouvelle forme de communauté et
de société» introduite par la Réforme protestante, ainsi qu'" un nouveau
principe directeur fondamental pour l'idéal de justice » associé au protestan-
tisme, qui s'exprime à travers la " nouvelle systématisation du droit » d'Apel.
54. Wieacker, Humanismus und Rezeption, p. 69.
55. Parmi d'autres ouvrages importants du XVIe et du XVIIe siècle publiés
par des auteurs allemands qui illustrent la nouvelle méthode systématique du
droit, on peut citer notamment (la liste suit l'ordre alphabétique par nom
d'auteur; les dates se réfèrent à la première année d'édition qui nous était
disponible) : Johannes Althusius (vers 1556-1638), Iurisprudentiae romanae
methodicae digestae libri duo (1586) ; idem, Dicaeologicae libri tres, totum et
universum ius, quo utimur, methodice complectentes (1618); Benedict
Carpzov (1595-1666), Practicae novae imperialis saxonicae rerum criminalium
(1703); Balthasar Clammer (mort en 1578), Compendium iuris (1591);
Hermann Conring (1606-1681), Opera iuridica historica, politica et philoso-
phica (1648) ; Christoph Ehem (1528-1592), De principiis iuris libri septem
(1556); Gerhard Feltmann (1637-1696), Institutiones Juris novissimi
(1671) ; idem, De jure in re et ad rem (1672) ; Johann Thomas Freigius
(1543-1583), Methodica actionum iuris repetitio ad ordinem iurisconsulti Tri-
boniani instituta (1569) ; idem, Partitiones juris utriusque (1571) ; Ludwig
von Freudenstein Gremp (1509-1583), Codicis Justinianei methodica tracta-
tio (1593); Hugo Grotius (1583-1645), De iure belli ac pacis libri tres
(1646); Johann Gottlieb Heineccius (1681-1741), Elementa juris civilis
secundum ordinem Pandectarum (1731); Joachim Hopperus (1523-vers
1580), De iuris arte libri tres (1553) ; Joannes Kahl (mort vers 1552), Juris-
prudentia romanae synopsis methodica (1595) ; Melchior Kling (1504-1571),
Daz gantze Sechsisch Landrecht mit Text und Gloss in eine richtige Ordnung
gebracht (1572) ; Samuel Pufendorf (1632-1694), De officio hominis et civis
iuxta legem naturalem libri duo (1673) ; Mattaeus Stephani (1576-1646),
Exegesis iuris civilis, quo utimur, ad methodum Institutionum Justiniani impe-
ratoris concinnata et secundum tria iuris objecta, tribus partibus comprehensa
(1617) ; idem, Tractatus methodus de arte juris et eius principiis (1631) ;
Samuel Stryk (1640-171 0), Institutiones juris civilis cum notis (1703) ; idem,
Specimen usus moderni Pandectarum (1708) ; Christoph Sturtz (ca. 1555-
1603), Methodus logica universi iuris civilis in quatuor Institutionum, quin-
quaginta Pandectarum et novem libros Codicis, iusta ratione continuationis
omnium titulorum animadversa et proposita (1591) ; Nicolaus Vigelius (1529-
1600), Methodus iuris controversi (1579); idem, Methodus juris pontificii
(1577) ; idem, Methodus observatium Camerae Imperialis (ca. 1579); idem,
Methodus universi iuris civilis absolutissima (1561) ; idem, Partition es iuris
civilis. Digestorum suorum rationes et ordinem breviter demonstrantes (1571) ;
idem, Praefatio apologetica: methodus duplex commentariorum Tiraquelli
(1586) ; Hermann Vultejus (1555-1634), Iurisprudentiae romanae Justiniano
compositae libri duo (1590).

682
NOTES PAGES 210-212

56. À propos des auteurs allemands et néerlandais de la fin du XVI" siècle,


Udo Wolter remarque que « de loin, la plupart étaient protestants ». Udo
Wolter, Jus canonicum in iure civili. 5tudien zur Rechtsquellenlehre in der
neueren Privatrechtsgeschichte (Cologne, 1975), p. 59. Des auteurs mention-
nés à la note précédente, il semble que seuls Hopper et Freigius ne quittèrent
pas le camp catholique.
57. Pour des renseignements biographiques et bibliographiques sur
Konrad Lagus, voir Theodor Muther, Zur Geschichte der Rechtswissenschaft
und der Universitiiten in Deutschland (Iéna, 1876), pp. 296 e.s.; idem,
« Lagus, Konrad », dans Allgemeine deutsche Biographie; Stintzing, Geschichte
der Rechtswissenschaft, pp. 296 e.s. ; Theuerkauf, Lex, pp. 183 e.s.; Hans
Erich Troje, « Wissenschaftlichkeit und System in der Jurisprudenz des 16.
Jahrhunderts », dans Jürgen Blühdorn et Joachim Ritter (dir.) , Philosophie
und Rechtswissenschaft. Zum Problem ihrer Beziehungen im 19. Jahrhundert
(Francfort sur le Main, 1969), pp. 76 e.s.
58. Konrad Lagus, Protestatio adversus improbam suorum commentariorum
de doctrina iuris editionem ab Egenolpho foctam (Danzig, 1544), A.4v. Voir
Theuerkauf, Lex, p. 201, note 74; et Troje, « Wissenschafrlichkeit und Sys-
tem in der Jurisprudenz des 16. Jahrhunderts », p. 76. Troje souligne à juste
titre le rapport de cette opinion avec la pensée de Melanchthon: « Konrad
Lagus [... ] entendait rédiger l'équivalent juridique des Loci communes theolo-
gici de Melanchthon. Ses observations et exposés méthodologiques s'inspi-
rent très clairement de Melanchthon. »
59. Lagus, Protestatio, A.4v.
60. La Juris utriusque methodica traditio de Lagus fut plusieurs fois réim-
primée dans différents pays européens: à Francfort (1543, 1552, 1565), à
Paris (1545), à Lyon (1544, 1546, 1562, 1566, 1592), à Louvain (1550,
1552, 1565) et à Bâle (1553).
61. Lagus, Juris utriusque methodica traditio, B.1 v.
62. Theuerkauf, Lex, p. 206 ; v. également Gilbert, Renaissance Concepts,
p. 112, ainsi que les références que mentionne l'auteur.
63. Lagus, Methodica, B.l. « Tous les prétendus loci ordinarii du droit,
disait-il, n'ont jamais été rassemblés [par les juristes scolastiques] en un sys-
tème ordonné. C'est en structurant ce système de rapports entre loci qu'un
étudiant pourra immédiatement saisir quelle est la relation [entre les loci] et
comment ces relations révèlent dans une certaine mesure un compendium de
toutes les connaissances juridiques. On peut reconnaître quelque progrès en
ce sens dans les summae (sommes de droit), en particulier celles d'Azon et
d'Hostiensis. Cependant, les auteurs des summae n'ont pas tenté de diviser
l'ensemble du droit en branches principales et distinctes. Leur seule préoccu-
pation consistait à décrire dialectiquement (ou selon les doctrines) le
contenu de titres particuliers de certaines lois qu'ils rencontraient dans le
Code de Justinien ou dans les collections de décrétales. Ils s'intéressaient
beaucoup plus aux titres individuels de ces collections qu'au methodus iuris. »
64. Lagus, Methodica, BI v. Voir Theuerkauf, Lex, p. 201, note 73. Selon
Stintzing, « La Methodica de Lagus ... est en effet le plus ancien compendium
général du droit ». Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft, p. 300.

683
DROIT ET RÉVOLUTION

65. Theuerkauf, Lex, p. 206, indique « que l'on peut supposer [que
Lagusl ait eu connaissance des tentatives d'Apel visant à appliquer la dialec-
tique à la théorie du droit» et que « peut-être» Lagus connaissait l'édition
de 1535 de la Methodica d'Apet, ainsi que l'édition de 1540 de son Isagoge,
mais qu'aucune influence ne peut être établie. Il poursuit en observant spé-
cifiquement que le fait que Lagus ait opéré une distinction fondamentale
dans le droit civil entre biens (propriété) et obligations « ne doit pas être
attribué à l'influence d'Ape!, mais peut plutôt avoir été directement inspiré
par les Institutes de Justinien ». Une interprétation analogue avait déjà été
avancée par Otto von Gierke, selon lequel « Lagus fut sans doute le premier
à réaliser l'idée d'un manuel systématique du droit, mais il demeura attaché
à l'agencement essentiel des Institutes ». Otto von Gierke, Johannes Althusius
und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, t. 5 (Aalen, Scientia
Verlag, 1958), p. 38. Cette conclusion n'est pas fondée. En fait, les Institutes
de Justinien n'offrent aucune base pour la division du droit civil en deux
parties fondamentales, telle qu'elle est proposée par Lagus (et Apel), c'est-à-
dire en distinguant deux parties fondamentales, la première correspondant
au dominium (ou aux res), la seconde à l' obligatio. Au contraire, les Institutes
suggèrent (par ailleurs, sans s'y tenir) une classification en personnes, biens
et actions: Apel a rejeté cette classification, tandis que Lagus l'a critiquée et
transformée. Les Institutes définissent le dominium comme une propriété in
re, sans pour autant les distinguer de droits ad rem. Pour une discussion plus
détaillée sur la distinction entre le droit des biens et le droit des obligations,
voir plus loin, chapitre 5.
Lorsque l'on considère les similitudes importantes entre les œuvres des
deux hommes, toute amorce d'explication doit tenir compte du fait que pen-
dant plusieurs années ils furent collègues à l'université de Wittemberg, où ils
enseignaient des matières très proches, et qu'ils étaient tous deux d'ardents
disciples de Luther et de Melanchthon. À l'époque, il n'était pas inhabituel
qu'un auteur ne cite pas l'œuvre d'un autre auteur contemporain. Pour une
analyse en profondeur permettant de comprendre dans quelle mesure Lagus
dépendait de ses collègues à Wittemberg et était en même temps en avance
par rapport à ces collègues, voir Muther, Aus dem Universitiits- und Gelehr-
tenleben, pp. 308-309. «Tandis qu'Apei a entièrement mis l'accent sur le
traitement doctrinal dialectique d'éléments juridiques particuliers, et ne par-
vint qu'ultérieurement au traitement systématique de ces éléments, Lagus a
quant à lui, dès le début, mis l'accent principalement sur le système. Jusqu'à
cette époque, on avait toujours nettement distingué les sources de droit
romain et de droit canonique, et enseigné séparément à partir de ces textes.
Lagus fut le premier à entreprendre de combiner ces sources et corps de
droit en un ensemble et d'exposer en un manuel systématique la doctrine
d'un droit romain modifié par le droit canonique. Je ne crois pas me trom-
per lorsque j'identifie Melanchthon comme le modèle que Lagus s'efforça
d'égaler à cet égard. En 1521, ce "précepteur de l'Allemagne" avait pour la
première fois publié ses Loci communes, un sommaire systématique de la
théologie dans lequel on peut reconnaître le premier manuel des doctrines
protestantes. L'immense succès de cet ouvrage et son influence considérable

684
NOTES PAGES 213-220

sur les études théologiques poussèrent d'autres disciplines, en particulier le


droit, à s'appliquer à l'imiter. »
66. Cette analyse « causale» est empruntée à Lagus, Methodica (Lyon,
1544), pp. 9-12, 24-26.
67. Ibidem, p. 68.
68. Voir Theuerkauf, Lex, p. 201.
69. Les canonistes étaient censés avoir des connaissances de droit romain.
Le grand canoniste du XIf siècle Hostiensis a consacré un traité au droit
romain. Les romanistes, en revanche, ignoraient le plus souvent le droit
canonique, quoique le grand juriste Balde fut à la fois romaniste et canoniste
et écrivit abondamment en l'un et l'autre droit. Les deux systèmes étaient
enseignés séparément, et plusieurs ouvrages furent consacrés à leurs diffé-
rences. Voir les notes 70 et 71, ci-dessous.
70. Voir Muther, Aus dem Universitiits- und Gelehrtenleben. À propos de
la distinction entre droit romain et droit canonique dans l'enseignement
juridique et dans la littérature juridique avant le XVIe siècle, voir Wolter, lus
canonicum, pp. 1-52. Selon Wolter (pp. 50-51) : « Les glossateurs ne se pré-
occupèrent que superficiellement du droit canonique. Ce n'était que pour
certaines questions spécifiques relevant du droit du mariage ou du prêt à
intérêt qu'une autorité privilégiée était reconnue au droit canonique.»
D'après le même auteur, les commentateurs comme Bartole et Balde, qui
pouvaient se prévaloir de leurs études comparatives en droit romain et en
droit canonique, eurent davantage recours à des notions et principes de droit
canonique pour traiter de matières telles que le droit du mariage et de la
famille, la protection de droits réels et les contrats de bonne foi. Ils appli-
quaient également la notion d'équité canonique afin d'atténuer la rigueur du
droit dans des cas particuliers. « Pourtant, conclut Wolter, le chevauchement
entre droit canonique et droit civil se limita à adopter quelques règles légis-
latives individuelles du corpus iuris canonici et demeura ainsi un phénomène
sporadique. »
71. Une méthode analogue a été appliquée par Oldendorp dans son
ouvrage important: Collatio iuris civilis et iuris canonici «< Collation des
droits civil et canonique »). Pour un bon exemple de cette «synthèse» de
droit romain et de droit canonique, voir l'approche de Lagus sous la
rubrique «De obligationibus quae ex quasi contractu oriuntur », dans
Methodica, pp. 364-367.
72. Theuerkauf, Lex, p. 208. La Methodica de Lagus fut rééditée une der-
nière fois en 1592.
73. Konrad Lagus, Compendium juris civilis et saxonici: in grundlicher
ordentlicher Ausszug/Begriff und Einhalt der Keys- und Sachsischen Rechten (ed.
princ. Magdebourg, 1597, réimpression en 1603). Contrairement au
Sachsenspiegel, le compendium de Lagus ne traitait que du Landrecht, et non
du Lehnrecht. Voir Theuerkauf, Lex, pp. 281,284-287,290-291.
74. Pour des renseignements biographiques et bibliographiques sur
Vigelius, voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft, pp. 424-440 ;
A. London Feil, Origins ofLegislative Sovereignty and the Legislative State, t. 2

685
DROIT ET RÉVOLUTION

(Cambridge, Mass., 1983), pp. 111-113 ; idem, « Nicolaus Vigelius », dans


Allgemeine deutsche Biographie, 39: 693.
75. Vigelius rédigea encore d'autres traités « méthodiques » au couts de sa
longue carrière. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissemchaft, pp. 428-
440. Ses Digesta, publiées entre 1568 et 1571 à Bâle, sont un ouvrage volu-
mineux comprenant sept tomes, dont le premier est consacré au droit
public. Il commence par un chapitre sur les « définitions et divisions » du
droit, dans lequel il analyse le droit selon le critère des quatre causes aristo-
téliciennes, de manière comparable à Lagus. Il rédigea également un com-
mentaire systématique sur la Carolina, en allemand et en latin, le premier
traité systématique consacré au droit pénal allemand. Voir plus loin, cha-
pitre 6.
76. Pour des renseignements biographiques et bibliographiques sur Althu-
sius, voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft, pp. 468-477; idem,
«Althusius, Johann », dans Allgemeine deutsche Biographie; von Gierke,
Johannes Althusius.
77. Voir von Gierke, Johannes Althusius, pp. 37-49 ; Stintzing, Geschichte
der Rechtswissemchaft, pp. 468-477.
78. Parmi les auteurs espagnols, français et anglais des XVIe et XVIr< siècles
qui ont rédigé d'importants ouvrages ayant contribué au ius commune euro-
péen, on peut citer: Diego de Covarruvias y Leyva, Variarum ex iure ponti-
ficio regio, et caesario resolutionum libri tres (1545) ; Francisco Suarez (1548-
1617), Jurisprudentiae romanae a Justiniano compositae libri!! (1590);
Hugues Doneau (1527-1591), Commentariorum juris civilis... (1576);
Arthur Duck (1580-1648), De usu et authoritate juris civilis Romanorum in
dominiis principum christianorum (1653).
79. On traduit souvent l'expression utrumque ius par « les deux droits ».
Mais l'on peut également traduire par « chacun des deux droits » ou « l'un et
l'autre droit ». De nos jours encore, certains juristes peuvent obtenir en
Europe le grade de J. U. O., ce qui signifie juris utriusque doctor (<< docteur
dans les deux droits », ce qui veut dire docteur à la fois en droit romain et
en droit canonique.
80. Un exemple typique est l'ouvrage du juriste catholique espagnol
Covarruvias, cité plus haut, note 78 : on y lit dans la table des matières que
le ius commune comprend les principes empruntés au droit canonique et au
droit romain; mais, d'autre part, on constate qu'un tiers des trois parties
principales (librt) de cet ouvrage est consacré au droit royal et féodal envi-
sagé dans le cadre du ius commune. De même, le romaniste anglais Arthur
Duck a incorporé les Libri Feudorum (un abrégé de droit féodal du
XIIe siècle) parmi les catégories du ius commune: voir Peter Stein, « A
Seventeenth-Century English View of the European Jus Commune »,
pp. 719-720.
81. Martin Lipen, le bibliographe du XVIIIe siècle, a prévu une rubrique
pour ce genre de littérature intitulée Dijferentiae iuris. Voir Martin Lipen,
Bibliotheca realis juridica (Hildesheim [!J, 1746). La rubrique « Differentiae
inter jus canonicum et civile » comprend 21 titres, le plus ancien datant de
1535, le plus récent de 1746. Une douzaine d'ouvrages datant du XIIe au

686
NOTES PAGES 221-228

début du xvf siècle et concernant les différences entre droit romain et droit
canonique (ainsi qu'un sommaire de leurs tables des matières) sont mention-
nées par Jean Portemer, Recherches sur les « Differentiae juris civilis et cano-
nici» au temps du droit classique de l'Église (Paris, 1946). Il semble qu'il y ait
une distinction très nette entre cette littérature des differentiae selon qu'il
s'agisse des premières générations de ces ouvrages ou des ouvrages posté-
rieurs: les premiers ouvrages s'adressaient à des pouvoirs distincts, le pouvoir
séculier et le pouvoir ecclésiastique, tandis que les ouvrages postérieurs
s'adressaient à un pouvoir séculier unique, dans le domaine duquel l'ancien
droit canonique avait subsisté. C'est cette combinaison de deux types de lit-
térature sous un dénominateur commun qui a amené les historiens contem-
porains à faire état d'un ius commune européen au xvf siècle qui aurait été
fondé sur le droit « romano-canonique». En fait, l'émergence de la littéra-
ture des differentiae iuris vers la fin du xvf siècle doit être envisagée dans le
contexte de ce que Luigi Moccia a identifié comme la première phase de
l'émergence du droit comparé en tant que discipline. Le but du droit com-
paré à ce stade, selon Moccia, consistait à offrir « une voie de recherche des
concordances entre les systèmes juridiques séculiers des États ». Voir Luigi
Moccia, « Historical Overview on the Origins and Attitudes of Comparative
Law», dans Bruno de Witte et Caroline Forder (dir.), The Common Law of
Europe and the Future of Legal Education (Cambridge, Mass., 1992), p. 613.
82. Ainsi, lorsqu'il définit le ius commune, Johann Oldendorp affirme que
celui-ci « représente le droit naturel [pro iure naturalt]» (Lexicon juris
[1546], p. 250). Oldendorp lui-même publia un livre intitulé Collatio juris
civilis et canonici, maximum affirem boni et aequi cognillinem (Cologne,
1541), dans lequel il ne met pas l'accent sur les « différences », mais bien sur
la « collation », c'est-à-dire les traits communs aux deux systèmes. Voir
Heinz Mohnhaupt, « Die Differentienliteratur ais Ausdruck eines methodis-
chen Prinzips früher Rechtsvergleichung », dans Bernard Durand et Laurent
Mayali (dir.), Exceptiones iuris. Studies in Honour ofAndré Gouron (Berkeley,
2000), pp. 439-458. Mohnhaupt insiste (p.450) sur le rôle qu'a joué
Oldendorp en utilisant la comparaison entre droit romain et droit cano-
nique « non seulement afin de mettre en évidence leurs différences respec-
tives, mais également afin de traiter de ce qu'ils avaient en commun ».
Oldendorp n'a pas rédigé de « methodica scientifique » du droit, à l'instar de
ce qu'ont publié Ape!, Lagus et Vigelius, fondée sur les praecipui iuris loci de
Melanchthon, mais il publia en 1541 un ouvrage philosophique Loci iuris
communes, s'inspirant des topiques universels de Melanchthon.
83. Sur la contribution française à la science du droit au XVIe siècle, voir
Kelley, Foundatiom, pp. 53-148 ; Andersen, No Bird Phoenix, pp. 112-122 ;
Phillipson, « Jacques Cujas»; et Coing, Handbuch, pp. 56-58, 238-242,
756-759, 786-787, 902-926.

687
DROIT ET RÉVOLUTION

CHAPITRE N
La Révolution allemande et la réforme du droit pénal

1. Voir John Langbein, Prosecuting Crime in the Renaissance. England,


Germany, France (Cambridge, Mass., 1974), pp. 129-209; Eberhard
Schmidt, Einjùhrung in die Geschichte der deutschen Strafrechtsplege (Gottin-
gen, 1965); Robert von Hippel, Deutsches Strafrecht, t. 1 (Berlin, 1925),
pp. 159-220.
2. « Le problème de la pauvreté et du vagabondage avait atteint un niveau
sans doute sans précédent. » Thorsten Sellin, Pioneering and Penology. The
Amsterdam Houses of Correction in the Sixteenth and Seventeenth Centuries
(1942), p.8, cité dans John H. Langbein, Torture and the Law of Proo!
Europe and England in the Ancien Régime (Chicago, 1977), p.33. Voir
Robert Jütte, Poverty and Deviance in Early Modern Europe (Cambridge,
1994), pp. 143-157.
3. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 371-380,503-510.
4. Ibidem, pp. 57-58. Voir également Robert Bartlett, Trial by Fire and
Water. The Medievalfudicial Ordeal (Oxford, 1986), et les sources citées par
l'auteur.
5. Bien que Langbein suive Schmidt et d'autres auteurs lorsqu'il qualifie
ce système d'« Inquisitionsprozej romano-canonique», il reconnaît néan-
moins que ce système était « considérablement plus canonique que romain
quant à ses sourceS» et que « les sources de Justinien, dont on sait combien
elles sont mal définies, ne pouvaient soutenir l'élaboration médiévale dans
toute son envergure, ce qui n'a d'ailleurs pas été le cas ». Voir Langbein, Pro-
secuting Crime, pp. 129, 138. En fait, très peu d'éléments du droit romain de
la procédure, que ce soit la procédure civile ou pénale, ont survécu en Occi-
dent.
6. Les historiens sont très partagés sur l'époque à laquelle il faut dater
l'introduction de la procédure inquisitoire dans la pratique allemande. Les
opinions varient à tel point que certains situent ce développement au
)('.f siècle, d'autres au XIV" siècle, d'autres encore au XIIIe ou XIIe siècle. L'un
des facteurs prêtant à confusion est l'absence d'un État national allemand à
cette époque: en revanche, il y avait, d'une part, le Saint Empire romain de
la Nation allemande, lequel n'avait que des compétences très limitées en
matière pénale, et, d'autre part, un grand nombre de « territoires» (Lander)
allemands, lesquels avaient chacun leur propre organisation judiciaire. Un
autre facteur prêtant à confusion est la tendance quasi-générale parmi les
médiévistes du XIX" et du xx" siècle de traiter le droit canonique de l'Église
catholique comme un droit étranger - étranger non seulement au droit alle-
mand, mais également aux droits de tous les pays de la Chrétienté occiden-
tale. Voir Schmidt, Einjùhrung, pp. 28-29. Langbein, par exemple, prétend
que la procédure inquisitoire « ne s'est pas cristallisée en Allemagne avant le
xvI" siècle» - par 1'« Allemagne», il entend vraisemblablement l'Empire, et
dans ce passage, il ignore le droit de l'Église en Allemagne et les droits par-
ticuliers des territoires. Langbein ne conteste pas que, à la fois dans l'Empire

688
NOTES PAGES 231-237

et dans les principautés, les tribunaux ecclésiastiques suivirent la procédure


inquisitoire dès le XIIe siècle et que ces tribunaux ecclésiastiques allemands
étaient composés de canonistes allemands. La procédure inquisitoire qu'ils
appliquaient fut progressivement adoptée, moyennant quelques modifica-
tions, dans les différentes cours de justice des territoires allemands à partir
du XIII' siècle au plus tard. Voir Udo Wolter, lus canonicum in iure civili
(Cologne, 1975), pp. 8-9.
7. Voir l'article 3, section 3, de la Constitution des États-Unis d'Amé-
rique: « Nul ne sera convaincu de trahison, si ce n'est sur la déposition de
deux témoins sur le même acte manifeste, ou sur son propre aveu devant la
cour en audience publique. » La règle des deux témoins était une invention
des canonistes et des légistes, se fondant aussi bien sur des textes de droit
romain que sur l'Écriture. Peut-être le fait que c'était un produit de leur
propre réflexion consciente a-t-il contribué à leur empressement à y intro-
duire des exceptions. Voir Richard Fraher, « Ut nullus describatur reus prius
quam convincatur: Presumption of Innocence in Medieval Canon LaW»,
dans Stephan Kuttner et Kenneth Pennington (dir.), Proceedings of the Sixth
International Congress of Medieval Canon Law (Cité du Vatican, 1985),
p. 494. Voir H. van Vliet, No Single Testimony. A Study of the Adaptation of
the Law of Deuteronomy 19:15 into the New Testament (Utrecht, 1956), où
l'auteur explore les origines de la règle de deux témoins dans les Écritures.
8. Voir Langbein, Torture and the Law of Proo! À propos de l'abolition
des ordalies, Langbein écrit: « Le droit romano-canonique de la preuve
offrait une solution pour parvenir à un jugement plus acceptable. Ce juge-
ment devait être fondé sur une certitude. Le critère de la preuve devait être
à tel point exigeant que nul ne se soucierait que Dieu soit sollicité pour
résoudre les doutes.» Cette thèse a été critiquée par Richard Fraher,
« Conviction According to Conscience. The Medieval Jurists' Debate
Concerning Judicial Discretion and the Law of Proof», Law and History
Review 7 (1989), 23-88 ; et par Mirjan Damaska, « The Death of Legal Tor-
ture », Yale Law Journal 87 (1978), 860-884 (dans un compte rendu du livre
de Langbein). Selon Damaska, Langbein aurait exagéré la rigidité du nou-
veau système de preuves (pp. 865-866). Voir Walter Ullmann, « Reflections
on Medieval Torture», Juridical Review 56 (1944), 123-137 (mentionnant
aussi les règles et principes qui gouvernaient l'usage de la torture aux XIIIe et
XIV" siècles).
9. Sur les catégories exonérées de la torture, voir Langbein, Torture and
the Law ofProof, p. 13.
10. Ibidem, p. 7.
11. Voir Fraher, « Conviction According to Conscience», pp. 37-38.
Selon le système des « preuves légales », un témoin oculaire constituait une
demi-preuve, comme la preuve d'une reconnaissance de culpabilité exprimée
envers des tiers avant l'arrestation, et en les additionnant, ces deux demi-
preuves constituaient une preuve pleine. Le témoignage d'un autre témoin
qu'un témoin oculaire constituait un quart de preuve. Voir J.P. Levy, La
Hiérarchie des preuves dans le droit savant du moyen âge (Paris, 1939).

689
DROIT ET RÉVOLUTION

12. Voir Fraher, « Conviction According to Conscience », p.52. Laura


Stern fait la même observation dans son étude de Florence au xv" siècle:
« La plupart des crimes requéraient un minimum de preuve pour amener
une condamnation [... ] Cela semblerait restreindre l'appréciation discrétion-
naire du juge et conférer un automatisme aux décisions, aboutissant ainsi à
nouveau à subordonner la justice à un système de formules établies. En pra-
tique toutefois, les jugements ne se rendaient pas de la sorte. S'il y avait
contestation au cours du procès, les éléments de preuve étaient évalués par
tous les juges et par le président du tribunal. Ainsi, en pratique, il subsistait
un fort degré d'imprécision concernant la qualité de la preuve et les manières
dont différentes qualités de preuve pouvaient être combinées. Dans de nom-
breux procès criminels, le juge disposait d'une grande latitude d'apprécia-
tion, même au stade de l'administration de la preuve. » Voir Laura Ikins
Stern, The Criminal Law System ofMedieval and Renaissance Florence (Balti-
more, 1994), pp. 31-32. Voir Walter Ullmann, « Medieval Princip les of Evi-
dence », Law Quarterly Review 62 (1946), 82-83 (<< La conception du juge
comme fonctionnaire chargé de découvrir la vérité impliquait qu'un système
strict et contraignant de la preuve soit hors de question [... ]. [Le juge] était
entièrement libre dans sa sélection et son appréciation des preuves. En
d'autres termes, les juristes n'admettaient pas que cette liberté permettant de
déterminer la valeur relative de preuves contradictoires fût restreinte par un
système contraignant de règles immuables et rigides. Ils étaient convaincus
que l'on peut parvenir à la vérité par des voies différentes, et ce résultat ne
pouvait être obtenu en forçant le juge à s'en tenir à certaines catégories ou
règles de preuve »).
13. Ainsi, le canoniste Guillaume Durand définissait au XIv" siècle le
crime pene occultum: «On dit qu'il est "presque", c'est-à-dire quasi secret,
parce que du fait que quelques-uns le connaissent, peut-être deux ou trois
personnes, ou même cinq, il peut néanmoins être prouvé.» Guillaume
Durand, Speculum iudiciale, Pars III, rubrique «Quid sit occultum?»
(Lyon, 1574). Voir Fraher, «Conviction According to Conscience », pp. 48-
51 (où l'auteur traite des opinions des canonistes Durand, Hostiensis et Jean
d'Andrée à propos de la distinction entre les crimes pene occulta et les délits
« manifestes» ou « notoires »).
14. Cité dans Harold J. Berman, « Law and Belief in Three Revolutions »,
Valparaiso Law Review 18 (1984), pp. 581-582, note 13.
15. Voir Herbert L. Packer, «Two Models of the Criminal Process »,
University ofPennsylvania Law Review 113 (1964), 1-68. Cette controverse a
des parallèles importants dans la littérature des premiers canonistes et
légistes. Le canoniste Hostiensis (XIIIe siècle) soutenait qu'au nom de 1'« inté-
rêt public », les tribunaux ecclésiastiques pouvaient ignorer certaines forma-
lités procédurales dans le but de mieux contrôler la criminalité. Innocent N,
dans son œuvre de canoniste privé (et non en tant que pape), estimait que
certains principes garantissant la bonne administration de la justice devaient
néanmoins être respectés. Selon Richard Frahern, le modèle d'« intérêt
public» défendu par Hostiensis finit par l'emporter et prévalut dans la
conception des instructions criminelles, tant parmi les canonistes que parmi

690
NOTES PAGES 237-242

les juristes séculiers. Voir Richard Fraher, « The Theoretical Justification for
the New Criminal Law of the High Middle Ages. "Rei publicae interest, ne
crimina remaneant impunita" », University of Illinois Law Review (1984),
581-589.
16. Voir Erik Wolf, Grosse Rechtsdenker der deutschen Geistesgeschichte
W éd., Tübingen, 1963), p. 102: repris dans Friedrich-Christian Schroeder
(dir.), Die Carolina. Die peinliche Gerichtsordnung Kaiser Karls V von 1532
(Darmstadt, 1986), pp. 120-184. Voir également Stintzing, Geschichte der
Rechtswissenschaft, pp. 612-617 ; Hippell, Deutsches Straftecht, pp. 196-199 ;
Langbein, Prosecuting Crime, pp. 163-165.
17. Voir OttO Stobbe, Geschichte der deutschen Rechtsquellen, t.2 (Aalen,
1965), pp. 242-243. Schwarzenberg dirigeait un groupe d'experts, mais
Wolf indique que nous ne connaissons par leur identité ni leur contribution.
Voir Wolf, Grosse Rechtsdenker, pp. 115-118.
18. Dans la foulée de la création, en 1495, du Reichskammergericht, il fut
immédiatement décidé qu'une législation complémentaire était nécessaire
afin de définir la compétence pénale de cette nouvelle cour impériale, et de
fixer la procédure à suivre dans les causes criminelles. Voir Stintzing, Ges-
chichte der Rechtswissenschaft, pp. 622 ss. Lors du Reichstag réuni à Fribourg
en 1497-1498, il fut recommandé de préparer « une réforme et ordonnance
commune [Ordnung] sur la manière de procéder dans les affaires crimi-
nelles». Lors du Reichstag de 1500 à Augsbourg, la recommandation fut
modifiée en une décision dont l'exécution était confiée au Conseil exécutif
impérial (le Reichsregiment) , qui serait assisté et conseillé par la Chambre
impériale de justice. L'initiative ne fut cependant pas poursuivie, et ne fut
reprise qu'en 1517 lors du Reichstag réuni à Mayence, où les États adoptè-
rent un mémoire (Denkschriji) adressé à l'empereur, dans lequel les défauts
du système en vigueur étaient dénoncés. Cet épisode n'eut aucun effet
immédiat. En janvier 1521, le Reichstag à Worms chargea un comité de rédi-
ger une loi sur les crimes capitaux: ce comité procéda aussitôt à la rédaction,
et en avril de la même année, les États transmirent le projet au Reichsregi-
ment afin qu'il puisse l'étudier et y apporter des amendements. Le conseil
exécutif nomma à son tour un comité, présidé par Schwarzenberg, afin de
préparer la législation. À ce moment, le texte de la Bambergensis avait été
largement diffusé, ayant notamment été publié comme un manuel, et il fut
adopté comme un projet qui devait constituer le point de départ des travaux
du comité. Après plusieurs remaniements successifs, il fut finalement adopté
en 1532. Voir plus loin, notes 23 et 24.
19. Voir Heinrich Zoepfl (dir.), Die peinliche Gerichtsordnung Kaisers
Karls V neben der Bamberger und der Brandenburger Halsgerichtsordnung
(3< éd. synoptique, Leipzig, 1883), où l'on peut consulter la Bambergensis,
les projets de la Carolina de 1521 et de 1529, ainsi que la version définitive
de 1532, présentés en colonnes parallèles, avec des notes en bas de page indi-
quant les variantes mineures dans la version brandebourgeoise de la Bamber-
gensis. Toutes ces versions sont en allemand de l'époque, et il ne semble pas
qu'il y ait une traduction (allemande) moderne. En revanche, on dispose de
traductions postérieures en français, latin, polonais, bas-allemand et russe

691
DROIT ET RÉVOLUTION

(1967). Langbein, Prosecuting Crime, p. 140. Langbein rappelle que Pierre le


Grand aurait, selon certaines sources, étudié la Carolina lorsqu'il préparait
un code de droit militaire, et que certaines dispositions matérielles de la
Carolina étaient citées par les cours allemandes jusque dans les années 1870.
20. «Environ un cinquième des articles de la Bambergensis n'a pas été
repris dans la Carolina; d'autre part, quelques articles de la Carolina n'ont
pas d'équivalent dans la Bambergensis. À plusieurs reprises, la Carolina
modifie une disposition de la Bambergensis, mais, sur l'ensemble, ces modi-
fications sont mineures. La Carolina est ainsi une version ultérieure de la
Bambergensis. » Langbein, Prosecuting Crime, p. 163, note 96. Voir Stint-
zing, Geschichte der Rechtswissenschaft, p. 629.
21. Vers 1210, Azon rédigea des gloses sur les dispositions pénales du
Code de Justinien. Parmi d'autres juristes ayant consacré des traités som-
maires au droit pénal, on compte Guillaume Durand et Albertus Gandinus,
dont le Tractatus de maleficiis rédigé vers 1299 a profondément influencé le
droit pénal aux XIV" et x.v" siècles. Ces auteurs et plusieurs autres sont men-
tionnés chez Wolf, Grosse Rechtsdenker, p. 105. Wolf, à l'instar de plusieurs
autres historiens du droit ayant traité du droit pénal à cette époque, men-
tionne des romanistes, mais omet les canonistes, alors que ceux-ci étaient
plus influents à l'époque. Cette omission est corrigée chez Fraher, « Convic-
tion According to Conscience », lequel inclut, parmi d'autres canonistes du
XIIIe au x.v" siècle dont les travaux ont influencé le droit pénal, Tancrède,
Jean d'Andrée et Angelinus Aretinus.
22. À propos d'ordonnances allemandes sur les crimes (capitaux) anté-
rieures à 1507 (Halsgerichtsordnungen), voir Stobbe, Geschichte der deutschen
Rechtsquellen, t. 2, pp. 237-241. Ces législations antérieures à la Bambergen-
sis étaient beaucoup plus primitives: la Halsgerichtsordnung de Nuremberg
de 1481, par exemple, ne mentionne que brièvement quelques délits
(notamment le vol et le meurtre). Ibidem, p. 240.
23. Voir Georg Dahm, Untersuchungen zur Verfassungs- und Strafrechtsges-
chichte der italienischen Stadt im Mittelalter (Hambourg, 1941), pp. 42-56 ;
et Carlo Calisse, A History of !talian Law (Boston, 1928), pp. 173-179. La
Library of Congress à Washington, D.C., contient une collection d'impres-
sions de statuti de plus de 40 Cités-États italiennes, comprenant quelques
grandes villes, comme Turin, Bologne, Crémone, Viterbe et Trente, mais
aussi plusieurs petites cités, comme Apricale, Aviano, Celle, Fondi, parmi
d'autres. Florence a également produit une grande codification de son droit,
voir Josef Kohler et G. degli Azzi, Das florentiner Strafrecht des XIV Jahrhun-
derts, mit einem Anhang über den StrafProzef der italienischen Statuten
(Mannheim, 1909). Voir également nos remarques plus loin dans le présent
chapitre.
24. Gerhard Schmidt, « Sinn und Bedeutung der Constitutio Criminalis
Carolina ais Ordnung des materielles und prozessualen Rechts », ZSS
(Germ. Abt.) 83 (1966), 239,252-253.
25. Reinhard Maurach, Deutsches Strafrecht W éd., Karlsruhe, 1971),
p. 47. Maurach mentionne les codifications territoriales en Hesse (1535),
dans le Palatin électoral (1582), à Hambourg (1603) et en Bavière (1616),

692
NOTES PAGES 242-247

ajoutant que « toutes ces lois présentent des rapports mutuels, mais elles
constituent néanmoins das gemeine deutsche Strafrecht ».
26. Voir Emil Brunnenmesiter, Die Quellen der Bambergensis. Ein Beitrag
zur Geschichte des deutschen Strafrechts (Leipzig, 1879).
27. Wolf, Grosse Rechtsdenker, p. 109. Voir Constitutio Criminalis Caro-
lina (ci-après, CCC), art. 104.
28. Friedrich Karl von Savigny, Of the Vocation of Our Age for Legislation
and jurisprudence (trad. anglaise Abraham Hayward, New York, 1975),
pp. 68-69.
29. Carlo Calisse, par exemple, estime à propos des peines criminelles en
Italie aux XIV" et xv" siècles: « La peine visait à la fois à punir le criminel et,
en inspirant la terreur, à prévenir la récidive ou l'imitation. Un tel système
produit des peines extrêmement cruelles. La peine capitale était d'autant plus
terrible selon les modes d'exécution: mutilations, aveuglement, torture, fla-
gellation, exposition publique dans des cages, prisons épouvantables - tout
cela dans le but de provoquer la peur. » Voir Calisse, History ofltalian Law,
p.175.
30. CCC, art. 5. Voir August Schoetensack, Der Strafprozefl der Carolina
(Leipzig, 1904), pp. 96-97.
31. CCC, art. 12-15.
32. CCc, art. 12.
33. Langbein, dans Prosecuting Crime, traduit redliche Anzeigung par
« indication suffisante en droit », ce qu'il caractérise comme « une notion se
rapprochant de celle de "cause probable" (probable cause) en droit anglo-
américain » (p. 161). Il convient toutefois de remarquer que pour les causes
non-capitales, 1'« indication suffisante en droit » suffisait non seulement à la
mise en accusation, mais également à la condamnation. Par contre, dans les
causes capitales, une distinction était effectuée entre « indication suffisante »
justifiant l'interrogatoire sous la torture et la « preuve suffisante » justifiant la
condamnation sans torture.
34. Ainsi, l'article 23 disposait que « toute indice suffisant en vertu duquel
on entend procéder à un interrogatoire sous la torture doit être prouvé par
deux témoins idoines, comme cela est précisé ci-après dans plusieurs articles
concernant la preuve suffisante ». L'article 25 énumère ensuite huit « cir-
constances entraînant la suspicion » et justifiant par conséquent une enquête,
encore que l'article 27 prévienne qu'« aucune de ces circonstances entraînant
la suspicion ne peut suffire en soi à constituer un indice suffisant en droit en
vertu duquel on peut avoir recours à la torture ». L'article 27 poursuit en dis-
posant que, si deux ou plus des huit circonstances suspectes énumérées aupa-
ravant se présentent, l'officier responsable pour procéder à la torture
« déterminera si les circonstances suspectes sus-mentionnées [ ... ] constituent
un indice suffisant » pour « l'interrogatoire sous la torture ». Les articles 29-
32 établissent ensuite des principes généraux permettant aux enquêteurs de
déterminer si le recours à la torture est licite. Les articles 45-47 établissent
des règles pour conduire les interrogatoires sous la torture, tandis que
l'article 33 prévoit des règles spéciales pour le cas où une accusation de
meurtre fait l'objet de l'enquête. Les traductions de la Carolina utilisées ici

693
DROIT ET RÉVOLUTION

sont pour la plupart empruntées à Langbein, Prosecuting Crime, pp. 266-


308).
35. CCC, art. 20.
36. CCc, art. 69.
37. CCc, art. 59.
38. Bambergensis, art. 33.
39. CCc, art. 37.
40. CCc, art. 43.
41. CCC, art. 52.
42. CCc, articles 71, 74, 65. Voir art. 67: "Lorsqu'un crime est prouvé
par au moins deux ou trois témoins idoines et crédibles, dont les dépositions
expriment leur véritable connaissance, une procédure pénale sera instruite et
un jugement sera rendu conformément à la nature de la cause. »
43. CCc, articles 41, 137. Voir Schoetensack, StrafProzefl der Carolina,
p. 79, à propos de l'oralité du procès.
44. Voir Langbein, Prosecuting Crime, p. 172.
45. Cité et analysé ibidem, p. 172.
46. Langbein (ibidem, pp. 172-174) a soutenu que ces dispositions expri-
ment" la méfiance remarquable [du rédacteur] à l'égard de la compétence
des tribunaux auxquels s'adressait sa législation » et qu'elles étaient contraires
à l'objectif de réduire l'arbitraire du droit pénal, puisqu'elles permettaient de
définir les crimes en dehors du cadre de la loi, "contrairement au principe
de l'interprétation stricte (nulla poena sine lege [c'est-à-dire le principe
moderne de légalité]) ». Pourtant, il poursuit en reconnaissant que" ce qui
réconcilie ce pouvoir discrétionnaire avec le souci d'un droit pénal fondé sur
des règles, c'est que la loi s'efforce de veiller à ce que la décision discrétion-
naire soit guidée par des règles et soit confiée à des professionnels ». Le pou-
voir discrétionnaire accordé n'était pas, insiste-t-il, «un pouvoir
discrétionnaire permettant de procéder par simple fiat ».
47. Voir Langbein, Torture and the Law of Proof, p. 57, comprenant un
sommaire d'Adolf Friedrich Stolzel, Die Entwicklung des gelehrten Richter-
tums in deutschen Territorien. Eine rechtsgeschichtliche Untersuchung mit
vorzugsweiser Berücksichtigung der Verhaltnisse im Gebiet des ehemaligen Kur-
flrstentums Hessen, t. 1 (Stuttgart, 1872), pp. 349, 355 e.s.
48. La Carolina va déjà assez loin dans le sens d'une distinction entre une
partie générale et une partie spéciale, même si cette division n'y est pas
encore parfaite. Ainsi, les articles 106-136 traitent des peines applicables à
différentes catégories de crimes. L'article 137 traite d'" homicides non
contestés, mais commis dans des circonstances justifiant une excuse de la
peine », et est suivi de dispositions concernant la légitime défense
(articles 138-145), les morts accidentelles (articles 145-146), les cas d'homi-
cide à l'occasion de rixes et de bagarres (art. 147). Les articles 149-150 trai-
tent ensuite des" différents types d'homicide, dont les auteurs peuvent être
disculpés ». De même, le vol est subdivisé en vol clandestin et vol public
(articles 156 et 157). Il est traité ensuite de la récidive (délits commis une
première fois, une deuxième et une troisième fois) (articles 158-161) ; des
circonstances aggravantes (art. 162) ; des circonstances atténuantes ou celles

694
NOTES PAGES 247-256

permettant d'excuser le vol, comme la jeunesse ou la faim (voir art. 163 sur
la jeunesse, et l'art. 165 sur «la détresse véritable causée par la faim »).
49. Il Y a des exceptions: l'incendie criminel (art. 125) et le vol à main
armée (art. 126), pour lesquels seules les peines SOnt énoncées. Il se peur que
Schwarzenberg et ses collaborateurs aient estimé que pour ces crimes, les
définitions de l'ancien droit s'appliquaient.
50. Trois exceptions dont la portée est restreinte: les définitions de cer-
tains crimes dans l'ordonnance tyrolienne de 1499 sur la procédure pénale,
l'ordonnance de Radolfzell de 1506 (laquelle, avec la précédente, constituait
les Maximilianische Haisgerichtsordnungen), et la Reformation de Worms de
1498. Voir Eberhardt Schmidt (dir.), Die Maximilianischen Haisgerichtsord-
nungen for Tirol (1499) und Radolfoell (1506) ais Zeugnisse mittelalterlicher
Straftechtspflege (Bleckede sur l'Elbe, 1949). Il n'y a pas d'édition moderne
de la Reformation de Worms.
51. Ainsi, l'article 127 de la Carolina, faisant écho à l'article 152 de la
Bambergensis, disposait que « celui qui provoque une émeute malicieuse des
gens du commun contre les autorités supérieures [ObrigkeitJ » sera décapité,
flagellé ou banni. On trouvera des références à des peines civiles aux
articles 138, 158 et 167 de la Carolina. Voir également Schoetensack, Straf
prozef der Carolina, pp. 37, 38.
52. CCc, art. 109.
53. Wolf, Grosse Rechtsdenker, p. 149.
54. CCc, art. 140.
55. Voir Langbein, Prosecuting Crime, p. 171.
56. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft, pp. 623-624, 628,
267. Onze ans après la mort de Schwarzenberg, Luther écrivit qu'afin de
parvenir à certains résultats, « il faudrait faire appel dans tous les territoires à
ceux qui ont une connaissance profonde de la Sainte Écriture [... J y compris
ceux qui appartiennent à l'état séculier [... J des personnes qui ont l'intelli-
gence et l'intégrité, comme Hans von Schwarzenberg de son vivant, un
homme auquel on pouvait faire confiance» (WA, pp. 50, 622, 11-16: Von
den Konzilien und Kirchen, 1539).
57. Ainsi, l'étude impressionante de Langbein sur la Carolina ignore
entièrement ses rapports avec la Réforme. Ni les noms de Melanchthon ou
de Lurher ni le terme « Réforme» n'apparaissent dans l'index de son livre.
Langbein envisage entièrement la trame historique comme l'apogée, au
XVIe siècle, de l'Inquisitionsprozef, la forme de procédure qui s'était dévelop-
pée dès le XIIIe siècle dans les cours de droit canonique. Voir Langbein, Pro-
secuting Crime, pp. 154-155. À cet égard, son analyse correspond à la
conception traditionnelle de l'historiographie allemande du droit qui s'est
propagée aux XIX" et xx" siècles.
58. Carl Güterbock, Die Entstehungrgeschichte der Carolina au! Grund
archivalischer Forschungen (Wurzburg, 1872), p. 207.
59. Voir Stintzing, Geschichte der Rechtwissenschaft, p. 628.
60. Selon Wolf, «on retrouve très peu des études théologiques et des
lurtes religieuses qui ont rempli la vie de Schwarzenberg dans la Bambergen-
sis [... J. Sa [conception de laJ justice ne pouvait pas encore être celle de la

695
DROIT ET RÉVOLUTION

Réforme. On ne peut qualifier Schwarzenberg de "juriste de la Réforme"


que dans la mesure où [la BambergensisJ reflète l'ambiance spirituelle fonda-
mentale [geistige GrundstimmungJ de l'époque ». Erik Wolf, « Johann Frei-
herr von Schwarzenberg », dans Schroeder, Die Caro!ina, p. 151.
61. Voir Wolf, «Johann Freiherr von Schwarzenberg», pp. 131-132,
135.
62. CCc, an. Il.
63. Wolf, « Johann Freiherr von Schwarzenberg », p. 146.
64. Stintzing, Geschichte der Rechtswissenschaft, pp. 620-621.
65. Voir Langbein, Prosecuting Crime, p. 168.
66. Voir ibidem, pp. 171-172. Voir également Wolf, Grosse Rechtsdenker,
pp. 126-127.
67. Wolf, « Johann Freiherr von Schwarzenberg », pp. 150-151.
68. Wieacker, History of Private Law, p. 100.
69. Une analyse des « parties générales » de quelques statuti met en évi-
dence les grandes différences entre ces actes et la Carolina. Dans les lois ita-
liennes, les « parties générales » consistent, dans une large mesure, dans des
exhortations et déclarations de politique criminelle en termes généraux. Par
exemple, la troisième rubrique des lois de Crémone (qui correspond à sa
« partie générale ») est un long passage engageant la population de la ville à
maintenir la paix publique. Ce passage explique que l'un des buts du droit
consiste à sauvegarder la puissance et la vigueur de la ville, et que la paix
imposée par les autorités est promulguée et imposée afin que les gens soient
protégés et conservent leurs droits. Voir Gino Solazzi (éd.), Statuta e ordina-
menta Communis Cremonae (Milan, 1952), p. Il. Le Livre III des lois de
Teramo (datant de 1440), qui comprenait la ville d'Assise, constitue égale-
ment une « partie générale » et commence par une déclaration de l'autorité
en vertu de laquelle le juge procède dans des causes criminelles: le premier
paragraphe déclare que le juge exerce ses pouvoirs afin que les gens puissent
vivre honnêtement et que l'intérêt public soit préservé par le biais de pour-
suites pénales. Voir Francesco Savini (dir.), Statuti de! Commune di Teramo
de! 1440 (Florence, 1889), p. 104. Le passage préliminaire des lois de Celle
(datant de 1414) commence par invoquer la Sainte Vierge, les anges, les
apôtres et les saints afin de guider la cité, puis exhorte tous ceux auxquels le
texte s'adresse d'obéir au droit. Voir Maddalena Cerisola (diL), G!i statuti di
Celle (Bordighere, 1971), pp. 23-24.
70. Cette analyse est confirmée par une étude des statuti de 19 villes de
l'Italie septentrionale (consultés à la Library of Congress, Washington DC).
En dépit des grandes différences de ces législations sur le fond, on peut avan-
cer d'une manière générale que les similitudes qu'elles présentent par rapport
à la Bambergensis et à la Carolina se vérifient davantage dans le domaine de
la procédure que du droit substantiel. Ainsi, certains de ces statuti imposent
des restrictions aux poursuites entamées par des particuliers en imposant de
fortes amendes aux accusateurs qui ne réussissent pas à prouver leur accusa-
tion, voir Statuta et odinamenta Communis Cremonae (de 1389), pp. 39-40
(imposant des amendes aux accusateurs dont l'action échoue); Statuti di
Aviano dei 1403 (imposant aux accusateurs de fournir une sûreté).

696
NOTES PAGES 256-269

Quelques-uns de ces statuti imposent des restrictions à la torture, analogues


à celles qui seront prescrites dans la Bambergensis et la Carolina: ainsi, les
Statuta Castra Serrae (de 1473) exigeaient des « legitime probata inditia et
sufficientia» (des indices suffisants et légitimement prouvés) avant qu'une
personne ne puisse être soumise à la torture. Pourtant, même sur des ques-
tions procédurales, ces statuti demeurent très sommaires, par exemple en ce
qui concerne l'interrogatoire de témoins, aucun n'allant jusqu'à distinguer
entre la preuve directe et la preuve indirecte fondée sur la rumeur.
71. En ce qui concerne le droit substantiel, la Bambergensis et la Carolina
présentent une approche nettement plus générale et sophistiquée que les 19
statuti sélectionnés à titre comparatif. Par exemple, les lois urbaines ita-
liennes font parfois état de la complicité ou de la tentative, mais sans définir
ces termes, et ils omettent entièrement certaines notions comme celle de
légitime défense. Elles mentionnent l'intention, habituellement désignée par
irato animo (<< dans un esprit provoqué ») ou scienter (<< sciemment »), qui
constitue l'élément d'un crime spécifique. Parfois, on rencontre une disposi-
tion prévoyant la réduction de peine dans le cas d'un aveu spontané (voir
Statuti dei Commune di Teramo dei 1440, pp. 131-132). Mais rien dans ces
statuti ne nous informe sur des questions comme l'exonération d'un accusé
sur la base d'une infirmité entraînant une déficience des facultés intellec-
tuelles. Malgré quelques références occasionnelles à des procédures d'appel à
une cour supérieure, aucun recours à des juristes savants dans des causes dif-
ficile n'est prévue (peut-être parce que les juges italiens étaient censés être
suffisamment savants, qu'ils ne siégeaient pas avec des assesseurs sans forma-
tion juridique, et parce qu'ils étaient sans doute suffisamment familiers avec
la doctrine des légistes et des canonistes en matière pénale).
72. Voir Langbein, Prosecuting Crime, pp. 222 et 248-249 (sur l'ordon-
nance française) et 204 e.s. (sur les lois promulguées en Angleterre sous le
règne de la reine Mary). Les thèses centrales de son livre sont certainement
exactes, à savoir que les grandes réformes législatives du droit pénal dans les
grands pays européens au XVIe siècle présentent des caractéristiques com-
munes, et qu'en même temps, ces réformes présentaient des différences sur
plusieurs aspects importants en raison des différences antérieures qui caracté-
risaient chacun de ces systèmes nationaux.
73. Friedrich Engels, Der deutsche Bauernkrieg (1850), dans Karl Marx et
Friedrich Engels, Werke, t.7 (Berlin, 1969), pp. 327, 332.

CHAPITRE V
La transformation du droit civil et économique allemand

1. L'expression « droit civil » est utilisée ici dans son sens Contemporain,
comprenant principalement le droit des biens, les contrats, la responsabilité
civile, ainsi que des matières relevant du droit commercial, comme les asso-
ciations entre marchands, les opérations commerciales et les domaines
connexes. Il ne s'agit donc pas du sens que les anciens Romains donnaient

697
DROIT ET RÉVOLUTION

au terme ius civile, c'est-à-dire « le droit des citoyens [romains] », qu'ils dis-
tinguaient du ius gentium, « le droit de [tous] les peuples ». Du XIe au
xv< siècle, les Européens désignèrent l'ensemble du droit romain par ius
civile. Cependant, des pans entiers de ce droit, notamment la procédure
civile et pénale, la majeure partie du droit pénal, le droit relatif aux rites
sacrés, le droit constitutionnel et administratif, étaient largement laissés de
côté par les romanistes européens. Les traités juridiques du XVIe siècle appli-
quèrent pour la première fois une nette distinction entre ius publicum et ius
privatum, le droit civil au sens contemporain étant principalement situé dans
le domaine du ius privatum. À l'opposé des juristes anglais et américains, les
juristes européens continentaux attachent encore toujours beaucoup
d'importance à la division entre « droit public » et « droit privé ». Ce qui sera
traité dans le présent chapitre en tant que droit civil est souvent assimilé au
droit privé par les historiens du droit allemands, bien que, comme nous le
verrons, il s'agissait de matières qui étaient largement réglementées par les
autorités publiques. Nous répudions, parce que nous ne lui accordons
aucune valeur historique, l'usage spécieux de l'expression « civillaw system »
par certains juristes anglo-américains à notre époque pour désigner les sys-
tèmes de droit d'Europe continentale, et pour les distinguer du système
anglo-américain de la « common law ». L'expression « droit économique»
sert ici à désigner les aspects du droit civil qui se rapportent directement au
commerce, aux investissements, à la finance et en général au développement
économique
2. Un exemple important est le traité De pactis «< Des conventions »)
d'Hostiensis, rédigé vers la fin du XIIIe siècle. L'auteur y inclut la conclusion
de trêves et de paix, les transactions à l'occasion de litiges dans le but d'éviter
un procès, ainsi que les conventions commerciales. Voir Summa Domini
Henrici cardinalis Hostiensis (1537, réimpression Aalen, 1962).
3. Voir Klaus-Peter Nanz, Die Entstehung des allgemeinen Vertragsbegriffi
im 16. bis 18. jahrhundert (Munich, 1985), pp. 104 e.s.
4. Ibidem.
5. Coing note que les différentes doctrines du ius commune concernant les
contrats au XVIe siècle étaient « étrangères à l'ancien droit romain », suggé-
rant qu'elles innovaient; mais l'auteur omet d'indiquer que plusieurs de ces
doctrines avaient déjà été développées depuis des siècles en droit canonique.
Helmut Coing, Europaisches Privatrecht, t. l, Alteres gemeines Recht (1500 bis
1800) (Munich, 1985), pp. 104 e.s.
6. Voir Gustaf Klemens Schmelzeisen, Polizeiordnungen und Privatrecht
(Münster, 1955). Schmelzeisen offre une analyse exceptionnelle de l'impact
des ordonnances territoriales de police en Allemagne, qui réglementaient les
rapports patrimoniaux et contractuels coutumiers, sur les doctrines de droit
privé.
7. Voir Matthias Weber, Die schlesischen Polizei- und Landesordnungen der
frühen Neuzeit (Cologne, 1996), p. 222.
8. Otto Feger et Peter Ruster, Das Konstanzer Wirtschafts- und Gewerbe-
recht zur Zeit der Reformation (Constance, 1961), pp. 55-56.
9. Voir pour le Wurtemberg: Landesordnung II (3) (1).

698
NOTES PAGES 269-277

10. En droit romain, les règles gouvernant la perception d'un intérêt dans
le cadre d'un prêt étaient fixées dans le Code de Justinien (c. 4,32). Le
terme qui est régulièrement utilisé pour désigner l'intérêt était usura, qui
signifie « ce qui sera gagné par l'usage ». Le droit romain ne connaissait pas
d'interdiction générale de l'intérêt, mais à certaines époques, les empereurs
imposaient un taux maximum. Voir Adolf Berger, Encyclopedic Dictionary of
Roman Law (Philadephie, 1953), pp. 753-754. Le verbe latin interesse, qui
signifie « avoir un intérêt dans ... », ne se référait pas à l'intérêt dû à l'occa-
sion d'un prêt, mais à la compensation appropriée en cas de rupture d'un
contrat: ainsi, dans Digeste (13,4,2,8), le verbe interesse porte sur les
dommages-intérêts que l'on peut réclamer lorsque l'autre partie avait
convenu de payer un montant déterminé à Éphèse et l'avait payé à Carthage.
Aron, un romaniste de la fin du XIIe siècle, semble avoir été le premier à uti-
liser le mot interesse comme un nom, tout en se tenant encore au sens
romain traditionnel qui se réfère aux dommages-intérêts estimés. Voir John
T. Noonan jf., The Scholastic Analysis of Usury (Cambridge, Mass., 1957),
p. 106. À partir du milieu du xnf siècle, les canonistes utilisèrent le terme
interesse pour désigner le montant légitime dû à un prêteur en compensation
de son travail, du risque encouru, ou de ses pertes potentielles ou des profits
futurs, par opposition au montant excédant une telle compensation, pour
lequel le terme usura fut ensuite réservé (pp. 112-115).
Il. Voir Raymond de Roover, « The Concept of the Just Price : Theory
and Practice », Journal of Economic History 18 (1958), 418-434; John
w. Baldwin, The Medieval Theories of the Just Priee. Romanists, Canonists,
and Theologiam in the Twelfth and Thirteenth Centuries (Philadelphie,
1959) ; Joel Kaye, Economy and Nature in the Fourteenth Century. Money,
Market Exchange, and the Emergence of Scientific Thought (Cambridge,
1998), pp. 87-101.
12. Voir Terence P. McLaughlin, « The Teaching of the Canonists on
Usury, Part II », Mediaeval Studies 2 (1940), p. 21, note 204 (comprenant
des références à des lois séculières imposant des peines aux usuriers).
13. La théorie webérienne très répandue, selon laquelle les doctrines de
l'usure et du juste prix étaient anti-capitalistes quant à leur nature et leurs
effets (voir note 21), a été réfutée de manière convaincante par John T. Gil-
christ et John F. McGovern, parmi d'autres. Voir John T. Gilchrist, The
Church and Economic Activity in the Middle Ages (New York, 1969), pp. 274
e.s. ; et John McGovern, « The Rise of New Economic Attitudes in Canon
and Civil Law, A.D. 1200-1550 »,Jurist 32 (1972),44-55.
14. Voir de Roover, « Concept of the Just Price », pp. 427-428.
15. Une thèse contraire est souvent défendue, mais sans apporter de
preuve convaincante. Voir également Kaye, Economy and Nature, pp. 80-88.
Les juristes ont appliqué en particulier deux doctrines empruntées au droit
concernant les dommages-intérêts (celle du damnum emergens, qui porte sur
la perte éprouvée, et celle du lucrum cessam, qui porte sur la manque à
gagner) afin d'élaborer des règles définissant les intérêts légitimes que l'on
pouvait exiger dans le cadre d'un prêt. Voir Noonan, Scholastic Analysis of
Usury, pp. 118-128 et 249-256. Richard Helmholz a montré qu'en Angle-

699
DROIT ET RÉVOLUTION

terre la pratique d'un intérêt excessif était rarement poursuivie devant les tri-
bunaux ecclésiastiques, mais qu'elle était censée être confessée au for
interne; si l'intérêt excessif constituait le péché de cupidité, il était passible
d'une pénitence. Voir Richard H. Helmholz, « Usury and the Medieval
English Church Courts », Speculum 61 (1984), repris dans Helmholz, Canon
Law and the Law ofEngland (Londres, 1987), pp. 323-339.
16. Cette opinion était étayée par des références à la théorie aristotéli-
cienne selon laquelle l'argent, représentant une mesure de la valeur de biens,
était en soi essentiellement improductif (( stérile », « infécond »), et que par
conséquent, on déformait sa nature si un prêteur l'estimait différemment à
différents moments. Thomas d'Aquin soutenait que bien que le pouvoir
d'achat puisse varier, cette variation n'était pas imputable à l'emprunteur, et
que par conséquent, il n'était pas licite qu'un prêteur en tite un ptofit. Voir
Noonan, Scholastie Analysis of Usury, p. 56. Cette opinion, suivie par plu-
sieurs générations de professeurs de philosophie morale, allait entièrement à
l'encontre des réalités économiques et juridiques de l'époque. Dans son
étude de la révolution commerciale des XIe et XIIe siècles, Robert Lopez sou-
ligne combien «un crédit sans bornes en assura la lubrification ». Voir
Robert Lopez, The Commercial Revolution of the Middle Ages, 950-1350
(Cambridge, 1976), p. 72. On trouve un aperçu utile des pratiques bancaires
commerciales aux XIIe et XIIIe siècles, dans N.J.G. Pounds, An Economie His-
tory of Medieval England (2 e édition, Londres, 1994), chapitre 9 (( La révo-
lution commerciale »), pp. 407-442.
17. Voir Robert B. Ekelund, jr. et al, Sacred Trust. The Medieval Church
as an Economie Firm (Oxford, 1996), p. 118. En accordant des prêts à inté-
rêt, la papauté camouflait souvent le véritable taux d'intérêt en comptant des
honoraires pour les services rendus (servitia). Ibidem, p. 119. L'Église encou-
ragea également la création de monti di pietà (monts de piété), fondations
charitables dont la mission était de prêter de l'argent « aux pauvres au taux
d'intérêt le plus bas possible afin de secourir leur détresse immédiate ». Voir
Geoffrey Parker, « The Emergence of Modern Finance in Europe, 1500-
1700 », dans Carlo M. Cipolla (dir.), The Fontana Economic History of
Europe, t. 3, The Sixteenth and Seventeenth Centuries (Glasgow, 1974),
p.534.
18. Carlo M. Cipolla, Money, Prices and Civilization in the Mediterranean
Wor/d: Fifth to Seventeenth Century (Princeton, 1956), pp. 63-65.
19. Ibidem, p. 65. Le taux appliqué à Zürich est cité par Karl Marx, Capi-
tal, t. 3, chapitre 36. Voir Karl Marx, On Religion, éd. par Saul K. Padover
et The Karl Marx Library, t. 5 (New York, 1964), p. 135.
20. Selon Max Weber, la critique dirigée par l'Église catholique romaine
contre l'usure (par laquelle Weber entendait toute forme d'intérêt) s'expli-
quait comme une « protestation consciente » vis-à-vis du caractère imperson-
nel de l'économie de marché émergente. «L'enjeu (selon Weber) était un
conflit de principe entre une rationalisation éthique et le processus de ratio-
nalisation dans le domaine de l'économie. » Voir Max Weber, Eeonomy and
Society: An Outline of Interpretive Sociology, éd. par Guenther Roth et Claus
Wittich, t. 2 (New York, 1968), pp. 584-585. Ce conflit changea, toujours

700
NOTES PAGES 277-280

selon Weber, au moment de l'ascension du capitalisme et de la propagation de


l'éthique protestante au xvf siècle. D'après Benjamin Nelson, dont le point de
départ était explicitement l'analyse webérienne, l'éthique catholique, qui,
disait-il, interdisait l'usure dans les rapports entre Chrétiens mais l'autorisait
dans les rapports entre Chrétiens et Juifs, fut remplacée aux xvf et XVIr< siècles
par une éthique calviniste, qui, dans l'interprétation de Nelson, permettait
l'usure au sein de la communauté chrétienne. Voir Benjamin Nelson, The
Ideas of Usury,' From Tribal Otherhood to Universal Brotherhood (2e éd. élargie,
Chicago, 1969). Cette analyse, comme celle de Weber, est critiquable du fait
que l'auteur croyait que la distinction entre l'intérêt légitime et l'intérêt excessif
était d'origine « post-médiévale» (p. 17, note 34). En fait, les prêteurs juifs
tombaient également sous l'interdiction d'un décret du Quatrième Concile
du Latran (1215) « d'extorquer des intérêts oppressifs et excessifs [usurarias]
des Chrétiens ». Voir Decrees of the Ecumenical Councils, éd. par Norman
P. Tanner, S. J., t. 1 (Londres, 1990), p. 265, Concilium Lateranense IV, 1215,
p. 67, De usuris Iudaeorum. Sur l'opinion de Calvin, voir note 23. Des erreurs
analogues concernant l'histoire de l'usure avant et après la Réforme protestante
persistent dans l'historiographie contemporaine consacrée à la question. Voir
Edward L. Glaeser et Jose Scheinkman, « Neither a Borrower nor a Lender Be.
An Economie Analysis of Interest Restrictions and Usury Laws », Journal of
Law and Economics 41 (1998), pp. 25-26.
21. LW 45: 248.
22. Voir William J. Wright, Capitalism, the State, and the Lutheran Refor-
mation. Sixteenth-Century Hesse (Athens, Ohio, 1988), pp. 17-21. La doc-
trine luthérienne, à l'instar de la doctrine catholique, admettait une
exception pour les cas de prêts non-commerciaux comme ceux consentis aux
proches ou à des amis. Ainsi, Melanchthon distinguait entre un prêt requis
par un devoir (officiosa mutuatio), comme celui de l'intérêt familial, et le prêt
consenti pour d'autres motifs (non officiosa mutuatio), comme dans le cas où
l'argent est investi à des fins « économiques », par exemple lorsque les rois
empruntent à leurs sujets. La première hypothèse, selon Melanchthon, cor-
respondait au passage de l'Écriture enjoignant de « prêter librement, en
n'espérant rien en retour ». Dans le cas de l'officiosa mutuatio, Melanchthon
admettait la perception d'un intérêt sur la base d'une perte réelle ou de la
perte de profit (damnum emergens ou lucrum cessans) ; mais de telles pertes,
insistait-il, devaient être significatives (insigne). Voir Philip Melanchthon,
Dissertatio de contractibus, CR, t. 16, cols. 505-506.
23. Voir Noonan, Scholastic Analysis of Usury, pp. 365-367, et W. Fred
Graham, The Constructive Revolutionary. John Calvin and His Socio-Economic
Impact (Richmond, Virginie, 1971), pp. 90-94.
24. Hans Liermann, Deutsches evangelisches Kirchenrecht (Stuttgart, 1933),
p. 254 (estimant la hausse des prix en Allemagne à 50 % durant la première
moitié du xvf siècle).
25. Voir Wright, Capitalism, pp. 30-32.
26. Voir « Population in Europe, 1500-1700 », dans: Cipolla, Fontana
Economic History of Europe, p. 15 (accroissement estimé de la population de
25 %: de 12 à 15 millions d'habitants).

701
DROIT ET RÉVOLUTION

27. Voir Fernand Braudel, The Wheels of Commerce, trad. Siân Reynolds,
t.2 de Civilization and Capitalism, Fifteenth ta Eighteenth Centuries (New
York, 1982), pp. 232-249.
28. Sur la première révolution commerciale, voir Robert S. Lopez, The
Commercial Revolution of the Middle Ages, 950-1350 (Englewood Cliffs,
N.J., 1971). Sur les développements du droit commercial aux XIIe et
XIIIe siècles, voir Berman, Law and Revolution, pp. 333-356.
29. Voir Wright, Capitalism, p. 3. Voir également Ludwig Zimmermann,
Der okonomische Staat LandgrafWilhelms IV. Der hessische Territorialstaat im
Jahrhundert der Reformation (Marburg, 1933), pp. 389-393.
30. Voir Wright, Capitalism, pp. 3-5.
31. Voir par exemple Eli Hekscher, Mercantilism, t. 1 (Londres, 1955),
pp. 19-30.
32. Voir lmmanuel Wallerstein, The Modern World System. Capitalist
Agriculture and the Origins of the European World Economy in the Sixteenth
Century (San Diego, 1974), pp. 137-143.
33. Voir Richard Ehrenberg, Capital and Finance in the Age of the Renais-
sance. A Study of the Fuggers and Their Connections, trad. H.M. Lucas
(Londres, 1928), pp. 79-86; voir Paul Kennedy, The Rise and Fall of the
Great Powers. Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000
(New York, 1988), pp. 54-55.
34. Voir Raymond de Roover, L'Évolution de la lettre de change, m-
XVIlf siècles (Paris, 1953), pp. 23-42.
35. On trouve un sommaire des unités de compte applicables au
XVI" siècle en Europe, dans Marie-Thérèse Boyer-Xambeu, Private Money
and Public Currencies. The Sixteenth-Century Challenge, trad. Azizeh Azadi
(Armonk, N.Y., 1994), p. 107; voir Cipolla, Money, Prices, and Civilization,
pp. 42-43.
36. Voir Cipolla, Money, Prizes and Civilization, pp. 42-43.
37. L'un des plus grands spécialistes de l'histoire économique a observé en
1977 que les historiens du droit n'ont fait preuve « d'aucun intérêt» pour
l'histoire économique des XVIe et XVIIe siècles. Voir Slicher von Bath, « Agri-
culture in the Vital Revolution », dans: The Cambridge Economic History of
Europe, t. 5, The Economic Organization of Early Modern Europe (Cam-
bridge, 1977), p.42. La situation n'a guère changé au cours des décennies
suivantes.
38. Voir Ernst Meynial, « Notes sur la formation de la théorie du
domaine divisé (domaine direct et domaine utile) » du xrr< au XIV" siècle dans
les romanistes », dans Mélanges Fitting, t.2 (Montpellier, 1908), pp. 409-
461. Voir Berman, Law and Revolution, p. 239.
39. Voir Berman, Law and Revolution, p. 242-245.
40. Ibidem, pp. 453-457 (Angleterre) et pp. 475-476 (France).
41. Hugo Kress, Besitz und Recht. Eine civilrechtliche Abhandlung
(Nuremberg, 1909), p. 10.
42. Helmut Coing, Handbuch der Quellen und Literatur de neueren
europaischen Privatrechtsgeschichte (Munich, 1973), pp. 277 e.s.

702
NOTES PAGES 280-291

43. Voir Kress, Besitz und Recht, pp. 9-10. Voir Coing, Privatrechtsges-
chichte, pp. 272, 277 e.s. Coing (p. 272) note en passant l'influence de
l'action en droit canonique visant à protéger contre une dépossession d'un
immeuble ou d'un meuble (actio spolii).
44. Voir Bernhard Walthers Privatrechtliche Traktats aus dem 16. Jahrhun-
dert, éd. Max Rintelen (Leipzig, 1937), p. 1.
45. Voir Johann Apel, Methodica dialectices ratio ad iurisprudentiam accom-
modata, authore Iohanne Apello (Nuremberg, 1535) ; Johan Ape!, Isagoge per
dialogum in quatuor libros Institutionum divi Iustiniani imperatoris, authore
Iohannes Appel (Bratislava, 1540).
46. Dans son premier grand ouvrage, publié en 1536, Apel mentionnait
deux espèces de droits réels (iura in re), qu'il distinguait des droits découlant
d'un contrat ou d'une autre obligation (iura ad rem), notamment la proprie-
tas (pleine propriété) et le ius in re specificum (l'expression utilisée pour se
référer à l'ususfructus, c'est-à-dire le droit d'usage et de jouissance d'un bien
appartenant à autrui). Voir également Ape!, Methodica, fo!. 274rb - 277rb.
Dans son ouvrage postérieur, l'Isagoge, publié en 1540 (après la mort de
l'auteur), Apel reprend en substance cette analyse en adaptant légèrement la
terminologie: à ius in re est substitué « dominium et les droits qui lui sont
proches », et à ius ad rem est substitué obligatio. Voir Stintzing, Geschichte
der Rechtswissenschaft, p. 295. Stintzing note que «dans les deux ouvrages,
Apel mettait expressément en garde contre toute confusion ou interversion
entre la notion de contrat et les méthodes permettant d'acquérir la pro-
priété ». Voir Theodor Muther, Doctor Johann Ape!. Ein Beitrag (Konigs-
berg, 1861), pp. 54 e.s.
47. La distinction entre les deux formes de dominium (le domaine direct
et le domaine utile) n'a pas survécu à la doctrine romaniste de la fin du
XIX" siècle, qui adopta une conception absolue et unitaire de la propriété - toute
autre forme de droit (réel) ne correspondant pas à ce critère exclusif définis-
sant la propriété. En conséquence, l'expression dominium utile fut abandon-
née. Ce développement avait déjà été anticipé par un autre grand juriste du
xvf siècle, Hugues Doneau (Donellus, 1527-1599), lequel connaissait cer-
tainement l'œuvre d'Ape!. Français de naissance et par son éducation,
Doneau enseigna et travailla pendant plusieurs années à Bourges, le principal
centre d'études juridiques (humanistes) en France au xvf siècle. Comme
d'autres grands juristes français de son époque, il était protestant et se sentit
personnellement menacé après les massacres de la Saint-Barthélémy en 1572,
ce qui l'amena à accepter des postes en Allemagne, où il resta jusqu'à sa
mort. Voir A. P. Th. Eyesell, Doneau: sa vie et ses ouvrages (Genève, 1970).
Doneau substitua à l'expression dominium utile celle de iura in re aliena
(<< droits sur la propriété d'autrui »). Voir Robert Feenstra, « Dominium and
ius in re a/iena : The Origins of a Civil Law Distinction », dans Peter Birks
(dir.), New Perspectives in the Roman Law of Property. Essays for Barry Nicho-
las (Oxford, 1989), pp. 111-122. En traitant de la première analyse d'Apel,
Feenstra note que la notion de domaine divisé, adoptée par Apel mais rejetée
par Doneau, correspondait aux réalités de l'époque. En fait, le ius in re aliena
de Doneau était l'ususfructus d'Ape!. Apel a néanmoins été plus ou moins

703
DROIT ET RÉVOLUTION

oublié par la plupart des auteurs contemporains. Voir Peter Stein, « Donel-
lus and the Origin of the Modern Civil Law», dans Mélanges Felix Wubbe,'
offerts par ses collègues et ses amis à l'occasion de son soixante-dixième anniver-
saire (Fribourg, 1993), pp. 439-452. Stein attribue à Doneau, qu'il qualifie
de « fondateur du droit civil moderne », l'origine de la distinction entre les
droits réels et le droit des obligations (p. 452). Même Feenstra, qui reconnaît
pourtant que l'œuvre d'Apel précédait d'une génération celle de Doneau, et
qu'elle était largement diffusée en France et en d'autres pays, parle d'Apel
comme d'« un juriste allemand plutôt obscur du XVIe siècle ».
48. Voir Johann Oldendorp, Actionum forensium progymnasmata, dans
Opera, 2 vol. (réimpression Aalen, 1966),2: 588-589.
49. Christopher Zobel, Differentiae iuris civilis et saxonici (Leipzig, 1598).
Zobel a reproduit 70 « différences » déjà présentées par Ludwig Fachs et 273
« différences » déjà présentées par Benedict Reinhard, y ajoutant ses propres
commentaires, en partie en allemand, en partie en latin. L'ouvrage de Rein-
hard, qui apparut sous forme manuscrite dès 1549, fut plus tard joint à un
ouvrage apparemment encore plus ancien de Fachs, et cette œuvre ainsi
combinée fut publiée en 1567, et à nouveau en 1573 et en 1582. Les diffe-
rentiae de Fachs-Reinhard, rédigées en latin, furent traduites en allemand et
publiées en 1586, 1595 et 1598, avec des additions et commentaires de
Georg Schwarzkopf, sous le titre: Ludovici Fachsi et Benedicti Reinharti Dif
ferentiae iuris civilis et saxonici. Au XVIIIe siècle, le bibliographe Martin Lipen,
dans sa Bibliotheca realis iuridica (Leipzig, 1746), mentionne quelque 50
titres de differentiae iuris, en plus de 21 titres de differentiae inter ius canoni-
cum et civile et de cinq titres de differentiae iuris hebraici. L'un des princi-
paux ouvrages de « différences» au XVIe siècle fut celui de Bernhard Walther
(voir chapitre 3), rédigé en allemand, lequel analyse les différences entre le
ius commune et les lois territoriales de la basse Autriche sous quinze
rubriques, comprenant entre autres les servitudes, les prérogatives adminis-
tratives, les droits de retrait (lignager), les succession ab intestat, les rapports
familiaux, la caution et d'autres formes de sûretés, les testaments, les succes-
sions féodales.
50. Coing, Privatrechtsgeschichte, p. 366.
51. L'équivalent anglais du latin census, rente en français, ou Zins en alle-
mand était le mortgage, qui grevait le bail (réel) d'un immeuble d'une durée
de plusieurs années, et, plus tard, l'ancienne copyhold tenure (à l'origine, une
tenure seigneuriale accordée au gré du seigneur et régie par la coutume sei-
gneuriale). Voir Charles Montgomery Gray, Copyhold, Equity, and the Com-
mon Law (Cambridge, Mass., 1963); R.W. Turner, The Equity of
Redemption (Cambridge, Mass., 1931) ; Charles J. Reid, «The Seventeenth-
Century Revolution in English Law», Cleveland State Law Review 43
(1995),221 e.s.
52. Voir Martin Luther: Works, trad. H.E. Jacobs, 6 vol. (Philadelphie,
1915-1932), 4: 96-97; Benjamin Nelson, The ldea of Usury (Chicago,
1969), p. 33.
53. En Wurtemberg, pour une convention de Rentenkauf portant sur un
prix d'achat au-delà d'un certain montant, ce n'était pas l'autorisation du tri-

704
NOTES PAGES 291-298

bunal, mais bien celle de la chancellerie du prince qui etait requise. Voir
Robert von Hippel, Deutsches Strafrecht (Berlin, 1925), t. 1.
54. Voir William J. Wright, Germany. A New Social and Economic History
(Londres, 1996), p. 181: «Le capitalisme apparut au cours du "long
XVIe siècle" (1450-1610).» Wright reconnaît l'importance des associations
comme moyen d'investir un capital en commun et d'entreprendre en com-
mun une activité économique; il note (p. 183) que dans le transport mari-
time de la Hanse « les associations commerciales finirent par prévaloir ». Il
souligne aussi l'importance du recours à des agents opérant dans des centres
éloignés, parfois des membres de la famille du marchand, qui géraient les
affaires dotés de pleins pouvoirs, ou des représentants qui touchaient un
pourcentage ou un salaire (p. 184). À propos des bourses, Wright remarque
(p. 186) qu'il s'agissait de réunions fréquentes de marchands de différentes
nationalités qui souhaitaient effectuer des opérations sans devoir exposer,
livrer ou payer les biens au même moment. L'innovation des bourses aux XV"
et XVIe siècles, selon Wright, à la différence des foires du XIIe au XIV" siècle,
était l'intégration de services bancaires, ce qui, insiste-t-il, joua un rôle cru-
cial pour le développement du capitalisme. Hormis cette intégration des ser-
vices bancaires dans les bourses, touS ces facteurs étaient toutefois déjà
présents dans les rapports commerciaux européens des siècles précédents.
55. Wright se base sur un ouvrage de Bruno Kuske lorsqu'il soutient que
«l'idée d'une société par actions» existait déjà au XVIe siècle (ibidem).
Cependant, l'ouvrage de Kuske qu'il cite ne contient que très peu d'éléments
sur les sociétés par actions: il semblerait que Wright a confondu de telles
sociétés avec des conventions visant à partager les profits entre bailleurs de
fonds qui investissaient des capitaux à risque dans des entreprises conjointes.
56. Heckscher est cité par Wright, Capitalism, the State and the Lutheran
Reformation, p. 3. Dans cette étude, Wright met en avant l'important rôle
économique joué par les princes de Hesse en tant qu'« architectes d'un État
mercantiliste », ainsi que l'influence considérable de leur foi luthérienne sur
leur souci de protéger les besoins des pauvres à l'encontre des intérêts écono-
miques qui se développaient, fût-ce au détriment de leurs propres intérêts en
tant que princes. Parmi de nombreuses autres mesures, ils accordèrent aux
paysans un droit prioritaire leur permettant d'acquérir des denrées alimen-
taires et de la laine au prix du marché, avant que les entrepreneurs ne puis-
sent acheter ces produits en masse pour les revendre à des prix exorbitants;
les paysans et tisserands étaient aussi protégés contre des conventions de cré-
dit qui leur étaient excessivement défavorables et contre des saisies de leurs
biens. En même temps, l'importation de draps étrangers était restreinte, le
commerce était assujetti à des impôts et constituait une source majeure de
revenus; d'autres mesures encore furent introduites afin de contrôler les
opérations du marché.

705
DROIT ET RÉVOLUTION

CHAPITRE VI
La transformation du droit social allemand

1. Voir Peter Brown, « St. Augustine », dans Beryl Smalley (dir.), Trends
in Medieval Political Thought (Oxford, 1965), p. Il.
2. The Confessions of St. Augustine, trad. E. B. Pusey (New York, 1907),
pp. 317-318 ; Saint Augustin, The Trinity, éd. Roy Deferrari, trad. Stephen
McKenna (Washington, D.C., 1962), pp. 271-289, 308-309. Voir Leo-
nardo Boff, Trinity and Society, trad. Paul Burns (Maryknoll, N.Y., 1988),
p. 56; Harold J. Berman, « Law and Logos », De Paul Law Review 44
(1994), 149-150.
3. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 92-93, 581-582. Bien que les
prêtres soient qualifiés en général de « spirituels », on distinguait dans le
clergé le clergé « séculier », qui relevait de l'organisation diocésaine et était
soumis à l'autorité de l'évêque du lieu, et le clergé « régulier », les membres
des ordres religieux soumis à la Règle de leur ordre (regulae). Le terme « spi-
rituels » a également été accaparé par l'aile radicale du mouvement francis-
cain à la fin du xur< siècle et au XIV" siècle.
4. Le pape Grégoire VII à l'évêque Hermann de Metz, mars 1081, cité
ibidem, p. 110.
5. Le droit canonique était désigné de ius spirituale, mais on distinguait
cependant entre les parties de ce droit qui concernaient des questions stric-
tement séculières, et que l'on appelait ius temporale, et d'autres parties qui
concernaient des questions temporelles en rapport avec les causes spirituelles,
que l'on appelait ius annexum spiritualibus. Le droit de présentation, par
exemple, qui comprenait la faculté reconnue à un laïc de présenter un can-
didat à une fonction ecclésiastique, était qualifié de droit « non spirituel,
mais annexe au spirituel ». Hostiensis, Commentaria, X. 1.6.28.
6. Ainsi selon le grand juriste italien du XIV" siècle Balde (Baldus de Ubal-
dis), qui était à la foi légiste et canoniste, en cas de conflit impliquant des
causes spirituelles ou mixtes, le droit canonique devait primer, parce qu'il
avait un lien avec le droit divin. Voir Giuseppe Ermini, « lus commune e
utrumque ius », Acta Congressus iuridica internationalis 2 (1935), p. 522,
note 32.
7. Pour Luther, le mariage est « la source de l'économie et de l'organisa-
tion politique, et la pépinière de l'Église ». Cité chez Johannes Eckel, Lex
Charitatis. Eine juristische Untersuchung über Jas Recht in der Theologie Mar-
tin Luthers (Munich, 1953), pp. 101-102.
8. Voir Christoph Strohm, « Jus divinum und ius humanum. Reformato-
rische Begründung des Kirchenrechts », dans Gerhard Rau, Hans-Richard
Reuter, et Klaus Schlaich (dir.), Das Recht der Kirche, t. 2, Zur Geschichte des
Kirchenrechts (Gurersloh, 1994), p. 145. Selon Strohm, le droit de l'Église
invisible «( l'Église en tant que créature de la parole et de la communauté
spirituelle de l'amour ») est un « droit sui generis », son caractère unique
« résidant avant tout dans le fuit que, par son caractère obligatoire, il peut

706
NOTES PAGES 302-309

être réellement connu et reconnu par ceux à qui la foi a accordé la promesse
du salut» (p. 145, note 108). Voir également Heckel, Lex Charitatis.
9. Voir D. Gerhard Ebeling, « Zur Lehre vom triplex usus legis in der
reformatorischen Theologie », dans Wort und Glaube, t. 1 (Tübingen,
1960), pp. 50-68 ; John Witte jr., et Thomas C. Arthur, « The Three Uses
of the Law: A Protestant Source of the Purposes of Criminal Punishment?»,
Journal of Law and Religion 10 (1993-1994), pp. 433-465.
10. Ces types particuliers d'ordonnances étaient parfois intégrés dans des
« ordonnances de police» (Polizeiordnungen) plus générales. Voir Gustav

K. Schmelzeisen, Polizeiordnung und Privatrecht (Münster, 1955).


11. Voir Harold Berman et Charles J. Reid jr., « Roman Law in Europe
and the lus Commune », Syracuse Journal ofInternational Law and Commerce
20 (1995), pp. 1-30.
12. Parmi les théologiens, on compte Luther, Melanchthon, Johannes
Bugenhagen, Antonius Corvinus, Kaspar Cruciger et plusieurs autres. Voir
Anneliese Sprengler-Ruppenthal, « Kirchenordnung, evangelische », dans
Theologische Realenzyklopiidie, t. 18 (Berlin, 1989), pp. 679-681.
13. Les ordonnances ecclésiastiques sur le mariage, sur la discipline morale
et d'autres matières promulguées dans les villes et principautés calvinistes ne
sont pas étudiées dans ce chapitre.
14. Voir Sprengler-Ruppenthal, « Kirchenordnung", pp. 670-707 et les
sources citées dans cette notice. La confession privée suivie de l'absolution
des péchés avait été retenue par la Confession d'Augsbourg en 1530. À
terme, elle cessa d'être obligatoire.
15. Les principales modifications apportées par le luthéranisme à la litur-
gie de l'Eglise catholique romaine sont passées en revue par Timothy
George, Theology of the Reformers (Nashville, 1988), pp. 92-95 et 145-158.
16. Voir Hans J. Hillerbrand (dir.), The Oxford Encyclopedia of the Refor-
mation, t. 2 (1996), pp. 439-441 (( Protestant Liturgy ,,).
17. LW35-501.
18. LW 35:53-54.
19. Carter Lindberg, The European Reformations (Oxford, 1996), p. 116.
20. Ibidem, pp. 116, 117.
21. Luther, « The Order of Baptism », LW 53:95-1 03.
22. Cité chez John Tonkin, « Luther's Understanding of Baptism. A Sys-
tematic Approach ", Lutheran Theological Journal Il (1977), 10 1-102.
23. Voir Paul Nettl, Luther and Music, trad. Frida Best et Ralph Wood
(Philadelphie, 1948), p. 82.
24. Voir Johannes Riedel, The Lutheran Chorale. Its Basic Traditions
(Minneapolis, 1967), pp. 35-38. L'intention de Luther était que ses hymnes,
parce qu'ils s'inspiraient de mélodies folkloriques allemandes traditionnelles
et qu'ils s'exprimaient en un langage vernaculaire fort et simple, renforcent
l'attachement populaire à la théologie évangélique. La musique, selon
Luther, « donne aux gens une plus grande douceur, affabilité, civilité et sen-
sibilité" (p. 36). D'après un éminent spécialiste de la Réforme luthérienne,
« la musique était le symbole audible d'une Église combattant contre une
trop grande clarté et une trop grande visibilité ". Eugen Rosenstock-Huessy,

707
DROIT ET RÉVOLUTION

Out of Revolution. The Autobiography of Western Man (1938, réimpr. Provi-


dence, 1993), p. 423.
25. Ce recueil d'hymnes était intitulé Achtliederbuch (( Livre de huit
chants »). Voir Frank C. Senn, « Liturgy », dans Hillerbrand, Oxford Ency-
clopedia of the Reformation, 2:441.
26. Ulrich Leupold (dir.), Liturgy and Hymns, dans Helmut T. Lehmann
(dir.), Luthers Works, t. 53 (Philadelphie, 1965), p. 194.
27. Outre la profession de foi (le Credo) et le Sanctus, d'autres parties de
la Messe pour lesquelles Luther a introduit des hymnes chantés par la
congrégation étaient l'Introit, le Graduel et l'Agnus Dei. Voir Robert Leaver,
« Theological Consistency, Liturgical Integrity, and Musical Hermeneutics
in Luther's Liturgical Reforms », Lutheran Quarterly 9, n.s. (1995), 117-138.
28. Lettre à Georg Spalatin, citée chez James F. Lambert, Luthers Hymns
(Philadelphie, 1917), p.15.
29. LW 53:225.
30. Cité chez Nettl, Luther and Music, p. 75.
31. Leupold, Liturgy and Hymns, p. 225.
32. Voir Rosenstock-Huessy, Out of Revolution, p. 417.
33. Lambert, Luthers Hymns, pp. 441-450; Nettl, Luther and Music,
p.53.
34. George, Theology and the Reformers, p. 91, citant LW39:22, WA 6:75.
35. Cité chez George, Theology and the Reformers, p. 92. Les références
portent (respectivement) sur Johann Bugenhagen, Justus Jonas et Philipp
Melanchthon. Oonas, qui enseigna le droit à l'université d'Erfurt, avait
obtenu son diplôme à Wittemberg en 1514 et avait fréquenté très tôt le
cercle de Luther).
36. Luther, « A Reply to the Twelve Articles », LW 4:223.
37. En 1527 encore, Luther condamna les persécutions officielles des
anabaptistes: « Ce n'est pas juste, soutenait-il, et je suis profondément
affligé du fait que ces pauvres gens sont ainsi affreusement exécutés, brûlés et
cruellement massacrés. Qu'on laisse chacun croire ce qu'il veut. S'il se
trompe, il sera suffisamment puni par le feu de l'enfer. Sauf en cas de sédi-
tion, il convient de les contrer par les Écritures et la Parole de Dieu. Par le
feu, vous n'accomplirez rien. » Cité chez Roland Bainton, The Travail of
Religious Liberty (New York, 1958), p. 61. En 1536, il approuva toutefois un
mémoire où la peine capitale était recommandée à l'égard des anabaptistes
(p. 64). Voir également Nikolaus Paulus, Luther und die Gewissensfreiheit
(Munich, 1905).
38. Voir Ulrich Nembach, Predigt des Evangeliums. Luther ais Prediger,
Padagoge und Rhetor (Munster, 1972), pp. 25-59.
39. Cité chez Annaliese Sprengler-Ruppenthal, « Das kanonische Recht in
Kirchenordnungen des 16. Jahrhundens », dans Richard H. Helmholz,
Canon Law in Protestant Lands (Berlin, 1992), p. 49. Voir également, idem,
« Bugenhagen und das protestantische Kirchenrecht », ZSS 88 (kan. Abt.)
(1971), pp. 205-207.
40. Voir l'ordonnance ecclésiastique de Caleberg-Gottingen en 1542,
dans Emil Sehling (dir.), Die evangelischen Kirchenordnungen des XVI Jah-

708
NOTES PAGES 309-318

rhuntlerts, t. 6, vol. 2 (Aix-la-Chapelle, 1955), p. 732, et dont traite


Sprengler-Ruppenthal, « Das kanonische Recht », p. 50.
41. Sehling, Kirchenordnungen, pp. 91-92.
42. Voir en général John Witte jr., From Sacrament to Contract Marriage,
Religion and Law in the West (Louisville, Kentucky, 1997), chapitre 2 ; Har-
twig Dieterich, Das protestantische Eherecht in Deutschland bis zur Mitte des
17. Jahrhunderts (Munich, 1970). Voir également John Witte jr., et Frank
S. Alexander (dir.), The Weightier Matters of The Law: Essays on Law and
Religion - A Tribute to Harold]. Berman (Atlanta, Géorgie, 1988), pp. 57-
98.
43. Voir Witte, « Transformation of Marriage LaW», p. 70 : voir égale-
ment pp. 76-94 (où l'auteur analyse quelques-unes des principales réformes
du droit du mariage dans les Eheordnungen). Voir également Dieterich, Das
protestantische Eherecht (passim).
44. Voir Dieterich, Das protestantische Eherecht, pp. 147-166, 177-180.
45. Cette partie de notre exposé est en partie basée sur l'article de John
Witte jr., « The Civic Seminary. Sources of Modern Public Education in the
Lutheran Reformation of Germany »,Journal ofLaw and Religion 12 (1996),
173-223.
46. Pour l'Italie, voir Paul F. Grendler, Schooling in Renaissance Italy Lite-
racy and Learning, 1300-1600 (Baltimore, 1989) ; idem, Books and Schools in
the !talian Renaissance (Brookfield, Vermont, 1995). Quelque deux dou-
zaines de villes allemandes (principalement de la Ligue hanséatique) avaient
établi des écoles latines et vernaculaires pour assurer la formation des fonc-
tionnaires et des hommes d'affaires. Certaines grandes corporations d'arti-
sans et de marchands avaient leurs propres écoles, et il existait en outre
quelques écoles et pensionnats privés, administrés par un ou plusieurs ensei-
gnants laies. Voir Witte, « Civil Seminary », pp. 182-183.
47. Voir ibidem, p. 186. En insistant sur l'importance de l'instruction,
Luther mettait en œuvre la dernière tâche assignée par Jésus à ses apôtres:
« Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je
vous ai prescrit » (Matthieu, 28: 19-20).
48. Cité chez Witte, « Civic Seminary », p. 187.
49. Cité ibidem, p. 188.
50. Cet ensemble de notions s'exprimait déjà en 1520, dans le pamphlet
révolutionnaire de Luther « Appel à la classe dirigeante de la Nation alle-
mande concernant l'amélioration de l'état de la Chrétienté », dans lequel il
défendait l'idée d'une instruction publique universelle et obligatoire en tant
que responsabilité chrétienne du magistrat civil local. Voir Witte, « Civic
Seminary », pp. 191-192.
51. Voir Gerald Strauss, Luther's House of Learning. Indoctrination of the
Young in the German Reformation (Baltimore, 1978), pp. 194-198.
52. Ibidem.
53. Voir William J. Wright, « The Impact of the Reformation on Hessian
Education », Church History 44 (1975), p. 183, mentionnant que « le sys-
tème des bourses était [ ... ] une idée luthérienne ».

709
DROIT ET RÉVOLUTION

54. Voir l'apologie de la Confession d'Augsbourg, dans Concordia Tri-


glotta (1921), art. 6, p. 287.
55. Voir David W. Myers, "Poor Sinning Folk". Confession and Conscience
in Counter-Reformation Germany (lthaca, New York, 1996), pp. 63-76.
56. Voir Werner Heun, «Konsistorium », dans Theologische Real-
enzyklopadie, t. 19 (Berlin, 1990), pp. 483-488.
57. Voir Brian Tierney, Medieval Poor Law. A Sketch ofCanonical Them')
and Its Application in England (Berkeley, 1959).
58. Ibidem, pp. 84-86. Les termes « hôpital » et «hospice » sont dérivés
du latin hospites, qui signifie « hôtes » (dans le sens de « qui reçoivent l'hos-
pitalité »). Ils se réfèrent à différents types d'institutions où les gens pou-
vaient obtenir une assistance ou du secours.
59. Cette analyse se base sur les données présentées dans l'étude impor-
tante de Robert Jütte, Poverty and Deviance in Early Modern Europe (Cam-
bridge, 1994), et dans l'étude magistrale de Bronislaw Geremek, Poverty. A
History, trad. Agnieszka Kolakowska (Cambridge, Mass., 1994). Notre ana-
lyse diffère toutefois substantiellement de l'interprétation de Jütte, selon
lequel il n'y eut pas de mutation fondamentale dans les politiques d'assis-
tance aux pauvres des catholiques et des protestants, et que les changements
qui eurent lieu n'étaient pas l'effet de changements dans les convictions reli-
gieuses. Ainsi, selon Jütte (p. 105) : « De nos jours, les historiens ne recon-
naissent que peu d'influence religieuse, que ce soit du côté catholique ou
protestant, dans le développement des caractéristiques qui ont marqué
l'organisation de l'aide aux pauvres au cours du xvf siècle. » En soutien de
cette thèse, largement partagée par d'autres historiens de notre époque, mais
non par leurs prédécesseurs, Jütte évoque plusieurs exemples de politiques et
méthodes catholiques ayant anticipé celles des luthériens dans le domaine de
l'assistance, ainsi que plusieurs exemples illustrant comment les catholiques
ont adopté de telles politiques et méthodes durant et après la Réforme luthé-
rienne. Il conclut (p. 108) : « Nous avons montré que la Réforme n'a créé ni
le système communal ni le système gouvernemental de l'assistance aux
pauvres, ces deux systèmes ayant déjà connu leurs équivalents dans les pays
catholiques. » Pourtant, il ajoute immédiatement après cette conclusion: « Il
est néanmoins incontestable que le débat autour des principes de Luther
concernant l'assistance et leurs effets au XVIe siècle a façonné le système cen-
tralisé d'assistance, non seulement en Allemagne, mais aussi ailleurs en
Europe. La Réforme a pavé la voie pour le développement d'une nouvelle
politique sociale qui favorisait le système séculier d'assistance aux pauvres. »
Dans la conclusion générale de son livre (voir spécialement pp. 194, 198), il
insiste fortement sur l'influence des conceptions de la théologie luthérienne
et des évolutions parallèles dans la théologie catholique sur l'élaboration de
nouveaux systèmes d'assistance.
De même, Natalie Zemon Davis, dans son étude (par ailleurs, excellente)
sur l'organisation de l'assistance introduite en 1534 à Lyon, une ville restée
en majorité catholique, minimise l'influence spécifique des modèles protes-
tants allemands existant à l'époque. Elle attribue l'institution d'une caisse
commune à Lyon, qui centralisait les activités philanthropiques entre les

710
NOTES PAGES 320-322

mains des autorités municipales séculières, essentiellement à « la crise


urbaine, générée par une conjoncture de problèmes déjà anciens relatifs à la
pauvreté, à la croissance démographique et à l'expansion économique ». De
telles réformes de l'assistance publique furent réalisées, d'après elle, dans les
villes catholiques, protestantes, ainsi que dans celles où cohabitaient des
populations des deux religions, et « s'appuyaient sur des valeurs et analyses
communes aux deux groupes ». Natalie Zemon Davis, « Poor Relief, Huma-
nism, and Heresy. The Case of Lyon », Studies in Medieval and Renaissance
History 5 (1968), p.267. L'auteur admet que « les sensibilités et doctrines
des religions catholique et protestante suivirent leurs propres voies pour jus-
tifier l'élimination de la mendicité et l'établissement d'institutions centrali-
sées vouées à l'assistance et à la réhabilitation », mais elle ajoute que pour les
catholiques de Lyon, et peut-être d'autres villes catholiques, « la voie avait
ordinairement été ouverte [... ] par des humanistes chrétiens qui s'étaient
engagés dans la voie de réforme érasmienne » (p. 268). L'analyse de Davis ne
fait qu'effleurer le rôle de la population substantielle de protestants à Lyon,
qui insistèrent pour que la réforme soit réalisée, et l'opposition farouche des
autorités catholiques à la réduction ou suppression des fondations catho-
liques. En ce qui concerne l'humanisme, Davis et Jütte soulignent
l'influence de l'œuvre du grand humaniste catholique Juan Luis Vives, un
exilé espagnol et ami d'Érasme, concernant l'assistance aux pauvres. Cepen-
dant, Vives, comme Érasme, était un réformateur catholique, dont certains
livres furent mis à l'Index. À l'instar du prédicateur et humaniste Jean de
Vauzelles, l'un des protagonistes, dans le camp catholique, de la réforme du
système d'assistance, Vives comptait des protestants parmi ses amis; l'histo-
rien luthérien Andreas Osiander a même cru reconnaître en lui un admira-
teur secret de Luther. Voir Carol os G. Norena, Juan Luis Vives (La Haye,
1970), p. 3 ; Jütte, Poverty and Deviance, p. 117. Davis a sans doute raison
d'affirmer que les catholiques et les protestants luthériens partageaient de
nombreuses valeurs en commun, mais le remplacement du contrôle ecclé-
siastique de l'assistance aux pauvres par un contrôle séculier ne s'est imposé
à Lyon qu'après une âpre lutte contre les autorités ecclésiastiques catho-
liques, alors qu'une dizaine d'années auparavant, une telle réforme avait été
effectuée à Nuremberg et dans d'autres villes allemandes à l'initiative des
autorités ecclésiastiques luthériennes.
Jütte, Davis et d'autres historiens contemporains qui minimisent
l'influence du luthéranisme sur l'assistance aux pauvres dans les territoires
allemands omettent de faire le rapprochement entre la théologie luthérienne
et l'agenda politique luthérien. Ainsi, par exemple, ils ne font pas le lien
entre la théologie de Luther et son soutien à la création de caisses communes
d'assistance par les conseils municipaux. Pourtant, Luther lui-même et ses
collègues, comme Johann Bugenhagen, voyaient dans le système de la caisse
commune une expression de la doctrine théologique du sacerdoce de tous les
fidèles. Les auteurs précités omettent également de prendre en compte les
rapports entre la doctrine luthérienne des vocations séculières et la répudia-
tion luthérienne de l'assistance charitable aux mendiants bien-portants et
capables de travailler.

711
DROIT ET RÉVOLUTION

Le fait que l'on puisse se référer à quelques exemples de systèmes d'assis-


tance établis par l'aurorité royale ou par des conseils municipaux locaux dans
les pays catholiques avant, pendant et après la Réforme n'infirme pas nos
conclusions. La Réforme protestante et l'accroissement des pouvoirs des
autorités séculières qui s'ensuivit s'annonçaient de plus en plus clairement
dès le XV" siècle.
60. Thèse 43 : «Il sera enseigné aux chrétiens que celui qui donne aux
pauvres ou qui prête à ceux qui sont dans le besoin accomplit une meilleure
action que celui qui achète des indulgences. » Voir Kurt Aland (dir.), Martin
Luther's Ninety-five Theses. With the Pertinent Documents ftom the History of
the Reformation (St. Louis, 1967), p. 54. Voir également Carter Lindberg,
« Reformation Initiatives for Social Welfare. Luther's Influence at Leisnig »,
Annual of the Society of Christian Ethics (1987), p. 86.
61. Lindberg, « Reformation Initiatives », p. 87.
62. Voir Carter Lindberg, « "There Shall Be No Beggars among Chris-
tians": Karlstadt, Luther, and the Origins of Protestant Poor Relief »,
Church History 46 (1977), pp. 322-323.
63. Luther exprimait le souhait « que tout noble, bourgeois et paysan rési-
dant dans la paroisse verse chaque année, selon ses moyens et ressources, un
impôt d'un certain montant en son nom, au nom de sa femme et de ses
enfants, au profit de la caisse commune, afin que le montant total qui aura
été fixé lors des délibérations et décisions de l'assemblée générale et que celle-
ci aura estimé suffisant et nécessaire [... ] soit atteint et disponible. » LW
45:190. Voir également Lindberg, «Reformation Initiatives », p. 92.
64. Voir Jütte, Poverty and Deviance, p. 107.
65. Voir Harold J. Grimm, « Luther's Contribution to Sixteenth-Century
Organization of Poor Relief,), Archives for Reformation History 61 (1970),
p.228.
66. Voir Lindberg, « Reformation Initiatives », p. 93.
67. Voir Grimm, « Luther's Contribution », p. 227.
68. C'était le cas à Wittemberg et à Nutemberg. Ibidem, pp. 226 et 229
(Wittemberg) et pp. 229-231 (Nuremberg). Mais la plupart des réglementa-
tions ne prévoyaient pas, comme à Leisnig, une assistance aux pasteurs, arti-
sans, marchands ou d'autres catégories. Voir Frank Peter Lane, « Poverty
and Poor Relief in the German Church Orders of Johann Bugenhagen,
1485-1558» (thèse de doctorat, Ohio State University, 1973), pp. 177-178
(comparant la réglementation de Leisnig à celles, entre autres, de Brunswick,
Lübeck, Hambourg et Hildesheim).
69. «Pendant [... ] trente-sept ans, Bugenhagen officia comme pasteur de
l'église de la ville de Wittemberg (1522-XV58) et comme confesseur et
conseiller spirituel de Luther; il était également professeur à l'université de
Wittemberg et conseiller des réformateurs dans les régions du nord-est de
l'Europe; il organisa la Réforme à Brunswick, Hambourg, Lübeck, dans le
Schleswig-Holstein, au Danemark, en Poméranie, à Hildesheim, dans la prin-
cipauté de Braunschweig-Wolfenbüttel ; il traduisit en bas-allemand l'Ancien et
le Nouveau Testament pour les régions septentrionales de l'Allemagne; il fut
un commentateur renommé des Psaumes et travailla sur la concordance des

712
NOTES PAGES 322-328

Évangiles. Bugenhagen présida et bénit le mariage de Luther avec Catherine


von Bora et prononça l'éloge funèbre de Luther. Il couronna le roi et la reine
du Danemark, consacra les premiers évêques évangéliques, organisa la nouvelle
fondation de l'université de Copenhague. Il refusa lui-même un évêché à deux
reprises ». Lane, « Poverry and Poor Relief », pp. 1-2.
70. Citation tirée de l'introduction de l'ordonnance ecclésiastique de
Brunswick de 1528, rédigée par Bugenhagen. Ibidem, p. 141.
71. Ibidem, p. 146. Selon Ernst Wolf: «L'esprit de la foi, l'amour de
Dieu, et l'appui sur la Sainte Écriture: ces trois éléments constituent le fon-
dement des ordonnances ecclésiastiques de Bugenhagen », dans Wilhelm
Schmidt (dir.), Gestalten der Reformation (Wuppertal-Barmen, 1967), p. 62.
72. Voir Lane, « Poverry and Poor Relief », p. 160.
73. Ibidem, pp. 155-156.
74. Ibidem, pp. 174-175 (à propos de H. Nobbe, « Die Regelung der
Armenpflege im 16. Jahrhundert nach den evangelischen Kirchenordnungen
Deutschlands », Zeitschriftfor Kirchengeschichte 10 [1889), p. 574).
75. Voir Max Weber, « Science as a Vocation », dans From Max Weber,'
Essays in Sociology, éd. et trad. Hans H. Gerth et C. Wright Mills (New
York, 1958), pp. 138-139. Voir également Anthony T. Kronman, Max
Weber (Stanford, Californie, 1983), pp. 166-170.
76. Ernst Troeltsch, Die Bedeutung des Protestantismus for die Entstehung
der modernen Welt (1911). Le théologien T roeltsch et le sociologue Weber
étaient des amis très proches. Le livre de Troeltsch était la version élargie
d'une communication à une grande conférence sur l'histoire allemande.
Weber avait initialement été invité à présenter une communication, mais il
avait décliné. Voir Hermann Lübbe, Siikularisierung. Geschichte eines ideen-
poLitischen Begriffi, t. 2 (Fribourg, 1975), p. 74, note 2.
77. Voir la bibliographie dans Heinz-Horst Schrey (dir.) , Sakularisierung
(Darmstadt, 1981), qui cite 368 titres! Deux livres importants sur la sécula-
risation au XVIe siècle, respectivement en Allemagne et en Angleterre, sont
d'Irène Crusius (dir.), Zur Siikularisierung geistlicher Imtitutionen im 16. und
im 18./19. Jahrhundert (G6ttingen, 1996), et de C. John Sommerville, The
Secularization of Early Modern England. From Religious Culture to Religious
Faith (New York, 1992). Le présent chapitre est à notre connaissance la pre-
mière tentative d'identifier comme « spirituelles » certaines branches du droit
directement inspirées par ce que Sommerville réfère à la foi religieuse, que la
réglementation ait été promulguée ou non par des autorités ecclésiastiques.
78. Hans Blumenberg, The Legitimacy of the Modern Age, trad. Robert
M. Wallace (Cambridge, Mass., 1983), pp. 10-11.
79. Voir Gerhard Oestreich, « Strukturprobleme des europaischen Abso-
lutismus », dans Geist und Gestalt des .frühmodernen Staates. Ausgewiihlte
Aufiiitze (Berlin, 1969), pp. 179-197. Voir également Winfried Schulze,
« Gerhard Oestreichs Begriff "Sozialdisziplinierung" in der frühen Neuzeit »,
Zeitschrift for historische Forschung 14 (1987), pp. 265-302 (offre un compte
rendu critique de la thèse défendue par Oestreich).
80. Voir Michael Stolleis, « "Konfessionalisierung" oder "Sakularisierung"
bei der Entstehung des frühmodernen Staates », lus Commune 20 (1990),

713
DROIT ET RÉVOLUTION

1-23; et Heinz Schilling, « Die Kirchenzucht im frühzeitlichen Europa in


interkonfessionell vergleichender und interdisziplinarer Perspektive - eine
Zwischenbilanz », dans Heinz Schilling (dir.), Kirchenzucht und Sozialdiszi-
plinierung im ftühneuzeitlichen Europa (Berlin, 1994), pp. 11-40.
81. Voir Robert Jütte, Obrigkeitliche Armenforsorge in deutschen Reichs-
stiidten der ftühen Neuzeit. Stiidtisches Armenwesen in Frankfort am Main und
Koln (Cologne, 1994).
82. Sur la théologie catholique et la mendicité, voir Michel Mollat, The
Poor in the Middle Ages. An Essay in Social History, trad. Arthur Goldham-
mer (New Haven, 1986), pp. 119-134.
83. Voir Wolfgang Huber, Kirche und 6ffintlichkeit (Sturtgart, 1973),
pp. 58-59. L'objectif ultime d'une telle collaboration entre l'Église et l'État,
selon Huber, est « la cléricalisation de la vie publique ».
84. Voir Heckel, Lex Charitatis, p. 45. Voir l'ordonnance ecclésiastique
de la principauté de Lüneberg : « La préoccupation principale et majeure du
prince doit être que la Parole de Dieu soit prêchée de manière pure et
juste.» « Radtschlag to nodtroft der kloster des forstendoms Lüneborch,
Gades wort un de ceremonien belangen », dans Emil Sehling (dir.), Die
evangelischen Kirchenordnungen des XVI. Jahrhunderts, t.6, vol. 1 (1955),
p.586.
85. Rosenstock-Huessy, Out of Revolution, p. 369.
86. Karl Lowith, Meaning in History. The Theological Implications of the
Philosophy of History (Chicago, 1949), version en allemand publiée sous le
titre Weltgeschichte und Heilsgeschichte. Die theologischen Voraussetzungen der
Geschichtsphilosophie, 2 tomes (Stuttgart, 1953).
87. Voir Blumenberg, Legitimacy of the Modern Age, titre original: Die
Legitimitiit der Neuzeit (nouvelle édition revue et augmentée, Francfort sur le
Main, 1966). Voir également idem, Siikularisierung und Selbstbehauptung
(Francfort sur le Main, 1974). Voir Robert M. Wallace) « Progress, Seculari-
zation, and Modernity: The Lowith-Blumenberg Debate », New German
Critique 22 (1981), pp. 63-79.

CHAPITRE VU
La Révolution anglaise
1640-1689

1. Cela ne signifie évidemment pas qu'il y eut un précédent en tant que


tel de la Révolution anglaise. Cela signifie seulement que, comme dans le cas
de la Révolution allemande au XVIe siècle et dans le cas de la Révolution fran-
çaise au XVIIIe siècle, la Révolution anglaise avait été devancée par des mou-
vements politiques et religieux aux dimensions paneuropéennes, et que ses
effets politiques et religieux présentent également une dimension paneuro-
péenne.
2. H.R. Trevor-Roper, « The General Crisis of the Seventeenth Cen-
tury », Past and Present 16 (1959), pp. 31-64. Cinq ans auparavant, Eric

714
NOTES PAGES 329-340

Hobsbawn avait avancé des arguments en faveur de la thèse d'une «crise


générale» de l'économie européenne dans son article «The Crisis of the
Seventeenth Century », Past and Present 5 (1954), pp. 33-53; 6 (1954),
pp. 44-65. La même année, l'étude de l'historien français Roland Mousnier
Les xvi et XVII siècles (5< éd., Paris, 1954), identifiait la période 1598-1715
comme un « siècle de crise ». Ce fut néanmoins l'article de Trevor-Roper qui
lança le débat le plus vif. Cf. Past and Present 18 (1960), p. 8-42; Trevor
Anson (ed.), Crisis in Europe, 1560-1660 (Garden City, N.Y., 1967).
3. Pour un exemple d'approche plus générale, prenant en considération
aussi bien la crise socio-économique que la crise politique, cf. Geoffrey Par-
ker et Lesley Smith (eds.), The General Crisis of the Seventeenth Century
(Londres, 1978). Les différents auteurs de ce recueil n'établissent toutefois
pas le rapport entre les deux types de crises, tandis que le rôle de la religion
n'est envisagé que comme l'une des idéologies révolutionnaires possibles.
4. Les provinces catholiques demeurèrent en général loyales à l'égard de
l'Espagne. Des révoltes contre l'Espagne en 1566 et en 1572 furent violem-
ment réprimées. En 1576, cependant, treize des dix-sept provinces souscrivi-
rent à la Pacification de Gand, qui préconisait une action commune contre
le régime espagnol et l'institution d'États Généraux représentant une Union
des Pays-Bas, dont les représentants seraient choisis par les différents États
provinciaux. En 1578, un « édit de tolérance religieuse » fut proposé: selon
ce projet, la liberté de religion aurait été reconnue à toutes les minorités reli-
gieuses comprenant au moins cent foyers dans une localité. Ce projet fut
rejeté, et l'opposition entre les provinces catholiques et calvinistes se ren-
força. Ainsi, aux Pays-Bas, comme en Allemagne, le cadre constitutionnel
d'Églises officielles, sans tolérance religieuse, fut maintenu, alors même que
dans les Provinces-Unies un régime politique républicain rudimentaire se
développait, tant au niveau provincial qu'au niveau national. Voir Geoffrey
Parker, The Dutch Revoit (lthaca, New York, 1977).
5. Voir Winthorp S. Hudson, «John Locke: Heir of Puritan Political
Theorists », dans George Laird Hunt (ed.), Calvinism and the Political Order
(Philadelphie, 1965), pp. 108-129. Voir également Menna Preswich, Inter-
national Calvinism, 1541-1715 (Oxford, 1985).
6. L'Angleterre avait un intérêt direct dans l'issue du conflit, car l'Électeur
du Palatinat, Frédéric V, était le gendre de Jacques le,. Après que Frédéric,
qui était calviniste, a accepté l'offre des États de Bohème de devenir roi, il
fut vaincu par les forces impériales à la bataille de la Montagne Blanche
(1620) près de Prague, et sa principauté fut occupée par les troupes espa-
gnoles. En Angleterre, certains membres du Parlement étaient fortement
partisans d'une aide militaire à leurs coreligionnaires protestants sur le conti-
nent, mais la monarchie préféra suivre une voie plus diplomatique, visant
plus modestement à obtenir la réinstallation de Frédéric et de sa femme Éli-
sabeth, la fille de Jacques J<', dans l'Électorat palatin. Néanmoins, des
troupes anglaises furent expédiées au Palatinat en 1625 et des opérations
militaires ciblées furent conduites en Espagne (expédition de Cadiz) et en
France (expédition de secours à La Rochelle). Cette stratégie militaire fut
mise en échec, aboutissant à des traités de paix avec la France (1629) et

715
DROIT ET RÉVOLUTION

l'Espagne (1630). Au cours des années 1630, l'Angleterre n'intervint pas


directement dans les opérations de guerre. Voir W. B. Patterson, King
James VI and 1 and the Reunion ofChristendom (Cambridge, 1997), pp. 293-
338 (analyse les efforts diplomatiques de Jacques 1er pour mettre fin à la
guerre de Trente Ans).
7. Voir Sigfrid Henry Steinberg, The Thirty Years' War and the Conflict
for European Hegemony, 1600-1660 (New York, 1966), pp. 2, 99.
8. Ibidem, p. 83.
9. Voir Perez Zagorin, The Court and the Country,' The Beginning of the
English Revolution (Londres, 1969); idem, Rebels and Rulers, 1500-1660,
t.2 (Cambridge, 1982), pp. 138-146.
10. Roger Merriman, Six Contemporaneous Revolutions (Oxford, 1938),
pp. 170-189; P. A. Knaechel, England and the Fronde,' The Impact of the
English Civil War and Revolution on France (Ithaca, New York, 1967).
Richard Bonney, « The English and French Civil Wars », History 65 (1980),
pp. 365-382, analyse les différences entre les guerres civiles dans les deux
pays. Voir également A. Lloyd Moote, « The French Crown versus Its Judi-
cial Officiais, 1625-1683 », Journal of Modern History 34 (1962), pp. 146-
160 (traite des prétentions du Parlement de Paris affirmant son indépen-
dance en tant qu'autorité judiciaire vis-à-vis de la Couronne). Merriman
traite notamment de la « révolte de Naples» et de la « révolution des Pays-
Bas ». La révolte napolitaine de 1647 fut essentiellement un soulèvement
populaire. L'élite locale n'y joua qu'un rôle mineur, mais assista la Couronne
espagnole à mater la révolte. Voir John Huxtable Elliott, « Revolts in the
Spanish Monarchy », dans Robert Forster et Jack P. Greene (eds.), Precondi-
tions of Revolution in Early Modern Europe (Baltimore, 1970), pp. 111, 123-
127. Aux Pays-Bas, la révolution avait débuté plus d'un demi-siècle aupara-
vant, la guerre d'indépendance contre la souveraineté espagnole qui aboutit
à la sécession des provinces septentrionales et à la création d'une nouvelle
république, les Provinces-Unies. La première révolte eut lieu en 1566, mais
la reconnaissance officielle de la République des Provinces-Unies par
l'Espagne ne fut obtenue qu'en 1648, à l'occasion de la Paix de Westphalie.
La révolution néerlandaise a ainsi anticipé la Révolution anglaise de 1640-
1689. Quant à la révolte de 1650, que Merriman compte parmi ses « six
révolutions contemporaines », celle-ci portait sur la forme du régime poli-
tique que la République devait adopter, les choix opposés étant soit une
(con)fédération de républiques provinciales souveraines, conférant une auto-
rité commune à des Etats Généraux (dominés par la Hollande, la province la
plus riche des sept provinces, et celle qui avait le plus de poids politique),
soit une république unifiée, davantage centralisée sous l'autorité du stadhou-
der. La mort du stadhouder Guillaume d'Orange en 1650 à l'âge de vingt-
cinq ans permit à la Hollande de réaffirmer sa position dominante en provo-
quant l'abolition de l'office de stadhouder et en renforçant les pouvoirs des
Etats provinciaux.
11. Voir John Huxtable Elliott, The Revoit of the Catalans,' A Study in the
Decline of Spain, 1598-1640 (Cambridge, 1963); idem, « Revolts in the

716
NOTES PAGES 340-344

Spanish Monarchy», pp. 109-130; Merriman, Six Contemporaneous Revolu-


tions, pp. 10-17.
12. Eric Hobsbawm, «Crisis of the Seventeenth Century », p.33.
D'autres historiens, tout en évitant un cadre herméneutique marxiste, ont
également mis en évidence une baisse générale du niveau de production et
du taux de croissance de l'économie européenne. Ces travaux font l'objet
d'une synthèse par Niels Steensgaard, «The Seventeenth-Century Crisis »,
dans Parker et Smith, General Crisis, pp. 27-42.
13. L'Angleterre a évité les crises dévastatrices de denrées premières qui
étaient récurrentes sur le continent. Lawrence Stone, The Origins of the
English Revolution (Londres, 1972), p. 67. Les affaires et le commerce furent
toutefois affectés par des récessions au cours des années 1620 et 1630.
14. Cité chez Trevor-Roper, «General Crisis », p. 31.
15. Parker et Smith, General Crisis, p. 1. Ralph Josselin, un curé anglais,
notait en 1652 dans son journal: « La France se jettera vraisemblablement
dans les flammes par ses dissensions internes. L'Espagnol est presque venu à
bout de Barcelone, la ville principale de la Catalogne, partant de ce
royaume; nous attendons l'issue de cette affaire. La Pologne est épargnée
d'une guerre avec les cosaques, mais elle les craint. Le Danemark et la Suède
sont tranquilles, comme l'Allemagne; pourtant, la paix de Münster n'a pas
été entièrement mise en oeuvre. Les Turcs n'ont pas causé de grandes pertes
aux Vénitiens, et n'ont pu compter sur autant de chance ou de vertus mar-
tiales que dans le passé, comme si ce peuple avait atteint son apogée et avait
entamé son déclin.» Parker et Smith observent que le journal « révèle un
large éventail d'informations sur les affaires étrangères qui parvenaient même
dans un modeste village de l'Essex ». Ibidem, p. 2.
16. Calendar of State Papers, Venetian, 1647-1652 (Londres, 1927). La
missive de l'ambassadeur vénitien en Espagne poursuit: « D'autre part, de ce
côté, Cardenas relate qu'après sa victoire en Écosse, Cromwell a écrit au Par-
lement que grâce à ce succès ils pouvaient désormais considérer que les
affaires intérieures étaient en sécurité, et qu'à l'avenir ils doivent envisager de
venir en aide à d'autres nations afin qu'elles puissent se libérer du joug, et de
consolider le régime en établissant des voisins républicains. » Merriman, Six
Contemporaneous Revolutions (p. 95, note 4) cite pour corroborer l'authenti-
cité de cette correspondance diplomatique une lettre de Edward Hyde au
secrétaire royal Sir Edward Nicholas, datée du 9 février 1651, résidant à
Madrid: « Pour vous convaincre du courage et de la franchise de vos amis
du nouveau Commonwealth, sachez que Blake, lorsqu'il se trouvait récem-
ment à Cadiz, annonça ouvertement que la monarchie est un type de régime
dont le monde est las: qu'elle a disparu en Angleterre, et qu'elle est sur le
point de disparaître en France, et qu'elle est vouée à disparaître à une
moindre allure en Espagne, mais qu'en une dizaine d'années, il en irait de
même. »
17. Edward Hyde, comte de Clarendon et le principal ministre de
Charles II, avait intitulé son ouvrage, dont la première publication date de
1702-1704 : History of the Rebellion and Civil Wars in England. Parmi les
historiens de notre époque, voir Alan Roots, The Great Rebellion, 1642-1660

717
DROIT ET RÉVOLUTION

(Londres, 1966); voir également J. P. Kenyon, The Stuart Constitution


(2e édition, Cambridge, 1985), p. 7.
18. G. R. Elton, dans un compte rendu du livre de Lawrence Stone,
Causes of the English Revolution, paru dans Historical Journal 16 (1973),
p.207.
19. James R. Herrzler, « Who Dubbed It 'The Glorious Revolution' ? »,
Albion 19 (1987), pp. 579-585.
20. Voir Eugen Rosenstock-Huessy, Out of Revolution: The Autobiogra-
phy of Western Man (1938, réimpression Providence, 1993), p. 761, et, sur
les trois restaurations, p. 260.
21. Sur l'expression « révolution» au XVIIe siècle, voir Vernon Snow,
« The Concept of Revolution in Seventeenth-Century England », Historical
Journal 5 (1962), pp. 167-174; et Zagorin, Court and Country, pp. 13-16.
Ces deux auteurs insistent sur le sens astronomique qui prévalait au
XVIIe siècle dans l'usage de ce terme: on se référait en particulier à la trajec-
toire circulaire suivie par les planètes, ayant pour effet de les ramener à leur
position d'origine dans l'univers. Selon Zagorin, l'historien [et homme poli-
tique] français François Pierre Guillaume Guizot, Histoire de la révolution
d'Angleterre depuis l'avènement de Charles r jusqu il sa mort, 2 tomes (Paris,
1826) aurait été le premier à traiter systématiquement la période 1640-1660
comme une véritable révolution au sens moderne. D'après Christopher Hill,
« The Word 'Revolution'in Seventeenth-Century England», dans Pamela
Tudor-Craig et Richard Ollard (eds.), For Veronica Wedgewood: These Stu-
dies in Seventeenth-Century History (Londres, 1986), pp. 134-151, le terme
« révolution» dans le sens d'une rupture de la continuité était déjà en usage
avant 1688, les événements dramatiques de l'hiver 1648-1649 ayant joué un
rôle de catalyseur. Cette thèse est confirmée par les propos tenus par l'amiral
Blake à Cadiz, cité plus tôt dans le teXte.
22. Berman, Law and Revolution, p. 19.
23. G. R. Elton, The Tudor Constitution (Cambridge, 1960), p. 327.
24. State Papers of Henri VIII, 1509-1547, t. 1 (Londres, 1970), p.392.
Cranmer entretenait des rapports soutenus avec des chefs de file du luthéra-
nisme allemand, notamment Martin Bucer. Sa femme, qu'il épousa en
1532, était apparentée à Andreas Osiander, un ami de Luther. Voir Diar-
maid MacCullogh, Thomas Cranmer: A Lift (New Haven, 1996), p. 72.
25. Elton, Tudor Constitution, p. 344.
26. Voir Basil Hall, « Lutheranism in England », dans Derek Baker (ed.),
Reform and Reformation: England and the Continent (Oxford, 1979),
pp.111-112.
27. Les Six Articles déclaraient que quiconque contesterait la transsub-
stantiation - c'est-à-dire que le pain et le vin de l'eucharistie se transforment
en corps et sang spirituels du Christ lors de leur élévation par le prêtre au
moment de la consécration - était un hérétique et dès lors passible d'être
envoyé au bûcher, et que quiconque énonçait des opinions contraires aux
autres principes des Six Articles était un criminel passible d'être pendu. Hall,
« Lutheranism in England», pp. 118-119; voir Edward John Bicknell, A
Theological Introduction to the Thirty-Nine Articles of the Church of England

718
NOTES PAGES 344-356

(Londres, 1944), pp. 12-13. Voir également Elton, Tudor Constitution, pp.
399-401.
28. A. G. Dickens, The English Reflnnation (New York, 1964), p. 287.
29. Elton, Tudor Constitution, pp. 423-442, ainsi que les documents
pp. 197-201.
30. E. B. Fryde et al (eds.), Handbook of British Chronology (3 e éd.,
Londres, 1986), pp. 572-574.
31. Selon Elton, Tudor Constitution, p.22, les proclamations n'auraient
pas eu de force obligatoire dans les cours de common law. C'est inexact.
R.W. Heinze, The Proclamations of Tudor Kings (Cambridge, 1976), pp. 63,
262-263, cite des exemples de proclamations mentionnant spécifiquement
les cours du King's Bench, des Common Pleas et de l'Exchequer comme juri-
dictions compétentes pour juger de certains délits. D'autres proclamations
mentionnaient explicitement ou impliquaient que toute cour de common law
dont les registres faisaient foi était une juridiction compétente. Voir égale-
ment Frederic A. Youngs, The Proclamations of the Tudor Queens (Cam-
bridge, 1976), pp. 39-40: « En dépit des opinions avancées par certains
juristes, selon lesquels les proclamations ne pouvaient jouer qu'un rôle
subordonné restreint et qui contestaient qu'elles puissent d'elles-mêmes créer
du droit, tant Marie qu'Élisabeth ont eu recours à des proclamations pour
encadrer des législations temporaires. » Les proclamations pouvaient proro-
ger la validité de lois déjà promulguées; elles pouvaient définir des situations
considérées comme soumises à l'application d'une législation existante; elles
pouvaient créer de nouveaux délits, soit directement, soit en étendant
l'application de peines prévues pour les auteurs principaux à leurs complices.
32. D'autres Prerogative Courts, c'est-à-dire des tribunaux créés en vertu
de la Prérogative royale étaient la Cour du Conseil du Nord, la Cour du
Conseil des Marches du Pays de Galle, la Cour du duché de Lancaster et la
Cour de l'Échiquier du comté palatin de Chester. La Haute Cour de l'Ami-
rauté était en fait (mais pas en théorie) une nouvelle cour et également une
Prerogative Court, même si elle pouvait se prévaloir d'antécédents à travers
les cours des amiraux qui avaient existé autrefois. La Haute Cour de la
Chancellerie était de même en fait, sinon en théorie, une nouvelle cour et
elle aussi une Prerogative Court, bien qu'elle pût se prévaloir de fortes racines
historiques remontant aux XIV" et x:v" siècles.
33. Au cours des années 1970 et 1980, un courant d'historiens révision-
nistes, par ailleurs très divisés entre eux, contesta ce qui avait été l'interpré-
tation conventionnelle, selon laquelle un conflit constitutionnel s'était
développé en crescendo jusqu'à entraîner la Révolution anglaise à partir des
années 1640. Les révisionnistes ont minimisé le poids du Parlement, l'exis-
tence d'une opposition à la Couronne et le rôle provocateur du puritanisme.
Au contraire, ils insistaient sur l'inefficacité du Parlement et ses divisions
internes, sur la crise financière causée par les coûts des guerres et sur le
caractère « révolutionnaire» de la politique ecclésiastique royale au cours des
années 1630. Ainsi, le début de la révolution était présenté comme un acci-
dent historique provoqué par les erreurs politiques de la monarchie dans les
domaines de la fiscalité, de la religion et de la politique étrangère au cours de

719
DROIT ET RÉVOLUTION

la décennie précédant la guerre civile. Voir Conrad Russell, « Parliamentary


History in Perspectivt, 1604-1629», History 51 (976), pp. 1-27; idem,
Parliaments and English Politics 1621-1629 (Oxford, 1979); Kevin Sharpe
(ed.), Faction and Parliament: Essays on Early Stuart History (Oxford,
1978) ; et Howard Tomlinson (ed.), Before the English Civil War (New
York, 1983). Il Y a tout de même un élément de vérité dans ces thèses: la
Révolution n'était pas inévitable et aurait pu être évitée si, des deux côtés, les
protagonistes avaient fait preuve d'une meilleure compréhension mutuelle et
avaient été moins obstinés. Cette remarque vaut d'ailleurs pour toutes les
Grandes Révolutions.
34. Le tunnage et le poundage étaient des droits de douane dont la percep-
tion était accordée au roi depuis le XIV" siècle. Le tunnage consistait en un
taux fixe appliqué à chaque fût (<< tonneau », tun) de vin importé. Le poun-
dage était une taxe proportionnelle à la valeur exprimée en numéraire (livres,
« pounds ») imposée sur toutes les marchandises importées et exportées. Les
impositions n'étaient pas une innovation des Stuarts : elles avaient été intto-
duites sous le règne de Marie et maintenues sous Élisabeth. En 1606, un
marchand nommé John Bate contesta la légitimité de ces « impositions » sur
les raisins. La Cour de l'Échiquier jugea en faveur du roi, le juge (Chief
Baron) Gleming justifiant que « si le roi peut lever un impôt, il peut décider
de la mesure de cet impôt autant qu'il le veut, cela relève de la sagesse du
roi ... et ne peut être contesté par un sujet. Ainsi, de nombreuses questions
SOnt laissées à sa sagesse pour qu'il les règlemente en vertu de ses pouvoirs,
plutôt que ses pouvoirs ne soient restreints ». J. R. Tanner, Constitutional
Documents of the Reign offames 1 (Cambridge, 1930), p. 342.
35. Ibidem, pp. 245-247.
36. Le Parlement de 1621 fut dominé par les débats sur la politique de
Jacques 1er envers les guerres religieuses en Europe et ses intentions de marier
son fils Charles à la princesse catholique espagnole Marie (Charles épousa
plus tard une autre princesse catholique, la Française Henriette Marie). Le
roi rejeta les avis émis par le Parlement, en déclarant que la politique étran-
gère relevait de la Prérogative royale et touchait à des « questions bien au-
dessus des compétences et de la capacité [des Communes] ». Le 18 décembre
1621, les Communes adoptèrent un acte de protestation, déclarant que la
Chambre avait le droit de débattre de sa propre initiative de toutes les ques-
tions relatives aux affaires de l'Église et de l'État, et que le roi ne pouvait
limiter ces débats. Cette déclaration allait directement à l'encontre du prin-
cipe exprimé en 1593, sous le règne d'Élisabeth, selon lequel les questions
relevant de la Prérogative royale, dites affaires d'État, ne pouvaient être
débattues au Parlement que moyennant l'autorisation expresse du
monarque. L'acte de protestation de 1621, rédigé par Coke, déclarait que
«les libertés, franchises, privilèges et compétences du Parlement SOnt les
anciens droits innés et incontestables et l'héritage des sujets anglais ». Le len-
demain, le roi prorogea le Parlement et, le 30 décembre, il se fit expédier le
journal de la Chambre des Communes; en présence du Conseil privé, il
arracha la page où l'acte de ptotestation avait été enregistré. Ibidem, pp. 274-
295. Coke et deux autres membres de la Chambre des Communes furent

720
NOTES PAGES 356-361

incarcérés à la Tour de Londres, où Coke resta pendant six mois. Quelque


soixante-dix gentilshommes furent emprisonnés pour leur opposition.
L' « emprunt forcé » avait été utilisé comme une technique financière par
les monarques Tudors, mais jamais à une telle échelle et jamais de manière à
circonvenir l'opposition d'un Parlement au commencement de son règne.
Voir Frederick C. Dietz, English Government Finance, 1485-1558 (Urbana,
Illinois, 1921), pp. 93-97, 163-166, 211 ; idem, English Public Finance,
1558-1641 (New York, 1932), pp. 25-26, 62-63.
37. Voir le texte de la Petititon of Right dans l'ouvrage de Kenyon, Stuart
Constitution, pp. 68-71. En 1629, une nouvelle session du Parlement se ter-
mina sur une note dramatique lorsque le président de la Chambre déclara, sur
ordre du roi, que le Parlement était ajourné, mais les Communes insistèrent
pour poursuivre leur session. Le président se leva pour mettre fin aux discus-
sions, mais deux membres le bousculèrent et le maîtrisèrent sur son siège
pendant qu'un autre membre lisait trois résolutions critiquant indirectement
la Couronne. La Chambre adopta les résolutions, puis vota son propre
ajournement.
38. À défaut d'un Parlement, Charles 1er eut recours à plusieurs strata-
gèmes pour recueillir des fonds encore plus importants que l'emprunt forcé
précédent. Voir Roger Lockyer, Early Stuarts : A Po/itical History ofEngland,
1603-1642 (Londres, 1999), pp. 267-268. La technique la plus choquante
fut celle de la « taxe des navires» (ship money), une taxe qui était à l'origine
levée sur les villes portuaires et leurs régions avoisinantes afin de renforcer la
marine du roi contre les ennemis étrangers et les pirates, mais qui fut éten-
due sous Charles 1er aux comtés de l'intérieur du pays. En outre, ce ship
money levé sous son règne était perçu à un taux plus élevé et à charge d'une
plus large couche de la population que ne l'avait été la taxe traditionnelle:
plusieurs petits propriétaires et marchands qui avaient été auparavant exoné-
rés de cet impôt y furent alors assujettis. En 1637, un collège réunissant les
cours du King's Bench et des Common Pleas confirma, dans le litige connu
sous le nom de Hampden's Case, par une majorité de sept contre cinq, les
condamnations de quelques gentilshommes qui avaient refusé de payer le
ship money.
39. Trois auteurs de pamphlets anti-épiscopaux (William Prynne, John
Baswick et Henry Burton) furent jugés par la Chambre étoilée en 1637: leur
condamnation prévoyait qu'ils auraient les oreilles coupées, leur infligeait de
lourdes amendes et ordonnait leur emprisonnement à vie.
40. Winston Churchill, A History ofthe English-Speaking Peoples, t. 2, The
New World (New York, 1956), pp. 212-213. En avril 1640, avant la
seconde guerre écossaise, Charles avait convoqué un Parlement (le premier
depuis 1629) dont il ordonna toutefois la dissolution après trois semaines (et
qu'on appela ensuite le « Bref Parlement », Short Parliament) , parce qu'il
avait refusé les aides sollicitées pour financer la guerre, à moins que le roi ne
remédie préalablement aux griefs exposés.
41. Parmi les agents moins importants qui firent l'objet d'une procédure
d'impeachment (destitution), on compte les juges du Banc du Roi et des
Plaids communs qui, en 1637, avaient soutenu la monarchie dans la déci-

721
DROIT ET RÉVOLUTION

sion majoritaire (de sept contre cinq voix) rendue dans Hampden's Case (ci-
dessus, note 38). Voir W. J. Jones, Politics and the Bench: The Judge and the
Origins of the English Civil War (Londres, 1971), pp. 139-143, 199-215.
42. La loi abolissant la Cour de la Chambre étoilée (17 Charles r, 10) fut
adoptée le 5 juillet 1641. Cette même loi abolissait également les aurres Pre-
rogative Courts (mentionnées à la note 32, ci-dessus). La loi abolissant la Cour
de la Haute Commission (17 Charles rer , 11) fut adoptée le même jour. Voir
le texte de ces deux lois dans S. R. Gardiner, Constitutional Documents of the
Puritan Revolution, 1625-1660 (3 e éd., Oxford, 1958), pp. 179-189. Les
registres de la Cour des Requêtes se terminent en 1642. Voir John H. Baker,
An Introduction to English Legal History W éd., Cambridge, 1990), p. 105.
43. La « Grande Remontrance» fut adoptée par à peine 159 voix contre
148. Ce document, ainsi que la réponse du roi, est reproduit dans Gardiner,
Constitutional Documents, pp. 202-232, 233-236.
44. « Un tel événement était tout à fait sans précédent. Il a été remarqué
que le compte rendu habituel dans le journal de la Chambre s'arrête brus-
quement, "comme si l'agitation de cette scène avait paralysé les clercs en
plein travail". La Chambre elle-même fut prise de surprise. "Une telle nuit
de prières, de larmes et de gémissements", écrivit un témoin beaucoup plus
tard. "Je n'ai plus jamais été présent à une telle chose de toute ma vie." Selon
un témoignage contemporain, "l'obéissance des sujets de Sa Majesté a été
empoisonnée". Le danger redouté s'était finalement manifesté, et il était à
présent certain, ce qui jusqu'alors n'avait été que soupçonné, que le roi était
prêt, même au risque de violer sa parole donnée, de jeter son épée dans la
balance. La Chambre fit appel à la protection de la City de Londres et siégea
un temps au Guildhall [l'hôtel de ville] ; lorsqu'elle reprit ses séances à West-
minster, ce fut sous la protection des milices. » J. R. Tanner, English Consti-
tutional Conflicts of the Seventeenth Century, 1603-1689 (Cambridge, 1928),
p. 114.
45. Selon l'ancien style du calendrier anglais, la nouvelle année commen-
çait le 25 mars (style de l'Annonciation), une pratique maintenue jusqu'en
1751. Ainsi, « janvier 1641-1642» se réfère respectivement à l'année selon le
style ancien et le nouveau style.
46. Les « Discussions de Putney» opposèrent les officiers supérieurs de
l'armée, davantage conservateurs, aux officiers inférieurs et aux soldats de la
troupe, plutôt radicaux. Cromwell prit part aux discussions, mais le porte-
parole principal des officiers supérieurs était son gendre Henry Ireton. Les
discussions n'aboutirent pas à un consensus. Pour un compte rendu de ces
discussions: A. S. P. Woodhouse (ed.), Puritanism and Liberty, Being the
Army Debates, 1647-1649 (2e éd., Londres, 1974).
47. Gardiner, Constitutional Documents, pp. 371-374. La défense de
Charles rer et la portée de ce procès seront traitées ci-après dans ce chapitre.
48. Blair Worden, The Rump Parliament, 1648-1653 (Cambridge, 1974),
pp. 306-308.
49. Voir Austin Woolrych, Oliver Cromwell (Oxford, 1964), pp. 46-47.
50. Voir Antonia Fraser, Cromwell, the Lord Protector (New York, 1973),
pp. 48-50.

722
NOTES PAGES 361-372

51. Voir Claire Cross, « The Church in England, 1646-1660 », dans G.


E. Aylmer (ed.), The Interregnum: The Quest for Settlement, 1646-1660
(Hamden, Connecticut, 1972), p. 102.
52. En dépit de l'ordre d'Édouard 1er , il semble qu'un nombre restreint de
juifs soit néanmoins resté dans le royaume: on constate en effet des conver-
sions de juifs tout au long des XIv< et xv" siècles. Il y eut également une
petite communauté de marranes espagnols à Londres, mais leurs membres
s'efforcèrent de cacher leur identité juive. La renaissance de l'intérêt pour
l'hébreu au XVIe siècle et l'introduction d'études hébraïques à Oxford et à
Cambridge ont contribué à créer un climat qu'un historien a qualifié de
« philosémite ». Au cours des années 1650, des négociations furent entamées
avec Menassah ben Israel, l'un des dirigeants de la communauté juive à Ams-
terdam, concernant l'éventuel retour des juifs en Angleterre. En 1655, une
invitation fut adressée à Menassah, qui prit lui-même la direction d'un
retour. Voir David S. Katz, The Jews in the History of England, 1485-1850
(Oxford, 1994), en particulier pp. 107-144; voir idem, Philo-Semitism and
the Readmission of the Jews to England, 1603-1655 (Oxford, 1982), où
l'auteur traite des sources qui reflètent le changement de climat dans l'opi-
nion et ses effets sur les rapports entre juifs et chrétiens.
53. Sur la persécution des catholiques irlandais, voir Nicholas P. Canny,
« The Ideology of Colonization: From Ireland to America », William and
Mary Quarterly 30, 3e série (1973), pp. 575-598; James Muldoon, "The
Indians Irishman", Essex Institutes Historical Collections III (1975), pp. 267-
289. Cf. Bendan Fitzpatrick, Seventeenth-Century Ireland: The Wars of Reli-
gion (Dublin, 1988).
54. Austin Woolrych, « Cromwell as a Soldier », dans: John Morill (ed.),
Oliver Cromwell and the English Revolution (Londres, 1990), pp. 93-118 ;
Oliver Cromwell, Letters and Speeches, éd. Thomas Carlyle, t. 1 (Londres,
1845), pp. 472-473.
55. Cité chez Rosenstock-Huessy, Out of Revolution, p. 358.
56. Fraser, Cromwell, pp. 355-357.
57. À propos des documents cités dans ce contexte, voir Kenyon, Stuart
Constitution, pp. 339-344 (Act ofIndemnity) et pp. 331-332 (Déclaration de
Breda).
58. Sur les régicides, qui ils étaient et leur destin, voir A. L Rouse, The
Regicides and the Puritan Revolution (Londres, 1994).
59. La législation financière était désormais initiée dans la Chambre des
Communes, ce qui fut instrumentalisé afin d'affirmer des prérogatives légis-
latives dans lesquelles la Chambre des Pairs ne pouvait s'ingérer. Voir ibi-
dem, pp. 415-419.
60. Dans les années 1670, Charles II éluda les restrictions financières du
Parlement grâce notamment à un subside annuel de 200 000 livres que lui
payait Louis XIV, en vertu de la convention secrète de Douvres conclue en
1670, par laquelle Charles II s'engageait à assister la France dans sa guerre
contre les Provinces-Unies, ainsi qu'à convertir dès que possible ouvertement
au catholicisme. Lorsque le commerce reprit vers la fin des années 1670, les
revenus du roi augmentèrent et il fut plus autonome à l'égard du Parlement.

723
DROIT ET RÉVOLUTION

« Le règlement financier de la Restauration, qui avait eu pour but de rétablir


une constitution équilibrée entraînant une collaboration entre le roi et le
Parlement, avait à présent ouvert la voie vers un second despotisme sous le
régime des Stuarts. » Roger Lockyer, Tudor and Stuart Britain (New York,
1985), p. 349.
61. Voir Baker, Introduction to English Legal History, pp. 127-128 (à pro-
pos de la Chancellerie) et pp. 142-143 (à propos de l'Amirauté).
62. Jacques II accéda au trône en 1685. Son règne fut marqué par des
mesures réactionnaires: il institua une Cour de commission ecclésiastique,
qui ressemblait trop à l'ancienne Haute Commission aux yeux de ses adver-
saires; il destitua des juges pour des motifs politiques; il accorda des promo-
tions aux catholiques dans l'armée; en 1687, il promulgua une nouvelle
« déclaration d'indulgence» dont l'effet était de supprimer toutes les sanc-
tions civiles à l'égard de ceux convaincus d'adhérer à l'Église catholique. Voir
Goldwin Albert Smith, A History ofEngland (2e éd. revue, New York, 1957),
p. 365; et Frederick George Marcham, A History of England (New York,
1950), pp. 482-484.
63. Charles II s'était déclaré catholique sur son lit de mort. Voir
Marcham, History of England, p. 481. Jacques II était toutefois encore pro-
testant à l'époque et ne se convertit que plus tard au catholicisme. Avant la
naissance de son fils, on s'attendait à ce que sa fille protestante Marie, qui
avait épousé Guillaume d'Orange, lui succède. La naissance du fils de
Jacques II bouleversa toutefois ces calculs politiques. Ibidem, p. 484.
64. À l'époque de l'invasion de Guillaume d'Orange, ses partisans avaient
déjà élaboré une solide argumentation constitutionnelle contre la continuité
du règne de Jacques II. Son autorité avait été constitutionnellement ébranlée
lorsque sept évêques - parmi les principaux membres de l'épiscopat anglican -
avaient refusé de lire en chaire sa « déclaration d'indulgence » et lui avaient
adressé une pétition réclamant la révocation de cette déclaration qu'ils
jugeaient illégitime. Les évêques furent poursuivis pour diffamation sédi-
tieuse, mais leur acquittement en juillet 1688 (le jugement dit du Seven
Bishops' Case) affaiblit sérieusement la légitimité de son régime. Voir Mar-
cham, History of England, pp. 483-484.
65. Voir Howard Nenner, The Right to Be King: The Succession to the
Crown of England, 1603-1714 (Chape! Hill, 1995), en particulier pp. 149-
247.
66. Voir Hertzler, « Who Dubbed Ir 'The Glorious Revolution' ? ».
67. 1 William III and Mary II, c.36 (1689). Voir Lois Schwoerer, The
Declaration of Rights, 1689 (Baltimore, 1981) ;
68.12 & 13 William III c. 2 (1701). Depuis 1701, aucun juge anglais n'a
été destitué.
69. 1 William and Mary, c. 6 (1689).
70. 1 William and Mary, c. 18 (1689). L'intitulé officie! de la loi de tolé-
rance était: « Une loi ayant pour objet d'exonérer les sujets protestants de
Sa Majesté qui sont dissidents de l'Église d'Angleterre des peines prévues par
certaines lois ».

724
NOTES PAGES 372-384

71. F.W. Maidand, The Constitutional History of England: A Course of


Lectures, éd. H. A. L. Fischer (Cambridge, 1965), p. 516. (Ces leçons datent
de 1887 et de 1888.)
72. Voir Katz, Jews in the History of England, pp. 151-153.
73. Ibidem, p. 201.
74. Voir ibidem, passim; également Abraham Gilam, « The Emancipation
of the Jews in England, 1830-1860» (thèse de doctorat, Washington Uni-
versity, 1978), pp. 80-175.

CHAPITRE VIII
La transformation de la philosophie du droit
en Angleterre

1. Cette conception, qui remonte au XVII" siècle, était encore plus répan-
due au moment où l'insularité anglaise avait atteint son apogée au XIx" siècle
et encore au début du xx" siècle. Ainsi, l'évêque anglican William Stubbs,
l'un des principaux constitutionalistes de l'ère victorienne, présentait le droit
anglais comme le specimen survivant le plus pur du droit coutumier germa-
nique, lequel, selon lui, insistait fortement sur la libené individuelle et sur la
limitation constitutionnelle du monarque, à l'opposé des théories absolu-
tistes de la tradition romaniste. Depuis le règne d'Henri II, d'après son inter-
prétation, la common law anglaise reflétait une tout autre philosophie que
celle du droit romain et du droit canonique, qui inspiraient en Angleterre
« la plus vive antipathie ». Voir William Stubbs, Lectures on Early English
History (Londres, 1906), p. 257; idem, Constitutional History of England,
t. 1 (Oxford, 1891), pp. 584-585. Cette conception d'une opposition mul-
tiséculaire entre une théorie politique et juridique aux racines anglo-
saxonnes et germaniques, privilégiant une approche démocratique, indivi-
dualiste et empirique, et une théorie d'inspiration romaniste, préférant une
approche autocratique, collectiviste et dogmatique, était également très
répandue aux États-Unis: elle fut notamment enseignée par Henty Adams à
l'université de Harvard. Voir Henty Adams, Essays in Anglo-Saxon Law (Bos-
ton, 1905), un tecueil de ses cours à Harvard.
De telles conceptions se retrouvent encore de nos jours dans certaines
approches historiographiques. Ainsi, Quentin Skinner, dans The Foundations
ofModern Political Thought, t. 2 (Cambridge, 1978), pp. 54-55, affirme que
l' « hostilité nationale» en Angleterre à l'égard des représentants du droit
romain et du droit canonique « remonte jusqu'à la défense de la coutume
chez Bracton au XIII" siècle» - alors qu'en fait, Bracton, dans son grand traité
sur le droit anglais, cite le droit romain dans un sens favorable dans au
moins 500 passages différents. Par ailleurs, l'évêque Raleigh, le juge dont
Bracton était le secrétaire et greffier, et dont il reprit plusieurs jugements
dans son recueil (Casebook), était un partisan convaincu de la papauté: il fut
même qualifié à un moment de second Thomas Becket et il dut s'exiler en
France afin d'échapper à la colère du roi. Skinner attribue aussi à tort au

725
DROIT ET RÉVOLUTION

JUriste anglais du XY"siècle Sir John Fortescue l'opinion selon laquelle


« l'ensemble de la codification romaine est étrangère à la nature "politique"
de la constitution anglaise », et il présente une lecture erronée de Fortescue
en lui attribuant une attitude « xénophobe» envers les romanistes et cano-
nistes. En fait, dans le passage cité par Skinner pour étayer cette interpréta-
tion, Fortescue affirmait simplement que le droit anglais « est adapté aux
besoins [de l'Angleterre] comme le droit romain convient à l'intérêt de
l'Empire ». Voir Skinner, Foundations, p. 55; et Sir John Fortescue, De
laudibus legum Angliae (( Éloge des lois d'Angleterre »), éd. S. B. Chimes
(Cambridge, 1942), pp. 25 et 37.
Un éminent historien du droit anglais médiéval, R. C. van Caenegem, a
encore récemment développé une argumentation comparable à celle de
Stubbs et de Skinner; en outre, il souligne une opposition entre le caractère
empirique et inductif des « coutumes et droits germaniques et féodaux en
Angleterre » à partir du xne siècle et le caractère dogmatique et déductif du
droit romain tel qu'il était enseigné dans les universités du continent euro-
péen. Voir R. C. van Caenegem, The Birth of the English Common Law
(2< éd., Cambridge, 1988), pp. 85-110. Cependant, les comparaisons qui
s'imposent SOnt évidemment, d'une part, celle entre les coutumes germa-
niques et féodales telles qu'elles étaient en vigueur en Angleterre, et les cou-
tumes germaniques et féodales des autres pays d'Europe occidentale, et,
d'autre part, la comparaison entre le droit romain des universités euro-
péennes continentales et le droit romain des universités anglaises.
2. Fortescue, De laudibus legum Angliae, p. 20.
3. Voir John Fortescue, De natura legis naturae, dans Works, éd. Lord
Clermont, t. 1, (Londres, 1869). Fortescue soumit ce livre au pape, lui
demandant s'il estimait convenable de le transmettre à tous les fils de l'Église
ou, dans le cas contraire, « de l'annuler» (p. 332). Voir George L. Mosse,
« Sir John Fortescue and the Problem of Papal Power », Medievalia et
Humanistica 7 (1952), p. 89. Fortescue exprimait la conception orthodoxe,
en son temps plus ou moins universellement partagée en Occident, selon
laquelle le droit humain, y compris les lois du Parlement, découlaient du
droit naturel, lui-même reflet du droit divin: les lois contraires au droit
naturel étaient dès lors nulles. Fortescue admettait également que l'Église
était la gardienne suprême du droit naturel et divin et que leur interprétation
revenait en dernière instance au pape. Il alla même jusqu'à affirmer que le
juge séculier, lorsqu'il interprète le droit divin, doit, « sur des questions où
se présente un doute, suivre le décret du pontife suprême ». Voir Joan
Lockwood O'Donovan, Theology of Law and Authority in the English Refor-
mation (Atlanta, 1991), p. 49.
4. Voir Norman Doe, Funclamental Authority in Late Medieval English
Law (Cambridge, 1990), pp. 12-19; idem, « Fifteenth-Century Concepts of
Law: Fortescue and Pecock », History of Political Thought 10 (1989), pp.
257-280.
5. Voir Christopher St. German, St. German's Doctor and Student, éd. T.
F. T. Plucknett et J. L. Barron (Londres, 1974), pp. 8-31. Voir J.A. Guy,
Christopher St. German on Chancery and Statute (Londres, 1985), p. 19

726
NOTES PAGES 384-389

(<< Dans le cadre de St. German, il s'avérait que les lois universelles de Dieu
et de la nature étaient rationnellement antérieures, et coexistaient en har-
monie avec la common law anglaise (la loi humaine) »).
6. Voir Richard Hooker, The Laws of Ecclesiastical Polity, livre 1, ch. 10,
réimpression dans The Works of that Learned and Judicious Divine, Mr.
Richard Hooker, éd. John Keble (1888; réimpression, New York, 1970),
1:239. Ensuite, Hooker écrivait: « Lorsque le droit lui donne le pouvoir, qui
douterait que le roi doive l'exercer en vertu du droit et conformément au
droit? Selon l'adage Attribuat rex legi, quod lex attribuit ei, potestatem et
dominium [« Le roi attribuera à la loi ce que la loi lui attribue, le pouvoir et
le contrôle »], ou encore: Rex non debet esse sub homine, sed sub Deo et lege
[« Le roi ne doit pas être soumis à l'homme, mais à Dieu et à la loi »j. »
Hooker, Ecc/esiastical Polity, livre 8, ch. 2 (éd. Keble, 3:342). Cette dernière
expression, empruntée à Bracron, figure à onze reprises dans les notes prépa-
ratoires de son ouvrage Ecclesiastical Polity. Voir Arthur S. McGrade,
« Constitutionalism, Late Medieval and Early Modern - Lex facit regem :

Hooker's Use of Bracton », dans Acta Conventus Neo-Latini Bononiemis


(Proceedings of the Fourth International Congress of Neo-Latin Studies) ,
éd. R. J. Schoeck (Binghamton, N.Y., 1985).
7. Il cite Thomas d'Aquin comme « le plus grand des théologiens univer-
sitaires ». Hooker, Ecclesiastical Polity, livre 3, ch. 9 (éd. Keble, 1:381). Voir
également Robert K. Faulkner, Richard Hooker and the Politics ofa Christian
England (Berkeley, 1981), pp. 63-72, pour une comparaison entre Hooker,
Aristote et Thomas d'Aquin.
8. Sur le caractère général de la théologie de Hooker, voir John E. Booty,
« Hooker and the Anglican Tradition », dans Studies in Richard Hooker, éd.

W. Speed Hill (Cleveland, 1971), pp. 207-239; et John Marshall, Hooker


and the Anglican Tradition. An Historical and Theological Study of Hooker's
Ecclesiastical Polity (Sewanee, Tennessee, 1963).
9. Voir Hooker, Ecclesiastical Polity, livre 1, ch. 10 (éd. Keble, 1:239).
Voir E. T. Davies, The Political Ideas of Richard Hooker (Londres, 1946),
p.65.
10. Voir W. D. J. Cargill Thompson, « The Philosopher of the 'Politic
Society': Richard Hooker as a Political Thinker », dans Hill, Studies ln
Richard Hooker, p. 39. Voir Faulkner, Richard Hooker, pp. 110 e.s.
11. Hooker, Ecc/esiastical Polity, livre 1, ch. 10.
12. Ibidem.
13. Hooker utilise les expressions « droit naturel » (naturallaw) ou « droit
de la nature» (law of nature) pour se référer aux phénomènes de la nature
inanimée, ainsi qu'à la biologie animale et humaine; il réserve l'expression
« droit de la raison» (law of reason) pour se référer aux processus humains

moraux et intellectuels. Voir Davies, PoliticalIdeas of Hooker, p. 49.


14. Hooker, Ecc/esiastical Polity, livre 1, ch. 10.
15. Voir The Trew Law of Free Monarchies, dans The Political Works of
James 1, éd. Charles Howard McIlwain (Cambridge, Mass., 1918), passim.
Contrairement à Dieu, un prince peut toutefois avoir un penchant pour le

727
DROIT ET RÉVOLUTION

mal. Un tel prince doit être toléré comme une punition idoine pour les
péchés commis, plutôt qu'il ne justifie une résistance (p. 67).
16. Jean Bodin, On Sovereignty, éd. et trad. Julian Franklin (Cambridge,
1992), p. 46.
17. Jean Bodin, Les Six Livres de la République (1576). La version de 1583
de cet ouvrage a été réimprimée dans une réédition anastatique chez Scientia
Verlag (Aalen, 1961). Pour une traduction abrégée, voir Jean Bodin, Six
Books of the Commonwealth, trad. M. J. Tooley (Oxford, 1955). Pour une
traduction des arguments essentiels de Bodin sur la souveraineté, pourvue
d'un commentaire, voir Bodin, On Sovereignty.
18. Jean de Salisbury, Policraticus, éd. C. C. Webb (Oxford, 1909), 3-15.
Voir également The Stateman's Book ofJohn of Salisbury, Being the Fourth,
Fifth and Sixth Books, Selections [rom the Seventh and Eighth Books, of the
Policraticus, trad. avec introduction John Dickinson (New York, 1963),
pp. lxxiii-Ixxiv. Pour une analyse de la théorie politique de Jean de Salisbury,
et notamment de sa doctrine sur le ryrannicide, voir Berman, Law and Revo-
lution, pp. 276-288.
19. Voir Julian Franklin, Jean Bodin and the Rise of Absolutist Theory
(Cambridge, 1973), pp. 23, 54 e.s. Dans ses écrits antérieurs, Bodin s'était
déclaré en faveur d'une souveraineté limitée, mais dans les Six Livres de la
République, il soutint que tout ordre politique organisé doit avoir un centre
unique d'autorité absolue, et que les limitations constitutionnelles appa-
rentes du pouvoir monarchique, comme le serment du monarque par lequel
il s'engage à respecter les lois du royaume et l'institution de différents offices
amenés à exécuter les différentes fonctions du pouvoir public, ne lient pas le
souverain. Le partage de la souveraineté entre le prince, la noblesse et le
peuple, insistait-il, conduirait à 1'« anarchie ». Ibidem, p. 29.
Les prémisses de l'argumentation de Jacques le, en faveur de l'absolutisme
royal différaient à cet égard de celles de Bodin: le roi, peut-être en raison de
son protestantisme, se fondait dans une large mesure sur des autorités
bibliques, citant en particulier des exemples de régimes monarchiques abso-
lus empruntés aux livres de Samuel, des Chroniques, des Rois et des
Psaumes.
20. Voir Anton Meuten, Bodins Theorie von der Beeinflüssung des politis-
chen Lebens der Staaten durch ihre geographische Lage (Bonn, 1904).
21. Francis Bacon, « A Speech of the King's Solicitor, Persuading the
House of Commons to Desist from Farther Question of Receiving the
King's Messages », dans The Works of Francis Bacon, éd. Basil Montagu, t. 2
(Philadelphia, 1857), pp. 276, 277.
22. Cité dans Franklin, Jean Bodin, p. 93. Bodin reconnaissait deux res-
trictions théoriques au pouvoir absolu du monarque: les rois ont l'obligation
d'honorer les conventions qu'ils ont conclues et ils ne peuvent exproprier un
particulier sans l'indemniser. Cette dernière obligation comprenait aussi une
restriction du pouvoir royal de lever arbitrairement des impôts. En raison de
ces restrictions, certains auteurs estiment que l'on ne peut prétendre que
Bodin soutenait une théorie de la monarchie absolue. Cependant, Bodin n'a
avancé aucun moyen qui eût permis d'assurer le respect de ces restrictions à

728
NOTES PAGES 389-399

un exercice tyrannique du pouvoir: aucune autorité, dans le système poli-


tique, n'était compétente, selon sa théorie, pour s'opposer à la volonté du
monarque, et Bodin ne reconnaissait aux sujets du monarque aucun droit de
désobéissance civile. On rappellera toutefois qu'en pratique, la monarchie
française était soumise à des limitations importantes du fait de la position de
la noblesse. Voir J. Russell Major, Representative Institutions in Renaissance
France, 1421-1559 (Madison, Wisconsin, 1960).
23. Franklin,Jean Bodin, p. 106.
24. Jacques ror, Trew Law of Free Monarchies, dans Charles H. McIlwain
(éd.), The Political Works ofJames J (Cambridge, Mass., 1918), pp. 62-63.
25. Ibidem. Voir John O. Eusden, Puritans, Lawyers, and Politics in
Seventeenth-Century England (New Haven, 1958), p. 46.
26. Cité dans McIlwain, Political Works ofJames J, p. xxxv.
27. Caudreys Case, 5 Cokes Reports, 1,8 (K. B., 1595) ; 77 Eng. Rep. l,
10.
28. L'opinion de Coke sur cette question est exprimée dans Calvins Case
(1608), où il cite Plowden, notamment: « Le roi a en lui deux corps, un
corps naturel et un corps politique », ce dernier « consiste dans la police et le
gouvernement du royaume », et il est « entièrement dénué de toute incapa-
cité due à l'enfance ou à la vieillesse, ou à d'autres déficiences et faiblesses
naturelles ». Voir Ernst Kantorowicz, The Kings Two Bodies. A Study in
Medieval Political Theology (Princeton, 1957), p.7. La loi du roi pouvait
ainsi lui survivre après sa mort.
29. Le prétexte était qu'il avait omis en une occasion de payer un impôt
dû à la Couronne. Les juges de common law rejetèrent la plainte et la déten-
tion de Coke fut en conséquence levée. Catherine Orinker Bowen, The Lion
and the Throne (Boston, 1957), pp. 455-457. On se souviendra que la théo-
rie du « droit inné » en rapport avec la common law joua un rôle important
dans la lutte des colonies américaines contre les abus de la Prérogative
royale.
30. Si l'on prétend que le nouveau droit romain et le nouveau droit cano-
nique étaient étrangers à l'Angleterre à partir du xne siècle, il faudrait égale-
ment avancer la conclusion absurde que ces droits étaient également
étrangers à touS les autres pays européens. Richard Helmholz a noté que
Coke « possédait une collection considérable d'ouvrages de droit romain et
de droit canonique. L'antipathie qu'il exprimait envers ces systèmes ne
l'empêchait pas de s'inspirer de ce qu'il lisait dans ces ouvrages ». Richard
Helmholz, The Jus Commune in England. Four Studies (Oxford, 2001), p. 4.
31. C'était l'objection soulevée par l'officier de justice sergeant Ashley
contre la thèse avancée par Coke et Selden et deux autres représentants de la
Chambre des Communes lors d'une conférence commune aux Lords et aux
Communes qui se déroula en 1628 - avant que ne fût adoptée la Petition of
Right - « concernant les libertés des sujets en matière d'emprisonnement ».
Selon Ashley, l'expression per legem terme dans la Grande Charte de 1215
devait être comprise comme une référence aux « différentes lois de ce
royaume », et non seulement à la common law. Voir State Trials, III, 153.

729
DROIT ET RÉVOLUTION

Voir J.W. Gough, Fundamental Law in English Constitutional History


(Oxford, 1955), pp. 61-63.
32. Selon Charles Gray, Coke disposait d'une « intelligence ad hoc» et « il
ne pensait pas selon une approche philosophique ». Voir Charles M. Gray,
« Reason, Authoriry and Imagination: The Jurisprudence of Sir Edward
Coke », dans Perez Zagorin (éd.), Culture and Politics ftom Puritanism to the
Enlightenment (Berkeley, 1980), p. 28. Gray ajoute toutefois qu'« à travers
ses attitudes, on peut discerner une philosophie du droit qui se dessine ».
Ibidem.
33. Gray reconnaît dans la notion de raison artificielle chez Coke « sans
doute sa contribution principale à la théorie du droit ». Ibidem, p. 30. Voir
également J. W. Tubbs, The Common Law Mind. Medieval and Early
Modem Conceptions (Baltimore, 2000), pp. 162-165.
34. Edward Coke, The First Part of the Institutes of the Laws of EngLand,
éd. Robert H. Small (Philadelphie, 1853), 319b (p. 15).
35. Coke a donné de cette conversation une version étendue dans Prohi-
bitions deI Roy, 12 Cokes Reports 63 (1608). En dépit du style haut en cou-
leurs, cet incident reflète correctement la nature du conflit, et plusieurs
passages sont corroborés par d'autres sources. La relation de la conversation
se présente comme suit:
« Annotation du dimanche 10 novembre de ce trimestre judiciaire. Le roi,
suite à une plainte que lui avait adressée Bancroft, archevêque de Cantor-
béry, à propos des brefs de prohibition, fut informé que, lorsqu'il y a une
controverse sur les questions dont peuvent être saisis les juges ecclésiastiques,
que ce soit à propos de l'interprétation des lois sur les dîmes, ou d'autres
matières ecclésiastiques, ou à propos de la loi de la première année du règne
d'Élisabeth concernant la Haute Commission, ou pour toute autre question
qui n'est pas expressément régie par la common Law, le roi peut, en sa qualité
de roi, décider lui-même. Les juges ne sont que les délégués du roi. Le roi
peut se saisir de toute cause selon sa volonté [... ] désaisissant ainsi les juges,
afin de juger la cause lui-même. L'archevêque déclara que cette règle était
certaine en théologie, qu'une telle autorité appartient au roi selon la Parole
de Dieu dans l'Écriture.
À quoi il a été répondu par moi, en présence et avec l'approbation mani-
feste de touS les juges d'Angleterre, et des barons de l'Échiquier, que le roi
ne peut en personne juger de quelque cause que ce soit, en matière pénale,
comme la trahison, la félonie (<<felony », délit grave), etc., ou dans des causes
entre particuliers, qu'il s'agisse de succession, de biens meubles ou d'autres
biens, etc. ; mais, de telles causes doivent être traitées et jugées dans une cour
de justice, selon le droit et la coutume d'Angleterre, et le jugement est tou-
jours rendu ideo consideratum est per Curiam [« ainsi qu'il a été considéré par
la cour »], de sorte que c'est la cour de justice qui rend le jugement.
Sur ce, le roi répliqua qu'il croyait que le droit était fondé sur la raison, et
que lui comme d'autres disposaient d'une raison comme les juges. À quoi j'ai
répondu qu'il était vrai que Dieu avait doté Sa Majesté d'une excellente
science et de grands talents naturels. Mais Sa Majesté n'était pas expert dans
le droit de son royaume d'Angleterre, et les causes qui affectent la vie ou la

730
NOTES PAGES 400-403

succession des biens ou des patrimoines de ses sujets ne SOnt pas décidées
selon la raison naturelle, mais selon la raison artificielle et le jugement du
droit. Ce droit est une discipline qui requiert de longues études et beaucoup
d'expérience avant qu'un homme ne puisse la maîtriser. Le droit est l'étalon
d'or et la mesure pour juger les causes des sujets et il garantit la protection
de Sa Majesté par la sécurité et la paix. Le roi en fut très offusqué, disant
qu'il serait dès lors sous la loi, et qu'une telle affirmation constituait, dit-il,
un crime de trahison. Sur quoi j'ai cité Bracton : Quod rex non debet esse sub
homine sed sub Deo et lege [Le roi ne doit pas être soumis aux hommes, mais
à Dieu et à la loi] ».
36. Coke, Institutes, 97b (p. 1).
37. La traduction de « raison » (reason) en « [ce qui est] raisonnable, rai-
sonné» (reasonableness) et l'exaltation du «sens commun» (common sense)
ont été des développements anglais du XVIIe siècle auxquels Coke a contribué.
Il est encore de nos jours difficile de trouver dans d'autres langues des équi-
valents précis pour les termes anglais « reasonable» et « common sense ». La
traduction habituelle de « reasonable» en des équivalents de « rational»
(<< rationnel ») est une distorsion: comme l'a rémarqué Lon L. Fuller: « "Ëtre
raisonnable signifie que l'on n'est pas trop rationnel. » De même, « common
sense» (<< sens commun ») n'est pas la même chose que « opinion publique»
(<<public opinion»): il s'agit plutôt du jugement moral partagé par la
communauté. Voir Christopher Hill, «'Reason' and 'Reasonableness' in
Seventeenth-Century England », British Journal of Sociology 20 (1969),
pp. 235-252. Voir également John Underwood Lewis, «Sir Edward Coke
(1552-1633) : His Theory of 'Artificial Reason' as a Context for Modern
Basic Legal Theory», Law Quarterly Review 84 (1968), pp. 330-342. Voir
Michael Lobban, The Common Law and English Jurisprudence, 1760-1850
(Oxford, 1991), pp. 6-7.
38. Voir Calvins Case, 7 Cokes Reports, la. Voir Gray, «Reason, Autho-
rity, and Imagination », pp. 37, 55 note 24. Progressivement, l'expression
« natural justice» fut de plus en plus fréquemment utilisée par les tribunaux
anglais, et finit pas remplacer celle de « naturallaw ».
39. Bonham's Case, 77 Eng. Rep. 638, 644 (K.B. 1611), est parfois invo-
qué pour affirmer le principe selon lequel les tribunaux pourraient annuler
une loi du Parlement qui serait contraire à la common law. En fait, la déci-
sion dans ce cas reposait sur une interprétation de la loi, plutôt que sur une
annulation. Voir Samuel Thome, «Dr. Bonham's Case», Law Quarterly
Review 54 (1938), pp. 543-552, où l'auteur critique les conclusions présen-
tées dans T. F. T. Plucknett, « Bonhams Case and Judicial Review», Har-
vard Law Review 40 (1926), pp. 30-70. Voir cependant également Charles
M. Gray, «Bonham 's Case Reviewed », Proceedings of the American Philoso-
phical Society 116 (1972), pp. 33-58; et Tubbs, Common Law Mind, pp.
154-155. De toute façon, en 1611, la distinction entre le contrôle judiciaire
de la constitutionnalité d'une loi et l'interprétation judiciaire d'une loi dont
la conformité aux exigences constitutionnelles présentait une difficulté était
encore fluide. Si, comme le soutenait Coke, les juges de la common law
représentaient l'instance suprême susceptible d'interpréter la common law, il

731
DROIT ET RÉVOLUTION

eût fallu une modification indiscutable de la common law par le Parlement


pour éviter un contrôle judiciaire dans un cas déterminé.
40. Coke, Institutes, 2< partie, section VIII (p. 628). Voir Eusden, Puri-
tans, Lawyers, and Politics, p. 124. Voir Coke, Institutes, Il b (la lex naturae
est l'une des « différentes lois dans le Royaume d'Angleterre »).
41. Jaroslav Pelikan, The Vindication of Tradition (New Haven, 1984),
p.65.
42. Sir Edward Coke, préface à The First Part of the Reports of Sir Edward
Coke, Kt. (Londres, 1727) ; voir Geoffrey Chaucer, The Parliament of Foules
(ca. 1380), éd. T. R. Loundsbury (Boston, 1877), p. 52 : «For out of olde
feldys, as men sey'/ Comyth al this newe corn from yer to yere » (<< Car des
anciens champs, comme on dit,/ Provient tout le nouveau blé d'année en
année »).
43. La première détention de Selden à la Tour de Londres ne dura que
cinq semaines. Lors de sa seconde détention, qui commença en 1629, il fut
élargi de la prison avant terme, mais il resta soumis à une restriction de sa
liberté de mouvement jusqu'au début de 1635. Voir David Sandler
Berkowitz, John Selden's Formative Years (Washington D. c., 1988),
pp. 231-290.
44. John Milton, Areopagitica, éd. John W. Hales (Oxford, 1886), p. 16.
45. Berkowitz, John Selden, p. 276.
46. Voir Arthur B. Ferguson, Clio Unbound: Perception of the Social and
Cultural Past in Renaissance England (Durham, North Carolina, 1979),
p. 295 (citant Selden, Ad Fletam Dissertatio). Selon Richard Tuck, le passage
cité dans notre texte correspond (moyennant quelque anachronisme) à « une
théorie burkéenne [voir Edmund Burke] du droit anglais ». Voir Richard
Tuck, Natural Rights Theories. Their Origin and Development (Cambridge,
1979), p. 84. Selden a mieux compris, à différents égards, la tradition juri-
dique occidentale que ses successeurs, même encore au xx" siècle. Il avait, par
exemple, compris que le droit romain de Justinien n'avait pas fait l'objet
d'une simple « réception » dans les droits européens. Il contestait la supposi-
tion qui était courante en Angleterre, et selon laquelle « le droit suprême en
vigueur dans tout autre pays européen (à l'exception de l'Angleterre et de
l'Irlande) [ ... ] est l'ancien droit romain impérial de Justinien ». Au contraire,
Selden insistait qu'« aucune nation au monde n'est régie par [ce droit] ». « Il
n'est pas douteux, continuait-il, que par le biais de la coutume, certaines par-
ties de ce droit impérial ont été adoptées comme le droit faisant autorité par-
tout où ce droit a été étudié, comme c'est également le cas en Angleterre »,
mais cela signifie seulement que ces pans de droit romain ont été intégrés
dans le droit particulier du pays. L'Angleterre n'est donc pas unique dans
son unicité: « Chaque État chrétien a son propre droit commun, tout
comme ce royaume-ci. » Voir Richard Helgerson, Forms of Nationhood. The
Elizabethan Writing of England (Chicago, 1992), p. 68 (citant Selden, His-
tory of Tythes).
47. John Selden, De jure naturali et gentium juxta disciplinam Hebraeorum
libri Septem (Londres, 1640).

732
NOTES PAGES 403-412

48. J. P. Sommerville, « John Selden, the Law of Nature, and the Origins
of Government », Historical Journal 27 (I984), pp. 440-442.
49. Selon Richard Tuck, la philosophie politique de Selden était d'une
grande originalité et représentait une rupture décisive par rapport à une par-
tie substantielle de la théorie politique de son temps, encore fondée sur la
théologie. Voir Tuck, Natural Rights Theories, pp. 90-100. En revanche,
J. P. Sommerville a soutenu que, bien que Selden ait été un historien du
droit d'une originalité incontestable (ainsi qu'un spécialiste de l'Antiquité
hébraïque et grecque), il n'a que très peu contribué par des idées nouvelles
au débat contemporain sur la théorie politique en tant que telle. Voir
Sommerville, « John Selden », p.446. Ici, nous avançons que l'élément
principal qui constitue l'originalité de Selden est la partie spéciale de sa phi-
losophie politique qui relevait de la philosophie du droit.
50. Voir ci-après, chapitre Il.
51. À propos de Hale, Holdsworth a écrit: « Par son caractère et ses
talents, il était certainement le plus grand juriste de son temps, [etJle juriste
le plus scientifique que l'Angleterre eût connu. » William S. Holdsworth, A
History of English Law, 13 vol. (Londres 1922-1952),6: 580-581 (cité ci-
après: Holdsworth, History of English Law). Dans un article, Holdsworth a
également remarqué que « [HaleJ était le plus grand juriste de la common Law
depuis Coke; bien qu'il n'ait pas exercé une aussi grande influence que
Coke, en tant que juriste il lui était supérieur. Leurs positions respectives
dans notre histoire du droit sont aussi différentes qu'étaient leur caractère et
leur profil intellectuel. Coke [... ] se situait à mi-chemin entre le droit
médiéval et le droit moderne. Hale est le premier de nos grands common
Lawyers de l'époque moderne [... J. Il fut ce que Coke n'avait jamais été: un
véritable historien. Comme Bacon, il avait étudié d'autres disciplines à côté
du droit, et d'autres systèmes juridiques à côté de la common Law anglaise ».
W. S. Holdsworth, « Sir Matthew Hale », Law Quarterly Review 39 (1923),
pp. 424-425. On lira une excellente comparaison entre Coke et Hale dans
1'« Editor's Introduction» de Charles M. Gray, dans Matthew Hale, The
History of the Common Law ofEngLand (Chicago, 1981), pp. xxiii-xxxvii.
52. La biographie classique de Sir Matthew Hale est toujours celle rédigée
par un quasi-contemporain, Gilbert Burnet, Lives of Sir Matthew Hale and
John Earl of Rochester (Londres, 1829). Voir également Edmund Heward,
Matthew Hale (Londres, 1972). On trouvera des informations biographiques
complémentaires dans Holdsworth, « Sir Matthew Hale» et dans Gray,
« Editor's Introduction ».

53. Holdsworth, « Sir Matthew Hale », p. 408.


54. Holdsworth mentionne que Hale intervint comme conseil de
Charles 1er et qu'il conseilla au roi d'accepter la compétence de la High Court
ofJustice qui venait d'être instituée. Ibidem, p. 403. Il semble également que
Hale conseilla Strafford à l'occasion de la procédure visant à le destituer de
ses fonctions et qu'il assista aussi Laud. Voir ibidem.
55. Gray, « Editor's Introduction », pp. XIV-XV.

733
DROIT ET RÉVOLUTION

56. La proposition de Hale fut ~~ abattue et enterrée» par l'opposition du


clergé anglican, qui craignait que son adoption ~~ n'entraîne une plus grande
concurrence pour les postes et les résidences ». Ibidem, p. 103.
57. Plusieurs exemples peuvent être donnés des contributions juridiques
spécifiques qui reflètent les idées religieuses de Hale. En tant que juge, il
était un modèle d'impartialité et d'équité à l'égard des prisonniers dans les
affaires criminelles. Il réussit, en une occasion, à persuader un jury, non sans
difficulté, d'acquitter un homme qui avait volé un pain parce qu'il était
affamé. Il partageait le souci primordial des puritains pour l'assistance aux
pauvres. Son Discourse Touching Provision for the Poor «< Discours concer-
nant les mesures en faveur des pauvres »), rédigé en 1659, visait à assurer du
travail aux pauvres et anticipait des réformes qui ne furent réalisées qu'un
siècle et demi plus tard. D'autre part, il partageait l'horreur qu'éprouvaient
les puritains pour la sorcellerie: en 1664, il imposa la peine de mort, prévue
par la loi, à deux femmes qu'un jury avait déclarées coupables d'avoir ensor-
celé des enfants.
58. La History of the Common Law de Hale fut publiée une première fois
en 1713, plusieurs années après sa mort. De fait, aucun des grands ouvrages
juridiques ne fut publié de son vivant, mais plusieurs étaient largement dif-
fusés sous forme manuscrite.
59. La History of the Pleas of the Crown de Hale, publiée la première fois
en 1736, n'était pas un traité historique, mais un manuel de droit pénal et
de procédure pénale traitant de crimes capitaux. À ce propos, Heward a
estimé (dans Matthew Hale, pp. 133-134) que « ce livre est un tour de force.
Il est systématique et détaillé [... ) Hale a réussi à réduire la masse des sources
en une relation cohérente du droit pénal applicable aux délits capitaux ».
Son Analysis of the Law divise le droit en deux volets principaux: le droit
civil (privé) et le droit pénal, mais il ne traite que des questions relevant du
droit civil, qu'il subdivise en droits et intérêts civils, violations ou dommages
en rapport avec ces droits, voies de droit et moyens (y compris les répara-
tions) que l'on peut exercer dans de tels cas. Les droits civils sont subdivisés,
à l'instar de la systématisation dans le ius commune, en droits relatifs aux per-
sonnes (essentiellement les obligations) et droits concernant les biens (essen-
tiellement la propriété et les droits réels).
60. Bien qu'il n'ait consacré aucun ouvrage au droit romain, Hale admi-
rait le droit romain et, selon l'expression de son biographe contemporain,
Burnet, « il se lamentait que ce droit soit si peu étudié en Angleterre ». Cité
chez Heward, Matthew Hale, p. 26. La systématisation du droit anglais pro-
posée par Hale était fortement marquée par la science du droit romaniste
telle qu'elle s'était développée en Occident depuis la fin du XIe siècle. Sa sys-
tématisation du droit anglais était également influencée par ses connaissances
des sciences exactes et naturelles, auxquelles il consacra plusieurs longs essais.
Il connaissait bien Boyle et Newton, ainsi que certains des fondateurs de la
Royal Society à Londres. Trois de ses discours sur la religion furent publiés
après sa mort par son ami, le puritain Richard Baxter. On en trouve un
résumé ibidem, pp. 127-128.
61. Gray, « Editor's Introduction », p. xv.

734
NOTES PAGES 412-414

62. Ibidem, p. xix.


63. Ibidem, p. xvi.
64. Ce journal, conservé à la Bibliothèque Beineke des livres rares et
manuscrits (Université de Yale), a été édité par Maija Jansson sous le titre
«Matthew Hale on Juges and Judging », Journal of Legal History 9 (1988),
pp. 201-213. Ces annotations révèlent combien Hale s'en remettait à la
direction divine pour s'acquitter de ses tâches judiciaires. Il note que juger
est « un emploi à tel point difficile» qu'« il est surprenant qu'un homme
averti et prudent en accepte la charge, ou qu'aucune personne ayant une
bonne faculté de jugement ne convoite une telle fonction, ou ne souhaite pas
de pouvoir la refUser ou d'en être déchargé». Il énumère douze exigences
contraignantes liées à la fonction, notamment « un esprit constamment inti-
midé par la crainte de Dieu tout-puissant et la conscience de sa présence ».
En décrivant ses sentiments lorsqu'il avait à juger des causes criminelles, il
note: « Je dois à la grâce et à la bonté de Dieu que je ne sois pas tombé dans
d'aussi grandes monstruosités que celles que j'ai été amené à juger. Je ressens
les mêmes passions, désirs et corruptions que ceux qu'éprouvent ces crimi-
nels [ ... ]. Cependant, alors même que le devoir attaché à ma fonction
requiert la justice et peut-être même la sévérité dans la répression du délit, le
même sentiment d'une humanité commune et d'une faiblesse humaine par-
tagée doit me conduire à faire preuve d'une grande compassion à l'égard du
délinquant. » Le juge, selon Hale, doit « éviter toute précipitation lorsqu'il
examine, réprouve et juge - [il doit] prendre son temps et réfléchir, envisa-
ger chaque aspect du dossier, peser chaque réponse, chaque circonstance ».
Ces méditations conduisent Hale à conclure que si, dans un procès criminel,
« sur la base de la meilleure enquête qui puisse être menée, la balance des
éléments pour et contre est pratiquement en équilibre », un acquittement est
plus approprié qu'une condamnation, car « bien que condamner un inno-
cent et acquitter un coupable soient tout autant une abomination aux yeux
de Dieu, cela est vrai lorsqu'il y a une preuve suffisante de la culpabilité,
mais in obscuris et in evidentibus praesumitur pro innocentia [tant dans les
affaires qui sont obscures que dans celles qui sont claires, l'innocence est pré-
sumée]. Quant à moi, je préférerais, en raison de mon ignorance de la vérité
des faits ou d'un manque de preuve, acquitter dix coupables que de condam-
ner un innocent. Le bras de la justice divine pourra en effet, par le fait de Sa
providence, frapper un coupable - et si la preuve pour le condamner fait
défaut, le criminel pourra se repentir et faire amende. Par contre, la perte de
la vie d'un innocent est irréversible dans ce monde. Ces considérations
s'appliquent lorsqu'une enquête sincère, intelligente et impartiale n'aboutit
pas à une preuve suffisante: il n'en est pas question lorsque quelqu'un
entend s'en prévaloir pour juger un criminel et qu'il est inspiré par des sen-
timents de partialité ou d'une vaine pitié ».
65. Voir Gray, « Editor's Introduction », p. xviii.
66. Matthew Hale, préface à l'Anao/sis of the Law (2 e édition, 1716), cité
par Barbara Shapiro, « Law and Science in Seventeenth-Century England »,
Stanford Law Review (1969), p. 746. Shapiro souligne que Hale entendait la
common /aw et le droit romain comme des « systèmes », c'est-à-dire comme

735
DROIT ET RÉVOLUTION

une « série de composantes reliées l'une à l'autre », plutôt qu'un assoniment


arbitraire de brefs et de règles (p. 746).
67. Bumet, le biographe de Hale, relate qu'en une occasion, quelques
interlocuteurs lui dirent qu'ils « voyaient dans la common law un objet
d'étude qui ne se prêtait pas à un agencement selon un schéma, ni à une
configuration selon une science rationnelle, parce que sa matière était trop
indigeste, et en raison de la multitude des cas jugés ». Hale leur répondit
sans hésitation qu'il ne partageait pas leur avis. Il prit une grande feuille de
papier sur laquelle il esquissa « un schéma représentant l'ordre général et les
aniculations [de la common law] [... ] à la grande satisfaction de ceux à qui
il en envoya une copie ». Cité chez Holdsworth, History of English Law,
p.584.
68. Le texte a été publié dans Law Quarterly Review 37 (1921), pp. 274-
303, sous le titre « Sir Matthew Hale on Hobbes: An Unpublished Manus-
cript », avec une brève introduction de Sir Frederick Pollock.
69. Parmi les ouvrages juridiques davantage techniques rédigés par Hale,
on peut relever: The Jurisdiction ofthe Lord's House, Considerations Touching
the Amendment and Alteration of Laws, A Short Treatise of Sheriffs Accompts,
et A Treatise on the Admiralty Jurisdiction. Pour une liste complète, voir
Heward, Matthew Hale, pp. 130-155.
70. Voir Donald R. Kelley, Foundations of Modern Historical Scholarship.
Language, Law, and History in the French Renaissance (New York, 1970), pp.
118-120; idem, François Hotman. A Revolutionary's Ordeal (Princeton,
1973), pp. 192-197. Voir Gerald Strauss, Law, Resistance and the State. The
Opposition to Roman Law in Reformation Germany (Princeton, 1986). Voir
également supra, chapitre 8.
71. Matthew Hale, Historia Placitorum Coronae, éd. Sollom Emlyn, t. 1
(Philadelphie, 1847), p. 13.
72. Ibidem, p. 12.
73. Ibidem, p. Il.
74. Ibidem, pp. 12-13.
75. Savigny, traditionnellement présenté comme le fondateur de l'École
historique de la philosophie du droit, concevait le développement du droit
comme un aspect du développement historique de la conscience collective
d'une société. Le droit, selon lui, se développe en premier lieu par la cou-
tume et les conceptions populaires, et ensuite seulement par des activités
juridiques. À mesure qu'un peuple gagne en maturité, et que la vie sociale et
économique devient plus complexe, son droit devient moins symbolique et
davantage abstrait, plus technique, et requiert une administration et un
contrôle de son développement confiés à un corps professionnel de juristes
ayant reçu une formation spécialisée. Il faut toutefois éviter, insistait Savi-
gny, un clivage entre les aspects professionnels et techniques et les aspects
symboliques ou les idées et idéaux auxquels souscrit la communauté et sur
lesquels reposent aussi bien les premiers développements du droit que ses
développements ultérieurs. Savigny combinait ainsi une analyse historique et
sociologique avec une analyse normative. Voir Friedrich Karl von Savigny,
Vom Beruf unserer Zeit for Gesetzgebung und Rechtswissenschaft (1814 ; 2e éd.,

736
NOTES PAGES 414-422

Heidelberg, 1840), trad. anglaise Abraham Hayward, On the Vocation of Our


Age for Legislation and jurisprudence (1831, réimpr. New York, 1975).
Maine reconnaissait également un élément normatif dans le développe-
ment du droit moderne à partir de ses origines dans des sociétés
« anciennes », et il soulignait la transition, étalée sur plusieurs siècles, d'une
évolution où la source principale des innovations juridiques créatives s'expri-
mait successivement par les fictions, l'équité et la législation, ainsi que la
transition marquée par une évolution allant du «statut» au «contrat»
comme principale source des obligations juridiques. Voir Henry Sumner
Maine, Ancient Law (Londres, 1861) et Early History oflmtitutiom (Londres,
1875).
Durkheim faisait écho à Savigny en insistant sur le sentiment moral et la
conscience collective d'un peuple comme source du droit, et développait des
idées empruntées en partie à Maine en reconnaissant un glissement du
centre de gravité du droit, glissement par lequel les sanctions compensatoires
s'étaient progressivement substituées aux sanctions répressives. Voir Émile
Durkheim, The Division of Labour in Society (Glencoe, Illinois, 1893), et
Durkheim and the Law, éd. Steven Lukes et Andrew Scull (New York, 1983)
- un recueil des écrits de Durkheim sur le droit et le développement du
droit. Cependant, à la différence de Savigny et de Maine, Durkheim n'atta-
chait pas expressément une portée normative à sa théorie évolutionniste. De
même, en retraçant la transition entre ce qu'il appelait le rype charismatique
du droit et le type traditionnel, puis formel-rationnel, Weber n'attachait pas
une signification normative au développement historique à l'intérieur de
chacun de ces types ou dans la transition d'un type à l'autre. Voir Max
Weber on Law in Economy and Society, éd. Max. Rheinstein (Cambridge,
Mass., 1954).
76. Matthew Hale, The History of the Common Law of England, éd.
Charles M. Gray (Chicago, 1971), p. 39.
77. Cette expression semble avoir été formulée pour la première fois par
Lord Mansfield lorsqu'il intervint en tant que procureur général (Solicitor
General) dans le procès Omychund v. Barker, 1 Atkyns 32 (1744). La ques-
tion était de savoir si le témoignage d'un Indien, qui avait prêté un serment
conformément à la religion «Gentoo » (hindoue), pouvait être admis
comme preuve par un tribunal anglais, du fait qu'une loi anglaise exigeait
que le serment soit prêté sur les Evangiles. Mansfield fit valoir que «des
principes de raison, de justice et d'efficacité » requéraient que le témoignage
fût admis. Afin de justifier pourquoi le tribunal devait selon lui raisonner au-
delà des termes de la loi dans ce cas précis, il affirma qu'« une loi ne peut
que très rarement couvrir tous les cas, et c'est pour cette raison que la com-
mon law, qui atteint sa pureté en s'élaborant elle-même [the common law,
that works itselfpure ... ] par des règles puisées dans la fontaine de justice, est
supérieure à une loi émanant du Parlement ». La cour suivit son argumenta-
tion. Voir J. W. Gough, Fundamental Law in English Comtitutional History
(Oxford, 1955), p. 188. La conception de Mansfield se rapproche fortement
de la théorie de Hale sur le développement du droit. Selon Michael Lobban,
« Hale a réconcilié l'immémorialité de la common law et sa flexibilité en

737
DROIT ET RÉVOLUTION

avançant une conception burkéenne : la common law est un corps qui croît
et s'adapte aux besoins du peuple, atteignant toujours de plus près la perfec-
tion ». Lobban, Common Law and English Jurisprudence, p. 3. Lobban cite
Hale, qui avait soutenu que « par l'usage, la pratique, le commerce, l'étude
et le progrès du peuple anglais, [les lois] parvinrent sous le règne de Henri II
à un plus grand perfectionnement » et que sous Édouard 1er, le « Justinien
anglais », le droit « parvint à une très grande perfection ». Hale, History ofthe
Common Law, pp. 84 et 101.
78. Dans les controverses constitutionnelles de la fin du xvt siècle et du
début du XVIIe siècle, on attachait une importance fondamentale à la ques-
tion : la Conquête normande avait-elle provoqué un rupture pour la common
law? Dans le camp des parlementaires, comme Coke, où l'on entendait
mettre en avant les prérogatives des institutions représentatives envers la
Couronne, on prétendait que la Conquête ne représentait pas une césure
fondamentale pour le droit anglais et que les origines du Parlement remon-
taient à l'ère reculée des Anglo-Saxons. Aux yeux du camp royaliste, dont
l'archevêque Laud était un représentant, la référence au passé anglo-saxon
était à peine un cran au-dessous d'une « incitation à la rébellion ». Voir
Christopher Hill, « The Norman Yoke », dans Puritanism and Revolution,'
Studies in Interpretation of the English Revolution of the Seventeenth Century
(Londres, 1958), p. 62. Hale, comme Selden, adopta une conception inter-
médiaire: il suivait Coke en affirmant la continuité du système politique
représentatif depuis l'époque anglo-saxonne, mais à la différence de Coke, il
datait l'introduction du droit de la propriété féodale et des matières affé-
rentes à la féodalité du temps du régime normand.
79. Hale, History of the Common Law, p. 40. La référence aux Argonautes
était inspirée par Selden, dont le passage en question a été relevé ci-dessus
dans ce même chapitre. L'image du corps humain est encore plus frappante.
Hale comparait la common law également à un fleuve arrosé par plusieurs
affiuents.
80. Voir Thomas Hobbes, A Dialogue between a Philosopher and a Student
of the Common Laws ofEngland, éd. avec une introduction par Joseph Crop-
sey (Chicago, 1971). Le Dialogue constitue un opuscule de 115 pages dans
sa version imprimée. Il fut publié en 1681, deux ans après la mort de son
auteur. Il avait été rédigé après 1661, et certainement avant 1676, l'année où
mourut Hale: celui-ci en avait pris connaissance par une version manuscrite.
Sa réplique fut également publiée après sa mort, mais, comme le texte de
Hobbes, elle a certainement été diffusée par des copies manuscrites de son
vivant. L'essai de Hobbes était une version abrégée, mais d'une certaine
façon plus percutante, du livre qui lui a valu la notoriété: le Leviathan,
publié en 1651.
81. Cette citation (et les suivantes) proviennent de William Holdsworth,
« Sir Matthew Hale on Hobbes », Law Quarterly Review 37 (1921), pp. 287-
291.
82. Hobbes, Dialogue, p. 69. Voir aussi D. E. C. Yale, « Hobbes and Hale
on Law, Legislation, and the Sovereign », Cambridge Law Journal 31 (1972),
pp. 123-124.

738
NOTES PAGES 422-438

83. Voir Lewis, « Coke: His Theory of 'Artifical Reason'", p. 339.


84. Yale, «Hobbes and Hale on Law, Legislation, and the Sovereign »,
pp. 121, 123-124.
85. Voir Harold]. Berman, « Sorne False Premises of Max Weber's Socio-
logy of Law », Washington University Law Quarterly 65 (1987), pp. 759-760.
86. Cette citation (et les suivantes) proviennent de Holdsworth, «Sir
Matthew Hale on Hobbes », pp. 297-298 et 302.
87. Fisher v. Prince, 97 Eng. rep. (K.B. 1762), p. 876, cité dans Cecil H.S.
Fifoot, Lord Mansfield (Londres, 1936), p.219. L'approche défendue par
Mansfield en faveur de « la raison et l'esprit des jugements », à l'opposé de
«la lettre des précédents particuliers », a eu pour effet d'attacher davantage
d'autorité à une série de décisions analogues sur une question déterminée,
plutôt que de se référer à la décision d'un cas unique. On peut y reconnaître
un développement ultérieur de la conception déjà avancée par Hale sur la
doctrine des précédents, qu'il avait formulé en soutenant que « les décisions
des cours de justice [... ] sont d'un grand poids et d'une grande autorité pour
expliquer, déclarer et diffuser ce qu'est le droit de ce royaume, spécialement
lorsque ces décisions s'inscrivent dans une conformité et une cohérence par
rapport à des résolutions et décisions du passé ». Hale, History of the Com-
mon Law, p.45. Ce ne fut que vers la fin du XIX" siècle que cette théorie
déclarative du précédent judiciaire (comme on la nommera) fut remplacée
- aussi bien en Angleterre qu'aux États-Unis - par une doctrine plus
contraignante, dite stare decisis (<< s'en tenir aux décisions »), dont la portée
revient à accorder à une décision unique basée sur des faits en tous points
semblables à ceux d'un litige ultérieur, une autorité contraignante pour juger
d'un tel cas postérieur. Cette théorie plus récente exprimait une forme d'his-
toricisme très différente de la notion d'historicité chez Hale ou même chez
Mansfield. L'historicisme de la fin du XIX' siècle était en rapport avec une
tendance qui consistait à rechercher une prévisibilité découlant d'une catégo-
risation rationnelle des principes et des règles de droit faisant autorité: cette
approche s'apparentait davantage aux conceptions des Lumières de la fin du
XVIIIe siècle et au mouvement de codification du XIX" siècle qu'à la conception
d'une tradition continue d'un droit énoncé à travers les décisions judiciaires
que l'on peut mettre en rapport avec la Révolution anglaise du XVII' siècle.
Voir Harold J. Berman, « Law and Belief in Three Revolutions », Valparaiso
Law Review 18 (1984), pp. 607-608; Harold J. Berman, Samir Saliba et
William R. Greiner, The Nature and Functions of Law (5" éd., Westbury,
N.Y., 1996), pp. 483-485 ; Rupert Cross et J .W. Harris, Precedent in English
Law W éd., Oxford, 1991), pp. 24-36; Charles M. Gray, « Parliament,
Liberty, and the Law», dans Parliament and Liberty: From the Reign of Eli-
zabeth to the English Civil War, éd. ]. H. Hexter (Stanford, 1992), pp. 155,
157-160.
88. Galileo Galilei, Dialogues Concerning Two New Sciences, trad. Henry
Crew et Alfonso DeSalvio (New York, 1914), p. 24.
89. Cité dans John Herman Randall, Jr., The Making ofthe Modern Mind
(Boston, 1926), p. 237.

739
DROIT ET RÉVOLUTION

90. René Descartes, Rules for the Direction of the Mind, dans Great Books
of the Western World, t. 31 (Chicago, 1952), p. l.
91. Voir Lucien Lévy-Bruh!, «The Cartesian Spirit and History », dans
Raymond Klibansky et H. J. Paton (éds.), Philosophy and History. Essays Pre-
sented to Ernst Cassirer (Oxford, 1936), p. 19l.
92. Dans la masse des travaux consacrés aux implications philosophiques
de la contribution de Galilée (1564-1642) et de Descartes (1596-1650), les
études suivantes sont pertinentes pour notre propos: Maurice Clavelin, The
Natural Philosophy of Galileo. Essays on the Origins and Formation of Classical
Mechanics, trad. A. J. Pomerans (Cambridge, Mass., 1974) ; Robert E. Butts
et Joseph c. Pitts (éds.), New Perspectives on Galileo (Dordrecht, 1978);
William A. Wallace (éd.), Prelude to Galileo. Essays on Medieval and Sixteenth-
Century Sources of Galileo's Thought (Dordrecht, 1981); Desmond Clarke,
Descartes' Philosophy of Science (University Park, Pa., 1982)
93. Voir Barbara Shapiro, Probability and Certainty in Seventeenth-
Century England. A Study of the Relationships between Natural Science, Reli-
gion, History, Law, and Literature (Princeton, 1983). Shapiro a démontré
qu'au cours des trente ou quarante années suivant la mort de Bacon, les
scientifiques de la Royal Society attachés à la méthode expérimentale ont
abandonné son idée selon laquelle la méthode inductive était susceptible de
produire une connaissance certaine, et qu'ils ont adopté une conception pro-
babiliste. Voir Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air
Pump. Hobbes, Boyle, and the Experimental Life (Princeton, 1985). En repre-
nant en partie les travaux de Shapiro, Shapin et Schaffer estiment (p. 24)
que « par l'adoption d'une conception probabiliste de la connaissance il était
possible de parvenir à une certitude adéquate et d'assurer un consentement
légitime aux déclarations de connaissance. La quête d'un consentement
nécessaire et universel pour des conclusions relevant des sciences naturelles
était considérée comme inappropriée et illégitime: une telle démarche rele-
vait d'une approche "dogmatique", et le dogmatisme était perçu non seule-
ment comme un échec, mais comme dangereux pour la connaissance
authentique ».
94. Ce débat a été analysé en détail par Shapin et Schaffer, Leviathan and
the Air Pump. Les citations et les paraphrases des passages de Hobbes et de
Boyle citées dans notre texte y figurent pp. 107-108.
95. Voir Robert K. Merton, The Sociology of Science. Theoretical and
Empirical Investigations (Carbondale, 1973) ; voir idem, Science, Technology,
and Society in Seventeenth-Century England (1 ère éd. américaine, New York,
1970). Merton, un pionnier de la discipline dite sociologie de la connais-
sance, ne dit pas explicitement que ce qu'il appelle «connaissance scienti-
fique certifiée» correspond en fin de compte à ce que la communauté
scientifique définit ainsi, mais cette idée est implicite dans son ouvrage. Voir
Sociology of Science, pp. 267-278. Il écrit qu'une recherche scientifique pré-
suppose une interaction entre « culture et science » et qu'il existe une « inter-
dépendance» entre la connaissance scientifique et les développements
« institutionnels» dans les domaines de « l'économie, la politique, la reli-
gion, les affaires militaires, et ainsi de suite» (pp. IX-X). Voir également

740
NOTES PAGES 443-446

1. Bernard Cohen (éd.), Puritanism and the Rise of Modern Science (New
Brunswick, New Jersey, 1990) - un compte rendu rétrospectif sur la contri-
bution de Robert K. Merton à la sociologie de la connaissance.
On retrouve l'idée que la connaissance scientifique (la « vérité» scienti-
fique) ne peut être acquise par la raison individuelle, ni par une volonté
divine ou la volonté d'une autre autorité (la « révélation »), mais uniquement
en satisfaisant aux critères établis par la communauté scientifique compé-
tente, chez Thomas Kuhn: il s'agit de la prémisse sous-jacente de son
importante conception des «révolutions scientifiques », selon laquelle ce
sont les communautés scientifiques qui produisent de nouveaux «para-
digmes » scientifiques. Voir Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revo-
lutions (2 e éd. augmentée, Chicago, 1970). Voir également Shapiro,
Probability and Certainty, pp. 15-73, et Shapin et Schaffer, Leviathan and the
Air Pump, pp. 69-79, pour une excellente discussion des origines, au
XVII" siècle, de cette approche de la connaissance scientifique caractéristique
du XX" siècle.
96. Voir Harold J. Berman, «Toward an Integrative Jurisprudence. Poli-
ties, Morality, History », California Law Review 76 (1988), pp. 797-801.
Cette conception trinitaire du droit correspond bien à l'approche de la vie
sociale en général qui semble avoir prévalu parmi les auteurs anglais du
XVIIe siècle. Ainsi, F. Smith Fussner affirme que l'on peut avancer« avec cer-
titude» que « la plupart des auteurs [anglais] du XVIIe siècle envisageaient le
politique, la moralité et la tradition (ou l'histoire) comme une forme de tri-
nité ». F. Smith Fussner, The Historical Revolution. English Historical Writing
and Thought, 1580-1640 (Londres, 1962), p. XVII.

CHAPITRE IX
La transformation de la science juridique anglaise

1. La désignation de « traité juridique » est utilisée ici dans un sens plus


large que celui proposé par A. W. B. Simpson, «The Rise and Fall of the
Legal Treatise : Legal Principles and the Forms of Legal Literature », Univer-
sity of Chicago Review 42 (1981), p. 632. Simpson réserve la désignation de
« traité » à un type particulier de monographie systématique consacrée à une
branche spécifique du droit anglais ou américain, un type qui, selon lui, se
développa au cours des années 1770 et 1780, et ne subit un déclin qu'au
XX" siècle. Il exclut ainsi les ouvrages systématiques qui traitent du droit
anglais dans son ensemble, comme l'œuvre de Bracton au XIIIe siècle, ou les
ouvrages de Matthew Hale au XVIIe siècle et de William Blackstone vers le
milieu du XVIII' siècle. Pour des raisons qu'il n'indique qu'en termes géné-
raux dans son article, Simpson hésite à qualifier de traités les ouvrages consa-
crés à des branches particulières du droit anglais, tels qu'ils furent rédigés à
la fin du XVII' siècle et au début du XVIIIe siècle, comme par exemple le traité
sur le droit de la preuve de Jeffrey Gilbert, ou le traité de William Hawkins
sur le droit pénal.

741
DROIT ET RÉVOLUTION

2. Voir la discussion au chapitre 3.


3. H. L. A. Hart a fait une distinction analogue, quoique dans un bm dif-
férent, entre les aspects internes et externes des règles de droit. Il définit
l'aspect interne des règles de droit comme ce qui régit les personnes soumises
au droit, pour lesquelles les règles de droit constituent les « règles du jeu»
qui s'imposent à elles. L'aspect externe correspond à la manière dont les
règles apparaissent à un observateur externe, qui les décrit en tant que règles
auxquelles d'autres sont soumis, mais qui ne participe pas lui-même au jeu.
Voir H. L. A. Hart, The Concept of Law, 2e éd. (Oxford, 1994), pp. 56-57,
88-90, 102-103. Ici, notre présentation suppose que les observateurs
externes participent également au jeu.
4. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, 4 volumes
(1765-1769 ; réimpression, Chicago, 1979), 2:2, 4:5 ; voir idem, An Analysis
of the Laws of England (1753; réimpression, Buffalo, 1997). Voir Daniel
J. Boorstin, The Mysterious Science of the Law. An Essay on Blackstones Com-
men taries (1941 ; réimpression, Boston, 1958), p.20 (où l'auteur présente
les caractéristiques de la conception de la science juridique anglaise chez
Blackstone): « Partout dans le droit anglais, des "principes" attendaient
d'être découverts. »
5. Voir Matthew Hale, The Analysis ofthe Law. A Scheme or Abstract ofthe
Several Titles and Partitions of the Law, Digested into Method (vers 1670; ed.
pro Londres, 1713).
6. Blackstone, Commentaries, 1:4, 34.
7. Ibidem, 1:5-6 ; voir 1:33 : « Il ne sera jamais possible de prévenir effica-
cement les inconvénients relevés, à moins d'assurer que la formation univer-
sitaire soit une étape préalable à l'exercice de la profession dans le domaine
de la common law et, en même temps, d'assurer que les rudiments du droit
fassent partie de la formation universitaire. Les sciences ont une disposition
sociale, et elles prennent leur meilleur essor en compagnie les unes des
autres: tout domaine scientifique peut bénéficier de l'assistance et des amé-
liorations que lui apporteront les autres disciplines. »
8. En Law French: « Et le briefe et judgement supra fuit rule per opi-
nionem Curiae de Banco non obstante deux presidents. » Voir C. K. Allen,
Law in the Making, 7e éd. (Oxford, 1964), p. 204. [Le Law French était le
langage juridique d'origine anglo-normande utilisé par les praticiens de la
common law ; son usage (ainsi que l'usage du latin) fut banni en 1650 ; après
1660, des recueils de jurisprudence parurent à nouveau dans ce langage juri-
dique anglo-français, mais cette pratique disparut vers la fin du XVIIe siècle;
voir J. H. Baker, Manual of Law French (2 e édition, Aldershot, 1990).]
9. Au cours des dernières années du XVIe siècle et des premières années du
XVIIe siècle, les tribunaux de common law se référaient parfois à des précé-
dents afin de justifier leur compétence dans la cause qui leur était soumise.
Voir John H. Baker, « New Light on Stades Case », Cambridge Law Journal
29, parties 1 et 2 (1971),51-67,213-236; idem, The Common Law Tradi-
tion; Lawyers, Books, and the Law (Hambledon, 2001), pp. 158-164.
D'autres tribunaux anglais suivaient le même usage. Voir Thomas
G. Barnes, « A Cheshire Seductress, Precedent, and a 'Sore Blow'to Star

742
NOTES PAGES 452-457

Chamber », dans Morris S. Arnold et al. (eds.), On the Laws and Customs of
England Essays in Honour ofSamuel E. Thorne (Chapel Hill, 1981), pp. 359,
378.
10. Bole v. Norton (1673), Vaughan's Rep., 382.
11. Matthew Hale, History ofEnglish Law (Londres, 1739), p. 67, cité par
C. K. Allen, Law in the Making, 6< éd. (Oxford, 1958), p. 206.
12. Voir Gerald J. Postema, « Sorne Roots of the Notion of Precedent »,
dans Laurence Goldstein (ed.), Precedent in Law (Oxford, 1987), pp. 9, 16 :
« Selon Hale, aussi bien la signification ou la teneur normative que l'autorité
du précédent judiciaire dépendent de la reconnaissance de leur appartenance
intégrale à l'expérience collective (ou "sagesse") de la communauté déposi-
taire du droit» - et dont « les recueils de jurisprudence (law reports) consti-
tuent les actes publics. »
13. Ibidem, pp. 16-17.
14. Fisher v. Prince, 97, Eng. Rep., 876 (K.B. 1762).
15. À propos de la Royal Society, voir la note 100. Sur la théorie de
Hume selon laquelle la connaissance est fondée sur une expérience habi-
tuelle, voir Terence Penelhum, David Hume: An Introduction to His Philo-
sophical System (West Lafayette, Indiana, 1992), pp. 76-77; Daniel E. Flage,
David Hume's Theory of Mind (Londres, 1990), pp. 92-93; voir Knud
Haakonssen, « The Structure of Hume's Political Theory », dans David Fate
Norton (ed.), The Cambridge Companion of Hume (Cambridge, 1993),
pp. 182,202-203.
16. Sur les origines et le développement du système des brefs, voir F.
W. Maitland, The Forms of Action at Common Law: A Course of Lectures
(1909; reprint, Cambridge, 1965). Comment les brefs ont été «gelés» au
XIV"siècle et comment la jurisprudence d'Equity du Chancelier se développa
en conséquence, voir T. F. T. Plucknett, Statutes and Their Interpretation in
the First Halfofthe Fourteenth Century (Cambridge, 1922), pp. 121, 169;
voir également Harold J. Berman, Faith and Order: The Reconciliation of
Law and Religion (Atlanta, 1993), chapitre 4 (<< L'Equity médiévale
anglaise »), pp. 65-67.
17. À propos d'autres changements adoptés par les tribunaux de common
law allant dans le même sens, voir John H. Baker, « Origins of the 'Doc-
trine' of Consideration, 1535-1585 », dans Arnold et al., On the Laws and
Customs of England, pp. 336-358.
18. Une large part des litiges concernant des contrats portés au XVIe siècle
et au début du XVIIe siècle devant les tribunaux de common law correspon-
daient à une forme spécifique de reconnaissance de dette avec sûreté: ces
recognizances étaient en fait des obligations accompagnées d'une clause
pénale et payables seulement si le débiteur de l'obligation contractuelle prin-
cipale se trouvait en situation de défaut de paiement dans les délais conve-
nus. La clause pénale s'élevait d'habitude au double de la valeur du contrat
et faisait l'objet d'un jugement au moment de la conclusion du contrat, de
sorte que le débiteur pouvait être poursuivi en vertu de ce jugement. Voir A.
W. B. Simpson, A History of the Common Law of Contract: The Rise of the
Action ofAssumpsit (Oxford, 1987), p. 125 (où il est mentionné qu'au cours

743
DROIT ET RÉVOLUTION

d'une année sélectionnée à titre d'échantillon, en l'occurrence 1572, 503


actions furent intentées sur base d'une telle clause pénale, alors que trois seu-
lement furent intentées sur base de l' assumpsit).
19. L'ancienne action pour détention illicite de biens présentait trois
défauts majeurs: 1° elle permettait au défendeur d'imposer le « serment litis-
décisoire» ou « pari judiciaire» (wager of Law) qui avait en pratique pour
effet qu'un défendeur avait gain de cause s'il pouvait présenter six ou douze
hommes disposés à déclarer que ses affirmation étaient véridiques; 2° le
défendeur avait le choix soit de rendre les biens, soit de dédommager le
demandeur du préjudice que la détention illicite lui avait causée; 3° si le
défendeur choisissait de rendre le bien, il pouvait le restituer dans l'état où il
se trouvait au moment du jugement. Voir John H. Baker, An Introduction to
English Legal History, 3e éd. (Londres, 1990), pp. 7 :441-445. Le « pari judi-
ciaire» fut aboli en 1833.
20. Holdsworth confirme que le changement décisif, en ce qui concerne
l'action à l'égard d'un tiers qui avait pris possession d'un bien (trover), eut
lieu vers la fin du XVIIe siècle, lorsque les plaideurs furent autorisés à invoquer
les droits d'un tiers (jus tertii) afin de prouver que le demandeur n'avait pas
de droit réel sur le bien qu'il revendiquait: « À la fin de cette période [c'est-
à-dire à la fin du Xvue siècle] nous entrevoyons l'idée selon laquelle si, à
l'occasion d'une action de trover, un demandeur invoquait non pas sa pos-
session, mais son droit de possession, le défendeur pouvait [... ] contrer cette
demande en établissant un ius tertii. En d'autres termes, le demandeur devait
prouver son droit absolu sur le bien à l'encontre de tous les autres.»
Holdsworth, History of English Law, 7:426. Voir Cooper v. Chitry, 1 Burr.
20,97, Eng. Rep. 166 (1756), 172, affirmant (dans une motivation attribuée
à Lord Mansfield) que le premier élément de preuve dans une action pour
trover est « la propriété du plaignant » et déclarant qu'un préposé, qui a reçu
les biens résultants d'une faillite pour les distribuer entre les créanciers, doit
payer la valeur des biens à celui au profit duquel la propriété avait été trans-
mise par le failli avant son insolvabilité.
21. Certains historiens du droit anglais ont voulu souligner le recours aux
fictions dans le but d'étendre le champ d'application des actions pour évic-
tion (ejectment) et possession par un tiers (trover) au cours du xvf siècle et
encore au début du XVIIe siècle, mais ils ont tendance à sous-estimer les chan-
gements plus importants qui se produisirent à la fin du XVIIe siècle et au
début du XVIIIe siècle. Les premières fictions étaient davantage des fictions
procédurales, que les tribunaux de common Law appliquaient afin de renfor-
cer leur compétitivité par rapports à d'autres juridictions. Voir Holdsworth,
History of English Law, 7:405. En revanche, le recours à des fictions maté-
rielles à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle eut lieu à une époque où les
tribunaux de common Law avaient acquis une primauté incontestable et
n'avaient plus besoin d'utiliser des fictions pour affirmer ou étendre leurs
compétences à l'égard d'autres tribunaux: en revanche, à cette époque, le
recours aux fictions leur permettait de maintenir le mythe de la continuité
avec le passé.

744
NOTES PAGES 457-464

22. Jeremy Bentham, «A Fragment on Government ", dans The Works of


Jeemy Bentham, t. 1, éd. J. Bowring (1843), p.235, n.s. Voir aussi idem,
« Elements of Packing as Applied to Juries ", dans The Works ofJeremy Ben-
tham, t. 5, éd. J. Bowring (1843), p. 92 «< Dans le droit anglais, la fiction est
comme la syphilis, qui se propage dans chaque veine, et qui charrie ainsi
dans chaque partie du système le principe de décomposition •• ).
23. Voir Lon L. Fuller, Legal Fictions (Stanford, 1967), pp. 63-65. Owen
Barfield, juriste et poète anglais, a comparé les fictions en droit aux méta-
phores, par lesquelles des termes anciens acquièrent une nouvelle significa-
tion. Selon cet auteur, les fictions juridiques constituent un exemple extrême
du processus permettant d'exprimer un nouveau sens à travers un langage
préexistant, et, en droit, d'appliquer des règles juridiques préexistantes à de
nouvelles situations. Voir Owen Barfield, The Rediscovery of Meaning and
Other Essays (Middleton, Connecticut, 1977), pp. 44 (<< Fiction poétique et
diction juridique •• ) et 57.
24. Voir Friedrich Carl von Savigny, Vom Beruf unserer Zeit for Gesetzge-
bung und Rechtswissenschaft, 2e éd. (Heidelberg, 1828), pp. 32-33, cité chez
Fuller, Legal Fictions, p. 59.
25. Dans les Institutes de Justinien, les obligations (<< obligationes •• )
étaient subdivisées en quatre catégories: 1° celles découlant d'un contrat,
2° celles découlant d'un délit, 3° celles découlant « comme s'il s'agissait d'un
contrat •• (<< quasi ex contractu •• ), 4° celles découlant « comme s'il s'agissait
d'un délit •• (<< quasi ex delicto •• ). Bien que, par la suite, plusieurs rypes
d'obligations contractuelles, délictuelles, quasi-contractuelles et quasi-
délictuelles fussent identifiées, aucune analyse conceptuelle (comme en règle
générale en droit romain classique ou post-classique) ne fut élaborée des
principes sous-jacents qui auraient permis de distinguer une catégorie de
l'autre. Les juristes romanistes européens du xne au XVII" siècle se sont efFor-
cés de définir la nature de ces distinctions et de la subdivision elle-même. Au
XVIIe siècle, le ius commune européen, qui combinait à cette époque le droit
romain, le droit canonique, ainsi que des caractéristiques communes des
droits des ordres politiques séculiers, avait assimilé les obligations quasi
délictuelles et délictuelles et rattaché la notion d'enrichissement sans cause à
la catégorie des obligations quasi-contractuelles. Voir Reinhard Zimmer-
mann, The Law of Obligations (Oxford, 1990), pp. 1-33 et 885-886.
26. Style 47, 82 Eng. Rep. 519 (1647); Aleyn 26, 82 Eng. Rep. 897
(1647). On cite et reproduit en général le recueil d'Aleyn dans les manuels
américains du droit des contrats. Mon analyse dans le texte est principale-
ment empruntée au recueil de Style, qui rend mieux les arguments du défen-
deur, partie perdante dans cette affaire.
27. Style 47.
28. Le principe selon lequel le manquement à un contrat engage la res-
ponsabilité de son auteur, même à défaut de toute faute, demeure valable en
droit anglais et américain. Cependant, la doctrine de la responsabilité abso-
lue affirmée dans Paradine v. Jane a été en général rejetée au cours du siècle
écoulé, sauf qu'en Angleterre du moins, le principe est toujours censé appli-
cable aux baux réels, en ce sens qu'à défaut de toute clause contraire expli-

745
DROIT ET RÉVOLUTION

cite, le risque d'impossibilité d'exécution en raison de circonstances


imprévues incombe au preneur du bail. De même, dans les affaires commer-
ciales, lorsque les parties se trouvent à peu près sur pied d'égalité pour négo-
cier et qu'elles insèrent dans leur convention une énumération des
circonstances excusant le défaut d'exécution, le risque d'impossibilité d'exé-
cution de l'objet du contrat en raison de circonstances imprévues qui ne sont
pas inclues dans cette énumération incombera au débiteur. Voir Harold
J. Berman, « Excuse for Non-Performance in the Light of Contract Practices
in International Trade », Columbia Law Review 63 (1963), p. 1413.
29.2 Lord Raymond 909, 92 Eng. Rep. 107 (1703).
30. Voir George W. Paton, Bailment in the Common Law (Londres,
1952), pp. 81-85.
31. Ce développement a également été une contribution de Lord Holt,
qui l'a introduite dans la common law en s'inspirant principalement du droit
maritime, qui était à l'époque envisagé comme un domaine relevant du droit
des gens. Voir Boson v. Sandford, 2 Salk. 440, 91 Eng. Rep. 382 (1691), un
litige de droit maritime introduit par les propriétaires d'un chargement
contre les propriétaires d'un navire en raison des avaries subies par la cargai-
son alors qu'elle était sous le contrôle du capitaine du navire. Les proprié-
taires du navire réfutaient toute responsabilité, du fait qu'ils ne s'étaient pas
chatgés personnellement du transport des marchandises, mais Lord Holt
décida que « toute personne qui emploie une autre personne doit répondre
de celle-ci, et s'engage à l'égard de tous ceux qui ont recours à ce serviteur ».
Avant la Révolution anglaise, une telle action aurait sans doute été introduite
à la Haute Cour de l'Amirauté, mais en 1691, les tribunaux de common law
avaient écarté cette concurrence et avaient adopté l'opinion de Lord Coke,
qui avait affirmé que les compétences de l'Amirauté étaient restreintes aux
questions qui se présentaient en haute mer.
32. G. Edwatd White affirme qu'« il est trompeur [... ] de faire état
d'actions distinctes, voire de critères séparés, en responsabilité civile, avant le
XIX" siècle» et que « la conception d'un droit de la responsabilité civile en
tant qu'une branche distincte n'apparaît pas dans les commentaires de [... ]
Blackstone». Selon cet auteur, •• avant les années 1870, la question cruciale
dans toute action de responsabilité civile ne consistait pas à déterminer si le
défendeur avait commis une "faute" ou avait de quelque manière enfreint un
critère général de responsabilité civile, mais bien à établir si l'un des éléments
portant sur les circonstances du préjudice porté au demandeur imposait au
défendeur de payer des dommages-intérêts au demandeur. La responsabilité
civile n'était pas plus précise que cela ». Edwatd G. White, Tort Law in Ame-
rica. An Intellectual History (New York, 1980), p. 14. Ces affirmations ne
sont exactes qu'au sens strict. Elles ne prennent pas en compte la vaste caté-
gorie des actes illicites qui entraînaient la responsabilité civile dès la fin du
XVIIe siècle et au Xvme siècle. Il est vrai qu'une action distincte qualifiée
d' •• action on the case for negligence» (une action en responsabilité non-
contractuelle fondée sur une négligence qualifiée), à la différence d'une
action ad hoc fondée sur un préjudice causé par le fait d'une négligence à
l'égard d'une personne ou d'un bien selon l'une ou l'autre modalité spéci-

746
NOTES PAGES 464-468

fique, n'est apparue qu'à pattir du Xvme siècle - mais pas au XIX" siècle. Il est
également vrai que Blackstone et d'autres, lorsqu'ils traitaient de la responsa-
bilité civile fondée sur des atteintes au droit d'autrui (selon la catégorie des
« trespasses »), y compris des « actions on the case », n'ont pas développé une
catégorie générale établissant explicitement la responsabilité pour un dom-
mage causé par un mauvais comportement intentionnel ou négligent, ou par
une activité exceptionnellement dangereuse. De telles distinctions s'appli-
quaient néanmoins dans le cadre d'une catégorie générale d'obligations civile
non-contractuelles. Blackstone distinguait expressément les obligations
découlant d'un contrat, des obligations découlant d'un délit, qu'il subdivisait
en « délits publics» (les délits en droit pénal) et les « actes illicites particu-
liers » ou privés (les torts relevant du droit de la responsabilité civile) : « Les
actions personnelles, écrivait-il, sont celles où un individu demande le paie-
ment d'une dette, ou l'exécution d'une obligation personnelle, ou le verse-
ment de dommages-intérêts à titre de compensation; et, de même, dans les
cas où un individu demande réparation pour le préjudice porté à sa personne
ou à ses biens. La première catégorie d'actions est censée être fondée sur les
contrats, la seconde sur la responsabilité civile [... ]. La première catégorie
comprend toutes les actions fondées sur des dettes ou promesses; la seconde
comprend toutes les actions fondées sur les violations des droits d'autrui
(trespasses), les troubles de jouissance (nuisances), les voies de fait (assault), les
diffamations (defomatory words), et ainsi de suite. » Blakstone, Commentaries,
3: 117. Ces derniers types d'actions comprenaient assurément une « catégorie
distincte du droit ».
33. T. F. T. Plucknett, A Concise History ofthe Common Law, se éd. (Bos-
ton, 1956), p. 471, se référant à Percy H. Winfield, « The History of Negli-
gence in the Law of Torts », Law Quarterly Review 42 (1926), 195. Winfield
se réfère lui-même à la classification des voies de droit dans les Abridgement
of the Laws de Comyns (1762).
34. Ainsi, l' « assumpsit» fut subdivisé en deux catégories: « special assump-
sit », comprenant un engagement explicite, et « general assumpsit », où l'enga-
gement pouvait être déduit d'une obligation antérieure.
35. Voir Baker, English Legal History, pp. 389-390; Holdsworth, History
ofEnglish Law, 3:443 ; A. W. B. Simpson, « The Place of Slade's Case in the
History of Contract », Law Quarterly Review 74 (1958), p. 381 ; John
H. Baker, « New Light on S/mie's Case », Cambridge Law Journal (1971),
pp. 51, 213.
36. Voir Moses v. Macferlan, 2 Burr. 1005,97 Eng. Rep. 676 (1760). Il
s'agissait dans ce cas d'une action relevant de la qualification « money had
and received », c'est-à-dire l'action où le demandeur réclame du défendeur un
montant que celui-ci a reçu au profit du demandeur. Dans l'affaire en ques-
tion, le demandeur avait endossé des billets à ordre au bénéfice du défen-
deur, lequel avait promis qu'il n'en demanderait pas le paiement au
demandeur, mais uniquement à l'émetteur des titres. Cependant, lors d'une
procédure antérieure devant un tribunal compétent pour des demandes de
sommes moins importantes (un tribunal censé prendre en compte la
conscience des patties), cette promesse avait été déclarée inexécutoire, de

747
DROIT ET RÉVOLUTION

sorte que le demandeur avait été requis d'honorer ses endossements. Lord
Mansfield décida que le défendeur était obligé « par les liens de la justice
naturelle » à rembourser le paiement, et que la cause de l'action était « fon-
dée dans l'équité de la position du demandeur, comme s'il s'agissait d'un
contrat (quasi ex contractu, comme dit le droit romain) ». Blackstone se
référa à ce jugement et le cita in extenso afin de démontrer que certaines obli-
gations découlent de « contrats qui sont implicites au droit, notamment ceux
que la raison et la justice ordonnent » et que l'action tendant à recouvrer
« money had and received» ne s'appliquait « que pour des montants que le
défendeur doit rembourser ex aequo et bono », tels que « les sommes versées
par erreur, ou lorsque la contrepartie (comme élément ad validitatem du
contrat) fait défaut, ou dans le cas de contrainte, d'extorsion, ou d'oppres-
sion, ou encore lorsque un avantage abusif a été soutiré de la situation dans
laquelle se trouve le demandeur ». Blackstone, Commentaries, 3: 162. Peter B.
H. Birks, «English and Roman Learning in Moses v. Macferlan », Current
Legal Problems 37 (1984), P. l, a montré combien Mansfield était tributaire
de la tradition romaniste en matière de quasi-contrats - non le droit romain
de Justinien, mais le ius commune d'orientation romaniste au xvnesiècle.
37. En 1922, un autre éminent juge anglais, Lord Scmtton, a qualifié« la
doctrine à présent abandonnée de Lord Mansfield» de «théorie juridique
assez vague que l'on désigne parfois en termes flatteurs de "justice entre les
hommes" », et de « fainéantise intellectuelle bien intentionnée ». Voir Holt
v. Markham (1923) K. B. 504, 513.
38. Sur la base de ses recherches dans les archives judiciaires (et notamment
les plea rolls), Thomas Green a démontré que du xrf au xv< siècle, les jurys ne
condamnaient en général qu'environ un cinquième des individus accusés
d'homicide. Voir Thomas A. Green, «The Jury and the English Law of
Homicide, 1200-1600 », Michigan Law Review 74 (1974), p. 413. Il conclut
(p. 432) qu'« il s'avère ainsi qu'au Bas Moyen Âge, les condamnation par les
jurys se limitaient principalement aux homicides les plus coupables ».
39. Giles Dunscombe, dans Trials per Pais (1682), indique qu'à son
époque, les jurés consultaient encore des éléments de preuve qui ne faisaient
pas partie des éléments actés au procès: «Ils peuvent disposer d'autres
preuves que celles présentées devant la cour. Les jurés proviennent du voisi-
nage, le juge est un étranger. Il se peut qu'ils aient des preuves tirées de leurs
propres connaissances personnelles, que les témoins aient fait de fausses
déclarations, sans que le juge ne le sache, ou qu'ils soient conscients du fait
que les témoins sont stigmatisés ou infâmes, des circonstances qui peuvent
échapper aux parties ou à la cour. » Cité chez Theodore Waldman, « Origins
of the Legal Doctrine of Reasonable Doubt », Journal of the History of Ideas
20 (1959), 299, 310. Il faut attendre 1705 pour que le jury puisse être
recruté dans le comté, plutôt que dans le voisinage immédiat du lieu où les
faits en question s'étaient produits (p. 308).
40. Sur le développement d'une nouvelle procédure pénale en Allemagne
suite à la Réforme, voir John Langbein, Prosecuting Crime in the Renaissance:
England, Germany, France (Cambridge, Mass., 1974), pp. 129-209 (com-
prend une analyse complète de la teneur de la Carolina, le code pénal alle-

748
NOTES PAGES 468-474

mand du début du XVIe siècle, et du contexte de sa promulgation) ; et Harold


J. Berman, « Conscience and Law : The Lutheran Reformation and the Wes-
tern Legal Tradition », Journal of Law and Religion 5 (1987), pp. 188-189
(comprend une brève esquisse des rapports entre la Carolina et la pensée
luthérienne). Pour une analyse des principaux éléments de la pensée protes-
tante concernant la finalité du droit pénal, voir John Witte, Jr., et Thomas
C. Arthur, « The Three Uses of the Law: A Protestant Source of the
Purposes of Criminal Punishment », Journal of Law and Religion 10 (1993-
1994), p. 433.
41. The Trial of William Penn and William Mead (Written by Themselves),
dans State Trials, t. 6 (1670; réimpression, 1816), pp. 951-999.
42. Bushell's Case, Vaughan Rep. 135, 124 Eng. Rep. 1006 (1670). Une
version annotée du jugement de Vaughan a été publiée dans Howell's State
Trials, 6:999-1026. Contrairement aux citations que l'on retrouve dans pra-
tiquement tous les traités modernes, Vaughan et d'autres auteurs de recueils
de jurisprudence à l'époque suivaient l'orthographe « Bushell » (avec deux 1à
la fin au lieu d'un seul).
43. Vaughan Rep. 147, 124 Eng. Rep., p. 1012.
44. Voir l'excellente analyse dans Thomas A. Green, Verdict According to
Conscience: Perspectives on the English Criminal Trial Jury (Chicago, 1985),
pp. 256-264. Sur la base d'une étude des recueils de jurisprudence de causes
traitées à la Old Bailey, John Langbein affirme que la décision dans Bushell's
Case n'a pas influencé « la procédure pénale ordinaire », à la différence des
procès concernant des affaires d'État (les « procès politiques »), du fait que
les juges avaient toujours la faculté de se prononcer librement sur les faits en
cause, d'émettre des opinions à l'encontre des moyens avancés par le défen-
deur, et même de conseiller au jury de rendre un verdict de culpabilité. John
H. Langbein, « The Criminal Trial before the Lawyers », University of
Chicago Law Review 45 (1978), P. 285. Comme l'admet toutefois Langbein
lui-même, le jury pouvait néanmoins ignorer les directives du juge sans
s'exposer à une sanction (p. 298). À partir du moment où l'introduction de
l'assistance judiciaire des prévenus fut introduite, à la fin du XVIIe siècle, en
un premier temps pour les crimes de trahison, puis, après 1730, également
pour les cas de délits graves, l'avocat de la défense eut la possibilité
d'enjoindre au jury de décider en conscience, et de faire valoir que c'était le
jury, et non le juge, qui avait le dernier mot pour décider sur toutes les ques-
tions en cause. Il était en effet largement admis que dans les affaires crimi-
nelles, le jury était le juge suprême aussi bien pour trancher des questions de
fait que des questions de droit.
45. John Hawles, The Englishman's Right (Londres, 1680), p. 1, cité chez
Green, Verdict According to Conscience, p.255. Hawles ajoute: « Les jurys
ayant toujours été investis de ce pouvoir par le droit, toute tentative de leur
enlever ces compétences ou de les en exclure reviendrait à complètement
anéantir le but même de leur institution. »
46. John Hawles, The Grand Jury Man's Oath and Office Explained
(Londres, 1680), p. 13, cité chez Green, Verdict According to Conscience,
p.259.

749
DROIT ET RÉVOLUTION

47. Vaughan Rep., 141-142, Eng. Rep., 1009.


48. Voir James Fitzjames Stephen, A History of the Criminal Law of
England, t. 1 (Londres, 1883), pp. 346-350.
49. Voir Langbein, Prosecuting Crime, pp. 21-31.
50. Le terme « altercation» est utilisé par Thomas Smith, De Republica
Anglorum (1565), éd. Mary Dewar (Cambridge, 1982), p. 114. Voir Ste-
phen, History of the Criminal Law, 1:346-349 ; et Langbein, Prosecuting
Crime, pp. 29-31.
51. L'usage du terme « misdemeanor» pour désigner certains délits moins
graves (que les « felonies ») s'est imposé au XVIe siècle, en référence aux délits
qui relevaient de la compétence de la Chambre étoilée. Auparavant, les délits
moins graves qui relevaient de la compétence des tribunaux de common law,
comme les attentats à l'ordre public, les prises de possession violentes, des
délits du travail, parmi d'autres, étaient souvent qualifiés de violations crimi-
nelles du droit d'autrui (trespasses), qui constituaient à la fois un délit pénal
et un délit civil et étaient susceptibles d'entraîner à la fois des dommages-
intérêts en faveur de la victime et une peine d'amende au profit de la Cou-
ronne (ainsi que, parfois, une peine d'emprisonnement). Bien que les règles
interdisant que le prévenu puisse se faire assister par un conseil ou appeler
des témoins ne fussent applicables qu'aux délits graves qualifiés de «felo-
nies », l'intervention d'un conseil dans les affaires concernant des délits
moins importants en common law demeurait néanmoins exceptionnelle.
Dans la pratique de la Chambre étoilée, en revanche, qui avait compétence
pour tous les délits non-capitaux (c'est-à-dire tous les délits hormis les «felo-
nies» et les crimes de trahison), et compétence exclusive pour les plus impor-
tants de ceux-ci (comprenant notamment le faux, le parjure, l'atteinte à la
paix publique, la sédition, l'espionnage, le soutien à une procédure abusive,
la fraude, la diffamation et l'association criminelle), l'accusé était non seule-
ment autorisé, mais même requis d'être assisté d'un avocat. Voir Stephen,
History of the Criminal Law, 1 :341. On peut raisonnablement supposer que
lorsque les tribunaux de common law récupérèrent les compétences de la
Chambre étoilée en matière pénale, ils souhaitèrent poursuivre la pratique de
celle-ci permettant la représentation par un avocat dans les cas de « mis-
demeanors».
52. XXX.
53. Samuel Rezneck, « The Statute of 1696 : A Pioneer Measure in the
Reform of Judicial Procedure in England », Journal of Modern History 2
(1930), pp. 5, 6. Rezneck semble avoir été le premier historien qui ait
reconnu dans la loi de 1696 sur les procès pour trahison (Treason Trials Act
of 1696) l'expression de l'idéologie de la Glorieuse Révolution, comparable à
la Bill of Rights de 1689 et à la loi sur la tolérance (Toleration Act). En 1980,
James R. Phifer observait: « N'est-il pas pour le moins ironique que dans le
cours de l'histoire d'Angleterre, un document aussi important que la loi de
1696 sur les procès pour trahison ait reçu aussi peu d'attention? Le seul his-
torien qui lui ait consacré un peu plus que quelques pages est Samuel Rez-
neck, dans un article publié en 1930. » James T. Phifer, « Law, Politics, and
Violence: The Treason Trials Act of 1696 », Albion 12 (1980), p. 235. À

750
NOTES PAGES 474-481

une époque plus récente, cette loi a davantage retenu l'attention, encore que
ses rapports avec la Révolution anglaise aient été largement négligés. Voir J.
M. Beattie, « Scales of Justice: Defense Counse! and the English Criminal
Trial in the Eighteenth and Nineteenth Centuries », Law and History Review
9 (1991), p. 221.
54. Voir Phifer, « Law, Poli tics, and Violence », p. 255.
55. Treason Trials Act, 7 William III & Mary II c.3 (1696). Une pre-
mière version du projet de cette loi fut introduite au Parlement en 1689,
puis le projet fut réintroduit chaque année jusqu'en 1696. Pour une étude
des travaux préparatoires de cette législation, voir Rezneck, « Statute of
1696 », p. 21 ; et Phifer, «Law, Politics, and Violence », pp. 244-254.
56. Voir Stephan Landsman, «The Rise of the Contentious Spirit:
Adversary Procedure in Eighteenth-Century England », Cornell Law Review
75 (1990), pp. 534-539; et Beattie, «Scales of Justice », pp. 224-227 et
230-231. À propos du droit de l'accusé de prendre connaissance de l'acte
d'accusation avant le début du procès, voir Douglas Hay, « Prosecution and
Power: Malicious Prosecution in the English Courts, 1750-1850 », dans
Douglas Hay et Francis Snyder (eds.), Policing and Prosecution in Britain,
1150-1850 (Oxford, 1989), p. 352, n. 31 ; et William Hawkins, A Treatise
of the Pleas of the Crown, t.2 (New York, 1121??1921), p.402. Nous
estimons que ces documents montrent qu'un tel droit existait, même s'il
n'était pas reconnu de manière absolue. Langbein les interprète différem-
ment: John Langbein, « The Historical Origins of the Privilege against Self-
Incrimination », Michigan Law Review 92 (1994), pp. 1047, 1058.
57. Voir Stephen, History of the Criminal Law, 1:334.
58. Voir Langbein, « Privilege against Self-Incrimination ». Landsman a
constaté correctement que «dès 1800, la procédure accusatoire prédomi-
nait ». Voir Landsman, « Rise of the Contentious Spirit », p. 502.
59. Voir le texte de la loi sur l'assistance d'un conseil aux prisonniers (Pri-
soner's Coumel Act), 6 & 7 William IV c. 114 (1836).
60. Ainsi, Sir James Mackintosh, qui avait soutenu une rédaction anté-
rieure du projet de la Prisoner's Coumel Act (voir à la note précédente), affir-
mait que la loi de 1696 sur les procès pour trahison (Treason Trials Act) avait
produit « un effet positif dont il était généralement reconnu qu'il offrait une
garantie aux sujets» et que l'extension du droit à l'assistance d'un avocat
dans les procédures pénales pour délits graves aurait le même effet. Voir Par-
liamentary Debates, t. 4 (Londres, 1821), p. 1513, cité chez Beattie, «Scales
of Justice », p. 252.
61. À propos de l'admission de témoins pour la défense et d'autres déve-
loppements procéduraux en droit pénal suite à la Révolution anglaise, voir
Samuel Rezneck, « The Statute of 1696 : A Pioneer Measure in the Reform
of Judicial Procedure in England », Journal ofModem History 2 (I930), 5 e.
s. ; et Phifer, « Law, Politics, and Violence ». La mise en œuvre des réformes
introduites par la Treason Trials Act dans la pratique des procédures pénales
ordinaires prit du temps. Langbein a noté, par exemple, qu'encore vers le
milieu du xvme siècle, la plupart des prévenus comparant à l' Old Bailey
n'étaient pas assistés par un avocat et que les témoins de la défense, pour

751
DROIT ET RÉVOLUTION

autant qu'il yen ait, étaient le plus souvent interrogés par le juge. Voir John
H. Langbein, « The Criminal Trial before the Lawyers », University of
Chicago Law Review 45 (1978), pp. 263-316.
62. Notre analyse du texte se vérifie chez Landsman, « Rise of the
Contentious Spirit ». Langbein, en revanche, insiste sur la persistance du
caractère « continental », non-accusatoire, de la procédure pénale anglaise au
XVIIIe siècle, en invoquant spécialement le rôle actif du juge dans la direction
du procès et le rôle effacé des avocats. Voir Langbein, «Criminal Trial ».
Dans ces pages-ci, nous avançons par contre que la transformation d'un
mode de procéder principalement inquisitoire en un mode principalement
accusatoire dans les causes criminelles ne doit pas être évaluée en premier
lieu en fonction du rôle actif ou passif des juges et des avocats, mais plutôt
en fonction de ce que Landsman a qualifié d'« esprit de contestation » se rat-
tachant au droit de l'accusé de refuser de répondre aux questions, au droit
des témoins de l'accusé de déposer sous serment, à l'interrogation mutuelle
et contradictoire des témoins de chacune des parties, et au partage des tâches
entre le juge et le jury.
63. Voir Sir Matthew Hale, Pleas of the Crown. A Methodical Summary
(Londres, 1982), p. 289 (réédition anastatique de la publication originale de
1678); Blackstone, Commentaries, 4:352. Dans Pleas of the Crown, Hale
affirmait qu'il valait mieux acquitter quatre individus coupables que de
condamner un seul innocent. Dans son journal (et peut-être dans d'autres
écrits), il augmenta le nombre jusqu'à dix. Voir la citation chez Harold
J. Berman, «The Origins of Historical Jurisprudence: Coke, Selden, Hale »,
Yale Law journal 103 (1994), n. 147.
64. « In obscuris et in evidentibus praesumitur pro innocentia» «< Dans les
affaires obscures et évidentes, la présomption est en faveur de l'innocence »),
cité par Berman, «Origins of Historical Jurisprudence », n. 147. La formule
apparaît en 1668 dans le journal de Hale, alors qu'il siégeait au cours d'une
session itinérante. Il s'agit peut-être d'un adage latin contemporain.
65. La première mention explicite (dans un contexte judiciaire) du critère
général de preuve « au-delà de tout doute raisonnable » en matière criminelle
semble être apparue dans la colonie de la Couronne du Massachusetts en
1770, à l'occasion de l'affaire du massacre de Boston. Voir Anthony
A. Morano, «A Reasonable Examination of the Reasonable Doubt Rule »,
Boston University Law Review 55 (1975), pp. 516-519. La première mention
de ce critère général en métropole, dans un contexte judicaire, peut être
identifiée dans une cause irlandaise de 1798. Voir John Wilder May, « Sorne
Rules of Evidence: Reasonable Doubt in Civil and Criminal Cases », Ame-
rican Law Review 10 (1876), pp. 656-657. Quant au critère général de
preuve en matière civile se référant à la « preuve prépondérante », les pre-
mières mentions datent du XIX" siècle. Ces critères assez flexibles étaient des
généralisations à partir du poids spécifique accordé à une preuve dans des
types spécifiques de cas, tels qu'ils avaient été présentés vers la fin du
XVIIe siècle et au XVIIe siècle dans le traité de Gilbert et dans d'autres travaux
de doctrine, ainsi que dans les plaidoyers des avocats et dans les jugements.

752
NOTES PAGES 481-483

66. Comme nous l'avons déjà relevé, Langbein a contesté la thèse selon
laquelle le système anglais de procédure pénale aurait subi des transforma-
tions fondamentales au cours de la période de la fin du xvue siècle jusqu'au
milieu du siècle suivant. Sur la base de ses travaux consacrés aux procès
poursuivis à l'Old Bailey au Xvme siècle, il conclut qu'avant les années 1780
- au plus tôt -, dans les procès concernant des délits ordinaires graves (c'est-
à-dire en excluant les « procès politiques» qui SOnt repris dans les State
Trials), le droit des prévenus de se faire assister par un avocat ne correspon-
dait guère à la réalité et que, par conséquence, le système accusatoire ne
pouvait prévaloir. Le jury était sous la coupe du juge, et l'accusé ne bénéfi-
ciait pas de la protection d'un critère de preuve établissant la culpabilité
au-delà de tout doure raisonnable. Voir Langbein, « The Privilege against
Self-Incrimination ». On ne peur contester sa conclusion quant au privilège
protégeant l'accusé contre toute incrimination de soi, du moins tel que
l'auteur le définit, c'est-à-dire comme droit de l'accusé de ne pas déposer du
tout: si, à défaut d'un conseil, l'accusé ne disait rien, il ne disposait
d'aucune défense. Il ne peut pas non plus être question de mettre en doure
l'exactitude de la description que donne Langbein de la pratique à l'OId
Bailey. Cependant, il serait erroné de supposer que, du fait que les accusés
n'étaient que rarement assistés d'un conseil à l'OId Bailey, le droit à l'assis-
tance d'un avocat n'aurait pas réellement existé en droit anglais: comme le
reconnaît Langbein lui-même, les prévenus plus aisés dont les affaires
pénales pour des délits graves sont reprises dans les State Trials (qui n'étaient
certainement pas exclusivement des procès politiques) étaient en fait souvent
représentés par un conseil professionnel. De plus, Langbein ne conteste pas
que le procès, aussi bien à l'Old Bailey qu'au Banc du Roi, consistaient fré-
quemment en un affrontement judiciaire entre les témoins de l'accusation et
ceux de l'accusé, et que dans cette mesure du moins, on peut faire état d'une
procédure accusatoire. D'autre part, du fait qu'à l'Old Bailey et ailleurs, les
jurys rendaient souvent un verdict d'acquittement, ou condamnaient
l'accusé pour un délit moins grave que celui pour lequel il avait été pour-
suivi, en dépit de directives du juge allant clairement dans un sens opposé,
sans que les jurés ne dussent craindre quelque représaille, il nous semble jus-
tifié de conclure, à l'encontre de Langbein, que le principe de Bushell's Case
demeurait bien vivant dans la pratique.
La thèse selon laquelle le critère d'une « conscience satisfaite » assurait au
prévenu une protection analogue à celui de la preuve « au-delà de tout doute
raisonnable» est plus difficile à étayer. Comme Langbein le souligne,
l'expression « au-delà de tout doute raisonnable» n'apparaît pas dans les
sources juridiques disponibles avant 1770. Ni Hale, ni Gilbert, ni Hawkins,
ni Blackstone ne se réfèrent à un critère général de preuve dans les affaires
civiles ou criminelles. Il ressort toutefois des sources non juridiques, que l'on
entendait par une « conscience satisfaite» (une expression courante aussi
bien en droit qu'en philosophie morale) la conscience qui a pris en compte
tous les moyens de preuve et les a évalués selon les critères de probabilité. Il
est également évident que la pratique des jurys et les écrits des juristes et des
juges expriment une aversion caractérisée à l'égard d'une condamnation d'un

753
DROIT ET RÉVOLUTION

accusé dès qu'il y avait de sérieux doutes sur sa culpabilité. Il semble donc
légitime de conclure que les prémices au moins du critère de preuve
« au-delà de tout doute raisonnable» étaient déjà présentes dans le droit
anglais dès la fin du XVIIe siècle.
67. Geoffrey Gilbert, The Law of Evidence (New York, 1979) (édition
anastatique de The Law of Evidence with al! the Original References Carefully
Compared, publiée en 1754). Sir Geoffrey Gilbert (1674-1726) avait été pra-
ticien, d'abord en Angleterre, puis en Irlande. Il fut nommé juge principal à
l'Échiquier irlandais en 1715, mais peu après il rentra en Angleterre pour y
siéger à l'Échiquier anglais, dont il devint plus tard juge principal. Son traité
sur le droit de la preuve fut publié vingt-cinq ans après sa mort. Voir
Michael MacNair, « Sir Jeffrey Gilbert and His Treatises », Journal of Legal
History 15 (1994), pp. 252-255 et 258.
68. Gilbert, Law of Evidence, p. 1. Sur les rapports entre Gilbert et John
Locke, qui était son aîné, voir MacNair, « Sir Jeffrey Gilbert », pp. 255-256.
Selon MacNair (p. 255), Gilbert rédigea et publia anonymement un essai
intitulé « An Abstract of Locke's Essay Concerning Human Understanding ».
69. Gilbert, Law ofEvidence, p. 3. Voir Stillingfleet v. Parker, 6 Mod. 248,
87 Eng. Rep. 995 (1704), que Gilbert cite pour étayer sa formulation du
principe de la meilleure preuve.
70. Voir MacNair, « Sir Jeffrey Gilbert », pp. 258-260. Quinze traités de
Gilbert ont été publiés après sa mort, de nombreux autres ont été conservés
sous forme manuscrite. Gilbert s'inspira du traité de Hale The Analysis ofthe
Law comme modèle, et il semble bien qu'il envisageait à terme de rassembler
ses différents traités en un recueil général, une « analyse » du droit anglais
dans son ensemble.
71. L'Analysis of the Law de Hale fut rédigée vers 1670 et diffusée à titre
privé. La première édition de l'ouvrage date de 1713. Voir Matthew Hale,
The Analysis of the Law (Chicago, 1971), une édition en facsimile de celle de
1713. Dans la publication originale, la page du titre ne mentionne pas le
nom de l'auteur, mais mentionne simplement que le livre a été « rédigé par
une main savante ».
72. Hale affirme (Analysis ofthe Law, p. A3) : « Je ne me bornerai pas non
plus à la méthode ou aux termes du droit civil [romain] ou d'autres aureurs
qui ont proposé des Analyses ou Schémas généraux du droit, mais j'appli-
querai la méthode [... ] qui me semble la plus adéquate à mon propos. »
73. Voir Matthew Hale, Pleas of the Crown (Londres, 1716).
74. Voir William Hawkins, Pleas of the Crown, 1716-1721 (Londres,
1973), une édition en facsimile des deux tomes publiés la première fois en
1716 (t. 1) et en 1721 (t. 2). L'ouvrage connut sept éditions au XVII<siècle,
et encore une réédition au XIX" siècle.
75. Hale, Analysis of the Law, p. 6.
76. Ibidem, p. 13.
77. La conception de Hale sur les restrictions à apporter aux proclama-
tions royales fut plus amplement développée par Blackstone. Voir la note
suivante.

754
NOTES PAGES 483-490

78. Voir William Blackstone, Analysis of the Laws of England (1756 ;


réimpression, Buffalo, 1997); et idem, Commentaries. Ces deux ouvrages
étaient basés sur les enseignements de Blackstone à l'université d'Oxford à
partir de 1753. Les commentaires furent édités huit fois du vivant de
l'auteur, et encore quinze fois jusque vers le milieu du XIx<" siècle. Voir
David Lieberman, « Blackstone's Science of Legislation », Journal of British
Studies 27 (1988), p. 121. Dans la version de l'édition ultérieure (fortement
revue) de H. J. Stephen, les commentaires furent régulièrement republiés
jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Voir S. F. C. Milsom,
« The Nature of Blackstone's Achievement », Oxford Journal of Legal Studies
1 (1981), p. 1.
En ce qui concerne l'influence de l'Analysis de Hale sur l'œuvre de Black-
stone, Voir Alan Watson «The Structure of Blackstone's Commentaries »,
Yale Law Journal 97 (1988), p. 799. Selon Blackstone lui-même, « de tous
les "schémas" qui ont été publiés jusqu'à présent pour résumer le droit
anglais, le plus naturel et le plus scientifique, et en même temps le plus com-
plet, m'a semblé être celui de Sir Matthew Hale dans son ouvrage posthume
Analysis of the Law», et le « lecteur cultivé» saisira facilement sur quels
points sa propre présentation divergeait de celle de Hale, tandis qu' « il ne
serait pas sans utilité pour l'étudiant de consacrer quelque temps à comparer
les deux approches ». Voir Blackstone, Analysis, Préface, p. vii.
79. Voir Blackstone, Analysis, p. iv.
80. Michael Lobban a soutenu que Blackstone s'est efforcé d'appliquer à
la common law anglaise la logique déductive utilisée par les auteurs roma-
nistes contemporains « et de créer ainsi une approche théoriquement cohé-
rente du droit anglais en ayant recours à une structure empruntée au droit
romain ». Selon la conclusion de Lobban, Blackstone échoua dans cette ten-
tative du fait qu'il ne réussit pas à déduire le droit anglais à partir de pré-
misses logiques de droit naturel. Voir Michael Lobban, « Blackstone and the
Science of LaW», HistoricalJournal30 (1987), pp. 311,312,321,331. En
fait, la méthode de Blackstone consistait à combiner des principes de droit
naturel et la méthode historique des empiristes scientifiques anglais. Son but
était en effet de « créer une approche théoriquement cohérente du droit
anglais », mais sans « avoir recours à une structure empruntée au droit
romaIn ».
81. Les propos de Bentham, selon lequel Blackstone était « un défenseur
sectaire et corrompu » du droit anglais, qui estimait que ce droit « ne devait
jamais être condamné ou [... ) critiqué pour quelque faute» (voir Jeremy
Bentham, The Fragment on Government, dans A Comment on the Commenta-
ries and a Fragment on Government, éd. J. H. Burns et H. L. A. Hart
[Londres, 1977], pp. 398-400), peuvent être réfutés par plusieurs extraits de
l'œuvre de Blackstone. Ainsi, par exemple, Blackstone a critiqué dans les
termes les plus fermes l'application très répandue de la peine de mort, esti-
mant qu'<, il était absurde d'appliquer la même peine à des crimes reflétant
des formes différentes de malveillance » et s'exprimant en faveur de l'idée -
à l'époque, radicale, d'une gradation progressive des peines. Voir Blackstone,
Commentaries, 4: 17-18. Blackstone dénonça également la règle selon laquelle

755
DROIT ET RÉVOLUTION

« les biens de la femme mariée deviennent, au moment même de la conclu-


sion du mariage, la propriété du mari », ainsi que d'autres règles de ce genre,
comme étant « absurdes et contraires aux maximes d'équité et de justice
naturelle ». Cité par Robert William, « Blackstone and the 'Theoretical Per-
fection'of English Law in the Reign of Charles II », Historical Journal 26
(1983), pp. 39, 53. Pour une excellente analyse et réfutation des « attaques
foncièrement non fondées» de Bentham à l'égard des commentaires de
Blackstone, voir Richard A. Posner, « Blackstone and Bentham », Journal of
Law and Economics 19 (1976), pp. 569, 570, et 57l.
De ces attaques dirigées contre Blackstone, accusé de n'avoir été qu'un
apologiste du droit anglais, il faut rapprocher celles émises par Duncan Ken-
nedy, qui, à partir d'une perspective « critique» contemporaine, a qualifié
Blackstone de « figure-clé dans le développement de l'approche libérale de la
pensée juridique américaine », que cet auteur définit comme une approche
supposant au départ un conflit entre « deux entités imaginaires radicalement
opposées », notamment l'État et la société civile, et postulant ensuite que ce
conflit peut être résolu par le droit. Pour Kennedy, les Commentaries sont
« une vaste explication de la seule notion qui pose que le conflit entre un
droit (subjectif) et ce qui est juste n'est qu'une illusion, et que la même
chose vaut par conséquent pour le conflit entre ce qui est juste et le pou-
voir ». Voir Duncan Kennedy, « The Structure of Blackstone's Commenta-
ries », Buffalo Law Review 28 (1979), pp. 205, 217, 382. S'il est sans doute
exact que Blackstone tenait la common law anglaise en grande estime, il
n'hésita pas pour autant à dénoncer des domaines où il considérait que le
droit ne s'accordait pas à la justice, ou la justice au pouvoir. Il était spéciale-
ment critique à l'égard de tout exercice excessif du pouvoir royal et soutenait
que le roi est « un magistrat exécutif », dont « les lois et édits, que nous
appelons proclamations, ne doivent s'imposer aux sujets que lorsqu'elles ne
sont pas en contradiction avec l'ancien droit, ou qu'elles ne visent pas à
introduire un droit nouveau: elles ne sont obligatoires que si elles assurent
l'application de règles de droit déjà en vigueur ». Voir Blackstone, Commen-
taries, 1:260-26l.
82. Bien que Hale et Blackstone n'aient pas appelé leurs ouvrages « Insti-
tutes », ils ont néanmoins été qualifiés d' « institutionnalistes » par des histo-
riens comme Cairns, Watson, Lobban, Lieberman et d'autres. Coke, en
revanche, a intitulé l'un de ses principaux ouvrages The Institutes, bien que
cet ouvrage ne relève pas du tout de la tradition romaniste - mais Cairns et
d'autres auteurs ne tiennent guère compte de cet intitulé - « parce que
[comme l'écrivait Coke] mon souhait est que ce livre serve à "instituer" et à
instruire le lecteur qui veut se former, et qu'il lui montre un chemin acces-
sible à la connaissance du droit national de l'Angleterre ». Cité par John
W. Cairns, « Blackstone, an English Institutionalist: Legal Literature and
the Rise of the Nation-State », Oxford Journal ofLegal Studies 4 (1984), 337.
L'expression est utilisée dans un sens légèrement différent, mais pas comme
chez Luig, dans le traité de Thomas Wood An Institute of the Laws of
England (1729; réimpression, New York, 1979), que l'auteur présentait
comme un ouvrage destiné à ceux qui étudiaient le droit anglais « de façon

756
NOTES PAGES 490-492

à leur fournir une méthode susceptible d'aider leur mémoire ». Wood s'ins-
crivait dans la ligne de Hale et était un précurseur de Blackstone.
83. Le caractère fortement marqué par les cas spécifiques et non-théorique
du droit romain de Justinien est exposé dans Berman, Law and Revolution,
pp. 135-140, citant (notamment) Fritz Schulz, History of Roman Legal
Science (Oxford, 1953) et Peter Stein, RegulLze Juris. From Juristic Rules to
Legal Maxims (Édimbourg, 1966).
84. Voir Brian Tierney, « Origins of Natural Right Language: Text and
Contexts, 1150-1250 », History of Political Thought 10 (1989), p. 615 ;
idem, « lus dictum a iure possidendo: Law and Rights in Decretales 5.40.12»,
dans Diane Wood (dir.) , Church and Sovereignty. Essays in Honour of
Michael Wilks (Oxford, 1991), p. 457; idem, « Willey, Ockham, and the
Origin of Natural Rights Theories », dans John Witte, Jr., et Frank
S. Alexander (dir.), The Weightier Matters ofthe Law. Essays on Law and Reli-
gion (A Tribute to Harold Berman) (Atlanta, 1988), p. 1 ; Charles J. Reid,
Jr., « The Canonistic Contribution to the Western Rights Tradition: An
Historical Inquiry», Boston College Law Review 33 (1991), p. 37; idem,
« Rights in Thirteenth-Century Canon Law: An Historical Investigation»
(PhD Diss., Cornell Universiry, 1995).
85. Alan Watson a soutenu que Blackstone a vraisemblablement
emprunté en partie le plan des Commentaries (et notamment sa présentation
sous forme de tables synoptiques) à Denis Godefroy, un auteur important de
la tradition romaniste (1549-1622), et en particulier à sa grande édition en
plusieurs volumes du Corpus iuris civilis. Voir Watson, « Structure of Black-
stone's Commentaries», pp. 806-825. Il convient toutefois de remarquer
que, bien que Watson fasse mention d'une « dépendance extrême, dans le
plan des Commentaries de Blackstone, à l'égard des Institutes de Justinien »
(p. 811), il note également que ces Institutes de Justinien ne suivaient pas
une présentation sous forme de tableaux synoptiques. Cette présentation ne
fut développée qu'à partir des juristes du XVIe siècle, lorsqu'ils s'efforcèrent de
présenter le ius commune en tables synoptiques selon la méthode des
topiques introduite par Philippe Melanchthon (voir Chapitre 3). Il faut éga-
lement remarquer que les domaines figurant dans les tables de Blackstone,
contrairement à la présentation de Godefroy (les tables de l'un et de l'autre
sont facilement comparables grâce à leur reproduction chez Watson,
pp. 813-825), sont classés en termes de « droits» (subjectifs) (( droits des
personnes », etc.) , et non du « droit» (( droit des personnes» etc.): on
retrouve là également la tradition du ius commune européen des XVIe et
XVIf siècles, plutôt que le droit de Justinien. En effet, lorsqu'il se réfère aux
Institutiones iuris anglicani de John Cowell (ed. pr. 1605, publiées en version
anglaise en 1651), Blackstone qualifie cet ouvrage de « tentative de réduire le
droit d'Angleterre [... ] selon le modèle [des Institutes] de Justinien », de
telle sorte que « nous ne pouvons être surpris qu'une telle contrainte aussi
forcée et artificielle soit inopérante et défecrueuse dans son exécution ».
Blackstone, Ana/ysis, p. vi. Watson a néanmoins raison lorsqu'il établit un
lien entre la méthode de Blackstone et celle des juristes européens du XVIe et
du XVIIe siècle formés dans la tradition du ius commune. Comme l'a très jus-

757
DROIT ET RÉVOLUTION

tement formulé Maitland : « Ce fut grâce à l'idée d'un droit commun à tous
les pays d'Europe occidentale que Blackstone put accomplir la tâche d'expo-
ser le droit anglais selon une approche rationnelle. » F. W. Maitland, «Why
the History of English Law Is Not Written », dans N. A. L. Fisher (dir.),
The Collected Papers of Frederic William Maitland, t. 1 (Buffalo, 1911), pp.
484,489. Blackstone avait lui-même suivi une formation en droit romain et
il se fondait fréquemment sur les origines romanistes d'institutions juri-
diques anglaises.
86. Margaret J. Osier, «John Locke and the Changing Ideal of Scientific
Knowledge », Journal of the History of Ideas 31 (1970), p. 9.
87. Voir Barbara J. Shapiro, Beyond Reasonable Doubt and Probable Cause
(Berkeley, 1991), pp. 1-113.
88. Sur la distinction de Locke entre certitude et le plus haut degré de
probabilité, voir son Essay Concerning Human Understanding, livre 4, chap.
16, sections 6 et 7. « Ce que d'autres qualifiaient de "certitude morale" était
pour Locke une catégorie de probabilité» (Shapiro, Beyond Reasonable
Doubt, p. 8).
89. Voir Shapiro, Beyond Reasonable Doubt, pp. 42-113.
90. Voir Rose-Mary Sargent, « Scientific Experiment and Legal Expertise:
The Way of Experience in Seventeenth-Century England », Studies in the
History and Philosophy ofScience 20 (1989), p. 19; et Barbara Shapiro, «The
Concept of 'Fact': Legal Origins and Cultural Diffusion », Albion 26 (1994),
p. 1. Voir également Peter Dear, « Totius in verba: Rhetoric and Authoriry
in the Early Royal Sociery», Isis 76 (1985), pp. 149-151 : selon cet auteur,
au cours des dernières décennies du xvne siècle, l'autorité du groupe exerçant
la responsabilité de déterminer et de juger de l'exactitude et de la fiabilité
d'une observation individuelle finit par supplanter l'autorité des textes cano-
nisés tels que les écrits d'Aristote et de Galien. Sur le rôle de la Royal
Society, voir ci-dessous, note 100.
91. Voir Sargent, « Scientific Experiment », p. 38.
92. Ibidem, p. 39.
93. Voir George P. Fletcher, « The Right and the Reasonable », Harvard
Law Review 98 (1985), p. 949. Sur les rapports entre ce qui est « raison-
nable» et la notion anglaise caractéristique du XVIIe siècle de « sens com-
mun» (<< common sense »), voir Robert Todd Carroll, The Common-Sense
Philosophy of Religion of Bishop Edward Stillingfleet, 1635-1699 (La Haye,
1975), p. 148 (assimilant le « bon sens» à «l'expérience de l'humanité »).
94. Fletcher, « Right and Reasonable », pp. 950-954, 980-982.
95. Voir Raoul van Caenegem, Judges, Legislators, and Professors. Chapters
in European Legal History (Cambridge 1987).
96. Otto Kahn-Freund, introduction à: Karl Renner, The Institutiom of
Private Law and Their Social Functions (Londres, 1949), p. 8.
97. Les études sur le mouvement puritain du courant de réformes juri-
diques des années 1640 et 1650, pour la plus grande part vouées à l'échec,
ne manquent pas: voir, par exemple, Nancy L. Matthews, William Shep-
pard: Cromwell's Law Reformer (Cambridge, 1984); Donald Veall, The
Popular Movement for Law Reform, 1640-1660 (Oxford, 1970); et Mary

758
NOTES PAGES 492-502

Cotterell, «Interregnum Law Reform: The Hale Commission of 1652 »,


English Historical Review 83 (1968), p. 685. En revanche, les études sur les
développements juridiques postérieurs ont été plus rares, sauf dans le
domaine du droit pénal. Mais même dans ce domaine, les travaux essentiels
de James Stephen publiés en 1883 demeurèrent plus ou moins isolés pen-
dant presque tout un siècle. Parmi les publications plus récentes à ce sujet,
l'étude la plus complète est celle de John Beattie, Crime and the Courts in
England, 1660-1800 (Princeton, 1986). Voir également Douglas Hay (dir.),
Albion's Fatal Tm. Crime and Society in Eighteenth-Century England (New
York, 1975) ; Peter Linebaugh, The London Hanged. Crime and Civil Society
in the Eighteenth Century (Cambridge, 1992); Landsman, «Rise of the
Contentious Spirit » ; John Langbein, «Albion's Fatal Flaws », Past and Pre-
sent 98 (1983), p. 96; idem, «Shaping the Eighteenth-Century Criminal
Trial» ; idem, «The Criminal Trial Before Lawyers » ; et Charles J. Reid,
Jr., «Tyburn, Thanatos, and Marxist Historiography : The Case of the Lon-
don Hanged », Cornell Law Review 79 (1994), p. 1158.
98. Voir T. F. T. Plucknett, « Bonham's Case and Judicial Review », Har-
vard Law Review 40 (1936), p. 30.
99. Par la loi de 1701 (Act of Settlement), le Parlement déclara que les
juges tiendraient leur charge « durant leur bonne conduite» «< during good
behaviour »). Voir 12, 13 William III c. 2. L'objet de cette disposition
consistait à empêcher de déposer des juges pour des motifs politiques. Cette
loi eut l'effet escompté. En 1907, John Maxey Zane écrivait: « Depuis la
[Glorieuse) Révolution, plus aucun juge n'a été déposé par l'Exécutif, et l'on
ne relève pas un seul cas d'une décision obtenue par corruption. » Voir John
Maxey Zane, « The Five Ages of the Bench and Bar of England », dans Select
Essays in Anglo-American Legal History, t. 1 (Boston, 1907), pp. 625, 709-
710.
100. Les origines de la Royal Sociery, peut-être la plus ancienne société
savante en Europe, remontent aux débuts des années 1640, lorsqu'en pleine
guerre civile, des scientifiques de différentes disciplines et issus de différents
courants religieux et politiques commencèrent à se réunir une fois par
semaine, d'abord à Oxford, puis à Londres, afin de discuter de « la nouvelle
philosophie ». En novembre 1660, les participants à ces réunions décidèrent
de constituer «un Collège destiné à promouvoir la science expérimentale
physico-mathématique »; cette association fut reconnue par une charte
royale en 1662. Parmi les membres qui, au cours des décennies suivantes,
devinrent des célébrités scientifiques, on compte le chimiste Robert Boyle, le
physicien Isaac Newton, le philosophe John Locke, les juristes Matthew
Hale et John Vaughan, les théologiens John Wilkins et Gilbert Burnet. Aux
débuts, les communications et discussions portaient surtout sur les notions
et méthodes scientifiques communes à toutes les disciplines représentées.
Ensuite, suite au rejet généralement partagé de l'épistémologie cartésienne et
leibnizienne, et à l'intérêt plus spécifique pour la science eXpérimentale, une
différenciation entre sciences naturelles et sciences humaines aboutit à une
césure entre ces domaines. Pour une histoire générale de la Royal Sociery,
voir notamment Marie Boas Hall, Promoting Experimental Learning. Experi-

759
DROIT ET RÉVOLUTION

ment and the Royal Society, 1660-1727 (Cambridge, 1991) et Martha


Bronfenbrenner, The Role of Scientific Societies in the Seventeenth Century
(Chicago, 1963).
101. Voir Robert K. Merton, Science, Technology, and Society in
Seventeenth-Century England (New York, 1970), publié antérieurement (sous
le même titre) comme un article dans Osiris 4 (1938), p. 360. Voir 1. Ber-
nard Cohen (dir.), Puritanism and the Rise of Modern Science (New
Brunswick, N.J., 1990) ; M. D. King, « Reason, Tradition, and the Pro gres-
siveness of Science », History and Theory 10 (1971), p. 3.
102. Voir W. M. Spellman, The Latitudinarians and the Church of
England, 1660-1700 (Athens, Georgia, 1993) (où l'auteur traite des pré-
misses philosophiques de la « voie médiane» que l'Anglicanisme représentait
entre « l'infaillibilité catholique et la certitude subjective protestante »,
p. 22). Voir Barbara Shapiro, John Wilkins,' An Intellectual Biography (Ber-
keley, 1969). On peut reconnaître une expression juridique de la nouvelle
épistémologie dans l'affirmation du juge Vaughan, déjà évoquée dans ce cha-
pitre, selon lequel « un juge et un jury peuvent sincèrement avoir des opi-
nions divergentes quant au résultat de l'administration de la preuve ».
103. Voir James R. Jacob et Margaret C. Jacob, « The Anglican Origins
of Modern Science: The Metaphysical Foundations of the Whig Constitu-
tion », Isis 71 (1980), p. 251.
104. Voir Merron, Science, Technology, and Society. L'auteur n'envisage
pas les rapports internes entre les prémisses philosophiques sous-jacentes des
développements scientifiques du XVIIe siècle, d'une part, et d'autres dévelop-
pements institutionnels, de l'autre; en revanche, son enquête consiste à
montrer que ceux-ci créaient un contexte social dans lequel les nouveaux
courants scientifiques étaient « légitimés ». Sa théorie, dit-il, « ne présuppose
pas pour autant que seul le Puritanisme ait pu remplir cette fonction ». Voir
Benjamin Nelson, « Review Essay» (compte rendu du livre de Merron),
Varieties of Political Expression in Sociology (Chicago, 1972), pp. 206-207.
105. Pour l'expression classique de cette conception, voir Crawford
Brough MacPherson, The Political Theory ofPossessive Individualism " Hobbes
to Locke (Oxford, 1962). La thèse selon laquelle la société occidentale anté-
rieure aurait été caractérisée par un communautarisme global a été réfutée de
manière convaincante par Colin Morris, The Discovery of the Individual,
1050-1200 (New York, 1972), et, idem, « lndividualism in Twelfth-
Century Religion: Sorne Further Reflections », Journal of Ecclesiastical
History 31 (1980), p. 1. Voir l'aperçu général des travaux sur l'individua-
lisme aux XIr< et XIIIe siècles de Charles Reid, « Rights in Thirteenth-Century
Canon Law» (PhD Diss., Cornell University, 1994), p. 3.

760
NOTES PAGES 502-505

CHAPITRE X
La transformation du droit pénal anglais

1. Le mythe de la continuité interrompue se retrouve encore dans


l'ouvrage classique de James Fitzjames Stephen, History of the Criminal Law
in England (Londres, 1883, 3 vol.), ainsi que dans la History of English Law
de Holdsworth (plusieurs volumes, dont les derniers furent publiés après la
mort de l'auteur), où l'auteur traite du droit pénal. Plus récemment, S. F.
C. Milsom a étudié les fondements du droit anglais antérieurs au XIX" siècle,
et il distingue deux périodes de formation: la première, qu'il semble situer
aux XIIe et XIIIe siècles, la seconde au XVIe siècle. À propos de cette seconde
période, il observe toutefois que « le système fut transformé sans que grand-
chose ne change [... l. Toutes les institutions restèrent en place, tout comme
les règles de droit elles-mêmes. Les unes et les autres furent simplement cir-
convenues par le biais de techniques assez banales et peu cohérentes ». S. F.
C. Milsom, Historical Foundatiom of the Common law (Londres, 1969),
p. 52. Sur le droit pénal en particulier, Milsom écrit: « La misérable histoire
des crimes en Angleterre peut être racontée en quelques mots. Rien ne fut
fait qui soit digne d'intérêt. Aucune réalisation ne mérite d'être mentionnée.
Hormis le fait que le maintien de l'ordre est admirable en soi, aucun person-
nage n'impose quelque admiration avant l'ère des réformes [au XIX" sièclel »
(p. 353). L'analyse de l'histoire du droit pénal anglais que présente Milsom
est aux antipodes de celles de Stephen, mais tous deux sont convaincus que
ce droit pénal ne changea pas de nature avant le XIX" siècle.
2. L'importante étude de John Langbein, Prosecuting Crime in the Renais-
sance England, Germany, and France (Cambridge, Mass., 1974) analyse en
particulier les changements institutionnels et procéduraux au XVIe siècle.
L'auteur et plusieurs autres historiens ont poursuivi ces travaux à travers
d'autres publications ayant pour objet le droit pénal anglais au XVIe siècle et
au début du XVIf siècle.
3. L'ouvrage de référence est la somme de Leon Radzinowicz, A History of
English Criminal Law and Its Administration From 1750, 5 vol. (Londres,
1948-1968). Radzinowicz évoque correctement le XVIIIe siècle comme
l'époque où Jeremy Bentham et d'autres auteurs inspirés par les Lumières
s'attaquèrent au système traditionnel du droit pénal anglais, représenté par
des juristes comme William Blackstone et Lord Mansfield, et le XIX" siècle
comme l'époque qui vit plusieurs projets de réforme antérieurs mis en pra-
tique.
4. Dans le chapitre présent, il est question de la même période et du
même objet déjà étudié en détail dans l'important ouvrage de ]. M. Beattie,
Crime and the Courts in England, 1660-1800 (Princeton, 1986), tout en
offrant une perspective très différente et en y ajoutant quelques nouveaux
éléments. Beattie s'intéressa spécialement à « la manière dont les tribunaux
anglais traitaient de la criminalité à une époque où les fondements d'une
administration moderne de la justice étaient mis en place» (p. 3), et à « la
nature et la portée sociale des délits ayant fait l'objet de poursuites [... l, ainsi

761
DROIT ET RÉVOLUTION

qu'à l'approche suivie par les tribunaux à l'égard des accusés» (p. 4). Ses
sources sont principalement empruntées aux archives judiciaires de juridic-
tions locales établies dans le comté du Surrey (les archives des quarter sessions
et des assises, mais leurs compétences s'étendaient aussi bien à une partie de
l'agglomération londonienne qu'à des régions rurales), ainsi qu'aux archives
relatives au comté du Sussex et de l'Old Bailey (la principale juridiction
pénale à Londres). D'autres régions anglaises n'apparaissent qu'occasionnel-
lement dans les sources utilisées par Beattie. Quoique l'auteur souligne que
la période de 1660 à 1800 « était de toute évidence une époque de change-
ments importants pour le droit pénal et le système de la justice pénale»
(p. 4), il ne s'intéresse pas à analyser comment le droit pénal et la justice
pénale de cette époque étaient différents de ceux des périodes antérieures, ni
à rechercher les rapports entre ces développements et les changements poli-
tiques, sociaux et économiques ou religieux. En conséquence, le lecteur n'y
trouvera presque rien sur les effets de la suppression des tribunaux relevant
de la Prérogative royale sur le développement du droit pénal appliqué dans
les tribunaux de common law, ni sur le nouveau rôle de la Cour de King's
Bench en tant que custos morum, « gardienne des mœurs », un rôle qui avait
été assumé auparavant par les Prerogative Courts. Beattie ne traite pas non
plus des effets du transfert aux compétences des tribunaux de common law de
délits complexes tels que le faux et les délits de fraude, ni du développement
de la nouvelle doctrine d'« association délictueuse » (conspiracy). Du fait que
l'auteur ne tient guère compte du contexte puritain de la Révolution
anglaise, il omet de mentionner le fait que les associations de citoyens visant
à entamer des poursuites pénales, dont il décrit les activités en détail, étaient
issues des associations à caractère religieux de la fin du XVII' siècle, connues
sous le nom d'« associations pour la réforme des mœurs » (( Societies for the
Reformation ofManners »). Du fait que Beattie ne tient pas compte des cou-
rants religieux, il ne peut reconnaître une solution plausible pour l'un des
paradoxes les plus ardus de l'histoire du droit pénal anglais au XVIIIe siècle, à
savoir la multiplication extraordinaire des crimes capitaux et, en même
temps, le déclin de la proportion des exécutions capitales. Enfin, du fait que
l'auteur a principalement étudié des archives de sociétés urbaines, il ne par-
vient pas à mettre suffisamment en valeur le rôle essentiel joué par la
noblesse foncière dans le développement du droit pénal, et, en particulier, il
sous-estime la portée du droit de la chasse dans le développement du droit
pénal anglais en général à cette époque.
Le but de ces observations n'est pas de diminuer l'importance de la contri-
bution de l'œuvre de Beattie, dont les travaux ont fortement inspiré notre
propre étude, mais plutôt d'expliquer les différences entre son approche et
celle qui sera la nôtre dans ce chapitre-ci.
De nombreuses études se sont attachées aux revendications d'une réforme
du droit pénal sous le régime puritain de 1640 à 1660. Voir en particulier
Donald Veall, The Popular Movement for Law Reform, 1640-1660 (Oxford,
1970), pp. 127-166; Nancy L. Matthews, William Sheppard, Cromwell's
Law Reformer (Cambridge, 1984); Mary Cotterell, « Interregnum Law
Reform; The Hale Commission of 1652 », English Historical Review 83

762
NOTES PAGES 505-507

(1968), p. 689 ; Edmund Heward, Matthew Hale (Londres, 1972), pp. 36-
47. A peine quelques-unes des réformes proposées durant cerre période
furent effectivement adoptées à l'époque. Plusieurs des recommandations de
la Commission Hale furent introduites après la Glorieuse Révolution de
1688.
Pour le traitement des modifications apportées à la procédure pénale à la
fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, nous sommes redevable à
l'excellente étude de Thomas A. Green, Verdict According to Comcience. Pers-
pectives on the English Criminal Trial Jury, 1200-1800 (Chicago, 1985),
pp. 105-264.
5. Certains des changements apportés à la fin du XVIIe siècle et au
XVIIIe siècle au droit pénal anglais dans l'intérêt de la noblesse foncière sont
analysés dans Douglas Hay, Peter Linebaugh et E. P. Thompson (dir.) ,
Albion s Fatal Tree. Crime and Society in Eighteenth-Century England
(Londres, 1975); Peter Linebaugh, The London Hanged. Crime and Civil
Society in the Eighteenth Century (Cambridge, 1992); et E. P. Thompson,
Whigs and Hunters. The Origim of the Black Act (New York, 1975).
6. Pour un aperçu général du droit pénal anglo-saxon et germanique, voir
Berman, Law and Revolution, pp. 52-61.
7. Les Normands ont également introduit le duel judiciaire en Angleterre,
« le combat faisant office d'ordalie ». T. F. T. Plucknerr, A Concise History of
the Common Law (Boston, se éd., 1956), p. 427.
8. Voir le canon 18 du Quatrième Concile de Latran, dans Norman
P. Tanner (éd.), Decrees of the Ecumenical Councils, t.1 (Londres, 1990),
p. 244. Voir John W. Baldwin, « The Intellectual Preparation for the Canon
of 1215 against Ordeals », Speculum 36 (1961), p. 613 (où l'auteur analyse
les débats canoniques et philosophiques de la fin du XIIe siècle et du début du
XIIr siècle sur les ordalies).
9. Les Assises de Clarendon (1166) imposaient aux « jurys de présenta-
tion » de remettre aux juges royaux les individus notoirement réputés avoir
commis des infractions dans certaines localités. L'accusé était ensuite soumis
à l'épreuve de la « purge » (soit par une ordalie, soit en ayant recours à des
co-jureurs) pour déterminer sa culpabilité ou son innocence. Aux débuts, la
procédure devant les grands jurys (aussi bien la détermination initiale de la
réputation que la phase de l'épreuve de purge par co-jureurs) présentait plu-
sieurs similitudes à la procédure en droit canonique. Voir Richard H. Hel-
mholz, « The Early History of the Grand Jury and the Canon Law»,
University of Chicago Law Review 50 (1983), p. 613; voir Roger de Groot,
« The Jury of Presentment before 1215 », American Journal of Legal History
26 (1982), p. 1. A propos de la composition du grand jury, J. H. Baker note
que « le nombre de jurés était en général supérieur à douze, à une époque
plus tardive il s'élevait habituellement à vingt-trois ». John H. Baker, An
Introduction to English Legal History (Londres, 3e éd., 1990), p. 577, n. 24.
Le jury restreint appelé à juger fut d'abord établi dans des causes civiles pour
des infractions civiles au droit de propriété foncière (trespass to land) et fut
adapté aux causes pénales après le Quatrième Concile du Latran de 1215, en
vertu duquel il était interdit aux clercs de participer à des ordalies.

763
DROIT ET RÉVOLUTION

10. Au XIv< siècle, la proportion des condamnations pour le crime capital


d'homicide oscillait en moyenne entre 10 et 20 pour cent. Par contre, de
nombreux accusés qui étaient acquittés pour l'homicide capital se voyaient
condamnés pour homicide accidentel (non capital) ou homicide commis en
état de défense légitime. Un verdict d'homicide non capital avait automati-
quement pour effet la confiscation générale des biens du condamné au profit
de la Couronne, qui était une condition préalable pour obtenir le pardon
royal et être libéré; le condamné pouvait alors encore faire l'objet d'une
action civile à l'initiative des proches de la victime. Voir Green, Verdict
According to Conscience, p. 59, n. 122, offrant une synthèse des travaux de
James B. Given, Society and Homicide in Thirteenth-Century England (Stan-
ford, 1977) ; Barbara Hanawalt, Crime and Conflict in English Communities,
1300-1348 (Cambridge, Mass., 1979) ; et Ralph B. Pugh, «Some Reflec-
tions of a Medieval Criminologist », Proceedings of the British Academy 59
(1973), p. 83. Voir Thomas A. Green, «Societal Concepts of Criminal Lia-
bility in Mediaeval England », Speculum 47 (1972), p. 669 (où l'auteur sou-
tient que la proportion relativement faible des condamnations en Angleterre
du XIIIe au x.v< siècle résultait de mentalités sociales concernant l'homicide,
qui différaient fortement du droit contenu « dans les livres »).
11. Voir Green, Verdict According to Conscience, p. 105.
12. En Angleterre, après 1170, le «bénéfice du clergé» protégeait les
clercs de poursuites pénales par les autorités séculières (ou, si un clerc avait
été poursuivi et condamné par une juridiction séculière, de l'exécution de la
peine) dans le cas de crimes graves (jelonies) , mais pas dans le cas de délits
mineurs (misdemeanours). En France, par exemple, la règle inverse prévalait:
le clerc ne pouvait être poursuivi devant les juridictions séculières que pour
des crimes graves. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 256-264.
13. Voir Langbein, Prosecuting Crime in the Renaissance.
14. À partir du XIIe siècle, les principales villes anglaises obtinrent, en vertu
de chartes royales, le droit d'instituer des tribunaux compétents pour juger
tout un éventail de délits punissables d'une amende. Aux XIIIe, XIv< et
x.v< siècles, des juridictions dites des produits [industriels et commer-
ciaux]courants furent créées dans les quatorze villes anglaises qui prenaient la
part la plus importante au commerce des « produits courants » - comme la
laine, le cuir ou le plomb. La loi de 1353 sur ces produits (Statute of the
Staple) reconnut formellement que les rapports entre marchands, leurs
familles et leurs domestiques dans les villes en question étaient régis par le
droit des marchands, plutôt que par la common law. Voir Berman, Law and
Revolution, pp. 347, 380-386; Helen M. Jewell, English Local Administra-
tion in the Middle Ages (New York, 1972), pp. 133-135.
15. La première loi dite Statute of Westminster de 1327 fait mention de
« gardiens de la paix » (<< keepers of the peace »), qui étaient des personnes de
la localité nommées par la Couronne. Leur tâche consistait à appliquer la
première «loi sur les travailleurs» de 1348 (<< Statute of Labourers ») qui
visait à réglementer les salaires, suite au manque de main d'œuvre provoqué
par la grande épidémie de peste. La seconde loi dite Statute of Westminster,
de 1361, transforma les «gardiens de la paix» en «juges de paix» (<<justices

764
NOTES PAGES 508-513

of the peace»), leur assignant la compétence « de réprimer [... ] les délin-


quants, les émeutiers, et toUS autres fauteurs de troubles, de les poursuivre,
de les arrêter et de les punir selon leur infraction ou délit; et de veiller à les
faire emprisonner et dûment punir conformément aux droits et coutumes du
royaume, et selon qu'ils aviseront selon leur liberté de jugement et leurs
bonnes délibérations ». Cité dans Sir Thomas Skyrme, History of the Justices
ofthe Peace (Chichester, 1991, 3 vols.), 1:31. Aux XIV" et XV" siècles, d'autres
lois attribuèrent toute une série d'autres tâches aux juges de paix, aussi bien
dans le domaine des enquêtes criminelles que pour l'application de la régle-
mentation économique. Voir également Charles Beard, The Office ofthe Jus-
tice ofthe Peace in England in Its Origin and Development (New York, 1904).
En outre, une part substantielle des tâches incombant aux juges de paix était
fondée sur la coutume locale. Voir J. R. Lander, English Justices of the Peace,
1461-1509 (Gloucester, 1989), p. 7.
16. Sur les compétences pénales de la Haute Commission, voir Roland
G. Usher, The Rise and Fall of the High Commission (Oxford, 1968). Sur les
compétences pénales de l'Amirauté, voir Holdsworth, History ofEnglish Law,
1:550 ; sur les compétences pénales de la Cour des Requêtes, ibidem, 1:413 ;
de la Chancellerie: ibidem, 1:457-459, et W. J. Jones, The Elizabethan
Court ofChancery (Oxford, 1967), pp. 225-235 (l'auteur traite du recours à
la notion d'entrave à la justice et d'autres procédés contraignants appliqués
par la Chancellerie au xvfsiècle). Voir Penry Williams, « The Activiry of the
Council in the Marches under the Early Stuarts », Welsh History Review 1
(1960), pp. 133-160 ; et R.R. Davies, « The Law of the March », Welsh His-
tory Review 5 (1970), pp. 1-30. Voir Thomas Bames, « Due Process and
Slow Process in the Late Elizabethan and Early Stuart Star Chamber », Ame-
ricanJournal of Legal History 6 (1962), p. 221.
17. Voir William Hudson, A Treatise of the Court of Star Chamber, rédigé
en 1621 mais publié la première fois en 1792. Cette édition de 1792 a été
réimprimée avec une introduction de Thomas Bames sous le titre A Treatise
of the Court of Star Chamber as Taken /rom Collectanea Juridica (Birmin-
gham, 1986). Voir aussi Cora L. Scofield, A Study ofthe Court ofStar Cham-
ber (New York, 1900). Voir Bames, « Due Process and Slow Process », et,
du même auteur, « Star Chamber Myrhology », American Journal of Legal
History 5 (1961), p. 1.
18. Voir Bames, « Due Process and Slow Process », pp. 227-230.
19. John R.Dasent (éd.), Acts of the Privy Council, 46 vol. (Londres,
1890-), 1:119 (1543).
20. Ibidem, 1:390 (1546).
21. Ibidem, 1:249 (1545).
22. Ibidem, Il:412 (1579).
23. W.P. Baildon (éd.),John Hawarde: Les reportes dei cases in camera stel-
lata, 1593-1609 (April 29, 1596) (édition privée, 1894), p. 39.
24. Ibidem, p. 104. Les jugements cités dans cette nore et dans les nores
précédentes sont repris dans la collection inédite de jugements et autres
documents judiciaires réunis par John P. Dawson dans le cadre de son cours

765
DROIT ET RÉVOLUTION

à la Haroard Law School entre 1960 et 1970 sur les développements du droit
et des institutions juridiques.
25. Thomas G. Bames, « The Making of the English Criminal Law: Star
Chamber and the Sophistication of the Criminal Law», Criminal Law
Review (1977), p. 316.
26. Edward Coke, Fourth Institute (réimpression, Buffalo, 1986), pp. 65-
66.
27. Voir Harold J. Berman, « Medieval English Equiry », dans Faith and
Order. The Reconciliation of Law and Religion (Atlanta, 1993), pp. 55-82.
28. Cité dans Holdsworth, History of English Law, 1:609.
29. Sur le serment ex officio, voir Mary H. Maguire, « Attack of the Com-
mon lawyers on the Oath Ex Officio as Administered in the Ecclesiastical
Courts of England », dans Carl Frederick Wittke (dir.), Essays in History and
Political Theory; In Honor of Charles Howard McIlwain (Cambridge, Mass.,
1936), pp. 199-229. Sur la Cour de la Haute Commission, voir Usher, Rise
and Fait of the High Commission, pp. 239-249.
30. Holdsworth, History of English Law, 1:608.
31. Contrairement aux cours de la Haute Commission, de l'Amirauté ou
des Requêtes, les autres tribunaux relevant de la Prérogative royale (notam-
ment les cours des Marches au Pays de Galle et dans le Nord) n'étaient pas
des tribunaux d'exception, mais des tribunaux dotés de compétences très
larges, comprenant notamment les crimes graves et la possibilité de condam-
ner à la peine capitale.
32. Les modifications les plus importantes de la procédure pénale en com-
mon law au XVIe siècle et au cours des premières décennies du XVIIe siècle sont
dues à l'extension du rôle des juges de paix dans l'instruction et la poursuite
de délits, sous le contrôle (principal) de la Chambre étoilée. La noblesse fon-
cière rurale, d'où étaient issus les juges de paix, prenait les dépositions des
plaignants et des témoins, supervisait les procédures devant les grands jurys
à l'occasion des mises en accusation, et exerçait un contrôle limité sur
l'administration de la preuve par témoins au cours des procédures devant les
grand jurys et les jurys appelés à juger. Voir Langbein, Prosecuting Crime in
the Renaissance, pp. 72-73, 79-80 (sur le contrôle par la Chambre étoilée) ;
idem, « The Origins of the Public Prosecution at Common law », American
Journal of Legal History 17 (1973), p. 313.
33. Au lendemain du marryre de Thomas Becket en 1170, les tribunaux
royaux perdirent, au profit des juridictions ecclésiastiques, la compétence de
juger les « clercs » pour des crimes graves. Par la suite, les tribunaux royaux
inventèrent un procédé permettant de juger les individus avant de s'enquérir
de leur éventuel statut d'ecclésiastique: ce n'était qu'après la condamnation
que le bénéfice du clergé pouvait être invoqué et que le condamné devait
être renvoyé devant la juridiction ecclésiastique. Mais avant leur renvoi, le
tribunal royal imposait que le condamné soit marqué au pouce au fer rouge,
ce qui impliquait que l'individu perde son droit d'opposer le bénéfice du
clergé si, à l'avenir, il était à nouveau poursuivi devant un tribunal séculier
pour un crime grave. Au fil du temps, la catégorie du « clergé » fut étendue
à toute personne capable de lire (ou de réciter) un verset particulier de la

766
NOTES PAGES 513-521

Bible. Cela signifiait en pratique que, dans la plupart des cas de crimes
graves, les délinquants primaires étaient soumis à une probation. Vers la fin
du XVIIe siècle, lorsque le Parlement commença à multiplier les cas de crimes
capitaux sanctionnés par la loi, la plupart de ces nouveaux crimes furent qua-
lifiés de délits auxquels le bénéfice du clergé n'était pas applicable, ce qui
signifiait que la peine de mort était applicable même aux délinquants pri-
maires, à défaut d'un pardon royal. Pour les crimes auxquels le bénéfice du
clergé demeurait applicable, les lois prévoyaient que le délinquant pouvait
être condamné à la déportation dans les colonies d'outre-mer.
34. Sur l'adultère, voir Keith Thomas, « The Puritans and Adultery : The
Act of 1650 Reconsidered », dans Donald Penningron et Keith Thomas
(dir.), Puritans and Revolutionaries. Essays in Seventeenth-Century History Pre-
sented to Christopher Hill (Oxford, 1978), pp. 257-282. Winfield E. Ohlson,
« Adultery: A Review, Part 1 », Boston University Law Review 17 (1937),
p.350. Sur les nouveaux types du délit d'assault (comprenant des voies de
fait, ou la menace de coups et blessures), voir Holdsworth, History of English
Law, 8:421-423, Il :535 ; sur les faux, ibidem, Il :534 ; sur la piraterie, voir
William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, 4 vol. (Londres,
1966),4:71-73; sur le braconnage, voir Leon Radzinowicz, « The Waltham
Black Act: A Srudy of the Legislative Attitude toward Crime in the
Eighteenth Cenrury », Cambridge Law Journal 9 (1947), pp. 56-81 ; sur la
complicité dans des cas de vol qualifié, voir Holdsworth, History of English
Law, Il :530-531. Les dispositions de la « loi noire» avaient été précédées,
au cours des dernières décennies du XVII" siècle, par une série de lois spéciales
qui traitaient de questions particulières relatives au braconnage. Voir
Holdsworrh, History of English Law, 6:403.
35. Voir Holdsworrh, History of English Law, Il :539-540; 6:404.
36. Voir Skyrme, History of the Justices of the Peace, 1: Il 0-111, 2:69-73.
En 1758, le Banc du Roi décida (selon les termes de Lord Mansfield) qu'il
n'avait « ni le pouvoir ni la revendication de contrôler les motifs des juges de
paix, sur lesquels ceux-ci avaient fondé leurs jugements ». Rex v. Young and
Pitts, cité par Skyrme (2:70).
37. Le Roy v. Sur Charles Sidley, 1. Sid. 168 (Mich. 15 Charles II B.R.)
(traduit en anglais de l'original en Law French).
38. Voir 4 George II c. 32 et d'autres lois dont fait état Holdsworrh, His-
tory ofEnglish Law, Il :530, 4:71-73.
39. Voir Radzinowicz, « Waltham Black Act»; voir Thompson, Whigs
and Hunters.
40. Sur l'histoire du droit de la chasse, voir Roger Burrow Manning,
Hunters and Poachers. A Social and Cultural History of Unlawfol Hunting,
1585-1640 (Oxford, 1993) ; Chester Kirby, « The English Game Law Sys-
tem », American Historical Review 38 (1933), pp. 240-262 ; Chester Kirby et
Ethyn Kirby, « The Stuart Game Prerogative », English Historical Review 56
(1931), pp. 239-254. La législation du Parlement adoptée sous le règne de
Jacques 1er « requérait de la parr des propriétaires un revenu de 40 livres par
an pour ruer le gibier; les titulaires d'un droit réel viager devaient faire valoir
un revenu du double; et tous les autres devaient pouvoir faire état d'un

767
DROIT ET RÉVOLUTION

patrimoine privé de 400 livres». Kirby et Kirby, « Stuart Game Preroga-


tive », p. 241.
41. À propos de la loi de 1671 sur le gibier (Game Act), P. B. Munsche a
relevé que cette loi « annonçait le transfert des droits de chasse de la Cou-
ronne à la noblesse foncière ». Voir P. B. Munsche, Gentlemen and Poachers.
The English Game Laws, 1671-1831 (Cambridge, 1981), p. 13.
42. Voir Radzinowicz, History of English Criminal Law, 1:57-58.
43. 11 et 12 William III c 7 (1700).
44. Il George l c. 9 (1724) ; 12 George l c. 32 (1725).
45. Voir Holdsworth, History of English Law, 11 :533-534.
46. 2 George II c. 25.
47. Voir Holdworth, History of English Law, 11:489.
48. Voir Douglas Hay, « Property, Authority, and the Criminal Law»,
dans Hay, Linebaugh et Thompson, Albion's Fatal Tree, pp. 17-18. Hay
reprend l'analyse de l'augmentation brutale des crimes capitaux définis par la
nouvelle législation déjà étudiée par Radzinowicz, History ofEnglish Criminal
Law, 1:1-4. Radzinowicz avait souligné que les chiffres ne représentent que
des ordres de grandeur approximatifs, notamment du fait que les estimations
du nombre de crimes capitaux prévus dans la législation à des dates diffé-
rentes varient très largement. On peut néanmoins avancer avec quelque cer-
titude qu'entre 1703 et 1722, plus de 1242 individus furent pendus à
Londres. Voir Linebaugh, The London Hanged, p. 91.
49.4 George l c. Il, art. 1. Sur les crimes permettant ou non d'invoquer
le bénéfice du clergé, voir ci-dessus, note 33. Durant la période 1718-1769,
15.5 % des condamnés pour un crime grave (jelony) fUrent pendus, 69,5 %
fUrent déportés en Amérique, et le restant fUt condamné à une peine plus
légère. Voir Roger Ekirch, Bound for America. The Transportation of British
Convicts to the Colonies, 1718-1775 (Oxford, 1987), p. 21.
50. Voir John Langbein, « Albion's Fatal Flaws », Past and Present 98
(1983), 96-120. À propos des victimes qui entamaient des poursuites,
Langbein a noté: « La victime dispose en général d'un patrimoine supérieur
à celui de l'auteur du délit, mais cette différence n'est pas considérable [... ]
Les victimes proviennent rarement des élites disposant d'un patrimoine
important. Le plus souvent, il s'agit de petits boutiquiers, d'artisans, de
modestes bailleurs à loyer, d'aubergistes, et ainsi de suite. » Ibidem, p. 106.
Voir Peter King, « Decision-Makers and Decision-Making in the English
Cri minai Law, 1750-1800 », Historical Journal 27 (1984), pp. 25-58, en
particulier pp. 27-28. King reconnaît toutefois que « le fait qu'un large éven-
tail de groupes sociaux ait eu recours au droit et rendu des décisions discré-
tionnaires dans le cadre juridique n'est pas nécessairement incompatible avec
l'interprétation selon laquelle le droit était en dernière instance contrôlé par
une élite restreinte issue de la noblesse [... ]. Comme l'a indiqué Hay, cela a
pu contribuer à légitimer le droit aux yeux de la population dans son
ensemble, et ainsi renforcer l'utilité du droit au profit de la classe diri-
geante» (p. 51). En revanche, Peter Linebaugh a soutenu que le niveau très
faible des conditions patrimoniales exigées pour siéger dans un juty servait
les intérêts de la noblesse foncière, précisément du fait que la responsabilité

768
NOTES PAGES 521-526

des verdicts condamnant les accusés incombait tout spécialement à ceux qui
étaient exposés à la domination de la classe dirigeante de par leur dépen-
dance et leur vulnérabilité. Voir Linebaugh, The London Hanged, p. 78. Voir
Peter Linebaugh, « (Marxist) Social History and (Conservative) Legal His-
tory : A Reply to Professor Langbein », New York University Law Review 60
(1985), p. 213. Pourtant, Linebaugh ne concilie pas cette thèse avec les élé-
ments qu'il apporte lui-même ailleurs dans son livre, et par lesquels il
démontre que les jurys londoniens rendaient souvent un verdict acquittant
les accusés ou réduisant les chefs d'accusation; voir The London Hanged, pp.
85-86 (aux assises de janvier 1715, la moitié des femmes et 40 % des
hommes accusés d'un crime capital furent acquittés). Pour une critique du
livre de Linebaugh, voir Charles J. Reid, Jr., « Tyburn, Thanatos, and
Marxist Historiography: The Case of the London Hanged », Cornell Law
Review 79 (1994), p. 1158.
51. Voir Langbein, « Albion's Fatal Flaws », p. 106.
52. D'après John Langbein, le critère « au-delà de tout doute raison-
nable» n'a pas fait l'objet d'une « formulation concise» avant la fin du
XVIIIe siècle. John Langbein, « The Historical Origins of the Privilege Against
Self-Incrimination at Common /aW», Michigan Law Review 92 (1994),
p. 1057. Pourtant, Barbara Shapiro a montré que dès la fin du XVIIe siècle,
les directives des juges adressées aux jurés étaient formulées dans un langage
qui exprimait précisément cette idée. Ainsi, les jurés étaient engagés à ne
déclarer l'accusé coupable « que si votre conscience est satisfaite », ou que si
« vous êtes convaincus » par les moyens de preuve. Si les jurés entretenaient

« quelque doute que ce soit » quant à la véracité des moyens de preuve, ils

recevaient pour instruction d'acquitter l'accusé. Shapiro a établi que de telles


formules (et d'autres semblables) étaient inspirées des controverses universi-
taires sur la nature de la certitude morale, et qu'ainsi, « l'expression "au-delà
de tout doute raisonnable" n'était pas [... ] un substitut pour le critère cor-
respondant à "quelque doute que ce soit", mais permettait de clarifier la
notion de certitude morale et celle d'une conviction satisfaite ». Voir Barbara
Shapiro, Beyond Reasonable Doubt and Probable Cause. Historical Perspectives
on the Anglo-American Law of Evidence (Berkeley, 1991), p. 2I.
On peut ajouter à cette analyse de Shapiro que la notion de certitude
morale fut dans un premier temps développée à l'occasion des polémiques
religieuses du XVIIe siècle en Angleterre. Henry van Leeuwen a retracé l'une
des sources de cette notion dans la réplique anglicane aux prétentions catho-
liques romaines qu'il n'était possible de parvenir à la certitude qu'au sein de
l'Eglise, puisque seul le pape était qualifié pour se prononcer avec certitude
sur des questions relevant du salut. Dès William Chillingworth (durant le
second quart du XVIIe siècle), les représentants de l'Église anglicane répliquè-
rent en distinguant entre l'Écriture, dont la véracité ne souffrait aucune
erreur, et ses interprétations, auxquelles on ne pouvait attribuer qu'une cer-
titude morale. La certitude morale du pape sur des questions relevant de la
connaissance de l'Écriture n'était pas plus privilégiée que celle de tout autre
auteur.

769
DROIT ET RÉVOLUTION

Van Leeuwen a résumé la définition de la certitude morale chez Chilling-


worth en ces termes: « [La certitude moraleJ est la certitude dans la vie quo-
tidienne concernant des questions de fait et elle est fondée sur des preuves
qui, d'un point de vue pratique, excluent la possibilité d'une erreur [... J. La
certitude morale peut être décrite comme la certitude qu'une personne saine
d'esprit, raisonnable et réfléchie a acquise après avoir pris en considération
toutes les preuves disponibles, de façon aussi impartiale et complète que pos-
sible, donnant son assentiment au côté qui paraît présenter les preuves les
plus solides. » Voir Henry G. van Leeuwen, The Problem of Certainty in
English Thought, 1630-1690 (La Haye, 1963), p. 23.
53. Le remarquable journal de Hale n'avait pas été diffusé et ne fut
découvert que trois siècles après sa mort. Il a été publié dans une édition cri-
tique par Maija Jansson, « Matthew Hale on Judges and Judging », Journal
of Legal History 9 (1988), p. 201. Les passages cités dans notre texte y figu-
rent à la page 208. Les expressions latines utilisées par Hale, citées ici en tra-
duction, sont: « Tutius probate in mise[reJcordia quam in severitate» et « In
obscuris et in evidentibus praesumuntur pro innocentia ».
54. L'expression «présomption d'innocence» remonte également à la
Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen, dont l'article 9
dit: « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré
coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait
pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée
par la loi.» Ainsi, une personne accusée d'un crime devait être traitée
comme si elle était innocente jusqu'à son jugement. En revanche, la doctrine
anglo-américaine de la présomption d'innocence, telle qu'elle prévalait au
XIX" siècle, correspondait pour l'essentiel à l'ancienne doctrine qui s'était
développée au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, selon laquelle la charge
de la preuve de la culpabilité de l'accusé incombe, durant le procès, à celui
qui est responsable des poursuites. La préoccupation française concernant les
droits de l'accusé avant son procès s'explique en partie par l'application des
lettres de cachet. Cette pratique avait été évitée en droit anglo-américain par
le système du bref d' habeas corpus, tandis qu'en France (comme ailleurs sur
le continent européen) la présomption d'innocence au cours du procès était
préservée par la doctrine in dubio pro reo «< en cas de doute en faveur de
l'accusé ») et par les règles régissant la charge de la preuve (onus probandt).
Sur les développements historiques de la présomption d'innocence en droit
anglais au XIX" siècle, voir C. K. Allen, Legal Duties and Other Essays in Juris-
prudence (1931, réimpression Aalen, 1977), pp. 253-294.
55. Sur l'influence du calvinisme sur la théologie morale anglicane, voir
Dudley W.R. Bahlman, The Moral Revolution of 1688 (New Haven, 1957) ;
voir Tina Isaacs, «The Anglican Hierarchy and the Reformation of Man-
ners, 1688-1738 »,Journal ofEcclesiastical History 33 (1982), p. 391.
56. L'expression « doctrine de sévérité maximale » a été proposée par Leon
Radzinowicz pour décrire la prolifération des crimes capitaux au XVIIIe siècle.
Voir son History ofEnglish Criminal Law, 1:231-267. Sur les rapports entre
les théories de la justice divine et la peine capitale, voir en général Randall
McGowen, «The Changing Face of God's Justice: The Debate over Divine

770
NOTES PAGES 526-533

and Human Punishment in Eighteenth-Century England », Criminal Justice


History 9 (1988), pp. 63-98.
57. Voir chapitre 2 (( Équité »).
58. Cité dans Thomas Wood, English Casuistical Divinity during the
Seventeenth Century, with Special Reference to Jeremy Taylor (Londres, 1952),
p.138.
59. Pour l'évêque anglican John Davenant (XVIr<siècle), le terme « mor-
tel » ne devait pas être utilisé « pour opérer une distinction ou une hiérarchie
entre les péchés, comme les théologiens catholiques ont l'habitude de le
faire, mais le terme est approprié pour souligner que la juste rétribution de
tout péché, même le plus léger, est la mort selon le jugement du droit ». Cité
par H.R. McAdoo, The Structure of Caroline Moral Theory (Londres, 1949),
p. 105. En même temps, les auteurs de la théologie morale anglicane rappe-
laient que tous les péchés étaient susceptibles d'être pardonnés sous condi-
tion d'une repentance dûment exprimée, ce qui supposait quatre éléments:
« contrition, confession, amendement de sa conduite, et foi» (p. 121). La
repentance était elle-même le produit d'une grâce accordée librement au
fidèle (pp. 54-55). Voir C. Fitz Simons Allison, The Rise of Moralism. The
Proclamation of the Gospelfrom Hooker to Baxter (New York, 1966), pp. 64-
65.
60. Sur cette distinction, et toutes les nuances qu'elle inspira, voir
McAdoo, Caroline Moral Theory, pp. 112-119.
61. King, « Decision-Makers », pp. 56-57.
62. Voir le sermon IV de l'évêque Robert Sanderson, dans The Collected
Works of Robert Sanderson, t. 3, cité dans Wood, English Casuistical, pp. 58-
59.
63. Voir Bahlman, Moral Revolution, pp. 1-30; Edward Bristow, Vice and
Vigilance: Purity Movements in Britain since 1700 (Dublin, 1977), pp. 11-
31.
64. On notera que la déportation (ou relégation) remplaçait la probation
pour les délinquants primaires lorsque le crime qualifié de Jelony permettait
d'invoquer le bénéfice du clergé.
65. Voir Beattie, Crime and the Courts in England, p. 52.
66. Voir ci-après, chapitre 12 (( Délits à caractère moral»).
67. Au cours des années 1760 et ensuite, des membres de la noblesse fon-
cière, confrontés aux refus des jurys de condamner des individus accusés de
braconnage ou de maraudage, constituèrent des associations pour assurer la
poursuite pénale des criminels (( Associations for the Prosecution of Felons »).
Ces associations se composaient principalement d'informateurs payés par les
grands propriétaires et chargés d'intenter des poursuites au nom de ceux-ci.
Néanmoins, il fut toujours difficile dans de tels cas d'obtenir des condamna-
tions par les jurys, et de nombreux délinquants furent dès lors poursuivis
pour des délits qualifiés de misdemeanours devant les tribunaux des juges de
paix. On estime qu'au XVIlfsiècle, il y eut au moins un millier de ces asso-
ciations pour la poursuite pénale en Angleterre, et certaines estimations
citent même le chiffre de 4000 associations. Voir les sources citées dans:
David Phillips, « Good Men to Associate and Bad Men to Conspire: Asso-

771
DROIT ET RÉVOLUTION

ciations for the Prosecution of Felons in England, 1760-1860 », dans V. A.


C. Gatrel!, Bruce Lenman et Geoffrey Parker (dir.), Crime and the Law. The
Social History of Crime in Western Europe since 1500 (Londres, 1980),
p. 120. Voir également Adrian Shubert, " Private Initiative in Law Enforce-
ment: Associations for the Prosecution of Felons, 1744-1856 », dans Victor
Bailey (dir.), Policing and Punishment in Nineteenth-Century Britain (Nou-
velle Brunswick, N.J., 1981), pp. 25-41.
68. Sur l'apparition de la règle dite de felony-murder, voir David Lanham,
" Felony Murder - Ancient and Modern », Criminal Law Journal 7 (1983),
pp. 91-97, et J. M. Kaye, « The Early History of Murder and Manslaughter,
Part II », Law Quarterly Review 83 (1967), pp. 587-601.
69. Voir Paul H. Robinson, "A Brief History of Distinctions of Criminal
Culpability », Hastings Law Journal 31 (980), pp. 815, 838-839;
J. F. Quinn et J. M. B. Crawford, The Christian Foundations of Criminal
Responsibility. Historical and Philosophical Analysis of the Common /aw
(Lewiston, N.Y., 1991), pp. 306-308.
70. Voir Green, Verdict According to Conscience, pp. 72-85.
71. William Hawkins, Pleas of the Crown, 1716-1721, t. 1 (Londres,
1716), pp. 80-82. Voir également Graeme Coss, " 'God is a Righteous Judge
Strong and Patient: and God is Provoked Every Day' : A Brief History of
the Doctrine of Provocation in England », Sidney Law Review 13 (1991),
pp. 570-577.
72. Voir en particulier Percy Henry Win field, The History of Conspiracy
and Abuse of Legal Procedure (Cambridge, 1921). Voir également James
Wallace Bryan, The Development ofthe English Law ofConspiracy (Baltimore,
1909), pp. 9-50; R. S. Wright, The Law ofCriminal Conspiracies and Agree-
ments as Found in the American Cases (Philadelphie, 1887), pp. 5-6; Francis
B. Sayre, « Criminal Conspiracy», Harvard Law Review 35 (1921-1922),
pp. 393, 394-398.
73. The Poulterers Case, 9 Coke 55b (1611).
74. Baggs' Case, Il Coke 93b, 98a (1616).
75. Rex v. Starling, 1 Sid. 168 et 1 Keb. 650 (1664).
76. Dans Rex v. Armstrong, Harrison, et al., 1 Vent. 305, 86 Eng. Rep. 196
(1677-1678), les accusés affirmaient que le verdict les condamnant pour
avoir entamé des poursuites faussement fondées contre une personne devait
être suspendu, parce que" la seule association délictueuse, sans exécution par
quelque acte manifeste, ne correspondait pas à un chef d'accusation selon la
jurisprudence de Poulterers Case ». La cour estima toutefois qu'" il y avait
autant d'acte manifeste que la nature et le dessein de l'association délictueuse
le permettaient ».
77. Regina v. Bass, 11 Mod. 55, 88 Eng. Rep. 881 (1705). Lord Holt se
référa, mais sans commentaire, aux jugements dans le Poulterers Case et dans
Rex v. Armstrong.
78. En 1994, la Cour (fédérale) suprême des États-Unis cita Regina v. Bass
dans une décision dont la motivation soutenait que la preuve d'un acte
manifeste n'est pas requise sous le régime d'une loi réprimant l'association
délictueuse visant à commettre une infraction à la législation sur les stupé-

772
NOTES PAGES 533-541

fiants. Voir United States v. Shabani, 513 U.S. 10, 16 (1994). Dans son opi-
nion exprimant la décision unanime, la juge S. O'Connor écrivit: « Le cas
de Shabani nous rappelle que le droit ne punit pas les pensées criminelles et
affirme que l'association délictueuse qui ne serait pas soumise à la condition
d'un acte manifeste violerait ce principe, du fait que le délit présenterait
alors des éléments constitutifs principalement mentaux. L'interdiction d'une
association délictueuse ne punit toutefois pas une simple pensée: l'entente
criminelle constitue en soi l'actus reus, comme cela a été admis depuis Regina
v. Bass. » Ibidem, p. 16. La fiction se trouve dans le terme « manifeste» (en
anglais «overt ») : une entente constitue certainement un acte, par opposi-
tion à une opération purement mentale, mais l'usage de l'expression «acte
manifeste» «< overt act»), dans le sens d'un acte perceptible et apparent,
implique quelque chose de plus qu'un simple accord. Cet argument avait été
avancé avec insistance devant la Cour d'appel fédérale (du Neuvième Cir-
cuit), compétente dans le cas de Shabani : « Un acte manifeste qui est néces-
saire pour constituer le délit d'association délictueuse visant à commettre
une infraction à la loi fédérale se distingue de l'association délictueuse en soi
et constitue un acte visant à réaliser l'objet de l'association délictueuse; cet
acte n'est pas nécessairement criminel, ni un crime faisant l'objet de l'asso-
ciation délictueuse, mais cet acte doit accompagner ou suivre l'entente et
doit être accompli dans le cadre de la réalisation de l'objet de cette entente. »
Marino v. United States, 91 F. 2d 691,694-695 (Neuvième Circuit, 1937).
79. Cité dans Sayre, « Criminal Conspiracy », p. 402.
80. Rex v. Journeymen Tailors, 8 Mod. 10 (1721). Dans ce litige, la cour
prétendait appliquer les lois sur les travailleurs (Statutes of Labourers) de
1349 (23 Edward III c. 7 [1349]) et de 1351 (25 Edward III c. 1 [1350]).
La jurisprudence et la doctrine postérieures, en Angleterre et aux États-Unis,
ont à tort cru retrouver les origines de 1'« association délictueuse » «< conspi-
racy ») dans ces lois du XIV" siècle. En fait, ces lois de 1349 et de 1351 exi-
geaient non seulement une entente illicite, mais également des actes illicites
en exécution de cette entente.
81. Rev v. Edwards, 8 Mod. 320 (1724).
82. Jones v. Randall, 98 Eng. Rep. 706, 707 (K. B. 1774).
83. 5 Anne, c. 6, sec. 2 (1706).
84. Voir Joanna Ines, « Prisons for the Poor: English Bridewells, 1500-
1800 », dans Francis Snyder et Douglas Hay (dir.), Labour, Law, and
Crime: An Historical Perspective (Londres, 1987), p. 42.
85. Voir R. B. Pugh, Imprisonment in Medieval England (Londres, 1968),
pp. 1-47.
86. Voir John Witte Jr., « Blest Be the Ties that Bind: Covenant and
Communiry in Puri tan Thought », Emory Law Journal 16 (1987), pp. 579,
584. Witte a démontré que l'accomplissement de travaux ne constituait pas
en soi une voie vers le salut, mais représentait un signe qu'on était sur la voie
du salut. Seule la « convention de la grâce » était susceptible de conférer le
salut à ceux qui avaient la foi. Néanmoins, même ceux qui ne comptaient
pas parmi les élus pouvaient atteindre au salut s'ils s'en tenaient aux élé-

773
DROIT ET RÉVOLUTION

ments fondamentaux de la convention des travaux, comme l'honnêteté et


l'obéissance.
87. Les partisans de la thèse très controversée de Max Weber, selon
laquelle il y aurait un lien entre la morale puritaine et 1'« âge héroïque» du
capitalisme, trouveront sans doute quelque soutien dans le rapport établi
ci-dessous entre l'importance accordée par les puritains à la convention des
travaux et certains développements du droit pénal anglais au XVIIe siècle,
notamment la prolifération des lois imposant des peines sévères pour les
délits qui affectaient les intérêts économiques de la noblesse foncière et la
classe des négociants. Cependant, l'approche webérienne du puritanisme ne
tient pas suffisamment compte, dans son analyse de la théologie puritaine,
des conventions, partant de l'importance accordée par les puritains à l'esprit
public, à l'humilité, à la charité, au communautarisme, au sacrifice de soi,
ainsi qu'à d'autres vertus bibliques qui ne s'accordent guère avec la défini-
tion webérienne de 1'« ascétisme» puritain ou de l'esprit capitaliste. Voir
dans notre Introduction, ainsi que les chapitres 9 et 12.
88. Voir Zachariah Mudge, Sermons on Different Subject (Londres, 1739),
p.315.
89. Ibidem, p. 317.
90. Il faut avoir recours à la miséricorde « parce qu'une peine doit servir à
réprimer dix mille délits, chacun de ceux-ci ayant néanmoins ses propres
caractéristiques, et une loi doit être appliquée dans dix mille cas, qui tous se
différencient l'un de l'autre». Ibidem, p. 315.
91. «Si la justice [... ] consiste à faire preuve de compassion envers les
membres de la communauté qui ont souffert et qui sont innocents, alors,
assurément, le pardon facile pour les crimes commis, un relâchement général
des peines, une grâce accordée sans discrimination à toute sorte de mal-
veillances, ne représentent pas la justice. » Ibidem, p. 317. D'autres sermons
prêchés sur le thème de l'application de la justice criminelle sont de la même
veine. Ainsi, George Halley, dans un sermon de 1691 s'adressant à des pri-
sonniers condamnés, insistait sur le fait que la justice et l'équité ne font
qu'un, et qu'elles s'accordent pour justifier l'exécution des méchants, seule
manière de mettre un terme à leurs agissements. Voir George Halley, A Ser-
mon Preached at the Castle of York to the Condemned Prisoners (Londres,
1691).
Par contre, d'autres sermons adressés à l'occasion de sessions d'assises inci-
taient les juges à faire preuve de pitié. On lit par exemple dans un sermon
de 1698 prononcé lors des assises à Bury St. Edmunds : « Et voici une mise
en garde à tous ceux qui tiennent l'épée de la justice et ont l'autorité dans
leurs mains: Soyez sages, juges de ce monde, ne préjugez pas d'un autre
homme en raison seulement de sa situation, ni même de sa compagnie.
Même si les clameurs de péchés qui s'élèvent d'un endroit sont comme des
clameurs et le cri de Sodome, cependant, descendite et videte, examinez ces
accusations de plus près, et sachez distinguer les circonstances particulières. »
Voir William Bedford, Two Sermons Preached at St. Maries in Bury St
Edmunds at the Assizes (Londres, 1698), p. 13. De même, un sermon pro-
noncé à Édimbourg affirmait: « Dieu Lui-même considère que la justice est

774
NOTES PAGES 542-544

une occupation étrange, étrangère à sa Providence, et dont Il ne traite que s'Il


y est requis, et alors même, non sans une certaine aversion [... J. La miséri-
corde des princes doit refléter cette admirable compassion que Dieu exprima
à l'égard d'un monde déchu, et doit être autant que possible une transcrip-
tion exacte de ce Grand Exemple. » Voir James Webster, A Sermon Preached
to the High Church at Edinburgh at the Election of the Magistrates of the City
(Édimbourg, 1694), p. 7. Je tiens à remercier Gregory Lubkin qui m'a aidé
à découvrir et à analyser ces sermons.
Dans le sermon de Webster, la référence à 1'« étrange occupation»
(<< strange work ») de Dieu est une citation de la formule luthérienne de la
Concorde, de 1527, où le droit est désigné comme « l'étrange occupation du
Christ », dont les trois «opérations» consistent à dissuader les hommes
récalcitrants de commettre des fautes par crainte des peines, à rendre les
hommes conscients de leurs obligations et par conséquent à se repentir de
leurs péchés, et à conduire les fidèles dans la voie de la vie vertueuse. Voir
Paul Tillich, Love, Power, and Justice. Ontological Analyses and Ethical Appli-
cation (Londres, 1954), p.49 (<< L'amour, afin qu'il puisse accomplir son
objet propre, c'est-à-dire la charité et le pardon, doit créer un espace où cet
accomplissement puisse se produire, par son occupation étrange de juger et
de punir »). Sur la doctrine luthérienne des opérations du droit, voir ci-
dessus, chapitre 2.

CHAPITRE Xl
La transformation du droit privé
et économique anglais

1. En général, les historiens du droit anglais ont présenté l'histoire de la


common /aw des droits réels et des contrats comme un long développement
progressif à partir du XIr siècle jusqu'à la fin du Xvme siècle, voire jusqu'au
XIX< siècle, lorsque, selon cette présentation, un ensemble doctrinal moderne
et de principes généraux fut pour la première fois élaboré en partant des dif-
férentes catégories procédurales lforms ofaction) qui s'étaient développées au
cours des siècles précédents. Ainsi, par exemple, T. F. T. Plucknett raconte
l'histoire d'un épanouissement progressif des règles en matière de contrats à
partir des actions de dette (debt) et d'assumpsit, évolution qui aurait atteint
son apogée dans la synthèse doctrinale des contrats exposée dans l'œuvre de
Blackstone et dans les jugements de Lord Mansfield. Voir T. F. T. Pluc-
knett, A Concise History ofEnglish Law, se éd. (Boston, 1956), pp. 627-656.
L'histoire du droit des biens fait l'objet d'une approche similaire chez S. F.
C. Milsom, qui décrit cette histoire comme un processus graduel, «pas à
pas ». Voir S. F. C. Milsom, Historical Foundatiom of the English Common
/aw (Londres, 1969), p. 168. D'autres historiens, en revanche, ont reconnu
l'importance des innovations au XVII" siècle. John Baker, par exemple, a
observé que le terme « contrat » fut utilisé pour la première fois en 1651 « en
droit anglais » (c'est-à-dire, dans sa perspective, le droit appliqué par la Cour

775
DROIT ET RÉVOLUTION

du Banc du Roi et la Cour des Plaids communs), pour se référer « à une


convention entre deux ou plusieurs personnes, ayant pour objet de faire
quelque chose, chacune des parties étant obligée envers l'autre, ou l'une
étant obligée à l'égard de l'autre ». Voir John H. Baker, An Introduction to
English Legal History, 3< éd. (Londres, 1990), p. 361 (citant le sergeant Shep-
pard). D'après Baker, cette innovation terminologique est significative, et
« dès la fin du XVII" siècle, la distinction moderne entre contrat et responsa-
bilité civile était acquise» (p. 361). Les historiens ont également reconnu
depuis longtemps que le XVII" siècle fut déterminant dans le développement
des nouvelles formes d'associations dans le droit des affaires, en particulier la
société par actions, et que durant cette même période, on assiste également
à des changements cruciaux dans le cadre des droits réels, en particulier des
meubles et liquidités: on peut notamment citer la transformation de l'action
de trover (détournement de biens) en une action ayant pour objet la vérifica-
tion du titre sur des meubles, et l'élaboration du droit concernant le transfert
de possession qualifié de bailment (un « cautionnement » volontaire ou invo-
lontaire), une matière largement empruntée au droit maritime, visant à pro-
téger la partie qui avait confié ses biens à la garde d'un transporteur ou d'un
dépositaire (par exemple, dans un entrepôt). La création du nouveau délit de
détournement de fonds (embezzlement) peut également être citée dans ce
contexte. Le but du présent chapitre consiste à démontrer les rapports
mutuels entre ces développements (et d'autres encore), afin de mettre en évi-
dence les aspects révolutionnaires de cette transformation du droit privé et
économique anglais dont ces matières relèvent.
2. Voir A. W. B. Simpson, A History of the Land Law, 2e éd., (Oxford,
1986), pp. 21-24, 198-199; voir également Charles J. Reid, Jr., «The
Seventeenth-Century Revolution in the English Land Law», Cleveland State
Law Review 43 (1995), pp. 221, 241-242.
3. Les origines du «service du chevalier» en Angleterre remontent à
l'époque où Guillaume le Conquérant distribua des terres à ses principaux
chevaliers, qui en contrepartie étaient requis de fournir une assistance mili-
taire à la Couronne. La garde féodale (wardship), l'autre principal droit inci-
dent en droit féodal, consistait en une tutelle sur le patrimoine foncier et la
personne: lorsqu'un tenancier décédait en laissant un héritier mineur, le sei-
gneur exerçait les droits de cet héritier mineur sur les biens fonciers et en
percevait les revenus jusqu'à sa majorité; la tutelle sur la personne impli-
quait le droit de décider du mariage de l'héritier, un arrangement que celui-
ci ne pouvait refuser que moyennant le payement d'une taxe substantielle.
Voir Reid, « Seventeenth-Century Revolution », pp. 235-236.
4. Le terme saxon «socage », qui survécut à la Conquête normande, pro-
vient de la même racine que «sokemen », qui désignait à l'origine une caté-
gorie de paysans libres qui étaient parfois requis de payer un loyer ou de
fournir des services agricoles au seigneur foncier, mais pas de service mili-
taire. Au XIIIe siècle, on rencontre également une notion de « socage» com-
prenant des «vilains non libres» (à la différence des vilains communs),
lesquels bénéficiaient d'une protection juridique contre les évictions et les
augmentations de loyer, sans pour autant jouir des pleins droits lfreeho/d) sur

776
NOTES PAGES 544-548

leurs terres. Voir Paul R. Hyams, King, Lords, and Peasants in Medieval
England,' The Common law of Vil/einage in the Twelfth and Thirteenth Cen-
turies (New York, 1980), pp. 194-195. Durant cette période, le « socage»
libre, à l'opposé du « socage» des vilains, avait pour effet que leurs titulaires
se situaient quelque peu au-dessus des vilains ordinaires, mais que leur statut
était inférieur à celui des paysans-propriétaires libres (freeholders, que l'on
pourrait en quelque sorte comparer à des alleutiers), ainsi par exemple le
droit d'introduire une action devant les cours royales. Voir ibidem, pp. 199-
200.
5. Selon l'évocation de Thomas More: «Vos moutons [... l d'habitude si
dociles et nourris à bon marché, deviennent, apprenons-nous, à tel point
voraces et sauvages qu'ils dévorent même les humains, dévastent et dépeu-
plent les champs, les habitations et les villes [... l. Afin qu'un seul glouton
insatiable, la peste maudite de son pays natal, puisse rattacher un champ à
l'autre et cerner les milliers d'hectares d'une enceinte, les tenanciers sont
expulsés [... l. Par tous les moyens, honnêtes ou non, ces pauvres malheu-
reux sont forcés de quitter leur maison -les hommes et les femmes, les maris
et leurs conjointes, les orphelins et les veuves, les parents et leurs enfants en
bas âge, un ménage qui n'est pas riche mais nombreux, car le travail de la
ferme requiert plusieurs mains [... l. En errant d'un lieu à l'autre, que leur
reste-t-il sinon de voler et d'être pendus (et ce n'est que justice! direz-vous),
ou de vagabonder et de mendier [... l. C'est ainsi que l'avidité de quelques-
uns provoque la ruine de ce qui était jadis précisément considéré comme la
source de votre immense félicité. » Thomas More, Utopia, t. 4, dans The
Complete Works of St. Thomas More (New Haven, 1963), pp. 65-71.
6. Voir 1. S. Leadam, The Domesday of Enclosures 1511-1518 (Nottin-
gham, 1897); Joan Thirsk, Tudor Enclosures, 2e éd. (Londres, 1989),
pp. 214-216; Reid, «Seventeenth-Century Revolution », pp. 254-255.
Thirsk souligne que de nombreuses clôtures furent érigées à l'amiable et
étaient perçues comme une forme de progrès, du fait qu'elles étaient asso-
ciées à la rationalisation de la production agricole.
7. L'effort de Coke pour obtenir la suppression de la législation contre les
clôtures agricoles s'inscrivait dans un changement plus général des mentali-
tés. En 1601, Sir Walter Raleigh avait soutenu que cette législation avait res-
treint les libertés anglaises et que sa révocation « assurerait à chaque homme
sa liberté, ce qui est le souhait de tout bon Anglais ». Le polémiste puritain
Samuel Hartlib posa en 1651 la question: les terres communes «n'encoura-
gent-elles pas la pauvreté, en invitant plutôt à l'oisiveté qu'à leur entretien?
Et les pauvres ne sont-ils pas ainsi davantage formés à finir dans la mendicité
ou à la potence qu'à servir la société? ». Gabriel Plattes, un disciple de
Hartlib, avait déjà soutenu que les clôtures contribuaient à augmenter la
richesse nationale et que la condition des pauvres s'en trouvait dès lors amé-
liorée. Voir les sources citées chez Reid, «Seventeenth-Century Revolu-
tion », pp. 256-259.
8. Ibidem, pp. 259-261.
9. Au XVIIe siècle, on assiste à une sorte d'immobilisation de ces baux, le
« leaseho/d» étant alors assimilé à un « chattel real », ce qui signifiait que ce

777
DROIT ET RÉVOLUTION

droit n'était pas directement dévolu à un héritier comme un bien foncier ou


un droit réel viager, mais qu'il était transmissible au décès du preneur par
des volontés testamentaires exprimant les directives nécessaires à l'exécuteur
ou à l'administrateur de la succession. Ces restrictions ne limitaient toutefois
pas les droits réels du preneur sur le bien-fonds, et les baux réels à long
terme furent d'ailleurs largement utilisés dans le cadre d'entreprises commer-
ciales.
10. La citation se poursuit: «Le système des nouvelles substitutions qui
pouvaient être établies à ce moment comprenait les étapes suivantes: (a) F,
le tenancier à vie, et les trustees transmettaient les droits à P, le bénéficiaire
des dispositions par substitution. Il devenait ainsi le tenancier en possession
du bien grevé par le mécanisme de substitutions. (b) P acceptait un recou-
vrement du bien en faveur du conseil juridique (solicitor) de la famille, pro-
priétaire nominal en common Law. (c) Ce conseil transférait le bien à F
pendant sa vie, le droit d'expectative (c'est-à-dire le droit sur le bien-fonds,
sous condition suspensive du décès de F) revenant à P pendant la vie de
celui-ci, avec une clause de droits d'expectative aux trustees pendant les vies
de F et de P afin d'assurer les droits d'expectative en faveur d'éventuels
autres ayant-droit: en ordre subsidiaire au premier et autres fils de P dans la
ligne masculine, avec expectative en ordre encore plus subsidiaire en faveur
du deuxième et des autres fils de F dans la ligne masculine.» A. James
Casner et W. Barton Leach, Cases and Texts on Property, 2e éd. (Boston,
1969), pp. 357-358.
Il. Ibidem.
12. Le système de «strict settlement» permettait d'éviter certaines restric-
tions imposées aux dispositions dites «perpétuelles» (<< perpetuities »), par
lesquelles on entendait la transmission de biens-fonds qui « perpétuaient » la
propriété plus de vingt et une années au-delà du décès de toute personne
nommée dans l'acte de transmission. Cette règle restrictive «< rule against
perpetuities ») fut formulée pour la première fois par Lord Nottingham en
1681, à l'occasion de la décision dans le Duke ofNorfolk 's Case, puis élaborée
par plusieurs chanceliers successifs au cours du XVIIIe siècle.
13. En vertu de la loi Quia emptores (18 Edward 1 c. 1 [1290]), le seigneur
ne pouvait plus requérir du tenancier titulaire d'un fie simple (c'est-à-dire
d'un droit réel ne parvenant pas à extinction au décès du titulaire ou de l'un
de ses successeurs, ou après un certain délai) la prestation de services ou de
payements qui avaient grevé le bien-fonds, mais il devait les exiger des
acquéreurs dans la chaîne des inféodations successives. Voir Sir Frederick
Pollock, The Land Laws, Y éd. (1896; réimpression, Littleton, 1979),
pp. 70-71. Une loi antérieure de quelques années, Donis conditionalibus (13
Edward 1 c. 1 [1285]), avait imposé des restrictions sévères à l'aliénabilité des
biens-fonds détenus sous un régime de substitutions, requérant notamment
le consentement du tenancier grevé d'une substitution avant que son sei-
gneur supérieur dans la chaîne d'inféodations puisse transmettre le bien à un
autre.
14. Les immeubles urbains étaient en général soumis à un régime spécial
de tenures, dit « tenure des bourgs » «< burgage tenure », du mot anglo-saxon

778
NOTES PAGES 548-555

« burg », pour désigner, à cette époque, une ville franche): ces tenures
étaient souvent libres de toute charge féodale, à l'exception de la garde
(<< wardship »). De telles tenures pouvaient être librement aliénées et pou-
vaient faire l'objet d'un gage pour garantir un emprunt de capital.
15. Sous Lord Nottingham, qui fut Chancelier pendant une décennie,
jusqu'à sa mort en 1682, « à l'ancienne philosophie des uses, les droits réels
[protégés par la ChancellerieJ [... J se substitua une nouvelle philosophie des
trusts fondée sur une conception plus adéquate des nécessités de l'ordre
public et de la nature et de la finalité du droit ». Austin Wakemann Scott,
The Law of Trusts, 3e éd., t. 1 (Boston, 1967), p.22. C'est à cette même
époque que les juristes de la common /aw adaptèrent les deux catégories res-
tantes de ces droits réels - appelés, respectivement, « active use » et « use upon
use» - aux besoins de leurs clients propriétaires fonciers. Voir Percy Bord-
weil, «The Conversion of the Use to a Legal Interest », Iowa Law Review 21
(1935), pp. 1-46; et John L. Barton, « The Statute of Uses and the Trust of
Freehold », Law Quarterly Review 82 (1966), pp. 215-225.
16. Voir Harold Dexter Hazeltine, « The Gage of Land in Mediaeval
England », dans Select Essays in Anglo-American Legal History, t.3 (New
York, 1909), pp. 646, 647-650. On distinguait entre le « vif-gage », qui
imposait au créancier-gagiste d'imputer les revenus du bien-fonds au rem-
boursement de la dette principale, et le « mort-gage », qui n'imposait pas
une telle imputation au créancier-gagiste (et dont est dérivé le terme juri-
dique contemporain, en droit anglo-américain, de mortgage).
17. Voir Berman, Law and Revolution, pp. 245-250 et 348-354. À notre
époque, même les meilleurs historiens du droit des contrats en Europe n'ont
pas suffisamment mis en valeur l'importance cruciale de l'influence du droit
canonique dans la modernisation des systèmes contractuels, plus formalistes
en droit germanique et en droit romain. Le grand ouvrage de référence de
Reinhard Zimmermann, The Law of Obligations. Roman Foundations of the
Civilian Tradition (Oxford, 1996), ne traite qu'incidemment de l'influence
du droit canonique. James R. Gordley, The Philosophical Origins of Modern
Contract Doctrine (Oxford, 1991), mentionne brièvement les différences
entre les doctrines canoniques et romanistes du XIIIe au XVIe siècle, mais il
privilégie de loin les influences romanistes. Ainsi, lorsque Gordley interprète
l'attribution explicite par Baldus de Ubaldis de la notion de causa au droit
canonique comme une sorte de recyclage d'une doctrine de droit romain
(p. 56), il omet de mentionner que Balde était à la fois un légiste et un cano-
niste, et qu'il n'y a rien dans le droit romain de Justinien, mais par contre
beaucoup dans l'œuvre d'Huguccio et de Henricus de Segusio (Hostiensis),
permettant d'étayer un principe général de l'objet (en tant que causa) de la
convention comme critère de distinction entre des promesses obligatoires en
droit ou non. Hostiensis, Summa, livre 1er , De pactis, section 1, ouvrage
rédigé dans les années 1240, avait affirmé qu'« une convention [pactumJ est
le consentement de deux ou plusieurs personnes, exprimé par des paroles
avec l'intention [animoJ de les obliger à donner ou à faire quelque chose ...
l'une envers l'autre [... J. Et c'est pourquoi je dis "avec l'intention de les obli-
ger", car si j'avance quelque chose dans le but [causaJ d'expliquer mon en sei-

779
DROIT ET RÉVOLUTION

gnement ou de faire une plaisanterie, cela ne m'oblige pas ». Les canonistes


exprimaient souvent la doctrine d'une causa de manière négative: dans un
ouvrage plus tardif, un canoniste influent affirma que « les contrats doivent
être respectés [... ] pour autant qu'ils ne sont pas contraires au droit ou aux
bonnes mœurs [bonos mores] ni entachés de dol ». Voir Richard Helmholz,
Canon Law and the Law ofEngLand (Londres, 1987), p. 272.
18. Un bref traité (en latin) intitulé Lex Mercatoria, qui traite essentielle-
ment de questions procédurales, avait été rédigé en Angleterre vers 1280. Il
a été traduit en anglais par Paul R. Teetor, « England's Earliest Treatise on
the Law Merchant », American Journal of Legal History 6 (1962), pp. 178-
210. Le premier ouvrage anglais ayant traité du droit commercial substantiel
en général semble avoir été le livre de Gerard Malynes paru en 1622,
Consuetudo, vel Lex Mercatoria, or the Ancient Law Merchant. L'auteur y
explique ce qu'il entend par « law merchant» : «J'ai donné à ce livre le titre
emprunté à l'ancienne appellation de Lex Mercatoria [... ] parce qu'il s'agit
d'un droit coutumier approuvé par les autorités de tous les royaumes et
ordres politiques, et non le droit promulgué par le souverain dans un pays
particulier. » En 1473, Stillington, chancelier d'Édouard IV, affirma à l'occa-
sion de la décision dans Carriers Case (Y.B. Edward IV, 9, 64 Selden Society
30), que les causes impliquant des marchands étrangers « seront décidées
selon le droit naturel, que certains appellent le droit des marchands, et qui
est un droit universellement appliqué dans le monde ». Voir Mary Elizabeth
Basile et al. (dir.), Lex Mercatoria and Legal Pluralism. A Late- Thirteenth-
Century Treatise and Its Afterlife (Cambridge, Mass., 1998).
19. Selon John H. Baker, dans son article « The Law Merchant and the
Common Law befote 1700», Cambridge Law Journal 38 (1979), pp. 295-
322, avant 1700, l'expression « Law merchant» ne se référait pas à un
ensemble distinct de droit matériel. Voir également James Steven Rogers,
The Early History of the Law of Bills and Notes. A Study of the Origins of
Anglio-American Commercial Law (Cambridge, 1995), pp. 20-21. Cepen-
dant, Baker et Rogers se réfèrent au fait que les juridictions des foires et des
villes, qui appliquaient le droit commercial dans les litiges commerciaux,
appliquaient également la common Law anglaise, c'est-à-dire le droit en usage
dans les tribunaux du Banc du Roi, des Plaids communs et de l'Échiquier, à
l'occasion d'autres types de litiges, et que l'un et l'autre type de litiges fai-
saient parfois l'objet d'un recours devant l'un de ces tribunaux de common
law. En d'autres termes, une action pour dette (debt), ou fondée sur une
convention solennelle (covenant), ou une reddition de comptes (account)
pouvait être introduite devant une juridiction foraine ou urbaine et y était
jugée conformément aux règles de common Law ; mais une action fondée sur
une convention orale obligatoire ayant pour objet le payement d'un certain
prix en contrepartie de la livraison de certains biens, qui n'était pas recevable
devant les tribunaux de common Law, pouvait être jugée par une juridiction
foraine ou urbaine conformément à un ensemble distinct de règles juridiques
qui constituaient le droit commercial substantiel. Les juristes de la common
Law - ainsi que les historiens du droit anglais à notre époque - désignent
souvent cet ensemble de « droit urbain» (<< borough LaW»). Hale, en

780
NOTES PAGES 555-561

revanche, affirmait au XVIf siècle que « la common law comprend [... ]Ia Lex
mercatoria ». Matthew Hale, The History of the Common law of England,
édité par Charles M. Gray (Chicago, 1971), p. 18.
20. Voir Willard T. Barbour, « The History of Contract in Early English
Equity», dans Paul Vinogradoff (dir.), Oxford Studies in Social and Legal
History (Oxford, 1909), p. 4.
21. Voir A. W. B. Simpson, A History of the Law ofContract. The Rise of
the Action of Assumpsit (Oxford, 1975), pp. 297-302 (Stade's Case) et 316-
488 (sur la « contrepartie», « consideration», élément requis ad validitatem
dans la common law des contrats).
22. Voir Samuel ]. Stoljar, A History of Contract at Common law (Can-
berra, 1975), pp. 147-163; Charles W. Francis, « The Structure ofJudicial
Administration and the Development of Contracts in Seventeenth-Century
England», Columbia Law Review 83 (1983), pp. 35, 122-125; et
Holdsworth, History ofEnglish Law, 4:64, 72, 75.
23. Simpson, History of Contract, p. 446.
24. Aleyn 26, 82. Eng. Rep. 897 (1648) offre une relation plus complète
de cette décision que celle, pourtant plus souvent citée, dans Style 47, 82
Eng. Rep. 519 (1647). Voir David Ibbetson, « Absolute Liability in
Contract: The Antecedents of Pa radine v. Jayne», dans F. D. Rose (dir.),
Consensus ad Idem (Londres, 1996), p. 1.
25. Voir Simpson, History ofContract, pp. 31-33.
26. Plucknett, Concise History of the Common law, p. 652.
27. Voir P.S. Atiyah, The Rise and Fa" of Contract (Oxford, 1979), pas-
sim. Selon Atiyah, la distinction entre les contrats et la responsabilité civile
« ne s'est affirmée que lentement aux XVIIe et XVIIe siècles» (p. 144). Voir
Grant Gilmore, The Death of Contract (Columbus, 1974), p. 140, n.228
(<< Avant le XIX" siècle, la distinction entre les contrats et la responsabilité
civile n'avait jamais été clairement établie »). Morton Horwitz, dans The
Transformation of American Law, 1780-1860 (Cambridge, XIX77), p. 160,
affirme que « le droit moderne des contrats est fondamentalement un pro-
duit du XIX"siècle. [... ] Ce ne fut qu'au XIX"siècle que les juges et juristes
[... ] affirmèrent pour la première fois que la source de l'obligation des
contrats est la convergence des volontés des parties contractantes». Ces
conceptions erronées, largement répandues, s'expliquent pour plusieurs rai-
sons: en premier lieu, les auteurs concernés n'envisagent que la composante
common law du droit anglais, en excluant le droit anglais des marchands, le
droit maritime anglais de l'Amirauté, le droit canonique des juridictions
ecclésiastiques anglaises, les applications anglaises du droit international, et
même plusieurs branches de la common law elle-même, comme le droit des
ventes. En second lieu, l'interprétation de ces auteurs ne parvient pas à
reconnaître, au-delà des formules procédurales qui demeurèrent en vigueur
dans la common law jusqu'au XIX" siècle, les doctrines de droit substantiel
sous-jacentes aux formules des actions, et qui faisaient l'objet de discussions
lors du procès, après que la qualification formelle préalable (au stade des
pleadings) eut été établie. L'apparition de monographies consacrées au droit
des contrats à partir de la fin du XVIIIe siècle est sans doute révélatrice d'une

781
DROIT ET RÉVOLUTION

nouvelle approche systématique de la common law, et l'abolition des for-


mules procédurales des actions iforms ofaction) au début du XIX" siècle favo-
risa l'élaboration et la généralisation de cette nouvelle méthode. Il est
toutefois faux de prétendre (comme le fait Atiyah, par exemple, op. cit.,
p. 139), que la conception selon laquelle l'échange de promesses peut créer
des obligations contractuelles ne serait apparue qu'à la fin du xvnr<siècle :
cette conception remonte pour le moins aux canonistes du XIIIe siècle (une
conception partagée par les canonistes anglais), et bien avant sa réception par
les tribunaux de common law à la fin du XVIIe siècle, on la retrouve non seu-
lement dans la pratique des juridictions ecclésiastiques anglaises, mais égale-
ment dans d'autres juridictions anglaises: tribunaux urbains, des marchands,
de l'Amirauté et à la Cour de la Chancellerie.
28. Rogers, Early History of the Law of Bills and Notes, pp. 94 e.s., et pas-
sim.
29. Ibidem, p. 103.
30. Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit ofCapitalism, traduc-
tion (de l'allemand à l'anglais) Talcott Parsons (Londres, 1992), p. 104.
31. À propos de la loi ayant accordé la personnalité morale à la Compa-
gnie du Groenland, voir Samuel Williston, « History of the Law of Business
Corporations before 1800 », Harvard Law Review 2 (1888), p. Ill. Sur
l'histoire économique et juridique de la société par actions en Angleterre,
voir William Robert Scott, The Constitution and Finance of English, Scottish,
and Irish joint-Stock Companies to 1720, 3 tomes (1912, réimpression
Gloucester, Mass., 1968). Voir également Frank Evans, «The Evolution of
the English Joint-Stock Limited Trading Company», Columbia Law Review
8 (1908), pp. 339-361, 461-480. Malheureusement, ces ouvrages ne discu-
tent pas, mais tiennent pour évidentes les caractéristiques fortement commu-
nautaristes de cette forme juridique d'entreprise économique.
32.5 & 6 William & Mary c. 20 (1694).
33. Voir John Giuseppi, The Bank ofEngland: A History [rom Its Fountla-
tion in 1694 (Londres, 1966), pp. 9-14 (où l'auteur traite des origines de la
Banque et de la provenance sociale des premiers investisseurs et directeurs) ;
Rules, Orders, and By-Laws for the Good Government of the Corporation of the
Governor and Company of the Bank of England, réimpression dans Bank of
England: Selected Tracts, 1694-1804 (Farnborough, Royaume-Uni, 1968),
p. Il (à propos des réunions hebdomadaires du comité de direction) et p. 19
(à propos des réunions de l'assemblée générale des actionnaires deux fois par
an). Comme pour les sociétés par actions, il existe pour les opérations ban-
caires et le crédit une vaste littérature économique et juridique qui identifie
les origines des techniques modernes de ces institutions et opérations à la fin
du XVIIe siècle, mais sans souligner (parce que les auteurs l'admettent comme
une évidence) leur caractère fortement communautariste. Voir, par exemple,
Frank T. Melton, Sir Robert Clayton and the Origins of English Deposit Ban-
king, 1658-1685 (Cambridge, 1986); P. G. M. Dickson, The Financial
Revolution in England. A Study in the Development of Public Credit, 1688-
1756 (Londres, 1967) ; Rogers, Early History of the Law of Bills and Notes,
1995).

782
NOTES PAGES 561-568

34. Sur ces développements, voir Reid, « Seventeenth-Century Revolu-


tion », pp. 288-296, et les sources citées par l'auteur.
35. Darcy v. Allen, 72 Eng. Rep. 830 (1602), où il fut jugé que la conces-
sion royale d'un monopole de fabrication de cartes de jeux n'était pas
valable. La décision ne rapporte pas de motivation des juges. La relation de
Coke, présentée comme une motivation de la cour, a peut-être emprunté les
arguments des conseils. Voir Jacob Corré, « The Argument, Decision, and
Reports of Darcy v. Allen ", Emory Law Journal 45 (1996), pp. 1261-27.
36. Voir William L. Letwin, « The English Common law Concerning
Monopolies», University of Chicago Law Review 21 (1954), pp. 355-385 ;
Donald W. Wagner, « Coke and the Rise of Economic Liberalism », Econo-
mic History Review 6 (1935), pp. 30 e.s. ; Donald O. Wager, « The Common
law and Free Enterprise : An Early Case of Monopoly», Economic History
Review 7 (1936), pp. 217 e.s. ; Barbara Malament, « The 'Economic Libera-
lism' of Sir Edward Coke», Yale Law Journal 76 (1967), pp. 1321-1358.
37. Voir Robert Ashton, The English Civil War. Conservatism and Revolu-
tion, 1603-1649 (Londres, 1989), pp. 84-85, 92; George Unwin, The Gilds
and Companies of London (New York, 1964), pp. 336-339.
38. Pour des exemples de techniques comparables, auxquelles les souve-
rains d'autres territoires en Europe eurent recours aux XVIe et XVII' siècles
afin de percevoir des revenus, voir Carolyn Webber et Aaron Wildavsky, A
History of Taxation and Expenditure in the Western World (New York, 1986),
pp. 262-268 : on relève notamment la vente de monopoles portant sur des
activités comme l'exploitation minière de métaux précieux, la perception
d'impôts directs et indirects sur les biens-fonds et les produits, la confisca-
tion de biens, l'exploitation de colonies au profit de la Couronne, ou encore
la vénalité des offices.
39. Voir E. E. Rich et C. H. Wilson (dir.), The Cambridge Economic His-
tory of Europe, T. 5 (Cambridge, 1977), p. 352. En raison des influences
néerlandaises, ces innovations sont parfois appelées « finances hollandaises ».
Voir Scott B. MacDonald et Albert L. Gastmann, A History of Credit and
Power in the Western World (Nouvelle Brunswick, N.J., 2001), pp. 132-133.
En fait, les Anglais allèrent plus loin que les Hollandais dans l'application de
nouvelles techniques financières. Voir Jan de Vries et Ad van der Woude
(dir.), The First Modern Economy. Success, Failure, and Perseverance of the
Dutch Economy, 1500-1815 (Cambridge, 1997), pp. 131-132, 141-142,
152, 155.
40. Voir Edward Chancellor, The Devil Take the Hindmost. A History of
Financial Speculation (New York, 1999). Dès les années 1690, des investis-
seurs commencèrent à spéculer sur de gros bénéfices potentiels mais aléa-
toires. Ainsi, l'invention d'une cloche de plongée fit croire un moment que
les biens péris en mer pourraient être récupérés: plus d'une douzaine de
sociétés furent ainsi créées à cet effet, certaines promettant des retours sur
investissement de 100 % ou même plus. Ibidem, pp. 36-38. D'autres pra-
tiques, comme la vente à découvert ou la vente d'options, datent également
de cette époque. Ibidem, p. 39. La « bulle» des années 1690 finit pas éclater,
mais les tendances spéculatives connurent sans doute leur apogée lors du

783
DROIT ET RÉVOLUTION

fameux effondrement de la ~~ bulle des mers du Sud» (South Sea Bubble) en


1720, qui fut causé par l'émission exagérée d'actions de la South Sea
Company, une société créée dans le but d'exploiter les territoires récemment
découverts dans le Pacifique Sud. Les directeurs avaient détourné les fonds
provenant de nouvelles souscriptions afin de rembourser des engagements
antérieurs. Ibidem, pp. 66-80. À la suite de ce scandale, le Parlement interdit
plusieurs types d'opérations spéculatives, comme la vente à découvert ou cer-
taines opérations du marché à terme et des options. Ibidem, p. 88. Voir éga-
lement Peter M. Garber, Famous First Bubbles. The Fundamentals of Early
Manias (Cambridge, Mass., 2000), pp. 115-120.
41. Avant le marché boursier à la hausse des années 1690, le terme « bro-
ker» désignait un proxénète. Garber, Famous First Bubbles, p. 31.
42. Voir Chancellor, Devil Take the Hindmost, pp. 31-39.
43. Sous le règne d'Élisabeth l, une série de brevets fut concédée, en par-
tie pour attirer en Angleterre de nouvelles technologies qui étaient déjà dis-
ponibles ailleurs en Europe. Voir Christine MacLeod, Inventing the
Industrial Revolution. The English Patent System, 1660-1800 (Cambridge,
1988), pp. 11-13. Les cités-États italiennes, Venise en particulier, jouèrent
un rôle très important dans le développement du droit des brevets d'inven-
tion. Voir Pamela O. Long, Openness, Secrecy, Authorship. Technical Arts and
the Culture ofKnowledge from Antiquity to the Renaissance (Baltimore, 2001),
pp. 90-95.
44. Le texte de la loi est cité dans Adam Mossoff, « Rethinking the Deve-
lopment of Patents: An Intellectual History, 1550-1800 », Hasting Law
Journal 52 (2001), pp. 1255, 1272-1273.
45. Voir Christine MacLeod, « The 1690s Patent Boom: Invention or
Stock-Jobbing? », Economie History Review 39, 2e série (1986), pp. 549-571.
46. Voir Richard Rogers Bowker, Copyright. Its History and Its Law (Bos-
ton, 1912), pp. 25-31. Les gravures et images furent protégées par des lois
de 1734 et 1735. Il fallut toutefois attendre le xrxe siècle pour que les repré-
sentations théâtrales et les modèles de procédés de fabrication fussent proté-
gés, et ce n'est qu'à cette époque que l'Angleterre commença à s'engager à
respecter les conventions internationales sur la protection des droits d'auteur
étrangers.
47. Voir Peter L. Bernstein, Against the Gods. The Remarkable Story ofRisk
(New York, 1996), pp. 90 e.s.
48. Ibidem. Voir également Ralph Straub, Lloyd's. The Gentlemen at the
Coffee-House (New York, 1938).
49. Voir Ian Hacking, The Emergence of Probability. A Philosophical Study
of Early Ideas about Probability, Induction, and Statistical Inference (Cam-
bridge, 1975), pp. 102-110.

784
NOTES PAGES 568-576

CHAPITRE XII
La transformation du droit social anglais

1. La deuxième loi de Suprématie du souverain sur l'Église (Act of Supre-


macy), promulguée à l'occasion de l'accession au trône d'Élisabeth l en 1559,
déclarait que la reine et ses successeurs étaient « le seul gouverneur suprême
de ce royaume [... ] dans les matières ou causes aussi bien spirituelles ou
ecclésiastiques que temporelles ». 1 Élisabeth l c. 1 (1559).
2. Le premier livre de prières anglais, rédigé principalement par l'arche-
vêque Thomas Cranmer et adopté par Édouard VI en 1549, était encore
davantage influencé par la théologie protestante, rejetant notamment la doc-
trine catholique de la transsubstantiation. Voir Samuel Leuenberger, Archbis-
hop Cranmer's Immortal Bequest. The Book of Common Prayer of the Church
ofEngland. An Evangelical Liturgy (Grand Rapids, Michigan, 1990). Peu de
changements furent apportés à la troisième version du Book of Common
Prayer (adopté par la reine Élisabeth en 1559), à la quatrième version (adop-
tée par Jacques 1Cf en 1604), ou à la cinquième et dernière version (adoptée
par Charles II en 1662). En dépit des concessions à la théologie calviniste,
les presbytériens et les membres d'autres Églises non conformistes s'opposè-
rent aux éléments romains qui persistèrent à travers les versions successives,
ainsi qu'aux rites liturgiques de l'Église anglicane. Voir William Sydnor, The
Real Prayer Book: 1549 to the Present (Wilton, Connecticut, 1979), p. 10.
3. La première traduction de la Bible en anglais ha rédigée par John
Wyclif au XIV" siècle et était basée sur la Vulgate en latin. Ensuite, une loi
ecclésiastique de 1407 déclara que toute traduction d'un texte biblique en
anglais constituait un acte hérétique. En 1526, William Tyndale assura une
traduction de la version grecque du Nouveau Testament, et en 1530, il
publia une traduction de larges extraits de la version en hébreu de l'Ancien
Testament. À la fin du XVIe siècle, d'autres traductions en anglais étaient dis-
ponibles. Jacques 1Cf nomma en 1604 une commission d'érudits chargés de
rédiger une traduction autorisée, qui fut publiée en 1611 : cette « Bible du
roi Jacques » (<< King James Bible ») demeure la version officielle qui doit être
utilisée dans les églises anglicanes. Voir Brooke Foss Westcott, A General
Vïew of the History of the English Bible, 3< éd. revue (New York, 1916).
4. Calvin rejoignait en principe Zwingli en estimant que tour ce qui tou-
chait à la sensualité - comme la musique, les vêtements, les gestes rituels et
les images - devait être éliminé des services religieux. Par la suite, il s'avisa
toutefois que les chants collectifs de l'assemblée des fidèles présentaient des
avantages, aussi longtemps que les chants se limitaient aux psaumes. La pre-
mière version métrique en anglais des psaumes fut publiée en 1562. Voir
Richard Arnold, English Hymns ofthe Eighteenth Century (New York, 1991),
pp. 4-7. Madeleine Marshall et Janet Todd, dans English Congregational
Hymns in the Eighteenth Century (Lexington, Kentucky, 1982), p. 12, notent
que « les psalmodies métriques furent le don de Calvin à l'Angleterre ». Les
laies finirent pas se lasser du «caractère prétendument ennuyeux» des
psaumes, et en 1735 John Wesley publia une collection d'hymnes qui,

785
DROIT ET RÉVOLUTION

comme ceux d'Isaac Watts et d'autres, « atteignirent une mesure de popula-


rité insoupçonnée ", même si leur exécution, à l'occasion de ce qui était en
théorie des services de l'Église anglicane, demeura illégale jusqu'en 1859, en
vertu de la législation parlementaire sur la liturgie. Voir Arnold, English
Hymns, pp. 7-17.
5. Bien que de tels sermons fussent la spécialité des puritains au sein de
l'Église anglicane, quelques non-puritains influents s'y essayèrent également.
Par exemple, Hugh Latimer, archevêque de Cantorbéry au XVIe siècle, déve-
loppa un sryle de prêche qui « exaltait [... ] un renouveau de sentiments » et
exprimait « la promesse d'une justification par la foi ». Voir Charles Mon-
tgomery Gray, Hugh Latimer and the Sixteenth Century. An Essay in Interpre-
tation (Cambridge, Mass., 1950), p. 20.
6. Voir chapitre 7 (<< Le compromis religieux »).
7. En 1714, une disposition légale transféra, de la Couronne au Premier
ministre, la compétence de pourvoir aux sièges épiscopaux vacants. Voir
Bernard Palmer, High and Mitred: A Study of Prime Ministers as Bishop-
Makers, 1837-1977 (Londres, 1992), pp. 1-8; voir Norman Doe, The Legal
Framework of the Church of England. A Critical Study in a Comparative
Context (Oxford, 1996), pp. 163-165.
8. La Glorieuse Révolution fut nécessaire pour réaliser ces objectifs puri-
tains.
9. Christopher Lasch, « The Suppression of Clandestine Marriage in
England: The Marriage Act of 1753 », Salmagundi 26 (1974), pp. 90-91.
10. Selon John Witte, «à partir de 1600, des douzaines d'auteurs angli-
cans et anglo-puritains présentèrent ce "modèle communautaire" du mariage
[fondé sur l'idée que] "ceux qui SOnt de bons membres de leur famille seront
vraisemblablement de bons membres de l'Église et de la société" ». Voir John
Witte, Jr., « The Goods and Goals of Marriage », Notre Dame Law Review
76 (2001), 1059, citant William Gouge, Of Domesticall Duties: Eight Trea-
tises (Londres, 1622), p. 17. Voir aussi idem, From Sacrement to Contract.
Marriage, Religion, and Law in the Western Tradition (Louisville, Kentucky,
1997), p. 173.
11. Voir Richard H. Helmholz, Roman Canon Law in Reformation
England (Cambridge, 1990), pp. 69-70; et Martin Ingram, Church Courts,
Sex, and Marriage in England, 1570-1640 (Cambridge, 1987), pp. 125-218.
12. Voir 16 George II c.33 (( Loi pour une meilleure prévention des
mariages clandestins »). Cette loi imposait aux futurs conjoints d'obtenir une
autorisation du pasteur ou ministre de leur Église, après la publication des
bans dans leur lieu de résidence habituelle. Cependant, la loi prévoyait éga-
lement que l'archevêque de Cantorbéry ou ses représentants compétents
pouvaient accorder la dispense de cette obligation dans des cas appropriés.
La loi subordonnait aussi le mariage au consentement des parents lorsque les
futurs conjoints avaient moins de vingt et un ans. Voir aussi Stephen Parker,
InformaI Marriage, Cohabitation, and the Law, 1750-1989 (New York,
1990), pp. 29-47; et James A. Brundage, Law, Sex, and Christian Society in
Medieval Europe (Chicago, 1987), pp. 563-564.

786
NOTES PAGES 576-590

13. Sur les conditions permettant l'obtention du divorce par une loi du
Parlement, voir Holdsworth, History of English Law, Il : 622-623.
14. Voir 6, 7 William IV c.85 (1836). Voir Holdsworth, History of
English Law, 15: 208-209.
15. Voir Holdsworth, History ofEnglish Law, 1 : 619-620.
16. Helmholz, Roman Canon Law, pp. 109-114.
17. Voir Holdsworth, History of English Law, 6: 404, Il : 539.
18. Voir 6, 7 William III and Mary II c. Il (1694). Afin d'en assurer
l'observation, il était prévu que les dispositions de cette loi seraient lues
quatre fois par an dans les églises. Voir Holdsworth, History of English Law,
6: 404.
19. Voir 9 William III c. 35 (1697/1698).
20. Voir 12 George II c. 28.
21. Voir 13 George II c. 19. Cf 18 George II c. 34 (1746) (fixant le poids
et d'autres critères auxquels les participants aux courses de chevaux devaient
se soumettre).
22. Voir 10 George II c.28 (1737) (sur la réglementation des théâtres).
Voir Holdsworth, History ofEnglish Law, Il : 547-549 (avec une analyse des
dispositions de la loi) ; voir Dudley W. R. Bahlman, The Moral Revolution of
1688 (New Haven, 1957), pp. 1-30.
23. Bahlman, Moral Revolution, p. 31. Notre exposé est notamment basé
sur les pages 37-38,40-41,48-55,58-59.
24. Bahlman (ibidem, p. 66) conclut que le déclin était simplement impu-
table à l'abandon de « l'enthousiasme et de l'espoir ».
25. Voir Leon Radzinowicz, A History of English Criminal Law, t. 3, The
Reform of the Police (Londres, 1956), pp. 144-156.
26. Voir John H. Langbein, « Shaping the Eighteenth-Century Criminal
Trial: A View from the Ryder Source », University of Chicago Law Review
50 (1983), pp. 55-67. La loi de 1829 sur la police londonienne (Metropoli-
tan Police Act) promue par Sir Robert Peel créa le premier corps public de
police (les policiers étant appelés communément « bobbies », après leur fon-
dateur). Un directeur des poursuites pénales (( Director of Public Prosecu-
tiom, DPP ») fut institué « pour un ressort limité de délits commis en série »
(ibidem, p. 56).
27. Sous le règne élisabéthain, le nombre de fondations de grammar scho-
ols augmenta de 51 à 280 ou plus, et avait atteint les 400 en 1700. Voir
James Bowen, A History of Western Education, t. 3 (New York, 1981),
pp. 129-130.
28. Voir S. J. Curtis, History of Education in Great Britain, 6e édition
(Londres, 1965), p.98. Voir aussi Helen M. Jewell, Education in Early
Modern England (New York, 1988), pp. 25-37.
29. Voir Lawrence Stone, « The Educational Revolution in England,
1560-1640 », Past and Present 28 (1965), pp. 41,77-78.
30. Voir Samuel Hartlib, Comideratiom Tending to the Happy Accomplish-
ment of England's Reformation (1627), et John Drury, The Reformed School
(1649). Ces deux ouvrages ont été repris dans Charles Webster (dir.),
Samuel Hartlib and the Advancement of Learning (Cambridge, 1970). Voir

787
DROIT ET RÉVOLUTION

aussi John Milton, Tractate of Education, dans Oliver Morey Ainsworth


(dir.) , Milton on Education (New Haven, 1928), pp. 51-64. Parmi les
auteurs continentaux dans la tradition de la Réforme qui exercèrent une
influence sur le système éducatif anglais au XVIIe siècle, on compte Jean
Comenius et Hermann Francke. Sur Comenius, voir David Cressy, Educa-
tion in Tudor and Stuart England (Londres, 1975), pp. 101-102; sur
Francke, Voir Mary G. Jones, The Charity School Movement. A Study of
Eighteenth-Century Puritanism in Action (Cambridge, 1938), pp. 37-38. Voir
également Irene Parker, Dissenting Academies in England. Their Rise and Pro-
gress and Their Place among the Educational Systems of the Country (Cam-
bridge, 1914), pp. 1-44.
31. Dury, The Reformed School, dans Webster, Samuel Hartlib, p. 148.
32. Ibidem, p. 149.
33. Uniformity Act 1662n 1665 Act, Parker 46.
34. Les cinq membres désignés dans la charte de l'association pour la pro-
motion des connaissances chrétiennes (Society for Promotion of Christian
Knowledge) étaient des membres importants de l'Église d'Angleterre, qui
était à cette époque plus ouverte à l'égard des courants non conformistes
qu'avant la Révolution.
35. Voir Jones, Charity School Movement, pp. 364-371, qui dresse une
liste de plus de mille charity schools en Angleterre repris dans l'Account of
Charity Schools pour l'année 1724. Selon Jones (p. 19) : «[Aussi bien les
écoles créées par une fondation que celles créées par une souscription]
étaient des charity schools, toutes deux visaient à relever la moralité des
pauvres par l'instruction, toutes deux fondaient leur enseignement sur des
connaissances religieuses, toutes deux, si elles en avaient les moyens, offraient
la gratuité de l'enseignement, les vêtements de leurs écoliers, et une rémuné-
ration aux apprentis. Aussi bien la Society for Promotion of Christian Knowle-
dge en Angleterre et au Pays de Galle que les Incorporated Societies, les
associations correspondantes en Écosse et en Irlande, qui constituaient les
organismes assurant la coordination des efforts philanthropiques individuels
dans le courant des charity schools, utilisaient l'expression "charity schoot'. »
36. Voir Craig Rose, « The Origins and Ideals of the Society for Promotion
of Christian Knowledge, 1699-1716 », dans John Walsh, Colin Haydon et
Sephen Taylor (dir.), The Church of England, c. 1689-c. 1833 (Cambridge,
1993), p. 172. Les membres n'étaient admis que sur recommandation, mais
ils ne payaient pas de souscription annuelle et n'avaient qu'un statut d'obser-
vateurs aux assemblées.
37. Voir Jones, Charity School Movement, p. 19.
38. Voir W. O. B. Allen et Edmund McClure, Two Hundred Years: The
History of the Society for Promoting Christian Knowledge, 1698-1898 (New
York, 1970), pp. 22-23.
39. Ce n'est qu'en 1714 qu'une loi du Parlement dispensa entièrement les
écoles élémentaires de la loi imposant l'anglicanisme (Uniformity Act). Voir
Parker, Dissenting Academies, pp. 48-50.
40. Voir Jones, Charity School Movement, pp. 43-49.

788
NOTES PAGES 590-599

41. Voir W. K. Lowther Clarke, A History of the Society for Promoting


Christian Knowledge (Londres, 1959), pp. 43-44.
42. Voir Jones, Charity School Movement, p. 73.
43. Clarke, History of the Society for Promoting Christian Knowledge, p. 27.
44. Voir Jones, Charity School Movement, p. 74.
45. Ibidem, pp. 106-109.
46. Sur le rôle des charity schools dans l'éducation des filles, voir Jewell,
Education in Early Modern England, pp. 89-91.
47. Norman Sykes, Church and State in England in the Eighteenth Century
(New York, 1975), p. 379.
48. Voir Sidney Webb et Beatrice Webb, English Local Government:
English Poor Law History, première partie, The Dtd Poor Law (Londres,
1927), p. 397. La première loi du Parlement à traiter spécifiquement des
pauvres fut celle de 1531 « concernant la répression des mendiants et des
vagabonds », dont le préambule évoquait « l'oisiveté, mère et racine de tous
les vices ». Voir 22 Henry VIII c. 12. La loi n'autorisait que les personnes
âgées indigentes et les infirmes à mendier, uniquement dans des lieux où la
mendicité était permise.
49. Voir ci-dessus, le chapitre 6 sur l'Allemagne au XVIe siècle.
50. Voir 27 Henry VIII c. 25 (1536) (instituant la fonction paroissiale de
contrôleur des pauvres) ; 5 & 6 Edward VI c. 12 (1552) (imposant la nomi-
nation de receveurs des aumônes et des taxes dans chaque paroisse) ; 14 Eli-
zabeth 1 c. 5 (1572) (imposant aux receveurs des taxes et aux contrôleurs des
pauvres de procéder à des « examens et fouilles » mensuelles des pauvres) ; 39
Elizabeth 1 c. 30 (1598) (prévoyant que dans chaque paroisse, les mar-
guilliers et quatre contrôleurs veilleront à ce que les pauvres soient mis au
travail et que les enfants des pauvres suivent un apprentissage) ; et 43 Eliza-
beth 1 c. 2 (1602) (limitant à deux le nombre de contrôleurs dans les petites
paroisses, mais maintenant pour le reste les conditions prescrites dans 39 Eli-
zabeth 1 c. 30). Voir Katherine L. French, Gary C. Gibbs et Beat A. Kümin
(dir.), The Parish in English Lift, 1400-1600 (Manchester, 1997), pp. 74, 77
et n. 15.
51. Selon les Webb, on comptait à la fin du XVIIe siècle environ 3000
juges de paix et environ 9000 paroisses. La majorité des paroisses avait une
population de quelques centaines d'habitants ou moins.
52. Voir 28 Henry VIII c. 6. Les méthodes de sélection, et les organismes
auxquels les officiers de police, les contrôleurs et les enquêteurs devaient faire
rapport, étaient dans une large mesure déterminés par la coutume locale, qui
pouvait fortement varier d'un endroit à l'autre. Voir Webb et Webb, English
Local Government, pp. 298-299.
53. Ibidem, p. 398.
54. Ibidem, p. 399. Sur les juges de paix, voir John P. Dawson, A History
of Lay Judges (Cambridge, Mass., 1960), pp. 136-145.
55. Voir Sidney Webb et Beatrice Webb, English Prisom under Local
Government (Londres, 1922), pp. 12-13, et Bronislaw Geremek, Poverty: A
History, trad. Agnieszka Kolakowska (Oxford, 1997), pp. 217-219.

789
DROIT ET RÉVOLUTION

56. Sur le fonctionnement des « bridewells », voir Webb et Webb, English


Prisons, pp. 12-17.
57. Voir en général W. K. Jordan, Philanthropy in England, 1480-1660. A
Study of the Changing Pattern of English Social Aspirations (Londres, 1959) ;
et W. K. Jordan, The Charities of London, 1480-1660. The Aspirations and
Achievements of the Urban Society (New York, 1960).
58. Le premier Act of Settlement fut promulgué en 1662. Voir 13 & 14
Charles Il c. 12. D'autres Settlement Acts au XVIIe siècle comprennent: 3
William & Mary c. Il (1692) ; et 8 & 9 William III c. 30 (1697). La régle-
mentation juridique de cette matière fit l'objet d'une révision majeure par
une loi de 1723: 9 George l c. 7. Selon un principe de base des différents
Settlement Acts, toute personne qui tentait de quitter sa paroisse locale afin
de rechercher un emploi ailleurs devait être reconduite dans sa paroisse d'ori-
gine.
59. Cette critique fut avancée par Sir Dudley North, l'un des principaux
représentants de ce que l'on appellera plus tard la doctrine économique du
« laissez-faire ». Voir Richard Grassby, The English Gentleman in Trade. The
Lift and Works of Sir Dudley North (Oxford, 1994), pp. 247-250. North
« encouragea énergiquement la mobilité internationale des travailleurs» et
« blâma les Settlement Acts d'avoir engendré des différences artificielles des
coûts de production d'une région à l'autre, et d'avoir fait obstacle à une éga-
lisation des taux de salaire en imposant des restrictions à la migration et à la
mobilité des travailleurs dans le royaume ». Ibidem, p. 247.
60. Sur l'échec des « bridewells », voir Joanna Innes, « Prisons for the
Poor: English Bridewells, 1555-1800 », dans Francis Snyder et Douglas
Hay (dir.), Labour, Law, and Crime,' An Historical Perspective (Londres,
1987), pp. 42-122.
61. Voir Valerie Pearl, « Puritans and Poor Relief: The London
Workhouse, 1649-1660 », dans Donald Pennington et Keith Thomas (dir.),
Puritans and Revolutionaries. Essays in Seventeenth-Century History Presented
to Christopher Hill (Oxford, 1978), pp. 206, 219.
62. Conformément à l'ordonnance de 1647 créant la London Corporation
of the Poor, une association habilitée à organiser des ateliers publics et
des maisons de correction, cette association devait être administrée par un
président, un vice-président, un trésorier et quatre assistants élus annuelle-
ment par le « conseil commun ». Voir Pearl, « Puritans and Poor Relief »,
pp. 222-223.
63. Le Settlement Act de 1662 reprenait des dispositions de la loi de 1649
et permettait la fondation d'ateliers publics à Londres, Westminster, au
Middlesex et au Surrey. La loi de 1662 autorisait également le rétablissement
de la Corporation of the Poor. Celle-ci ne fut toutefois rétablie qu'en 1698 : à
ce moment, elle « évoquait l'association d'origine, fonctionnant comme un
orphelinat où l'accent était mis sur une éducation et une formation limi-
tées ». Ibidem, p. 224. Voir 13 & 14 Charles II c. 12 (Act ofSettlement).
64. Voir 9 George l c. 7.
65. Voir Paul Slack, The English Poor Law, 1531-1782 (Cambridge,
1995), p. 34.

790
NOTES PAGES 600-605

66. A Discourse Touching Provision for the Poor [I659), written by Sir Mat-
thew Hale, late Lord Chief Justice of the Kings Bench, London: printed by
H. Hills, for the John Leigh at Stationers Hall (Londres, 1683), p. 25. Voir
chapitre 3 : « Les moyens proposés: 1. Que lors des sessions trimestrielles du
comté, les juges de paix organisent et divisent les paroisses de leurs comtés
respectifs en districts, chaque district pouvant accueillir un atelier public
pour l'usage commun du district concerné [... ), notamment une, deux,
trois, quatre, cinq ou six paroisses pour un atelier public, selon l'importance
et les ressources des différentes paroisses s» (p. 27). « 3. Qu'annuellement,
un maître d'atelier soit choisi par lesdits juges de paix pour chaque atelier
public, qui sera dûment rémunéré sur le capital [de l'atelier] ou ses revenus,
pour une durée de trois ans» (p. 30).
67. Voir Josiah Child, A New Discourse ofTrade (Londres, 1670). Child
était un marchand qui avait fait fortune comme fournisseur de provisions à
la Marine de guerre sous le Commonwealth. Plus tard, il publia des pam-
phlets sur des questions commerciales et il fut gouverneur de la Compagnie
anglaise des Indes orientales, fonction qu'il exerça pendant quelque temps
pratiquement comme seul dirigeant. Il est généralement considéré comme
l'un des premiers économistes anglais.
68. Child, A New Discourse of Trade, cité dans Webb et Webb, English
Local Government, p. 103.
69. Ibidem. L'impulsion des réformes provenait en grande partie des
auteurs de pamphlets, qui opposaient les conditions en Angleterre au fonc-
tionnement de l'assistance aux pauvres en Hollande et en Allemagne.
Richard Haines, un promoteur de réformes, écrivait en 1678: « En Hol-
lande [... ] chaque ville a son atelier public où un individu peut être détenu
indéfiniment si son cas l'exige. » Cité ibidem, p. 106.
70. Voir Tomothy Hall Breen, « The Non-Existent Controversy : Puritan
and Anglican Attitudes on Work and Health », Church History 35 (1966),
273-284.
71. Voir Slack, English Poor Law, p.42, résumant David Owen, English
Philanthropy, 1660-1960 (Cambridge, 1964).
72. Voir Slack, English Poor Law, p.43 (citant Owen, English Philanth-
ropy).
73. Ibidem, p. 44.
74. Voir Matthew Hale, « A Discourse Touching on Provision for the
Poor », dans The Works Moral and Religious of Sir Matthew Hale, t. 1
(Londres, 1805), pp. 515, 516.
75. Voir Christopher Hill, Puritanism and Revolution: Studies in the
Interpretation of the English Revolution ofthe Seventeenth Century (New York,
1964), p. 225.
76. Voir Geremek, Poverty: A History, p. 220.
77. En s'opposant à un projet de loi visant à créer de nouveaux ateliers
publics, Daniel Defoe écrivait: « Il me semble donc, sous réserve, que la
création d'ateliers publics dans chaque ville, le transfert des ateliers de leur
établissement existant aux paroisses et associations particulières, et la parcel-
lisation du commerce à chaque pas de porte, s'avéreront ruineux pour ces

791
DROIT ET RÉVOLUTION

ateliers eux-mêmes, dépouilleront des milliers de familles de leur emploi, et


priveront les familles prudentes et travailleuses de leur pain quotidien pour
nourrir les vagabonds, voleurs et mendiants, que l'on devrait plutôt forcer
par les méthodes légales à chercher le travail qui leur est ouvertement offert.
Cette loi, au lieu de favoriser l'établissement et l'assistance des pauvres, ne
fera qu'augmenter leur nombre, et affamer la plupart d'entre eux. » Voir
Daniel Defoe, Giving Alms no Charity (1704; réimpression Yorkshire,
1972), p. 23.
78. Hale, Diseourse, 1:7.
79. E.A. Gellner, « French Eighteenth-Century Materialism », dans D.
J. O'Connor (dir.), A Critieal History of Western Philosophy (New York,
1986), p. 278.
80. Voir C. John Sommerville, The Seeularization of Early Modern
England. From Religious Culture to Religious Faith (Oxford, 1992), pp. 149,
163, 186. Le protestantisme, poursuit l'auteur, conduit au non-confor-
misme, qui conduit au relativisme, qui conduit au déisme, et conduit à
l'athéisme (pp. 160-162).

Conclusion

1. Aux États-Unis, Charles Homer Haskins fut le premier à soutenir que


la modernité a débuté au XIIe siècle. Avec son disciple Joseph Strayer, il
« orienta les recherches des [dits] médiévistes aux États-Unis entre les années
1920 et les années 1980 ». Paul Friedman et Gabrielle M. Spiegel, « Medie-
valisms Old and New. The Rediscovery of Alterity in North American
Medieval Studies », Ameriean Historieal Review 103 (juin 1988), p. 682.
Index

Il convient de lire « 615 n31 »: page 615, note 31.

Accurse, 188, 206 Augustin, Saint, 90, 150, 30 1,


Adams, Henry, 725 302, 304, 632n28, 657n50,
Adams, John, 50 706n1, 2
Agricola, Rudolphe, 202, Azon 212, 683n68, 692n21,
675n31, 678n43 699n10
Alciat, André, 192, 194-196,
198,200,224,229,648n2, Bacon, Francis, 391, 392, 424,
671n6, 673n26, 27, 28, 29, 438, 439, 440, 728n21,
674n31, 675n34 733n51,740n93
Bahlman, Dudley, 584, 585,
Althusius, Johannes, 199,221,
770n55, 771n63, 787n22,
222, 668n146, 682n60, 23, 24
684n70, 686n82 Baier, Christian, 255
Anselm, Saint, 198, 389 Bailyn, Bernard, 630n 16
Apel, Johann 199,204-214, Baker, John H., 718n26,
217,220,221,223,227, 722n42, 724n61, 742n8, 9,
289-292, 648n2, 649n3, 743n17, 744n19, 747n35,
650n8, 674n31, 675n33, 763n9, 775n1, 780n19
679n46, 47, 48, 49, Baldus, 264, 685n75, 76,
680n50, 681n55, 56, 58, 706n6,779n17
684n70, 71, 687n88, Bartole, 160, 172, 188,237,
703n45, 46, 47 264,671n12,685n76
Aquin, Saint Thomas d', 120, Baxter, Richard, 413, 579,
137, 146, 164, 169, 179, 734n60, 771n59,
384,385,400,416,652n16, Beattie, J. M., 751n53, 56, 60,
657n51, 665n121, 666n123, 759n97, 761n4, 771n65
668n147, 148,700n1~ Becker, Carl, 630n16
727n7 Bellomo, Manlio, 631 n26
Aristote, 139, 146,16, 18202, Bentham, Jeremy, 462, 745n22,
427,439, 629n12, 652n15, 755n81,761n3
664nl16, 669n149, 727n7, Blackstone, William, 448, 449,
758n90 468, 483, 489, 490, 491,
DROIT ET RÉVOLUTION

492, 496, 497, 741n1, 643n49, 643n53, 658n62,


742n4, 6, 746n32, 748n36, 701n20, 701n23, 785n4
752n63, 753n66, 754n77, Chardin, Teilhard de, 23
755n78, 79, 80, 81, 82, 85, Charlemagne, 77
761n3, 767n34, 775n1 Charles 1er, Roi d'Angleterre, 30,
Blake, Amiral Robert, 343, 346,356,358-360,363,365,
717n16,718n21 366, 369, 373, 394, 521,
Blickle, Peter, 112, 645n70, 72 545, 547, 718n21, 721n38,
Blumenberg, Hans, 328, 722n42,47
713n81,714n90 Charles II, Roi d'Angleterre,
Boccaccio, Giovanni, 187 343,344,366,369,370,
Bodin, Jean, 41, 94, 227, 228, 371-373,379,380,412,579,
389, 390-393, 396, 398, 717n17, 723n60, 724n63,
629n11,640n32,671n9, 733n54, 756n81, 767n37,
728n16, 17, 19,20,22,23 785n2, 790n58, 63
Bonaparte, Napoléon, 46 Charles Quint, Empereur, 84,
Bora, Catherine von, 99, 98,104,105,107,118, 170,
713n72 242, 254,256, 643n58
Boyle, Robert, 441-443, 454, Chaucer, Goeffrey, 405, 732
495, 503, 572, 734n60, Child, Josiah, 602, 791n67
740n93, 759n100 Chillington, William, 769n52
Bracton, 36, 384, 406, 422, Churchill, Winston, 360,
450,466, 629n7, 725n1, 721n40
726n6, 731n35, 741n1 Cicéron, 138, 142, 162,241,
Braudel, Fernand, 280, 702n27 258,317,425
Bridgman, Sir Orlando, 550 Coing, Helmut, 649n3,
Bucer, Martin, 101, 162, 671n14, 672n15, 672n17,
640n29, 656n49, 658n63, 678n43, 687n89, 698n5,
679n45, 718n24 702n42, 703n43, 704n50
Budé, Guillaume, 192-195,200, Coke, Sir Edward, 358, 359,
224, 228, 672n19, 673n20, 394-408,410,414,415,417-
674n31 420,422-425,428-430,434,
Bugenhagen, Johann, 101,305, 435,443,478,479,486,
316,317,325,326,328, 513, 538, 547, 566, 720n36,
675n33, 707n12, 708n35, 729n27-42, 733n51, 738n78,
39, 711n61, 712n71, 72, 738n83, 746n31, 752n63,
713n73, 74 756n82, 766n26, 772n73,
Burke, Edmund, 23, 49-51, 74, 777n7, 783n35, 36
552, 624, 630n18, 732n46 Constantin, Empereur, 78,
Burckhardt, Jacob, 633n31 672n14
Burnet, Gilbert, 733n52, Copernic, 438
734n60, 736n67, 759n100 Cranmer, Archevêque Thomas,
Butler, George E., 667n143 349-351, 718n24, 785n2
Cromwell, Oliver, 343-345,
Calisse, Carlo, 692n23, 693n29 363-369,371,412,422,585,
Calvin, Jean, 10,41, 102, 117, 717n16, 722n46, 49, 50,
391,528, 616, 636n1, 723n54, 56, 758n97, 762n4

794
INDEX

Cromwell, Richard, 344 Fortescue, Sir John, 384, 385,


Cromwell, Thomas, 353, 366 408, 726n 1-4
Cujas, 228, 671n9, 672n15, Fox, Georges, 368
675n34, 687n89 Fraher, Richard, 689n7, 8, 11,
690n12, 13, 692n21
Damaska, Mirjan, 689n8 François 1er , Roi de France, 41,
Davis, Natalie Zemon, 71On60 194
Descartes, René, 392, 438, 439, Franklin, Benjamin, 50, 67,
441, 493, 740n90, 92 630n19, 729n23
Dickens, A. G., 350, 644n63, Franklin, Julian, 393, 629nll,
719n28 640n32, 671n9, 728n16, 19,
Diderot, 44 22
Dilthey, Wilhelm, 146, 653n29, Fraser, Antonia, 369, 722n50,
655n40,42 723n56
Doneau, Hugues, 228, 289, Frédéric III le Sage, 99, 103
668n84, 703n47 Fuller, Lon L., 663n110,
Duaren, 228 731n37, 745n23, 24
Dumoulin, Charles, 228, 671n9
Durkheim, Émile, 421, 637n75 Galilée, 438-441, 739n88,
Dury, John, 590, 788n31 740n92
Gandinus, Albert, 264, 692n21
Edward 1er , Roi d'Angleterre, Gellner, Ernest, 792n79
368, 422, 723n52, 738n77 Geremek, Bronislaw, 605,
Edward VI, Roi d'Angleterre, 710n59, 789n55, 791n76
118, 348, 350, 351, 576,
Gerson, Jean, 385
599, 785n2
Gierke, Otto von, 668n146,
Élisabeth 1ère , Reine d'Angle-
684n70, 686n82, 83
rerr~ 118,338, 348,35~
351,354-356,359,379,394, Gilbert, Sir Jeffrey, 483-485,
395, 576, 715n6, 719n31, 741nl, 754n67-70
720n34, 36, 730n35, Gilbert, Neal W., 677n40-41
784n43, 785n1, 2, 787n27 Gilchrist, John T., 699n13
Elton, G. R., 348, 349, 718n18, Gilmore, Myron, 37, 88, 629n9,
23, 25, 27, 29, 31 639n22, 671n12
Engels, Friedrich, 267, 697n73 Glanville, 384, 422
Erasme, 87, 102, 172, 192, 193, Gorbatchev, Mikhail, 57
195,200,317,643n52, Gordley, James R., 648n2,
670n5, 672n18, 711n60 663nl06, 668n148, 149,
779n17
Feenstra, Robert, 703n47 Gratien, Moine, 34, 81, 164
Ferdinand II, Empereur, 121, Graunt, John, 573
134, 644n58 Gray, Charles, 412, 413,
Filmer, Robert, 392, 399 704n51, 730n32, 33, 38, 39,
Fisher, Evêque John, 349 733n51, 52, 55, 734n61,
Fletcher, George, 496, 758n93, 735n66, 737n76, 739n87,
94 781n19, 789n5

795
DROIT ET RÉVOLUTION

Grégoire VII, Pape, 12, 33, 34, Henri VIII, Roi d'Angleterre,
89, 100, 101, 302, 346, 619, 41, 118, 348-350, 352, 359,
706n4 366, 510, 571, 580, 599,
Guillaume Le Conquérant, 718n24, 789n48, 50, 52
776n3 Hobbes, Thomas, 137, 390-
Guillaume d'Orange, 392,399,415,424-426,428-
Guillaume III, Roi d'Angle- 433, 438, 441-443, 736n68,
terre, 118, 345, 373-380, 738n80-94, 760n105
567, 573, 585, 587, 590, Holdsworth, W.S, 374, 515,
716n10, 724n63, 64 733n51-54, 736n67,738n81,
Guillaume IV, Prince de Hesse, 729n85, 744n20, 21,
281 747n35, 761n1, 765n16,
766n28, 30, 767n34-38,
Hale, Matthew, 51, 406, 410- 768n45, 781n22, 787n13-22
415,418-437,441-443,449, Holmes, George, 633n31
452-454, 483, 489-492, 496, HoIt, Lord, 465, 466, 539,
526, 602, 606, 607, 746n31, 772n77
666n126,732-743,752-763, Hooker, Richard, 385-388, 409,
770n53, 780n19, 791n66, 727n6-14
74, 78 Hotman, François, 228, 648nl,
Halley George, 774n91 671n9, 736n66
Harrington, James, 399 Hume, David, 454, 743n15
Hart, H. L. A., 663nll0, Hus, Jan, 87, 89, 256, 638n18,
742n3,755n81 648n78
Hardib, Samuel, 601, 777n7, Hutten, Ulrich von, 102, 206,
788n30, 31 643n51
Hattenhauer, Hans, 649n4, Hyde, Edward, 717n16, 17
678n43
Hawkins, William, 485, 488, Irnerius, 160, 188, 657n52
489, 537, 539, 741nl,
741n56, 753n66, 754n73, James l, Roi d'Angleterre,
772n71 720n34, 727n15, 729n24, 26
Hawles, John, 474, 749n45, 46 Jefferson, Thomas, 49, 50,
Hay, Douglas, 523-525, 631n19
751n56, 759n97, 763n5, Jérôme, saint, 90
768n48, 773n84, 790n60 Jésus, 119,301,313,325,
Heckscher, Eli, 298 709n47
Helmholz, Richard H., 699n15, Jhering, Rudolf von, 161
708n39, 729n30, 763n9, Jean, Prince électeur de la Basse-
780n17, 786n11, 787n16 Saxe, 103
Henti II, Roi d'Angleterre, 105, Jonas, Justus, 312, 708n35
422, 455, 725n1, 738n77 Jones, Mary G., 593, 788n30,
Henri III, Roi d'Angleterre, 422 35,37,40,42,44
Henri IV, Roi d'Angleterre, 117, Justinien, empereur, 3, 35, 82,
338 160, 184-187, 190, 191, 195,
Henri VII, Roi d'Angleterre, 205,220,223,236,237,
350, 352 264,270,272,276,288,

796
INDEX

289,422,466,486,491, Laud, Archevêque William, 359,


492,617, 670n2, 674n31, 361, 366, 547, 738n78
681n55, 683n68, 70,688n5, Leeuwen, Henry von, 769n52
692n21, 699n10, 732n46, Lilburne, John, 358
738n77, 745n25, 748n36, Lincoln, Abraham, 333
757n83, 85, 779n17 Lindberg, Carter, 308, 707n19,
Jütte, Robert, 688n2, 710n59, 712n63-69
711n60, 61, 712n67, 714n84 Lipen, Martin, 686n87, 704n49
Littleton, Thomas, 414, 486
Kahn-Freund, Otto, 498, 499, Llewellyn, Karl, 58
758n96 Lloyd, Edward, 572
Kant, Emmanuel, 167, 629n13, Lobban, Michael, 731n37,
663n110 737n77, 755n80, 82
Karlstadt, Andreas, 323, Locke, John, 137, 386, 387,
642n49, 643n49, 712n65 399,440,484,494,495,
Kelley, Donald R., 187, 188, 631n20, 715n5, 754n68,
648n2, 671n7-1O, 672n15, 758n86, 88, 760n100, 105
673n26, 687n89, 736n70 Lopez, Richard, 700n 16,
Kennedy, Duncan, 756n81 702n28
King, Peter, 529, 530, 768n50, Luther, Martin, 10, 29, 37, 38,
771n61 68,76, 77, 86-134, 138-158,
Kisch, Guido, 654n36, 660n84- 164-177, 199-207,212,254-
90, 664n1l3, 665nl19, 267,278-281,297,303-334,
673n22, 674n31, 35 349,350,528,619,632n28,
Kling, Melchior, 649n3, 4, 638n16, 17, 19, 639n21-
650n9, 675n33, 682n60 661n96, 668n148, 672n14,
Knox, John, 360 675n33, 34, 678n43,
Konrad, Evêque of Wüzburg, 684n71, 695n56, 57,
204 704n52, 706n7, 707n12, 21,
Kuhn, Thomas, 741n95 23,24, 708n27, 28, 35-37,
Kuske, Bruno, 705n55 709n47,709n50,710n59-60,
Krause, Otto, 660n93, 662nlOO 712n63, 65, 712n72, 718n24

Lagus, Konrad, 138, 161, 199, Machiavel, Nicolas, 93, 94, 416
211-223, 227, 289, 290, Macke, Peter, 172, 660n93, 95,
648n2, 674n31,33 683n62- 96, 98, 662n102, 663n108,
72, 685n72-88 665n120, 122, 666n126,
Langbein, John, 254, 262, 265, 667n130, 133, 134, 138
525, 688nl-9, 691n16, MacLean, Ian, 648n1, 677n41
692n19, 20, 693n33, Madison, James, 50, 51
694n46, 47, 695n55, 57, Mansfield, Lord, 422, 436, 454,
697n72, 748n40, 44,49, 50, 46, 540, 737n77, 739n87,
751n56, 58,61,62, 753n66, 744n20, 748n36, 37, 761n3,
759n97, 761n2, 764n13, 767n36, 775n1
766n32, 768n50-52, 787n26 Marx, Karl, 16, 113, 620, 621,
Lash, Christopher, 580, 786n9 697n73, 700n19

797
DROIT ET RÉVOLUTION

Mary II, Reine d'Angleterre, Napoléon, voir Bonaparte,


118, 584, 590, 724n67-70, Napoléon
751n55, 787n18 Naylor, James, 368
Maurach, Reinhart, 244, Nelson, Benjamin, 701n20,
692n25 704n52, 760n104
Maximilien 1, Empereur, 83, 84, Newton, Isaac, 438, 440, 454,
186,241 493, 495, 572, 734n60,
Mazarin, Cardinal, 342 759n100
McGovern, John F., 699n13 Noonan, John T., 699n10, 15,
Mead, William, 472, 749n41 16,701n23
Melanchthon, Philipp, 38, 39, North, Douglas c., 633n32
101,104, 138, 140, 146-178,
199,201-207,212-217,227, Ockham, Guillaume d', 416,
228, 256, 257, 260, 261, 652n16, 757n84
263, 290, 305, 314, 316, Oldendorp, Johann, 39, 138,
328,388, 640n29, 649n3,4, 140,161-178,199,221,292,
653n27-100, 663n111-114, 436, 648n2-4, 660n93-138,
668n48, 670n5, 674n31, 669n149, 675n33, 681n58,
675n35-53,683n63,684n71, 685n77, 687n88, 704n48
687n88, 695n57, 701n22, Ong, Walter J., 677n41
707n12, 708n35, 757n85 Ostrom, Vincent, 631 n21
Merriman, Roger, 716n10-16 Ovide, 317
Merton, Robert K., 502, Ozment, Steven, 109, 110, 115,
740n95, 760n101, 104 125, 635n35, 38, 40,
Michelet, Jules, 633n31 643n50, 645n68, 645n76,
Milosz, Czeslaw, 60, 631n25 657n52, 667n141
Milsom, S. F. c., 633n30,
755n78, 761n1, 775n1 Paine, Thomas, 49,50, 631n19
Milton, John, 44,51,406,577, Paul, Saint, 97, 145, 159,203,
629n15, 732n44, 788n30 301, 304, 629n26, 639n26,
Moccia, Luigi, 687n87 656n45, 49, 676n45
Monner, Basilius, 161, 650n9, Penn, William, 472, 749n41
675n33 Pétrarque, Francesco, 187,
Moore, R. 1., 628n4 670n5
More, Sir Thomas, 349, 547, Philippe de Hesse, dit Philippe
777n5 le Magnanime, 101, 103,
Mortari, Vincenzo Piano, 163, 281, 642n48
673n26, 29, 678n43 Platon, 139, 142, 162, 185,427
Mudge, Révérend Zachariah, Plucknett, T. F. T., 466, 500,
542 726n5, 731n39, 747n33,
Mullejans, Hans, 681n57 759n98, 763n7, 775n1,
Müntzer, Thomas, 112, 113, 781n26
124, 643n49
Muther, Theodor, 650n7, 8, Rachum, Han, 627n4
674n30, 675n35, 36, Radzinowicz, Leon, 761n3,
679n46, 50, 683n62, 767n34, 39, 768n42, 48,
684n71, 685n76, 703n46 787n25

798
INDEX

Raleigh, Sir Walter, 478, 479, Skinner, Quentin, 671n7,


777n7 725n1
Ramus, Peter, 203, 677n41 Slack, Paul, 604, 790n65,
Reid, Charles]., Jr., 632n28, 791n71, 72
680n54, 704n51, 707n11, Sommerville, C. John, 609, 610,
757n84, 759n97, 760n105, 625, 713n80, 792n80
769n50, 776n2, 3, 6, 7, Sommerville, J. P., 733n48, 49
783n34 St. German, Christopher, 384,
Repgau, Eike von, 36, 79,219 385,408,726n5
Rezneck, Samuel, 750n53, Stein, Peter, 672n 15, 686n86,
751n55,61
704n47, 757n83
Rogers, James Steven, 561, 562,
635n39, 780n19 Stephen, James Fitzjames, 476,
Rosenstock-Huessy, Eugen, 13, 750n48, 50, 51, 57, 755n78,
61, 331, 627n4, 630n16, 759n97, 761n, 786n12
632n27, 636n2, 637n13, Stern, Laura Ikins, 690n12
642n47, 707n24, 708n32, Stillingfleet, Evêque Edward,
714n88, 718n20, 723n55 584, 758n93
Rousseau, Jean-Jacques, 44 Stintzing, Roderich, 161, 206,
255,261, 650n7, 8, 661n94,
Sanderson, Evêque Robert, 530, 95,97, 671n9, Il, 673n20,
532, 771n62 22, 674n30, 32, 34, 35,
Savigny, Karl Friedrich von, 676n40, 679n46, 49, 50, 55,
245,421,462,624,693n28, 681n58, 683n52, 684n69,
736n75, 745n24 686n80-83, 691n18, 20,
Schmelzeisen, Gustav Klemens, 695n56, 59, 696n64, 703n46
698n6, 707nl0 Stone, Lawrence, 589, 629n12,
Schneidewin, Johannes, 161, 718n18, 787n29
650n9, 675n33 Story, Justice Joseph, 39,
Schürpf, Jerome, 141, 161, 630n17,664n115
650n7, 675n35 Stubbs, Evêque William, 725n1
Schwarzenberg, Johann von,
241-245,251-265,613, Tacite, 407
691n17, 18, 695n49-67
Taylor, Evêque Jeremy, 528,
Scocpol, Theda, 628n4
771n58, 788n36
Selden, John, 406-410, 418,
422,423,434,434,443, Theuerkauf, Gerhard, 217, 218,
729n31,729n43-79, 738n78, 679n46, 681n55, 683n62,
79, 752n63 63, 67, 684n69, 70, 74,
Shapiro, Barbara, 735n66, 685n78
740n93, 758n87-90, Tierney, Brian, 647n84,
760n102, 769n52 680n54, 710n57, 757n87
Shils, Edward, 32, 627n3 Tilly, Charles, 628n4
Sickingen, Franz von, 102 Tocqueville, Alexis de, 10, 333,
Sidley, Sir Charles, 519, 767n37 626
Sigismond, Empereur, 87, Trevor-Roper, 337, 338, 714n2,
638n18 717n14

799
DROIT ET RÉVOLUTION

Troeltsch, Ernst, 138, 327, 661n95, 665n122, 670n4,


650n5, 654n33, 661n94, 674n31, 679n46, 680n50,
713n79 51, 681n58, 59, 696n68
Troje, Hans, 671n14, 672n15, Wied, Cardinal Hermann von,
673n28, 674n30, 31, 162
679n47, 683n62, 63 Wilberforce, William, 587
T rusen, Winfried, 670n3 Williams, George, 631n19,
Tuck, Richard, 732n46, 733n49 646n78
Wilson, James, 50
Ulrich, Prince de Württemberg, Witte, John, 314, 318, 319,
281 652n20, 657n50, 659n78,
707n9, 709n42-50, 749n40,
Valla, Lorenzo, 187-189, 192, 757n84, 773n86, 786n10
193, 195, 196,207,224, Wolf, Erik, 253, 256, 257, 259,
671n7-9, 12 262, 660n93, 661n98,
Van Caenegem, R. c., 726n1, 665nl19, 665n122, 673n22,
758n95 24,25, 691n13, 17, 692n21,
Van Leeuwen, Henry G., 693n27, 695n53, 60,
769n52 696n61, 63, 66, 67
Vaughn, chef de la Justice, 616 Wolf, Ernst, 678n42, 713n74
Viehweg, Theodor, 671n11 Wolsey, Cardinal Thomas, 353,
Vigelius, Nicolas, 161, 199, 547
221-223,227, 261, 649n3,4, Wolter, Udo, 683n61, 685n76,
682n60, 686n80, 81, 88 689n6
Virgile, 142,317 Wood, Gordon, 630n16
Vitoria, Francisco de, 120,
647n84, 649n2 Wood, Thomas, 756n82,
Vives, Juan Luis, 711n60 771n58
Voltaire, 44 Wright, WilliamJ., 701n22,
702n26, 29, 30, 705n54,
705n55, 56, 709n53
Watson, Alan, 755n78, 756n82,
757n85 Wyclif, Jean, 86, 89, 256,
Webb, Beatrice et Sydney, 596, 638n17, 18, 685n3
599, 789n48, 789n51, 52,
55, 56, 791n68 Ximenes de Cisneros, cardinal
Weber, Max, 10, 16, 65-71, Francisco, 120, 646n83
327,421,430, 502, 563,
565, 573, 609, 620-622, Zasius, Uldaricus, 192-200,
634n34, 36, 700n20, 224,229,273, 673n20,22,
713n78, 79, 713n75, 23,28, 674n31, 675n32, 34
739n85, 774n87, 782n30 Zimmerman, Reinhard,
Webster, James, 775n91 632n26, 659n74, 745n25,
Wesenbeck, Mattheus, 274, 275 779n17
Wesley, John, 587, 785n4 Zobel, Christopher, 704n49
Wieacker, Franz, 207, 211, 264, Zwingli, Huldrych, 102, 112,
639n21, 649n3, 650n8, 785n4
Table

Note marginale. L'étranger proche par Pierre Legendre ........ 9


Remerciements ....................... ...................... ........... ..... ........ 17

Préface.................................................................................. 21

Introduction ......................................................................... 29
L'origine de la tradition juridique occidentale:
la Révolution pontificale......................................................... 34
La première Révolution protestante:
l'Allemagne luthérienne ..... ....................... .............................. 36
La seconde Révolution protestante: l'Angleterre calviniste.............. 40
La Révolution française: le rationalisme déiste............................. 44
La Révolution américaine, tributaire aussi bien des conceptiom
« anglaises» que des conceptions « françaises» .......................... 48
La Révolution russe: le socialisme d'État athée ............................. 53
Une historiographie millénaire ............ ...................... .................. 60
Les premiers systèmes de croyances protestants
et l'II essor» de l'Occident........................................................ 64

Première partie
La Révolution allemande
et la transformation du droit allemand
au XVIe siècle

CHAPITRE PREMIER. La réforme de l'Église


et de l'État 1517-1555...................................................... 75
L'Allemagne: l'Empire (Reich) et les territoires (Lander).............. 77
Les agents porteurs de changements.............................................. 84

801
DROIT ET RÉVOLUTION

Luther et le pape: la réforme de l'Église........................................ 88


La propagation du mouvement de la Réforme ...................... ......... 101
Luther et les princes: la Réforme de l'État .......... .......................... 103
Le rôle des villes.......................................................................... 108
La guerre des Paysans: « la Révolution de l'homme
du commun »......................................................................... 111
Les répercussions de la Révolution allemande en Europe................ 116
La réforme du droit .................................................................... 123
Quelques questions qui ne seront pas abordées............................... 133
CHAPITRE II. La philosophie luthérienne du droit .................. 137
La philosophie du droit de Luther................................................ 141
Les usages du droit...................................................................... 144
La philosophie du droit de Philippe Melanchthon .................... ..... 146
La philosophie du droit de Johann Oldendorp .... .............. ............ 161
CHAPITRE III. La transformation de la science
juridique allemande .......................................................... 183
La science juridique humaniste et la critique sceptique
du droit................................................................................. 187
La science juridique humaniste et la critique
fondée sur les principes............................................................ 190
L 'humanisme juridique et la phase systématique
de la science du droit: l'Usus modern us protestantorum ........ 197
La méthode topique de Melanchthon ........................................... 201
Johann Apel............................................................................... 204
Konrad Lagus............................................................................. 211
Les développements ultérieurs de la systématisation du droit........... 220
Les corollaires politiques et philosophiques
de la nouvelle science du droit................................................. 224
CHAPITRE IV. La Révolution allemande
et la réforme du droit pénal............................. .................. 231
Schwarzenberg, l'ordonnance de Bamberg et la Carolina .............. 241
Les rapports entre la réforme du droit pénal
et la Révolution allemande...................................................... 254
CHAPITRE V. La transformation du droit civil
et économique allemand ................................................... 269
Les contrats................................................................................ 269
Les biens .................................................................................... 285
Les associations commerciales....................................................... 298
CHAPITRE VI. La transformation du droit social allemand...... 301
La spiritualisation du droit séculier........ ........................ .............. 306

802
TABLE

La discipline morale.................................................................... 318


L'interaction du droit séculier et du droit spirituel............ ......... ... 326

Deuxième partie
La Révolution anglaise
et la transformation du droit anglais
au XVIIe siècle

CHAPITRE VII. La Révolution anglaise 1640-1689.................. 337


La crise européenne du XVII siècle................................................. 337
La périodisation de la Révolution anglaise
et son caractère révolutionnaire. ...................... ... ............. ......... 343
La première Réforme en Angleterre, toile de fond
de la Révolution anglaise...................................... ... ........... ..... 348
Le système de gouvernement des Tudors........................................ 352
Tensions et signes précurseurs de changements ............................... 356
Le Long Parlement, la guerre civile et le Commonwealth............. 360
Oliver Cromwell et son héritage................................................... 366
La Restauration.......................................... ................................ 369
La Glorieuse Révolution.................................................... .......... 373
CHAPITRE VIII. La transformation de la philosophie
du droit en Angleterre.......... ........ .................. ................... 383
La théorie du droit de la monarchie absolue:
Jacques 1" et Bodin................................................................. 389
Sir Edward Coke, chefde file
de l'opposition loyale à Sa Majesté .............. ..................... ........ 395
La philosophie du droit de John Selden ......... ............................... 406
La vie et l'œuvre de Sir Matthew Hale......................................... 410
La philosophie du droit de Hale.............. .............. ............. .......... 415
La dimension historique du droit naturel et du droit positif....... 419
Le développement historique d'un système juridique.................. 421
La common law comme raison artificielle ............................... 424
La nature de la souveraineté............................................... 429
La philosophie historique du droit
et la pensée religieuse en Angleterre au XVII siècle...................... 434
La philosophie anglaise du droit
et la pensée scientifique au xvII siècle ....................................... 437
CHAPITRE IX. La transformation
de la science juridique anglaise.......................................... 445
L'émergence de la doctrine moderne du précédent judiciaire .......... 450

803
DROIT ET RÉVOLUTION

La transformation des catégories procédurales................................ 455


L'usage des fictions juridiques
dans la reconnaissance de droits réels........................................ 458
L'extension des catégories procédurales
aux principaux types d'obligations civiles........ .......................... 463
La transformation de la procédure civile
et de la procédure pénale ......................................................... 470
L'apparition des traités juridiques scientifiques ............................. 485
La méthode empirique de la nouvelle science du droit.... .......... ...... 492
La nouvelle science juridique anglaise
et la Révolution anglaise ......................................................... 498
CHAPITRE X. La transformation du droit pénal anglais ........... 505
La coexistence et la concurrence
de différents systèmes de droit pénal.. ................. ............ ........... 507
Le triomphe des tribunaux de cornrnon law sur leurs rivaux ......... 517
Les effets du triomphe de la noblesse foncière
et des grands négociants............................ ............................... 520
Les effets du triomphe de la théologie morale calviniste .......... ........ 523
Les effets de la théologie morale calviniste
sur le droit pénal substantie!.................................................... 534
CHAPITRE XI. La transformation du droit privé
et économique anglais....................................................... 543
Les droits réels ............................................................................ 544
Les contrats................................................................................ 555
Sociétés ......... ....... ......... ....... ....... ................. .............. ................ 563
Les réformes du droit économique ................................................ 565
CHAPITRE XII. La transformation du droit social anglais......... 575
Liturgie................................................ ...................................... 578
Les infractions à la morale....................... ............. .............. ......... 581
L'instruction élémentaire: les Charity Schools............................. 588
L'assistance aux pauvres ........................... ............. ...................... 596

Conclusion ........................................................................... 611

Notes.................................................................................... 627
Index.................................................................................... 793
LES QUARANTES PILIERS

Série Matériaux
Hadrien France-Lanord,
Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d'un dialogue, 2004.
Ernst H. Kantorowicz,
Mourir pour la patrie et autres textes, 2004.
Ernst H. Kantorowicz,
Laudes Regiae. Une étude des acclamations liturgiques
et du culte du souverain au Moyen Âge, 2004.
Ashis Nandy
L'Ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, 2007.
Clemens Pornschlegel,
Penser l'Allemagne. Littérature et politique aux xl){ et JOr! siècles, 2009.
Émile Poulat
Scruter la loi de 1905. La République française et la Religion,
avec le concours de Maurice Gelbard, 2010

Série SummuLe
Le Façonnage juridique du marché des religions aux États- Unis,
sous la direction de Laurent Mayali,
avec les contributions de Laurent Mayali,
John C. Yoo, Jesse H. Choper et John P. Dwyer, 2002.
Lyne Bansat-Boudon,
Pourquoi le théâtre? La réponse indienne, 2004.
Pierre Legendre,
Ce que l'Occident ne voit pas de l'Occident. Confirences au Japon, 2004.
Jean-Robert Armogathe,
L'Antécrhist à l'âge classique. Exégèse et politique, 2005.
Michel Stolleis,
L 'Œil de la Loi. Histoire d'une métaphore, 2006.
Pierre Legendre
La Balafre. À la jeunesse désireuse ...
Discours à de jeunes étudiants sur la science et l'ignorance, 2007.
Gabriel Le Bras
La Police religieuse dans l'ancienne France, 2010.
Photocomposition Nord Campo
Villeneuve-d'Ascq

Pour l'éditeur, le principe est d'utiliser des papiers composés de fibres natu-
relles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issus de forêts qui
adoptent un système d'aménagement durable.
En outre, l'éditeur attend de ses fournisseurs de papier qu'ils s'inscrivent dans
une démarche de certification environnementale reconnue.
Cet ouvrage a été imprimé
par CP! Firmin-Didot
Mesnil-sur-l'Estrée
pour le compte des Editions Fayard
en octobre 2011

Dépôt légal: octobre 2011


N° d'édition: 35-10-3804-8/01- N° d'impression: 106394
Imprimé en France

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