Vous êtes sur la page 1sur 10

LE « DOPAGE COGNITIF » : SIGNIFICATION ET ENJEUX

En 2010, la planète comptait environ cinquante-cinq millions de consommateurs réguliers


d’antidépresseurs, parmi lesquels un quart de la population française. Aux seuls Etats-Unis, ce
ne sont pas moins de quatre millions d’enfants ainsi que vingt pour cent des universitaires qui
ont quotidiennement recours à la Ritalin ou à l’Adderall, médicaments indiqués pour le
traitement des troubles de l’attention et de l’hyperactivité. La consommation de psychotropes
à des fins de performance se répand jusque dans les hautes sphères puisqu’une étude publiée
en 2008 dans la revue Nature révélait qu’un scientifique sur cinq s’aidait déjà de « coups de
pouce » cognitifs1. Brouillant les frontières entre drogues illicites et médecine de confort, ces
lifestyle drugs ont largement colonisé le paysage des pays développés.

Dans le jargon scientifique, on a coutume de désigner le recours aux pratiques biomédicales à


des fins d’amélioration cérébrale par le terme de « neuroamélioration ». Plus récemment, c’est
une autre formule qui a émergé dans la littérature consacrée pour traduire ce même
phénomène : l’expression de « dopage cognitif » (brain doping). Fondée sur une comparaison
d’avec le dopage sportif, frappé d’opprobre, celle-ci semble témoigner d’un malaise social
vis-à-vis des procédés d’amélioration, malaise qu’il convient de sonder. Jetant la lumière sur
le caractère ambivalent d’une société qui incrimine des pratiques auxquelles par ailleurs elle
se livre assidument, la question du dopage ouvre sur des questionnements philosophiques
fondamentaux.

1 – Circonscription du phénomène

1.1. Une pratique ancestrale

Bien que contemporaine, l’expression « dopage cognitif » désigne un phénomène qui, lui,
n’a pas d’âge. Existant à l'état naturel dans diverses plantes, champignons et autres venins, les
substances psychotropes2 ont été exploitées par la plupart des civilisations humaines à des fins
spirituelles, divinatoires ou médicinales. Les botanistes ne s’accordent cependant pas de
manière précise sur la date du premier usage de plantes psychotropes – vraisemblablement
quelques milliers d’années avant notre ère. Par contre, leur représentation dans l’art pictural,
les sculptures et les premiers écrits témoigne de leur importance idéologique et du rôle
essentiel que ces substances jouaient eut égard aux pratiques religieuses.

Il faudra attendre les progrès techniques et scientifiques du 19e siècle pour extraire le principe
actif des plantes et obtenir un produit fini. Plus effectif que la plante originelle et bénéficiant
d’une meilleure conservation, le « médicament » ne tardera pas à excéder son usage
traditionnel et médical pour être consommé dans un but hédoniste, généralement dans les
milieux artistiques ou scientifiques. Malgré la prohibition, les techniques d’administration et
de purification ne cesseront d’évoluer et, avec elles, la toxicité des substances. Au 20e siècle,
enfin, on parvient à synthétiser ces dernières sans qu’il ne soit plus nécessaire d’extraire le
principe actif de la plante, ouvrant la voie à de nouvelles molécules.

                                                                                                               
1
B. Maher, « Poll Results : look who’s doping », Nature, n°452, p.674-675 (2008).
2
« Psychotrope », alliant psukhê et tropos, signifie littéralement « qui agit, donne une direction à l’esprit ou au
comportement ».

  1  
À l’heure actuelle, les progrès se poursuivent dans le domaine de la pharmacologie et les
récentes avancées en génétique et en neurosciences viennent gonfler le champ des possibles
avec des technologies telles que la stimulation cérébrale profonde, la transplantation de
prothèses neurales ou la sélection embryonnaire. Bien qu’elles soient encore trop invasives
pour bénéficier à des individus en santé, ces technologies sont prometteuses et incarnent
l’avenir de la neuroamélioration. Intéressant à la fois nos facultés cognitives et affectives,
peut-être aurait-il d’ailleurs été plus juste de parler de dopage « psychique ».

1.2. La stigmatisation du dopage

Le terme « dopage », parce qu’il est associé à des pratiques sportives que l’opinion
publique juge scandaleuses, est doté d’une connotation péjorative. On retrouve la double
réduction du dopage à une fraude morale commise dans le cadre d’un sport dans cette
définition de l’éthicien Dietmar Mieth, le qualifiant d’« amélioration, non autorisée
légalement ou moralement, de performances sportives dont les conséquences peuvent être
néfastes pour la santé, l’éthique sportive et le statut social et culturel du sport. »3. Le dopage
des cadres étant actuellement plus répandu que celui des coureurs du Tour de France, une telle
définition n’est représentative que de la partie la plus visible d’un phénomène qui traverse la
société entière. Ainsi, nous lui préférons celle de l’historien et sociologique Jacques Defrance,
élargissant le dopage à toute « action de stimulation des capacités de performance d’un
individu au moyen d’un procédé physique.4 ». Cette acceptation très générale possède en effet
le mérite d’être relativement neutre et de ne pas moraliser d’emblée le phénomène.

Concernant les pratiques dopantes elles-mêmes, elles sont ternies par l’absence de frontière
entre ce qui relève de l’alimentation, de la médecine et de la toxicomanie5. La Ritalin, pour ne
citer qu’elle, appartient à la famille des phényléthylamines dont la molécule est présente dans
le LSD et certaines morphines. Il n’est donc guère étonnant qu’elle soit surnommée « kiddy
coke », c’est-à-dire, littéralement, « cocaïne infantile ». Phénomène hétérogène, le dopage
recouvre un vaste éventail de pratiques, de finalités et de fréquences, allant du joint sur lequel
on tire occasionnellement à la prise quotidienne de Xanax. Ainsi, le fait de mentionner le
dopage comme on évoque par ailleurs la drogue, c’est déjà céder à la caricature et à la
tentation moralisatrice. Dans l’espoir d’éluder ce parti pris, certains ont différencié « dopage »
et « attitude dopante », le premier qualifiant la consommation de produits jugés illicites, la
seconde le vaste spectre de la consommation de substances à des fins de performance. Cette
distinction peu rigoureuse – une pratique dopante étant, à strictement parler, une pratique
relevant du dopage – nous doit en effet pas nous soustraire à la nécessité de déterminer si la
connotation négative qu’on prête au dopage est justifiée et/ou justifiable.

2. Enjeux

2.1. L’individu biomédicalement assisté

2.1.1. Dopage et santé

La quasi-totalité des « drogues » actuellement sur le marché étaient, à l’origine, des


« médicaments ». Il fût un temps en effet où héroïne, cocaïne et morphine côtoyaient marie-
                                                                                                               
3
G. Hottois, J.-N. Missa (dir.), Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique. Médecine-Environnement-Biotechnologie,
Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p.293.
4
D. Lecourt. (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 2004, p.350.
5
Le verbe « doper » provient de l’anglo-américain « to dope » qui signifie « droguer ».    

  2  
jeanne et haschisch sur les étagères des meilleures officines. Ce n’est d’ailleurs que dans les
années 1980 que le terme « drogue » s’est vu chargé d’une connotation négative éloignée de
sens originel, cette évolution linguistique témoignant d’une rupture culturelle majeure quant
au rapport de l’homme avec les psychotropes ; avec, d’une part, les psychotropes illégaux ou
« drogues » et, d’autres part, les psychotropes à usage médical ou « médicaments »,
alimentant deux marchés qui, malgré leur mode de fonctionnement propre et leurs acteurs
spécifiques, demeuraient interconnectés. Cette évolution témoigne in media res de
l’impossibilité de définir de manière objective ce qu’est la « santé » et, donc, d’évaluer la
mesure dans laquelle le dopage y contrevient.

La question de la santé n’en demeure pas moins sensible dans la mesure où le dopage
concerne essentiellement des personnes qui ne sont pas en situation de maladie ; or c’est
généralement cette dernière qui justifie la prise de risques en médecine. Ainsi, les risques de
la dépendance psychique et/ou physique ainsi que d’éventuels effets secondaires semblent un
prix parfois élevé pour améliorer des facultés somme toute fonctionnelles. À cela s’ajoute une
tendance accrue à l’automédication, de nombreux individus préférant se fournir sur
directement sur Internet, se soustrayant ainsi tant aux directives de santé publique qu’aux
mises en garde du médecin traitant.

Enfin, à l’heure où l’on envisage l’apparition sur le marché de neurotraitements plus invasifs,
il y a lieu de s’interroger sur l’hybridation de l’homme avec la technique et sur les
conséquences de telles perspectives sur la définition de l’humain. Plus généralement, c’est la
différence, s’il en est une, entre les procédés d’amélioration cognitive qu’il faut penser. En
effet, qu’est-ce qui distingue l’éducation, les arts martiaux ou encore les alicaments de
moyens moins conventionnels comme la thérapie génique ou les implants cérébraux ? Si l’on
admet que ces moyens ne sont pas identiques, en fonction de quels types de critères les
hiérarchiser ? Et si la notion de risque est relative à l’appréciation singulière de chacun, qui
est-ce qui va décider ? Plus fondamentalement, toutes nos réticences se dissiperaient-elles en
présence d’un procédé d’amélioration cognitive reconnu sans risque ? Au nom de quel motif
interdirait-on le dopage s’il n’était plus néfaste pour la santé ?

2.1.2. Érosion de l’identité personnelle

Modifiant le fonctionnement spontané du cerveau, organe de l’individualité, les


pratiques d’amélioration cognitive présentent le risque de modifier le self au point que
l’individu ne soit plus « lui-même » lorsqu’il agit sous l’influence de médicaments. N’étant
plus l’agent de ses propres accomplissements, c’est son caractère qui s’érode. En effet, l’état
de passivité auquel condamne le neurotraitement interdit de qualifier le soldat qui est sans
peur de « courageux » ou l’élève qui connaît par cœur sa matière de « consciencieux ». A
fortiori, n’étant plus véritablement « authentiques », nos jugements moraux pourraient n’être
plus reconnus comme « nôtres » par notre entourage, soulevant d’importantes questions
relatives à la responsabilité et au libre-arbitre. Trahissant l’idéal occidental de la création de
soi, cette conception selon laquelle nous devons être les auteurs de nous-même tend à occulter
le caractère désirable du résultat qui ne s’embarrasse guère de la nature des moyens mis en
œuvre pour l’obtenir, pourvu que ceux-ci soient sans danger. Ainsi, apprendre les langues
étrangères ou affiner son raisonnement logique sont des buts désirables en soi qui, lorsqu’ils
sont facilités par les biotechnologies, permettent même de compenser l’arbitraire de la loterie
naturelle.

  3  
Outre le risque d’une « dénaturation » de l’individu, une banalisation des neuromédicaments
risquerait d’induire une « normalité médicamentée », provoquant à son tour une réduction de
la diversité ainsi qu’un ostracisme à l’égard des personnes jugées « déviantes » voire
simplement « moins performantes ». Dans cette perspective, les médicaments deviendraient
des instruments de mise en conformité et le médecin, appelé à résoudre les problèmes
quotidiens des hommes, l’arbitre de la norme sociale – avec le déplacement de responsabilité
qu’une telle situation implique. Vraisemblablement alimenté par des firmes pharmaceutiques
désireuses d’écouler leurs produits, le phénomène de médicalisation des sentiments voit ainsi
la rêverie et la distraction se muer en THADA (Troubles d’Hyperactivité avec Déficit
d’Attention) et la mélancolie et la tristesse en SSPT (Syndrome de Stress Post-Traumatique).
Ce glissement quelque peu barbare, surfant sur la profonde ambigüité qui réside entre les
notions de santé et de performance, interroge quant à la signification des variations somme
toute « normales » que sont le stress, l’oubli ou encore la vieillesse du point de vue de la
définition de l’homme et d’une vie humaine signifiante. Avec la possibilité, il est vrai, de
concevoir les pratiques dopantes émergentes comme une proposition d’expérimentation
individuelle et sociétale, une culture de l’amélioration assumée comme telle étant porteuse de
nouveaux modes d’existence à explorer si nous voulons nous constituer comme sujet d’une
existence singulière plutôt que comme objet d’une normalisation.

2.2. Dopée et dopante : quid de la société ?

2.2.1. Accessibilité et justice distributive

Une fois soumis aux mécanismes du marché, les procédés d’amélioration cognitive à
venir pourraient n’être accessibles qu’au fragment le plus privilégié de la population,
entérinant les clivages économiques et sociaux existants. Porté à son paroxysme, ce scénario
verrait cohabiter deux classes d’êtres : les sur-, post- ou trans-humains et les « juste »
humains6. Aussi plausible soit-il, le traditionnel argument égalitaire n’est guère suffisant pour
débouter les pratiques dopantes. En effet, celui-ci n’aurait de valeur que s’il existait entre les
individus une égalité de fait – et non seulement de principe. Notre société est déjà pleine de
telles inégalités, or personne ne chercherait à interdire les écoles privées, les entraîneurs
personnels ou la chirurgie esthétique sous prétexte qu’ils sont inégalement distribués.

D’aucuns pourraient objecter qu’il s’agit néanmoins d’une forme de tricherie dans la mesure
où la personne ayant recours à une technique d’amélioration s’arroge un avantage indu par
rapport à autrui. Ce faisant, celle-ci triche aussi avec la vie puisqu’outrepasser sa condition
« naturelle » revient nécessairement à enfreindre les règles du jeu imposées par l’existence.
Cette dernière objection, tenant au caractère artificiel de l’amélioration, ne tient pas si l’on
considère que l’ensemble des techniques qui nous entourent sont le fruit d’un savant mélange
de nature et d’artifice. Quant à l’objection de la tricherie, elle ne vaudrait, semble-t-il, que
dans la mesure où le dopage cognitif viserait l’obtention d’un avantage positionnel ; or le fruit
d’une amélioration possède généralement une valeur intrinsèque – et non pas seulement
relative – que l’on ne peut négliger. L’assimilation des pratiques dopantes à une forme de
tricherie dépend essentiellement des valeurs adoptées par société donnée, étant entendu
qu’une société valorisant la compétitivité et l’évaluation des performances sera
nécessairement plus encline à bannir les pratiques dopantes qu’une société vouée à
l’épanouissement des personnalités ainsi qu’au développement des potentialités physiques et
mentales de l’individu.
                                                                                                               
6
Crainte exprimée par M. Sandel notamment (M. Sandel, The case against Perfection, Cambridge, Belknap
Press, 2007, p.86.).

  4  
2.2.2. Exigences sociales et potentiel coercitif du dopage

Outre le risque qu’un neuromédicament soit utilisé à des fins de soumission chimique
– on pense notamment à la drogue du viol et au sérum de vérité –, c’est tout un éventail de
pressions directes et indirectes qui émergent, fragilisant l’autonomie de l’individu. Qu’elles
émanent du monde de l’industrie pharmaceutique, des médias ou encore des milieux
professionnels, éducatifs et familiaux, celles-ci trouvent écho en le désir de satisfaire idéaux
personnels et normes sociales. Les techniques, par leurs exigences comme par les possibilités
qu’elles offrent, modèlent très largement – sans toutefois le conditionner rigoureusement – ce
qu’on nomme mode de vie ; celui-ci influant à son tour sur tous les aspects de l’organisation
sociale. Ainsi, de la même manière qu’un sportif de haut niveau ne peut exclure le dopage s’il
veut gagner sa vie, une personne refusant de se doper pourrait, par exemple, se voir dénier un
poste dans une multinationale. À cet égard, l’obligation faite aux soldats américains de
consentir, sous peine d’être révoqués, à tout procédé d’amélioration des performances est
instructive et ouvre à d’éventuelles perspectives de contrôle étatique7. Du point de vue du
potentiel coercitif du dopage, on notera enfin que les mineurs d’âges – particulièrement
sensibles aux manœuvres publicitaires –, et les personnes âgées, handicapées, en situation
économique précaire ou moins éduquées constituent des cibles particulièrement vulnérables.

2.3. La lutte antidopage – le défi de la régulation

Pour l’heure, on dénombre une foule de conventions et de règlementations nationales


et internationales interdisant la consommation substances jugées illicites en raison de leur
toxicité. Une fois le critère objectif de la toxicité écarté, reste à déterminer les critères
permettant d’estimer le caractère plus ou moins désirable de procédés d’amélioration a priori
sans danger. Les débats houleux relatifs à la perspective d’une légalisation du cannabis dans
nos pays témoignent de la complexité de cette entreprise. Pour l’heure, et puisque certains des
griefs adressés au phénomène de dopage cognitif ont déjà été évoqués, nous nous
contenterons d’exposer les deux principaux arguments formulés par les détracteurs de la lutte
antidopage.

Le premier argument est d’ordre existentiel. Il repose sur l’idée selon laquelle accepter de
mettre sa vie en danger à des fins de performance relève du choix autonome d’un individu
quant à sa modalité d’existence. Après tout, à condition évidemment que le choix en question
ne nuise pas à autrui, chacun devrait pouvoir jouir librement de son corps. On se demande en
effet au nom de quoi est-ce que l’on pourrait interdire à individu de dilapider son capital
santé, le choix même de la vie ou de la mort nous appartenant de manière imprescriptible.
Plus largement, et toujours selon les partisans de cette conception, c’est au nom d’intérêts
privés liés à la protection ainsi qu’au développement de nos capacités cognitives – dont
l’autonomie – que nous devrions à tout le moins réserver au dopage cognitif le statut de droit
négatif.

Le second argument quant à lui est utilitariste. Il part du constat selon lequel l’évolution des
pratiques toxicomanes consacre l’échec du « tout répressif », engendrant des effets pervers et
limitant les bénéfices sociaux qui en découleraient. On constate en effet, et cela se vérifie
dans le domaine du sport de haut niveau, que le fait d’interdire toute forme de dopage favorise
le développement d’un marché noir et de pratiques souterraines. Par ailleurs, il n’est pas

                                                                                                               
7
J. D. Moreno, Mind Wars, New York, Dana Press, p.187.

  5  
exclut que les formes chimiques et pharmacologiques du dopage actuel soient un jour
remplacées par des formes génétiques et nanotechnologiques indétectables, rendant caduque
toute initiative de type restrictif. Au contraire, le fait de légaliser les pratiques dopantes les
moins dangereuses permettrait non seulement de diminuer leur coût mais, surtout, d’informer
et de responsabiliser les individus quant aux risques qu’ils pourraient librement choisir
d’assumer. Pour aboutir, la perspective d’une large distribution des procédés d’amélioration
nécessiterait probablement l’intervention des fonds publics, justifiée, pour certains, par
l’ampleur des bénéfices sociaux générés.

Ce dernier argument a le mérite de mettre en exergue l’hypocrisie générale ainsi que la


contradiction structurelle d’un système qui commande à l’individu de se surpasser tout en lui
interdisant les moyens mêmes de cette évolution. Sa portée étant essentiellement critique, il
ne fournit pas de critère permettant d’évaluer le degré d’acceptabilité d’une pratique dopante
donnée. Dans tous les cas, juger du caractère plus ou moins raisonnable d’une intervention
biomédicale eut égard à la situation de santé d’un individu, a fortiori lorsqu’il s’agit
d’améliorer et non de soigner – et cela bien que la frontière entre ces deux termes soit poreuse
–, demeure éminemment subjectif. L’absence de critère objectif pour définir le dopage ne
suffit toutefois pas à relativiser la nécessité de penser collectivement ses limites. Au contraire,
la question de la régulation invite à une réflexion philosophique sur l’idéologie du
dépassement de soi qui baigne nos sociétés et, de manière plus fondamentale, sur la
signification de ce mariage entre nature et culture qui définit l’humain.

3. Culte de la performance et histoire du progrès

3.1. L’impératif du dépassement de soi

Avec la victoire du modèle néolibéral, les figures du sportif et du chef d’entreprise se


sont imposées comme des symboles d’excellence sociale et, avec elles, les valeurs de
performance, de compétition et d’initiative individuelle. L’homme contemporain, autonome,
se doit en effet de réussir et d’être épanoui en toutes circonstances et dans tous les pans de son
existence. Et quand se profile enfin le moment de se détendre et d’évacuer cette pression
permanente de la réussite, il essaie encore d’optimiser l’instant et de profiter tant que possible
de cet espace de catharsis. L’homme se « dope », non plus pour s’évader dans une quête
mystique comme se fût autrefois le cas, mais pour échapper aux pressions d’une société aux
normes trop exigeantes et, de cette manière, « tenir le coup ».

Notre environnement tout entier est contaminé par ce préjugé selon lequel seule une vie
optimisée est porteuse de sens et digne d’être vécue. En témoigne cette campagne publicitaire
visant à grossir les rangs l’Armée de Terre qui défile actuellement sur les chaines de
télévision française et qui apostrophe le téléspectateur avec l’injonction suivante: « Depuis
quand ne vous êtes-vous pas dépassé ? Devenez vous-même ». Ce slogan est intéressant parce
qu’emblématique de l’idéologie du dépassement de soi selon laquelle on ne peut « être soi »
qu’en étant « mieux que soi ». Et si vous n’avez pas l’intention de rejoindre l’Armée de Terre
française, vous pouvez toujours vous rabattre sur la déferlante de produits de consommation
au service du développement des capacités humaines. Baignés que nous sommes dans une
culture de l’adjuvant, il ne reste, semble-t-il, qu’à espérer que les futures pilules dont on
promet qu’elles « doperont » l’autonomie seront puissantes. Et quand bien même nous
trouverions la volonté de résister à cette exploitation économique du « souci de soi » en ne
succombant pas à la tentation d’un aménagement de nous-même, cette non-action n’en

  6  
demeurerait pas moins une prise de position positive par rapport aux autres, leur révélant ainsi
qui nous sommes et quelles sont nos valeurs.

S’intéressant à l’histoire américaine de l’amélioration, le philosophe Carl Elliott estime


d’ailleurs que la volonté de se surpasser « témoigne moins d’un désir de faire partie du
peloton de tête que de la peur atroce d’être déclassé et de vivre l’humiliation de celui que l’on
pointe du doigt lorsqu’il est le dernier à franchir la ligne d’arrivée devant une foule hilare. »8.
Inquiet de manquer quelque chose que les autres ont, le consommateur contemporain veut
s’assurer que la qualité de son expérience égale celle des personnes qu’il admire et envie.
Ainsi, la quête de réalisation de soi ne serait pas tant une affaire de surpassement personnel
qu’« une histoire de nuits d’angoisse »9 à l’idée d’être en reste par rapport à autrui, ouvrant
une brèche aux publicitaires qui n’ont qu’à désigner au consommateur ce qu’il doit acheter en
fonction de l’identité qu’il entend acquérir.

3.2. Nature, culture et idée de progrès

Cette réflexion sur l’idéologie du dépassement de soi, dont le dopage fait figure de
révélateur, tend à présenter la neuroamélioration comme une lubie ponctuelle et les pratiques
dopantes comme de purs artefacts. Or, les développements neuroscientifiques actuels et les
pratiques qui en découlent s’inscrivant dans le sillage du rêve séculaire d’un
« perfectionnement de l’espèce », nous voudrions envisager la possibilité que le dopage
cognitif incarne un modèle d’existence dont l’idée de progrès serait la norme. Cette dernière
n’a cependant pas toujours été conçue comme un dépassement. Dans l’Antiquité grecque, le
« progrès » – ici un anachronisme – se résumait à la juste mesure et à la prudence morale.
L’homme désireux de réaliser son potentiel intellectuel et physique devait se soumettre au
déterminisme d’une nature parfaitement ordonnée. Ainsi, en ce qui concerne l’amélioration
des facultés cérébrales, seule la contemplation de la finitude cosmologique permettait
l’élévation de l’âme et l’équilibre des affects. Il faut attendre le XVIème siècle pour voir
apparaître, en Europe, les premières théorisations du progrès par les Lumières, prônant
l’arrachement de l’humain à l’ordre naturel afin de s’en rendre « maître et possesseur ».
Devenu la mesure de toutes choses grâce aux sciences et à la technique, l’homme peut
s’adonner librement à l’invention du monde et de soi. Et c’est la fin du règne de la raison à
l’ère postmoderne qui, en mettant en cause la notion même de progrès, donne lieu aux formes
les plus radicales du dépassement de soi. Cultiver, parfaire, développer – sans même parler de
prévenir et de restaurer – ne suffisent plus : désormais, il nous incombe de modifier l’essence
même de l’humain, de le transformer jusqu’à lui donner une nouvelle nature.  
 
Au-delà des variations historiques de la notion de progrès, remarquons que la technique est à
l’origine de l’humanité, preuve que l’homme s’est éloigné de son animalité en s’éloignant de
la nature, en entrant dans la culture et dans l’Histoire. Tel est le point de vue exposé par
Bergson dans sa célèbre théorie de l’homo faber, l’intérêt de cette thèse étant d’envisager
l’homme sous son aspect essentiellement actif, comme technicien, et non plus, selon l’optique
de presque toutes les philosophies traditionnelles, comme un penseur contemplatif. L’essence
même de la technique consiste à construire – et non plus simplement à rêver ou à imaginer –
une surnature, stade auquel peut-être, comme l’imagine l’écrivain polonais Stanislaw Jerzy
Lec dans ses Nouvelles pensées échevelées, « la technique atteindra un tel niveau de

                                                                                                               
8
C. Elliott, Better than Well. American Medicine meets the American Dream, New York, Norton & Compagny,
2003, p.298.
9
Traduction de l’anglais « flop sweat, sleepless nights » (C. Elliott, ibidem).

  7  
perfection que l’homme pourra se passer de lui-même »10. On ne perdra toutefois pas de vue
que l’homme n’est pas seulement faber mais tout autant « religiosus », « ludens »,
« credulus », etc. Chacun de ces points de vue exprimant une vérité partielle, il est a priori
impossible de dire lequel exprime le mieux l’essence profonde de l’homme.

Bien que, dans un univers modelé par la technologie, les conditions soient théoriquement
favorables à l’épanouissement de l’homme, cela demeure de l’ordre du possible et, en vérité,
il serait bien naïf de croire que tout progrès technique s’accompagne automatiquement d’une
libération matérielle et spirituelle de l’humanité. La technique étant perçue par certains
comme un facteur de décadence morale, le dopage apparaît comme le lieu indiqué du péril au
sens où l’artificialisation toujours croissante de la performance surnature l’être humain au
risque précisément de le dénaturer. Face à cette crainte, d’aucuns soutiennent au contraire que
l’aliénation technique résulte moins de la technique en tant que telle que du mépris dans
lequel on la tient et, par voie de conséquence, de l’ignorance de sa nature exacte, de ses
possibilités et de ses limites. Parmi les grandes civilisations – Inde, Chine, Antiquité classique
– presque toutes ont, à des degrés divers, méconnu et méprisé la technique. Chose encore
moins justifiable, la nôtre continue de le faire, au nom d’une tradition « humaniste » d’origine
très ancienne opposant systématiquement technique et culture, comme la grossièreté s’oppose
à la finesse d’esprit, la laideur à la beauté, le servile au libéral ou le mal au bien. Des préjugés
à son égard résulte naturellement une méconnaissance de la technique, d’autant plus choquant
que le monde dans lequel nous vivons en est davantage pénétré.

Souligner le fait que toute l’évolution de l’humanité va dans le sens d’une expérimentation
technique et médicale des possibilités humaines, que la technologie est par essence
transgressive et la norme vouée à être dépassée par elle, ne justifie évidemment le recours au
dopage comme moyen de la performance. Cela signifie simplement qu’au delà de la tentative
d’établir une frontière entre les pratiques dopantes licites et celles qui sont illicites, au-delà du
consensus implicite autour de la nécessité de réguler, il y a lieu de tenir compte de cette idée
selon laquelle l’homme ne cesse de se transformer, lui et ses conditions d’existence et que,
dès lors, il vaut mieux considérer le dopage pour ce qu’il est, c’est à dire une tentative
humaine, avec tous ses risques, pour progresser encore dans ses performances. Par
conséquent, si l’expression « dopage cognitif » permet de souligner les risques propres à
l’extension d’un phénomène « restreint » – le dopage sportif – à l’ensemble de la société, sa
connotation péjorative et moralisante n’en est pas moins discutable et appelle une réflexion
approfondie, fondée sur la compréhension de notre passé, quant à l’orientation que nous
entendons donner à notre agir.

Conclusion

Prétexte, s’il en fallait un, pour parcourir les enjeux éthiques et philosophiques propres
à la neuroamélioration, l’expression de « dopage cognitif » interpelle de par sa consonance
négative. En effet, le regard que porte l’homme sur les pratiques d’amélioration des facultés
mentales a évolué au cours du temps et ce n’est qu’avec leur développement récent qu’il s’est
fait plus acerbe. Or, c’est précisément parce que nous sommes à l’aube d’innovations
biomédicales porteuses d’enjeux protéiformes pour l’individu comme pour la société qu’il est
important de comprendre la nature de ce regard et, ce faisant, de cerner les tenants et
aboutissants de pratiques dopantes qui, parce que nous y avons massivement recours, doivent
bien présenter quelques atours. Assimilé, tant de par son étymologie que par sa définition, à la

                                                                                                               
10
S. J. Lec, Nouvelles pensées écervelées, Paris, Noir sur Blanc, 1993, p.127.

  8  
consommation de substances illicites – à « la drogue » – le terme « dopage » suscite en nous
un certain nombre de craintes qui sont en contradiction avec nos pratiques et dont la
rationalité et la légitimité doivent être interrogées. Le but n’étant pas ici de banaliser le
dopage mais de condamner la lecture manichéenne et trop souvent morale qui en est faite,
nous empêchant de penser le devenir de cette « pill taking society ».

Loin de n’être qu’une question de santé publique, et bien qu’il soit un avatar de la médecine
d’amélioration, le dopage incarne une véritable proposition sociétale. Appelant une réflexion
sur la définition de la santé, de son rapport avec la performance et de ce qui pourrait
constituer un excès, il nous confronte à un éventail de possibles et nous exhorte à choisir.
Quel genre d’individu souhaitons-nous être et quelle sorte de vie désirons-nous mener ?
Répondre à ces questions, même si la réalité est généralement complexe et multiforme,
implique de privilégier certaines valeurs telles que la réussite, l’épanouissement et, peut-être,
le bonheur, ou plutôt l’authenticité, le mérite et, peut-être la liberté. Car si l’être humain est
essentiellement un être « technique », cela ne signifie pas pour autant que toute nouvelle
technique soit bonne à prendre. De même, si la notion de progrès fait figure de fil rouge de
notre histoire, cela n’implique que l’idéologie du dépassement de soi soit sa meilleure
expression. Et si elle l’était, encore faudrait-il qu’elle soit adoptée pour les bonnes raisons : la
peur d’être en marge, en ce qu’elle hypothèque l’autonomie, n’en est pas une.

Nous délivrer de la stigmatisation qui pèse actuellement sur les pratiques dopantes et nous
condamne à convoquer la médecine là où, en réalité, nous cherchons quelque chose de l’ordre
de la performance, passe peut-être par l’acceptation de cette culture de l’amélioration dans
laquelle nous baignons et qui ne doit pas nécessairement prendre la forme d’une course
effrénée à la performance. Notre héritage grec nous rappelle en effet que le mieux-être peut
également résider dans la tempérance et que l’équilibre ne doit pas forcément être perçu
comme un état d’immobilité mais plutôt comme un état qui se cultive. Ainsi, la question ne
porte pas tant sur une alternative – être ou ne pas être une « société dopée » – que sur la
manière dont nous allons intégrer les pratiques dopantes dans une définition renouvelée de
nous-même qui constitue l’un des grands enjeux de notre temps.

  9  
Indications bibliographiques

BAERTSCHI B., La neuroéthique : Ce que les neurosciences font à nos conceptions morales,
Paris, La Découverte, 2009.

CANGUILHEM G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 2009.  


 
ERHENBERG A., Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.  
 
ELLIOTT Carl, Better than Well. American medicine meets the American dream, New York,
Norton & Compagny, 2003.
 
HARRIS J., Enhancing Evolution : The Ethical Case for Making Better People, Princeton,
Princeton University Press, 2010.  
 
KRAMER P. D., Listenning to Prozac, Londres, Penguin Books, 1997.  
 
LAURE P., Dopage et société, Paris, Ellipses, 2000.  
 
MONZÉE J., Médicaments et performance humaine : thérapie ou dopage ?, Montréal, Liber,
2010.  
 
QUEVAL I., Le corps aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2008.  
 
QUEVAL I., S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard,
2004.

  10  

Vous aimerez peut-être aussi