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Médecine & Droit 2014 (2014) 61–65

Bioéthique

Les enjeux éthiques de la neuroamélioration


Ethical issues of the neuroimprovement
Peggy Larrieu (Maître de conférences en droit privé, Aix-Marseille université) ∗
Centre de droit économique d’Aix-Marseille, faculté de droit et de sciences politiques, université Aix-Marseille III, 3, avenue Robert-Schuman, 13628
Aix-en-Provence, France

Résumé
Avec les avancées des neurosciences, le marché de la neuroamélioration est en plein essor. De nouvelles molécules sont aujourd’hui disponibles,
qui rendent possible l’augmentation des performances cognitives de chacun. Il est vrai que sous réserve des risques éventuels sur la santé publique,
la neuroamélioration semble relever de la pure liberté individuelle. Les représentants du transhumanisme s’appuient au demeurant sur le droit
à l’autonomie pour invoquer l’avènement de l’homme « amélioré » ou du post-humain. Cependant, cette évolution, bénéficiant de la profonde
ambiguïté qui existe entre les notions de santé et de performance, amène à s’interroger d’un point de vue éthique. Car ce phénomène de médicalisation
de la société peut être porteur de risques pour la personne humaine.
© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Neuroamélioration ; Neurosciences

Abstract
With the advances of the neurosciences, the market of neuroimprovement is rapidly expanding. New molecules are today available, which make
possible the increase of the cognitive performances. Independently of the possible risks on public health, the neuroimprovement seems to come
from a free decision. The Transhumanists lean on the right for the autonomy to call upon the advent of the “improved” man, or the post-human
being. However, this evolution, benefiting from the ambiguity which exists between the notions of health and performance, brings to wonder from
an ethical point of view. Because this medicalization of the society is carrier of risks for the human person.
© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Neuroimprovement; Neurosciences

1. L’engouement pour la neuroamélioration « Meilleur des Mondes », l’histoire d’une société rendue sereine
et heureuse par la consommation d’une drogue psychédélique
En 1931, Aldous Huxley imaginait, dans « Le meilleur des nommée moksha (terme sanskrit signifiant libération), ainsi
mondes »1 , l’avènement d’une société totalitaire dans laquelle que l’utilisation d’autres techniques pour améliorer la condi-
les humains seraient conditionnés par des techniques psycho- tion humaine. À travers ces deux œuvres de science-fiction, une
logiques diverses et maintenus dans un bien-être permanent dystopie et une utopie, écrites par le même auteur à trente ans
et artificiel au moyen d’une substance tranquillisante appelée d’intervalle, on peut prendre la mesure de la fascination, mêlée
soma. Trente ans plus tard, dans son dernier livre « Island »2 , de crainte, suscitée par les neuromédicaments. De nos jours, der-
Huxley relatait, prenant ainsi le contre-pied utopique du rière le débat portant sur la neuroamélioration3 , ou le « dopage

∗ Résidence Eden-Roc, Bat C1, Chemin du Baguier, 13600 La Ciotat, France.


Adresse e-mail : peggylarrieu@yahoo.fr
1 A. Huxley, Le meilleur des mondes, 1931, réed. Plon, 1993. 3 CCNE, Avis no 122, Recours aux techniques biomédicales en vue de « neuro-
2 A. Huxley, Island, 1961, réed. Pocket, 2010. amélioration » chez la personne non malade: enjeux éthiques, 12 fév. 2014.

http://dx.doi.org/10.1016/j.meddro.2014.03.003
1246-7391/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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cognitif »4 , on retrouve la même ambivalence de la part d’une psychiques9 . Les représentants du transhumanisme considèrent
société qui incrimine des pratiques auxquelles elle se livre pour- que le destin de l’humanité est de transcender ses propres limites,
tant assidûment depuis des temps immémoriaux, à travers la cognitives et biologiques en particulier, afin d’accéder à un mode
consommation de diverses substances plus ou moins naturelles. d’existence totalement différent de celui qui est actuellement
En effet, avec les avancées des neurosciences, le marché de le sien10 . L’homme « amélioré » ou l’homme « augmenté » est
l’amélioration cognitive est actuellement en plein essor. À par- la promesse de cet au-delà de l’humain : le post-humain11 . . .
tir des découvertes sur le traitement des maladies mentales, il Les idéologies post-humanistes affirment que l’humanité devra
est devenu concevable d’agir sur les émotions, d’augmenter la s’élargir au non-humain (cyborgs, clones, robots), l’espèce
mémoire des individus sains, de même qu’il est imaginable de humaine perdant son privilège au profit d’individus inédits,
diminuer la mémoire négative liée à un stress post-traumatique. façonnés par les technologies.
Certains médicaments développés pour traiter la dépression
ou les troubles du sommeil peuvent être détournés de leur 2. Les risques éthiques
usage primaire en vue, par exemple, d’améliorer chimique-
ment la coopération entre les individus au sein d’un groupe, Ce glissement quelque peu inquiétant, bénéficiant de la pro-
ou d’augmenter les périodes d’éveil en maintenant les capacités fonde ambiguïté qui existe entre les notions de santé et de
d’attention et de concentration5 . De nombreuses molécules sus- performance, amène à s’interroger. Sans doute, à la lecture de
ceptibles d’agir sur les facultés cognitives et le comportement la définition de la santé par l’Organisation mondiale de la santé,
sont désormais disponibles6 : le Modafinil® utilisé par l’armée qui consiste en un « état de complet bien-être physique, mental et
française pour maintenir les capacités d’éveil des troupes social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie
engagées7 , le Guronsan® largement utilisé par les étudiants ou ou d’infirmité »12 , un usage non strictement thérapeutique des
dans les milieux professionnels, la Ritaline® et l’Adderall® qui neurosciences en vue d’augmenter les performances de chacun
permettent d’améliorer la concentration. Sur le plan du bien- est concevable. Le problème vient du fait qu’à travers les avan-
être, les antidépresseurs de nouvelle génération qui, comme le cées de la neuropharmacologie, on assiste à une médicalisation
Prozac® ou le Deroxat® , inhibent la recapture de la sérotonine de la société, laquelle s’accompagne d’une production de normes
et peuvent aussi permettre de réguler l’humeur des sujets sains. par le savoir médical. Or, cette médicalisation de la société, qui
De même, pourraient se généraliser des sprays à l’ocytocine soulève des questionnements éthiques considérables13 , pourrait
dont les effets sur la timidité ou l’agressivité sont établis. À être porteuse de risques pour la personne humaine14 . Précisé-
l’heure actuelle, les progrès se poursuivent dans le domaine ment, à l’heure où sévit la « religion du soin »15 , la question se
de la pharmacologie, et les récentes avancées en génétique pose de savoir pourquoi nous nous proclamons malades alors
et en neurochirurgie étendent le champ des possibles grâce à que nous sommes sains.
des technologies telles que la stimulation cérébrale profonde, Qu’allons-nous pouvoir accepter des nouvelles frontières de
la transplantation de prothèses neurales. Bien qu’elles soient la vie et de la mort, du corps humain, de la procréation, de
encore trop invasives pour bénéficier à des individus en bonne la sexualité, que nous suggèrent les progrès des sciences bio-
santé, ces technologies sont prometteuses et incarnent l’avenir médicales ? Quels nouveaux modes de vie nous paraissent-ils
de la neuroamélioration8 . souhaitables ? Quels pouvoirs nouveaux sommes-nous prêts à
L’amélioration des performances cognitives individuelles, concéder à une médecine désormais en mesure d’intervenir sur
devenue envisageable, débouche sur les préoccupations du cou- nos cerveaux et notre comportement ? Accepterons-nous que
rant transhumaniste. Mais qu’appelle-t-on transhumanisme ? Il la pratique médicale n’ait plus pour visée exclusive de porter
s’agit d’un courant de pensée, né dans la Silicon Valley à la fin remède à des maladies existantes ou de prévenir des mala-
des années 1970, qui repose sur l’idée que la convergence de dies en germe, et donc d’alléger des souffrances actuelles ou
quatre grandes techniques, nanotechnologies, biotechnologies,
informatique et sciences cognitives, dite convergence NBIC,
9 L. Frippiat, L’amélioration technique de l’être humain : introduction aux dif-
permettra le basculement de l’humanité vers un type d’individus
férents courants du débat, Journal international de bioéthique, 2011/3–4, vol.
capables de s’affranchir de leurs limites physiologiques et 22, p. 33.
10 J.Y. Goffi, Nature humaine et amélioration de l’être humain à la lumière du

programme transhumaniste, Journal international de bioéthique, 2011/3–4, vol.


22, p. 18.
11 J.M. Besnier, Demain les posthumains, Fayard-Pluriel, 2012.
4 E. de Pauw, Le « dopage cognitif » : signification et enjeux, Journal interna- 12 Préambule adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York,

tional de bioéthique, 2011/3–4, vol. 22, p. 79. 19–22 juin 1946, Actes officiels de l’Organisation mondiale de la Santé, no 2,
5 Rapp. OPECST, 13 mars 2012, L’impact et les enjeux des nouvelles techno- p. 100.
logies d’exploration et de thérapie du cerveau. 13 B. Baertschi, La neuroéthique, Ce que les neurosciences font à nos concep-
6 R. Sève, Les sciences de l’esprit et les politiques publiques, Arch. phil. Droit, tions morales, éd. La Découverte, 2009, p. 15 ; H. Chneiwess, Neurosciences
2012, t. 55, p. 7. et neuroéthique, Des cerveaux libres et heureux, Alvik, 2006 ; P. Larrieu,
7 Rapp. Ass. Nat, 2011/3055, B. Cazeneuve, M. Rivasi et C. Lafranca, Risques Regards éthiques sur les applications juridiques des neurosciences, Entre blouses
sanitaires spécifiques des militaires français au cours des guerres du Golfe et blanches et robes noires, Rev. interdisciplinaire d’études juridiques, 2012, no 68.
des Balkans. 14 H. Chneiwess, Cerveau réparé, préservé, amélioré, Médecine et Droit, 2010,
8 H. Chneiwess, Cerveau réparé, préservé, amélioré, Médecine et Droit, 2010, 10.011.
10.011. 15 M. Herzog-Evans, Rép. Dr. pén., 2012, Ve Peine (exécution).
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prévisibles ? Laisserons-nous les médecins excéder leur mission des sensations que nous percevons, se fait par un traitement
traditionnelle et se donner pour but d’améliorer la vie elle- inconscient neurophysiologique de notre activité. Seulement
même ? En bref, accepterons-nous que la médecine intervienne une toute petite partie arrive au champ de conscience22 . Dès
dans la définition de l’humain indépendamment de toute mala- lors, l’existence et la possibilité du libre arbitre ne sont-elles pas
die avérée ou prévisible ? Toutes ces questions conduisent au anéanties par les avancées des neurosciences ? De surcroît, si
fond à nous demander ce qui fait la singularité de l’homme. l’existence de déterminants neurobiologiques est indéniable, ils
Sommes-nous en train d’assister à l’obsolescence de l’homme cohabitent et/ou rentrent en conflit avec d’autres déterminants
conçu comme un sujet libre et autonome ? Ou à la dispari- de nature sociale. Dans ces conditions, pouvons-nous continuer
tion d’une conception devenue caduque de celui-ci ? L’homme à nous prévaloir d’une quelconque liberté individuelle pour cau-
serait-il, au même titre que la nature, susceptible de maîtrise et tionner des pratiques susceptibles de remettre en cause le devenir
d’amélioration par le biais des sciences et technologies ? Et le de l’homme23 ? Car, la culture de l’amélioration cognitive, qui
cerveau de l’homme est-il disponible ? se développe de nos jours, construit ses propres mythologies et
remet en question l’avenir de l’homme.
3. La revendication d’autonomie
4. Les limites bioéthiques
Il est vrai que sous réserve des risques éventuels sur la
santé publique, la neuroamélioration, ou « dopage cognitif »16 , En réalité, la question de savoir jusqu’où il est possible d’aller
semble relever de la seule liberté individuelle. Les tenants du relève du domaine de la bioéthique. On le sait, l’éthique médicale
transhumanisme s’appuient d’ailleurs sur les penseurs libéraux, a pour acte de naissance le Code de Nuremberg en 1947, destiné à
pour soutenir que le dépassement de soi repose sur le droit mettre un terme à l’instrumentalisation de l’humain et à rappeler
à l’autonomie des personnes sur leur corps17 . Et nous avons la primauté de l’homme et le respect de sa dignité sur l’intérêt
pris acte depuis l’arrêt Pretty de la Cour européenne des droits exclusif de la science24 . Par conséquent, la liberté individuelle
de l’homme18 , que le droit à l’autonomie est un principe fon- doit être mise en balance avec la dignité humaine, car « la dignité
dateur de la Convention européenne des droits de l’homme. et la liberté de l’homme sont de l’essence même de la Convention
Aussi, comme s’interroge Christian Byk19 , « pourquoi serait-il européenne des droits de l’homme »25 . Or, la dignité n’est pas à
acceptable de diminuer la mémoire liée au stress des vic- proprement parler un droit subjectif26 . Autrement dit, la dignité
times d’un choc traumatique et inacceptable d’augmenter les n’appartient en propre à aucun d’entre nous, et nous ne sommes
périodes d’éveil d’un pilote d’avion » ? De fait, la demande en pas libres de définir notre propre dignité27 . La dignité est donc
faveur de la neuroamélioration s’avère aujourd’hui très pres- parfois érigée à l’encontre de la liberté personnelle28 . C’est une
sante. Dans un sondage réalisé en 2008 par la Revue Nature, sur notion qui marque les limites du disponible et délimite le champ
1400 participants, 4/5 des répondants estimaient être libres de de l’indisponible. Il est vrai que la notion de dignité est parfois
consommer des molécules dans une finalité d’amélioration du suspectée de dissimuler le retour à un nouvel ordre moral29 . Il
bien-être ou des performances20 . n’est pas moins vrai que l’expression « dopage cognitif » n’est
Cependant, invoquer la liberté individuelle au soutien de la pas neutre30 et que sa connotation péjorative, liée à une idée de
neuroamélioration pourrait s’avérer contre-productif si l’on s’en fraude morale, l’oppose au mérite personnel de chacun31 . . .
tient à la vision déterministe de l’être humain, sous-tendue par Quoi qu’il en soit, et indépendamment de tout jugement
les neurosciences. En effet, au-delà des avancées de la psycha- moral, les tentatives d’amélioration de l’être humain semblent
nalyse tout au long du xxe siècle, les neurosciences montrent
aujourd’hui21 , que la plupart de nos actes, de nos décisions et de
22 H. Chneiwess, Cerveau réparé, préservé, amélioré, Médecine et Droit, 2010,
nos désirs sont déterminés par des processus cérébraux incons-
cients. La plupart des actes de ce que nous faisons, la plupart 10.011.
23 J.D. Vincent, Hypothèses sur l’avenir de l’homme, in De l’humain, Nature

et artifices, La pensée de midi, 2010, Actes Sud, no 30.


24 Comité consultatif national d’éthique, La bioéthique : pour quoi faire ?, PUF,
16 E. de Pauw, Le « dopage cognitif » : signification et enjeux, Journal interna- 2013, p. 15.
tional de bioéthique, 2011/3–4, vol. 22, p. 79. 25 Cour EDH, 29 avr. 2002, Pretty c./Royaume-Uni, no 2346/02, RTD civ. 2002,
17 L. Frippiat, L’amélioration de l’être humain : introduction aux différents 482, obs. J. Hauser.
courants du débat, Journal international de bioéthique, 2011/3–4, vol. 22, p. 33. 26 E. Dreyer, Les mutations du concept juridique de dignité, RRJ 2005-1, p. 19 ;
18 Cour EDH, 29 avr. 2002, Pretty c./Royaume-Uni, no 2346/02, RTD civ. 2002, B. Edelman, La dignité de la personne humaine, un concept nouveau, D. 1997,
482, obs. J. Hauser. chron. p. 185 ; N. Molfessis, La dignité de la personne humaine en droit civil, in
19 C. Byk, Les neurosciences : une contribution à l’identité individuelle ou au La dignité de la personne humaine, Economica, 1999, p. 107.
contrôle social ?, D. 2012, p. 800. 27 E. Dreyer, La dignité opposée à la personne, D. 2008, p. 2730.
20 Science Magazine, no 38, juin 2013, p. 43. 28 CE, 27 oct. 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. Lebon, p. 372,
21 Par exemple, l’expérience de B. Libet, relatée par S. Bourgeois-Gironde, Les considérant le « lancer de nain » comme portant atteinte à la dignité de celui-ci,
neurosciences peuvent-elles bouleverser nos conceptions de l’intentionnalité, malgré et en dépit de son consentement.
de la responsabilité, du droit et de l’éthique ?, in Perspectives scientifiques et 29 E. Dreyer, La dignité opposée à la personne, D. 2008, p. 2730.

légales sur l’utilisation des sciences du cerveau dans le cadre des procédures 30 E. de Pauw, Le « dopage cognitif » : signification et enjeux, Journal interna-

judiciaires, Séminaire du 10 déc. 2009, Perspectives scientifiques et légales sur tional de bioéthique, 2011/3–4, vol. 22, p. 79.
l’utilisation des sciences du cerveau dans le cadre des procédures judiciaires, 31 B. Baertschi, La neuroéthique, Ce que les neurosciences font à nos concep-

p. 11. tions morales, éd. La Découverte, 2009, p. 115 suiv.


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repousser les frontières de la nature humaine32 . Sans doute, le 5. Le risque de normalisation


vocable « nature » est-il pour le moins polysémique33 . Dans
une première acception, la nature est l’ensemble des choses Par ailleurs, la tentation de modifier les comportements,
qui existent sans intervention humaine, relèvent du donné, et fut-ce conformément au désir des personnes intéressées, doit
s’opposent donc à l’artificiel. À partir de là, la nature humaine nous rendre particulièrement circonspects devant le risque d’une
désigne un ensemble de traits propres à l’espèce humaine, par normalisation. En effet, la tentation est forte de faire de la neu-
opposition au comportement supposé bestial des êtres infrahu- ropharmacologie une voie de passage vers la « normalité »39 .
mains et à l’existence inaccessible parce que trop parfaite des Ainsi, la tendance à la consommation de psychotropes en
êtres suprahumains. Selon cette conception, certaines limites France, la médicalisation des enfants hyperactifs, l’utilisation
naturelles sont tenues comme constitutives de la situation de de substances susceptibles de modifier notre mémoire, notre
l’être humain34 . À l’inverse, les défenseurs des technologies humeur, ou de substances « compliférantes »40 sont pour le
d’amélioration de l’être humain et les transhumanistes consi- moins inquiétantes41 . Les neuromédicaments sont porteurs de
dèrent, quant à eux, que les processus d’évolution naturelle risques pour le fonctionnement de nos sociétés. La neurophar-
peuvent être parfois plus dangereux que les processus artifi- macologie pourrait en effet renforcer la tendance à l’émergence
ciels. Ils ajoutent que l’intervention de l’homme dans l’ordre d’une société de la performance quasi eugéniste, caractéri-
de la nature est justement le propre de l’homme. Pour eux, le sée par une pathologisation et une médicalisation croissantes
destin de l’humanité est de transcender ses propres limites, cog- des comportements. Car, comme le souligne le neurobiologiste
nitives et biologiques en particulier, afin d’accéder à un mode Hervé Chneiwess, dans cette société de la performance, il s’agit
d’existence différent35 . Il est vrai que nous vivons largement d’améliorer ses compétences, non pour devenir meilleur que
dans un monde artificiel et nous sommes déjà des êtres humains les autres, mais simplement pour être normalement intégré42 .
aux capacités augmentées : nous portons des lunettes qui nous L’amélioration artificielle risque de devenir une norme. De fait,
permettent de voir plus clair, nous créons des ordinateurs qui on voit combien ces tentatives d’amélioration révèlent aussi bien
nous permettent d’accroître nos capacités de stockage et de trai- une concession au conformisme, voire une standardisation, telle
tement de l’information, etc. Dans ces conditions, pourquoi ne qu’elle équivaut à neutraliser la singularité attachée au fait d’être
pourrions-nous améliorer nos capacités cognitives ? Au fond, il cette personne-ci plutôt que celle-là43 . Et, allant plus loin, dans
s’agit là d’un très vieux rêve de l’humanité : repousser les fron- son ouvrage L’homme simplifié44 , le philosophe Jean-Michel
tières de l’humain. Les mythes de Prométhée, d’Icare ou encore Besnier dresse un historique et expose comment, sous le cou-
de Frankenstein sont là pour nous le rappeler36 . vert de gestes simples et la promesse d’un « homme augmenté »,
Cela étant, quelle que soit notre conception de la nature l’être humain est en réalité « simplifié » pour être adapté à la
humaine, la neuroamélioration remet également en cause l’idée technique.
de culture car, comme l’a souligné Christian Godin, l’ordre de la Enfin, sur le plan individuel, il faut bien comprendre que la
culture repose sur toute une série de dualités : celles de l’enfant neuroamélioration présente des risques considérables. La plu-
et de l’adulte, de l’homme et de la femme, de l’être humain et part des médicaments détournés à des fins de dopage cognitif
de l’animal, de l’être humain et de la machine, de la jeunesse et présente des risques connus d’addiction et/ou d’effets secon-
de la vieillesse, de l’être humain et des dieux. Or, le transhuma- daires. Sur ce point, il convient de préciser que si la prescription
nisme, compris comme une capitalisation achevée de l’existence de molécules agissant sur des récepteurs ou des médiateurs chi-
humaine, vise à la suppression de toutes ces dualités37 . Et Jean- miques peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances,
Michel Besnier d’aller plus loin, en soutenant que derrière les pour soigner ou rendre supportable une pathologie lourde, elle
enjeux du transhumanisme, notamment le désir d’immortalité, n’en présente pas moins des effets secondaires dont les consé-
se dissimule mal une haine de la vie et de ce qui en consti- quences sur la vie de chacun sont loin d’être négligeables45 .
tue l’essence, à savoir le désir, lequel suppose nécessairement Un autre danger souvent évoqué est celui d’une forte croissance
l’incomplétude, l’imperfection et la faillibilité38 . des inégalités entre ceux qui pourront et ceux qui ne pourront

39 D. Sicard, L’éthique médicale et la bioéthique, PUF, 3e éd., 2013, p. 56.


40 Qui provoquent la « compliance », c’est-à-dire l’observation stricte des direc-
32 A. Kahn, Et l’Homme dans tout ça ?, Plaidoyer pour un humanisme tives reçues.
moderne, Nil éditions, 2000 ; D. Lecourt, Humain, posthumain, PUF, 2011. 41 B. Baertschi, La neuroéthique, Ce que les neurosciences font à nos concep-
33 J.Y. Goffi, Nature humaine et amélioration de l’être humain à la lumière du tions morales, éd. La Découverte, 2009 ; H. Chneiwess, Neurosciences et
programme transhumaniste, Journal international de bioéthique, 2011/3–4, vol. neuroéthique, Des cerveaux libres et heureux, Alvik, 2006.
22, p. 18. 42 H. Chneiwess, Cerveau réparé, préservé, amélioré, Médecine et Droit, 2010,
34 J.P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, p. 67. 10.011 ; L’homme réparé.
35 L. Frippiat, L’amélioration de l’être humain : introduction aux différents 43 J.M. Besnier, Demain les posthumains, Fayard-Pluriel, 2012, p. 68.

courants du débat, Journal international de bioéthique, 2011/3–4, vol. 22, p. 33. 44 J.M. Besnier, L’homme simplifié, Fayard-Pluriel, 2012.
36 D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, Fondements imaginaires de 45 A. Moriceau, « Les troubles comportementaux dans le cadre de traitements

l’éthique, Livre de Poche, 1998. anti-parkinsoniens », in Neuro-lex sed. . .dura-lex, L’impact des neurosciences
37 C. Godin, Le post-humain, la barbarie qui vient, Cités, 2013/3, no 55, p. 79. sur les disciplines juridiques et les autres sciences humaines et sociales, sous
38 J.M. Besnier, D’un désir mortifère d’immortalité, A propos du transhuma- la dir. de P. Larrieu, B. Roullet, C. Gavaghan, Journ. Droit comparé Pacifique,
nisme, Cités, 2013/3, no 55, p. 13 2013, p. 113.
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pas avoir accès à ces techniques de neuroamélioration. Mais, les fragilité comme le véritable privilège de l’humain. Le refus
transhumanistes rétorquent à cet argument que la nature elle- d’accepter la faillibilité de l’humain, sa fragilité et son imperfec-
même est à l’origine de grandes inégalités qu’il est parfaitement tion congénitale, entraîne une quête débridée d’optimisation et
légitime de combattre. . . de performance, susceptible de déboucher sur une schizophrénie
généralisée. La neuroamélioration n’est donc pas une libération.
6. Conclusion N’est-il pas temps alors de ne plus confondre la liberté avec
le simple caprice ? Il est grand temps d’arrêter de croire, sous
Au fond, les neurotechnologies créent de la démesure46 . S’il le couvert d’un pseudo-libre arbitre, que nous sommes omni-
s’agit de les maîtriser, il deviendra inévitable d’en brider les pré- potents, et de commencer à penser nos déterminants dans une
tentions. Comment ? Sur le front des politiques de recherche, en approche systémique, afin de concevoir la société de demain. Il
mettant un frein à la course aux innovations47 et en encoura- est grand temps de nous accepter comme des êtres inachevés,
geant au contraire à une certaine sobriété technologique. Mais, ouverts, imparfaits – des êtres conscients du caractère constitutif
c’est surtout sur le front des mentalités qu’il convient d’agir, en de leurs limites. Alors, peut-être faut-il rappeler que si l’homme
contribuant à développer un autre imaginaire que celui des uto- est humain c’est parce qu’il est imparfait48 . . . ? Et peut-être
pies post-humaines : un imaginaire qui fera droit à des valeurs est-ce seulement ainsi qu’il peut être libre ?
soucieuses de préserver la vulnérabilité et la conscience de la

46 J.M. Besnier, Quelles utopies à l’ère du numérique, Etudes, 2013/7–8, t. 419,

p. 43.
47 J. Mestre et L. Merland, (sous la dir. de), Droit et innovation, PUAM, 2013. 48 X. Labbée, L’homme augmenté, D. 2012, p. 2323.

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