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Le courant transhumaniste mise sur l’utilisation des sciences et des technologies pour améliorer la condition
humaine, repousser le vieillissement et... vaincre la mort. Si pour de nombreux scientifiques, cet horizon reste
très incertain, de telles avancées médicales et technologiques invitent au débat éthique. Un débat qu’il s’agit de
mener le plus largement possible, selon l’anthropologue Gaëtan Absil. Au risque de le voir confisqué par des
entreprises comme Google qui investissent des milliards dans la santé.
Quelles sont les principales questions éthiques que posent un tel courant et les avancées techniques sur
lesquelles il repose ?
La première, c’est donc l’intérêt d’évacuer la mort. La mort est culturellement très ancrée dans nos sociétés. Une
grande partie de notre vie peut être interprétée comme une réponse à une mort qu’on anticipe. Selon la société dans
laquelle on vit, nous n’avons évidemment pas les mêmes réponses. Dans les sociétés plus spirituelles, où il y a un
sens à la mort car il y a quelque chose après, l’intérêt de la survie du corps est moins évident. Mais dans une société
très matérialiste où la survie n’est possible qu’à travers ce qu’on va laisser, la question se pose autrement... En gros,
si je peux vivre éternellement, je n’ai pas besoin de laisser un chef d’œuvre, d’écrire un livre pour la postérité, de
céder mon entreprise : je serai perpétuellement là ! Il s’agit donc d’une forme de réponse à certaines crises
existentielles que l’on peut rencontrer dans les sociétés où la mort ne trouve plus de réponse dans le champ de la
philosophie ou de la religion. Il est souvent reproché aux transhumanistes de vouloir imposer à tout le monde l’idée
de vaincre la mort. Ce à quoi ils répondent que cela restera un choix. Derrière cette position il y a une foi aveugle en
la technologie. Pour eux, c’est la technologie qui nous sauvera, nous apportera plus de bonheur. Et si, actuellement,
ces technologies coûtent très cher, leur coût ne pourra que se démocratiser avec le temps. Selon eux, elles pourront
donc profiter au plus grand nombre. Il y aura donc une sorte d’égalité à choisir la mort ou la vie éternelle.
N’est-ce pas un raisonnement purement théorique ? Ce type de philosophie, au contraire, ne fera-t-elle pas
qu’augmenter les inégalités ?
Tout à fait. Dans leur raisonnement, ils ne prennent pas du tout en compte les inégalités sociales. Même dans un pays
riche comme la Belgique, ces technologies ne seront pas accessibles à tout le monde. Alors que dire des pays du
Sud ? En imaginant que leur projet soit possible, y aura-t-il encore à ce moment-là un État pour rembourser leurs
soins ? Dans tous les cas, il y aura une rupture majeure entre ceux qui pourront s’offrir une vie plus longue, voire
l’immortalité. Et ceux qui n’y auront jamais accès. À travers la technologie, il y a ce souci de perpétuer encore un
peu plus la reproduction sociale.
Google investit pour l’instant des milliards dans la santé. Y a-t-il un lien à faire avec le projet
transhumaniste ?
Des firmes comme Google ont la capacité de pouvoir s’approprier tout ce que le projet transhumaniste a de porteur,
du moins en termes de développement de technologies et d’objectifs fixés. Google se met en position d’exploiter ce
qui n’est pas encore exploitable dans le corps et l’esprit humain. Ils s’appuient sur les big data et sur des ressources
informatiques pour essayer de remodéliser l’homme, sa pensée, son fonctionnement via des modèles mathématiques.
Concrètement, un des aboutissements pourrait être, un jour, de télécharger un cerveau humain sur une clé USB. Ceci
dit, Google n’a pas en tant que tel un projet transhumaniste. Leur projet est évidemment commercial. Décoder le
génome, trouver des solutions thérapeutiques de type médicamenteuses ou nanotechnologiques, c’est un business
particulièrement juteux !
Humanisons le transhumanisme !
Tribune d’Edgar Morin, sociologue et philosophe
Le catastrophisme et le transhumanisme constituent les deux futurs antagonistes de notre humanité. Mais ne
tombons pas dans les illusions de « l’homme augmenté », estime le sociologue.
Les moteurs couplés qui propulsent le vaisseau spatial Terre science/technique/économie ont déjà commencé à
préparer deux futurs antinomiques et pourtant inséparés.
L’un est catastrophique, l’autre est euphorique.
Le processus catastrophique, non certain, mais probable, est ainsi prévisible :
– poursuite de la dégradation de la biosphère, comportant déforestations massives, réduction de la biodiversité,
réchauffement climatique, destruction de la fertilité des sols sous l’effet de l’agriculture et de l’élevage industrialisés,
pollutions multiples et, par conséquent, dégradations des conditions de vie humaine, sous l’effet de consommations
malsaines, d’émanations toxiques, de migrations massives ;
– poursuite d’une économie mondialisée vouée à une croissance aveugle sur ses conséquences, dominée par la
finance spéculative, sujette à dérégulation et crises ;
– poursuite de la multiplication et miniaturisation des armes nucléaires et des armes toxiques, et conditions de
conflictualité aggravées ;
– poursuite des crises de civilisation occidentale et traditionnelles, et aggravation des angoisses et désespérances qui
alimentent les régressions politiques, les régressions mentales, les nihilismes, et fanatismes ;
– poursuite du somnambulisme des dirigeants politiques et économiques concentrés sur l’immédiat et disposant
d’une pensée binaire incapable de percevoir et de concevoir la complexité du réel ;
– poursuite du règne des experts au savoir compartimenté et unilatéral et de l’impuissance du monde intellectuel à
appréhender les problèmes vitaux de l’humanité.
Créations inattendues
Le premier mythe est celui de l’immortalité par rajeunissement indéfini et infini. Or, vu leur aptitude à l’acquisition
de défenses et aux mutations, il semble bien que bactéries et virus ne puissent être liquidés et menaceront sans cesse
les vies humaines. Les risques inéliminables d’accidents énormes, d’explosions et d’attentats massifs disloqueraient
irrémédiablement les corps.
De toute façon, notre Soleil mourra, entraînant dans sa mort toute vie sur Terre. Et comme il est hautement probable
que notre Univers mourra de dispersion, l’immortalité humaine est un rêve dément que les religions ont sagement
placé au ciel.
Le thème de l’homme augmenté, qui est celui du transhumanisme, est une illusion purement technocratique par son
caractère quantitatif. Il est dans la ligne de la philosophie politico-économique dominante, qui concentre toute
connaissance dans le calcul et met tout progrès dans la croissance.
L’immortalité est conçue non comme acquisition d’une sagesse à la limite quasi divine, mais comme quantité de vie
infinie (la vraie sagesse est dans la formule de Rita Levi-Montalcini : « Donnez de la vie à vos jours plutôt que des
jours à votre vie. ») Le vrai progrès serait dans l’homme amélioré, non dans l’homme augmenté. L’humain a un
besoin majeur d’amélioration intellectuelle, morale, affective.
La troisième illusion, elle prospère aujourd’hui dans la croyance, fortifiée par le big data, en l’algorithmisation de la
vie humaine et sociale. Déjà l’esprit techno-éconocrate est persuadé qu’il connaît l’humain, la société, le monde par
le calcul, ignorant ce que le calcul ignore : la souffrance, le bonheur, le malheur, la joie, ce qui fait notre humanité.
L’idée d’algorithmisation généralisée suppose que tout est contrôlable et prédictible par le calcul.
Il suppose que l’être humain et la société sont des machines déterministes triviales, dont on peut connaître les output,
autrement dit les comportements, quand on connaît les input, autrement dit les programmes. Or, si nous nous
comportons comme des machines triviales dans le métro-boulot-dodo, nous pouvons nous comporter de façon
inattendue, y compris dans le métro et le boulot.