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1re année – ES & S
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en
cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de
son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison
que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la par-
faite religion, la parfaite police (organisation politique), parfait et accompli usage de toutes
choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et
de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par
notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En
ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, les-
quelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de
notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût ex-
cellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison
que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant
rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout
étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais
non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute
noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut rece-
voir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en
débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui
les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils
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n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer
qu'autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu
pour eux. Ils s'entr'appellent généralement, ceux de même âge frères ; enfants, ceux qui sont
au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en
commun cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que na-
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1.1. Cyrano de Bergerac, L’autre monde ou les états et empires de la lune (1649)
Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d'un pays que je ne connaissais
point. J'avais beau promener mes yeux et les jeter par la campagne, aucune créature ne s'of-
frait pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusqu'à ce que la Fortune me fît rencontrer
Elle m'exauça, car au bout d'un demi-quart de lieue je rencontrai deux fort grands ani-
maux, dont l'un s'arrêta devant moi, l'autre s'enfuit légèrement au gîte (au moins je le pensai
ainsi, à cause qu'à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit
cents de même espèce qui m'environnèrent). Quand je les pus discerner de près, je connus
qu'ils avaient la taille, la figure et le visage comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce
que jadis j'avais ouï conter à ma nourrice des sirènes, des faunes et des satyres. De temps en
temps ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l'admiration de me voir, que
Une de ces bêtes-hommes m'ayant saisi par le col, de même que font les loups quand
ils enlèvent une brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville. Je fus bien étonné,
lorsque je reconnus en effet que c'étaient des hommes, de n'en rencontrer pas un qui ne mar-
Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart d'entre eux ont douze
coudées de longueur), et mon corps soutenu sur deux pieds seulement, ils ne purent croire
que je fusse un homme, car ils tenaient, eux autres, que la nature ayant donné aux hommes
comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s'en devaient servir comme eux. […]
Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu'infailliblement j'étais la
femelle du petit animal de la reine. […] Je fus mené droit au palais. […] Les grands me re-
çurent avec des admirations plus modérées que n'avait fait le peuple quand j'étais passé dans
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les rues. Mais la conclusion que j'étais sans doute la femelle du petit animal de la reine fut
celle de grandes comme celle du peuple. Mon guide me l'interprétait ainsi; et cependant lui-
même n'entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine; mais
nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi, quelque temps après en avoir considéré, commanda
qu'on l'amenât et à une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d'une troupe de singes qui
portaient la fraise et le haut-de-chausse, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il
marchait à deux pieds. Sitôt qu'il m'aperçut, il m'aborda par un criado de nuestra merced […].
Ce petit homme me conta qu'il était Européen, natif de la Vieille Castille. Il avait trou-
vé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu'au monde de la Lune où nous étions lors;
qu'étant tombé entre les mains de la reine, elle l'avait pris pour un singe, à cause qu'ils ha-
billent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l'espagnole, et que l'ayant à son arrivée trouvé
vêtu de cette façon, elle n'avait point douté qu'il ne fût de l'espèce.
« Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu'après leur avoir essayé toutes sortes d'habits, ils
n'en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n'est qu'à cause de cela qu'ils les
équipent de la sorte, n'entretenant ces animaux que pour s'en donner plaisir.
- Ce n'est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l'univers ne
produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la nature ne sau-
Notre entretien n’était que la nuit, à cause que dès six heures du matin jusques au soir la
grande foule de monde qui nous venait contempler à notre loge nous eût détournés ; d’aucuns
nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’était bruit que des bêtes
du roi. [...] Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à
leurs tons ; tant y a que j’appris à entendre leur langue et à l’écorcher un peu. Aussitôt les
nouvelles coururent par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus pe-
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tits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et
qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas les jambes de devant assez
Cette créance allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres du pays qui s’y
opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes
mais des monstres fussent de leur espèce. [ ... ] Enfin ils bridèrent si bien la conscience des
peuples sur cet article qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet
plumé ; ils confirmaient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avais que deux
pieds. On me mit donc en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.
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1.3. Bougainville, Voyage autour du monde (1772)
J’ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l’intérieur. Je me
croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de
beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse,
sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors
que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de
femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous ren-
contrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions
régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.
Je fis présent au chef du canton où nous étions d’un couple de dindes et de canards
mâles et femelles ; c’était le denier de la veuve. Je lui proposai aussi de faire un jardin à notre
manière et d’y semer différentes graines, proposition qui fut reçue avec joie. En peu de temps
Ereti fit préparer et entourer de palissades le terrain qu’avaient choisi nos jardiniers. Je le fis
bêcher ; ils admiraient nos outils de jardinage. Ils ont bien aussi autour de leurs maisons des
espèces de potagers garnis de giraumons, de patates, d’ignames et d’autres racines. Nous leur
avons semé du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des oignons et des graines pota-
gères de toute espèce. Nous avons lieu de croire que ces plantations seront bien soignées, car
ce peuple nous a paru aimer l’agriculture, et je crois qu’on l’accoutumerait facilement à tirer
Les premiers jours de notre arrivée, j’eus la visite du chef d’un canton voisin, qui vint
à bord avec un présent de fruits, de cochons, de poules et d’étoffes. Ce seigneur, nommé Tou-
taa, est d’une belle figure et d’une taille extraordinaire. Il était accompagné de quelques-uns
de ses parents, presque tous hommes de six pieds. Je leur fis présent de clous, d’outils, de
perles fausses et d’étoffes de soie. Il fallut lui rendre sa visite chez lui ; nous fûmes bien ac -
cueillis, et l’honnête Toutaa m’offrit une de ses femmes fort jeune et assez jolie. L’assemblée
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était nombreuse, et les musiciens avaient déjà entonné les chants de l’hyménée. Telle est la
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1.4. Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963)
Dans L'Empire des Steppes, de Grousset, je trouvais mention d'une infante chinoise
dont un khan de Russie occidentale avait demandé la main. Les émissaires ayant pris quinze
ans pour faire l'aller-retour et rapporter une réponse favorable, l'affaire s'était finalement
conclue... à la génération suivante. J'aime la lenteur; en outre, l'espace est une drogue que
cette histoire dispensait sans lésiner. En déjeunant, je la racontai à Thierry, et vis sa figure
s'allonger. Les lettres qu'il recevait de son amie Flo le confirmaient dans les des idées de ma-
riage qu'il ne comptait pas différer d'une génération. Bref, je tombais mal avec ma princesse.
Un peu plus tard, retour du Bain Iran, je le trouvai sur le point d'éclater. J'allai faire du
thé pour lui laisser le temps de se reprendre et quand je revins, c'était: « Je n'en peux plus de
cette prison, de cette trappe» – et je ne compris d'abord pas, tant l'égoïsme peut aveugler, qu'il
parlait du voyage – «regarde où nous en sommes, après huit mois ! piégés ici. »
Il avait déjà assez vu pour peindre toute sa vie, et surtout, l'absence avait mûri un atta-
chement qui souffrirait d'attendre. J'étais pris de court; mieux valait aborder cette question-là
le ventre plein. On mit le cap sur le Djahan Noma et, tout en rongeant un pilori, nous
convînmes qu'à l'été suivant, nous nous séparerions. Flo viendrait le retrouver dans l'Inde; je
les rejoindrais plus tard, pour la noce, quelque part entre Delhi et Colombo, puis ils s'en
Bon. Je ne voyais guère que la maladie ou l'amour pour interrompre ce genre d'entre-
prise, et préférais que ce fût l'amour. Il poussait sa vie. J'avais envie d'aller égarer la mienne,
par exemple dans un coin de cette Asie centrale dont le voisinage m'intriguait tellement.
Avant de m'endormir, j'examinai la vieille carte allemande dont le postier m'avait fait cadeau:
les ramifications brunes du Caucase, la tache froide de la Caspienne, et le vert olive de l'Orda
des Khirghizes plus vaste à elle seule que tout ce que nous avions parcouru. Ces étendues me
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donnaient des picotements. C'est tellement agréable aussi, ces grandes images dépliantes de la
nature, avec des taches, des niveaux, des moirures, où l'on imagine des cheminements, des
aubes, un autre hivernage encore plus retiré, des femmes aux nez épatés, en fichus de couleur,
séchant du poisson dans un village de planches au milieu des joncs (un peu puceaux, ces dési-
rs de terre vierge; pas romantiques pourtant, mais relevant plutôt d'instinct ancien qui pousse à
mettre son sort en balance pour accéder à une intensité qui l'élève.
J'étais quand même désemparé: cette équipe était parfaite et j'avais toujours imaginé
que nous bouclerions la boucle ensemble. Cela me paraissait convenu, mais cette convention
n'avait probablement plus rien à faire ici. On voyage pour que les choses surviennent et
changent; sans quoi on resterait chez soi. Et quelque chose avait changé pour lui, qui modifiait
ses plans. De toute façon nous n'avions rien promis; d'ailleurs il y a toujours dans les pro-
messes quelque chose de pédant et de mesquin qui nie la croissance, les forces neuves, l'inat-
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Séquence n°2 : Quand l’altérité nous est contée : Micro-
mégas de Voltaire
Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune
homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur
notre petite fourmilière ; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait
huit lieues de haut : j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds
chacun. Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et
trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, à de la tête aux pieds
vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la
terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe à neuf mille lieues de tour, ils trouve -
ront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt et un million six
cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire
dans la nature. Les États de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour
très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.
La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos
peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour :
Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons ; il sait beaucoup de choses ;
il en a inventé quelques-unes ; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la
coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de
cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir
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deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis un géomètre assez médiocre,
et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il dis -
séqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux
microscopes ordinaires ; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le
muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions sus-
sait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des coli-
maçons. Micromégas se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son côté ; le procès dura deux
cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu,
Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracas-
series et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embar-
rassa guère ; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le
cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute
étonnés des équipages de là-haut : car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons
rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation
et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon
du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme
un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis
obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée
Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que Monsieur De -
rham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur et
je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Sa -
turne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la pe-
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titesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelque -
fois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les
citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua
un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de
Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un
être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familia -
risa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de
l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui
rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et
de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière
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2.2. Conversation entre Micromégas et le Saturnien (chapitre II)
Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son
visage : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. -Oui, dit le Saturnien ;
la nature est comme un parterre dont les fleurs... -Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. -
Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures...
-Eh ! qu'ai-je à faire de vos brunes ? dit l'autre. -Elle est donc comme une galerie de peintures
dont les traits... -Eh non ! dit le voyageur ; encore une fois la nature est comme la nature.
Pourquoi lui chercher des comparaisons? -Pour vous plaire, répondit le secrétaire. -Je ne veux
point qu'on me plaise, répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : commencez d'abord
par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. -Nous en avons soixante et
douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va
au-delà de nos besoins ; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos
cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez
grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de
nous ennuyer. -Je le crois bien, dit Micromégas ; car dans notre globe nous avons près de
mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui
nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus
parfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous, j'en ai vu de fort su-
périeurs ; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de
besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ; mais
le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingé-
nieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. « Combien de temps vivez-vous ? dit le
Sirien. -Ah ! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. -C'est tout comme chez nous, dit le
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Sirien ; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la na-
ture. -Hélas ! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil.
(Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que
c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un
instant, notre globe un atome. À peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive
avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets ; je me trouve comme
une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ri -
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2.3. Rencontre avec les hommes (chapitre VI)
« Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de
l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient
personne, et je vous offre ma protection. »Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les
gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du
vaisseau récita les prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau
firent un système ; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur
parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce que Micromégas, leur apprit alors en
peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage deSaturne, les mit au
fait de ce qu'était monsieur Micromégas ; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur de-
manda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils
faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils mul-
tipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de cette nature. Un raisonneur de la
troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlo -
cuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à la troisième il
parla ainsi: «Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jus-
qu'aux pieds, que vous êtes un... –Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où peut-il savoir
ma hauteur? Mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce. Quoi! Cet atome m'a mesuré! il est
connais pas encore la sienne! -Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien en-
core votre grand compagnon.» La proposition fut acceptée ; Son Excellence se coucha de son
long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui
plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me gar-
derai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une
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suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune
homme de cent vingt mille pieds de roi. Alors Micromégas prononça ces paroles : «Je vois
plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente. O Dieu! qui avez donné
une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte
aussi peu que l'infiniment grand ; et, s'il est possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-
ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus
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Séquence n°3 : Beaumarchais, Le Mariage de Figaro,
ou la folle journée (1784)
Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au
milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le
petit bouquet de fleurs d’oranger, appelé chapeau de la mariée.
Figaro, Suzanne.
SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?
FIGARO lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal,
élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux ! ...
FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne
grâce ici.
FIGARO. Pourquoi ?
SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou
non?
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FIGARO. Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le mi -
lieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste !
en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose : il n’a qu’à tinter du sien ; crac !
SUZANNE. Fort bien ! Mais quand il aura « tinté » le matin, pour te donner quelque bonne et
longue commission, zeste ! en deux pas, il est à ma porte, et crac ! en trois sauts...
SUZANNE. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le Comte Al -
maviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est sur la tienne, entends-tu, qu’il
a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Bazile,
honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me don-
nant leçon.
FIGARO. Bazile ! ô mon mignon ! si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment
SUZANNE. Tu croyais, bon garçon ! que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton
mérite ?
Figaro. On le dit.
Figaro. On a tort.
SUZANNE. Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à
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FIGARO. Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit hon-
SUZANNE. Eh bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en
secret aujourd’hui.
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3.2. Le Comte pris au piège (Acte 1, scène 10)
la comtesse. Il n’y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.
LA COMTESSE. Vous les voyez, monsieur le comte, ils me supposent un crédit que je n’ai
FIGARO. Monseigneur, vos vassaux, touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux que
FIGARO, malignement. Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ! Elle m’est
d’un tel avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.
LE COMTE, plus embarrassé. Tu te moques, ami ! l’abolition d’un droit honteux n’est que
l’acquit d’une dette envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des
soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance : ah !
c’est la tyrannie d’un Vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan.
FIGARO, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sa-
gesse a préservé l’honneur, reçoive de votre main publiquement la toque virginale, ornée de
pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur rappelle à jamais le souvenir…
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LE COMTE, embarrassé. Si je ne savais pas qu’amoureux, poëte et musicien, sont trois titres
FIGARO. Regardez-la donc, monseigneur ; jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la
chère, puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi.
LE COMTE, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je vou-
[…]
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3.3. La relation maîtresse/servante (Acte II, scène 1)
Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une es-
trade au-devant. La porte pour entrer s’ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite ;
celle d’un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une porte, dans le fond, va chez les
femmes. Une fenêtre s’ouvre de l’autre côté.
LA COMTESSE se jette dans un bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le
SUZANNE. Oh ! que non ! monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait
m’acheter.
SUZANNE. C’est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander
sa grâce.
LA COMTESSE. Hé ! pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? Est-ce que je l’aurais refusé,
Suzon ?
SUZANNE. C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame ! Ah !
LA COMTESSE. Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé.
SUZANNE. Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais ; il s’est jeté dessus…
SUZANNE. J’ai voulu le lui ôter ; madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient… Tu ne l’auras
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SUZANNE. Eh bien, madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-là ? Ma marraine
par-ci ; je voudrais bien par l’autre : et parce qu’il n’oserait seulement baiser la robe de ma-
LA COMTESSE, rêvant. Laissons… laissons ces folies… Enfin, ma pauvre Suzanne, mon
du tout.
LA COMTESSE. Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l’ai trop ai-
mé ; je l’ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour : voilà mon seul tort avec lui ;
mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous
y aider : viendra-t-il ?
LA COMTESSE, se servant de l’éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une cha-
leur ici !…
LA COMTESSE, rêvant longtemps. Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien
coupables !
SUZANNE crie, de la fenêtre. Ah ! voilà monseigneur qui traverse à cheval le grand potager,
SUZANNE court ouvrir en chantant. Ah ! c’est mon Figaro ! ah ! c’est mon Figaro !
23
3.4. Acte III, fin de la scène 4, début de la scène 5
Scène IV Le compte, seul, marche en rêvant.
[…]
Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond,
il s’arrête), et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une ma-
nière détournée s’il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.
FIGARO. C’est… la fin d’une réponse que je faisais : Allez le dire à ma femme, s’il vous plaît.
LE COMTE se promène. Sa femme !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter mon-
FIGARO, feignant d’assurer son habillement. Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je
me changeais.
LE COMTE. …Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger in-
entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.
FIGARO. Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la More-
na ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloi-
sons ! Je me trouve là par hasard : qui sait, dans votre emportement si…
LE COMTE, radouci. Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais
faites…
FIGARO. Je sais God-dam.
LE COMTE. Eh bien ?
FIGARO. Diable ! c’est une belle langue que l’anglais, il en faut peu pour aller loin.
Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d’un bon
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poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la
broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Ai-
mez-vous à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il dé-
bouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux
bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant
menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignarde-
ment tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de cro-
cheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques
autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ;
FIGARO, à part. Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.
[…]
26
Séquence n°4 : La femme et le désir d’émancipation
Lettre CXXVII
La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Si je n’ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n’est pas que je n’en aie eu le
temps ; c’est tout simplement qu’elle m’a donné de l’humeur, & que je ne lui ai pas trouvé le
sens commun. J’avais donc cru n’avoir rien de mieux à faire que de la laisser dans l’oubli ;
mais puisque vous y revenez, que vous paraissez tenir aux idées qu’elle contient, & que vous
prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairement mon avis.
J’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail ; mais il
ne m’a jamais convenu d’en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au moins, à présent,
que vous ne pouvez plus l’ignorer, vous jugerez facilement combien votre proposition a dû
me paraître ridicule. Qui, moi, je sacrifierais un goût, & encore un goût nouveau, pour m’oc-
cuper de vous ! Et pour m’en occuper comment ? en attendant à mon tour, & en esclave sou-
mise, les sublimes faveurs de votre Hautesse. Quand, par exemple, vous voudrez vous dis-
traire un moment de ce charme inconnu que l’adorable, la céleste Mme de Tourvel vous a fait
l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous : alors descendant jusqu’à
moi, vous viendrez y chercher des plaisirs, moins vifs à la vérité, mais sans conséquence ; &
vos précieuses bontés, quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur.
suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là.
C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.
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J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de
moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été
satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, tra-
vailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même
d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au
Et par quelles raisons, allez-vous demander ? Mais d’abord il pourrait fort bien n’y en
avoir aucune : car le caprice qui vous ferait préférer, peut également vous faire exclure. Je
veux pourtant bien, par politesse, vous motiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop
de sacrifices à me faire ; & moi, au lieu d’en avoir la reconnaissance que vous ne manqueriez
pas d’en attendre, je serais capable de croire que vous m’en devriez encore ! Vous voyez bien,
qu’aussi éloignés l’un de l’autre par notre façon de penser, nous ne pouvons nous rapprocher
d’aucune manière ; & je crains qu’il ne me faille beaucoup de temps, mais beaucoup, avant de
changer de sentiment. Quand je serai corrigée, je vous promets de vous avertir. Jusque-là,
croyez-moi, faites d’autres arrangements & gardez vos baisers ; vous avez tant à les placer
mieux !…
Adieu, comme autrefois, dites-vous ? Mais, autrefois, vous faisiez un peu plus de cas
de moi ; vous ne m’aviez pas destinée tout à fait aux troisièmes rôles ; & surtout vous vouliez
bien attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement. Trouvez donc bon
qu’au lieu de vous dire aussi, adieu comme autrefois, je vous dise, adieu comme à présent.
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4.2. George Sand, Indiana (1832)
Quand son mari l’aborda d’un air impérieux et dur, il changea tout d’un coup de vi-
sage et de ton, et se trouva contraint devant elle, maté par la supériorité de son caractère. Il es-
saya alors d’être digne et froid comme elle ; mais il n’en put jamais venir à bout.
peut-être la nuit ? »
Ce peut-être apprit à madame Delmare que son absence avait été signalée assez tard.
— J’y tiens fort peu, répondit-elle d’un ton glacial. Si je refuse de vous répondre, c’est
absolument pour la forme. Je veux vous convaincre que vous n’avez pas le droit de m’adres-
— Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de
moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du
— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon
maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez
le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, Monsieur, vous ne
pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un ins-
trument de supplice qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vouliez manier l’air et sai-
sir le vide !
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— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.
Mais vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de
peine.
— Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y ga-
gnerait rien.
— Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.
Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un
Delmare eut envie de se jeter sur lui ; mais il sentit qu’il avait tort, et il ne craignait rien
« Ainsi, madame, lui dit-il en serrant ses bras contre sa poitrine pour résister à la tenta-
tion de la frapper, vous entrez en révolte ouverte contre moi, vous refusez de me suivre à l’île
ce matin. Vous avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la
fenêtre pour vous prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un em-
pire dérisoire. J’ai passé quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la
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liberté pour vous montrer que vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends
que de moi sur la terre. En me promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma
conscience de revenir me placer sous votre patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cou-
sin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas
su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, Monsieur, ne perdez pas votre temps à discu-
ter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu le droit dès que
vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous aider
et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon inten-
— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, » dit le colonel en haussant les épaules.
Et il se retira dans sa chambre pour mettre en ordre ses papiers, fort satisfait, au dedans
31
4.3. Flaubert, Madame Bovary (1857)
Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n’importe quel en-
gagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter.
Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de
corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de voluptés pour
elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait,
Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d’allures. Ses re-
gards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut même l’inconvenance de se pro-
ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hiron-
delle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme ; et Mme Bovary mère, qui, après
une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bour-
geoise la moins scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charles n’avait point
écouté ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait ;
elle se permit des observations, et l’on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.
compagnie d’un homme, un homme à collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de
ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire ; mais la bonne dame
s’emporta, déclarant qu’à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des do-
mestiques.
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— Emma !… maman !… s’écriait Charles pour les rapatrier.
Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en
répétant :
Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles re-
tourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit par répondre :
En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant :
— Excusez-moi, madame.
33
4.4. Annie Ernaux, La femme gelée (1981)
Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac, je donne des
cours de latin. Le soir descend plus tôt, on travaille ensemble dans la grande salle. Comme
Qui pourrait encore m’attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment
Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau
de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du
compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme
sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient
à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence.
Par la dînette. Le restau universitaire fermait l’été. Midi et soir je suis seule devant les
casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la
mousse au chocolat, de l’extra, pas du courant. Aucun passé d’aide-culinaire dans les jupes de
maman ni l’un ni l’autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de
cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bos-
sera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la cui-
sine. Il se marre, « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père,
pas le mien ! ». Je suis humiliée. Mes parents, l’aberration, le couple bouffon. Non je n’en ai
pas vu beaucoup d’hommes peler des patates. Mon modèle à moi n’est pas le bon, il me le fait
sentir. Le sien commence à monter à l’horizon, monsieur père laisse son épouse s’occuper de
tout dans la maison, lui si disert, cultivé, en train de balayer, ça serait cocasse, délirant, un
point c’est tout. À toi d’apprendre ma vieille. Des moments d’angoisse et de découragement
devant le buffet jaune canari du meublé, des œufs, des pâtes, des endives, toute la bouffe est
là, qu’il faut manipuler, cuire. Fini la nourriture-décor de mon enfance, les boîtes de conserve
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en quinconce, les bocaux multicolores, la nourriture surprise des petits restaurants chinois bon
Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement, aujourd’hui c’est ton tour, je tra-
vaille La Bruyère. Seulement des allusions, des remarques acides, l’écume d’un ressentiment
mal éclairci. Et plus rien, je ne veux pas être une emmerdeuse, est-ce que c’est vraiment im-
portant, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher, ces baga-
telles relèvent-elles du problème de la liberté, je me suis mise à en douter. Pire, j’ai pensé que
j’étais plus malhabile qu’une autre, une flemmarde en plus, qui regrettait le temps où elle se
fourrait les pieds sous la table, une intellectuelle paumée incapable de casser un œuf propre-
ment. Il fallait changer. À la fac, en octobre, j’essaie de savoir comment elles font les filles
mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles
disent seulement, mais avec un air de fierté, comme si c’était glorieux d’être submergée d’oc-
cupations. La plénitude des femmes mariées. Plus le temps de s’interroger, couper stupide-
ment les cheveux en quatre, le réel c’est ça, un homme, et qui bouffe, pas deux yaourts et un
thé, il ne s’agit pas d’être une braque. Alors, jour après jour, de petits pois cramés en quiche
trop salée, sans joie, je me suis efforcée d’être la nourricière, sans me plaindre.
« Tu sais, je préfère manger à la maison plutôt qu’au restau U, c’est bien meilleur ! »
Sincère, et il croyait me faire un plaisir fou. Moi je me sentais couler. Version anglaise, purée,
philosophie de l’histoire, vite le supermarché va fermer, les études par petits bouts c’est dis-
trayant mais ça tourne peu à peu aux arts d’agrément. J’ai terminé avec peine et sans goût un
mémoire sur le surréalisme que j’avais choisi l’année d’avant avec enthousiasme. Pas eu le
temps de rendre un seul devoir au premier trimestre, je n’aurai certainement pas le capes, trop
difficile. Mes buts d’avant se perdent dans un flou étrange. Moins de volonté. Pour la pre-
mière fois, j’envisage un échec avec indifférence, je table sur sa réussite à lui, qui, au
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contraire, s’accroche plus qu’avant, tient à finir sa licence et sciences po en juin, bout de pro-
Quelque part dans l’armoire dorment des nouvelles, il les a lues, pas mal, tu devrais
continuer. Mais oui, il m’encourage, il souhaite que je réussisse au concours de prof, que je
me « réalise » comme lui. Dans la conversation, c’est toujours le discours de l’égalité. Quand
nous nous sommes rencontrés dans les Alpes, on a parlé ensemble de Dostoïevski et de la ré-
volution algérienne. Il n’a pas la naïveté de croire que le lavage de ses chaussettes me comble
Intellectuellement, il est pour ma liberté, il établit des plans d’organisation pour les
prend son air contrit d’enfant bien élevé, le doigt sur la bouche, pour rire, « ma pitchoune, j’ai
oublié d’essuyer la vaisselle… » tous les conflits se rapetissent et s’engluent dans la gen-
tillesse du début de la vie commune, dans cette parole enfantine qui nous a curieusement sai-
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Séquence n°5 : J.M.G. Le Clézio, Désert (1980)
5.1. Le début du récit de Nour : entrée dans le désert aux côtés des hommes bleus
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la
brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en
suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés
dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient
deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les
femmes fermaient la marche. C’étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds
manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore plus sombre dans les
voiles d’indigo.
Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent
soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour
d’eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile
bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile
bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où
on allait.
Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La
sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de
l’indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le
front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de mé-
tal, regardaient à peine l’étendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des
dunes.
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Il n’y avait rien d’autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun
autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait
sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis la
première aube, sans s’arrêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sé-
cheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. Ma faim les rongeait. Ils n’auraient pas pu par-
ler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand
le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.
quand le sable s’éboulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regarder l’endroit
où leurs pieds allaient se poser. C’était comme s’ils cheminaient sur des traces invisibles qui
les conduisaient vers l’autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d’entre eux portait un fu-
sil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée
entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d’un drapeau. Ses frères
marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le
poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés
par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l’homme au fu-
sil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais
Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils
étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans
nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la
faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, les
lueurs de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil,
les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible. Ils
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avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs
yeux.
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5.2. Dans la Cité : l’écriture de l’attente
Lalla attend quelque chose. Elle ne sait pas très bien quoi, mais elle attend. Les jours
sont longs, à la Cité, les jours de pluie, les jours de vents, les jours de l'été. Quelquefois Lalla
croit qu'elle attend seulement que les jours arrivent mais quand ils sont là, elle s'aperçoit que
ce n'étaient pas eux. Elle attend, c'est tout. Les gens ont beaucoup de patience, peut-être qu'ils
attendent toute leur vie quelque chose, et que jamais rien n'arrive.
Les hommes restent assis souvent, sur une pierre, au soleil, la tête couverte d’un pan
de manteau ou d’une serviette éponge. Ils regardent devant eux. Qu’est-ce qu’ils regardent ?
L’horizon poussiéreux, les chemins où roulent les camions, pareils à de gros scarabées de
toutes les couleurs, et les silhouettes des collines de pierres, les nuages blancs qui avancent
dans le ciel. C’est cela qu’ils regardent. Ils n’ont pas envie d’autre chose. Les femmes at-
tendent aussi, devant la fontaine, sans parler, voilées de noir, leurs pieds nus posés bien à plat
sur la terre.
Même les enfants savent attendre. Ils s’assoient devant la maison de l’épicier, et ils at-
tendent, comme cela, sans jouer, sans crier. De temps à autre, l’un d’entre eux se lève et va
échanger ses pièces de monnaie contre une bouteille de Fanta, ou contre une poignée de bon-
Il y a des jours où l’on ne sait pas où on va, où l’on ne sait pas ce qui va arriver. Tout
le monde guette dans la rue, et sur le bord de la route, les enfants en haillons attendent l’arri-
vée de l’autocar bleu, ou le passage de gros camions qui apportent du gas-oil, le bois, le ci-
ment. Lalla connaît bien le bruit des camions. Quelquefois, elle va s’asseoir avec les autres
enfants, sur le talus de pierres neuves, à l’entrée de la Cité. Quand un camion arrive, tous les
enfants se tournent vers le bout de la route, très loin, là où l’air danse au-dessus du goudron et
fait onduler les collines. On entend le bruit du moteur longtemps avant que le camion n’ait ap-
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paru. C’est un grondement aigu, presque un sifflement, avec de temps en temps un coup de
klaxon qui résonne et fait des échos sur les murs des maisons. Puis on voit un nuage de pous-
sière, un nuage jaune où se mêle la fumée bleue du moteur. Le camion rouge arrive à toute vi-
tesse sur la route de goudron. Au-dessus de la cabine du chauffeur, il y a une cheminée qui
crache de la vapeur bleue et le soleil qui brille sur le pare-brise et sur les chromes. Les pneus
dévorent la route de goudron, il va en zigzaguant en peu à cause du vent, et chaque fois que
les roues de la semi-remorque mordent sur les bas-côtés de la route, cela fait un nuage de
poussière qui jaillit vers le ciel. Puis il passe devant les enfants, en klaxonnant très fort, et la
terre tremble sous ses quatorze pneus noirs, et le vent de poussière et l’odeur âcre de l’essence
Longtemps après, les enfants parlent encore du camion rouge, et ils racontent des his-
C’est comme cela, quand on attend. On va beaucoup voir les routes, les ponts et la
mer, pour voir passer ceux qui ne restent pas, ceux qui s’en vont.
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5.3. À la gare de Marseille
La gare, c’est aussi un des endroits où on peut voir sans être vu, parce qu’il y a trop
d’agitation et de hâte pour qu’on fasse attention à qui que ce soit. Il y a des gens de toutes
sortes dans la gare, des méchants, des violents à la tête cramoisie, des violents qui crient à tue-
tête ; il y a des gens très tristes et très pauvres aussi, des vieux perdus, qui cherchent avec an-
goisse le quai d’où part leur train, des femmes qui ont trop d’enfants et qui clopinent avec leur
cargaison le long des wagons trop haut. Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les
Noirs débarqués des bateaux, en route vers les pays froids, vêtus de chemisettes bariolées,
avec pour tout bagage un sac de plage ; Les Nord-Africains, sombres couverts de vieilles
vestes,, coiffés de bonnets de montagne ou de casquettes à oreillettes ; des Turcs, des Espa-
gnols, des Grecs, tous l’air inquiet et fatigué, errant sur les quais dans le vent, se cognant les
uns les autres au milieu de la foule des voyageurs indifférents et des militaires goguenards.
Lalla les regarde, son visage couleur de cuivre protégé par son manteau. Mais de
temps en temps, son cœur bat plus vite, et ses yeux jettent un éclat de lumière, comme le reflet
du soleil sur les pierres du désert. Elle regarde ceux qui s’en vont vers d’autres villes, vers la
faim, le froid, le malheur, ceux qui vont être humiliés, vivre dans la solitude. Ils passent, un
peu courbés, les yeux vides, les vêtement déjà usés par les nuits à coucher par terre, pareils à
Ils vont vers les villes noires, vers les ciels bas, vers les fumées, vers le froid, la mala-
die qui déchire la poitrine. Ils vont vers leurs cités dans les terrains de boue, en contrebas des
autoroutes, vers les chambres creusées dans la terre, pareilles à des tombeaux, entourées de
hauts murs et de grillages. Peut-être qu’ils ne reviendront pas, ces hommes, ces femmes, qui
passent comme des fantômes, en traînant leurs bagages et leurs enfants trop lourds, peut-être
qu’ils vont mourir dans ces pays qu’ils ne connaissent pas, loin de leurs villages, loin de leurs
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familles ? Ils vont dans ces pays étrangers qui vont prendre leur vie, qui vont les broyer et les
dévorer. Lalla reste immobile dans son coin d’ombre, et sa vue se brouille, parce que c’est
cela qu’elle pense. Elle voudrait tant s’en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu’à ce
qu’il n’y ait plus de maisons, plus de jardins, plus même de routes, ni de rivage, mais un sen-
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5.4. La danse de Lalla
Puis elle danse, à son tour, sur l’arène, au milieu des gens. Elle danse comme elle a ap-
pris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop
de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la pho-
tographier. Au début, les gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle.
Puis, c’est comme s’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, sans qu’ils
s’en doutent. Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute
seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la mu -
sique électrique, et c’est comme si la musique était à l’intérieur de son corps. La lumière brille
sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses
yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force,
de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au
rythme des tambours, ou plutôt, c’est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses
talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses épaules et ses bras
sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enve-
loppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle,
seule comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres, et la
musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu’ils ont tous
disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, reflets passagers des mi-
roirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photo-
graphe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des
blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-même,
les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les
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Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les
nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l’air
tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lu-
mière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil,
quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C’est la musique lente et lourde de
l’électricité, des guitares, de l’orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu’elle
ne l’entend même plus. La musique est si lente et profonde qu’elle couvre sa peau de cuivre,
ses cheveux, ses yeux. L’ivresse de la danse s’étend autour d’elle, et les hommes et les
femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme
du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Personne ne dit
rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la danse vienne en
soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. […] La lumière d’un seul
coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend
ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les
tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous
les haut-parleurs. Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s’écroule sur elle-même, glisse sur
le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue
par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photographe ne s’approche d’elle, tan-
dis que les danseurs s’écartent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.
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Séquence n°6 : l’expression poétique de la révolte contre la guerre
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Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
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6.2. Rimbaud, « Le Dormeur du Val », Poésies (1895)
Le Dormeur du Val
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6.3. Lecture analytique n° 3 : Aragon, « La guerre et ce qui s'ensuivit », Le roman
inachevé
La guerre et ce qui s’ensuivit
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Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
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Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.
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6.4. Desnos, « Ce cœur qui haïssait la guerre », Destinée arbitraire
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait plus qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre
et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la
campagne
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Et tout ce sang porte dans les millions de cervelles un même mot d’ordre :
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proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme
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Table des matières
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