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Épreuve de français anticipée (partie orale)

Corpus de textes
1re année – ES & S

Année académique 2018-2019


Séquence n°1 : La question de l’altérité

1.1. Montaigne, « des cannibales », Essais, Livre I, chapitre 31

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en

cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de

son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison

que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la par-

faite religion, la parfaite police (organisation politique), parfait et accompli usage de toutes

choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et

de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par

notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En

ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, les-

quelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de

notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût ex-

cellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison

que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant

rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout

étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos

vaines et frivoles entreprises […]

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais

non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute

noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut rece-

voir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en

débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui

les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils

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n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer

qu'autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu

pour eux. Ils s'entr'appellent généralement, ceux de même âge frères ; enfants, ceux qui sont

au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en

commun cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre que celui tout pur que na-

ture donne à ses créatures, les produisant au monde.

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1.1. Cyrano de Bergerac, L’autre monde ou les états et empires de la lune (1649)

Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d'un pays que je ne connaissais

point. J'avais beau promener mes yeux et les jeter par la campagne, aucune créature ne s'of-

frait pour les consoler. Enfin je résolus de marcher, jusqu'à ce que la Fortune me fît rencontrer

la compagnie de quelque bête ou de la mort.

Elle m'exauça, car au bout d'un demi-quart de lieue je rencontrai deux fort grands ani-

maux, dont l'un s'arrêta devant moi, l'autre s'enfuit légèrement au gîte (au moins je le pensai

ainsi, à cause qu'à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit

cents de même espèce qui m'environnèrent). Quand je les pus discerner de près, je connus

qu'ils avaient la taille, la figure et le visage comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce

que jadis j'avais ouï conter à ma nourrice des sirènes, des faunes et des satyres. De temps en

temps ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l'admiration de me voir, que

je croyais quasi être devenu monstre.

Une de ces bêtes-hommes m'ayant saisi par le col, de même que font les loups quand

ils enlèvent une brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville. Je fus bien étonné,

lorsque je reconnus en effet que c'étaient des hommes, de n'en rencontrer pas un qui ne mar-

chât à quatre pattes.

Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart d'entre eux ont douze

coudées de longueur), et mon corps soutenu sur deux pieds seulement, ils ne purent croire

que je fusse un homme, car ils tenaient, eux autres, que la nature ayant donné aux hommes

comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s'en devaient servir comme eux. […]

Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu'infailliblement j'étais la

femelle du petit animal de la reine. […] Je fus mené droit au palais. […] Les grands me re-

çurent avec des admirations plus modérées que n'avait fait le peuple quand j'étais passé dans

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les rues. Mais la conclusion que j'étais sans doute la femelle du petit animal de la reine fut

celle de grandes comme celle du peuple. Mon guide me l'interprétait ainsi; et cependant lui-

même n'entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la reine; mais

nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi, quelque temps après en avoir considéré, commanda

qu'on l'amenât et à une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d'une troupe de singes qui

portaient la fraise et le haut-de-chausse, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il

marchait à deux pieds. Sitôt qu'il m'aperçut, il m'aborda par un criado de nuestra merced […].

Ce petit homme me conta qu'il était Européen, natif de la Vieille Castille. Il avait trou-

vé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusqu'au monde de la Lune où nous étions lors;

qu'étant tombé entre les mains de la reine, elle l'avait pris pour un singe, à cause qu'ils ha-

billent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l'espagnole, et que l'ayant à son arrivée trouvé

vêtu de cette façon, elle n'avait point douté qu'il ne fût de l'espèce.

« Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu'après leur avoir essayé toutes sortes d'habits, ils

n'en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n'est qu'à cause de cela qu'ils les

équipent de la sorte, n'entretenant ces animaux que pour s'en donner plaisir.

- Ce n'est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation en faveur de qui l'univers ne

produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la nature ne sau-

rait engendrer que des matières de rire. » […]

Notre entretien n’était que la nuit, à cause que dès six heures du matin jusques au soir la

grande foule de monde qui nous venait contempler à notre loge nous eût détournés ; d’aucuns

nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres de l’herbe. Il n’était bruit que des bêtes

du roi. [...] Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à

leurs tons ; tant y a que j’appris à entendre leur langue et à l’écorcher un peu. Aussitôt les

nouvelles coururent par tout le royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus pe-

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tits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et

qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas les jambes de devant assez

fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance allait prendre racine à force de cheminer, sans les prêtres du pays qui s’y

opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes

mais des monstres fussent de leur espèce. [ ... ] Enfin ils bridèrent si bien la conscience des

peuples sur cet article qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet

plumé ; ils confirmaient les persuadés sur ce que non plus qu’un oiseau je n’avais que deux

pieds. On me mit donc en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

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1.3. Bougainville, Voyage autour du monde (1772)

J’ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l’intérieur. Je me

croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de

beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse,

sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors

que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de

femmes assises à l’ombre des vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous ren-

contrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions

régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur.

Je fis présent au chef du canton où nous étions d’un couple de dindes et de canards

mâles et femelles ; c’était le denier de la veuve. Je lui proposai aussi de faire un jardin à notre

manière et d’y semer différentes graines, proposition qui fut reçue avec joie. En peu de temps

Ereti fit préparer et entourer de palissades le terrain qu’avaient choisi nos jardiniers. Je le fis

bêcher ; ils admiraient nos outils de jardinage. Ils ont bien aussi autour de leurs maisons des

espèces de potagers garnis de giraumons, de patates, d’ignames et d’autres racines. Nous leur

avons semé du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des oignons et des graines pota-

gères de toute espèce. Nous avons lieu de croire que ces plantations seront bien soignées, car

ce peuple nous a paru aimer l’agriculture, et je crois qu’on l’accoutumerait facilement à tirer

parti du sol le plus fertile de l’univers.

Les premiers jours de notre arrivée, j’eus la visite du chef d’un canton voisin, qui vint

à bord avec un présent de fruits, de cochons, de poules et d’étoffes. Ce seigneur, nommé Tou-

taa, est d’une belle figure et d’une taille extraordinaire. Il était accompagné de quelques-uns

de ses parents, presque tous hommes de six pieds. Je leur fis présent de clous, d’outils, de

perles fausses et d’étoffes de soie. Il fallut lui rendre sa visite chez lui ; nous fûmes bien ac -

cueillis, et l’honnête Toutaa m’offrit une de ses femmes fort jeune et assez jolie. L’assemblée

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était nombreuse, et les musiciens avaient déjà entonné les chants de l’hyménée. Telle est la

manière de recevoir les visites de cérémonie.

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1.4. Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963)

Dans L'Empire des Steppes, de Grousset, je trouvais mention d'une infante chinoise

dont un khan de Russie occidentale avait demandé la main. Les émissaires ayant pris quinze

ans pour faire l'aller-retour et rapporter une réponse favorable, l'affaire s'était finalement

conclue... à la génération suivante. J'aime la lenteur; en outre, l'espace est une drogue que

cette histoire dispensait sans lésiner. En déjeunant, je la racontai à Thierry, et vis sa figure

s'allonger. Les lettres qu'il recevait de son amie Flo le confirmaient dans les des idées de ma-

riage qu'il ne comptait pas différer d'une génération. Bref, je tombais mal avec ma princesse.

Un peu plus tard, retour du Bain Iran, je le trouvai sur le point d'éclater. J'allai faire du

thé pour lui laisser le temps de se reprendre et quand je revins, c'était: « Je n'en peux plus de

cette prison, de cette trappe» – et je ne compris d'abord pas, tant l'égoïsme peut aveugler, qu'il

parlait du voyage – «regarde où nous en sommes, après huit mois ! piégés ici. »

Il avait déjà assez vu pour peindre toute sa vie, et surtout, l'absence avait mûri un atta-

chement qui souffrirait d'attendre. J'étais pris de court; mieux valait aborder cette question-là

le ventre plein. On mit le cap sur le Djahan Noma et, tout en rongeant un pilori, nous

convînmes qu'à l'été suivant, nous nous séparerions. Flo viendrait le retrouver dans l'Inde; je

les rejoindrais plus tard, pour la noce, quelque part entre Delhi et Colombo, puis ils s'en

iraient de leur côté.

Bon. Je ne voyais guère que la maladie ou l'amour pour interrompre ce genre d'entre-

prise, et préférais que ce fût l'amour. Il poussait sa vie. J'avais envie d'aller égarer la mienne,

par exemple dans un coin de cette Asie centrale dont le voisinage m'intriguait tellement.

Avant de m'endormir, j'examinai la vieille carte allemande dont le postier m'avait fait cadeau:

les ramifications brunes du Caucase, la tache froide de la Caspienne, et le vert olive de l'Orda

des Khirghizes plus vaste à elle seule que tout ce que nous avions parcouru. Ces étendues me

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donnaient des picotements. C'est tellement agréable aussi, ces grandes images dépliantes de la

nature, avec des taches, des niveaux, des moirures, où l'on imagine des cheminements, des

aubes, un autre hivernage encore plus retiré, des femmes aux nez épatés, en fichus de couleur,

séchant du poisson dans un village de planches au milieu des joncs (un peu puceaux, ces dési-

rs de terre vierge; pas romantiques pourtant, mais relevant plutôt d'instinct ancien qui pousse à

mettre son sort en balance pour accéder à une intensité qui l'élève.

J'étais quand même désemparé: cette équipe était parfaite et j'avais toujours imaginé

que nous bouclerions la boucle ensemble. Cela me paraissait convenu, mais cette convention

n'avait probablement plus rien à faire ici. On voyage pour que les choses surviennent et

changent; sans quoi on resterait chez soi. Et quelque chose avait changé pour lui, qui modifiait

ses plans. De toute façon nous n'avions rien promis; d'ailleurs il y a toujours dans les pro-

messes quelque chose de pédant et de mesquin qui nie la croissance, les forces neuves, l'inat-

tendu. Et à cet égard, la ville était une couveuse.

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Séquence n°2 : Quand l’altérité nous est contée : Micro-
mégas de Voltaire

2.1. Chapitre I (incipit)

Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune

homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur

notre petite fourmilière ; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait

huit lieues de haut : j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds

chacun. Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et

trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, à de la tête aux pieds

vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la

terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe à neuf mille lieues de tour, ils trouve -

ront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt et un million six

cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire

dans la nature. Les États de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour

en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu'une

très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres.

La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos

peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour :

ce qui fait une très jolie proportion.

Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous avons ; il sait beaucoup de choses ;

il en a inventé quelques-unes ; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la

coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de

cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir

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deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis un géomètre assez médiocre,

et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il dis -

séqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux

microscopes ordinaires ; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le

muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions sus-

pectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement : il s'agis -

sait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des coli-

maçons. Micromégas se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son côté ; le procès dura deux

cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu,

et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années.

Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracas-

series et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embar-

rassa guère ; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le

cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute

étonnés des équipages de là-haut : car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons

rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation

et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon

du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme

un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis

obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée

que l'illustre vicaire

Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que Monsieur De -

rham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur et

je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Sa -

turne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la pe-

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titesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelque -

fois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les

citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua

un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de

Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un

être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familia -

risa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de

l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui

rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits vers et

de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière

que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.

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2.2. Conversation entre Micromégas et le Saturnien (chapitre II)

Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son

visage : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. -Oui, dit le Saturnien ;

la nature est comme un parterre dont les fleurs... -Ah ! dit l'autre, laissez là votre parterre. -

Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures...

-Eh ! qu'ai-je à faire de vos brunes ? dit l'autre. -Elle est donc comme une galerie de peintures

dont les traits... -Eh non ! dit le voyageur ; encore une fois la nature est comme la nature.

Pourquoi lui chercher des comparaisons? -Pour vous plaire, répondit le secrétaire. -Je ne veux

point qu'on me plaise, répondit le voyageur ; je veux qu'on m'instruise : commencez d'abord

par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. -Nous en avons soixante et

douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va

au-delà de nos besoins ; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos

cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez

grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de

nous ennuyer. -Je le crois bien, dit Micromégas ; car dans notre globe nous avons près de

mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui

nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus

parfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous, j'en ai vu de fort su-

périeurs ; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de

besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ; mais

jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là. » Le Saturnien et

le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures ; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingé-

nieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. « Combien de temps vivez-vous ? dit le

Sirien. -Ah ! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. -C'est tout comme chez nous, dit le

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Sirien ; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la na-

ture. -Hélas ! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil.

(Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que

c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence est un point, notre durée un

instant, notre globe un atome. À peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive

avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets ; je me trouve comme

une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ri -

dicule que je fais dans ce monde. »

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2.3. Rencontre avec les hommes (chapitre VI)

« Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naître dans l'abîme de

l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient

impénétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour ; mais je ne méprise

personne, et je vous offre ma protection. »Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les

gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du

vaisseau récita les prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau

firent un système ; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur

parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce que Micromégas, leur apprit alors en

peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage deSaturne, les mit au

fait de ce qu'était monsieur Micromégas ; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur de-

manda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils

faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils mul-

tipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de cette nature. Un raisonneur de la

troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlo -

cuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à la troisième il

parla ainsi: «Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jus-

qu'aux pieds, que vous êtes un... –Mille toises! s'écria le nain; juste Ciel! d'où peut-il savoir

ma hauteur? Mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce. Quoi! Cet atome m'a mesuré! il est

géomètre, il connaît ma grandeur ; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, je ne

connais pas encore la sienne! -Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien en-

core votre grand compagnon.» La proposition fut acceptée ; Son Excellence se coucha de son

long: car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui

plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me gar-

derai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une

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suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune

homme de cent vingt mille pieds de roi. Alors Micromégas prononça ces paroles : «Je vois

plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente. O Dieu! qui avez donné

une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte

aussi peu que l'infiniment grand ; et, s'il est possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-

ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus

dans le ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je suis descendu. »

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Séquence n°3 : Beaumarchais, Le Mariage de Figaro,
ou la folle journée (1784)

3.1. Scène d’exposition (Acte I, scène 1)

Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au
milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le
petit bouquet de fleurs d’oranger, appelé chapeau de la mariée.
Figaro, Suzanne.

FIGARO. Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal,

élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux ! ...

SUZANNE se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne

grâce ici.

SUZANNE. Dans cette chambre ?

FIGARO. Il nous la cède.

SUZANNE. Et moi, je n’en veux point.

FIGARO. Pourquoi ?

SUZANNE. Je n’en veux point.

FIGARO. Mais encore ?

SUZANNE. Elle me déplaît.

FIGARO. On dit une raison.

SUZANNE. Si je n’en veux pas dire ?

FIGARO. Oh ! quand elles sont sûres de nous !

SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou

non?

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FIGARO. Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le mi -

lieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste !

en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose : il n’a qu’à tinter du sien ; crac !

en trois sauts me voilà rendu.

SUZANNE. Fort bien ! Mais quand il aura « tinté » le matin, pour te donner quelque bonne et

longue commission, zeste ! en deux pas, il est à ma porte, et crac ! en trois sauts...

FIGARO. Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE. Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO. Eh, qu’est-ce qu’il y a ? bon Dieu !

SUZANNE. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le Comte Al -

maviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est sur la tienne, entends-tu, qu’il

a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Bazile,

honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me don-

nant leçon.

FIGARO. Bazile ! ô mon mignon ! si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment

redressé, la moelle épinière à quelqu’un...

SUZANNE. Tu croyais, bon garçon ! que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton

mérite ?

FIGARO. J’avais assez fait pour l’espérer.

SUZANNE. Que les gens d’esprit sont bêtes !

Figaro. On le dit.

SUZANNE. Mais c’est qu’on ne veut pas le croire !

Figaro. On a tort.

SUZANNE. Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à

seule, qu’un ancien droit du seigneur... Tu sais s’il était triste !

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FIGARO. Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit hon-

teux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.

SUZANNE. Eh bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en

secret aujourd’hui.

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3.2. Le Comte pris au piège (Acte 1, scène 10)

Chérubin, Suzanne, Figaro, la Comtesse, le Comte, Fanchette, Basile. Beaucoup de valets,


paysannes, paysans vêtus de blanc.
FIGARO, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à

la comtesse. Il n’y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.

LA COMTESSE. Vous les voyez, monsieur le comte, ils me supposent un crédit que je n’ai

point ; mais comme leur demande n’est pas déraisonnable…

LE COMTE, embarrassé. Il faudrait qu’elle le fût beaucoup…

FIGARO, bas à Suzanne. Soutiens bien mes efforts.

SUZANNE, bas à Figaro. Qui ne mèneront à rien.

FIGARO, bas. Va toujours.

LE COMTE, à Figaro. Que voulez-vous ?

FIGARO. Monseigneur, vos vassaux, touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux que

votre amour pour madame…

LE COMTE. Hé bien, ce droit n’existe plus : que veux-tu dire ?

FIGARO, malignement. Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ! Elle m’est

d’un tel avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.

LE COMTE, plus embarrassé. Tu te moques, ami ! l’abolition d’un droit honteux n’est que

l’acquit d’une dette envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des

soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance : ah !

c’est la tyrannie d’un Vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan.

FIGARO, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sa-

gesse a préservé l’honneur, reçoive de votre main publiquement la toque virginale, ornée de

plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-en la cérémonie

pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur rappelle à jamais le souvenir…

20
LE COMTE, embarrassé. Si je ne savais pas qu’amoureux, poëte et musicien, sont trois titres

d’indulgence pour toutes les folies…

FIGARO. Joignez-vous à moi, mes amis !

TOUS ENSEMBLE. Monseigneur ! monseigneur !

SUZANNE, au Comte. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ?

LE COMTE, à part. La perfide !

FIGARO. Regardez-la donc, monseigneur ; jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la

grandeur de votre sacrifice.

SUZANNE. Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu.

LE COMTE, à part. C’est un jeu que tout ceci.

LA COMTESSE. Je me joins à eux, monsieur le comte ; et cette cérémonie me sera toujours

chère, puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi.

LE COMTE. Que j’ai toujours, madame ; et c’est à ce titre que je me rends.

TOUS ENSEMBLE. Vivat !

LE COMTE, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je vou-

drais seulement qu’on la remît à tantôt. (À part.) Faisons vite chercher Marceline.

[…]

21
3.3. La relation maîtresse/servante (Acte II, scène 1)

Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcôve, une es-
trade au-devant. La porte pour entrer s’ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite ;
celle d’un cabinet, à la première coulisse à gauche. Une porte, dans le fond, va chez les
femmes. Une fenêtre s’ouvre de l’autre côté.

Suzanne, la Comtesse entre par la porte à droite.

LA COMTESSE se jette dans un bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le

plus grand détail.

SUZANNE. Je n’ai rien caché à madame.

LA COMTESSE. Quoi ! Suzon, il voulait te séduire ?

SUZANNE. Oh ! que non ! monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait

m’acheter.

LA COMTESSE. Et le petit page était présent ?

SUZANNE. C’est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander

sa grâce.

LA COMTESSE. Hé ! pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? Est-ce que je l’aurais refusé,

Suzon ?

SUZANNE. C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame ! Ah  !

Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !

LA COMTESSE. Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé.

SUZANNE. Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais ; il s’est jeté dessus…

LA COMTESSE, souriant. Mon ruban ?… Quelle enfance !

SUZANNE. J’ai voulu le lui ôter ; madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient… Tu ne l’auras

qu’avec ma vie, disait-il en forçant sa petite voix douce et grêle.

LA COMTESSE, rêvant. Eh bien, Suzon ?

22
SUZANNE. Eh bien, madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-là ? Ma marraine

par-ci ; je voudrais bien par l’autre : et parce qu’il n’oserait seulement baiser la robe de ma-

dame, il voudrait toujours m’embrasser, moi.

LA COMTESSE, rêvant. Laissons… laissons ces folies… Enfin, ma pauvre Suzanne, mon

époux a fini par te dire…

SUZANNE. Que si je ne voulais pas l’entendre, il allait protéger Marceline.

LA COMTESSE se lève et se promène, en se servant fortement de l’éventail. Il ne m’aime plus

du tout.

SUZANNE. Pourquoi tant de jalousie ?

LA COMTESSE. Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l’ai trop ai-

mé ; je l’ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour : voilà mon seul tort avec lui ;

mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous

y aider : viendra-t-il ?

SUZANNE. Dès qu’il verra partir la chasse.

LA COMTESSE, se servant de l’éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une cha-

leur ici !…

SUZANNE. C’est que madame parle et marche avec action.

(Elle va ouvrir la croisée du fond.)

LA COMTESSE, rêvant longtemps. Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien

coupables !

SUZANNE  crie, de la fenêtre. Ah ! voilà monseigneur qui traverse à cheval le grand potager,

suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers.

LA COMTESSE. Nous avons du temps devant nous. (Elle s’assied.) On frappe, Suzon !

SUZANNE  court ouvrir en chantant. Ah ! c’est mon Figaro ! ah ! c’est mon Figaro !

23
3.4. Acte III, fin de la scène 4, début de la scène 5
Scène IV Le compte, seul, marche en rêvant.
[…]
Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond,

il s’arrête), et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une ma-

nière détournée s’il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.

Scène V Le Comte, Figaro

FIGARO, à part. Nous y voilà.

LE COMTE. … S’il en sait par elle un seul mot…

FIGARO, à part. Je m’en suis douté.

LE COMTE. … Je lui fais épouser la vieille.

FIGARO, à part. Les amours de monsieur Basile ?

LE COMTE. … Et voyons ce que nous ferons de la jeune.

FIGARO, à part. Ah ! ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se retourne. Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?

FIGARO s’avance. Moi, qui me rends à vos ordres.

LE COMTE. Et pourquoi ces mots ?…

FIGARO. Je n’ai rien dit.

LE COMTE répète. Ma femme, s’il vous plaît ?

FIGARO. C’est… la fin d’une réponse que je faisais : Allez le dire à ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se promène. Sa femme !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter mon-

sieur, quand je le fais appeler ?

FIGARO, feignant d’assurer son habillement. Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je

me changeais.

LE COMTE. Faut-il une heure ?

FIGARO. Il faut le temps.


24
LE COMTE. Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres !

FIGARO. C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider.

LE COMTE. …Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger in-

utile, en vous jetant…

FIGARO. Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant…

LE COMTE. Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous

entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.

FIGARO. Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la More-

na ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloi-

sons ! Je me trouve là par hasard : qui sait, dans votre emportement si…

LE COMTE, interrompant. Vous pouviez fuir par l’escalier.

FIGARO. Et vous, me prendre au corridor.

LE COMTE, en colère. Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

FIGARO, à part. Voyons-le venir, et jouons serré.

LE COMTE, radouci. Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais

quelque envie de t’emmener à Londres, courrier de dépêches… mais, toutes réflexions

faites…

FIGARO. Monseigneur a changé d’avis ?

LE COMTE. Premièrement, tu ne sais pas l’anglais.

FIGARO. Je sais God-dam.

LE COMTE. Je n’entends pas.

FIGARO. Je dis que je sais God-dam.

LE COMTE. Eh bien ?

FIGARO. Diable ! c’est une belle langue que l’anglais, il en faut peu pour aller loin.

Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d’un bon

25
poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la

broche.) God-dam  ! on vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Ai-

mez-vous à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il dé-

bouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux

bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant

menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignarde-

ment tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de cro-

cheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques

autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ;

et si monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne…

LE COMTE, à part. Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.

FIGARO, à part. Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.

[…]

26
Séquence n°4 : La femme et le désir d’émancipation

4.1. Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses (1782)

Lettre CXXVII
La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Si je n’ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n’est pas que je n’en aie eu le

temps ; c’est tout simplement qu’elle m’a donné de l’humeur, & que je ne lui ai pas trouvé le

sens commun. J’avais donc cru n’avoir rien de mieux à faire que de la laisser dans l’oubli ;

mais puisque vous y revenez, que vous paraissez tenir aux idées qu’elle contient, & que vous

prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairement mon avis.

J’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail ; mais il

ne m’a jamais convenu d’en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au moins, à présent,

que vous ne pouvez plus l’ignorer, vous jugerez facilement combien votre proposition a dû

me paraître ridicule. Qui, moi, je sacrifierais un goût, & encore un goût nouveau, pour m’oc-

cuper de vous ! Et pour m’en occuper comment ? en attendant à mon tour, & en esclave sou-

mise, les sublimes faveurs de votre Hautesse. Quand, par exemple, vous voudrez vous dis-

traire un moment de ce charme inconnu que l’adorable, la céleste Mme de Tourvel vous a fait

seule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de l’attachante Cécile,

l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous : alors descendant jusqu’à

moi, vous viendrez y chercher des plaisirs, moins vifs à la vérité, mais sans conséquence ; &

vos précieuses bontés, quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur.

Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le

suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là.

C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.

27
J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de

moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été

satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, tra-

vailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même

d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au

moins pour le moment.

Et par quelles raisons, allez-vous demander ? Mais d’abord il pourrait fort bien n’y en

avoir aucune : car le caprice qui vous ferait préférer, peut également vous faire exclure. Je

veux pourtant bien, par politesse, vous motiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop

de sacrifices à me faire ; & moi, au lieu d’en avoir la reconnaissance que vous ne manqueriez

pas d’en attendre, je serais capable de croire que vous m’en devriez encore ! Vous voyez bien,

qu’aussi éloignés l’un de l’autre par notre façon de penser, nous ne pouvons nous rapprocher

d’aucune manière ; & je crains qu’il ne me faille beaucoup de temps, mais beaucoup, avant de

changer de sentiment. Quand je serai corrigée, je vous promets de vous avertir. Jusque-là,

croyez-moi, faites d’autres arrangements & gardez vos baisers ; vous avez tant à les placer

mieux !…

Adieu, comme autrefois, dites-vous ? Mais, autrefois, vous faisiez un peu plus de cas

de moi ; vous ne m’aviez pas destinée tout à fait aux troisièmes rôles ; & surtout vous vouliez

bien attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement. Trouvez donc bon

qu’au lieu de vous dire aussi, adieu comme autrefois, je vous dise, adieu comme à présent.

Votre servante, M. le Vicomte.

Du château de… 31 octobre 17…

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4.2. George Sand, Indiana (1832)

Quand son mari l’aborda d’un air impérieux et dur, il changea tout d’un coup de vi-

sage et de ton, et se trouva contraint devant elle, maté par la supériorité de son caractère. Il es-

saya alors d’être digne et froid comme elle ; mais il n’en put jamais venir à bout.

« Daignerez-vous m’apprendre, madame, lui dit-il, où vous avez passé la matinée et

peut-être la nuit ? »

Ce peut-être apprit à madame Delmare que son absence avait été signalée assez tard.

Son courage s’en augmenta.

« Non, Monsieur, répondit-elle, mon intention n’est pas de vous le dire. »

Delmare verdit de colère et de surprise.

« En vérité, dit-il d’une voix chevrotante, vous espérez me le cacher ?

— J’y tiens fort peu, répondit-elle d’un ton glacial. Si je refuse de vous répondre, c’est

absolument pour la forme. Je veux vous convaincre que vous n’avez pas le droit de m’adres-

ser cette question.

— Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de

moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du

menton ? Cela vous sied bien, femmelette !

— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon

maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez

le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, Monsieur, vous ne

pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un ins-

trument de supplice qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vouliez manier l’air et sai-

sir le vide !

29
— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.

— Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.

— Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous !

Mais vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de

peine.

— Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y ga-

gnerait rien.

— Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.

— Je le crois, » dit-elle sans changer de visage.

Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un

roseau en lui disant d’un ton pacifique :

« Je vous prie de ne pas toucher à un cheveu de cette femme. »

Delmare eut envie de se jeter sur lui ; mais il sentit qu’il avait tort, et il ne craignait rien

tant au monde que de rougir de lui-même. Il le repoussa en se contentant de lui dire :

« Mêlez-vous de vos affaires. »

Puis, revenant à sa femme :

« Ainsi, madame, lui dit-il en serrant ses bras contre sa poitrine pour résister à la tenta-

tion de la frapper, vous entrez en révolte ouverte contre moi, vous refusez de me suivre à l’île

Bourbon, vous voulez vous séparer ? Eh bien, mordieu ! moi aussi…

— Je ne le veux plus, répondit-elle. Je le voulais hier, c’était ma volonté ; ce ne l’est plus

ce matin. Vous avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la

fenêtre pour vous prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un em-

pire dérisoire. J’ai passé quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la

30
liberté pour vous montrer que vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends

que de moi sur la terre. En me promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma

conscience de revenir me placer sous votre patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cou-

sin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas

su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, Monsieur, ne perdez pas votre temps à discu-

ter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu le droit dès que

vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous aider

et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon inten-

tion. Vous pouvez me condamner, mais je n’obéirai jamais qu’à moi-même.

— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, » dit le colonel en haussant les épaules.

Et il se retira dans sa chambre pour mettre en ordre ses papiers, fort satisfait, au dedans

de lui, de la résolution de madame Delmare, et ne redoutant plus d’obstacles ; car il respectait

la parole de cette femme autant qu’il méprisait ses idées.

31
4.3. Flaubert, Madame Bovary (1857)
Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui, dans n’importe quel en-

gagement, se tient en arrière, Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter.

Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de

corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de voluptés pour

elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait,

ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.

Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, Mme Bovary changea d’allures. Ses re-

gards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut même l’inconvenance de se pro-

mener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin,

ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hiron-

delle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d’un homme ; et Mme Bovary mère, qui, après

une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bour-

geoise la moins scandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charles n’avait point

écouté ses conseils pour l’interdiction des romans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait ;

elle se permit des observations, et l’on se fâcha, une fois surtout, à propos de Félicité.

Mme Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait surprise dans la

compagnie d’un homme, un homme à collier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de

ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire ; mais la bonne dame

s’emporta, déclarant qu’à moins de se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des do-

mestiques.

— De quel monde êtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent

que Mme Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.

— Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond.

32
— Emma !… maman !… s’écriait Charles pour les rapatrier.

Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspération. Emma trépignait en

répétant :

— Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne !

Il courut à sa mère ; elle était hors des gonds, elle balbutiait :

— C’est une insolente ! une évaporée ! pire, peut-être !

Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses. Charles re-

tourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit par répondre :

— Soit ! j’y vais.

En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui disant :

— Excusez-moi, madame.

33
4.4. Annie Ernaux, La femme gelée (1981)

Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac, je donne des

cours de latin. Le soir descend plus tôt, on travaille ensemble dans la grande salle. Comme

nous sommes sérieux et fragiles, l’image attendrissante du jeune couple moderno-intellectuel.

Qui pourrait encore m’attendrir si je me laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment

on s’enlise, doucettement. En y consentant lâchement. D’accord je travaille La Bruyère ou

Verlaine dans la même pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau

de mariage si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du

compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête la flamme

sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte, passe le potage et revient

à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi. Elle avait démarré, la différence.

Par la dînette. Le restau universitaire fermait l’été. Midi et soir je suis seule devant les

casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les escalopes panées, la

mousse au chocolat, de l’extra, pas du courant. Aucun passé d’aide-culinaire dans les jupes de

maman ni l’un ni l’autre. Pourquoi de nous deux suis-je la seule à me plonger dans un livre de

cuisine, à éplucher des carottes, laver la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bos-

sera son droit constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la cui-

sine. Il se marre, « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre de ton père,

pas le mien ! ». Je suis humiliée. Mes parents, l’aberration, le couple bouffon. Non je n’en ai

pas vu beaucoup d’hommes peler des patates. Mon modèle à moi n’est pas le bon, il me le fait

sentir. Le sien commence à monter à l’horizon, monsieur père laisse son épouse s’occuper de

tout dans la maison, lui si disert, cultivé, en train de balayer, ça serait cocasse, délirant, un

point c’est tout. À toi d’apprendre ma vieille. Des moments d’angoisse et de découragement

devant le buffet jaune canari du meublé, des œufs, des pâtes, des endives, toute la bouffe est

là, qu’il faut manipuler, cuire. Fini la nourriture-décor de mon enfance, les boîtes de conserve

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en quinconce, les bocaux multicolores, la nourriture surprise des petits restaurants chinois bon

marché du temps d’avant. Maintenant, c’est la nourriture corvée.

Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement, aujourd’hui c’est ton tour, je tra-

vaille La Bruyère. Seulement des allusions, des remarques acides, l’écume d’un ressentiment

mal éclairci. Et plus rien, je ne veux pas être une emmerdeuse, est-ce que c’est vraiment im-

portant, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher, ces baga-

telles relèvent-elles du problème de la liberté, je me suis mise à en douter. Pire, j’ai pensé que

j’étais plus malhabile qu’une autre, une flemmarde en plus, qui regrettait le temps où elle se

fourrait les pieds sous la table, une intellectuelle paumée incapable de casser un œuf propre-

ment. Il fallait changer. À la fac, en octobre, j’essaie de savoir comment elles font les filles

mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles

disent seulement, mais avec un air de fierté, comme si c’était glorieux d’être submergée d’oc-

cupations. La plénitude des femmes mariées. Plus le temps de s’interroger, couper stupide-

ment les cheveux en quatre, le réel c’est ça, un homme, et qui bouffe, pas deux yaourts et un

thé, il ne s’agit pas d’être une braque. Alors, jour après jour, de petits pois cramés en quiche

trop salée, sans joie, je me suis efforcée d’être la nourricière, sans me plaindre.

« Tu sais, je préfère manger à la maison plutôt qu’au restau U, c’est bien meilleur ! »

Sincère, et il croyait me faire un plaisir fou. Moi je me sentais couler. Version anglaise, purée,

philosophie de l’histoire, vite le supermarché va fermer, les études par petits bouts c’est dis-

trayant mais ça tourne peu à peu aux arts d’agrément. J’ai terminé avec peine et sans goût un

mémoire sur le surréalisme que j’avais choisi l’année d’avant avec enthousiasme. Pas eu le

temps de rendre un seul devoir au premier trimestre, je n’aurai certainement pas le capes, trop

difficile. Mes buts d’avant se perdent dans un flou étrange. Moins de volonté. Pour la pre-

mière fois, j’envisage un échec avec indifférence, je table sur sa réussite à lui, qui, au

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contraire, s’accroche plus qu’avant, tient à finir sa licence et sciences po en juin, bout de pro-

jets. Il se ramasse sur lui-même et moi je me dilue, je m’engourdis.

Quelque part dans l’armoire dorment des nouvelles, il les a lues, pas mal, tu devrais

continuer. Mais oui, il m’encourage, il souhaite que je réussisse au concours de prof, que je

me « réalise » comme lui. Dans la conversation, c’est toujours le discours de l’égalité. Quand

nous nous sommes rencontrés dans les Alpes, on a parlé ensemble de Dostoïevski et de la ré-

volution algérienne. Il n’a pas la naïveté de croire que le lavage de ses chaussettes me comble

de bonheur, il me dit et me répète qu’il a horreur des femmes popotes.

Intellectuellement, il est pour ma liberté, il établit des plans d’organisation pour les

courses, l’aspirateur, comment me plaindrais-je. Comment lui en voudrais-je aussi quand il

prend son air contrit d’enfant bien élevé, le doigt sur la bouche, pour rire, « ma pitchoune, j’ai

oublié d’essuyer la vaisselle… » tous les conflits se rapetissent et s’engluent dans la gen-

tillesse du début de la vie commune, dans cette parole enfantine qui nous a curieusement sai-

sis, de ma poule à petit coco, et nous dodine tendrement, innocemment.

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Séquence n°5 : J.M.G. Le Clézio, Désert (1980)

5.1. Le début du récit de Nour : entrée dans le désert aux côtés des hommes bleus

Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par la

brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus dans la vallée, en

suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés

dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient

deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les

femmes fermaient la marche. C’étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les lourds

manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore plus sombre dans les

voiles d’indigo.

Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent

soufflait continûment, le vent du désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour

d’eux, entre les pattes des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile

bleue sur leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile

bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient. Personne ne savait où

on allait.

Le soleil était encore haut dans le ciel nu, le vent emportait les bruits et les odeurs. La

sueur coulait lentement sur le visage des voyageurs, et leur peau sombre avait pris le reflet de

l’indigo, sur leurs joues, sur leurs bras, le long de leurs jambes. Les tatouages bleus sur le

front des femmes brillaient comme des scarabées. Les yeux noirs, pareils à des gouttes de mé-

tal, regardaient à peine l’étendue de sable, cherchaient la trace de la piste entre les vagues des

dunes.

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Il n’y avait rien d’autre sur la terre, rien, ni personne. Ils étaient nés du désert, aucun

autre chemin ne pouvait les conduire. Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. Le vent passait

sur eux, à travers eux, comme s’il n’y avait personne sur les dunes. Ils marchaient depuis la

première aube, sans s’arrêter, la fatigue et la soif les enveloppaient comme une gangue. La sé-

cheresse avait durci leurs lèvres et leur langue. Ma faim les rongeait. Ils n’auraient pas pu par-

ler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière quand

le soleil brûle au centre du ciel vide, et glacés de la nuit aux étoiles figées.

Ils continuaient à descendre lentement la pente vers le fond de la vallée, en zigzaguant

quand le sable s’éboulait sous leurs pieds. Les hommes choisissaient sans regarder l’endroit

où leurs pieds allaient se poser. C’était comme s’ils cheminaient sur des traces invisibles qui

les conduisaient vers l’autre bout de la solitude, vers la nuit. Un seul d’entre eux portait un fu-

sil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée

entre ses deux bras, le canon dirigé vers le haut comme la hampe d’un drapeau. Ses frères

marchaient à côté de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le

poids de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux, déchirés

par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l’homme au fu-

sil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais

ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle.

Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils

étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans

nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace. Ils portaient avec eux la

faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où luit le soleil, les nuits froides, les

lueurs de la Voie lactée, la lune ; ils avaient avec eux leur ombre géante au coucher du soleil,

les vagues de sable vierge que leurs orteils écartés touchaient, l’horizon inaccessible. Ils

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avaient surtout la lumière de leur regard, qui brillait si clairement dans la sclérotique de leurs

yeux.

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5.2. Dans la Cité : l’écriture de l’attente

Lalla attend quelque chose. Elle ne sait pas très bien quoi, mais elle attend. Les jours

sont longs, à la Cité, les jours de pluie, les jours de vents, les jours de l'été. Quelquefois Lalla

croit qu'elle attend seulement que les jours arrivent mais quand ils sont là, elle s'aperçoit que

ce n'étaient pas eux. Elle attend, c'est tout. Les gens ont beaucoup de patience, peut-être qu'ils

attendent toute leur vie quelque chose, et que jamais rien n'arrive.

Les hommes restent assis souvent, sur une pierre, au soleil, la tête couverte d’un pan

de manteau ou d’une serviette éponge. Ils regardent devant eux. Qu’est-ce qu’ils regardent ?

L’horizon poussiéreux, les chemins où roulent les camions, pareils à de gros scarabées de

toutes les couleurs, et les silhouettes des collines de pierres, les nuages blancs qui avancent

dans le ciel. C’est cela qu’ils regardent. Ils n’ont pas envie d’autre chose. Les femmes at-

tendent aussi, devant la fontaine, sans parler, voilées de noir, leurs pieds nus posés bien à plat

sur la terre.

Même les enfants savent attendre. Ils s’assoient devant la maison de l’épicier, et ils at-

tendent, comme cela, sans jouer, sans crier. De temps à autre, l’un d’entre eux se lève et va

échanger ses pièces de monnaie contre une bouteille de Fanta, ou contre une poignée de bon-

bons à la menthe. Les autres le regardent sans rien dire.

Il y a des jours où l’on ne sait pas où on va, où l’on ne sait pas ce qui va arriver. Tout

le monde guette dans la rue, et sur le bord de la route, les enfants en haillons attendent l’arri-

vée de l’autocar bleu, ou le passage de gros camions qui apportent du gas-oil, le bois, le ci-

ment. Lalla connaît bien le bruit des camions. Quelquefois, elle va s’asseoir avec les autres

enfants, sur le talus de pierres neuves, à l’entrée de la Cité. Quand un camion arrive, tous les

enfants se tournent vers le bout de la route, très loin, là où l’air danse au-dessus du goudron et

fait onduler les collines. On entend le bruit du moteur longtemps avant que le camion n’ait ap-

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paru. C’est un grondement aigu, presque un sifflement, avec de temps en temps un coup de

klaxon qui résonne et fait des échos sur les murs des maisons. Puis on voit un nuage de pous-

sière, un nuage jaune où se mêle la fumée bleue du moteur. Le camion rouge arrive à toute vi-

tesse sur la route de goudron. Au-dessus de la cabine du chauffeur, il y a une cheminée qui

crache de la vapeur bleue et le soleil qui brille sur le pare-brise et sur les chromes. Les pneus

dévorent la route de goudron, il va en zigzaguant en peu à cause du vent, et chaque fois que

les roues de la semi-remorque mordent sur les bas-côtés de la route, cela fait un nuage de

poussière qui jaillit vers le ciel. Puis il passe devant les enfants, en klaxonnant très fort, et la

terre tremble sous ses quatorze pneus noirs, et le vent de poussière et l’odeur âcre de l’essence

brûlée passe sur eux comme une haleine chaude.

Longtemps après, les enfants parlent encore du camion rouge, et ils racontent des his-

toires de camions, de camions rouges, de camions-citernes blancs et de camions-grues jaunes.

C’est comme cela, quand on attend. On va beaucoup voir les routes, les ponts et la

mer, pour voir passer ceux qui ne restent pas, ceux qui s’en vont.

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5.3. À la gare de Marseille

La gare, c’est aussi un des endroits où on peut voir sans être vu, parce qu’il y a trop

d’agitation et de hâte pour qu’on fasse attention à qui que ce soit. Il y a des gens de toutes

sortes dans la gare, des méchants, des violents à la tête cramoisie, des violents qui crient à tue-

tête ; il y a des gens très tristes et très pauvres aussi, des vieux perdus, qui cherchent avec an-

goisse le quai d’où part leur train, des femmes qui ont trop d’enfants et qui clopinent avec leur

cargaison le long des wagons trop haut. Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les

Noirs débarqués des bateaux, en route vers les pays froids, vêtus de chemisettes bariolées,

avec pour tout bagage un sac de plage ; Les Nord-Africains, sombres couverts de vieilles

vestes,, coiffés de bonnets de montagne ou de casquettes à oreillettes ; des Turcs, des Espa-

gnols, des Grecs, tous l’air inquiet et fatigué, errant sur les quais dans le vent, se cognant les

uns les autres au milieu de la foule des voyageurs indifférents et des militaires goguenards.

Lalla les regarde, son visage couleur de cuivre protégé par son manteau. Mais de

temps en temps, son cœur bat plus vite, et ses yeux jettent un éclat de lumière, comme le reflet

du soleil sur les pierres du désert. Elle regarde ceux qui s’en vont vers d’autres villes, vers la

faim, le froid, le malheur, ceux qui vont être humiliés, vivre dans la solitude. Ils passent, un

peu courbés, les yeux vides, les vêtement déjà usés par les nuits à coucher par terre, pareils à

des soldats vaincus.

Ils vont vers les villes noires, vers les ciels bas, vers les fumées, vers le froid, la mala-

die qui déchire la poitrine. Ils vont vers leurs cités dans les terrains de boue, en contrebas des

autoroutes, vers les chambres creusées dans la terre, pareilles à des tombeaux, entourées de

hauts murs et de grillages. Peut-être qu’ils ne reviendront pas, ces hommes, ces femmes, qui

passent comme des fantômes, en traînant leurs bagages et leurs enfants trop lourds, peut-être

qu’ils vont mourir dans ces pays qu’ils ne connaissent pas, loin de leurs villages, loin de leurs

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familles ? Ils vont dans ces pays étrangers qui vont prendre leur vie, qui vont les broyer et les

dévorer. Lalla reste immobile dans son coin d’ombre, et sa vue se brouille, parce que c’est

cela qu’elle pense. Elle voudrait tant s’en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu’à ce

qu’il n’y ait plus de maisons, plus de jardins, plus même de routes, ni de rivage, mais un sen-

tier, comme autrefois, qui irait en s’amenuisant, jusqu’au désert.

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5.4. La danse de Lalla

Puis elle danse, à son tour, sur l’arène, au milieu des gens. Elle danse comme elle a ap-

pris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop

de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la pho-

tographier. Au début, les gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle.

Puis, c’est comme s’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, sans qu’ils

s’en doutent. Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute

seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la mu -

sique électrique, et c’est comme si la musique était à l’intérieur de son corps. La lumière brille

sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses

yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force,

de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au

rythme des tambours, ou plutôt, c’est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses

talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses épaules et ses bras

sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enve-

loppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle,

seule comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres, et la

musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu’ils ont tous

disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, reflets passagers des mi-

roirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photo-

graphe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des

blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-même,

les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les

rayons d’une grande roue dont l’axe monte jusqu’à la nuit.

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Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les

nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l’air

tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lu-

mière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil,

quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C’est la musique lente et lourde de

l’électricité, des guitares, de l’orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu’elle

ne l’entend même plus. La musique est si lente et profonde qu’elle couvre sa peau de cuivre,

ses cheveux, ses yeux. L’ivresse de la danse s’étend autour d’elle, et les hommes et les

femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme

du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Personne ne dit

rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la danse vienne en

soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. […] La lumière d’un seul

coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend

ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les

tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous

les haut-parleurs. Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s’écroule sur elle-même, glisse sur

le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue

par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photographe ne s’approche d’elle, tan-

dis que les danseurs s’écartent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.

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Séquence n°6 : l’expression poétique de la révolte contre la guerre

6.1. Lecture analytique n° 1 : Hugo, « L’expiation », Les châtiments (vers 1-28)

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois l’aigle baissait la tête.

Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,

Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.

Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.

Après la plaine blanche une autre plaine blanche.

On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.

Hier la grande armée, et maintenant troupeau.

On ne distinguait plus les ailes ni le centre.

Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre

Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés

On voyait des clairons à leur poste gelés,

Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,

Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.

Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,

Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,

Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.

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Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise

Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,

On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.

Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :

C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,

Une procession d’ombres sous le ciel noir.

La solitude vaste, épouvantable à voir

Partout apparaissait, muette vengeresse.

Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse

Pour cette immense armée un immense linceul.

Et chacun se sentant mourir, on était seul.

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6.2. Rimbaud, « Le Dormeur du Val », Poésies (1895)

Le Dormeur du Val

C’est un trou de verdure où chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

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6.3. Lecture analytique n° 3 : Aragon, « La guerre et ce qui s'ensuivit », Le roman
inachevé
La guerre et ce qui s’ensuivit

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve

On glissera le long de la ligne de feu

Quelque part ça commence à n’être plus du jeu

Les bonshommes là-bas attendent la relève [...]

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez

La cargaison de chair que notre marche entraîne

Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes

Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles

Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu

Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus

Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux

Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre

Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire

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Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs

Les soldats assoupis que ta danse secoue

Laissent pencher leur front et fléchissent le cou

Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées

Fiancés de la terre et promis des douleurs

La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs

Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour

Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans

Vous baillez Vous avez une bouche et des dents

Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit

Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places

Déjà le souvenir de vos amours s’efface

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Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.

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6.4. Desnos, « Ce cœur qui haïssait la guerre », Destinée arbitraire

Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !

Ce cœur qui ne battait plus qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à

celui des heures du jour et de la nuit,

Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre

et de haine

Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent

Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la

campagne

Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.

Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.

Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant

comme le mien à travers la France.

Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,

Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises

Et tout ce sang porte dans les millions de cervelles un même mot d’ordre :

Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !

Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,

Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller de vieilles colères

Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube

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proche leur imposera.

Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme

même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.

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Table des matières

Séquence n°1 : La question de l’altérité.................................................................................................1


1.1. Montaigne, « des cannibales », Essais, Livre I, chapitre 31....................................................1
1.1. Cyrano de Bergerac, L’autre monde ou les états et empires de la lune (1649).......................3
1.3. Bougainville, Voyage autour du monde (1772)......................................................................6
1.4. Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963)............................................................................8
Séquence n°2 : Quand l’altérité nous est contée : Micromégas de Voltaire..........................................10
2.1. Chapitre I (incipit)................................................................................................................10
2.2. Conversation entre Micromégas et le Saturnien (chapitre II)................................................13
2.3. Rencontre avec les hommes (chapitre VI)............................................................................15
Séquence n°3 : Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, ou la folle journée (1784)...............................17
3.1. Scène d’exposition (Acte I, scène 1).....................................................................................17
3.2. Le Comte pris au piège (Acte 1, scène 10)...........................................................................20
3.3. La relation maîtresse/servante (Acte II, scène 1)..................................................................22
3.4. Acte III, fin de la scène 4, début de la scène 5......................................................................24
Séquence n°4 : La femme et le désir d’émancipation...........................................................................27
4.1. Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses (1782).........................................................27
4.2. George Sand, Indiana (1832)................................................................................................29
4.3. Flaubert, Madame Bovary (1857).........................................................................................32
4.4. Annie Ernaux, La femme gelée (1981)..................................................................................34
Séquence n°5 : J.M.G. Le Clézio, Désert (1980)..................................................................................37
5.1. Le début du récit de Nour : entrée dans le désert aux côtés des hommes bleus.....................37
5.2. Dans la Cité : l’écriture de l’attente......................................................................................39
5.3. À la gare de Marseille...........................................................................................................41
5.4. La danse de Lalla..................................................................................................................43
Séquence n°6 : l’expression poétique de la révolte contre la guerre.....................................................45
6.1. Lecture analytique n° 1 : Hugo, « L’expiation », Les châtiments (vers 1-28).......................45
6.2. Rimbaud, « Le Dormeur du Val », Poésies (1895)...............................................................47
6.3. Lecture analytique n° 3 : Aragon, « La guerre et ce qui s'ensuivit », Le roman inachevé.....48
6.4. Desnos, « Ce cœur qui haïssait la guerre », Destinée arbitraire...........................................51

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