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F.

RABELAIS, Gargantua, 1535 – Chapitre I


Et pour ce qui est de moi qui vous parle, je pense descendre de quelque puissant roi ou
prince du temps jadis. Car jamais vous n’avez rencontré d’homme plus désireux que moi d’être
roi et riche, afin de mener grande chère, ne pas travailler et enrichir mes amis ainsi que tous les
gens honnêtes et savants. Mais je me console sur ce point en pensant que, dans l’autre monde,
je le serai, et peut-être même davantage que je n’oserais l’espérer. Consolez-vous donc vous
aussi avec cette pensée positive, et buvez frais, autant que faire se peut.
Retournons à nos moutons. Je vous dis que, par un don souverain de Dieu, l’origine et
la généalogie de Gargantua nous ont été conservées, plus complètes que nulle autre. Celle de
Dieu, je n’en parle pas. Cela n’est pas en mon pouvoir, et puis les diables (ce sont les
calomniateurs et les cafards) s’y opposent. Elle fut trouvée par Jean Audeau, dans un pré qu’il
possédait près de l’Arceau Galeau, au-dessus de l’Olive, du côté de Narsay. En creusant des
fossés, les piocheurs heurtèrent de leurs outils un grand tombeau de bronze. Il était long sans
mesure, car ils n’en trouvèrent jamais le bout, il entrait trop profondément dans les écluses de
la Vienne.
En l’ouvrant, à un certain endroit marqué d’un gobelet autour duquel était écrit en lettres
étrusques Hic Bibitur, ils trouvèrent neuf flacons disposés de la même façon qu’on place les
quilles de Gascogne. Celui du milieu recouvrait un gros, gras, grand, gris, joli, petit, moisi
livret, sentant plus fort mais pas mieux, que des roses. A l’intérieur on trouva ladite généalogie,
transcrite en lettres chancelières, non sur du papier, non sur du parchemin, non sur des tablettes
de cire, mais sur de l’écorce d’ormeau. Elles étaient toutefois si usées par le temps qu’on pouvait
à peine en lire trois d’affilée.

(Cette version modernisée de Gargantua se trouve dans la collection « Classiques et Cie


lycée » de Hatier).
VOLTAIRE, Candide, I
Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune
garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son
âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette
raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il
était fils de la sœur de monsieur le baron et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que
cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze
quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château
avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les
chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses
piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et
ils riaient quand il faisait des contes.
(…)
Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait
admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes
possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la
meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait
pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été
faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes.
F. RABELAIS, Gargantua, 1535 – Chapitre 6
Peu de temps après, elle commença à soupirer, se lamenter et crier. Immédiatement, un tas de
sages-femmes arrivèrent de tous les côtés. En la tâtant vers le bas, elles trouvèrent quelques
membranes d’assez mauvais goût et pensèrent de c’était l’enfant. En réalité, c’était le
fondement qui s’échappait. L’intestin droit, que vous nommez le boyau culier, s’était ramolli à
force de manger tant de tripes, ainsi que nous l’avons déclaré plus haut.

Alors une vieille et sale bonne femme de la compagnie, venue de Brisepaille près de Saint-
Genou, soixante ans auparavant, et qui avait la réputation d’être une grande guérisseuse, lui
administra un astringent si horrible que tous ses orifices en furent contractés et resserrés. Même
avec les dents vous n’auriez pu les élargir, ce qui est une chose bien affreuse à imaginer (c’est
de cette façon que le diable, à la messe de saint Martin, pour noter le bavardage interminable
de deux commères, allongea son parchemin : en le mordant à pleines dents).

A cause de ce contretemps, une partie du placenta se relâcha. L’enfant le traversa d’un sursaut,
entra dans la veine cave et, grimpant par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (là où ladite
veine se sépare en deux), continua son chemin vers la gauche puis sortit par l’oreille de ce même
côté.

Dès qu’il fut né, il ne cria pas, comme les autres bébés : « Mies ! mies ! mies ! » Mais, à haute
voix, il s’écria : « A boire ! A boire ! A boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire. Et
si fort qu’il fut entendu dans tout le pays de Beuxes et du Bibarais.

Je suppose que vous ne croyez pas en cette étrange nativité. Si vous n’y croyez pas, je ne m’en
soucie guère. Mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et
ce qu’il trouve écrit. Est-ce contre notre loi, contre notre foi, contre notre raison, contres les
saintes Écritures ? Pour ma part, je ne trouve rien dans la sainte Bible qui s’y oppose.
F. RABELAIS, Gargantua, 1535 – Chapitre 57
Toute leur vie était organisée non selon des lois, statuts ou règles, mais selon leur
volonté et libre arbitre. Ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient,
travaillaient, dormaient quand l’envie leur en venait. Nul ne les réveillait, nul ne les forçait ni à
boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi l’avait voulu Gargantua. Ils n’avaient pour
seule règle que cette clause : Fais ce que tu voudras. Car les gens libres, bien nés et bien
instruits, discutant en honnêtes compagnies, ont par nature un instinct, un aiguillon, qui les
pousse toujours vers les actions vertueuses et les écarte du vice. Ils nommaient cet instinct :
honneur. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les asservit, ils utilisent ce noble
penchant, par lequel ils tendent librement vers la vertu, pour se libérer du joug de la servitude
(car toujours l’homme entreprend ce qui lui est défendu et convoite ce qui lui est refusé).
Avec un louable esprit d’émulation inspiré par cette liberté tous redoublaient d’efforts
pour faire ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une disait : « Buvons », tous buvaient.
Si l’on disait : « Jouons », tous jouaient. Si l’on disait : « Allons nous amuser dans les champs »,
tous y allaient. Si c’était pour chasser au vol, les dames, montées sur de beaux chevaux, leurs
élégants palefrois, portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier ou un
émerillon. Les hommes avaient les autres oiseaux de proie.
Ils étaient si bien instruits que tous savaient lire, écrire, chanter, jouer d’harmonieux
instruments, parler cinq ou six langues dans lesquelles ils composaient en vers ou en prose.
Jamais on ne vit ailleurs chevaliers si preux, galants, adroits à pied comme à cheval, vigoureux,
alertes, habiles à toutes sortes d’armes. Jamais on ne vit dames aussi élégantes, mignonnes,
agréables, adroites aux travaux d’aiguille et toutes les activités convenant à toute femme noble
et libre.
Aussi, quand le temps était venu de quitter l’abbaye, à la demande des parents ou pour
toute autre raison, chacun emmenait l’une des dames, celle qui l’avait choisi pour fidèle ami.
Puis il se mariaient. Et, s’ils avaient bien vécu à Thélème, dans la fidélité et l’amitié, ils
continuaient ainsi durant leur mariage, et s’aimaient à la fin de leur vie comme au jour de leurs
noces.

(Cette version modernisée de Gargantua se trouve dans la collection « Classiques et Cie


lycée » de Hatier).
Lettre LXXXI

La Marquise de Merteuil écrit au Vicomte de Valmont

(…)

Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez
sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de
s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas (…)

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous
vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? je dis mes
principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au
hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ;
je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et
à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou
distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec
soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée


souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider
les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous
avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers
mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la
sécurité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires,
pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin
et plus de peine pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su
prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
MARIVAUX, Les Fausses confidences, I, 2, 1738

Dubois.
Vous n’avez rien dit de notre projet à M. Remy, votre parent ?

Dorante.
Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à
cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que
c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici,
qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je
demandasse une mademoiselle Marton ; voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre
projet, non plus qu’à personne : il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis
pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois. Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je
n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire
ma fortune. En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

Dubois.
Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours
plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il
serait encore à votre service.

Dorante.
Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je
n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

Dubois.
Eh bien, vous vous en retournerez.

Dorante.
Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve
d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera quelque
attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

Dubois.
Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère
encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à
Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible,
absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de
madame.

Dorante.
Quelle chimère !

Dubois.
Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la
remise.

Dorante.
Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
MARIVAUX, Les Fausses confidences, I, 14, 1738
DUBOIS. − Lui, votre intendant ! Et c’est Monsieur Remy qui vous l’envoie : hélas ! le bon
homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE. − Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais
?

DUBOIS. − Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît


bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?

ARAMINTE. − Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque


mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

DUBOIS. − Lui ! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus
d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité
merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.

ARAMINTE. − Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En
vérité, j’en suis toute émue.

DUBOIS. − Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE. − À la tête ?

DUBOIS. − Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE. − Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS. − Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il
extravague d’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu ; je dois bien le
savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’est ce qui me
force de m’en aller encore, ôtez cela, c’est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant. − Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas :
on a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui
n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies…

DUBOIS. − Ah ! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste
! sa folie est de bon goût.

ARAMINTE. − N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS. − J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, Madame.
MARIVAUX, Les Fausses confidences, II, 7, 1738
MARTON, LE GARÇON.

Marton.
Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez ; c’est le
neveu de M. Remy, de chez qui vous venez.

Le Garçon.
Je le crois aussi, mademoiselle.

Marton.
Un grand homme qui s’appelle M. Dorante.

Le Garçon.
Il me semble que c’est son nom.

Marton.
Il me l’a dit ; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait ?

Le Garçon.
Non ; je n’ai pas pris garde à qui il ressemble.

Marton.
Eh bien, c’est de moi qu’il s’agit. M. Dorante n’est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous
n’avez qu’à me remettre la boîte ; vous le pouvez en toute sûreté ; vous lui feriez même
plaisir. Vous voyez que je suis au fait.

Le Garçon.
C’est ce qui me paraît. La voilà, mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui
rendre quand il sera venu.

Marton.
Oh ! je n’y manquerai pas.

Le Garçon.
Il y a encore une bagatelle qu’il doit dessus ; mais je tâcherai de repasser tantôt ; et, si il n’y
était pas, vous auriez la bonté d’achever de payer.

Marton.
Sans difficulté. Allez. (À part.) Voici Dorante. (Au garçon.) Retirez-vous vite.
CORNEILLE, L’Illusion comique, III, 6, 1636

LYSE
L’ingrat ! il trouve enfin mon visage charmant,
Et pour me suborner il contrefait l’amant :

(…)

Perfide, qu'as-tu vu dedans mes actions


Qui te dût enhardir a ces prétentions ?
Qui t'a fait m'estimer digne d'être abusée,
Et juger mon honneur une conquête aisée ?
J'ai tout pris en riant, mais c'était seulement
Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment,
Qu'eût produit son éclat que de la défiance ?
Qui cache sa colère, assure sa vengeance,
Et ma feinte douceur, te laissant espérer,
Te jette dans les rets que j'ai su préparer,
Va, traître ; aime en tous lieux, et partage ton âme,
Choisis qui tu voudras pour maîtresse et pour femme,
Donne a l’une ton cœur ; donne a l'autre ta foi,
Mais ne crois plus tromper Isabelle, ni moi.
Ce long calme bientôt va tourner en tempête,
Et l’orage est tout prêt à fondre sur ta tête,
Surpris par un rival dans ce cher entretien,
Il vengera d'un coup son malheur et le mien.

(…)

Et que je sens dans l’âme un combat rigoureux !


Perdre qui me chérit ! Épargner qui m'affronte !
Ruiner ce que j'aime ! aimer qui veut ma honte

(…)

N’écoutons plus l'amour pour un tel suborneur,


Et laissons à la haine assurer mon honneur.
V. Hugo, Ruy Blas, III, 2, 1838
Ruy Blas, survenant.
Bon appétit ! messieurs ! —
Tous se retournent. Silence de surprise et d’inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et
poursuit en les regardant en face.
…………………………….Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez pas ici d’autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !

(…)
— Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur,
Tout s’en va. —

(…)

Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,


Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
— Charles-Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! Lève-toi ! Viens voir ! — Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,
Penche… Il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !
Car l’Espagne se meurt, car l’Espagne s’éteint !
(…)

Les conseillers se taisent consternés. Seuls, le marquis de Priego et le comte de Camporeal redressent la tête et
regardent Ruy Blas avec colère. Puis Camporeal, après avoir parlé à Priego, va à la table, écrit quelques mots
sur un papier, les signe et les fait signer au marquis.

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