Vous êtes sur la page 1sur 23

Textes

Poésie
E.L.N°1

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,


Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême


Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;


Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !


Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Hugo, Les Contemplations, « Autrefois », L.I, 1856


E.L. N°2

« Melancholia »

[…] Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?


Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
O servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !

Victor Hugo, Les Contemplations, Livre III


E.L. N°3

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,


Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,


Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembre 1847
E.L. N°4
Parcours associé « Mémoires d’une âme »

Paul Verlaine, « Colloque sentimental », Fêtes galantes (1869)

Dans le vieux parc solitaire et glacé


Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,


Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé


Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne ?


- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?


Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible


Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !


- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,


Et la nuit seule entendit leurs paroles.
E.L. N°5
Parcours associé « Mémoires d’une âme »

Paul Eluard, « Notre Vie », Le temps déborde, 1947

Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie


Aurore d'une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ce que nous aimions
Mais la mort a rompu l'équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la faim et la soif à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence.
Littérature d’idées
E.L. N°6

Rabelais, Gargantua, chapitre 6 « Comment Gargantua naquit de façon bien étrange », 1534
Translation de Marie-Madeleine Fragonard

Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Aussi vite les sages-femmes
arrivèrent en foule de tous les côtés. Et la tâtant par le bas, trouvèrent quelques morceaux de peau,
d’assez mauvais goût, et elles pensaient que c’était l’enfant, mais c’était le fondement 1 qui lui
échappait, à cause du ramollissement de l’intestin de droite que vous appelez le boyau culier, parce
qu’elle avait mangé trop de tripes, comme nous l’avons expliqué ci-dessus.
Donc une repoussante vieille de la compagnie, qui avait la réputation d’être une grande
guérisseuse, et qui était venue là soixante ans auparavant de Brisepaille près de Saint-Genoust, lui
fit un restrictif2 si horrible, que tous ses trous en furent si étranglés et resserrés que vous les auriez à
grand-peine élargis avec les dents – ce qui est une chose bien horrible à penser –, à la façon dont le
diable écrivant le caquet de deux commères à la messe de Saint-Martin, allongea son parchemin.
Par cet inconvénient, furent au-dessus relâchés les côtés de la matrice 3, par lesquels l’enfant
sursauta ; il entra dans la veine creuse, et grimpant par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules
(où ladite veine cave se partage en deux) prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille gauche.
Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants « Mies, mies », mais à haute voix
s’écriait « à boire, à boire, à boire », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien qu’il fut
entendu dans tout le pays de Beauce et de Vivarais4.
Je me doute que vous ne croyez absolument pas cette étrange naissance. Si vous ne la croyez
pas, je m’en fiche, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit et
qu’il trouve par écrit.
Est-ce contre notre loi, contre notre foi, contre la Sainte-Ecriture ? Pour ma part je ne trouve
rien écrit dans les Bibles saintes qui s’y oppose. Mais si le vouloir de Dieu eût été tel, diriez-vous
qu’il ne l’ait pu faire ? Ha, par grâce, ne triturez pas vos esprits de ces pensées vaines. Car je vous
dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant leurs enfants
par l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré de la cuisse de Jupiter ?
Roquetaille ne naquit-il pas du talon de sa mère ?
Croquemouche5, de la pantoufle de sa nourrice ?
Minerve ne naquit-elle pas par l’oreille du cerveau de Jupiter ?
Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ?
Castor et Pollux de la coquille d’un œuf pondu et couvé par Léda ?
Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés, si je vous exposais maintenant tout le
chapitre de Pline6 où il parle des enfantements étranges et contraires à la nature. Et pourtant je ne
suis pas un menteur aussi assuré qu’il l’a été. Lisez le VIIe livre de son Histoire naturelle, chapitre
III, et ne m’en triturez plus l’entendement.

1Le postérieur
2Médicament qui contracte les tissus du corps
3Partie du placenta et utérus
4Beauce se prononçait « Busse » et Vivarais, nom déformé par la prononciation gasconne en « Bibarois » : jeux de mots
5Roquetaille et Croquemouche, poersonnages de légendes populaires tandis que les autres noms appartiennent à la
mythologie gréco-romaine.
6Naturaliste latin (Ier siècle)
E.L. N°7
Rabelais, Gargantua, chapitre 21, 1534

De « Cela fait » à « son âme était en la cuisine ».

Cela fait, il voulut étudier de toute son intelligence selon les choix de Ponocrates. Mais
Ponocrates ordonna qu’il fasse au commencement selon sa manière accoutumée, afin de voir par
quels moyens ses anciens précepteurs l’avaient rendu si sot, niais et ignorant.
Il répartissait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf
heures, qu’il fasse jour ou non, comme l’avaient prescrit ses vieux régents 7, alléguant David : « Il
est vain de se lever avant la lumière8. »
Puis il gambadait, tourniquait, et se vautrait au milieu du lit quelque temps, pour mieux
réjouir ses esprits animaux et s’habillait selon la saison, mais il portait volontiers une grande et
longue robe de gros tissu de Frise fourré de renard. Après il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-
dire des quatre doigts et du pouce. Car ses précepteurs disaient que se peigner, laver, et nettoyer
autrement, c’était perdre son temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, vomissait, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, hoquetait, éternuait
et se mouchait en archidiacre, et il déjeunait pour combattre la rosée et le mauvais air : de belles
tripes frites, de belles carbonnades, de beaux jambons, belles grillades et force grosses tartines.
Ponocrates lui faisant remarquer qu’il ne devait pas se nourrir aussi vite au sortir de son lit
sans avoir fait quelque exercice, Gargantua répondit : « Quoi ? Je n’ai pas fait un exercice
suffisant ? Je me suis vautré six ou sept tours au milieu du lit avant de me lever. Ce n’est pas assez ?
Le pape Alexandre VI faisait ça selon le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à sa mort, en
dépit de ses ennemis. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en me disant que le déjeuner faisait
la mémoire bonne et donc ils y buvaient les premiers. Je m’en trouve très bien, et n’en dîne que
mieux. Et maître Thubal (qui était premier à l’examen de licence à Paris) disait que ce n’est pas le
tout de courir vite, mais qu’il faut partir à point, aussi n’est-ce pas le bon régime de santé de notre
humanité que de boire à tas, à tas, à tas, comme des canes, mais bien de boire matin. D’où les vers :
Lever matin n’est point bon heur
Boire matin est le meilleur.
Après avoir bien à point déjeuné, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un
gros bréviaire emmitouflé, qui pesait tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin plus ou moins
onze quintaux six livres. Là il entendait vingt-six ou trente messes ; pendant ce temps venait son
diseur de prières attitré, emballé comme une huppe et ayant très bien antidoté son haleine à force de
sirop de vignoble. Avec lui il marmonnait toutes ces Kyrielles 9 et les épluchait si soigneusement
qu’il n’en tombait un seul grain par terre.
En sortant de l’église on lui amenait un chariot à bœufs une masse de gros chapelets de
Saint-Claude, chaque grain aussi gros que le moule d’un bonnet, et en se promenant dans les
cloîtres, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre, mais (comme dit
Térence) son âme était en cuisine.

E.L. N°8

7Précepteurs, éducateurs
8Extrait du psaume 126 de l’Ancien Testament dont l’auteur serait le roi David
9Litanies religieuses
Rabelais, Gargantua, chapitre 57 « Comment étaient réglés les Thélémites dans leur manière
de vivre »

Toute leur vie était employée non selon les lois, statuts ou règles, mais selon leur volonté et
leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient,
dormaient quand le désir leur en venait. Personne ne les éveillait, personne ne les forçait ni à boire
ni à manger, ni à faire quelque autre chose. Ainsi l’avait établi Gargantua. Dans leur règle il n’y
avait que cette clause : « Fais ce que voudras ». Parce que des gens libres, bien nés, bien éduqués,
conversant dans des compagnies honnêtes ont par nature un instinct, comme un aiguillon, qui les
pousse toujours à agir vertueusement et les retire du vice : ils le nomment honneur. Quand ils sont
écrasés et asservis par une vile sujétion10 et une contrainte, ils détournent le noble zèle par lequel ils
tendaient librement à la vertu, vers la déposition et la rupture de ce joug de servitude. Car nous
entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est refusé.
Par cette liberté, ils entrèrent dans une louable émulation 11 de faire tous ce qu’ils voyaient
plaire à l’un d’eux. Si l’un ou l’une disait « Buvons », tous buvaient. Si on disait « Jouons », tous
jouaient. Si on disait « Allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c’était pour la chasse au
vol ou la chasse, les dames montées sur de belles haquenées 12 avec leur palefroi bien harnaché,
portaient chacune sur leur poing protégé d’un gant mignon, ou un épervier, ou un laneret, ou un
émerillon13 ; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient si noblement instruits qu’il n’y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire,
chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler cinq ou six langues et composer dans ces langues
aussi bien des vers que des discours bien liés14.
Jamais ne furent vus des chevaliers si preux15, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus
vigoureux, qui bougent mieux, qui manient mieux toutes les armes qui étaient là. Jamais ne furent
vues des dames plus élégantes, plus mignonnes, moins revêches 16, plus savantes aux travaux
manuels, à l’aiguille, à tout acte féminin honnête et libre, que celles qui étaient là.
Pour cette raison, quand le temps était venu où l’un d’eux voulait sortir de cette abbaye, soit
à la requête de ses parents, soit pour d’autres causes, il emmenait avec lui une des dames, celle qui
l’aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble. Et ils avaient si bien vécu à Thélème en
confiance et amitié, qu’ils continuaient encore mieux en mariage, et s’entre-aimaient autant à la fin
de leurs jours qu’au premier jour de leurs noces.

E.L.N°9
Parcours associé :  Rire et Savoir

10Soumission
11Entraînement collectif à bien faire
12Juments
13Rapaces employés à la chasse
14De beaux discours en prose
15Braves, nobles
16Désagréables
Voltaire, Candide, extrait du chapitre 3, 1759

CHAPITRE TROISIEME
COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT

Rien n'était si beau, si leste17, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les
trompettes, les fifres18, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y
en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque
côté ; ensuite la mousqueterie19 ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins 20 qui
en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante 21 de la mort de quelques
milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui
tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum22 chacun dans son camp, il prit
le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes 23. Il passa par-dessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare24 que les
Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient
mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles
éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ;
d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient
répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des
héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à
travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans
son bissac25, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en
Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le
baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

E.L. N°10
Parcours « Rire et savoir »

17Si élégant
18Petites flûtes en bois
19Fusils anciens
20Personnes de condition modeste
21Terme de la philosophie de Leibniz
22Actions de grâces
23Allusion à la philosophie de Leibniz
24Relatif au peuple d’origine mongole qui envahit l’Europe orientale du VI°s au IX°s
25Sac à deux poches
Montaigne, Essais, Livre II, « Des livres », 1580.
Translation en français moderne par Guy de Pernon.

Montaigne est un humaniste du XVIe siècle : retiré dans sa bibliothèque, il traite de sujets très variés dans ses Essais et
réfléchit notamment au rapport aux livres.

[…] J’aimerais avoir une meilleure compréhension des choses, mais je ne veux pas en payer le prix.
Ce que je veux, c’est passer tranquillement, et non laborieusement, ce qui me reste à vivre. Il n’est
rien qui mérite que je me casse la tête, même pas la science, aussi importante qu’elle soit. Je ne
cherche dans les livres qu’à y prendre du plaisir, par une honnête distraction. Et si j’étudie, ce n’est
que pour y chercher la science qui traite de la connaissance 26 de moi-même, et qui m’instruise à
bien mourir et à bien vivre.

Voilà le but vers lequel doit courir mon cheval en sueur27.

Si je rencontre des difficultés en lisant, je ne m’en ronge pas les ongles : je les laisse où elles
sont, après les avoir attaquées une fois ou deux. Si je restais planté là, je m’y perdrais et j’y perdrais
mon temps ; car j’ai un esprit primesautier 28, et ce que je ne vois pas du premier coup, je le vois
encore moins si je m’y obstine. Je ne fais rien si ce n’est gaiement : l’obstination et la tension trop
forte étourdissent mon jugement, le rendent malheureux, et finalement le lassent. Ma vue se
brouille, et se perd. Il faut que je la porte ailleurs et que je l’y remette […].
Si tel livre m’ennuie, j’en prends un autre, et ne m’y replonge que dans les moments où
l’ennui de ne rien faire me prend. Je ne suis pas très attiré par les livres récents, car ceux des
Anciens me semblent plus pleins et plus solides, ni par ceux des Grecs, parce que mon jugement ne
peut s’exercer vraiment quand ma compréhension demeure celle d’un enfant et d’un apprenti29.
Parmi les livres simplement agréables, je trouve chez les modernes : le Décaméron de
Boccace30, Rabelais, et les Baisers de Jean Second31 (si on peut les mettre dans cette catégorie)
méritent qu’on y consacre un peu de temps. […]
Je donne librement mon avis sur toutes choses, et même à l’occasion sur celles qui sont au-
delà de ce que je sais, et sur lesquelles je ne prétends nullement avoir de l’autorité. Ce que je dis à
leur propos, c’est pour montrer la largeur de mes vues, et non la mesure des choses.

26 Science.
27 Properce, Elégies amoureuses – Cynthia IV, 1, v. 70. Properce était un poète latin du Ier siècle avant JC.
28 Qui obéit au premier mouvement, parle, agit spontanément.
29 Montaigne maîtrise parfaitement le latin mais pas le grec.
30 Boccace était un écrivain italien (1313-1375), auteur du Décaméron, recueil de cent nouvelles regroupées en dix
journées et racontées par dix personnages. Chaque personnage narre une histoire à tour de rôle et parle ainsi de la socié-
té, des rapports entre les hommes et les femmes, notamment amoureux, ou encore de la religion.
31 Poète néerlandais (1511-1536) connu pour son recueil Baisers, petit recueil de dix-neuf pièces, paru après sa mort
en 1539 qui a marqué les esprits pour sa dimension à la fois élégiaque et sensuelle.
Le théâtre
E.L. N°11
Parcours associé : Théâtre et stratagème

J. RACINE, Bajazet, acte IV, scène 3, 1671

La tragédie a pour cadre Constantinople. Bajazet et Atalide s’aiment en secret. Le sultan Amurat, parti à la
guerre, a remis les pouvoirs à Roxane, en lui demandant de tuer Bajazet dont il craint la révolte. Mais
Roxane tombe amoureuse de Bajazet, et lui promet la vie sauve s’il l’épouse sans savoir que Bajazet et
Atalide s’aiment.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME

ROXANE
Voyez. Lisez vous-même.
Vous connaissez, Madame, et la lettre et le seing32.

ATALIDE
Du cruel Amurat je reconnais la main.
(Elle lit.)
« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
Je vous ai fait porter mes ordres absolus.
Je ne veux point douter de votre obéissance,
Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
Et confirme en partant mon ordre souverain.
Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. »

ROXANE
Eh bien ?

ATALIDE, à part
Cache tes pleurs, malheureuse Atalide !

ROXANE
Que vous semble ?

ATALIDE
Il poursuit son dessein parricide33.
Mais il pense proscrire34 un prince sans appui.
Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,
Que vous et Bajazet vous ne faîtes qu’une âme,
Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

ROXANE
Moi, Madame !

32La signature
33Le fait de tuer un souverain
34Condamner à mort
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr.
Mais…

ATALIDE
Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ?

ROXANE
D’obéir.

ATALIDE
D’obéir !

ROXANE
Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.

ATALIDE
Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime
Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

ROXANE
Il le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.

ATALIDE
Je me meurs.

ZATIME35
Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine.

ROXANE
Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine.
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra36 leurs perfides amours.

35Esclave de la sultane Roxane


36Apportera la preuve
E.L. N°12
Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte III, scène 10, 1897

CYRANO 

             Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?


Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer, 
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer; 
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille, 
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille, 
Une communion ayant un goût de fleur, 
Une façon d’un peu se respirer le cœur, 
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !

ROXANE
Taisez-vous !

CYRANO
              Un baiser, c’est si noble, madame, 
Que la reine de France, au plus heureux des lords, 
En a laissé prendre un, la reine même !

ROXANE
                                                  Alors !

CYRANO, s’exaltant.
J’eus comme Buckingham des souffrances muettes, 
J’adore comme lui la reine que vous êtes, 
Comme lui je suis triste et fidèle…

ROXANE
                                               Et tu es
Beau comme lui !

CYRANO, à part, dégrisé. 


C’est vrai, je suis beau, j’oubliais !

ROXANE
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille…
CYRANO, poussant Christian vers le balcon
Monte !

ROXANE
  Ce goût de cœur…

CYRANO
                       Monte !

ROXANE
                                    Ce bruit d’abeille…

CYRANO
Monte !

CHRISTIAN, hésitant
Mais il me semble, à présent, que c’est mal !

ROXANE
Cet instant d’infini !…

CYRANO
Monte donc, animal !

Christian s’élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu’il enjambe.

CHRISTIAN
Ah ! Roxane !

Il l’enlace et se penche sur ses lèvres.


E.L. N°13

MARIVAUX, Les Fausses Confidences, I, 14, 1737

DUBOIS. - Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien
fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a
tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa
fortune et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes. Il y en a une qui n’en saurait revenir 37, et qui le
poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l’ai rencontrée.

ARAMINTE, avec négligence. - Actuellement !

37Qui ne saurait renoncer


DUBOIS. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante 38, et qu’il fuit. Il n’y a pas moyen ;
Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti ; ce qu’il disait
quelquefois la larme à l’œil ; car il sent bien son tort.

ARAMINTE. - Cela est fâcheux. Mais, où m’a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois ?

DUBOIS. - Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison ; c’était un
vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi, il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et
vous suivit jusqu’à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié, il ne
remuait plus.

ARAMINTE. - Quelle aventure !

DUBOIS. - J’eus beau lui crier : Monsieur ! Point de nouvelles, il n’y avait plus personne au logis 39. À la fin,
pourtant, il revint à lui avec un air égaré. Je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison.
J’espérais que cela se passerait, car je l’aimais. C’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de
ressource. Ce bons sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante ; vous aviez tout expédié40. Et dès le
lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, d’épier depuis le matin
jusqu’au soir où vous alliez.

ARAMINTE. - Tu m’étonnes à un point !…

DUBOIS. - Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus ; un garçon fort exact, et qui m’instruisait,
et à qui je payais bouteille 41. C’est à la Comédie qu’on va, me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur
lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est chez Madame celle-ci  ; c’est chez Madame
celle-là ; et, sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer
et sortir ; lui dans un fiacre, et moi derrière ; tous deux morfondus42 et gelés ; car c’était dans l’hiver ; lui, ne
s’en souciant guère ; moi, jurant par-ci, par-là, pour me soulager.

ARAMINTE. - Est-il possible ?

DUBOIS. - Oui, Madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi. Je lui fis
accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j’eus quelque repos : mais n’alla-t-il pas deux jours après
vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister de votre absence. Au retour, il était furieux, il voulut
me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez
Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu’il ne troquerait pas contre
la place d’un empereur.
E.L. N°14
MARIVAUX, Les Fausses Confidences, II, 13

ARAMINTE, d’un air délibéré. − Il n’y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet
que je vais vous dicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.
DORANTE. – Eh ! pour qui, Madame ?
ARAMINTE. − Pour le Comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien
agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. (Dorante reste rêveur, et par
distraction ne va point à la table.) Hé bien ? vous n’allez pas à la table : à quoi rêvez-vous ?
DORANTE, toujours distrait. − Oui, Madame.
ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place. − Il ne sait ce qu’il fait. Voyons si cela continuera.
DORANTE, cherchant du papier. − Ah ! Dubois m’a trompé !
ARAMINTE, poursuit. − Êtes-vous prêt à écrire ?
38Très séduisante
39Il avait perdu la tête
40Anéanti
41À qui je payais à boire
42Épuisés d’attendre
DORANTE. − Madame, je ne trouve point de papier.
ARAMINTE, allant elle−même. − Vous n’en trouvez point ! En voilà devant vous.
DORANTE. − Il est vrai.
ARAMINTE. − Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr… Avez-vous écrit ?
DORANTE. − Comment, Madame ?
ARAMINTE. − Vous ne m’écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous
l’écrive, et vous attend pour vous le dire. (À part.) Il souffre, mais il ne dit mot. Est-ce qu’il ne
parlera pas ? N’attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites
d’un procès douteux.
DORANTE. − Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame. Douteux ! il ne l’est point.
ARAMINTE. − N’importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la
seule justice qu’elle rend à votre mérite la détermine.
DORANTE. − Ciel ! je suis perdu. Mais, Madame, vous n’aviez aucune inclination pour lui.
ARAMINTE. − Achevez, vous dis-je… Qu’elle rend à votre mérite la détermine… Je crois que la main
vous tremble ! vous paraissez changé. Qu’est−ce que cela signifie ? Vous trouverez-vous mal ?
DORANTE. − Je ne me trouve pas bien, Madame.
ARAMINTE. − Quoi ! Si subitement ! Cela est singulier. Pliez la lettre, et mettez : À Monsieur le
Comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu’il la lui porte. (À part.) Le cœur me bat ! (À Dorante.) Voilà
qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n’est presque pas lisible. (À part.) Il n’y a pas encore
là de quoi le convaincre.
DORANTE, à part. − Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? Dubois ne m’a averti de rien.

E.L. N°15
Marivaux, Les Fausses Confidences, III, 12

ARAMINTE. - Il n’y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m’aimez, et on
croirait que je n’en suis pas fâchée.
DORANTE. - Hélas ! Madame, que je vais être à plaindre !
ARAMINTE. - Ah ! Allez, Dorante, chacun a ses chagrins.
DORANTE. - J’ai tout perdu ! J’avais un portrait, et je ne l’ai plus.
ARAMINTE. - A quoi vous sert de l’avoir ? Vous savez peindre.
DORANTE. - Je ne pourrai de longtemps m’en dédommager43. D’ailleurs, celui-ci m’aurait été bien
cher ! Il a été entre vos mains, Madame.
ARAMINTE. - Mais vous n’êtes pas raisonnable.

43Compenser cette perte


DORANTE. - Ah ! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N’ajoutez rien à
ma douleur.
ARAMINTE. - Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ?
DORANTE. - Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! Qui pourrait se l’imaginer ?
ARAMINTE, d’un ton vif et naïf. - Et voilà pourtant ce qui m’arrive.
DORANTE, se jetant à ses genoux. - Je me meurs !
ARAMINTE. - Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie : levez-vous, Dorante.
DORANTE se lève, et tendrement. - Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite
pas, Madame. Vous allez me l’ôter, mais n’importe, il faut que vous soyez instruite.
ARAMINTE, étonnée. - Comment ! Que voulez-vous dire ?
DORANTE. - Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion, qui est
infinie, et que le portrait que j’ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie 44 d’un
domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui par le charme de l’espérance du plaisir de
vous voir, m’a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès
de vous. Voilà, Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de
vous cacher. J’aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l’artifice 45 qui me l’a
acquise ; j’aime mieux votre haine que le remords d’avoir trompé ce que j’adore.
ARAMINTE, le regardant quelque temps sans parler. - Si j’apprenais cela d’un autre que de vous,
je vous haïrais sans doute ; mais l’aveu que vous m’en faites vous-même dans un moment comme
celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus
honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait
pour gagner mon coeur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de
plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi.

Le roman
E.L. N°16
L'Abbé Prévost, Manon Lescaut (1753), première partie

Enfin, n'étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grands pas dans
nos appartements. J'aperçus, dans celui de Manon, une lettre cachetée qui était sur sa
table. L'adresse était à moi, et l'écriture de sa main. Je l'ouvris avec un frisson mortel ;
elle était dans ces termes :
5     Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole de mon cœur, et qu'il n'y a que toi au
monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre
chère âme, que, dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la

44Ingéniosité
45Ruse
fidélité ? Crois-tu qu'on puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? La faim me
causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant
10 en pousser un d'amour. Je t'adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi, pour quelque
temps, le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! Je
travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux. Mon frère t'apprendra des
nouvelles de ta Manon, et qu'elle a pleuré de la nécessité de te quitter.
    Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire car
15 j'ignore encore aujourd'hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut
une de ces situations uniques auxquelles on n'a rien éprouvé qui soit semblable. On ne
saurait les expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas l'idée ; et l'on a peine à se les
bien démêler à soi-même, parce qu'étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien
dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d'aucun sentiment connu.
20 Cependant, de quelque nature que fussent les miens, il est certain qu'il devait y entrer
de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux s'il n'y fût pas entré
encore plus d'amour ! Elle m'aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m'écriai-je,
qu'elle fût un monstre pour me haïr ? Quels droits eut-on jamais sur un cœur que je
n'aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai
25 sacrifié ? Cependant elle m'abandonne ! et l'ingrate se croit à couvert de mes reproches
en me disant qu'elle ne cesse pas de m'aimer ! Elle appréhende la faim. Dieu d'amour !
quelle grossièreté de sentiments ! et que c'est répondre mal à ma délicatesse ! 

E.L. N°17
Abbé Prévost, Manon Lescaut (1753)
L'évasion de St-Lazare

Comme je n’en avais pas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais fort
touché de toutes ses bontés, mais que, la liberté étant le plus cher de tous les biens,
surtout pour moi à qui on la ravissait injustement, j’étais résolu de me la procurer cette
nuit même, à quelque prix que ce fût ; et de peur qu’il ne lui prît envie d’élever la voix
5 pour appeler du secours, je lui fis voir une honnête raison de silence, que je tenais sur
mon juste-au-corps1. Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie,
pour reconnaître la considération que j’ai eue pour vous ? À Dieu ne plaise, lui répondis-
je. Vous avez trop d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je
veux être libre, et j’y suis si résolu que, si mon projet manque par votre faute, c’est fait
10 de vous absolument2. Mais, mon cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je
fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort ? Eh non ! répliquai-je avec
impatience. Je n’ai pas dessein3 de vous tuer, si vous voulez vivre. Ouvrez-moi la porte,
et je suis le meilleur de vos amis. J’aperçus les clefs qui étaient sur sa table. Je les pris et
je le priai de me suivre, en faisant le moins de bruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y
15 résoudre. À mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec un
soupir : Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait cru ? Point de bruit, mon Père, répétais-je de mon
côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant la
grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le Père, avec ma
chandelle dans une main et mon pistolet dans l’autre. Pendant qu’il s’empressait
20 d’ouvrir, un domestique, qui couchait dans une chambre voisine, entendant le bruit de
quelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon Père le crut apparemment
capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avec beaucoup d’imprudence, de venir à son
secours. C’était un puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer 4. Je ne le
marchandai5 point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilà de quoi vous êtes
25 cause, mon Père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais que cela ne vous empêche
point d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de
l’ouvrir. Je sortis heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui m’attendait avec
deux amis, suivant sa promesse.
Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’il n’avait pas entendu tirer un
30 pistolet. C’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me l’apportiez-vous chargé ? Cependant
je le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Saint-Lazare
pour longtemps. Nous allâmes passer la nuit chez un traiteur 6, où je me remis un peu de
la mauvaise chère7 que j'avais faite depuis près de trois mois.

E.L. N°18

L'Abbé Prévost, Manon Lescaut (1753), deuxième partie


L'enterrement de Manon

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains
de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir ; mais je fis réflexion, au
commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir
la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur
5 sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur

1Juste-au-corps : vêtement masculin qui couvre le haut du corps.


2C'est fait de vous absolument : vous êtes perdu.
3Dessein : but, projet.
4Balancer : hésiter.
5Marchandai : ménageai, épargnai.
6Traiteur : restaurateur.
7Chère : nourriture.
m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé
de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en
fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre,
dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon
10 épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains.
J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon cœur, après avoir pris soin de l'envelopper
de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état
qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis
encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse.
15 Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir, et craignant d'en manquer tout à fait avant la
fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait
porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné
vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le
secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire,
20 c'est que, pendant tout l'exercice de ce lugubre ministère 46, il ne sortit point une larme de
mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j'étais et le dessein
déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la
douleur. Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j'étais sur la fosse, sans
perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait.  

E.L. N°19
Parcours associé : Personnages en marge, plaisirs du romanesque

Hugo, Notre-Dame de Paris (1831), extrait du livre 8.

Quasimodo s'était arrêté sous le grand portail. Ses larges pieds semblaient aussi
solides sur le pavé de l'église que les lourds piliers romans. Sa grosse tête chevelue
s'enfonçait dans ses épaules comme celle des lions qui eux aussi ont une crinière et pas
de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante suspendue à ses mains caleuses comme
5 une draperie blanche ; mais il la portait avec tant de précaution qu'il paraissait craindre
de la briser ou de la faner. On eût dit qu'il sentait que c'était une chose délicate, exquise
et précieuse, faite pour d'autres mains que les siennes. Par moments, il avait l'air de

46« ministère » : charge, fonction que l'on a pour mission d'accomplir (en particulier ensemble des
fonctions d'un prêtre).
n'oser la toucher, même du souffle. Puis, tout à coup, il la serrait avec étreinte dans ses
bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, comme son trésor, comme eût fait la
10 mère de cette enfant ; son œil de gnome, abaissé sur elle, l'inondait de tendresse, de
douleur et de pitié, et se relevait subitement plein d'éclairs. Alors les femmes riaient et
pleuraient, la foule trépignait d'enthousiasme, car en ce moment-là Quasimodo avait
vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se
sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans
15 laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa
proie, tous ces tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires 47, ces juges, ces bourreaux,
toute cette force du roi qu'il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.
Et puis c'était une chose touchante que cette protection tombée d'un être si difforme
sur un être si malheureux, qu'une condamnée à mort sauvée par Quasimodo. C'étaient
20 les deux misères extrêmes de la nature et de la société qui se touchaient et qui
s'entraidaient.

E.L. N°20
Parcours : Personnages en marge, plaisirs du romanesque

Camus, L’Etranger, Première partie, 1942

Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec
elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu
savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne
signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. « Pourquoi m'épouser alors? » a-t-elle
dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous
pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de
dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : « Non. »
47«sbire » : homme de main au service d'un pouvoir oppressif, qui exerce des violences ou
accomplit les basses besognes.
Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait
simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui
je serais attaché de la même façon. J'ai dit : « Naturellement. » Elle s'est demandé alors si
elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de
silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais
que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais,
n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se
marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors
de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris
que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandé comment c'était. Je lui ai dit : « C'est
sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. »

Vous aimerez peut-être aussi