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Lecture linéaire n°1 : « 

Le pin des Landes » de Théophile Gautier (1845)

Le pin des Landes

On ne voit en passant par les Landes désertes,


Vrai Sahara français, poudré de sable blanc,
Surgir de l'herbe sèche et des flaques d'eaux vertes
D'autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc ;

Car, pour lui dérober ses larmes de résine,


L'homme, avare bourreau de la Création,
Qui ne vit qu'aux dépens de ce qu'il assassine,
Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon !

Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte,


Le pin verse son baume1 et sa sève qui bout,
Et se tient toujours droit sur le bord de la route,
Comme un soldat blessé qui veut mourir debout.

Le poète est ainsi dans les Landes du monde :


Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.
Il faut qu'il ait au cœur une entaille profonde
Pour épancher2 ses vers, divines larmes d'or !

1- crème apaisante ou cicatrisante. 2- épancher : faire « sortir de soi », révéler.


Lecture linéaire n°2 : « Hypermarché-Novembre », de Michel Houellebecq (poème liminaire du
recueil La poursuite du bonheur, 1991)

Hypermarché – novembre

D’abord, j’ai trébuché dans un congélateur.


J'me suis mis à pleurer et j’avais un peu peur.
Quelqu’un a grommelé que je cassais l’ambiance ;
Pour avoir l’air normal j’ai repris mon avance.

Des banlieusards sapés et au regard brutal


Se croisaient lentement près des eaux minérales.
Une rumeur de cirque et de demi-débauche
Montait des rayonnages. Ma démarche était gauche.

Je me suis écroulé au rayon des fromages ;


Il y avait deux vieilles dames qui portaient des sardines.
La première se retourne et dit à sa voisine :
« C’est bien triste, quand même, un garçon de cet âge. »

Et puis j’ai vu des pieds circonspects et très larges ;


Il y avait un vendeur qui prenait des mesures.
Beaucoup semblaient surpris par mes nouvelles chaussures ;
Pour la dernière fois j’étais un peu en marge.
Lecture linéaire n°3 : « Une charogne » de Charles Baudelaire (poème XXVII)

Une Charogne
(Et ce monde rendait une étrange musique,
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme*, Comme l'eau courante et le vent,
Ce beau matin d'été si doux : Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Au détour d'un sentier une charogne infâme Agite et tourne dans son van.
Sur un lit semé de cailloux,
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Une ébauche lente à venir
Brûlante et suant les poisons, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Seulement par le souvenir.
Son ventre plein d'exhalaisons.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Nous regardait d'un œil fâché,
Comme afin de la cuire à point, Épiant le moment de reprendre au squelette
Et de rendre au centuple à la grande Nature Le morceau qu'elle avait lâché.))
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
Et le ciel regardait la carcasse superbe A cette horrible infection,
Comme une fleur s'épanouir. Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous, mon ange et ma passion!
Vous crûtes vous évanouir.
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, Après les derniers sacrements,
D'où sortaient de noirs bataillons Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
De larves, qui coulaient comme un épais liquide Moisir parmi les ossements.
Le long de ces vivants haillons.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
((Tout cela descendait, montait comme une vague Qui vous mangera de baisers,
Ou s'élançait en pétillant Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, De mes amours décomposés!
Vivait en se multipliant.
*mon âme : le poète s’adresse à une femme.

((Passage en italiques ôté de l’analyse))


Lecture linéaire n°4 : « L’Horloge » (poème LXXXV, section Spleen et Idéal)

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible1,


Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Le Plaisir vaporeux2 fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide3 au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue4 ! Esto memor5 !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre6, sont des gangues7
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre8 se vide.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir9 même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

1- qui ne montre aucune émotion. 2- qui s’évapore (emploi métaphorique ici). 3-danseuse, gracieuse divinité ailée. 4- qui gaspille ce
qu’il possède. 5- « souviens-toi » en latin. 6- (trop) insouciant. 7- Matière sans valeur qui entoure un minerai, une pierre précieuse. 8-
appareil de mesure du temps par écoulement d’eau. 9- le regret sincère des fautes commises.
Lecture linéaire n°5 : « Les aveugles » (poème XCII, section Tableaux parisiens)

Les aveugles

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !


Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles1, singuliers2 comme les somnambules,
Dardant3 on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,


Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,


Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles4,

Éprise5 du plaisir jusqu'à l'atrocité,


Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété6,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

1- impressionnants, effrayants. 2- étranges, mystérieux. 3- darder = fixer son regard sur quelque chose.
4- beugler = pousser des cris, « gueuler » (péjoratif). 6. égaré, éloigné de la réalité, sans intelligence.
Lecture linéaire n°6 : Gargantua chap. 6, « Comment Gargantua naquit de façon bien
étrange »

Peu de temps après, elle1 commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Soudain, une
foule de sages-femmes vinrent de tous côtés. En la tâtant par le bas, elles trouvèrent
quelques morceaux de peau d’assez mauvais goût, et pensèrent que c’était l’enfant. Mais
c’était le fondement2 qui lui échappait, à cause du relâchement du gros intestin (lequel
vous appelez le boyau culier), car elle avait trop mangé de tripes, comme nous avons
déclaré ci-dessus.
Alors une repoussante vieille de la compagnie, qui était venue de Brisepaille près de
Saint-Genou il y a plus de soixante ans et qui avait la réputation d’être un grand médecin,
lui fit un astringent3 si horrible que tous ses orifices en furent tellement obstrués et
resserrés que vous les eussiez élargis à grande peine avec les dents, ce qui est une chose
bien horrible à imaginer (c’est de la même façon que le diable, à la messe de Saint-Martin
écrivant le caquetage4 de deux commères, allongea à belles dents son parchemin 5.
Suite à cet inconvénient, les cotylédons 6 se relâchèrent, et l’enfant sauta, entra dans la
veine cave, et, montant par le diaphragme 7 jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine se
partage en deux), il prit son chemin à gauche, et sortit par l’oreille de ce même côté.
Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mies ! mies », mais il s’écriait
à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si
bien qu’il fut entendu de tout le pays de Busse et de Bibarois.
Je me doute que vous ne croyez sûrement pas cette étrange nativité. Si vous n’y croyez
pas, je m'en fiche, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce qu’on
lui dit et qu’il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi, à notre foi, à la raison,
aux Saintes Écritures ? Pour ma part, je ne trouve rien écrit dans la Sainte Bible qui soit
contre cela. Mais, si telle eût été la volonté de Dieu, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ?
Ah ! de grâce, ne vous encombrez jamais l’esprit de ces vaines pensées, car je vous dis
qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi
leurs enfants par l’oreille. Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? (...)
vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais à présent tout le chapitre
de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature ; et toutefois je ne suis
point un menteur aussi effronté 8 qu’il l’a été. Lisez le septième livre de son Histoire
naturelle, chap. III, et ne me tarabustez plus l’esprit avec ça 9.

1- désigne Gargamelle, l’épouse de Grandgousier et la mère de Gargantua. 2- l’anus, et plus couramment le derrière. 3- médicament
qui resserre les parties relâchées. 4- bavardage. 5- allusion à la légende biblique de Saint Martin : le diable transcrit les ragots de deux
commères, mais son parchemin n'est pas assez grand ; il l'allonge en tirant dessus avec les dents. 6- lobes charnus situés à la surface
utérine du placenta. 7- muscle séparant le thorax de l’abdomen. 8- qui n’a honte de rien. 9- ne m’ennuyez plus avec ça.
Lecture linéaire n°7 : Gargantua Chapitre 15 - « Comment Gargantua fut mis sous la tutelle
d'autres pédagogues. »

Alors son père put voir que sans aucun doute il étudiait très bien, et qu’il y consacrait tout son
temps. Malgré tout, il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais 1, tout rêveur et
radoteur2.
Comme il s'en plaignait à Philippe des Marais, vice-roi de Papeligosse 3, il comprit qu'autant valait
ne rien apprendre que d'apprendre de tels livres avec de tels précepteurs, car leur savoir n'était que
bêtise et leur sagesse une enveloppe vide, appauvrissant les nobles et bons esprits et flétrissant toute
fleur de jeunesse.
« Pour preuve, lui dit le vice-roi, prenez un de ces jeunes gens d'aujourd'hui, qui ait seulement
étudié deux ans. Si par hasard il n'avait pas un meilleur jugement, un meilleur vocabulaire, un
meilleur style que votre fils, s'il n'avait pas une meilleure façon de se présenter et de meilleures
manières, je veux bien que vous me considériez comme un trancheur de lard de la Brenne 4. »
L’idée plut fort à Grandgousier, qui commanda qu'on fasse l’expérience. Donc le soir, au souper, le
vice-roi fit venir un de ses jeunes serviteurs nommé Eudémon, si bien coiffé, si bien habillé, si bien
pomponné, si digne en son attitude, qu'il ressemblait bien plus à un petit angelot qu'à un homme.
(...)
Alors, Eudémon, demandant la permission du vice-roi son maître, se leva, le bonnet au poing, le
visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur Gargantua avec modestie.
S’adressant à lui, il commença à louer et à vanter en premier lieu sa vertu et ses bonnes mœurs, en
second lieu son savoir, en troisième lieu sa noblesse, en quatrième lieu sa beauté physique, et en
cinquième lieu il l'exhortait avec douceur à vénérer, en lui obéissant en tout, son père, qui prenait un
tel soin de lui faire donner une bonne instruction. Il le priait enfin de vouloir bien le considérer
comme le dernier de ses serviteurs, car pour l'heure, il ne demandait nul autre cadeau des cieux que
d’avoir la chance de lui complaire par quelque service qui lui fût agréable.
Toute cette déclaration fut prononcée avec des gestes si appropriés, une élocution 6 si distincte, une
voix si pleine d'éloquence, un langage si fleuri, et en un latin si parfait qu'il ressemblait plus à un
Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile7 du temps passé qu'à un jeune homme de ce siècle.
Pour toute réponse, Gargantua se mit à pleurer comme une vache et se cacha le visage avec son
bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu'un pet d'un âne mort.
Son père en fut si furieux qu'il voulut tuer Maître Jobelin.

1- idiot. 2- qui tient des propos stupides. 3- royaume inventé par Rabelais. 4- Comme un bon à rien. 5- « matéologiens », dans le texte
original : parleur au discours vide. 6- prononciation. 7- brillants orateurs romains dans l’Antiquité.
Lecture linéaire n°8 : La Fontaine, « Les animaux malades de la peste »

(vers 34 à 64)

[ Un mal qui répand la terreur, Et quant au Berger l'on peut dire


Mal que le Ciel en sa fureur Qu'il était digne de tous maux,
Inventa pour punir les crimes de la terre, Étant de ces gens-là qui sur les animaux
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron1,
Se font un chimérique empire4.
Faisait aux animaux la guerre. Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n'osa trop approfondir
On n'en voyait point d'occupés Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
A chercher le soutien d'une mourante vie  ; Les moins pardonnables offenses.
Nul mets n'excitait leur envie ; Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins 5,
Ni Loups ni Renards n'épiaient Au dire de chacun, étaient de petits saints.
La douce et l'innocente proie. L’Âne vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Les Tourterelles se fuyaient  :
Plus d'amour, partant2 plus de joie. Qu'en un pré de Moines passant,
Le Lion tint conseil, et dit  : Mes chers amis, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Je crois que le Ciel a permis Quelque diable aussi me poussant,
Pour nos péchés cette infortune ; Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Que le plus coupable de nous Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
Se sacrifie aux traits du céleste courroux, A ces mots on cria haro sur le baudet.
Peut-être il obtiendra la guérison commune. Un Loup quelque peu clerc6 prouva par sa harangue7
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ne nous flattons donc point  ; voyons sans indulgence Ce pelé, ce galeux8, d'où venait tout leur mal.
L'état de notre conscience. Sa peccadille fut jugée un cas pendable9.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
J'ai dévoré force3 moutons. Rien que la mort n'était capable
Que m'avaient-ils fait  ? Nulle offense : D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut  ; mais je pense
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi  : Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse. ]
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce, 1- fleuve des enfers. 2- par conséquent. 3- beaucoup de. 4- s'accordent un
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur pouvoir imaginaire. 5- chiens de garde. 6- savant. 7- son discours. 8- être
En les croquant beaucoup d'honneur. méprisable. 9- qui mérite la mort.
Lecture linéaire n°9 : Gargantua chap. 57 - « Comment étaient réglés les Thélémites dans leur
manière de vivre »

Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais
selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait,
buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul
ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit.
Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause :
FAIS CE QUE VOUDRAS.
Parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont
naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse
toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand une vile et
contraignante sujétion les abaisse et les asservit, pour déposer et briser le joug de
servitude ils usent de ce noble sentiment qui les inclinait librement vers la vertu,
car c'est toujours ce qui est défendu que nous entreprenons, et c'est ce qu'on nous
refuse que nous convoitons. (...)
Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre eux qui ne sût
lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et
s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose. Jamais on ne vit des
chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si
vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on
ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de
leurs doigts à tirer l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme
noble et libre, que celles qui étaient là.
Pour ces raisons, quand le temps était venu que l'un des Thélémites voulût sortir
de l'abbaye, soit à la demande de ses parents, soit pour d'autres motifs, il
emmenait avec lui une des dames, celle qui l'avait choisi pour chevalier servant, et
ils étaient mariés ensemble. Et s'ils avaient bien vécu à Thélème en affectueuse
amitié, ils cultivaient encore mieux cette vertu dans le mariage ; leur amour
mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu'aux premiers temps de leurs noces.
Lecture linéaire n°10 - Phèdre, Racine (1677) : Acte II, scène 5, vers 671-711
Résumé de la pièce et situation de la scène : Le vieux héros grec Thésée règne sur Athènes. Sa vie déborde d'exploits
héroïques (il a notamment vaincu le terrible minotaure, monstre mi-homme mi-taureau que le roi de Crête, Minos,
gardait enfermé dans un labyrinthe. Sur ses vieux jours, il s'est remarié avec la sœur d'Ariane, Phèdre. Il est également
le père du noble et séduisant Hippolyte, né d'un précédent mariage, qui est donc le beau-fils de Phèdre. Mais Thésée a
disparu depuis six mois, nul ne sait où ni pourquoi, et Phèdre semble souffrir d'un mal étrange. Poussée à bout par sa
confidente, elle finit par avouer qu'elle est tombée amoureuse... de son beau-fils, Hippolyte ! Consciente du caractère
criminel de cet amour, elle s'apprête à mettre fin à ses jours… C’est alors qu’elle apprend une terrible nouvelle :
Thésée est mort ! Et la voila qui trouve un prétexte pour rencontrer le beau jeune homme, qu’elle fuyait jusque là...

Phèdre

Ah ! cruel, tu m'as trop entendue1 ! Que dis−je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur. Cet aveu si honteux, le crois−tu volontaire ?
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur2. Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime, Je te venais prier de ne le point haïr.
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi−même, Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Ni que du fol amour qui trouble ma raison, Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi−même !
Ma lâche complaisance ait nourri le poison. Venge−toi, punis−moi d'un odieux amour ;
Objet infortuné des vengeances célestes, Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Je m'abhorre3 encor plus que tu ne me détestes. Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ; Crois−moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle Voilà mon cœur : c'est là que ta main doit frapper.
De séduire4 le cœur d'une faible mortelle. Impatient déjà d'expier son offense
Toi−même en ton esprit rappelle le passé. Au devant de ton bras je le sens qui s'avance.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé : Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine, Si ta haine m'envie5 un supplice si doux,
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine. Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ? A défaut de ton bras prête-moi ton épée...
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. Donne6 !
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

1- trop bien compris. 2- sa folie amoureuse. 3- je me hais. 4- détourner du « droit chemin ». 5- me refuse. 6- Phèdre arrache l’épée
d’Hippolyte.
Lecture linéaire n°11 : Antigone, Anouilh (1944) : scène 10

Résumé de la pièce et situation de la scène : Antigone est la fille d'Œdipe et de Jocaste (mère et épouse (!) d'Œdipe),
souverain de Thèbes. Après le suicide de Jocaste et l'exil d'Œdipe, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice, se
sont entretués pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste, devient donc le nouveau roi, et a décidé d’offrir une
sépulture à Étéocle mais pas à Polynice, qualifié de voyou et de traître. Il avertit que quiconque osera enterrer son
corps sera puni de mort. Personne n'ose braver l'interdit, et le cadavre de Polynice est abandonné au soleil et aux
charognards. Seule Antigone refuse cette situation. Malgré l'interdiction de son oncle Créon, elle tente de le recouvrir
avec de la terre. Prise sur le fait par les gardes du roi, elle est conduite devant son oncle : s’il tient sa parole, il doit la
mettre à mort...

CRÉON CRÉON, la secoue soudain, hors de lui.


Tu m’amuses. Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi,
petite idiote ! J’ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut
ANTIGONE pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en
Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts,
me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail
une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne
trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se
allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, vous le construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec
savez, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un toute la provision d’eau douce, pour tirer au moins leurs os de
homme qui a peur. là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se
déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble,
CRÉON, sourdement. parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau
Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de
t’obstines. Et je ne le voudrais pas. faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de
se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on
ANTIGONE pourra encore être un homme après ? On prend le bout de
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un
Vous n’auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance. Dans
à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ? le tas ! Cela n’a pas de nom. C’est comme la vague qui vient
de s’abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et
CRÉON la chose qui tombe devant le groupe n’a pas de nom. C’était
Je te l’ai dit. peut-être celui qui t’avait donné du feu en souriant la veille. Il
n’a plus de nom. Et toi non plus tu n’as plus de nom,
ANTIGONE cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un
Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
faire tuer sans le vouloir. Et c’est cela, être roi !
ANTIGONE, secoue la tête.
CRÉON Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi, je suis
Oui, c’est cela ! là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous
dire non et pour mourir.
ANTIGONE
Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les
bleus que tes gardes m’ont fait aux bras, avec ma peur qui me
tord le ventre, moi je suis reine.

CRÉON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit
sous mes fenêtres, c’est assez payé pour que l’ordre règne
dans Thèbes. Mon fils t’aime. Ne m’oblige pas à payer avec
toi encore. J’ai assez payé.

ANTIGONE
Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de
payer maintenant !
Lecture linéaire n°12 - Juste la fin du monde, Lagarce : prologue

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un
geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été
un homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le
plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore
que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même
et d’être‚
jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
Lecture linéaire n°13 - Juste la fin du monde, Lagarce : partie 1, scène 3

Ces petits mots


SUZANNE - les phrases elliptiques -
(...) ces petits mots, ils sont toujours écrits au dos de cartes
Parfois, tu nous envoyais des lettres, postales
parfois tu nous envoies des lettres, (nous en avons aujourd'hui une collection enviable)
ce ne sont pas des lettres, qu'est-ce que c'est ? comme si tu voulais, de cette manière, toujours paraître être
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, en vacances,
rien, comment est-ce qu'on dit ? je ne sais pas, je croyais cela,
elliptiques. ou encore, comme si, par avance,
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. » tu voulais réduire la place que tu nous consacrerais
Je pensais, lorsque tu es parti et laisser à tous les regards les messages sans importance
(ce que j'ai pensé lorsque tu es parti), que tu nous adresses.
lorsque j'étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie « Je vais bien et j'espère qu'il en est de même pour vous. »
(là que ça commence),
je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire
dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d'écrire (serait d'écrire)
ou que, de toute façon
- et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu
ne peux pas ne pas le savoir, une certaine forme d'admiration,
c'est le terme exact, une certaine forme d'admiration
pour toi à cause de ça -,
ou que, de toute façon,
si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité,
si tu en avais, soudain, l'obligation ou le désir, tu saurais
écrire,
te servir de ça pour te sortir d'un mauvais pas ou avancer
plus encore.
Mais jamais, nous concernant,
jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit
comme ça, c'est une sorte de don, je crois, tu ris)
jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
- c'est le mot et un drôle de mot puisqu'il s'agit de toi –
jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec
nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges
pas dignes.
C'est pour les autres.

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