Vous êtes sur la page 1sur 5

L'ÉCLAT DU PALINDROME1

Pierre Bailly

Un palindrome est une phrase, dite anacyclique, qui peut se lire dans les deux sens,
l'ordre des lettres y étant le même de droite à gauche que de gauche à droite.

Les deux plus célébres palindromes sont le pentamètre de Quintilien

Roma tibi subito motibus ibit amor

et ce vers frangais du Moyen Age :

L’âme des uns iamais n'use de mal.

Les aphorismes représentent habituellement l'exacte pensée de leurs auteurs. Ici, i1s
sont l'exacte pensée du hasard. A propos des palindromes, le Larousse déclare : « Ces
puérilités furent cultivées à Rome au temps de la décadence... > Mais puérilités pour
qui ne voit que la méthode et s'imagine qu'un truc ingénieux ne peut être comparé à
I'imagination du poète. Si au contraire on ne juge que par les résultats obtenus, il faut
bien avouer que l'inspiration lyrique n'obtient pas souvent des cristaux comme la
recherche des palindromes en procure. Cristaux involontaires, mais n'avons-nous pas
la prose pour dire ce que nous pensons ?

L'intérêt du palindrome est qu'il pense tout seul.

Ce n'est plus l'écriture « automatique », où le subconscient a encore sa part. Ce n'est


pas non plus le « cadavre exquis », c'est-à-dire le jeu des petits papiers, où les
participants n'échappent ni à la volonté de faire insolite, ni done à un certain état
d'esprit orienté (qui préside également, sous un autre angle, à la contrepéterie). Le
palindrome, c'est vraiment le hasard des lettres qui fait surgir de rien une phrase
significative.

L’inspiration n'y joue aucun rôle, puisqu'un palindrome se travaille avec des lettres
choisies selon des combinaisons essayées successivement, et par là en toute
objectivité. Le poète en tant que poète n'y est pour rien, et d'ailleurs un
mathématicien ou un pilier de casino aura peut-être plus de chance à ce jeu qu'un
poète trop enclin à ne pas se laisser manœuvrer par des calculs.

Voici par exemple comment peut apparaître un palindrome. Vous pensez au mot
Isis, qui possède un i de chaque côté d'un s. Un autre s finit le mot sur la droite. Vous
en placez donc un troisiéme devant Isis. Ce troisiéme s sera la lettre finale d'un mot

1
Artículo publicado en la revista "Bizarre", nº 1, pg. 47 a 51, 1955, París. También se puede encontrar
en la siguiente publicación https://www.decitre.fr/ebooks/la-nouvelle-revue-francaise-n-68-aout-1958-
9782072387319_9782072387319_1.html
qui précédera Isis. Vous trouvez hélas. « Hélas, Isis » voilà le début d'une phrase qui
peut avoir un sens. Mais cet hélas reporté à l'envers audelà d'lsis donne : «Hélas., Isis
a le h.» qui se décompose ainsi : « Hélas, Isis a le h » Cela ne veut rien dire. Il faut
ajouter des lettres au h final pour en faire un mot, et que ces lettres, retournées,
constituent un autre mot qui deviendra le début de la phrase. H pourrait être le
début de hache, de haché. On aurait alors : « Eh. ga, hélas, Isis a le haché. » Ce n'est
pas brillant. Plutôt que de tâtonner, mieux vaut s'en remettre au dictionnaire et voir
quels sont les mots masculins commençant par un h aspiré. Voici hennin, qui donne :
« Ninne, hélas, Isis a le hennin.» Bien sûr, Ninne serait le nom d'une dame, mais si
l'on consent à inventer des mots, le jeu devient sans intérêt. Vous relevez plutôt
horion, grâce auquel vous écrivez : « Noir, ô hélas, Isis a le horion. » Un horion étant
un coup reçu en pleine figure, il n'y a pas à s'étonner qu'il soit noir. Isis revient d'une
bagarre dont nous ignorions l'existence jusqu'ici.

Léon Gozlan, l'auteur du Balzac en pantoufles, nous apprend que selon la tradition
des cloîtres, plusieurs moines perdirent la raison en cherchant des anacycliques.

Le fait qu'un palindrome soit lisible dans les deux sens n'est pas inutile. Cette
contrainte gratuite - puisque apparemment il vaudrait míeux écríre des phrases qui,
à renvers, voudraient dire autre chose qu’à l'endroit - oblige à jongler avec les lettres
sans aucun but pratique. De cette recherche purement technique naît la phrase
anacyclique. Signifiant la même chose dans les deux sens, elle ne représente
sûrement pas le produit direct d'un cerveau.

De l'esprit humain, rationalisé ou non, ne peuvent sortir que des pensées humaines.
Une pensée venue d'ailleurs, une pensée qui n'a été pensée par personne et qui
pourtant nous parvient, voilà qui est beaucoup plus captivant !

L’opinion des fourmis ou des chats a une origine. Egalement les paroles de Dieu aux
croyants.

Le palindrome n'en a pas.

On ne peut même pas dire qu'il est un détournement du langage à des fins
séditieuses, comme le jeu de mots, puisque la phrase anacyclique n'a qu'une seule
signífication. C’est le langage qui parle tout seul.

Evidemment, les palindromes ne tombent pas du ciel. Il faut les aider à naître, mais
par une opération mécanique n'ayant aucun rapport avec le sens de la phrase qu'on
obtiendra. Quiconque voudrait écrire un palindrome reflétant sa propre opinion se
heurterait à un mur de difficultés infranchissables. Il peut arriver en revanche que le
palindrome obtenu signifie le contraire de ce qu'on pense.

Il y a de cette façon une pensée palindromique, qui touche à tous les sujets:
CONSEILS PRATIQUES:
Repel a leper (Repoussez un lépreux).

LOCUTIONS:
Fled as a sad elf (Fugitif comme un lutin triste).

MORALE:
Lewd I did líve and evil did I dwel (Oui fai vécu dans la débauche et j’ai
persévéré dans le mal).

PSYCHOLOGIE:
Ein Neger mil Gazelle zagt im Regen nie (Un nègre avec une gazelle n'a
jamais peur sous la pluie).

MŒURS:
Now, Sir, even Hannah never is won (Maintenant, Monsieur, même Hannah
n'est jamais gagnée au jeu).

RELIGION:
Et Luc colporte trop l’occulte.

PAYSAGE:
Paget saw an Irish tooth, Sir, in a waste gap (Paget, Monsieur, a vu une dent
irlandaise dans une ruelle délabrée).

ROMAN:
Léon a erré à Noël.

MODE DE VIE:
...Où l'on répond non plutôt que oui, où les villes principales sont Nogon et
Laval, où les femmes s'appellent Eve ou Anna, où l'unique saison est l'Eté.

Le palindrome ne nous fait pas communiquer avec d'autres mondes, et ce n'est pas
non plus un monde lui-même, car il faudrait supposer que les palindromes ont une
âme. Or, avant que le premier d'entre eux eût été écrit, aucune parole de cette nature
radicalement extra-humaine ne figurait nulle part. Et tout à coup, à cause d'un jeu
«puéril», et sans plus de valeur intellectuelle que la roulette ou le poker, quelque
chose s’est mis à penser, bien que ce quelque chose n'existe pas !

On peut négliger l'éclat des palindromes si l'on ne s'intéresse qu'aux témoignages


humains ; mais ceux que passionne l'intrusion dans le réel, sans aucune raison
mystérieuse, et même sans aucune raison du tout, de pensées venues d'ailleurs que
de nous-mêmes, ceux-là ne peuvent ignorer les palindromes. Amusements, curiosités
si l'on veut... à moins qu'il s'agisse tout simplement d'une Poésie approchée
scientifiquement, tandis que l’autre, celle des poètes, ne serait qu'un arpentage au
fleu d’une géométrie, une astronomie d'avant Copernic.

RECUEIL DE QUELQUES PALINDROMES

1. - PALINDROMES PROPREMENT DITS

EN LATIN:

In gyrum imus noctes et consumimur igni.


Signa te, signa temere me tangis et angis
Roma tibi subito motibus ibit amor.
(Quilitilien.)

Si bene te tua laus taxat, sua laute tenebis.


(Pline.)

Sole medere pede ede perede melos.


(Ausone.)

EN FRANÇAIS:

Lâme des uns iamais n"use de mal.


Noël a trop par rapport à Léon.

C’est sec !
En route, je tourne.
Léon a erré à Noël.
(R. Cornaille.)

Et Luc colporte trop l’occulte.


A Laval elle l'avala.
(M. Laclos.)

Emile nu a une líme.


Noír, ô hélas, Isis a le horion.
(P. B.)

EN ANGLAIS:

Rail at a liar.
Repel a leper.
Name no one man.
Lived as a devil.
Fled as a sad e1f.
Lewd I did live and evil did I dwel.
No, ¡t is opposed, art sees trade's opposition.
Dog as a devil deified lived as a god.
Paget saw an I,ri3h tooth, Sir, in a waste gap
Evil is a name of foeman, as I live.
Rats live on no evil star.
Now, Sir, even Hannah never is won.

EN ALLEMAND:

Ein Neger mit Gazelle zagt im Regen nie.

II. - PALINDROMES PAR MOTS

Ce n'est plus la suíte des lettres qui est la méme dans les deux sens, mais seulement
la suite des mots :

La foule, foule-la!
(P.B.)

III. - PALINDROMES PAR PHRASES

Bien que les mots ne se présentent pas dans le mêrne ordre de droite à gauche que de
gauche à droite, la phrase peut être lue dans les deux sens et conserver la méme
signification :

Blanditias fera mors Veneris persuasit amando


Permisit solitoe nec Styga tristitioe.
Tristitioe Styga nec solitos permisit amando
Persuasit Veneris mors fera blanditias.

Proecípiti modo quod decurrít tempore flumen


Tempore consumptum jam cito deficiet.
Deficiet cito jam consumptum tempore flumen
Tempore decurrit quod modo proecipiti.

NOTE : Nombre de palíndromes cítés ci-dessus figurent dans l’ouvrage de Matila C.


Ghyka: Sortilèges du verbe (Gallimard).

Jesús Lladó-20/12/2023

Vous aimerez peut-être aussi