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P I A I !

CRIS PROPHETIQUES DES CORBEAUX D'APOLLON

LECTURES MURCIENNES
# 030 / 29 - 06 – 2018

mallarme / Le coup de des


UN COUP DE DES JAMAIS N'ABOLIRA LE HASARD.
STEPHANE MALLARME
MANUSCRIT ET EPREUVES.
EDITIONS ET OBSERVATIONS DE FRANCOISE MOREL.
( OCTOBRE 2007. LA TABLE RONDE.198 p. )

Irremplaçable. Pour tous les aficionados du Maître celui qui, surgi et inférant la
manœuvre. Dépêchez-vous de vous le procurer : il n'a été tiré qu'à 2500 exemplaires.
Certes les éditions du Coup de dés ne manquent pas mais celle-ci offre les fac-similés de
la revue Cosmopolis, le manuscrit qui servit à l'édition fantôme d'Ambroise Vollard qui
devait être illustrée par Odilon Redon, les épreuves de cette même édition corrigées
par Mallarmé, plus quelques pages de brouillons, grand-format 24 \ 32 sous coffret
cartonné ! Que demander de plus, si ce n'est une couverture du bouquin lui-même
moins souple, par trop économie de bout de chandelle.
Mais ne boudons pas notre plaisir dans le boudoir poétique. Je vous laisse rêver
sur les différents documents offerts à votre curiosité. Intéressons-nous plutôt à la
lecture du Coup de Dés proposée par Françoise Morel. Une courte notule de Joseph
Benhamou nous apprend que Françoise Morel n'est autre que la fille du poëte Henry
Charpentier secrétaire de L'Académie Mallarmé, familier de Paul Valéry, d'Edmond
Bonniot et d'Henri Mondor, ces fidèles de l'après-mort du poëte qui s'instituèrent les
gardiens et les propagateurs de l'œuvre mallarméenne et à qui nous devons tant.
Les gloses savantes autour d'Un Coup de Dés ne manquent pas, mais la méthode
de Françoise Morel nous semble bonne, de ne s'en référer qu'à Mallarmé lui-même,
pour dissiper les aléatoires sombreurs du poème. Obscurité toute relative d'ailleurs, la
grandeur du texte ne résidant nullement en son opacité mais en l'incommensurable
arpentage de sa tentative.
La poésie de Mallarmé fascine tant, que nombre de ses lecteurs en oublient qu'il
fut aussi un fabuleux prosateur, propagateur d'une phrase des plus fluides et des plus
nerveuses, en le jeu où elle épouse la moindre variation sensitive de la syntaxe
française. Alors qu'un Marcel Proust construit le déroulement de ses périodes sur
l'intangible ossature propositionnelle de la grammaire, Mallarmé suit le courant du
sens. Sa prose va vers ce qu'elle veut dire, et refuse de dire avant que de s'écrire.
Comme le navire qui s'incline d'un côté ou de l'autre, selon l'ondoiement de la vague.
C'est en cela que parler d'obscurité mallarméenne relève de la bêtise. Mallarmé
n'est pas obscur, mais subtil. Sa parole ne cèle rien, elle en dit plus. Ce poëte, que l'on
surnomme du silence et de l'extrême condensation, a beaucoup parlé. Mallarmé ne
s'est jamais retranché, il fut homme affable qui entrait facilement en conversation,
avec ses pairs, ses voisins, la commune humanité, le mardi et tous les autres jours de la
semaine. Il suffit de feuilleter le volume de la Pléiade, édition Mondor, et non la
nouvelle en deux tomes de Bertrand Marchal établie selon les lois économiques de la
vulgarité sacrificielle éditoriale actuelles, pour s'apercevoir que Mallarmé fut un
causeur disert. Reprenant en cela une des plus vieilles traditions de notre littérature
nationale.
Il parlait de tout et de rien, mais pas de n'importe quoi puisqu'il ramenait tout à
la structure élémentaire de quelque idée fixe. De la nature, non pas des choses, mais de
la poésie, pourrait-on baptiser son entreprise. Donc revenons à la raison de Françoise
Morel d'appuyer chacune de ses assertions de nombreuses lectures de Mallarmé. Car
Mallarmé ne parlait pas au hasard. S'il en est un qui donna un sens plus pur à chaque
mot de la tribu ce fut bien lui. Quoique le terme de philosophique me déplait pour
qualifier la démarche mallarméenne, j'opte bien plus volontiers pour celle de
métaphysique, le travail de Mallarmé vis-à-vis du langage est bien celui d'un
resserrement sémantique du sens du seul vocable autour de ce qu'il nommait sa native
signification. Ce qui ne veut pas dire automatiquement étymologique mais d'une
manière plus précise, originelle, en le sens où l'origine est toujours téléologique.
L'origine n'a d'autre fin que son propre but.
Nous ne sommes pas toujours d'accord avec les visions de Françoise Morel, sa
lecture des plus intelligentes détruit l'imagerie du poème. La tempête initiale se résout
trop souvent en infime clapotis. Mais la yole à jamais littéraire induit peut-être une
telle appréhension. Marin baudelairien, Mallarmé qui bâtit son expérience poétique
sur l'environnement quotidien de son existence, sa pipe, ses bouquins, sa chambre, ne
fut qu'un marinier d'eau douce. Mais notre désaccord provient surtout d'un a-priori
métaphysique. Pour Françoise Morel le sujet du Coup de Dés est le poème. Selon nous
il s'agirait d'une réflexion qui va au-delà du poème pour poser la problématique de
l'Acte Poétique.
Le problème n'est pas d'écrire un beau poème. Le premier imbécile venu peut y
réussir tant soit peu. Que Mallarmé affirmât des exigences intimes au-dessus de la
moyenne, nous en convenons, qu'il ait eu des scrupules dont nombre de ses pairs les
plus proches n'eurent et n'avaient même pas idée, ne fait aucun doute. Mais l'écriture
d'un poème ne relève jamais chez Mallarmé d'une seule perfectibilité technique, la
poésie est pour lui une élection. Non pas celle du suffrage universel des lecteurs
possibles mais d'une mise en demeure personnelle de donner sens à la propre actance
d'un acte qui sera pour sa suprématie défini en tant que poétique ou orphique.
Ces deux mots s'équivalent chez Mallarmé, même si notre modernité les
découple. L'orphisme est rangé au rang des vieilleries poétiques et la poétique
exhaussée au terme de travail libéral du texte, mais somme toute productif. Chez
Mallarmé, poétique et orphique veulent bien dire la même chose, que l'acte qu'ils
honorent de leur qualification, interfère avec l'univers. Si les arbres inclinaient leur
faite au son de la lyre orphique c'est que le chant du poëte était en capacité d'entrer en
résonance avec l'univers. Le poëte était comme un dieu cosmique capable
d'ordonnancer le kaos.

Une question demeure, d'autant plus obsédante que Mallarmé en donne à


plusieurs fois lui-même la réponse. Quel est le résultat chiffré du coup de dés ? Il ne
s'agit pas de se lancer dans des calculs d'apothicaire. D'abord le coup de dès est-il
nécessaire ? Le Maître lui-même n'hésite-t-il pas à lancer les cubes fatidiques ? Plutôt
insignifiants en fait, car vaincre le hasard c'est un peu comme les athées qui croient
nier Dieu en affirmant qu'il n'est pas. Sagesse socratique de Nietzsche qui se contentait
de dire qu'il n'était plus.
Etre contre Dieu c'est encore être avec Dieu. Abolir le hasard dans un jeu de
hasard est autant une mission impossible. Bien sûr, au-delà des deux chiffres, il s'agit
de rechercher le nombre. Non pas le contingentement recensif d'objets énumérés en
leur globalité mais l'invariant structurant de l'univers. Retour à la bataille
pythagoricienne des universaux. Abellio, plus près de nous, nomma cette clef la
structure absolue, faisant du six le nombre d'or par lui démontré.
De toutes les manières que l'acte soit accompli ou pas c'est toujours le nombre
lui-même qui sera ou ne sera pas relevé. Si nous avons besoin du nombre, le nombre a
apparemment moins nécessité de notre présence. Il se suffit à lui-même alors que nous,
nous aimerions combler par lui, notre incomplétude. Qui entre parenthèses serait égale
à zéro puisque l'on ne peut rien, par définition, ajouter au Nombre recherché.
D'ailleurs si nous voulions abolir le monde en une précarité existentielle de cauchemar
solipsistéen il suffit de proclamer que nous n'étant pas, le nombre ne serait pas.
Nous atteignons à notre propre vertige. Françoise Morel s'y attarde
longuement : et si le Nombre équivalait au zéro ? Comme cela fonctionnerait bien avec
l'imagerie épinalesque de la poésie mallarméenne. Tous ces commentateurs qui ont
glosé sur la poésie du néant, et ne serait-ce que le premier mot du premier poème qui
annonce et résume l'inanité du recueil qui se donne à lire comme une cassette de
diamant qui ne renfermerait rien de plus précieux que sa propre béance. A chacun son
cercueil en bois de santal !
Encore que les scoliastes oublient le Salut, initial et propitiatoire, qui est bien un
acte de salutation en exergue de tout contenu fût-il le vide le plus obscurément
insignifiant. Mais de toutes les façons que l'acte soit accompli ou pas ce n'est pas le
hasard qui est en jeu mais l'acte lui-même et le nombre sera toujours inscrit dans
l'ordre du possible. Ce serait. Le désespoir pour un esprit croyant ce ne serait pas que
Dieu n'existe pas mais que l'existence de Dieu ne soit même pas possible. Le lecteur
appréciera l'humoristique absurdité de notre pseudo-démonstration.
Ne pas accomplir l'acte relève de ce que Nietzsche stigmatise sous le concept
transitoire de traversée du nihilisme. Ce découragement qui nous étreint tous devant
l'inutilité d'une tâche dont la grandeur démesurée de l'univers accroit et nie la
petitesse insignifiante. Que de fois ne reculons-nous pas devant la petite cuillère à aller
remplir à la mer pour vider l'océan ! Heureusement que Valéry nous a appris qu'une
minuscule goutte de vin ( et pourquoi pas d'encre ) suffit pour teinter la mer entière.
Mare nostrum teintée du sang romain.

Dont l'acte serait égal à zéro. Et les faces des deux dés stabilisés s'auréoleraient
de cette double numérotation. Double zéro en quelque sorte. C'en est déjà un de trop.
Outre le fait que symboliquement ce chiffre n'apparait pas dans l'ordinaire
nomenclature ponctuelle. Un coup pour rien en quelque sorte, à rejouer.
Le zéro, si zéro il doit y avoir ne peut se poser qu'à côté. Malgré ce qu'en
rapportent les mathématiciens 4 + 4 n'est pas égal à 0 + 4 + 4. Les deux huit ainsi
obtenus ne sont pas les mêmes. Car 8 n'équivaudra jamais à 0 + 8.
Mathématiquement oui, certes. Mais poétiquement, non. Le nombre mathématique ne
vise qu'au résultat. Le nombre poétique tient compte de l'acte mathématique. La
mathématique exclut le mathématicien mais l'acte poétique ne peut sous peine de ne
plus être poétique ne pas tenir compte du poëte.
Si à la fin du poème il est rappelé que toute pensée émet un coup de dès c'est que
comme la mer toujours recommencée l'acte poétique peut être suivi d'un autre acte
poétique. Ce qui rentre quelque peu en contradiction avec les prolégomènes initiaux de
départ puisque l'on parle de circonstances éternelles, puisqu'il semble que le poëte
pose la problématique non en tant qu'incident de parcours, mais sous une forme de
sacre absolu. La contradiction n'est qu'apparente, pour être absolu l'absolu n'en doit
pas moins aussi circonscrire l'in-absolu, le circonstanciel, le renouvelable, l'infini au
sens grec du terme, l'imperfectibilité pour résumer en un terme plus accessible.

Le problème n'en est pas pour autant résolu, si nous avons écarté le double zéro,
d'un coup d'escopette déductif et repoussé dans les marges le zéro unique et nécessaire,
nous n'en avons point pour autant la solution. Le nec le plus ultra serait de s'accorder
sur le Nombre douze ( 6 + 6 ) : tout Mallarmé y concourt, Un Coup de Dès n'est-il pas
l'acte de naissance officiel de la modernité poétique, le meurtre du père, le dynamitage
la conflagration du vieil alexandrin ! Le dodécaphonisme poétique volant
définitivement en éclats !
Oui, ce serait bath et l'on aimerait se baigner dans de telles eaux mouvementées.
Mais la phrase initiale du poème nous interdit de sympathiser avec cette fausse
évidence. Mallarmé avait assez lu Nerval pour savoir que les chimères reviennent
toujours à la treizième heure ! Puisque le douze et le treize nous sont interdits,
Françoise Morel saute jusqu'au quatorze. Facile de deviner pourquoi : quatorze,
simple multiple de sept, ce sept que Mallarmé indique en toutes lettres à la fin de son
poème, et qui est le nombre symbolique du sonnet.

Le nombre sera donc sept, puisque Un Coup de Dès problématise l'écriture d'un
poème et que le sonnet est en quelque sorte le roi des poèmes. Les meilleurs poèmes de
Mallarmé ne sont-ils pas d'ailleurs ses sonnets ? Le serpent se mord la queue. Ce qu'il
fallait démontrer est démontré. Encore que Françoise Morel ne se hasarde point à de
sombres et évanescents pronostics, elle débat en trois lignes sur les conjectures
suivantes : le sept mallarméen est-il obtenu par la combinaison 4 + 3 ou 3 + 4 ou 5 + 2
ou 2 + 5 ou 1 + 6 ou 6 + 1 ?
Inutile de se prendre la tête plus avant semble-t-elle nous dire : d'abord elle
barre d'un coup de plume trois des occurrence sous prétexte que par exemple, 3 + 4 et
4 + 3 sont la même chose. Ce qui pour nous ne saurait être : les dés ne sont pas
indistincts, il y a un Dé A et un Dé B et notre curiosité naturelle nous pousse à
envisager le chiffre exact de A et puis de B. Et ce d'autant plus qu'entre les trois
possibilités envisagées elle s'impose une loi du silence bien plus ignorant que
mallarméen.
Il faut bien pourtant qu'une solution s'impose. Sans quoi Un Coup de Dés
n'impliquerait pas la notion d'absolu poétique. Daumal peut peut-être escalader le
mont Analogue par ses quatre faces, mais le nom même de la montagne analogique
induit une pluralité que le Un du Un coup de Dès jamais n'abolira le Hasard exige. Il ne
s'agit pas d'un principe d'indétermination mais de l'unicité idéelle et platonicienne
opposable à l'Autre. Il n'existe pas un Autre platonicien, pour la simple et bonne raison
que l'altérité au Un ne saurait être unique. Sans quoi elle relèverait du Un. Il existe
donc une double altérité qui mathématiquement se décline très facilement : 0, 1, 2. Les
grecs ne connaissant point le zéro mathématique ont analogisé le 0 en non-être, ce qui
résolvait le problème tout en laissant planer le doute sur l'êtralité du non-être, qui
semblait participer en même temps du non-être et de l'être, puisque la négation de
Dieu c'est encore une manière négative d'affirmer la présence de Dieu.
Pour le zéro, nous avons déjà vu qu'il est bien dans la marge du poème – et nous
rappellerons que dans Un Coup de Dés la marge est partout, sur les bords et au milieu
du texte, de par sa disposition, de par sa dispersion même. Pour le Un, nous le prenons
et le posons. Le lecteur demandera sur lequel des deux dés. Sur le deuxième
évidemment puisque le premier sera occupé par le chiffre Six.
L'on ne manquera pas de nous faire remarquer qu'à ce point nous ne sommes
guère plus explicatif que Françoise Morel. Un peu de patience ! Si nous posons le Un,
le second chiffre ne peut-être que le six car 7 – 1 = 6. Nous ne choisissons pas le Un par
hasard mais parce qu'il est donné dès le titre du poème, et parce qu'il s'inscrit dans la
suite logique du zéro. Poser le Un c'est d'office affirmer le Six et renvoyer aux limbes
du non-advenu le deux, le trois, le quatre et le cinq.
Toutefois nous venions d'évoquer le 2 dans la suite mathématique du 0, 1, 2 .
Pourquoi ne retrouvons-nous pas le 2 ? Mais nous le retrouvons cher lecteur, non pas
sous sa forme mathématique mais sous sa conceptualisation platonicienne, non pas le
deux énumératif, mais la dyade, la notion pure de la fragmentation qui ne peut être
qu'inférieure à sa représentation segmentaire originelle puisque atomisée dans l'infini
découpage zénonien de la partie du tout. Le chiffre Six, le redoutable hexamètre
originel, sera donc celui du premier dé et le chiffre Un celui du deuxième dé. Encore
qu'il ne s'agit pas d'énoncer un ordre compétitif d'arrivée mais d'établir d'une
manière intangible l'Unicité du Nombre Sept obtenu par la multiple additionnalité de
ses composants.
Le Nombre qui ne peut pas être un autre s'énonce donc algébriquement parlant
comme : 0 + 6 + 1 = 7. Il est important que ce soit celui-ci ( ou un autre, nous sommes
ouverts à tout autre calcul ) et non pas un autre. Bref le Nombre doit être le résultat
d'un calcul, souvenons-nous du hors d'anciens calculs de probabilités du Maître. Pour
ce qui est de la longitude et de latitude qui se calculaient chez les officiers de marine
sur des feuillets de tabac à rouler, le lieu est facile à déterminer du moment que vous
vous placez en des circonstances absolues, il est non pas ici et maintenant, mais
n'importe où et n'importe quand, l'univers étant un cercle dont le centre, le senstre, se
trouve là où l'on veut bien le mettre, le maître.

Le sens de tout cela, car le sens lui-même doit bien avoir un sens, c'est que l'acte
poétique est bien opératoire. Mallarmé disait orphique. Le poëte influe sur l'univers.
Quant à mesurer l'importance et les effets de cette action, Mallarmé n'en évoque ni les
usages ni les coutumes. Mais il n'est pas interdit à nos lecteurs de rêver aux questions
que suscite notre réponse, que personne ne nous avait demandée. Dont acte. Donc acte.

André Murcie. ( 2007 )

LE NOMBRE ET LA SIRENE
UN DECHIFFRAGE DU COUP DE DES DE MALLARME
QUENTIN MEILLASSOUX
( Septembre 2011 / Col Ouvertures / Fayard )

Un livre que tous les mallarméens se doivent de lire. Nous le résumerons en


quatre mots : une très belle démonstration. Au sens mathématique du terme. Avec en
sous-main la sempiternelle interrogation de la véracité mathématique. La
mathématique est-elle un ensemble clos refermé sur lui-même ou une fidèle
transcription de la structure de l'univers. Si je peux fort justement dénombrer les deux
stylos qui traînent sur ma table de travail, est-ce parce qu'il traîne vraiment deux
stylos sur ma table de travail, ou est-ce parce que j'ai construit intellectuellement le
nombre deux qui s'applique fort opinément à ces deux stylos qui se prélassent sur ma
table de travail. Si je bois mon café petite cuillère par petite cuillère, n'est-ce pas
uniquement parce que je possède une petite cuillère ? Sans l'invention de celle-ci je
serais à même de m'en régaler gorgée par gorgée. Décidément Gorgias n'est jamais
loin de ma pensée. La comparaison pourra sembler oiseuse, mais tout indique que
l'Homme a construit dans sa tête – sans doute en relation avec ses doigts - le nombre
deux avant de tailler dans un bout de bois la si utilitaire petite cuillère. La figure de
celle-ci faisant appel à la paume de la main à moitié refermée...

Quentin Meillassoux laisse tomber les dés. Si le poème de Mallarmé s'intitule Un


coup de dés jamais n'abolira le hasard, et si le poème se donne à lire lui-même comme un
coup de dés, ce n'est pas sur la face des dés qu'il faille chercher le nombre fatidique
mais à l'intérieur même du poème. Très simple : il suffit de compter les mots, ce qui
nous donne le chiffre 707. Ne vous précipitez pas pour aller vérifier, car vous avez
toutes les chances de tomber à côté. 705, 708, 709... Quentin Meillassoux s'explique
longuement sur la manière dont on se doit de compter. Il ne s'agit ni de caprices ou de
lubies personnelles. Il appuie ses choix sur le texte même du poème ou sur plusieurs
allégations du poëte éparses en ses autres écrits. En plus, ces variations quantitatives
amènent de l'eau à son moulin : elles correspondent à la volonté expresse de Mallarmé
qui dans ses variations aléatoires de la numération a voulu métaphoriser le fait que le
coup de dés n'a peut-être jamais été lancé, et surtout que cette indécision comptable
n'est que le reflet de ce qui doit être aboli : le hasard. Car le nombre 707 n'est en rien
magique. Il a été en quelque sorte choisi aléatoirement. Tirer les dés et obtenir un
double six est une chose, dire je vais lancer les dés et obtenir un double six est
beaucoup plus inquiétant si vous réalisez effectivement votre double six. Seriez-vous
un individu qui maîtriserait le hasard ? Ou serait-ce un coup de chance ? L'on vous
demandera de réitérer. Si vous y parvenez systématiquement : soit vous êtes le Maître,
soit vous avez pipé le jeu.

Mallarmé n'en pipe mot. Déjà sur le portrait de Manet, il se tait. Il n'annonce
pas qu'il va vous sortir le 707, et il vous le sort sans vous le dire. C'est au lecteur
d'authentifier la préméditation mallarméenne et de l'aider en quelque sorte à abolir le
hasard. Pas facile. Plus d'un siècle s'est écoulé avant qu'un petit malin, Quentin
Meillassoux, se soit aperçu du numéro. L'a fallu que le hasard se mette sur la piste.
S'amusant à compter les mots de Salut, il trouve 77, 70 pour le sonnet A la nue
accablante... cette redondance du chiffre sept sur deux poèmes qui évoquent un
naufrage – les mêmes circonstances éternelles du Coup de Dés – ne peut être due au
hasard, surtout si on le met en relation avec le septuor final de la grande ourse qui a
lieu à la fin du poème.

Mais Meillassoux n'entend point sortir du Coup de dés du néant, le chiffre 707
se doit d'être indiqué en toute lettres dans le seul corps du poème. Il suffit de savoir le
lire. Mallarmé nous aurait-il fait avant le surréalisme le coup du hasard objectif de
Breton ? Bien sûr que huit, pardon que oui, pour le premier sept prenez le si - septième
note de la gamme musicale – du premier Comme si, pour le zéro prenez le cercle du
tourbillon – lui-même symbole du néant – et pour le deuxième 7, le si du second
Comme si. Vérifiez à la ( double ) page 6, du poème.

Mais pourquoi 707 et pas 956 ? A choisir un chiffre au hasard, pourquoi pas le
707 ? Si j'annonce que je vais faire un double six, je peux aussi bien prétendre vouloir
réaliser un double trois. Mais le double six, en jette davantage, plus royal en quelque
sorte. Ce sera 707 car le 7 c'est six + 1, autrement dit l'hexamètre tutélaire de la poésie
grecque, symbolisé en l'hémistiche de notre fier alexandrin + 1. Faites-moi un
hémistiche de sept syllabes accentuées et le vers est faux, ou alors vous êtes un jeune
anarchiste qui rejette toutes les règles et vous instaurez la non-règle du vers libre. Pour
le zéro, nous ne nous étendrons pas sur le nihilisme congénital de toutes les actions
humaines qui n'influencent en rien la marche ( en avant ? Régressive ? Ou en rond ? )
de l'univers.

Mais Mallarmé ne s'en est jamais caché. L'écriture du Coup de Dés est orphique.
Le poème est une interaction entre l'Homme et l'Univers. Un peu comme ces particules
dont on prouve l'existence par le choc qu'elles entretiennent avec une autre particule
dont on connaît les paramètres existentiels. Pensons ( avec ironie ) à ces physiciens
américains qui sont persuadés que la collision observée du boson de Higgs sera la
preuve de la nécessité unifiante de la présence de Dieu...
Le malheur c'est que Quentin Meillassoux opère vis-à-vis du poème de
Mallarmé comme les astro-physiciens avec le hic du fameux boson ! Qu'est-ce que le
Coup de Dés ? Ni plus, ni moins que le coup du Christ aux sept plaies cloué sur sa
croix. Par des légionnaires romains qui une fois leur travail terminé se dépêchent
comme par hasard de faire une partie de dés...

Dans notre ciel dévasté, Mallarmé aurait voulu réintroduire un peu de divinité.
Chassez le Dieu, et il revient au galop. Meillassoux nous rappelle La Chute de l'Ange de
Lamartine, La fin de Satan de Victor Hugo, la France éternelle de Michelet et le
prolétariat rédempteur de Marx. Tous ces grands artistes ont essayé de substituer au
Dieu chrétien mis à mort par la Révolution Française, des ersatz roboratifs : l'Homme,
le Progrès, l'Art, la Poésie et autres fariboles qui auraient été broyés par le si dur
vingtième siècle finissant. Nous n'avons plus d'idéologie, essayons de revenir aux
vieilles lunes de l'Europe chrétienne, disons christologiques, voire christophoriques
pour ne pas froisser les pauvres âmes athées.
Dans son analyse d'Igitur, Paul Claudel s'était conduit en pur et dur chrétien
constantinien, ôtez de moi ces voiles d'ébène qui m'empêchent de voir la gloire
mondaine de Dieu... Meillassoux avance davantage en Tartuffe, chrétien rampant qui
n'ose proclamer sa foi, mais qui œuvre à une hypothétique deuxième résurrection.
Même s'il s'en défend. La nostalgie plus ou moins consciente du christianisme se
déploie souvent sous une forme de dénégation.
Peut-être convient-il de reprendre la problématique. Si tout est relatif, la
proposition énonçante de cette relativité, doit être elle aussi relative. Il conviendrait
mieux de dire : tout est relatif, même le principe de relativité généralisée. Nous
retrouvons sous une forme plus actuelle l'analyse mallarméenne : tout est contingent,
même la contingence. Le principe d'indétermination de l'écriture se doit d'être lui
même soumis à sa propre indétermination.

Un peu comme les atomes d'Epicure qui tombent infiniment en traits parallèles
qui ne se rencontrent jamais. A part que la Nécessité de la présence de l'univers force à
définir l'accident d'une collision effective. Circonstances éternelles d'une chute qui
entremêle les poils séparés du pinceau ionique. Les particules n'ont pas eu besoin
d'accélérateur pour se croiser. Elles sont leurs propres accélérateurs. Elles sont la
flèche, l'arc et le lanceur. Et jamais les trois ne se rejoignent pour former un tout
harmonieux. La cible de l'univers n'est jamais visée, puisque la flèche n'est jamais
lancée. L'univers, l'unicité de la cible vers laquelle l'on aimerait que la flèche du cruel
Zénon se dirige – ah si l'on pouvait le transformer en méchant archer du martyre de St
Sébastien – n'est qu'un dommage collatéral de la logique unificicatrice de l'esprit
humain.
Mais le fait que le chant d'Orphée assagisse les animaux les plus sauvages et
ploie la cime des arbres ne démontre en rien qu'il existerait une harmonie totalitaire,
souveraine, et pour parler comme Platon, idéelle, qui s'appellerait l'unité de l'univers,
mais accentue au contraire la solitude imparable de tout objet à n'être que dans la
solitude de ce qu'il est. Un agrégat n'est que la preuve par l'absurde de la séparation
de toutes choses. Le nombre deux n'est que la préhension intellectuelle de deux choses
distinctes. Deux n'est que d'eux.
Nous croyons voir l'univers et nous le créons en inventant le concept de
clinamen. Est-ce le clinamen ou le concept qui est aléatoire ? Aléatoirement
nécessaire ? Le clinamen n'est que notre regard intellectuel – notre œil pas si limpide
que cela - que nous portons sur l'atomisation originelle et donc éternelle. Nous
confondons la vision uniformisante de notre regard avec la vision séparée des choses
que nous voyons. Nous avons institué le clinamen pour ne pas nous perdre dans la plus
amère des solitudes. Les écoles philosophiques ne sont pas nées de la nécessité de
l'enseignement mais pour se réunir et se protéger. Instinct grégaire de l'individu
esseulé qui rejoint le troupeau pour se mieux rassurer.

Or, rien n'est plus désolé que le Coup de Dès. Quel déplorable casting ! Un
capitaine mort, le fantôme d'Hamlet, et la vision entraperçue d'une sirène
mythologique. Pas grand monde ! Pas plus de frais pour le décor : un château de
brume, un océan indistinct, un vaisseau fantôme, une toque de fourrure qui se réduit à
une plume ! Rien, si ce n'est le lieu de la scène, peut-être éclairé par sept projos
hypothétiques... L'on comprend que Valéry se soit élevé contre une tentative de mise en
voix théâtrale !
Quel est le nombre ? 707 ? Pourquoi pas ? Mais le nombre de quoi ? Car un
nombre ne nous intéresse qu'en tant que numérotation. 707 quoi ? 707 stylos sur ma
table de travail ? 707, comme la preuve de l'existence de la mort de Dieu ? Et si c'était
le nombre de l'indifférenciation ? Dans l'infini, n'importe quel nombre équivaut à un
autre. Il ne s'agit pas de trouver le nombre mais de dire un nombre. N'importe lequel.
A tous les coups l'on gagne. Pas nécessairement le gros lot, mais c'est tout comme. Ce
qui importe, ce n'est pas le contenu de l'acte, mais l'acte lui-même. Quand vous tuez le
père, n'en déplaise à Freud, ce n'est pas Dieu qui n'est plus que vous assassinez mais
vous-même que vous mettez en action. L'acte n'a pas de finalité, si ce n'est sa propre
fin qui réside en son origine.
Mallarmé a inventé l'acte poétique qui ne soit pas l'habituelle rédaction d'un
texte. Orphée moderne il ne possède ni profondes forêts ni fauves aux robes tachées de
sang. Juste du papier et une plume. Qu'importe faute de grives il prendra l'univers
entier à témoin. A part que, s'il est sûr et garant de sa propre volonté poétique, la
présence tutélaire de l'univers reste problématique. Il se peut qu'il y ait quelques trucs
indéterminés et indéterminables qui traînent, par ci, par là, en haut, en bas, mais le
fait qu'il existât quelque chose d'unique et d'universel reste aléatoire. Le sept sens sept
n'est-il pas l'autre face du sept sans sept, et vice-versa !

Qu'importe, il a fait son truc. Mage et charlatan. Ne vous le refera pas. A vous
de vous débrouiller à votre tour. Quentin Meillassoux s'en sort très bien. Même s'il
incline la coque du navire du mauvais côté et s'il échoue le rafiot davantage sur les
rivages bibliques que sur l'Ile des Sirènes. L'a choisi son camp, celui du monothéisme
philosophique, une énième resucée du christianisme exsangue. Totalitaire mais
consolateur. Nous préférons la diversité des Dieux. Toujours en guerre. Avec eux-
mêmes et avec le monde. La multiplicité kaotique du monde contre la sanctification de
toutes les dérélictions. La flèche d'Apollon dans le coeur du Christ. Nous savons que
nos actes retentissent jusqu'au fond des siècles. Surtout si personne n'est là pour les
entendre. Ainsi, n'auront pas la malchance de tomber dans l'oreille d'un sourd.

Une façon comme une autre de retomber sur Alfred de Vigny. Car nous ne
croyons en rien et n'attendons rien. Pas plus que Mallarmé. Si ce n'est le manteau
irréfragable de gloire que nous avons tissé pour notre linceul. A défaut de pourpre.
Même si nous ne sommes que des fragmences de l'Empire que nous portons à
l'intérieur de nous.
André Murcie. ( 2011 )

# 031 du 06 / 07 / 2018 : CHRISTIANISME

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