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La lecture, une forme de vie

flotoir.fr/la-lecture-une-forme-de-vie/

jeudi 13 avril 2023

Où il est question de Benoît Casas, Sereine Berlottier et Kafka, Françoise Clédat,


Marianne Alphant et Pascal, et de Schubert

Flotoir du 6 au 13 avril 2023

Combine et bibliothèques qui n’en sont pas


Je poursuis ma lecture de Combine, le livre de Benoît Casas, qui me dit aimer ma lecture
si libre, et que c’est bon pour l’auteur de vivre l’expérience de la lectrice.

(632) Comme la /Bibliothèque /de Diodore /ou celle /de Photios /voici un livre /composé
/d’autres /livres : c’est une des pratiques de fond de l’écriture de Benoît Casas que j’avais
découverte à la fin des années 2000, lors de ma première participation à la commission
poésie du CNL ! C’est un autoportrait du livre. C’est un portrait du Flotoir !
→ La Bibliothèque de Diodore n’est pas une bibliothèque mais un livre ! Voici
ce qu’en dit
la célèbre encyclopédie en ligne : « La Bibliothèque historique de Diodore de Sicile,
rédigée en grec au Ier siècle av. J.-C., se compose à l’origine de 40 livres dont il ne reste
aujourd’hui que 15. Cette monumentale histoire universelle, c’est-à-dire qui s’attache à
une histoire de l’humanité dans toutes les aires géographiques connues, couvre une

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vaste période, du commencement mythologique du monde à Jules César. Elle puise ses
sources dans une multitude d’auteurs antiques que Diodore a compilés, sans originalité
mais avec efficacité, qui sont : Hécatée d’Abdère, Ctesias de Cnide, Éphore, Théopompe,
Hiéronymos de Cardia, Douris de Samos, Diyllos, Philistos de Syracuse, Timée de
Tauroménion, Polybe et Posidonios. Diodore a travaillé près de 30 ans à cet ouvrage
après avoir voyagé en Europe et en Asie pour, dit-il, ‘voir de nos propres yeux la plupart
des contrées les plus importantes dont nous aurons occasion de parler. Car c’est à
l’ignorance des lieux qu’il faut attribuer les erreurs qui sont commises même par les
historiens les plus renommés’ ». (source)

→ Si ce n’est une bibliothèque, c’est donc un conservatoire. Ce que voudrait être aussi le
Flotoir, qu’on lira peut-être pour cela dans 2000 ans, à la recherche de livres et de poètes
disparus !

Et la Bibliothèque de Photios n’est pas non plus une bibliothèque : « La Bibliothèque ou
Myriobiblos, œuvre de Photios, patriarche de Constantinople entre 858 et 886, est une
collection de 280 notices (appelées traditionnellement ‘codex’, parfois au pluriel ‘codices’)
sur des textes littéraires de genres variés lus par le recenseur. L’ouvrage fut commencé
vers 843. Les ‘codices’, de longueur très variable, vont de la simple mention d’un nom
d’auteur avec un titre à une analyse de plusieurs dizaines de pages. Ils traitent des
auteurs, du contenu des textes, du jugement porté par Photios sur eux, et comprennent
souvent des citations plus ou moins longues. Selon Karl Krumbacher, c’est ‘le plus
important ouvrage d’histoire littéraire du Moyen Âge’ ». (Source)

De la poésie

(636) La poésie /est exercice /musculaire /dialogue /avec l’absence /prière /au vide.

→ si on compilait les poèmes nombreux qui traitent de la poésie ou du poème, poèmes


souvent autoréflexifs, on aboutirait sans doute à un véritable art poétique, dont les
éléments seraient semés parmi les 1000 fragments.

(140) Ma forme/est courte/ma phrase/le sait/elle engage/le sens/du texte/qui le/suit

Du temps

Sur la composition du livre, cela peut-être : (638) Ce travail /privé de /dates /témoigne
/d’un temps /unique /d’un temps monochrome

→ pour moi la recherche est inverse et je m’attache à dater très précisément mes
propres notes, dans le livre que je suis en train d’écrire, comme je m’attache de plus en
plus à dater les auteurs, leurs livres. Pour leur inscription dans le temps. L’écriture, qu’on
le veuille ou non, est tissée du temps que l’on traverse. Sinon, en effet, le temps devient
monochrome.

De la musique

Diffuses mais réitérées, des allusions à la musique. On a rencontré John Cage, Jean-
Sébastien Bach. Ici on pense à Lucas Debargue et à Scelsi, même s’il est peu probable
que Benoît Casas ait pensé à eux. (146) Casser /le temps /est la première /exigence
/l’extrêmement lent /fait pénétrer /dans le /son.

De Giacinto Scelsi (1905-1988), on raconte qu’au cours d’une période de crise créative et
de dépression, il passait des heures assis à son piano à jouer, indéfiniment, une seule

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note. « Pendant un internement en hôpital psychiatrique, il ne joue au piano qu’une seule
note (un la bémol) dont il explore toutes les possibilités sonores avec les harmoniques
provoquées par les vibrations par sympathie. Entre deux internements, il se rend à Paris
et fait éditer par Guy Levis Mano ses recueils de poésie. Il fait la connaissance d’Henri
Michaux, avec qui il se lie d’amitié. » (source)

Quant au pianiste Lucas Debargue, je me souviens l’avoir entendu dire, dans un


entretien,  qu’il travaillait toute pièce extrêmement lentement, son à son. Je pense
souvent à lui, que j’admire, quand je joue du piano, avec le piano.

L’art du copiste

(650) On ne /connaît /vraiment /une œuvre / qu’en la /tapant /à la /machine : ce n’est pas
moi qui dirais le contraire, pour avoir tapé tant et tant de textes depuis les toutes
premières parutions de l’almanach poétique imaginé pour le site disparu zazieweb. Les
1000 premiers extraits ont tous été recopiés à la machine. Et encore aujourd’hui, même
si je m’aide de technique de reconnaissance de caractères, il m’arrive de taper,
intentionnellement des textes. Mais que je n’aime pas cette expression de taper à la
machine ! Au piano, je ne tape pas la partition et pourtant le mouvement des doigts a
quelque chose de similaire et j’ai souvent ressenti que la frappe sur le clavier d’ordinateur
était un véritable exercice technique pour les doigts !

→ Il y a une appropriation physique du texte lorsqu’on le copie. On entre dans l’intimité


de sa pulsation d’une manière tout à fait autre que dans le processus de lecture. Je me
souviens qu’il m’est arrivé de recopier certains textes, qui me bouleversaient (je pense à
des poèmes d’Antoine Emaz en particulier) comme recroquevillée sur mon clavier, yeux
presque fermés, dans une attitude que l’on pourrait dire de recueillement. Et jusqu’au
instruments de reproduction en tous genres inventés par le XXème siècle, la base de
l’éducation était sans doute fondée sur une part importante de copie. On dit que Bach et
Mozart enfants ont énormément copié les œuvres antérieures, entrant ainsi
complètement dans le processus de leur composition

(En écoutant l’andante cantabile de la symphonie de Mozart, la 41ème, dans une version
de Martin Fröst, disque qui vient de sortir, sous le titre un peu contestable de Ectasy and
Abyss et qui propose aussi le 25ème concerto interprété par … Lucas Debargue.)

Et j’évoquais John Cage un peu plus haut, voici pourquoi : (155) Sonates/et interludes/un
gong/chinois/micro-intervalles/durée effective/de sons/électriques/de
sonneries/insistantes.

→ toujours cette difficulté quand on veut « parler » de musique, on tombe dans la


description des sons, parfois du ressenti musical, c’est déjà plus intéressant. Sonates et
interludes, c’est un titre de John Cage, une œuvre que j’aime infiniment, pour piano
préparé. En fait pas de sons électriques ici et c’est une des forces de l’œuvre. Cage
mettait dans les cordes du piano toutes sortes de petits éléments en métal ou en bois
principalement, qui modifient considérablement la sonorité. Faisant naître un monde
d’associations auditives : sons de casseroles, disent certains, mais résonances, sons de
clavecins, gongs en effet, sont in-ouïs. Et tout dépend de l’interprète et aussi de la
« préparation » du piano qui prend des heures, même si, je crois, Cage est relativement
précis dans ses directives de préparation de l’instrument.

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Autoportrait ?
Comme dans certains tableaux, ou dans certaines images d’Épinal, on se demande s’il
n’y a pas dans Combine une sorte d’autoportrait de l’auteur, fait de pixels ou de tesselles
posés ici et là…

Lire
(705) Lire/c’est aller/vers/quelque chose/qui va advenir/mais dont/personne/encore/ne
sait/ce qu’elle/sera.

Et aussi (737) Je lis /de la poésie /c’est cela /j’ai la sensation /physique /de la poésie : là
si on apprécie la brièveté percutante de la plupart des poèmes, on aurait bien aimé en
savoir un peu plus sur la dite sensation physique. C’est un des aspects auxquels
s’attache mon projet Lire, que ressent physiquement le lecteur lisant.

Amorcer

Ici ce n’est pas Benoît Casas qui parle, mais moi. En toutes choses amorcer. Mais
souvent on ne peut pas. Amorcer une pompe c’est l’actionner, parfois à vide plusieurs
fois, cela peut être très difficile pour en quelque sorte « aspirer » l’eau qui stagne en
profondeur. Amorcer une action, une lecture, un texte… souvent une sorte d’opposition
se manifeste, parfois très ténue, mais pourtant incontournable.

Flacon de sels
rêver d’écouter
de grands musiciens dans l’intimité de leur travail – regarder une petite
fille lire à la bibliothèque – et voir son petit frère lové lui aussi dans sa lecture dans un
petit coin de la pièce – observer les nombreux lecteurs du square sortis comme les
bourgeons avec le beau temps – écouter de la musique, écouter de la musique, écouter
de la musique – écouter Mozart –

Retour à Combine

(780) Le vers /réalise /un maximum /de précision /géométrique /il pousse /à l’extrême
/pour une parole /l’impossibilité /d’être autre /qu’elle n’est

→ je parlais de l’importance de la copie, je peux en dire aussi qu’elle me permet parfois


tout simplement de comprendre un texte, de voir comment il est structuré. Celui-ci est
apparu dans la copie comme la photo, jadis, dans le bain de révélateur. Et comme dans
l’opération photographique, j’ai le temps en plus de le regarder apparaître.

Du langage comme un sixième sens


Un point de vue très intéressant, à approfondir ! (286) Le langage /est un sens/à part
entière /les cinq autres /sens /et mon corps /me restituent /tout ce qui /au monde /me
mêle.

→ Certains poèmes s’apparentent à des aphorismes, ou à des fragments philosophiques,


philosophie du langage surtout.
(288) Le courage /est la /matière
/d’autres pratiques /il suffit /de croire /aux /impossibles.

Blitz, vraiment /
(830) Le poème /blitz
/cette brièveté /coïncidence /de conception /d’exécution.

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Je ne conteste pas le côté blitz du poème mais ressent quelque chose de peu agréable
autour de ce mot. Il faut donc chercher pourquoi, ce ressenti.

Historiquement, ce sont les attaques aériennes allemandes contre la Grande-Bretagne.


Donc il y a violence. Aux échecs, on parle aussi, me dit-on, de partie éclair ou de partie-
blitz. Donc il y a aussi rapidité d’exécution (exécution ? Pour un blitz bombardement, il y a
aussi exécution !)

En allemand, le mot Blitz signifie la foudre, l’éclair, le flash (photo), je découvre même
une expression familière, équivalent de à toute berzingue, wie ein geölter Blitz.

Il y a donc là un mélange, pas doux du tout, de rapidité et d’attaque.


En anglais, le premier sens qui apparaît dans le dictionnaire est bombardement, guerre-
éclair, on a aussi le sens d’opération coup de poing, de raid éclair.

L’acception de Benoît Casas, rapidité d’exécution, est donc juste mais c’est frappant de
voir comment un mot a pu se charger d’électricité négative au point de me rendre son
usage problématique dans un certain contexte. Poème blitz ça ne me dit guère, surtout
en ce moment.

Une méthode ! ?

(351) On n’a /pas le temps /de lire /des livres /prenons juste /le début.
Je me doute que Benoît Casas, comme moi, est un peu submergé par
les livres (ou
manuscrits) à lire. Voilà donc une méthode intéressante. Et au fond à mon avis assez
efficace. Pourquoi ? Le début d’un livre est souvent très travaillé, c’est parfois le meilleur
du livre, il y a une fraîcheur de la ponte pour le lecteur et pour l’auteur, ça commence, on
est content. Donc si c’est déjà mauvais – ou si simplement cela ne me convient pas, ne
me plait pas, ne m’intéresse pas, me rebute, etc. – peu de chances que ça s’améliore.
Car hélas sauf chez un Valéry et quelques rares autres, la lecture ne tient pas souvent

ses promesses. Les meilleurs cartes sont abattues d’emblée. Comme me disait P, il n’y a
en général que deux ou trois faits originaux (lui parlait surtout d’idées) dans un livre et le
reste n’est que répétitions (c’est pourquoi il me conseillait de continuer si je ne
comprenais pas, car l’idée allait presque certainement être reprise plusieurs fois et avec
différentes sauces).

Et pourtant

(872) Les livres/t’inspirent/une/curiosité/frénétique.


→ Je le formulerai sans doute un peu autrement, mais j’éprouve quelque chose de


similaire et qui remonte à l’enfance. Les livres /exercent /sur moi /une fascination
/irrésistible. Il y entre de la curiosité bien sûr, et elle aussi depuis l’enfance. Mais tant et
tant d’autres composantes.

Note de passage
Que l’envie de finir
ou d’en finir (avec un livre !) ne me pousse pas à trop en lire. Il y a
une jauge de capacité. Elle varie selon deux critères au moins (comme pour toute chose
de l’esprit ?) : le livre lui-même mais aussi l’humeur, la disponibilité, la fatigue. Mon
expérience constante est que l’acuité de la lecture s’émousse au bout d’un certain temps.
Surtout sans doute dans son aspect intuition.

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Sereine et Franz
Ce n’est pas familiarité que je titre cette note avec les prénoms de Sereine Berlottier et
de Franz Kafka autour duquel, avec lequel, dois-je dire plus précisément, elle vient
d’écrire un livre, Avec Kafka, cœur intranquille.

Je note déjà dans le titre le mot intranquille qui, il me semble, de toute éternité (même
courte ! quelle sera sa jauge ?) est associé pour beaucoup à l’immense Fernando
Pessoa, avec son Livre de l’Intranquillité (que j’ai fréquenté avec passion pour ma part
dès sa toute première traduction en français, en 1988). Invention de la traductrice
Françoise Laye bien sûr et/ou de l’éditeur Christian Bourgois. Un néologisme, préféré à
Inquiétude, qui sera pourtant repris pour la toute dernière édition en date du livre, dans la
traduction de Marie-Hélène Piwnik. Alors que, me dit-on (pas chat machin !), Pessoa
avait lui-même forgé un néologisme, preuve qu’il cherchait à caractériser un état qui
n’avait pas encore été nommé. Et il avait attribué le livre à un de ses hétéronymes : Livro
do Desassossego composto por Bernardo Soares.

Pourquoi ce titre avec les deux prénoms ? parce qu’il me semble que Sereine Berlottier
rêve un Kafka, son Kafka et je me demande si ce couple va rester fermé sur lui-même ou
si elle va faire nôtre son Kafka (et je précise que pour moi, il y a une vraie difficulté à
entrer dans l’œuvre de Kafka. Pas réussi à ouvrir vraiment les deux Pléiade qui furent un
superbe cadeau d’anniversaire il y a plusieurs mois !). Cela devait être le livre de mon été
2022, ce ne le fut pas.

Je retrouve le système de numérotation des textes, que j’aime beaucoup ; employé par
Benoît Casas. Le livre de Sereine Berlottier est publié chez lui, Nous, ce n’est peut-être
pas tout à fait un hasard.

D’emblée, plus ou moins manifeste, deux registres, l’un très centré sur Kafka, fût-ce au
travers d’impressions de lecture. Je suis donc confrontée et je m’en réjouis à ce qui va
sans doute être la traversée d’une expérience de lecture. L’autre laissant émerger,
brièvement, presque subliminalement, des faits personnels, en particulier autour de la
disparition d’une mère. Je sais tout de suite que je ne suis pas dans un essai froid et
impersonnel quand je lis : « (9) Quand je repense à cet hiver-là, quand j’y retourne avec
mon corps, cette fine membrane tissée d’oubli, de méprises et de chutes, je retrouve le
désir farouche de ne pas arriver auprès d’elle les mains vides, les joues humides.
J’aurais voulu pouvoir lui offrir quelque chose, une vision, un fétiche, un caillou, une
promesse en forme de phrase, mais je n’avais aucune idée du paysage qu’elle allait
devoir traverser. » C’est Sereine Berlottier qui parle d’un fait qui la concerne, mais c’est
en même temps tellement en phase avec ce que j’ai pu percevoir de Kafka, avec ma
pauvre petite expérience.  « Lui aussi avait cherché son souffle et fait semblant de croire
à la guérison », écrit-elle un peu plus loin.

Les frères et sœurs


et d’emblée elle porte
à ma connaissance quelque chose qui me touche infiniment et dont
je n’avais pas encore entendu parler. la fratrie de Franz. 5 frères et sœurs, oui, mais les
deux autres garçons disparus très jeunes (2 ans pour Georg, six mois pour Heinrich) et
voilà Franz devenu le frère de personne, d’aucun frère en tous cas, puisque les sœurs,
elles, vécurent. « Trois petites filles qui deviendraient des femmes, des mères, qui lui
survivraient une vingtaine d’années, et qui mourraient toutes les trois, assassinées dans

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les camps d’extermination nazis »
Sereine Berlottier évoque cette ébauche d’un texte par Franz, un morceau de phrase,
une virgule, puis plus rien, jamais. Elle sème des faits, de brèves citations. « Et j’avance,
escortée par K., vers ces chambres où j’eus moi aussi à apprendre quelque chose au
sujet de la peur, dont je ne me souviens pas, mais qui a fait de moi quelqu’un d’autre. »
C’est essentiel pour moi cette appropriation de certains livres à l’autobiographie. C’est

une des raisons d’être de la lecture. Tous les processus d’identification si profondément
nécessaires à la construction de soi, à son individuation comme dirait Cynthia Fleury.
Désastre donc de l’engloutissement de la lecture dans un océan de divertissements qui
ne sont que rarement ou très peu constructifs pour une personnalité.

Suspendu après la virgule


Cela me fait penser à toutes les œuvres inachevées… parfois par impuissance, très
souvent par la mort. Mahler, Schubert, Bach

Impressions de lecture

« 25. Et parfois il me semble que les récits de K. s’effondrent en moi, comme des piles de
sable. Ils quittent leur forme, s’émiettent et résistent à la remémoration, la citation, le
souvenir même. Ils s’effacent, d’un effacement qui est comme leur trace propre,
l’empreinte sensible et solitaire de ce qu’ils manquent à fonder de solide, de reconnu. »

→ voilà, superlativement, ce que je cherche à discerner en moi et chez les autres lorsque
je parle des expériences de lecture. L’effet concret d’un texte dans un corps, dans un
cœur, un esprit, une mémoire… ce pourrait être l’idée d’une attitude du corps, à telle
période, dans tel endroit (par exemple une maison d’enfance), du corps lisant. La
posturologie de la lecture dont parle, si drôlement aussi, Perec dans Penser/Classer.
« La posturologie de la lecture est évidemment trop liée aux conditions d’environnement
(que je vais examiner dans un instant) pour que l’on puisse l’envisager, en tant que telle.
Ce serait une recherche pourtant fascinante, intrinsèquement liée à une sociologie du
corps dont on peut s’étonner qu’aucun sociologue ou anthropologue ne se soit soucié de
l’entreprendre (en dépit du projet proposé par Marcel Mauss que j’ai déjà évoqué au
début de cet article). En l’absence de toute étude systématique, on ne peut qu’esquisser
une énumération sommaire : lire debout (c’est la meilleure façon de consulter un
dictionnaire) ; lire assis, mais il y a tellement de manières d’être assis : les pieds touchant
le sol, les pieds plus hauts que le siège, le corps renversé en arrière (fauteuil, canapé),
les coudes appuyés sur une table, etc. ; lire couché ; couché sur le dos ; couché sur le
ventre ; couché sur le côté, etc. ; lire à genoux (des enfants feuilletant un livre d’images ;
les Japonais ?) ; lire accroupi (Marcel Mauss : « La position accroupie est, à mon avis,
une position intéressante que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est
de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a conservée ») ; lire en
marchant. On pense surtout au curé qui prend le frais en lisant son bréviaire. Mais il y a
aussi le touriste qui déambule dans une ville étrangère, un plan à la main, ou qui passe
devant les tableaux du musée en lisant la description que les guides en donnent. Ou bien
marcher dans la campagne, un livre à la main, en lisant à voix haute. Il me semble que
c’est de plus en plus rare. »
Georges Perec, Penser-Classer,
pp. 94-95). Editions du Seuil.

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Sur la lecture encore


« (23) Ce que le flux de la lecture dépose en soi de fragments et qui parfois paraît se
substituer entièrement à la lecture même. »

Ce propos de Sereine Berlottier me semble si juste. Souvent cette sensation d’une


poussière de particules qui tombe au fond de la nappe phréatique et qui s’en va former
un étrange et fécond substrat. La chimie et la géologie de la lecture.

Et plus énigmatique ce paragraphe « 27. Ces mots d’André du Bouchet, punaisés au-
dessus de ma table, depuis des années : ‘Ce travail de bureau n’a de justification, ma vie
également, que si je parviens à tirer quelque chose de moi le soir.’ Et comme lui répond
cette phrase écrite par Franz Kafka, le 16 décembre 1911, un samedi, dans son journal :
‘Je céderais en tout cas immédiatement à mon désir d’écrire une autobiographie, dès
l’instant où je serais libéré du bureau.’ Mais sans doute mon corps de lectrice, cette
légère et tenace douleur qui fait vibrer mes épaules ce soir, est-il le seul lien réel entre
ces deux phrases. Peut-être les livres sont-ils, immobiles et tendus, les toiles qu’un fil
traverse, invisible mais décisif, qu’il appartient à nos corps de faire vibrer. »

De Casas à Kafka

C’est étrange CAsas m’a quittée mais KAfka m’a trouvée. Il y a Sereine, une femme, une
sorte de go-between, peut-être que cela importe ici. Je ressens une forme de fermeture,
d’autarcie chez Casas et une immense ouverture chez Berlottier. À l’autre, à sa mère, à
la présence vivante de Kafka, à elle-même.

Et en 35. je trouve un écho à Cristina Campo : « comment répondre à ce qui nous


appelle ? » alors que tant de choses, à tous les niveaux, des plus humbles au plus
élevées, m’appellent, sans cesse. Comme une aimantation. Une polarisation vers ce qui
vit, encore. Je pense aux si belles pages évoquées dans ce Flotoir de Cristina Campo sur
la vocation.

Femmes et œuvre

Et si les hommes, beaucoup d’hommes, pas tout à fait tous, nous faisaient taire (c’est loin
d’être fini cette histoire et même dans nos pays privilégiés par rapport à tant d’autres où
les lois religieuses et ancestrales asphyxient très volontairement et concrètement les
femmes), s’ils nous étouffaient dès la naissance car ils savent que nous sommes aptes
non seulement à créer des enfants mais aussi des œuvres et même des œuvres
potentiellement plus fortes que les leurs car infiniment plus ouvertes, en raison de nos
facultés de femme. Passant d’une écriture masculine à une écriture féminine (d’aucuns
diront que cette discrimination n’a aucun sens, je suis convaincue du contraire), je suis
frappée de cela, presqu’à chaque fois, l’ouverture versus la fermeture sur soi.

Schubert
Travaillant une pièce tardive de Schubert, ce premier des trois Klavierstücke D. 946, à la
tonalité peu fréquente, mi bémol mineur (6 bémols à la clé), je prends conscience de
certaines récurrences dans sa musique. Très fréquente par exemple la cellule ‘croche

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pointée double-croche’, qui donne un petit tac-tac très caractéristique, que je retrouve
partout. Ainsi que les grands groupes d’accords. Ou l’irruption soudaine d’une mélodie à
l’effet déchirant, presqu’au sens propre du mot, dans un passage plutôt forte et staccato.

Finir les livres


Pourquoi est-ce que je finis si rarement les livres ? Pourquoi trouvais-je toujours le
marque-page un peu après le troisième quart dans les livres que mon père me passait ?
Parce que les livres ne vont pas toujours (presque jamais ? trop rarement ?) jusqu’au
bout. Après deux ou trois séances de lecture, plus rien de nouveau n’advient ou ne
m’advient, ressassement du même, formes exploitées, jusqu’à plus soif.

C’est très difficile de finir. Qui ne s’est pas esclaffé devant certains fins musicales qui se
prennent les pieds dans la jouissance sonore, allons-y, tonique / dominante, roulements
de timbale, c’est beau ! rebelote ! allez, encore une fois et boum et bing. Stop, please.
Écoutez Schubert terminer même des mouvements vifs, emportés, comme dans un
murmure, ou un dernier soupir… ou sur cette figure musicale qu’on appelle un soupir.
Finissez sec, abrupt. Quitte à laisser le lecteur ou l’auditeur sur sa faim (à la fin, enfin).
Finissez en évanouissement, en fading. Jeune, j’aimais ces chansons qui se terminaient
par une répétition de plus en plus lointaine, assourdie, des mêmes mots. Quitte à nous
laisser en larmes au bout des pages. Tout est toujours trop long (sauf exceptions), les
livres, les visites, les émissions.

Kafka et ce qu’il attend des livres


Ce qu’il en attend.  « (76) (…) Il n’a pas vingt ans lorsqu’il écrit, dans une lettre adressée

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à un ami, ce qu’il attend de ses lectures, à l’abri d’une longue phrase devenue célèbre,
qui se développe comme les mouvements obstinés d’un lasso dans l’air à la recherche
de sa propre forme jusqu’à la capture : ‘nous avons besoin de livres qui agissent sur nous
comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que
nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à
vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la
hache qui brise la mer gelée en nous’ ».

Vers la fin

Blocs 80 et 81, au cœur du drame, la fin. « Couchée au bord de son souffle, un matelas
sur le sol, à minuit, le vendredi 21 juin, au bord du balcon vide, j’avais recueilli cette
phrase dans mon carnet ‘si tu savais comme j’ai peur’. Sans que l’on sache qui la
prononce. Elle ou celle qui s’en va. Et le petit bloc suivant, très bref, déchirant : « Il n’y
aura pas de récit mais y renoncer est-ce te perdre encore ? »
→ en résonance profonde avec un souvenir qui m’est propre
et que je ne trahirais pas,
ne dévoilerais pas en disant seulement : jambes fléchis, en contre-jour, sur le jour qui se
lève.

Et ce qui, tout doucement à petits bas et petit bruit se restaure.


La jeune lectrice

Je repense à ma jeune lectrice, celle qui a sauvé ma promenade, l’autre jour, à la


bibliothèque, la petite fille plongée dans son livre lorsque je lis Sereine Berlottier, qui sait
ce que sont les petites filles : « J’imagine une jeune lectrice ». Il faut les faire entrer dans
mon livre, les jeunes lecteurs et les jeunes lectrices et en particulier sous l’angle
merveilleux de la posturologie, tant ils inventent des postures parfois incroyables pour lire
tranquillement ! Retourner les observer à la bibliothèque mine de rien. Ce sera plus
joyeux que de traverser le palier et d’arriver devant tous les ordinateurs portables ouverts
avec un bout de tête, cheveux en bataille, qui émerge de cet écran opaque et gris. Qui
n’est guère plus transparent de leur côté !

Nous sommes heureux


Superbe paragraphe 99 :
« Car nous sommes heureux nous qui vivons dans les livres,
certains livres, l’illimité de la douceur et de l’espérance. Leur espérance. Nous sommes
heureux, pour la puissance de cette faim. Dans l’impuissance aussi nous sommes
heureux, puisque nous le serons, si nous avons attendre. Car nous sommes des
hommes et nous avons des mots. Cette phrase de Paul Blackburn, K. aurait-il pu
l’écrire ? »
Et je pense
à cette phrase de Rilke que j’ai placé en tête de mon projet Lire : Ah ! Qu’il
fait bon être parmi les hommes qui lisent !
Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ?

Rainer Maria Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge

En marchant

De même que la musique de Schubert, avec laquelle je pense coïncider intimement, ne


me fait pas du tout le même effet physique et mental que la musique de Beethoven, les

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livres de tel ou tel auteur n’ont pas la même incidence sur moi. Si je lis Jacques Roubaud
ou Christian Prigent, si je lis Yves Bonnefoy ou Walter Benjamin, si je lis Benoît Casas ou
Sereine Berlottier, je n’ai pas du tout les mêmes sensations et la même expérience. C’est
un peu comme si chaque livre émettait dans ma direction des ondes que je peine à
qualifier plus précisément. Est-ce que ce sont des pointes ? est-ce que ce sont des
mains ? est-ce que ce sont des attaques ?  est-ce que ce sont des caresses ? qui vont
coïncider avec certaines zones très précises à l’intérieur de moi-même.

Pour revenir à Schubert, j’ai l’impression d’une coïncidence très large. Sinon complète.
Tandis qu’avec Beethoven, il peut y avoir quelques points d’accord mais il n’y a pas cette
sensation d’intimité complète avec cette musique-là. Et pour la musique, ce n’est pas une
question de genre, je crois, alors que cela joue certainement davantage pour l’écriture.
Est-ce à dire que la musique dépasse complètement les genres, ce que ne ferait pas
l’écriture, dont on sait bien à quel point elle porte la marque des genres ?
(En écoutant les sonates op. 101 et 106 de Beethoven, dans le tout dernier
disque de
Maurizio Pollini que j’ai vu en concert (il y a 50 ans, environ… ! il avait alors la trentaine)
et dont le vieux visage a quelque chose de très émouvant. Je suis sûre que lui il est en
intimité profonde avec ce Beethoven qu’il joue là – et la fin de l’adagio sostenuto de l’op.
106 est à la limite de l’audible et de ce que l’on peut sans doute percevoir, voir
comprendre).

Découvrabilité, vraiment ?

Un peu horrifiée de découvrir cela dans Chronique, le magazine (superbe) de la BNF :


« Penser la découvrabilité des contenus culturels » (n°97, p. 47)
→ Pour ma part, je suis sans cesse dans cette recherche mais je
ne le dirais pas comme
cela ! Je dirai, oh dieu, bien des choses en somme : travailler le visibilité du contenu de
Poesibao, Muzibao, Le Flotoir pour ceux que cela peut concerner par exemple. Ou
faciliter la découverte des contenus…

Lorsque j’ai créé le nouveau Poesibao, j’ai commencé par essayer d’appliquer pour
chaque article publié des recommandations de SEO, c’est-à-dire Search Engine
Optimisation, autrement dit comment s’y prendre pour que les moteurs de recherche
vous voient et surtout vous placent bien dans les résultats de requête. Eh bien, j’ai laissé
tomber ! D’abord, c’était long et ennuyeux, il fallait rédiger des titres ad hoc, un mini
résumé, etc. Et puis, au fond, mon objectif n’est pas de faire du chiffre, Poesibao est sans
but lucratif ! Ma seule préoccupation est qu’une personne qui serait potentiellement
intéressée par les contenus que je propose, mais sans grande connaissance du monde
de la poésie, ait une chance de trouver Poesibao. Et ce n’est pas gagné. Si on fait Poésie
dans Google, pas de Poesibao (et pourtant sur un conseil très avisé de quelqu’un qui s’y
connait, j’ai supprimé le Z de Poezibao l’ancien, pure démarche pour le SEO !).

Julien Gracq

Dans ce même numéro de Chroniques, un article à propos de l’exposition Gracq qui se


tient actuellement à la BNF. Et j’apprends que le fonds possède 3000 pages de Notules
de l’écrivain, qui ne seront accessibles qu’à partir de 2027. Julien Gracq qui parlait de
« la société secrète des lecteurs »

11/27
Les parentés inhumaines
J’ouvre le livre de Françoise Clédat, Les parentés inhumaines. Je suis frappée d’emblée
par la force, la profondeur et l’originalité du propos. Voilà des choses que l’on ne lit pas
fréquemment dans le champ de la poésie. Seule peut-être une Marie-Claire Bancquart a
eu cette approche directe, parfois technique, sans périphrase, du corps dans son
fonctionnement le plus intime, viscéral. Françoise Clédat va peut-être plus loin encore en
détaillant très précisément ce qui se passe dans un corps après la mort, tout le processus
de décomposition des tissus. Son but n’est pas de faire horreur mais de démontrer ce
qu’elle croit être la vérité, un retour du corps à la matière jusqu’à sa plus petite échelle,
atomes et même au-delà dans l’univers de l’infiniment petit. Son intuition : « Plus le
moment approche où la vie qui m’habite va me quitter, plus s’aiguise la perception de ce
qu’elle n’est pas confinée dans mon corps ; que du corps-je où elle se parachève, son
actualisation va passer à d’autres corps. » Elle n’est pas dans la perspective spirituelle
d’un Rilke (rappel du titre d’un ensemble récent de textes publiés par les Belles lettres :
Sa vie est passée dans la vôtre). Elle est vraiment matérialiste ici (ce qui n’empêche pas
aussi chez elle d’autres dimensions, on le verra ensuite).
Dans un premier temps, peut-être qu’elle se place un peu
dans la perspective ouverte par
le titre de Rilke, : « Il y a la chaîne des engendrements successifs et des mots à qui je
dois la vie et sa transmission à ceux que j’ai contribué à mettre au monde ». « Tout autre
est le déconfinement que sera celui de la vie dans mon corps sans je : passage du périr
de soi au vivre du tout autre, d’une espèce à une autre espèce, de l’organique à
l’inorganique ». (p. 15). Un « foisonnant processus de transformations biochimiques et
physiques enclenchées par les micro-organismes à l’œuvre dans le corps-sans-je dès
son immédiat périr ».
Et jusqu’à la restitution
des composants élémentaires, carbone, hydrogène, soufre, azote,
phosphore. Le texte sacré ne dit-il pas « tu es poussière et tu retourneras en poussière ».
Que les modernes traduiront sans doute par « tu es atomes et tu retourneras en
atomes » ; sachant une fois encore que l’atome est loin d’être la frontière, qu’il y a
beaucoup de choses infiniment plus petite que l’atome déjà infiniment petit. Il s’agit de
« devenir-animal, devenir-végétal, devenir-moléculaire. Devenir-atome, devenir quanta ».
Françoise Clédat dit « décliner la suite deleuzienne en une suite de dé-liaisons de plus en
plus en plus impondérables. » (p. 19). Elle ajoute plus loin : « C’est alors qu’il est permis
de rêver, c’est-à-dire de désirer, c’est-à-dire de calquer sur l’élargissement d’une liberté
sans appropriation, la perte irrémédiable. Au-delà de la douleur et de la peur où tout se
fige, la concevoir comme un devenir d’absolue légèreté. » (p. 20)

Le problème de la lecture interrompue


Peut-être que j’arrête de lire selon deux modes différents. Suspension, car je sais et sens
que ma lecture n’est plus active, sensible, intuitive. Arrêt définitif quand je sens que le
livre ne m’apportera plus rien. Je prends un exemple sur une lecture récente : Benoît
Casas et ses 1000 poèmes. Sans doute vais-je en trouver encore une grosse poignée qui
me plaira, mais je ne crois pas que je découvrirai encore quelque chose de nouveau. J’ai
besoin qu’on m’apporte de la connaissance. Il me semble que Sereine Berlottier et
Françoise Clédat m’apportent de la connaissance, la première sur Kafka, la seconde
avec toutes sortes de données scientifiques et de considérations ontologiques.

12/27
J’ai en effet terminé Avec Kafka, cœur intranquille, je suis allée jusqu’au bout du livre, je
l’ai aimé, il m’a touchée en profondeur. Kafka est toujours aussi loin de moi… mais j’ai
trouvé très beau l’emmêlement de sa présence dans la vie de Sereine Berlottier, avec la
disparition de sa mère. Peut-être qu’elle aurait pu aller encore un peu plus loin, mais il lui
aurait fallu sans doute se dévoiler davantage et elle ne l’a sans doute pas souhaité.

Un décentrement

Je reprends la lecture des Parentés inhumains de Françoise Clédat qui parle d’un
décentrement radical de son être à l’approche de la mort. Il en va du vieillissement mais
aussi de la maladie, dont elle parle en arrière-plan. Un cancer, qu’elle appelle ma
cancère, ce que je regrette un peu. Je préfère quand elle l’appelle son ourse. Elle
introduit du féminin, cela semble important pour elle qui est une vraie féministe (elle a
écrit jadis pour Sorcières).
« Physiciens subatomiques,
astrophysiciens, cosmologistes, tous logistes de l’univers, de
la vie non pensante que la pensée organise, que l’organisation de la pensée crée
impensable, je reconnais en l’impensable de votre discours un optimisme de la disparition
dont votre langue amplifie l’accueil, procurant son lexique à ce à quoi j’aspire sans savoir
le nommer et qu’à mon infime mesure j’entreprends. »
→ je ressens comme très juste cette analogie qu’elle opère
entre l’impossibilité que
rencontrent ces scientifiques, incapables de donner une idée, de former une pensée à
propos de ce qu’ils entrevoient du fonctionnement le plus intime de la matière ou de
l’univers et l’impossibilité que rencontrent les écrivains, à dire. Mais il y a dit Françoise
Clédat « une identique créance en une forme d’intelligibilité qui ‘dément » et ‘dépasse’
l’intelligibilité. » (p. 43)
Je reprends l’ensemble
du paragraphe car je le pense centre du livre :

« Fascination, perméabilité, espérance.


Une identique créance en une forme d’intelligibilité qui ‘dément » et ‘dépasse’


l’intelligibilité

est ce qui apparente physique quantique, astrophysique et poésie


identique tension vers la perte d’image

identique recherche d’une écriture de l’acceptation de cette perte.


identique recherche d’une représentation de l’absence de représentativité
quand morte
signifie n’avoir plus aucune représentation de soi. » (p. 43)

Dialogue

J’écris : de limbes à limbes : petit amas d’atomes, de molécules et de cellules, le temps


d’un soupir, puis désagrégation et retour aux limbes et à la poussière atomique.
Françoise Clédat écrit, elle : « Si la mort est l’état final pour le corps qui perd sa

cohérence individuelle et la conscience qu’il en avait, c’est à partir de cette fin qu’il peut
rejoindre un état initial qui ne se distingue pas de celui du cosmos, diffracté en ses
corpuscules natifs, particules élémentaires, quantas, électrons, quarks. » (p. 45)

Phrases de lire

Lire, des montagnes russes – pour les émotions, pour l’adhésion, l’identification,
l’implication.

13/27
Lire, c’est traverser des états de conscience, être secouée comme un vieux cocotier,
jouer à la roulette russe, prendre des risques.

La régularité
Je suis bien sûr
très en phase avec ce qu’écrit Thierry Crouzet dans son blog : « Nous
vivons une époque bruyante. Quelle époque ne l’a pas été ? Mais tout de même, le bar
du commerce est devenu planétaire et tout le monde y hurle. Comment y exister ?
Socialement, je veux dire. Le silence ne peut être une réponse. Il faudrait un océan de
silence et les silencieux ne sont pas encore assez nombreux pour faire tache. Hurler plus
fort que les autres est quasi impossible, ou exige une dépense d’énergie démoniaque qui
passe par la réduction du discours à un cri. Ou envoyer de temps à autre de puissants
éclairs lumineux. Mais l’orage sature déjà l’atmosphère. Ou clignoter avec une régularité
de métronome, devenir une balise, un repère dans le tumulte. Peut-être que mon carnet
est la meilleure réponse. Il tombe tous les mois, avec régularité, pour entretenir un
dialogue imaginaire avec quelques lecteurs. »

→ et j’aime bien l’idée de la régularité, comme l’atteste Poesibao (mais aussi le Flotoir),
même si je n’ai jamais beaucoup aimé le métronome.

eh bien !
Corrosif ce
propos, toujours de Thierry Crouzet, mais je suis d’accord avec certains
points : « J’ai été attiré vers l’art par le désir d’exprimer une singularité. Publier un livre
est d’une banalité éhontée. Faire autre chose est difficile, inconsidéré, regardé avec
dédain par l’intelligentsia, mais c’est pourtant là que je peux exister. Il est attendu
qu’écrire revient à aligner des mots. Mais peut-être que l’avenir de l’écrit ne ressemble à
rien de ce que nous avons pu imaginer. »

→ De mes conversations avec les uns avec les autres, de ma propre expérience (avoir
monté de toutes pièces, seule, deux « machins » tout de même assez sidérants, je le dis
en toute simplicité, Poesibao et le Flotoir, qui n’attirent que très peu l’attention de
l’intelligentsia, n’est-ce pas, j’ai depuis longtemps déduit que publier un livre était le
sésame de la considération. Au point que certains refusent la publication sur Internet qui
leur est proposée alors même qu’il leur est impossible de publier sous forme de livre le
texte dont ils sont porteurs. Comme si seul l’objet livre était crédible et susceptible
d’assurer une forme de pérennité. Non, ce qui assure la pérennité mes amis, c’est
quelque chose qui se trouve, ou pas, dans nos écrits et fait que la voix portera un tout
petit peu plus loin que le temps présent. Mais statistiquement c’est rarissime, il faut en
être conscient. Et néanmoins, continuer ! 

Encore un point de vue très juste de Crouzet : « Déconstruction. J’entends ce mot dès
que j’allume la radio. Je le lis partout. Et plus je l’entends, moins je perçois de
déconstruction, mais bien au contraire l’édification de dogmes de plus en plus solides.
Ceux qui déconstruisent ne remettent en cause aucun fondement, sinon ceux déjà
abattus depuis longtemps. »

Musique, Schubert, mains

14/27
Je suis de nouveau immergée dans Schubert, c’est fou ce que sa musique me fait, cette
impression de totale intimité, que cette musique c’est ma respiration, mon for intérieur, ou
une image très proche. J’écoute en continu mon coffret Brendel, avec les sonates, les
impromptus, les moments musicaux, les Klavierstücke, la merveilleuse mélodie
hongroise. J’ai un peu « joué » tout cela, à un moment ou à un autre, je le vois aux
annotations diverses sur mes partitions. Je passe de merveilleux moments au piano, un
peu trop rares encore, à simplement me promener dans mes partitions. Je n’ai plus
aucun but, sauf celui d’entrer le plus avant possible dans la musique.
J’ai un peu mal aux mains, mais je passe outre, cela ne m’empêche pas
de jouer comme
ça. Mains trop petites aussi, mais ça c’est depuis toujours. Certains accords de Schubert
me sont impossibles. Je regardais les immenses doigts d’Alexandre Kantorow l’autre jour,
impressionnant.

Parfois j’ai l’impression, très rarement et seulement avec Schubert, d’avoir ses mains à
l’intérieur des miennes ou posées doucement sur les miennes, actionnant mes doigts..
Peut-être parce que sa musique m’est devenue tellement intérieure que si j’arrive à
oublier la « technique », en fait les mains ont tendance à jouer presque toutes seules.
Je pense que la musique va chercher en nous des choses à la fois très profondes et très

particulières, non pas psychologiques mais ontologiques.


Et je crois qu’il ne faut surtout pas nous comparer à qui que
ce soit. La musique est un
don inestimable, l’aimer, pouvoir la jouer, quelle que soit la façon dont on en joue, aussi.
Je n’ai plus envie de l’abimer, ce don, par des « complexes » qui n’ont plus aucune raison
d’être.

Sur le rythme

Et je retrouve deux choses dans mon Flotoir de 2000 qui viennent bien compléter ce que
j’ai écrit ici :
de Michaux :
 

Discrètement frappés, rythmes.


frères des commencements obscurs

rythmes
rythmes, pendant qu’on lit

qu’on repose, qu’on croit réfléchir


sortis d’une main discrète


cœurs accompagnateurs

(…)

fondements
fondements
qui parlent en battements.
(in Revue Poésie 94).

et un peu plus loin,  une citation d’E.T. Hall


« On croit généralement que le rythme a son
origine dans la musique. Mais au contraire
la musique est un déclencheur extrêmement élaboré de rythmes déjà ancrés dans les
individus […] on peut considérer la musique comme une projection assez extraordinaire
des rythmes internes des êtres humains […] les rythmes musicaux font partie d’un très
vaste ensemble de systèmes rythmiques humains dont les fréquences varient de 0 02
secondes (activité électrique béta 1 du cerveau) à des centaines ou peut-être des milliers

15/27
d’années. La grandeur et la décadence des civilisations font partie de ces processus
rythmiques lents » (E.T. Hall, La Danse de la vie, p.206 et 207).

Ces deux extraits du Flotoir 2000 sont eux-mêmes sortis de vieux carnets (1994).

Pour dire une photographie


Une fois de plus je me régale
avec un article de Fabien Ribery, sur son site L’intervalle.
Un article où il explore une photographie et le texte de Joël Vernet qui l’accompagne.

D’abord, mention d’une collection que je ne connais pas :


« Indispensables au bagage sensible de tout honnête homme
d’aujourd’hui, les livres à
poster de la collection Pour dire une photographie (Serge Airoldi) de la maison d’édition
Les petites allées mettent en regard une photographie et un écrivain déployant à partir
d’icelle son imaginaire – en dix mille signes. »

Et puis cela :

« Avant un formidable Linda Tuloup/Yannick Haenel (chronique à paraître), le dernier-né


des éditions charentaises offre à Joël Vernet l’occasion d’exercer son talent d’auteur, à
partir d’une photographie de MariBlanche Hannequin, dont l’œuvre est régulièrement
présentée à la galerie Arrêt sur l’image, à Bordeaux. Il y a chez la photographe, ayant
très souvent voyagé du côté de l’Afghanistan et du grand Est, un tropisme de l’errance
associé au goût des peuples abordées dans leur diversité, sans exotisme. Que voit-on
d’abord dans le petit rectangle de papier noir/blanc exposant Chine, Mandchourie, 2006,
avant que l’écriture de Regard perdu ne nous entraîne sur de plus amples chemins ? Le
profil très sombre d’un homme dans un train, regardant à partir de la fenêtre de son
wagon défiler le paysage, l’instant arrêté montrant un fleuve enserré dans un paysage de
neige, et, à l’avant-plan, deux petites bouteilles d’eau posées sur une tablette.
Un regard oblique, une série de verticales, la sinuosité d’un cours d’eau. Selon
la doxa
plossuienne, reprise peut-être inconsciemment en son introduction par Joël Vernet, ce ne
sont pas nous qui prenons des photographies, mais ce sont elles qui nous prennent. Il y a
du Dante ici, une vie contemplée en son moment de carrefour dans la forêt obscure et
lumineuse du sens. »

de l’éditeur j’ai retrouvé cette forte parution, dans cette maison,
Visitant le très beau site
le livre de Vincent Pélissier, le Cheval n’a plus lieu, avec une photo de Dolorès Marat.

16/27
Encore une fois

J’écoute les Préludes et fugues de Chostakovitch par Igor Levitt. De manière un peu
distante, en travaillant. Et puis soudain, je suis arrêtée en plein vol, oreille tirée, cœur
battant. Eh bien quoi ? Eh bien nous sommes en fa # mineur ! Une tonalité qui m’atteint
de façon très particulière, depuis toujours, au point que si un morceau inconnu
m’interpelle, c’est très souvent qu’il est en fa # mineur. Fis Moll comme disent les
Allemands. ou F.Sharp minor (j’ai un tableau des tonalités dans les trois langues dans
mon bureau pour m’y repérer !).

Hier j’écoutais les 6 premiers contrepoints de L’Art de la fugue de Bach, joués par Angela
Hewitt (je renoue avec mes disques depuis que j’ai installé une vieille et excellente mini-
chaîne sur mon bureau même !). En suivant la partition. Et j’ai été confondue par la
complexité inouïe de cette musique. Je me demande comment on fait pour jouer ça. Ce
n’est pas virtuose mais l’emmêlement des voix est extrême. Il faut tendre chaque fil,
chaque voix, faire entendre la thème de la fugue, ses variantes. Est-ce que les chefs
d’orchestre, habitués qu’ils sont à entendre toutes les voix, même les plus discrètes, dans
la partition symphonique, ont une aptitude particulière à avancer dans ce réseau ?

Les parentés inhumaines


Il y a les parentés inhumaines, il y a les parentés humaines, qui reposent peut-être sur
les non-humaines. Je reprends Françoise Clédat. J’ai été moins sensible à la partie
centrale du livre mais la dernière partie, « Variations », me retient fortement. Il me semble
qu’il y a dans ce livre beaucoup de choses ontologiquement très profondes et justes (j’ai
publié ce matin plusieurs extraits dans l’anthologie permanente de Poesibao).

Je pense par exemple à ces mots « attachements aux engendrés ». Elle interroge

17/27
plusieurs fois les liens généalogiques ascendants et descendants. C’est aussi une
question de transmission, ne serait-ce que de la vie.

L’infini pouvoir de mise à mort


Sous ce titre terrible Françoise Clédat déploie un texte sur ces « petites » mises à mort
dont nous nous rendons coupable, chaque jour. Celles que les jaïns récusent, allant
jusqu’à porter un masque sur la bouche pour ne pas risquer d’avaler et de tuer les petits
insectes volant dans l’air. Elle raconte une scène très banale où elle tente de faire sortir
de la pièce une petite bestiole volante qui l’embête, une de ces « mouches, fourmis,
punaises, scolopendres, araignées, et tous intrusifs, exaspérants, honnie, que dans
vergogne , paume de la main, tapette (en forme d’ailes), talon de soulier, piège formicide,
jet insecticide, papier wc, balais tête de loup, aspirateur … ». et de ces petites bêtes que
nous exterminons sans vergogne, dit-elle, elle parle comme d’ « attestat minimum
soudain intensément expressif de la vie qui était là déployée ». (125)

Pascal et Marianne Alphant


Je lis sur le site de P.O.L., les
explications que je ne trouvais pas dans le livre : La
première édition de ce livre est parue en 1998 aux éditions Hachette Littératures. Épuisé
depuis de nombreuses années, cet essai est réédité à l’occasion du 400ème anniversaire
de la naissance de Pascal, à Clermont, en 1623.

Et c’est pour moi qui ne le connaissais pas, l’occasion de le découvrir. Avec un


enthousiasme et une admiration immenses. C’est une « expérience de lire » superlative !
Un peu paresseusement je reprends dans un premier temps les mots du site : « ‘Lire les
Pensées de Pascal, c’est faire l’expérience d’un désordre dont nous sommes
inconsolables’, écrivait Marianne Alphant. En s’intéressant aux variantes de ce texte
prodigieux, à son désordre et sa lecture fragmentaire, Marianne Alphant fait apparaître sa
modernité. En même temps que nous éprouvons physiquement la mélancolie de l’œuvre
pascalienne, c’est la vie même de Pascal, énigmatique elle aussi, qui se découvre par
bribes au fil de la lecture : anecdotes, objets, témoignages, lettres intimes. Nous entrons
comme ‘dans la chambre d’un mort’ et nous reconnaissons à la lecture de cet essai notre
propre trouble devant le désordre des pensées et de l’existence. ».

Dans la chambre d’un mort


Oui, très beau chapitre, où Marianne Alphant évoque l’état dans lequel on a trouvé les
Pensées, à la mort si prématurée de Pascal (1623-1662, il n’avait que 39 ans – Schubert,
31 ans, Mozart, 35 ans). Immense fatras de petits papiers, de liasses cousues, de
papillons que les proches colligèrent avant de les coller dans ce qu’on appelle le grand
Autographe. J’aurais pu recopier ici la notice de la BNF où est conservé ce document
inestimable, mais en fait je préfère laisser découvrir la réalité pas à pas, comme moi je la
découvre, de manière tellement chargée d’affects, sous la plume de Marianne Alphant qui
ouvre au cœur de ces traces disparates un double chemin de vie, celui de « son » Pascal
(comme écrirait Liliane Giraudon) et celui de sa propre vie, en quête de cette œuvre. « Il
faut imaginer cet amas, ces liasses, ce fouillis prodigieux. Le lecteur des Pensées y
reconnaît son propre trouble. Trois cents ans plus tard, nous sommes toujours dans la
chambre d’un mort. »

18/27
Nous apprenons de Marianne Alphant (moi en tous cas ! pardon pour tous ceux qui
savent cela par cœur) qu’il y a plusieurs éditions des Pensées (et qu’on s’y perd, un peu
comme je me perds dans les catalogues des sonates de Scarlatti !) et soudain me vient
ce souvenir, d’avoir demandé à Claude Minière, quelle édition choisir au terme d’une
lecture rue de Rennes, à Paris. Il me semble qu’il m’avait alors orientée vers Garnier ?
La question fut posée et n’est pas résolue d’un début de classement proposé par Pascal.

Tout cela me fait un peu penser à l’édition des Cahiers de Paul Valéry !

Et toutes les réactions à l’origine, si mitigées et mêlées, sur ces fragments « Regrets
devant ce peu. Souci d’exposer ces débris mais aussi de les arranger. Effroi et besoin de
toucher ces fragments. Vénération mêlée de crainte » (p. 57).
Pour Marianne Alphant, « Erratique donc la lecture des Pensées,
égarante, amnésique,
confiante, perpétuelle. Elle a ses abîmes et ses stations. Sa mise en scène. Ses
singuliers affects. (58). Elle émaille son texte de Pensées, précisément, juste après le
passage que je viens de citer : « La mémoire, la joie sont des sentiments, et même les
propositions géométriques deviennent sentiments (L.646c). Ce ne sont ni Didi-Huberman,
ni Grothendieck qui diront le contraire.

Pause IA
Je fais une
pause pour revenir sur les questions d’intelligence artificielle. Un article dans
Epsiloon, n°22, fait état d’une supposition que les « topos de Grothendieck » pourraient
aider à rendre plus « intelligente » l’intelligence artificielle. Tout en annonçant être
incapable de définir précisément ce concept extrêmement abstrait du génie
mathématicien. En fait même s’il parait très puissant, le système des neurones artificiels
sur lequel repose l’intelligence artificielle « se heure à un mur : ‘le problème est son
incapacité à généraliser’ ». Le réseau apprend sur des données. Si on le confronte à
d’autres données, on espère qu’elles seront assez proches de celles d’entraînement pour
qu’il soit capable de les reconnaître. Mais patatras « de petites variations imperceptibles
pour nous peuvent le désorienter. Pourquoi ? Parce qu’il ne saisit par le concept général
derrière la profusion d’exemples. » Et là très amusant exemple avec le chat : si l’IA est
entrainée à reconnaitre des chats mais dans des images où le félin apparait toujours en
bas, il se peut qu’elle soit incapable de le reconnaître en haut d’une image !!!
Car en fait, si je comprends bien, l’IA repose sur deux entités : ce qu’on lui donne
à
manger, et bien sûr la nature de ce corpus est déjà un biais ; et puis les règles et les
algorithmes en somme qu’on lui apprend pour trier dans la masse colossale des
données. Si on lui donne à gober mille œuvres du patrimoine littéraire mondial il est
probable que les réponses ne seront pas les mêmes que si on lui donne à mouliner une
année entière de parutions de tous ordres sur le net.

C’est un poème
Page extraordinaire
chez Marianne Alphant où elle décrit une page, la vingt-troisième de
l’Autographe : « On y compte neuf fragments sur autant de supports différents. Papier
découpé en largeur : Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même […].
Bande étroite : Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre; c’est le plaisir
même des rois. Simple papillon : Bassesse de l’homme jusques à se soumettre aux
bêtes, jusques à les adorer. Morceau de page : Le bon sens. Ils sont contraints de dire

19/27
‘Vous n’agissez pas de bonne foi; nous ne dormons pas, etc’. Que j’aime à voir cette
superbe raison humiliée et suppliante ! […], etc. Papillon vertical pour une seule phrase
entrecoupée de rejets à la ligne : Trop et trop / peu de vin / ne lui en donnez / pas il ne /
peut trouver / la vérité / donnez-lui / en trop de même. Format oblong : Pourquoi me tuez-
vous? — Eh quo i! Ne demeurez-vous pas au-delà de l’eau ? […], etc. Mince languette :
Infini milieu — Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien. Autre languette
encore, écrite d’une main étrangère : Combien de royaumes nous ignorent !

Qu’importe après tout, dira-t-on. Faut-il vraiment que le lecteur soit informé de l’état de
ces bouts de papier ? Qu’il sache que le livre disjoint qu’il a entre les mains, dans telle
édition Chevalier, Brunschvicg ou Lafuma, procède ‘une source plus disjointe encore ?
Va-t-on ajouter aux problèmes de lecture le soucie de ce puzzle invisible ? (…) Et si
pourtant la lecture s’en ressentait » (pp. 62 et 63).

Ne disais-je pas qu’on était ici en plein cœur d’une expérience de lecture ?  

La Saison des mousses


J’ouvre le livre de Fabienne Raphoz, La Saison des mousses, je l’ouvre avec plaisir,
parce qu’il est beau (Corti !) avec sa couverture verte et qu’il parait dans une collection où
j’ai déjà lu plusieurs livres dans lesquels je me suis sentie bien.
Expérience de lecture donc, ce que je peux ressentir simplement
en ouvrant un livre,
chez moi, dans une librairie, à la bibliothèque. Le premier contact avec le livre,
l’anticipation de la lecture. Désir ou rejet.
Et puis bien sûr je suis attirée par le titre
puisque j’aime les mousses comme j’aime les
lichens. Et qu’un tapis de mousse en forêt sur de grosses racines apparentes est une des
plus belles choses que je connaisse. Qui me parle très profondément surtout.

Un montage

Fabienne Raphoz, parlant de son livre, cite Godard cité par Emmanuel Hocquard. J’adore
ces poupées gigogne ! Godard à propos d’un de ses films : « c’est uniquement un film de
montage. J’ai tourné des séquences autonomes et je les ai organisées ensuite. » (p. 14)
C’est aussi exactement ma méthode de travail pour mon projet Lire. Je ne cesse de

collecter des séquences autonomes, partout, tout le temps. J’ai des rushs partout ! Dans
le dossier dédié, mais aussi dans les 5000 pages du Flotoir.

Ecrivain
Fabienne
Raphoz écrit (et moi de noter oh que oui dans la marge) : « Je ne suis peut-être
pas ‘écrivain’ au sens où l’entend Emmanuel Hocquard, à savoir ‘écrire n’a pas grand-
chose à voir avec devenir écrivain’, mais, une chose est certaine : je ne sais pas ne pas
être ‘écrivante’, même si je n’écris rien du tout, car il me semble qu’écrire ne suppose pas
toujours taper sur un clavier, ou de griffonner sur un carnet ; comme aimer les oiseaux
(mais pas qu’eux) ne suppose pas d’être toujours sur le terrain à les observer ou
qu’aimer tout court n’implique pas forcément que tu sois là ; écrire, comme aimer, est
pour moi tout autant une action qu’un état. » (p. 15)

Le geai, transposition musicale


Superbe observation que je retranscris ici, pour le pur plaisir !

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« Un geai vient d’atterrir sur la branche du frêne.
Il se met à fourrager vigoureusement l’écorce à la jonction de la branche et du tronc.

Il ne s’interrompt que pour regarder furtivement vers la fenêtre du bureau.


La séquence nourrissage-surveillance, qui serait représentée, sur une partition,
par une
ronde suivie d’’une double croche, s’est répétée cinq fois. » (p. 15-16)

→ et moi je fais dans ce Flotoir de la protection des espèces ou malheureusement plutôt


de la conservation. Ce sentiment soudain, en regard de la perte généralisée de tant de
choses, des oiseaux à peut-être la lecture, que je laisse ici des traces pour le futur. Qui
sait ?

→ et comme sont étranges ces liaisons fortes qui se font dans le champ intérieur : le
martin-pêcheur c’est Bernard Chambaz, les chants d’oiseaux c’est Olivier Messiaen et les
relevés qu’il en fit, le merle c’est Franck Venaille me disant qu’il ne l’entendait plus dans
notre secteur (Franck Venaille est mort, les merles sont revenus). Les truites c’est Pierre
Bergounioux, mais Fario c’est Vincent Pélissier.

Aimer le vivant
Fabienne Raphoz :
« aimer le vivant, avoir, donc, une relation biophilique au monde est
une histoire qui n’a de fin que l’existence même du témoin » (p. 16) Et elle ajoute un
tantinet provocatrice : « pour le dire autrement, aimer l’oiseau c’est aimer l’araignée ». Et
ce ne sera pas pure posture puisqu’elle s’engage dans les pages suivantes sur une
longue description d’araignées, arachnophiles, arachnologues et autres.

Et c’est au point que


et elle est convaincante
car voici une expérience de lecture bien drôle : lisant la page 19,
j’ai soudain une petite hallucination, voyant les minuscules caractères du folio 19 comme
se promenant sur la page, à la manière d’une petite bestiole qui serait tombée sur le
livre !

Des livres
« Nous en
faisons tous l’expérience, il suffit de s’intéresser à un sujet pour que tout vous
parle de lui » (p. 25)

→ oui, c’est complètement mon expérience. Je peux même affiner un peu le propos,
disant que pour moi, souvent, le sujet en question, un auteur, un livre… se manifestent
comme par des prémices, apparitions fugitives, parfois presque subliminales dans le
champ, comme des hasards qui n’en sont pas bien sûr ! comme si un aimant se
magnétisait pour ensuite attirer ce qui est à portée, parfois assez lointaine. Voilà d’autres
occurrences qui croisent au large. Et puis soudain, le passage à l’acte, j’ouvre la
question, je me procure le livre, et forme toute la chaîne d’actions conséquentes.

Montesano et les lecteurs sauvages


Première occurrence de cet auteur grâce à Christophe Esnault qui me parle d’un livre de
Giuseppe Montesano, Comment devenir vivant, manuel pour lecteurs sauvages. En
ligne, je trouve cette note : « Giuseppe Montesano distille un essai passionné qui fait
écho à son chef d’œuvre de 1 920 pages Lettori selvaggi paru en 2016 chez Giunti. Il y
déploie une vision entière de l’Homme et du savoir qui dessine un humanisme

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contemporain. L’auteur s’adresse à chaque lecteur qui sommeille en nous : à ceux qui
fuient tous les slogans et toutes les certitudes, à ceux qui n’ont pas peur de leur
ignorance parce qu’ils savent en faire une soif de connaissance. »

→ autant dire que je suis sur zone ! J’ai immédiatement téléchargé le livre sur ma
liseuse. Et transplanté tout cela dans le dossier de mon projet Lire.

Retour à Pascal

L’exploration que fait Marianne Alphant de l’énorme dossier des Pensées de Pascal est
toute d’affect. Et c’est cela que j’aime et qui m’attire, cela dont je déplore l’absence dans
tant d’essais universitaires où je ne sens pas vibrer le moindre amour du sujet, puisque,
n’est-ce pas, il faut rester neutre (comme si c’était possible !). « C’est une émotion
poignante, écrit Marianne Alphant de suivre le travail d’une rédaction discontinue et
toujours mystérieuse, brisée en centaines de morceaux. »
Et affect aussi pour moi quand elle raconte sa découverte
de Pascal au lycée « dans la
petite édition Brunschvicg des Classiques Hachette, in-12 à couverture cartonnée vert
pâle ». Je me demande si ce n’est pas avec ce même petit Classiques Hachette que je
l’ai découvert aussi, sans doute une poignée d’années après elle et au lycée ! Ah le choc
du roseau pensant et du silence des espaces infinis ! Je note que c’est un choc qui me
semble avoir été de nature plus poétique que philosophique. Philosophe ne suis pas et
ne sais pas être !

Marianne Alphant, elle, se définit comme une collectionneuse des Pensées et une
lectrice non spécialiste, mais il n’empêche, que comme souvent les collectionneurs et
presque toujours les passionnés d’un sujet, elle en connaît un sacré rayon (de
bibliothèque) sur l’histoire si compliquées des Pensées de Pascal. Et qu’elle nous
entraîne à sa suite dans une vraie enquête passionnante. Merci aux éditions P.O.L.
d’avoir eu l’idée de republier ce livre dans la collection poche.
Et de sa collection, si elle en dresse le catalogue qui prend deux
ou trois pages, elle
ajoute « La collection ne totalise rien, elle donne simplement la mesure de cette perte et
d’un désir tenace, inassouvi, de surmonter le chaos », ce qui est sans doute une des
approches les plus subtiles qu’on puisse lire sur le fait de collectionner (quoi que ce soit).
Impossible comblement d’un manque et tentative d’organiser un peu le chaos.

Pascal a choisi de tout garder


« Si l’on peut parler de trouble musical à la lecture des Pensées, il tient notamment à ces
mystérieux changements de ton. L’ouvrage est constitué de notes, nous le savons, de
matériaux que Pascal aurait unifiés, on n’a cessé de nous le dire. Il aurait choisi entre les
aphorismes, la méditation, le mode oratoire, les confessions, les lettres dialoguées —
mais ce n’est là somme toute qu’une hypothèse. D’autres, au contraire, ont pu lui prêter
l’intention de mêler ambitieusement les genres, d’inventer on ne sait quelle forme inédite
au service d’une vraie éloquence; quoi qu’il en soit de la machine rhétorique conçue pour
ce dispositif apologétique, Pascal, justement, n’a pas tranché. Il a choisi de tout garder, et
tout est là : possible et resté tel, en forme, sans forme, dans la lumière magique des
commencements. Si bien que la lecture semble, elle aussi, condamnée â commencer
partout, en chaque point, à sans cesse reprendre, à toujours s’inventer, renaissant en
chacun des huit ou neuf cents fragments pour recommencer da capo la longue histoire

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d’un trouble qui n’en finit pas. » (p. 120)

Scarlatti !

La lisant errer dans tous ces fragments, ces éditions, ces copies… je pense à ma propre
errance au cœur des Sonates de Scarlatti. Ayant envie de jouer ou déchiffrer telle ou
telle, entendue sur tel disque (je dois ma découverte, aussi ancienne qu’éblouie, à un des
tout premiers disques de Christian Zacharias, habité d’une telle lumière musicale !) et
n’arrivant à faire coïncider les Kirkpatrick et les Longo.

Flacon de sels

Marcher sous la pluie avec mon parapluie Bach et penser au rythme de gouttes en
accord avec le rythme des suites pour violoncelle – dire merci à Schubert – sentir
Schubert comme sans doute le moins surplombant et le plus bienveillant de tous mes
amis intérieurs – avoir l’impression au démarrage du disque des Préludes et Fugues de
Chostakovitch (par Igor Levitt) que la musique me disait bonjour, voire bonjour ma flore,
comme ma mère quand je la retrouvais pour lui faire la lecture – passer sous la couche
psychologie pour aller plus profond dans la géologie personnelle – aimer voir Fabienne
Raphoz faire allusion à l’arrière-saison et invoquer Stifter – me délecter de musique grâce
à ma vieille petite chaîne réinstallée sur mon bureau et plonger dans mon immense
discothèque – penser à tout ce que j’ai élaboré avec et pour la musique depuis mon
enfance, à ce savoir aussi considérable et aussi minuscule que ma discothèque et ma
bibliothèque musicale (livres et partitions) – penser à la lecture et la musique à la fois
comme ce qui m’a permis de grandir (en culminant à 1, 53 m !) et même de vivre –
m’attrister que presque tous se passent de cela

La lecture sauvage
Je lis Comment devenir
vivant de Giuseppe Montesano et m’identifie tout à fait à ce qu’il
appelle les lecteurs sauvages. Je regrette dans le livre de longues diatribes très
conventionnelles contre la modernité, les réseaux sociaux, les écrans. J’ai déjà lu et
entendu cela mille fois.

Exemple : « Les écrans mensongers rendent l’intelligence ennuyeuse et la stupidité


joyeuse. Ils nous donnent l’illusion d’être les amis de n’importe qui tandis que nous
sommes devenus les rivaux de nous-mêmes. Les lecteurs sauvages éteignent
doucement les écrans et lisent le monde avec leurs sens grands ouverts. (…) Guidés par
la passion qui cherche ce qu’elle ignore, les lecteurs sauvages lisent pour vivre » (p. 7).
Mais je souscris entièrement à la deuxième partie de la citation bien sûr !

Lire en profondeur

« Lire en profondeur, c’est trouver le rythme adéquat, déceler les signes apparents et les
signes cachés. Et lorsqu’une phrase nous ébranle, il nous appartient de modifier notre
posture intérieure : à chaque soubresaut de notre désir de lecteur, le corps et l’esprit
s’adaptent à ce qu’ils sont en train de lire et se métamorphosent. Les soubresauts et les
pauses qui précédent les accélérations et les ralentissements s’entrecroisent
inextricablement : nous ne sommes plus au-dehors de la lecture mais bien en son
tréfonds, là où l’excitation pour l’inconnu va de pair avec le bonheur de la

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reconnaissance. » (p. 21)

La lecture sans défense


Je suis bien intéressée en revanche par quelques concepts de Montesano comme la


lecture sans défense. « La lecture sans défense nous a transformés en quelque chose de
nouveau, quelque chose de riche et d’étrange dont nous ne soupçonnions pas même
l’existence au fond de nous. » (p. 23) et celui de lire contre soi, ce que je ne fais pas
assez. Autrement dit, lire des choses qui ne seraient pas de notre bord, des livres qui
nous dérangent, qui nous heurtent, qui nous déstabilisent. Souvent je n’en ai pas le
courage, ayant surtout besoin de la vitalité profonde que me procurent certains livres.
Mais Montesano raconte comment, en contrepoint si on peut dire d’un Nietzsche qui avait
submergé sa vie et son esprit, il s’est forcé à lire aussi Saint Augustin et en particulier la
Cité de Dieu ! Voici ce qu’il écrit : « Depuis cette immersion dans La Cité de Dieu, tout se
mit à changer, et lire contre mon Moi, tant aimé mais si étriqué, devint une habitude. Il
nous faut entrer dans les mondes étrangers en les aimant, sans nous placer sous la
tutelle idolâtre de quelqu’un ou de quelque chose mais en effritant notre Ego, en
élargissant les frontières de notre esprit qui sont des frontières de sensibilité. Il faut faire
cohabiter les idées, les faire se rencontrer pour qu’elles se confrontent, qu’elles se
reconnaissent, se séparent et s’unissent sous différentes formes. » (pp 25-26)

Car dit-il « nos vérités ne sont bien souvent que le résultat des lieux communs avec
lesquels le nuage médiatique a pollué notre esprit. » Et « C’est pour cela qu’il faudrait
apprendre non seulement à lire pour nous-mêmes mais aussi contre nous-mêmes. Lire
contre son propre Ego signifie accroître sa propre sensibilité, aborder des régions
mystérieuses que jamais nous ne découvririons sans voyager en ces lieux que nous
effaçons de la carte en décrétant qu’ils sont étrangers à nos goûts. » (p. 26)

→ Et là j’avoue que j’en prends pour mon grade (celui supposé de « bonne lectrice »).
Mais en fait dans toute ma vie de lectrice, maintenant très longue, j’ai souvent abordé des
auteurs qui a priori n’étaient pas « mon genre » ! Ne serait-ce que par un sain esprit
d’opposition. Mais il ne faut pas que vieillissant, je perde cette capacité d’aller voir là où
ça ne me plait pas ! Je ne parle pas des mauvais livres, bien sûr, mais je parle des livres
qui me dérangent et il y en a beaucoup.

Apprendre à lire contre soi, jeune, c’est aussi apprendre la pluralité des mondes et
prendre conscience d’une sorte de biodiversité (bibliodiversité !). Et il est évident que les
extrémismes se nourrissent ad nauseam du même (quand ils lisent !).
Je me souviens de mon tout jeune ami allemand m’expliquant qu’en classe
on leur
apprenait à ne pas être automatiquement d’accord avec ce qu’on leur enseignait
(séquelle de ce qui était arrivé à leur pays). Je me souviens que chez nous en revanche
la parole scolaire était parole d’évangile.  

La lecture, une forme de la vie


« La lecture qui parvient à devenir une forme de la vie est une métamorphose,
métamorphose qui enseigne la métamorphose à la structure de notre conscience : un
changement qui pourrait à lui seul renverser la servitude intellectuelle dont nous sommes
les proies. » (p. 27)

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Mise au point
« Lire beaucoup n’est pas en soi une bonne chose, apprendre beaucoup n’est pas en soi
une bonne chose, connaître beaucoup n’est pas en soi une bonne chose. Si celui qui
connaît a la prétention de tout savoir sur une question donnée, s’il se montre incapable
de considérer avec bienveillance une autre vision de cette même question, il ne sera
qu’un petit dictateur culturel : il ne comprendra rien d’autre que cette pensée unique qui
est sienne et endossera le rôle de ‘l’expert’ au service du pouvoir, personnage qui se
confondra avec celui que les chercheurs en neurosciences appellent ‘l’analphabète
fonctionnel’, capable d’exécuter un petit nombre d’actions définies comme intelligentes
mais totalement ignare en dehors des tâches qu’il effectue : un être humain en passe
d’être réduit à n’être qu’un parfait outil, tel un coupe-ongles ou un lave-vaisselle. L’expert
au service du pouvoir et l’analphabète fonctionnel s’entremêlent au personnage de
l’analphabète émotionnel et spirituel, qui n’aime personne puisqu’il ne voit dans les autres
que des miroirs qui reflètent l’image qu’il leur impose, qui lit continuellement dans le reflet
de son écran mais en étant le contraire du lecteur sauvage, qui se fige dans son Ego, lui
rabâche qu’il est le plus beau du royaume et qui, de manière à la fois passive et active,
construit la prison dans laquelle il s’enferme et enferme les autres. » (p. 28)

On en côtoie malheureusement beaucoup, même dans le monde des arts, des experts,
des donneurs de leçons, des « qui savent »…  et j’en suis probablement aussi une, en
partie. Et certainement ressentie par beaucoup comme ça !

Une terrible expérience et ce qu’elle apprend


« Un soir, il y a une dizaine d’années, la neurolinguiste Maryanne Wolf s’assied pour
relire le livre de l’un de ses écrivains préférés : Le Jeu des perles de verre de Herman
Hesse. Après une page ou deux, elle éprouve brusquement une terrible angoisse : elle se
rend compte qu’elle ne comprend plus ce qu’elle lit. En apparence elle est en train de lire,
mais en réalité elle ne comprend plus rien. Lors de ses recherches en neurosciences, elle
a déjà observé ce problème chez les étudiants hyper-connectés adeptes du multitâche,
mais elle commence à penser qu’elle aussi a été influencée par ce type de lecture en
surfant, caractéristique de l’usage excessif des réseaux sociaux. Poussée par cette
expérience effrayante, Maryanne Wolf décide de se détacher non pas de l’usage même
des outils numériques, mais de son rapport obsessionnel et puéril avec ces outils et les
réseaux sociaux. Ils ne seront plus désormais que les ustensiles que son esprit utilisera
comme des supports efficaces, sans cette excitation débridée qui prétend intensifier et
supplanter les capacités de notre cerveau. Elle commence à étudier ce qui caractérise la
lecture superficielle, la lecture en diagonale et toutes les manières de lire qu’Internet a
apporté dans notre quotidien. Elle les compare à la lecture profonde et dans un essai
intitulé Our “Deep Reading” Brain : Its Digital Evolution Poses Questions, elle écrit qu’une
lecture capable d’analyser, de déduire et de générer de nouvelles idées ne se développe
qu’après des années de labeur et de lecture comme deep readers, lecteurs en
profondeur. »

→ un peu d’humour : autrement dit le lecteur en profondeur fait comme l’intelligence


artificielle, on parle d’ailleurs de deep learning. C’est en boulotant de la donnée par
pétaoctets que ce sytème en vient à pouvoir mouliner des réponses apparemment
« intelligentes » aux questions qu’on lui pose. Il reçoit en peu de temps l’équivalent de

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ces années de labeur et de lecture dont parle Maryanne Wolf !

Et la bonne question, celle de la mémoire


Je ne reprends pas ici toute la démonstration, mais sa conclusion : « la mémoire externe
de ses appareils devient sans cesse plus puissante, tandis qu’un désert engloutit
progressivement sa mémoire corporelle et spirituelle ? » (p. 47)

Du montage

Marianne Alphant revient sans cesse sur l’état originel des Pensées, cet amas de
fragments et ce qu’elle écrit vaut sans doute pour tout montage : « Soit un ensemble
donné de x centaines de fragments : comment déterminer leur répartition pour que
chacun prenne son relief propre, – donne le maximum de lui-même. Problème de
composition, ou d’agencement d’une machine harmonique, passant par la recherche d’un
principe d’exaltation des fragments (…) Calculer la différence de résonance d’un
fragment selon qu’il est placé à l’intérieur d’un ensemble ou sur ses bords ; selon qu’il est
associé ou non à des fragments traitant du même thème ; selon qu’étant bref lui-même, il
suit un fragment bref, ou bien un long. » (p. 157)

C’est un vrai vade-mecum pour moi qui ai entrepris de monter tranquillement des
centaines de petits fragments de mon projet autour de lire.

Intime et grave exercice


« (…) l’élan intérieur et les
mouvements de l’esprit – son intime et grave exercice »
(p167)

Lecture fractale

« Lecture toujours fractale nous faisant voir l’infini dans le plus petit morceau de l’œuvre,
l’immensité dans l’enceinte de ce raccourci d’atome (L 199) et, dans chaque fragment
des Pensées, un abîme nouveau », (Marianne Alphant, Pascal, Tombeau pour un ordre,
p. 169). Et elle fait ce constat : « Ce qui tient ces éclats disjoints est à jamais plus fort que
notre besoin d’ordre », explicitant ainsi son titre, Pascal, Tombeau pour un ordre, et toute
la démarche de son livre.

De l’Abrégé

Elle s’arrête aussi sur cette autre œuvre de Pascal l’Abrégé dont elle donne des extraits
saisissants. Soit un récit en 354 articles relatant toute la vie du Christ. Or lisant ces
séquences numérotées, cette histoire que je connais absolument par cœur, j’ai
intensément pensé aux Passions de Jean-Sébastien Bach, la St Mathieu et la St Jean.
J’ai entendu les protagonistes du drame, les mouvements de foule, si fortement exprimés
par la musique de Bach. Une des plus bouleversantes que je connaisse et qui bouleverse
peut-être d’autant plus que l’on n’est pas dans un contexte de croyance. On se souvient
de la fameuse boutade de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien
Dieu ».

→ Or, dans une éducation religieuse très complète, voire stricte dans mon enfance et
mon adolescence, je n’ai jamais entendu parler ni des Passions de Bach, ni de l’Abrégé
de Pascal.

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Inventaire des lieux


Marianne Alphant donne à lire aussi un bel inventaire des lieux pascaliens, support du
rêve à lui tout seul ! Et pose cette belle question : « Comment ces lieux se mêlent-ils à la
lecture des Pensées ». Et ajoute « Ce n’est pas le moindre mystère de ce livre qu’en
traitant d’un sujet si apparemment général il ne puisse être séparé des expériences et
des étapes d’une vie. »

→ et moi de penser que ce livre de Marianne Alphant est une magnifique Leçon de
Lecture.

Listes

Le livre comporte souvent des énumérations, ne serait-ce que dans son style, mais aussi
des listes, et pas seulement celle des livres de sa propre bibliothèque pascalienne ! Mais
aussi d’objets de la vie de Pascal « Ce que nous lisons est le fait d’un homme dont
l’esprit concret s’invente à tout moment des supports. Il dessine des figures. Sa pensée
s’exerce à partir d’images, de citations de Montaigne ou des Écritures » (p. 258).

Cela dit, en forme de coda


Cela dit, ce soir de lecture, j’ai un peu ahané sur Pascal, je me suis fourvoyée dans un
ouvrage que je ne nommerai pas et j’ai repris des forces en « tombant » dans le fleuve de
la poésie de Gary Snyder, Poème pour les oiseaux.

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