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CHANSON ET POÉSIE
DES ANNÉES 30 AUX ANNÉES 60
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LUCE
INNECANTALOUBE
FE
-RRE
IU/

CHANSONETPOESE
I
DESANNEES50AUXANNEES60
TRENET, BRASSENS, FERRÉ...
ou LES «ENFANTS NATURELS»
DU SURRÉALISME

A.G. NIZET
3bis, Place de la Sorbonne
PARIS
1981
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A Monsieur René Fromilhague.


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AVANT-PROPOS

Etudier littérairement la chanson est une entreprise


périlleuse et discutable.
Est-il, en effet, admissible de s'intéresser apparemment
au seul texte d'une œuvre qui n'existe que dans l'alliance
d'une parole, d'une musique et d'une voix ? Est-il accep-
table de fixer et d'analyser ce qui semble n'avoir pour ver-
tus que la fantaisie, la légèreté, l'évanescence de l'éphé-
mère ? Mais la critique littéraire dissèque aussi le chant
poétique et parle du théâtre loin de la scène, dans le seul
souvenir du jeu dramatique. Nous avons, somme toute,
procédé de la même façon : nous avons lu, certes, mais
également écouté, et vu le plus souvent possible, l'impré-
gnation nous paraissant, en la matière, un préalable indis-
pensable à l'analyse.
L'arbitraire est ailleurs encore. Qu'est-ce que la petite
chanson, divertissement oral de masse, a de commun avec
la littérature écrite, hors le support des mots ? Tout
d'abord, et à l'évidence, ces mots, justement, qui s'y agen-
cent en figures, fleurissent en images, et jamais n'oublient
qu'ils doivent, pour que l'œuvre vive, émouvoir, donc réa-
liser cette difficile communication dont l'écrivain rêve tou-
jours et parfois désespère. C'est à ce niveau que la chanson
moderne nous a paru réfléchir, assimiler, voire poursuivre,
maints aspects fondamentaux de la poésie contemporaine,
comme celle-ci nous a semblé parfois emprunter au genre
chanté certains de ses procédés dans le désir d'obtenir
quelques-uns de ses pouvoirs.
A dire vrai, la simultanéité de ces échanges n'est venue
que tardivement, et toujours les poètes ont donné l'im-
pulsion : la poésie qui éclôt dans la chanson à la veille
de la deuxième guerre mondiale est née de l'attention de
Nerval, de la révolte de Rimbaud, du goût de Verlaine et
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de Germain Nouveau, de l'inclination de Laforgue, d'Apol-


linaire, de Max Jacob... Aussi est-ce pour souligner le rôle
des écrivains, et mieux éclairer les liens qui unissent le
chant au poème, que nous avons tenu à indiquer, dans les
notes, les premières éditions des ouvrages littéraires men-
tionnés.
Quant au danger, il était aussi sournois que capital,
puisqu'il consistait à oublier peu à peu la poésie, élément
fondamental de la recherche, au profit d'une étude de la
chanson pour elle-même.
Nous n'avons pas toujours su éviter les écueils rencon-
trés sur notre route, mais sans doute aurions-nous renoncé
à poursuivre celle-ci, sans la vigilante et patiente atten-
tion de Monsieur René Fromilhague. Nous ne saurions
assez l'en remercier. C'est par gratitude et déférence à
son égard, autant que par réserve, que nous ne nomme-
rons aucun de ceux qui pourtant, par leur sollicitude ami-
cale et leurs conseils éclairés, nous ont apporté une aide
précieuse .
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INTRODUCTION

« Vendange chez les arts enfantins... »


J. LAFORGUE

Portant ses « regards sur le monde actuel » et s'inter-


rogeant sur « notre destin et les lettres », Paul Valéry
déclarait en 1937 :
« la littérature, qui n'est en soi qu'une exploitation des
ressources de langage, dépend des vicissitudes très diver-
ses qu'un langage peut subir et des conditions de trans-
mission que lui procurent les moyens matériels dont une
époque dispose.
/.../ Je me tiendrai à quelques remarques sur la diffusion
radiophonique, d'une part, sur l'enregistrement par dis-
ques, de l'autre.
On peut déjà se demander si une littérature purement
orale et auditive ne remplacera pas, dans un délai assez
bref, la littérature écrite » (1).
Il pressentait que « résulterait » de cette suppression ou
de cette régression de l'écriture toute « une esthétique
encore inconnue », avec des aspects « heureux » — « le
rôle de la voix, les exigences de l'oreille reprendraient dans
la forme, l'importance capitale que ces conditions sensi-
bles ont eue » — et d'autres inquiétants : « moins facile
à reprendre » « deviendrait » « le travail de l'auteur »,
moins « compliqué/e/s » seraient ses œuvres, et moins
profondes la jouissance ou la critique du lecteur.

(1) Regards sur le monde actuel, « Notre destin et les lettres »


(1937), Paris, Gallimard, 1945 ; Bibl. de la Pléiade, 1960, t. II, p.
1071-1072-1073.
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A cette même date, et depuis plus de trois ans déjà, un


poète, Robert Desnos, fait, lui-même, directement l'épreuve
des possibilités offertes par les modes de transmission mo-
dernes. Rédacteur publicitaire, il se livre
« avec passion au travail quasi mathématique mais cepen-
dant intuitif de l'adaptation des paroles à la musique,
de la fabrication des sentences, proverbes et devises
publicitaires, travail dont la première exigence était un
retour aux règles proprement populaires en matière de
rythme a>(2).
Il a conscience d'assister et de participer à la naissance
d'un nouvel art et d'une nouvelle culture qui séduisent
en lui l'homme et l'amateur de musique autant que le
poète. Dans le prolongement des « poèmes forcés » (2)
destinés aux émissions radiophoniques, il écrit alors des
textes divers — cantates (3), lyrics (4), chansons (5) —
« composés avec l'ambition de /les/ proposer aux musi-
ciens » (2).
Or, tandis que des écrivains découvrent les mutations
possibles de l'esthétique littéraire à venir, sur une scène
de music-hall (l'A.R.C.), et par la bouche d'« un jeune
homme blond aux cheveux fous » (6), naît, en 1938, avec
« la chanson moderne :b (6), une nouvelle forme d'expres-
sion poétique, dépendante de la voix, donc précisément
tributaire des moyens neufs de diffusion. Avec ce jeune
homme, qui a nom Charles Trenet, s'accomplit subreptice-
ment, dans l'ordre de la littérature autant que du genre
chanté, une « vraie révolution > (7).
Celle-ci, d'ailleurs, paraît fort attendue, sinon claire-
ment reconnue, si l'on en juge par l'enthousiasme immé-
diat que suscite dans le public ce chanteur débutant :
(2) DESNOS Robert, postface à Etat de veille (1943) ; Destinée ar-
bitraire (recueil constitué par M.-CI. Dumas et ainsi int'tulé par
emprunt au premier poème de « C'est les bottes de 7 lieues cette
phrase » « Je me vois »), Paris, Gallimard, 1975, coll. Poésie, p. 184.
(3) La Cantate pour l'Inauguration du Musée de l'Homme, La
Cantate des quatre éléments, pour une musique de Darius MILHAUD.
(4) Pour le film Panurge.
(5) La musique est généralement de CLIQUET-PLEYEL.
En 1944, DESNOS publie Trente chantefables pour les enfants sages
(Par:s, Gründ) que Jean Wiener met en musique (Paris, Ed. Mus.
Transatlantiques, 1955).
(6) Rioux Lucien, 20 ans de chansons en France, Paris, Arthaud,
1966, p. 42.
(7) DEMOLIERE Solange, « Chanson et littérature », Histoire des
littératures, t. III, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard,
1958, p. 1642.
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« Il est rare, remarque Boris Vian, qu'un isolé arrive à


marquer son époque de la sorte ; et lorsqu'il le fait il est
encore plus rare qu'on le reconnaisse » (8).
L'engouement est en effet extrême et largement partagé. Les
propos réticents eux-mêmes le trahissent. En 1939, Millan-
dy parle de « l'adroite naïveté » de celui qui « enchante »,
en ce moment, la critique parisienne » (9), et, dans ses
mémoires, Maurice Chevalier rappelle, non sans quelque
agacement, « les débuts » « étincelants » (10) de celui-ci.
Sans doute « le frisson nouveau » que font naître des
textes intitulés Je chante (11) ou Y'a d'la joie (12) est-il
surtout perçu au niveau de la seule chanson dont se trou-
vent bousculés et l'univers habituel,
« univers de légionnaires, de marins anonymes, de cha-
lands qui passaient, de pêcheurs siciliens, de caboulots
d'Arcadie, de ma pommes et de prospers (sic) » (13),
et le langage :
« dans mes chansons, déclare Ch. Trenet, il y avait des
mots qui n'étaient pas toujours des mots de chansons »
(14).
Mais, de façon inconsciente et floue, est aussi ressenti et
approuvé le caractère poétique de ces œuvres dont le style
insolite entraîne alors, pour leur créateur, l'appellation de
« fou chantant ». On ne sait qui, du public ou de
Ch. Trenet lui-même, suggéra la formule, mais « galéjade »
née sous la plume des lanceurs de vedette « pour attirer
les Snobs » (15), ou formule choisie par l'interprète pour
se présenter au public, l'expression, spontanément accep-
tée et reprise par tous, dessine les contours d'un person-

(8) « Vive Trenet ! », Music-Hall, n° 3, avril 1955, p. 37.


(9) Au service de la chanson, Paris, Ed. Littéraires de France,
1939, p. 192.
(10) Ma route et mes chansons, t. III, Tempes grises, Paris, Jul-
liard, 1948, p. 39.
(11) Par. de Ch. TRENET, mus. de Ch. TRENET et P. MISRAKI, Paris,
Vianelly, 1937.
(12) Par. de Ch. TRENET, mus. de Ch. TRENET et M. EMER, Paris,
R. Breton, 1939.
(13) BARLATIER Pierre, Regards neufs sur la chanson, Paris, Ed.
du Seuil, 1954, coll. Peuple et Culture, p. 285.
(14) Réponse à une enquête « Qu'est-ce que la réussite ? », La
Discographie française, n° 109, 15 janv. 1962, p. 30.
(15) LAURENS Marcel, compte rendu du spectacle de l'A.B.C., Pa-
roles et Musique, mai 1938, p. 16.
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nage dont le caractère poétique est indéniable. Ce jeune


homme qui, le cheveu indocile, le chapeau en auréole, le
sourire ébloui et l'œil étincelant, bondit sur la scène de
l'A.B.C., tient du « sous-préfet giralducien se baladant, la
fleur aux lèvres, en quelque garden-party 1938 » (16), du
« « poète lunaire », ami Pierrot amoureux d'oiseaux et de
soleil » (16), « du Gilles de Watteau et des escapades du
Grand Meaulnes » (17). Mais, « fou chantant », il est aussi
personnage surréaliste : il évoque la folie exemplaire, l'art
« naïf » et « l'état sauvage » (18) chers aux poètes les
plus révolutionnaires des temps modernes. C'est donc bien
sous l'égide de la poésie qu'est faite, et admise, la « révo-
lution » de Charles Trenet : pour la première fois depuis
bien longtemps, dans un créateur qui a pris le masque
du poète le grand public se reconnaît et sent combler, dans
ses œuvres, les besoins nouveaux de sa propre sensibilité.
Or, le masque ici colle étrangement au visage qu'il ne
cache pas mais dévoile. Le parolier n'est pas seulement
un imitateur habile :
« Charles Trenet n'a pas accédé à la poésie par la chan-
son, écrit Gaston Bonheur. Il a fait don à la chanson de
sa poésie. A 18 ans, il appartenait à la littérature » (19).
En lui les poètes voient un semblable :
« Charles Trenet, le frère des poètes ? s'écrie Paul Fort.
C'est un poète. Oui, da ! j'en fais rumeur. Grâce à sa vive,
ailée et fière humeur, entre Odes et Chansons la paix
est faite » (20).
Max Jacob, Léon-Paul Fargue, Jean Cocteau ne cessent
d'insister sur les dons poétiques de Charles Trenet : cet
auteur qui, pour s'exprimer, a choisi une forme orale, est
vraiment un des leurs. Dans ses œuvres simples, populai-
res, ils découvrent enfin, non plus création du hasard ou
mirage, mais réalisation volontaire, ce que depuis trente

(16) PÉREZ Michel, Charles Trenet, Paris, Seghers, 1964, coll. Poè-
tes d'aujourd'hui (poésie et chansons), p. 9.
(17) COCTEAU Jean, Le Foyer des artistes, Paris, Plon, 1947, p.
151. !|
(18) « L'œil existe à l'état sauvage », BRETON André, Le Surréa-
lisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1928, p. 9.
(19) « Charles Trenet mort-né à 18 ans », Les Nouvelles littérai-
res, n° 1953, 4 fév. 1965.
(20) Cité dans l'album de présentation de Charles Trenet, Toutes
mes chansons, disques Columbia FPX 275 à 287.
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ans certains d'entre eux pourchassent et parfois même


débusquent : la poésie hors des livres. Certes, avant lui et
avant eux, des écrivains avaient salué un frère en tel ou
tel parolier. Paul Verlaine avait admis un disciple en Mau-
rice Boukay (21) et François Coppée un égal en Aristide
Bruant (22), mais ni Maurice Boukay ni Aristide Bruant
lui-même ne furent jamais spontanément populaires. Leur
audience, initialement du moins, ne dépassait guère un
cénacle, celui du Chat Noir. Voici maintenant un poète
qui, comme eux sans doute, se fait parolier mais en qui,
d'emblée, le public voit un porte-parole, un poète-parolier
qui écrit non pas des textes recherchés, véritables poèmes
mis en musique réservés à un petit nombre, mais de vraies
chansons populaires, voire commerciales. Toute l'origina-
lité de Charles Trenet tient dans cette formule : un paro-
lier-poète populaire. Au cœur de l'alliage : la poésie. C'est
elle qui depuis quelque trente-cinq ans pousse les poètes
vers le genre chanté, elle qui subrepticement s'infiltre
dans l'esprit du public, inconsciemment sensible à son
attrait, et du même coup prépare la venue d'un parolier
qu'elle inspire ; elle, enfin, dont le jeu, les reflets et le
cheminement sont visibles déjà à travers les chansons qui
conduisent au « fou chantant ». Car l'art nouveau dont
maints poètes, dans les années trente, avec espoir ou inquié-
tude, pressentent la naissance et dont Ch. Trenet marque
l'aube, pour être le fruit de l'époque moderne, l'est de son
esthétique plus encore que de ses techniques, et sa matu-
ration est loin d'avoir été soudaine.

L'ATTITUDE DES ECRIVAINS


Ces écrivains qui saluent en Charles Trenet un poète,
il y a beau temps qu'ils ont su discerner, dans la chanson,
un éclat poétique trop souvent caché par une gangue gros-
sière. Ayant la guerre de 1914, Max Jacob, Guillaume
Apollinaire, André Salmon, Pierre Mac Orlan, Francis
Carco, Roland Dorgelès se retrouvent en familiers au

(21) 1893.
Dentu, Préface aux Chansons d'amour de Maurice Boukay, Paris,
(22) Lettre du 21 avril 1891, citée par LANDRE Jeanne, Aristide
Bruant, Paris, La Nouvelle Société d'Edition, 1930, p. 184.
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Lapin Agile. Tous se plaisent alors à entendre chanter


Berthe la Bourguignonne et surtout Frédé :
« Nous connaissions, écrit Francis Carco, toutes les chan-
sons de Frédé, mais nous les écoutions chaque soir sans
nous plaindre car elles faisaient partie de l'atmosphère,
au même titre que la palpitation des mille petites lumières
qui brillaient sur Paris et que la molle rumeur des rues
et des boulevards dont nous apercevions, très loin, les
files de réverbères parmi des îlots de maisons » (23).
Bien souvent, ils prennent tour à tour la place du chan-
teur :
« Dans cette grande salle enfumée, rappelle Pierre
Mac Orlan, on chantait beaucoup /.../.
Salmon chantait : Quand elle est venue au quartier ; /.../
Carco des chansons de Mayol ; Max Jacob chantait La
Langouste atmosphérique ; Jules Dépaquit : Jack in the
box (musique d'Eric Satie) ; Gaston Couté, qui ne chan-
tait jamais ses chansons, nous fit entendre une fois la
très belle complainte des conscrits de la Loire. Dorgelès
chantait rarement, mais assez mal. Pour ma part je chan-
tais des chansons de régiment » (24).
Pas d'interdits, mais une nette attirance pour la chanson
franchement populaire et une grande admiration pour
Jehan Rictus et Aristide Bruant qui viennent encore quel-
quefois se mêler à leur bande. Pas d'exclusivité, non plus.
Ils savent abandonner la Butte et se laisser charmer par
d'autres lieux et d'autres chants.
Lancé en 1920 par Jean Cocteau (qui, dès 1918, a pro-
clamé la pureté du café-concert (25)), Le Bœuf sur le toit
(26) réunit, autour du « petit soleil de la gloire d'Apolli-
naire » (27) disparu, tous les snobs de Paris, mais aussi
des écrivains, des peintres, des musiciens qui vont mar-
quer leur époque :
(23) Montmartre à vingt ans, Paris, Albin Michel, 1938, p. 85.
(24) « La chanson populaire dans la vie de quelques écrivains »,
La Chronique filmée du mois, n° 32, nov. 1936, p. 6.
(25) « Le café-concert est souvent pur ; le théâtre toujours cor-
rompu ». COCTEAU Jean, Le Coq et l'Arlequin, Paris, La Sirène, 1918,
p. 33.
(26) Le Bœuf sur le toit s'appelait, à l'origine, le bar Gaïa. Il
doit son nom au ballet-farce de Jean Cocteau (musique de Darius
Milhaud) créé en 1920 à la Comédie des Champs-Elysées par les
Fratellini.
(27) FARGUE Léon-Paul, Le Piéton de Paris, « Le Bœuf sur le
toit », Paris, Gallimard, 1939 ; 1964, coll. Soleil, p. 39 et 38.
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« chaque génération, écrit M. Sachs, a son quartier géné-


ral : l'après-guerre eut Le Bœuf sur le toit, où les jeunes
gens émerveillés allaient « contempler » Picasso, Radi-
guet, Cocteau, Milhaud, Fargue, Auric, Poulenc, Honegger,
Sauguet, Satie, Jean Hugo, Breton, Aragon, Marie Lauren-
cin, Léger, Lurçat, Derain et toute l'avant-garde de ces
années-là » (28).
Tous ces artistes peuvent alors assister à l'introduction
du jazz que lancent Wiener et Doucet, aux expérimenta-
tions de Koubitzki, puis aux premières chansons de
Marianne Oswald.
Mais ils n'arrêtent pas là leur fréquentation du monde
de la chanson. Ils accompagnent bientôt Léon-Paul Fargue
dans ces boîtes à matelots que la mode fait peu à peu
ouvrir partout, de Montmartre à Montparnasse. Fargue,
habitué, autrefois, du Chat Noir, où il rejoignait Jean de
Tinan et Saint-Georges de Bouhélier, puis du Clou où,
avant de célébrer les louanges de son ami Alfred Jarry, il
écoutait chanter Vincent Hyspa, fut un des premiers assi-
dus de cette boutique de curiosités ouverte, Quai Voltaire,
par Suzy Solidor :
« Le dimanche, raconte-t-il, la boutique se transformait
insensiblement en auberge, car les amis de Suzy en ame-
naient d'autres, et le pique-nique s'organisait de lui-même
au milieu d'une forte camaraderie, que rehaussaient en-
core des chansons de matelots » (29).
Pas plus que les boîtes, le music-hall ne rebute les
écrivains de l'époque. Après Dranem, Mayol, Polin, ils
vont entendre Georgius, Maurice Chevalier, Mistinguett. Ils
« goût/ent/ comme tout le monde Damia, Marie Dubas »
(30) et tous les interprètes populaires du moment.
R. Desnos constitue une étonnante discothèque où, aux côtés
de Mozart, de Brahms, de Beethoven..., prennent place
Yvonne George, Damia, Fréhel, Maurice Chevalier ; et si
des motifs personnels expliquent qu'Yvonne George soit
« l'étoile » de « Siramour » (31), il n'en est aucun de cette

(28) Le Sabbat, Paris, Corrêa, 1946, p. 104.


(29) Le Piéton de Paris, « De l'Opéra à Montparnasse », op. cit.,
p. 108. « La boutique » devint ensuite La vie parisienne.
(30) BEAUVOIR (Simone de), La Force de l'âge, Paris, Gallimard,
1960, p. 148.
(31) DESNOS Robert, Fortunes, « Siramour », Paris, Gallimard,
1942.
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sorte pour justifier, par exemple, la présence de Mistin-


guett dans Il était une Boulangère (32).
Bien plus, ces écrivains ne se contentent pas toujours
d'être spectateurs. Certains d'entre eux n'hésitent pas à
monter sur les planches et non pas seulement pour dire
leurs vers. Le journal Comoedia du 4 janvier, du 22 février,
du 3 et du 23 mars 1936, rend successivement compte des
débuts, aux Noctambules, de Francis Carco, d'André Sal-
mon, de Paul Géraldy et de Max Jacob. Quelques mois
plus tard c est au music-hall que Carco tente et réussit
son tour de chant. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. En
effet, si tous, sans doute, tel Max Jacob, veulent par là
que « le spectateur se dérange pour aller entendre un
poète comme simplement il va au cinéma » (33), tous, aussi,
ont le projet de chanter vraiment. Comme au temps du
club des Hydropathes et du Chat Noir, ils disent leurs vers,
mais comme aux beaux jours du Lapin Agile, ils osent
soutenir de leur voix des chansons aussi indéfendables
que cette Terreur de Belleville qu'interprète vaillamment
André Salmon (34).
Tout cela, après tout, n'est pas bien neuf, apparemment.
Ces faits, ces noms, ces anecdotes appartiennent d'abord
à cette même petite histoire littéraire qui nous a déjà
appris qu'après Villon et Rabelais, La Fontaine, Racine,
Boileau trouvèrent plaisir à fréquenter les cabarets chan-
tants, qu 'à La Pomme de Pin succéda La Croix de Lorraine;
qu'Helvétius, Piron, Crébillon fils furent parmi les fami-
liers du premier Caveau ; que la liste des membres du
Club des Hydropathes, comme celle des habitués des ven-
dredis du Chat Noir, réunit les noms d'écrivains et de
paroliers, fit voisiner Maurice Rollinat, Armand Masson,
Jean Moréas, Louis Le Cardonnel, Villiers de l'Isle-Adam,'
avec Mac-Nab, Jules Jouy, Vincent Hyspa, Xanrof, Xavier
Privas. Nous n'ignorons ni le plaisir que le sévère
Malherbe prenait à chanter des chansons populaires (35),

(32) PÉRET Benjamin, Il était une Boulangère, Paris, Ed. du


Sagittaire,
guett ». 1925, p. 35. Une curieuse lettre y est signée « Mistin-
(33)
Comoedia, DELn°
INI 8444,
J., « 23
Maxmars
Jacob1936.
va défendre la poésie au cabaret »'
Comoedia, n° 8414, 22 fév. 1936. André Salmon débute au cabaret »'
(34) LA GARD E Pierre, « Quand
(35) « Ce mesme M. Chapelain, raconte Tallemant des Réaux, le
trouva un jour sur un lict de repos qui chantoit : « D'où venez-
vous, Jeanne ? / Jeanne, d'où venez-vous ? » et ne se leva point
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ni l'amour, non seulement des romantiques, mais de pres-


que tous les écrivains du xixe siècle pour la chanson. Nous
connaissons l'importance prise par celle-ci dans La Mare
au diable et surtout l'article de Gérard de Nerval paru dans
La Sylphide du 9 juillet 1842 où furent exaltés le charme
et la poésie des « vieilles ballades françaises » (36). Mieux
encore, Boileau (37), J.-J. Rousseau (38), plus tard Chateau-
briand (39), nous le savons, écrivirent, à l'occasion, tels
« vers à mettre en chant » ou telles romances. Théophile
Gautier pasticha Les Filles de la Rochelle (40) et Théodore
de Banville Nous n'irons plus au bois (41). Baudelaire
reconnut en Pierre Dupont « un de nos plus précieux
poètes » (42) et découvrit dans « l'air /.../ horriblement
mélancolique » (43), dans la « rudesse singulière » (43) de
la chanson des Scieurs de long, une source d'inspiration
dont il se souvint dans « Le vin de l'assassin ».
La différence, cependant, est évidente. Pour Malherbe,
pour Boileau, pour Racine et La Fontaine, qui oserait pré-
tendre qu'il y a, dans l'intérêt prêté à la chanson, plus
qu'un simple divertissement ? Quant aux romantiques, il
est visible que seules les « vieilles chansons populaires >
les intéressent. Nerval n'a que mépris pour la platitude

qu'il n'eust achevé : « J'aimerois mieux », luy dit-il, « avoir fait


cela que toutes les œuvres de Ronsard. » Historiettes, Paris, Galli-
mard, 1960, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 119.
(36) Ces « Vieilles Ballades françaises », sous le titre de « Chan-
sons et légendes du Valois », termineront plus tard Sylvie.
(37) BOILEAU, Œuvres, t. III, « Chanson à boire faite à Bâville,
où était le Père Bourdaloue », et « Vers à mettre en chant », Paris,
Ed. des Libraires associés, 1772, p. 165-168.
(38) ROUSSEAU Jean-Jacques, « Que le jour me dure... », texte IX
des Consolations des misères de ma vie, œuvre publiée à Paris en
1781 et dont certains textes sont jusqu'ici attribués, avec quelques
réserves, à Rousseau. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964,
Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 1171.
(39) CHATEAUBRIAND, « Combien j'ai douce souvenance », romance
chantée par Lautrec dans Les Aventures dll dernier Abencérage, Œu-
vres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, 1969, Bibl. de la
Pléiade, t. II, p. 1392.
(40) Dans « Barcarolle », Poésies diverses 1833-1838 ; Poésies
complètes, Paris, G. Charpentier, 1877, t. I, p. 317.
(41) Dans « Nous n'irons plus au bois... », Les Stalactites, Paris,
Michel Lévy, Frères, 1846, p. 7.
(42) BAUDELAIRE, Œuvres complètes, « Réflexions sur quelques-
uns de mes contemporains », Paris, Gallimard, 1976, Bibl. de la
Pléiade, t. II, p. 175.
(43) BAUDELAIRE, Correspondance, lettre du 28 janvier 1854, Paris,
Gallimard, 1973, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 257.
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des« romances à la mode », « franchement incolores,


variées sur trois à quatre thèmes éternels » (44). Plus
tard, ce sont bien des chansons contemporaines qui inté-
ressent les hommes de lettres, mais il s'agit généralement
d 'oeuvres littéraires et peu populaires qui fleurissent dans
le cercle étroit de cabarets à la mode. Il n'est pas étonnant,
par suite, que cette chanson, littéraire ou non, soit jugée
selon des critères empruntés à la littérature, dont on la
rapproche — ou l'écarté dédaigneusement — selon les cas.
Avec les écrivains amateurs de chansons du xx' siècle,
rien de tel. Quand ils chantent, ils le font parfois, nous
l' avons vu, en professionnels, et toujours sans parti pris
préconçu d'hommes de lettres. Les chansons qu'aime le
peuple leur sont bonnes et pas seulement celles qu'il col-
porte depuis des siècles. Quand ils s'essaient à écrire des
chansons, ils ne le font pas uniquement par provocation
ou fantaisie comme Jarry (45) ou Giraudoux (46), mais
par choix délibéré d'une forme particulière. Plus franche-
ment que Fr. Carco et que J. Prévert dont les chansons,
quelque populaires qu'elles soient, sont, en général, d'abord
poèmes, Pierre Mac Orlan est un parolier fidèle qui opte
pour la chanson au même titre que pour le roman ou la
poésie :
« La chanson, dit J.P. Chabrol, n'est pas son violon d'In-
gres, c est l'une des voix naturelles de son âme créa-
trice » (47).
Lorsqu'ils écrivent des chansons, ils ne cherchent plus seu-
lement à pasticher de vieux textes, ni à imposer une
quelconque virtuosité littéraire. Ils composent dans la ligne
même des chansons populaires modernes qui les séduisent.
Ils disent le charme d'un Doux caboulot (48) « plein de
populo » au moment où, dans toutes les chansons, fleu-

(44) NERVAL (Gérard de), Œuvres complètes, « Chansons et légen-


des du Valois », Paris, Gallimard, 1952, Bibl. de la Pléiade, t. 1,
p. 308.
(45) La Chanson du décervelage, publiée avec L'Ouverture d'Ubu
et La Marche des Polonais, mus. de Claude TERRASSE, Paris' Mercure
de France, 1898, coll. Répertoire des Pantins.
p. 102(.46) La Complainte du pilote, Elpénor, Paris, Emile-Paul, 1919,
(47) « Il y a l'ordinaire, il y a Mac Orlan », Les Lettres fran-
çaises, n° 1036, 2-8 juillet 1964.
Arlequin,Par.
(48) de Francis CARCO, mus. de Jacques LARMANJAT, Paris,'
1932.
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rissent les guinguettes et dansent les doubles de « Jeanne


et Pîerre ». Ils créent une Chanson de marins (49) quand
le genre fait fureur. Et tant mieux si, par la grâce légère
de ses quelques vers, le Doux caboulot mène la chanson
dans les sentiers heureux qui conduisent à Jean Nohain,
à Jean Tranchant et à Charles Trenet.
Ce ne sont plus seulement des vers de vieilles chansons
qui se glissent dans leurs poèmes, mais des bribes de
rengaines. Un souvenir de romance passe dans un vers
d'Apollinaire :
« Et l'hôtel de Menton tout passe lasse et casse » (50)
et plus tard aussi dans un poème de Louis Aragon :
« Les enfants chanteront d'anciennes romances. Ce n'est
que votre main
Madame » (51).
Le titre (52) d'une chanson à la mode vient clore telle
lettre (53) de Max Jacob, qui transcrit ailleurs la niaiserie
cocasse d'une « scie » populaire :
« Loïe Fuller, c'est épatant,
Sur le bi, sur le bout, sur le bi du bout du banc,
Mai
C' ests ce
zéroRodin
! est un salaud,
Otéro !
Ah ! voilà un numéro ! » (54).
Fantaisie d'écrivain sans doute, goût de la « surprise > et
de la mystification peut-être. Qui ne verrait cependant que
la chanson populaire moderne émeut désormais l'écrivain
bien plus que de brève et superficielle manière ? Lorsque
Mac Orlan parle de « l'éducation sentimentale d'une géné-
(49)Smyth,
Paris, Par. de1933. Jean COCTEAU et R. RADIGUET, mus. d'Henri SAUGUET,
(50) Poèmes a Lou, « Train militaire », accompagnait la lettre
Bibl°Ude la Pléiade, p15 h f " " " poétiques, Paris, Gallimard, 1965,
« Tant pis pour », Ed.
S1ue9ésrt,ai53lp31.,
H. DICKSON, Paris, Delormel et Cie, 1911. 5
(
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J
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o)
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ai
set j'en meurs, Par. de R. LE PELTIER, mus. de
(53) Correspondance, lettre à Robert Manuel, 17 septembre 1917,
t. I, 1876-1921, Paris, Ed. de Paris, 1953, p. 166.
(54J)ACOBMax,Paris,La Défense de Tartufe, « Printemps et cinéma-
tographelimard,1964,mêlésp. »,84. ^ Littéraire de France, 1919 ; Paris, Gal-
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ration d'écrivains et d'artistes », il sait bien la part exacte


qui revient aux chansons les plus médiocres et les plus
contemporaines :
« A l'origine de bien des vocations littéraires, entre
1900 et 1910, il y eut, entendue dans un endroit prédes-
tiné, une petite chanson, une chanson de la rue dont la
qualité était moins dans la valeur de l'œuvre elle-même
que dans l'imagination de celui qui la retint.
/.../ Francis Carco, Dorgelès, Pascin, Chas Laborde, Max
Jacob, Erik Satie, Georges Delaw, André Salmon, Guillau-
me Apollinaire et tous ceux que j'oublie, entendirent, une
nuit ou une autre, cette chanson indéfendable et boule-
versante.
C'est peut-être le point de départ exact de la sentimen-
talité de chacun de nous » (55).
Et quand Jean Cocteau se penche sur certains spectacles
de music-hall, il n'ignore pas qu'il y cherche un trouble
qui le « féconde » (56), mais également une impulsion
esthétique (57).
Préparés sans nul doute par Rimbaud dont on sait le
goût pour les « opéras vieux, refrains niais, rythmes
naïfs » (58), mais aussi par G. Nouveau (59) et J. Laforgue,
les rapports qui, dès 1900, se nouent entre la chanson et
les écrivains sont donc différents de ce qu'ils étaient jus-
qu'ici. L'intérêt de ces derniers va à la chanson populaire
brute, celle que le temps n'a pas encore épurée, celle qui
réjouit présentement le grand public. La concordance entre
les goûts de ce public et l'émotion des poètes tient encore
certainement du malentendu, car si leur attention se porte
sur la chanson populaire en tant que telle et non en tant
que sous-produit de la littérature, il est certain, cependant,

(55) « La chanson populaire dans la vie de quelques écrivains »,


La Chronique filmée du mois, n° 32, nov. 1936, p. 4-5.
(56) Le Coq et l'Arlequin, op. cit., p. 34.
(57) Ibid., p. 41.
(58) RIMBAUD Arthur, Une saison en enfer ; Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, 1972, Bibl. de la Pléiade, p. 106.
(59) Dans une lettre à J. Richepin du 12 fév. 1877, Germain
Nouveau écrit : « la chanson populaire a fourni à Gœthe, à Heine,
à Mistral, ici... c'est inépuisable. Je n'ai qu'à ne pas les lâcher des
yeux. J'ai, je crois, l'instinct de cette langue qui n'est ni d'hommes
ni de femmes mais d'Esprits, de sorciers et de fées. Ça ressemble
comme dessin, ces chansons, — les modèles, bien entendu, — aux
croquis des grands maitres, sobriété, largeur, profondeur, éclairs
et négligences. C'est antiparnassien quoi ! » Œuvres complètes, Pa-
ris, Gallimard, 1970, Bibl. de la Pléiade, p. 846.
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que ce qu'ils cherchent en elle c'est un peu de cette « qua-


lité de poésie » qui, selon Tzara, se trouve partout, « dans
la rue, dans un spectacle commercial, n'importe où » (60).
Il est probable même qu'en se penchant sur la chanson,
c'est leur propre visage, obscurci, déformé souvent, qu'ils
retrouvent. A leurs regards prévenus, ils le savent, étin-
cellent, par instants, dans cette chanson populaire médio-
cre, des éclats du diamant qu'eux-mêmes cisèlent ; à moins
que ce ne soit qu'un mirage ; mais peu importe, puisque
de cette illusion poétique ils feront bientôt naître une poé-
sie réelle dont la chanson populaire, qui l'engendra, finira
par se nourrir.

PREMIERES INFLUENCES LITTERAIRES


Jusqu'en 1938, les velléités poétiques du genre chanté
se nourrissent encore de réminiscences du siècle passé, et
particulièrement du romantisme, dans une grande confu-
sion d'emprunts divers où domine cependant l'influence
de Hugo, de Baudelaire et de Verlaine.
Par-delà Maurice Boukay et ses Chansons d'amour (61),
mêlée souvent à une plus pesante sensibilité inspirée de
Lamartine, l'exquise mélancolie verlainienne se perçoit
toujours dans maintes chansons. Ninon y remplace Elvire
ou Mathilde, mais la tristesse tendre est tout empreinte
de souvenirs littéraires, qu'il s'agisse de la mort de l'aimée :
« Ninon est partie un beau soir d'automne,
Les yeux agrandis,
Visage pâli » (62)
ou de la fin d'un « amour flétri » (63) :
« Quand renaîtront les roses mortes
A la tristesse des autans,

(60) TZARA Tristan, « Essai sur la situation de la poésie », Le


Surréalisme au service de la Révolution, n° 4, déc. 1931, p. 15.
(61) Paris, Dentu, 1893.
(62) Ne ferme pas tes yeux, par. d'E. DUMONT, mus. de F.L.
BÉNECH ; Les Chansons du bon vieux temps, Paris, Beuscher, s.d.,
p. 60.
(63) La Dernière Valse, par. de G. MILLANDY, mus. d'H. DIKSON, Les
101 plus jolies chansons, Paris, Salabert, p. 81.
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Passeras-tu devant ma porte,


Toi qui m'aimas tout un printemps ? » (64).
Presque toutes les œuvres de G. Millandy, notamment, té-
moignent ainsi d'un « art frêle et charmeur » (65), au
symbolisme un peu mol et flou, qui fait songer à Verlaine.
Mais il fait aussi penser à Paul Géraldy. Contemporains
sont Toi et Moi (66) et Quand reviendront les hirondelles.
En retard souvent de plusieurs décennies la chanson fait,
ici, un bond dans le temps pour cheminer aux côtés de
la poésie la plus contemporaine sinon la plus neuve, quitte
à s'en repaître ensuite dans un long immobilisme.
Si Attends (67) et Ne dis pas toujours (68), qui datent
respectivement de 1926 et 1931, se contentent d'évoquer
vaguement l'atmosphère de Toi et Moi, Souviens-toi (69)
rappelle, en effet, encore nettement en 1931, « abat-jour »
(70). De même, « Expansions » (71) se profile clairement
derrière Parlez-moi d'amour (72). Ces « choses tendres »,
ce « beau discours », que le « cœur » jamais n'est « las
d'entendre » « pourvu que toujours » soient répétés « ces
mots suprêmes : je vous aime », sont l'écho fidèle des
premiers vers du poème :
« Ah ! je vous aime ! je vous aime !
/.../
Je dis des mots toujours les mêmes...
Mais je vous aime ! je vous aime !...
Je vous aime, comprenez-vous ? »
La chanson tout entière, d'ailleurs, qui, aux dires mêmes
de son interprête, Lucienne Boyer, exprime « soif de ten-
dresse » et « nostalgie de trouver l'autre » (73), reflète,
mieux qu'aucune autre, le ton et l'esprit de l'histoire

(64) Quand reviendront les hirondelles, par. de G. MILLANDY, mus.


de L. AMOUROUX, Paris, Bigoudé-Diodet, 1912.
(65) SYLVAIN André, « Le Poète Mélodiste Georges Millandy et
son œuvre », La Revue Moderne, n° 4, 10 avril 1909, p. 5.
(66) GÉRALDY Paul, Paris, Stock, 1913.
(67) Par. de JACQUES-CHARLES, mus. de J. LENOIR, Paris, Brulé,
1926.
(68) Par. et mus. de J. LENOIR, Paris, Smyth, 1931.
(69) Par. de SAINT-GRANIER, mus. de BOREL-CLERC, Paris, Chap-
pell, 1931.
(70) Toi et Moi, le Livre de Poche, /1970/, p. 19.
(71) Ibid., p. 11.
(72) Par. et mus. de J. LENOIR, Paris, Smyth, 1930.
(73) BOYER Lucienne, Gosse de Paris, Paris, La Palatine, 1955,
coll. Entrée des artistes, p. 105.
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d'amour racontée par Paul Géraldy. En 1930, le genre


chanté et le public, qui fait un triomphe à Lucienne Boyer,
n'ont pas fini de se repaître de cette sentimentalité un
peu fade.
Toutefois la sève ici s'épuise vite et c'est dans le plus
lointain romantisme que la chanson va généralement cher-
cher son inspiration. Sans souci de délicatesse ou de fidé-
lité, elle n'en conserve souvent ni l'esprit ni les finesses,
mêlant les emprunts, les dépouillant de leur véritable signi-
fication. Puisée aux sources du Génie du christianisme, la
religiosité qui baigne des chansons intitulées Au pied du
calvaire (74). La Légende des flots bleus (75) ou Le Miracle
des fleurs (76), se nuance de l'aspect petit-bourgeois d'une
foi bien pensante. La lueur blafarde des Complaintes et
de L'Imitation de Notre-Dame la lune trouble parfois l'éclat
serein qui, depuis Atala, éclaire le ciel nocturne de la
chanson. Les Lune d'amour (77), Berceuse à la lune (78),
Chapelle au clair de lune (79) ont toujours leurs admira-
teurs. Protectrice ou compatissante, la lune « sourit »,
« pleure » ; justicière, elle emprunte à la cruelle nature de
Vigny son indifférence hautaine (La Lune vous regarde
(80)). Mais la vision hallucinée, la dimension cosmique
et métaphysique ont disparu ; seules demeurent, envelop-
pes brillantes et vides, la prosopopée emphatique et l'image
grandiose.
L'ample conception panthéiste de Hugo s'étiole en un
animisme primaire, et surtout trompeur, dans des œuvres
aux titres illusoires. La Voix des pierres (81) n'est qu'un
grossier truchement patriotique ; La Voix des cloches (82)
est la simple traduction grandiloquente d'un symbole qui,
banalement, traduit les étapes d'une vie chrétienne, quelle

(74) Par. et mus. de Th. BOTREL, Paris, Ondet, s.d.


(75) Par de LE PELTIER, mus. de CHRISTINÉ et DALBRET, Paris,
Christiné, s.d.
(76) Par. de H. DELORMEL, mus. de R. de BUXEUIL, Paris, Delor-
mel, 1927.
(77) Par. d'E. DUMONT, mus. de BÉNECH, Chansons du bon vieux
temps, Paris, Beuscher, s.d., p. 52.
(78) Par. de R. GAËL et DELORMEL, mus. de R. de BuxEUlL, Paris,
Delormel, 1916.
(79) Par. de H. VARNA et L. LELIÈVRE, mus. de B. HILL, Paris,
Salabert, 1937.
(80) Par d'E. DUMONT, mus. de L. BÉNECH, Paris, Bénech, 1914.
(81) Par. d'E. DUMONT. mus. de F.L. BÉNECH, 50 ans de chansons,
Paris, Beuscher, s.d., p. 34.
(82) Par. de Th. BOTREL, mus. de CAMYS, Paris, Fortin, s.d.
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que soit l'apparente personnification de ces cloches qui


« jase/nt/ », « prie/nt/ », « chante/nt/ » ou « pleure/nt/
à travers l'immensité ». Quant à La Voix des choses (83),
elle exprime plus la désormais traditionnelle et poussié-
reuse complicité des objets que leur âme réelle.
La chanson fait son tribut de l'expression symbolique
affadie, détachée du contexte et de son substrat philoso-
phique. Encore est-ce tant mieux si l'image entière est
pillée sans trop de déformation, si le « gosier de métal »
de « L'horloge » (84) souffle à juste titre les premiers vers
d'Arrêtez les aiguilles (85), si la première strophe du
« Vampire > (86) s'entend avec quelque raison derrière la
métaphore sinistre de Quand je chante (87), et si l'azur
mallarméen s'entraperçoit vraiment dans la déchirure d'un
ciel par ailleurs baudelairien :
« J'aurais voulu t'aimer
Dans de beaux paysages
Sous de beaux ciels pourprés
Des plus lointains rivages
Près des flots azurés
Vont mes vœux de poète
Dans le vol blanc des mouettes... » (88).
Car, bien souvent, quelques mots pris au hasard, ou plutôt
demeurés vaguement présents dans la mémoire du paro-
lier, suffisent aux envolées poétiques de chansons senti-
mentales qui, écrites parfois avant 1920, sont loin d'être
oubliées.
Cependant, l'emprunt est quelquefois plus sérieux ;
s'il se trahit d'abord dans le style, il dépasse la pellicule
des mots. Les soirs sont « de folie » et « folle » aussi
l'« indifférence », la « beauté » est « rebelle » et la « bles-
sure suprême » (88), l'amour, « insensé » (89), est « obses-
sion » (90), il « grise d'une étrange ivresse » (87), trans-
(83) Par. de R. GAËL, mus. de R. de BUXEUIL, Paris, H. Delormel,
1917.
(84) Les Fleurs du mal ; Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 81.
(85) Par. de BRIOLLET et DALBRET, mus. de R. DALBRET, Paris,
Allmusic Beuscher, 1925.
(86) Les Fleurs du mal ; Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 33.
(87) Par. de M. AUBRET, mus. de V. SCOTTO, Paris, Breton, 1932.
(88) J'aurais voulu t'aimer, par. de H. DELORMEL, mus. de R. de
BUXEUIL, Paris, Fortin, s.d.
(89) Vous êtes trop jolie, par. de H. DELORMEL, mus. de R. de
BUXEUIL, Paris, Delormel, 1916.
(90) Obsession, par de R. CHAMPFLEURY et H. LEMARCHAND,mus. de
P. POLITO, Paris, Eimef, 1933.
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forme en « esclave », en « jouet > (89), d'abord parce que


l'emphase suggère spontanément l'exaltation de l'esprit et
la violence des passions, mais aussi parce que, jailli chez
Hugo, modifié par Baudelaire, et perçu sans doute à tra-
vers une littérature plus médiocre, le sentiment romanti-
que de la fatalité envahit désormais presque toute la chan-
son. Par suite, si la romance n'est pas encore morte de
son « insignifiance > et de sa « sottise prétentieuse » (91),
si elle peut être encore « la petite fleur bleue de l'idéal >
(92), elle a pris des teintes singulièrement sombres, car
l'amour, son thème privilégié, est devenu passion tragique.
Pour la chanson, en effet, la fatalité c'est avant tout
celle de l'amour. Celui-ci ne conduit plus guère qu'à la
folie (89), au désespoir (93) ou à la mort (94). Certes,
quelquefois encore, « le bonheur s'install/e/ » (95) après
la peine, l'amour chante triomphant (96), le soir se fait
complice de doux baisers (97) et « les quais du vieux
Paris » (98) créent l'enchantement d'heureux amants.
L'amour, toutefois, est de plus en plus en péril. L'espoir
est prompt à s'envoler, le cœur vite « en déroute » et les
« nerfs crispés » (99) par le doute et l'angoisse. Quand il
n'est pas déjà un simple souvenir, l'amour se sait sans
cesse menacé par l'inconstance (100) ou par le temps (101),
sans cesse soumis à un sort capricieux. « Tout est permis
quand on rêve » (102), mais le rêve est bref et, au cœur

(91) FRÉJAVILLE Gustave, Au Music-Hall, Paris, Ed. du Nouveau


Monde, 1922, p. 97.
(92) LEFÈVRE Maurice, « Les gestes de la chanson », Les Demi-
cabots, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1896, p. 103.
(93) Je voudrais un joli bateau, par. de R. VALAIRE, mus. d'A.
PARERA, Paris, Vedette, 1936.
(94) Je vous aime... et j'en meurs, par. de R. LE PELTIER, op. cit.
(95) Sous les toits de Paris, par. de NAZELLES, mus. de R. Mo-
RETTI, Paris, Salabert, 1930.
(96) Guitare d'amour, par. de L. POTERAT, mus. de L. SMIDSEDER,
Paris, Méridian, 1935.
(97) Les Baisers dans le soir, par. de CHANTY, mus. de J. VAIS-
SADE, Ed. mus. Vog ; Chantons, Paris, Beuscher, p. 126.
(98) Sur les quais du vieux Paris, par. de L. POTERAT, mus. de
R. ERWIN, Paris, Ed. mus. Vog, 1939.
(99) Il pleut sur la route, par. de R. CHAMPFLEURY, mus. de H.
HIMMEL, Paris, Benjamin, 1935.
(100) Je n'ai qu'un amour c'est toi, par. de J. BOYER et R. SYL-
VIANO, mus. de W. ZELLER, Paris, Salabert, 1930.
(101) Ce n'est que votre main, Madame, par. de Léo LELIÈVRE,
Fr. ROUVRAY, H. VARNA, mus. de R. ERWIN, Paris, Brull et Eschig,
1929.
(102) Tout est permis quand on rêve, par. de J. BOYER, mus. de
HEYMANN, Paris, Salabert, 1930.
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même de l'ivresse, l'amoureux se souvient toujours que


« tout autre est la réalité » (103).
Qu'il soit évoqué lors de « beaux dimanches de prin-
temps » (104) ou par une « nuit troublante » (105),
l'amour est donc presque toujours peint éphémère et mal-
heureux. Le destin, qui place le chant de la passion fugi-
tive à l'intérieur du thème plus vaste et éternel de la fuite
du temps et de la condition humaine, lui donne ce visage
« décevant » (106) et fatal. Il fait de l'amant un jouet
irresponsable et passif, étrangement confondu devant le
« mystère » terrible de l'amour, quand « le cœur ne pèse
plus lourd » (107). Il transforme les héros de romance en
personnages tragiques et leurs histoires en tragédies, à la
mesure, évidemment, d'oeuvres souvent bien médiocres.
Tout cela est encore très romantique. En revanche,
lorsque cet amour fatal s'inscrit, non plus dans le cadre
léger de la romance, mais dans celui, plus prisé à l'époque,
de la chanson réaliste, lorsque ce sentiment de la fatalité
se traduit non plus seulement dans l'inexorable déroule-
ment amoureux mais à travers l'implacable condition so-
ciale des héros, lorsque ces derniers, enfin, s'expriment
par le truchement d'interprètes dits « tragiques » ou « réa-
listes », la résonance est beaucoup plus moderne. Jamais,
les miséreux, les filles des rues et les mauvais garçons
n'ont été plus à l'honneur dans la chanson. Jamais les
« tragédiennes lyriques » n'ont été plus à la mode ; les
attaques violentes que leur popularité suscite — « ces
rogommes » « hurlent ou /.../ râlent », écrit A. Suarès
dans Le Jour (108) — en témoignent autant que les essais
d'explication :
« celui qui peut chanter ou parler malgré le voile eirmri-
sonnant le timbre, celui-là, écrit P. Bonardi, bénéficie
d'un élément pathétiaue qui transforme les imperfections
en séductions magnétiques.
(103) Ramona, par. de A. WILLEMETZ, SAINT-GRANIER et LE SEYEUX,
mus. de M. WAINE, Paris, Fr. Day, 1928.
(104) Les Beaux dimanches de printemps, par. de J. LAURENT,
mus. de GABAROCHE, Paris, Gabaroche, s.d.
(105) Pour t'avoir au clair de lune, par. de G. SELLERS, mus. de
V. SCOTTO, Les 333 plus jolies chansons, Paris, Salabert, s.d., p. 21.
(106) J'ai rêvé d'une fleur, par. de R. SARVIL, mus. de V. SCOTTO,
Paris, Salabert, 1932.
(107) Mes nuits sont mortes, par. et mus. de J. TRANCHANT, Paris,
Breton, 1933.
(108) Cité par MILLANDY Georges, Au service de la chanson, op.
cit., p. 116.
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/.../ la stricte perfection instrumentale abolit trop souvent


la part d'humanité que l'auditeur cherche dans l'art lyri-
que. Déjà, c'est être plus humain que de forcer son être
—cordes vocales, poumons et chair —à se donner malgré
les entraves pathologiques.
Le choc des mots tirés de l'encrier jette deux éclairs
fraternels : pathologiques, pathétiques » (109).
Ces chanteuses qui ont nom Fréhel, Germaine Lix,
Irène de Turcy, Damia, poursuivent l'œuvre d'Eugénie
Buffet. A travers elles, il est vrai, c'est encore souvent
Fantine qui, par-delà Rose-blanche, nous revient. Mais les
existences en marge qu'elles incarnent, pour être nées dans
Les Misérables, n'en ont pas moins été modelées, désor-
mais, par E. Zola et les Goncourt, avant d'être finalement
transmises à la chanson réaliste par l'intermédiaire de
Bruant dont le « naturalisme nouveau » (110) est toujours
influent. Or l'œuvre de celui-ci a « allumé sur les faubourgs
des lumières sous lesquelles se retrouv/ent/ /.../ les héros
de M. Francis Carco » (111) ; elle a aidé, sans nul doute, au
goût de l'encanaillement et du populisme qui sévit tant
dans la littérature que dans la chanson. Le style « apa-
chique » correspond à un courant littéraire toujours vivace.
Jésus-la-Caille date bien de 1914 mais il est réédité en 1920,
1921, 1925, 1928, 1929 et d'autres fois encore. Les Inno-
cents paraissent en 1916 mais 1919, 1921, 1924, 1927, 1928
voient leur réédition. Quai des brumes est de 1927 et Hôtel
du Nord de 1929. Même si elle prend un ton plus mesuré,
et sans doute plus vrai, sous la plume d'André Thérive
ou de Léon Lemonnier, la littérature populiste des années
trente ne peut que renforcer l'attrait qu'exerce, depuis
plus de cinquante ans, sur les écrivains, cette frange mar-
ginale du peuple que constituent « marlous » et prostituées
des ports et des ruelles montmartroises. La séduction est
telle que les poètes les plus originaux ont dû s'en défen-
dre comme d'une régression coupable. Après André Salmon
qui, dès 1910, écrit avec une railleuse mélancolie :
« Romance ! on n'est pas plus romance.
Raillez, flûtes, toussez, tambours ;

(109) < La môme Piaf et le lyrisme des faubourgs », Comoedia,


n° 8413, 21 fév. 1936.
(110) GUILBERT Yvette, Autres temps autres chants, Paris, Laf-
font, 1946, p. 138.
(111) BAUËR Gérard, « L'Esprit de Paris », Conférencia, n° 24,
lu déc. 1935, p. 685.
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Mon cœur, crapuleuse démence,


A pleuré dans tous les faubourgs » (112),
Max Jacob confie à Jacques Doucet en 1917 :
« Au fond, mon admiration pour Ménilmontant et la scène
que je vous ai décrite, c'est mauvais ! nous n'avons plus
le droit d'être romantiques. L'admiration pour les filles,
les pauvres, les criminels et les faubourgs, c'est le culte
du difforme. Le culte du difforme est un héritage du
romantisme » (113).
Mais la condamnation, ici, n'est venue qu'après coup, juste
après l'éloge du charme « sauvage » de Ménilmontant, « le
plus beau pays du monde parisien », avec ses « maisons
branlantes », ses « terrains vagues et montueux », et ses
silhouettes aux agissements étranges. En fait, et bien après
1920, demeure, chez la plupart des écrivains comme chez
P. Mac Orlan et Fr. Carco qui s'y abandonnent sans réti-
cence,
« le goût profond et naturel /.../ pour la poésie de la nuit,
de la pluie, des existences absurdes et dangereuses, — en
un mot, pour un certain romantisme plaintif où l'exo-
tisme se mêle au merveilleux, non sans une nuance d'hu-
mour, de désenchantement » (114).
Une fascination semblable pour les hors-la-loi, et le décor
où ils vivent, habite la littérature et la chanson, sans
parler de la mode. Les poètes se complaisent tout naturel-
lement à l'audition de textes dans lesquels ils trouvent à
la fois l'atmosphère propice à la création de leurs œuvres
et, déjà arrachée à la réalité banale, déjà décantée et sty-
lisée, la matière même qu'ils modèlent. Les personnages
de ces chansons populaires, dont le réalisme sentimental
les « ensorcelle » (115), se confondent avec les héros de
leurs livres ou les figures familières de leur vie. Le plaisir
qu'inspire « la femme à tout l'monde » (116) est celui-là
même qu'éprouve Claude, dans Rien qu'une femme, devant

(112) Le Calumet, « Quatorze juillet », Paris, Falque, 1910 ;


Paris, Gallimard, 1920, p. 32.
(113) Correspondance, lettre du 21 fév. 1917, op. cit., t. I, p. 137-
138.
(114) CARCO Francis, Montmartre à vingt ans, op. cit., p. 195.
(115) La Java bleue, par. de G. KOGER et N. RENARD, mus. de
V. SCOTTO, Paris, Beuscher, 1938.
(116) C'est la femme à tout le monde, par. d'A. DECAYE, mus.
de V. SCOTTO, Paris, Delormel, 1917.
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« le naturel abject avec lequel quiconque frapp/e/ à 1/a/


porte » des prostituées est « reçu » (117). Les traits de
Zaza, « l'enjôleuse » (118), se mêlent à ceux de Nelly (119)
ou de Fernande (120). Les « chevaliers de la lune » (121),
les «mauvais garçons » aux « façons pas très catholiques »
(122), sont les frères de Dominique-le-Corse, de Pépé-la-
Vache (120), et de tous les « Innocents » perdus dans un
rêve flou et vain qui, tel le Milord de Francis Carco, se
nourrissent d'idées vagues, de curieuses histoires de crimes
et de romances oubliées (123). Parents des rôdeurs du
Quai des brumes, ils sont aussi les doubles de ces « gars
souples » qui « émerveill/ent/ » A. Salmon de leurs
« prouesses lyriques » (124), de ces « filous » qui lui
« laiss/ent/ caresser leurs armes » (125). En eux, Fr.
Carco, P. Mac Orlan, Max Jacob, A. Salmon, retrouvent
les visages de ces petits voyous qu'ils côtoient chez Frédé
et dans tous les bistrots, tous les hôtels de Montmartre,
comme ils voient à travers « L'Amie des filles, qu'enre-
gistra Germaine Lix de sa belle voix meurtrie et frémis-
sante » (126), Louise, la patronne d'un bar de la rue Lepic
qu'ils aiment à fréquenter. La réalité et la fiction s'entre-
mêlent, les chants et les fréquentations insolites plongent
et font plonger dans un monde trouble où, le vin aidant,
la part due à la littérature, à la chanson et à la vie réelle,
est difficile à déterminer.
Dans cette confusion du rêve et de la réalité, la chan-
son n'est plus simplement le miroir d'un romantisme sen-
timental et « plaintif » mais le reflet et l'aliment d'un

(117) CARCO Francis, Rien qu'une femme, Paris, Albin Michel,


1924 ; Le Livre de Poche, /1959/, p. 78.
(118) Zaza, par. de S. QUENTIN, mus. de R. DE BUXEUIL ; Les Chan-
sons du bon vieux temps, Paris, Beuscher, s.d., p. 13.
(119) MAC ORLAN Pierre, Le Quai des brumes, Paris, Gallimard,
1927.
(120) CARco Francis, Jésus-la-Caille, Paris, Mercure de France,
1914.
(121) Valse brune, par. de G. VILLARD, mus. de G. KRIER, Paris,
Krier, 1909.
(122) C'est un mauvais garçon, par. de J. BOYER, mus. de G. VAN
PARYS, Paris, Salabert, 1936.
(123) CARCO Francis, Les Innocents, Paris, La Renaissance du
Livre, 1916 ; Le Livre de Poche, 1960, p. 26.
(124) Poèmes, « Le douloureux trésor », « Occident », Paris,
« Vers et Prose », 1905, p. 78.
(125) Le Calumet, « L'aube rue Saint-Vincent », op. cit., p. 25.
(126) CARCO Francis, Montmartre à vingt ans, op. cit., p. 148 et
146.
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fantastique, d'origine romantique, certes, mais plus vivace


que jamais chez des écrivains comme Mac Orlan, L.-P. Far-
gue et R. Desnos. Le décor est là pour entretenir le mirage :
ruelles obscures, hôtels borgnes, bistrots sordides et accueil-
lants, hôpitaux sinistres ou prisons, les mêmes lieux, les
mêmes bas-fonds servent de cadre à la chanson et au
roman, à la chanson et à la vie d'errance qui, depuis
Nerval et Baudelaire, mène le poète à la recherche de sou-
venirs et de rencontres bizarres. Partout règne le même
prestige de la nuit, non pas la « douce nuit » apaisante,
la tendre nuit pluvieuse où la tristesse même est douceur,
mais la nuit étrange, mystérieuse, celle qui, depuis Nerval
toujours, voit se lever les fantômes inquiétants et l'anpel
de la mort, celle qui fait dire au boucher assassin du Quai
des brumes :
« La plupart des gens ne se doutent pas de tout ce
qui peut se passer entre la moitié de la nuit et le com-
mencement du jour. Il n'y a pas d'imagination : il y a la
réalité observée d'une certaine façon » (127).
La nuit conduit « les Chevaliers de la Purée » (128), « fau-
chés », « mouisards », « forçats du malheur » « errant
sous la lune voilée » — tel hier Nerval, tel Pascin, tel
Michel Krauss le peintre du Quai des brumes — vers « la
suprême plongée ». La nuit dessine
« Des profils inquiétants
Dont les ombres s'amusent » (129).
Elle fait « cligne/r/ » les « yeux d'or » de l'« auberge »,
« estompe » les berges du fleuve ou du canal, on ne sait,
transforme « le chaland qui passe » (130) vers un « incer-
tain du destin », en « bateau ivre » ou en barque d'Aché-
ron, comme elle voit surgir les silhouettes singulières qui
nourrissent la rêverie nocturne de Léon-Paul Fargue :
« Une barque chargée arrive dans l'ombre où les chapes
vitrées des méduses montent obliquement et affleurent
comme les premiers rêves de la nuit chaude...
(127) MAC ORLAN Pierre, Le Quai des brumes, Le Livre de Poche,
/1968/, p. 84.
(128) Les Chevaliers de la purée, par. de J. BERTET et E. GITRAL,
mus. de V. SCOTTO, Paris, Delormel, 1924.
(129) La Guinguette a fermé ses volets, par. de G. ZWINGEL, mus.
de Léon MONTAGNE, Paris, Ed. de Paris ; Chantez jeunesse, Paris,
Beuscher, s.d., p. 89.
(130) Le Chaland qui passe, par. d'A. de BADET, mus. de C.A.
BIXIO, Paris, Ed. Mus. Bourcier, 1932.
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De singuliers passants surgissent comme des vagues de


fond, presque sur place, avec une douceur obscure.
Des formes lentes s'arrachent du sol et déplacent de l'air,
comme des plantes aux larges palmes. Les fantômes d'une
heure de faiblesse défilent sur cette berge où viennent
finir la musique et la pensée qui arrivent du fond des
âges » (131).
Alors, dans ce décor indispensable au délire, s'élabore
tout un « fantastique social » où les héros, pitoyables et
merveilleux, ne sont plus les seuls reflets mélancoliques
et romantiques des personnages de Hugo, mais des ombres
fascinantes dont l'attrait « fatal » « mord » du « venin du
mal » (132), dont la « griserie » « fait perdre la raison >
(133). Les rôdeuses de berge, les filles du quartier Saint-
Merry, comme « Les putains de Marseille ont des sœurs
océanes » (134). « Corps privés d'âme », incapables de
« discerner le mal du bien », « les gueuses » (135) sem-
blent les créatures d'on ne sait quelle puissance secrète.
Leur déambulation nocturne et leur désespérance côtoient
d'une présence fraternelle celles de Jean Rabe ou d'Ernst.
« Le masque merveilleux de fleur / misère » leur ouvre
« toutes les portes de l'ombre et, au-delà de la nuit, toutes
les portes de l'enfer » (136). Leurs cris, cris des « filles
de la nuit » (137), chants des « mômes de la cloche » (138),
à Montmartre comme à Rouen, font frissonner, car ces
« purées d' paumées » qu'attendent le canal ou « l'horrible
trou » sont « bonnes conductrices des forces secrètes du
malheur » (137). Les fantômes de Nicolas Flamel, de Tho-
mas de Quincey, rôdent aux côtés de ces personnages équi-
voques qui hantent la chanson « réaliste » et la littérature.
Comme ils se plaisent à la lecture de romans populai-

(131) Poèmes, Paris, Gallimard, 1912 ; Poésies, Paris, Gallimard,


1967, coll. Poésie, p. 109.
(132) La Vipère, par. de J. RODOR, mus. de V. SCOTTO, Paris,
Fortin, s.d.
(133) Mes caresses, par. d'A. WILLEMETZ et JACQUES-CHARLES, mus.
de Fr. LEHAR, Paris, Smyth, 1922.
(134) DESNOS Robert, Corps et biens, « Le fard des Argonautes »,
Paris, Gallimard, 1930 ; 1968, coll. Poésie, p. 17.
(135) Les Gueuses, par. de Max VITERBO, mus. de V. SCOTTO, Paris,
Enoch, 1922.
(136) MAC ORLAN Pierre, Le Quai des brumes, op. cit., p. 124.
(137) MAC ORLAN Pierre, Villes, « Rouen », Paris, NRF, 1929 ;
éd. de 1966, p. 75.
(138) Les Mômes de la cloche, par. d'A. DECAYE, mus. de V.
SCOTTO et H. DELORMEL, Paris, Delormel, 1915.
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res, les écrivains se repaissent de la chanson de même


style. Ils y trouvent le pittoresque intense de la misère
montmartroise ou de la crapule colorée des ports, mais un
pittoresque déjà magnifié, un fantastique déjà cerné par
« la puissance évocatrice des mots » (139). « La force nos-
talgique » de ces chansons convient « parfaitement » aux
« besoins quotidiens » (140) de rêve et de délire dont leur
vie et leurs œuvres témoignent par ailleurs. En exploitant
une forme particulière de populisme, la chanson rejoint
certaines orientations de la poésie contemporaine dont elle
se fait l'écho, mais surtout elle plante un décor dans lequel
se complaît le poète et lui fournit, sans le vouloir et sans
en avoir conscience, un matériau poétique brut. Par ses
exagérations mêmes, par ses fautes de goût et son absence
de finesse, la chanson est un miroir grossissant, défor-
mant, qui aide à une transmutation poétique qu'abandon-
née à elle-même, elle est bien incapable encore d'accomplir.
Parce que le poète s'y mire, son eau, pourtant trouble et
vile, reflète l'image affaiblie de la poésie. Dans les mailles
trop lâches de ces vers de mirliton qui ne choquent plus
personne après toutes les expériences de vers libre et de
vers libéré, dans ces textes excessifs et larmoyants dont on
remercie Trenet d'avoir débarrassé la chanson, le poète,
déjà, sait découvrir, illusoire sans doute plus que réelle,
diffuse et involontaire, la poésie dont il poursuit le mirage.

En 1885, F. Brunetière, constatant non seulement l'ab-


sence d'esprit mais de sens de la chanson française d'alors,
écrivait :
« Il n'est pas si facile qu'on le croit de vider les mots
d'une langue de tout ce qu'ils contiennent de sens. Quel-
ques Parnassiens de la décadence, M. Stéphane Mallarmé,
par exemple, ou M. Paul Verlaine, ont vainement essayé
de lutter d'incompréhensibilité avec la chanson de café-
concert. /.../ ces faiseurs de chansons qu'on dédaigne
parlent déjà le français de l'avenir » (141).
(139) MAC ORLAN P i e r r e , « La c h a n s o n des r u e s », L ' E s p r i t m o n t -
m a r t r o i s , 2* série, op. cit., p. 34.
(140) MAC ORLAN P i e r r e , C h a n s o n s p o u r a c c o r d é o n , c p r é l u d e
s e n t i m e n t a l », P a r i s , G a l l i m a r d , 1953, p. 71.
(141) « Les c a f é s - c o n c e r t s et la c h a n s o n f r a n ç a i s e », L a R e v u e des
d e u x m o n d e s , 1er oct. 1885, p. 694.
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Treize ans plus tard, commentant avec humour les paroles


de F. Brunetière, Jean de Tinan raillait :
« C'est une excellente réflexion et qui prouve qu'il a fort
bien compris le but de la scie du café-concert et son rôle
essentiel dans la vie contemporaine. Mais /.../ je crois
que l'on peut affirmer que nous sommes en progrès »
(142).
Or, dans les années qui suivent, la scie s'améliore encore,
et les sarcasmes de F. Brunetière pourraient bientôt réunir,
avec plus de raison que jamais, les mérites de la chanson
et les efforts de certains écrivains. La farce démentielle
d'Ubu roi et du Surmâle, puis les provocations dadaïstes
et surréalistes, ont une tout autre prétention destructrice
que les recherches mallarméennes et verlainiennes. Sans
doute est-ce un hasard si le grand succès de Dranem, Les
P'tits pois (143), est presque contemporain d'Ubu (144) et
de sa « Chanson du décervelage », mais il existe une coïn-
cidence temporelle troublante entre les jongleries verbales
du Laboratoire central (145), les inventions cocasses de
Ludions (146), les entreprises dadaïstes puis surréalistes,
et les élucubrations de Georgius dont Le Fils-père, par
exemple, remonte à 1924. Le rire que provoque Dranem
en célébrant Les P'tits pois est certainement « un rire au
second degré », né « d'un burlesque inattendu et involon-
taire qui touche aux frontières du surréalisme » (147). Le
résultat est, quoi qu'il en soit, incomparable, et B. Vian
peut écrire, non sans humour :
« An'en pas douter, ceci est un texte où le génie scintille
à l'état pur et il a fallu un Queneau pour retrouver (pres-
que) le même niveau d'inspiration avec La Pendule ou
J'maigris du bout des doigts » (148).

(142) Noctambulismes, recueil des articles de J. de Tinan ras-


semblés par Fr. Carco, Paris, Ronald Davie et Cie, 1921, p. 83 ; l'ar-
ticle est daté de sept. 1898.
(143) Par. de MORTREUIL, mus. de SPENCER, Paris, Répertoire libre,
1904.
(144) Ubu roi, 1896 ; Ubu enchaîné, 1900 ; Ubu sur la butte,
1906.
(145) JACOB Max, Le Laboratoire central, Paris, Au Sans Pareil,
1921.
(146) FARGUE Léon-Paul, Ludions, Paris, Fourcade, 1929.
(147) MOULIN Jean-Pierre, J'aime le Music-Hall, Paris, Denoël,
1962, p. 119.
(148) En avant la zizique, Paris, La Jeune Parque, 1966, p. 32.
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Quant à Georgius, il mérite le surnom de « Jarry de la


chanson », surnom donné par Pierre Barlatier (149) qui,
en 1936, parle encore d'un « Georgius plus « ubuesque »
que jamais » (150). Plus tard, Claude Roy verra en lui,
le double d'un des avatars de Max Jacob (151).
Consciemment ou non, la chanson niaise atteint alors
un tel degré d'absurdité que, toute proportion gardée, elle
finit par rejoindre les excentricités démystifiantes du Père
Ubu, les incohérences verbales de MaxJacob, et plus encore
les expériences canularesques et crétinisantes des dadaïs-
tes et des surréalistes. A. Breton « ador/e/ » d'ailleurs
Dranem, Fortugé, Georgius (152) ; le démarquage des
« chansons stupides » fait partie des jeux surréalistes.
P. Eluard, qui le rappelle dans Donner à voir (153), précise :
« « Ce que sur la vie la terre est atroce ! »
Ce refrain de Fortugé méritait bien que nous nous
attendrissions devant le phonographe qui nous le répéta
si souvent. Pareil lapsus nous faisait ricaner de conten-
tement. Il nous confirmait que le sens des mots, des
choses, des sentiments est inépuisable. Nous qui le savions,
nous en tirions un avantage personnel ».
La viduité totale de certaines de ces chansons idiotes, leur
goût des onomatopées grotesques, des enchaînements sau-
grenus, des jeux de mots stupides et grossiers, manifes-
tent, outre une espèce de régression infantile qui rappelle
le balbutiement enfantin volontairement imité dans le mot
« Dada » lui-même, une telle complaisance à l'abêtisse-
ment qu'elles paraissent bien répondre à l'entreprise de
démystification, voire de crétinisation (154), menée par les
(149) Cité par MILLANDY Georges, Au service de la chanson, op.
cit., p. 107.
(150) « Montmartre, Gilles et Julien, du chant, du sport et Geor-
gius », Comoedia, n° 8609, 6 sept. 1936.
(151) Préface aux Ballades de Max JACOB, Paris, Gallimard, 1970,
p. 7.
(152) DUHAMEL Marcel, Raconte pas ta vie, Paris, Mercure de
France, 1972, p. 205.
(153) Paris, Gallimard, 1939 ; Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
1968, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 991-992.
(154) Pendant la dernière guerre, alors qu'A. Breton s'est réfugié
aux Etats-Unis et que vivent dans son sillage de jeunes hommes
dont le « plaisir » est justement « la crétinisation », persiste le
souvenir de Georgius ; Ch. Duits, qui évoque Patrick Waldberg, se
détruisant alors « à petits coups, précieusement », le montre décla-
mant :
« Mon père est Maire de Mamers
Et mon frère est masseur ».
DUITS Charles, André Breton a-t-il dit passe, Paris, Denoël, 1969,
Dossiers des Lettres Nouvelles, p. 156-157.
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poètes de l'époque. Quand Jean Boyer écrit ce vers magni-


fique :
« Totor, t'as tort, tu t'us's et tu te tues » (155),
ne fait-il pas, toute intention esthétique absente, une trou-
vaille bien proche de cette pitrerie jacobienne :
« Savoir qui était dans cette auto, devant cet hôtel, si
c'était Toto, si c'était Totel » (156) ?
Lorsque Dranem chante le « refrain spirituel et plein
d'entrain » des P'tits pois, lorsque Milton provoque le
délire en clamant Pouet Pouet (157) (« Je lui fais/ Pouet'
Pouete ! / Ell' me fait/ Pouet' Pouete ! »), la chanson
ne parvient-elle pas, sans préméditation aucune probable-
ment, à ce degré d'infantilisme culturel que recherchent
les dadaïstes ? Même si elle n'aide pas alors à retrouver
« la relation la plus primitive avec la réalité environnan-
te » (158), ce qui est l'un de leurs objectifs profonds et
salutaires, elle semble participer à leur action.
La rencontre est ici, sans doute, fruit du hasard et de
l'interprétation. Elle l'est beaucoup moins, quand il s'agit
de la verve cocasse de Georgius, car son intention satirique
et destructrice est évidente. « Au Lycée Papillon > (159),
c'est « l'élève Legateux » qui est le meilleur en anatomie ;
son astuce et sa science sont une belle démonstration de
sottise et d'incohérence linguistique. Ailleurs, l'esprit d'in-
vention se désintègre dans le fourmillement délirant « des
idées > (160) saugrenues :
« J'ai inventé les bretelles
Qui peuv'nt servir de jarr'telles,
De lanc' pierr's ou de lit d'camp,
Et d'parachute en mêm' temps ! »
Le bon sens éclate dans l'insensée célébration des mérites
de ce « coktail nouveauté » :
(155) Totor t'as tort, par. de J. BOYER, mus. de R. MERCIER ; Les
333 plus jolies chansons, Paris, Salabert, s.d., p. 177.
(156) JACOB Max, Le Cornet à dés, « Roman feuilleton », chez
l'auteur, 1917 ; Paris, Gallimard, /1967/, coll. Poésie, p. 93.
(157) Par. d'A. BARDE, mus. de M. YVAIN ; Les 333 plus jolies
chansons, op. cit., p. 152.
(158) Premier manifeste dadaïste de Berlin, avril 1918, Dada Al-
manach, Berlin, E. Reiss, 1920. TZARA Tristan, Œuvres complètes,
t. I, 1912-1924, Paris, Flammarion, 1975, p. 725.
(159) Au Lycée Papillon, par. de GEORGIUS, mus. de JUEL, Paris,
Beuscher, 1936.
(160) Des idées, par. de GEORGIUS, mus. de TRÉMOLO, Paris, Beus-
cher, 1939.
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« Ça vous récure
L'fémur
Rend les mollaires
Calcaires
Et ça vous peint
Les reins
D'un beau jaun' serin » (161).
Comment les écrivains ne se seraient-ils pas réjouis d'en-
tendre l'expression d'une telle désintégration de l'intelli-
gence et du goût jointe à une sorte d'automatisme loufo-
que dans la création des jeux de mots ? Comment n'au-
raient-ils pas applaudi à une telle mise à mal de la logique
et de la réalité elle-même ? Car celle-ci aussi parfois est
ébranlée, par exemple lorsque, l'exagération comique à
son comble, l'auteur conte les mésaventures de cette bre-
tonne qui, venue de Landerneau à Paris, reçoit successi-
vement « un tramway » « dans l'estomac », « un' pierr'
de trois cents kilos » « sur le dos », et, sans faire de « chi-
chis », se contente de « change/r/ de trottoir » (162). Pour
un mégot (163) est du même ton : « Bébert le dur » y tue,
puis meurt sur l'échafaud, « pour un mégot ». La parodie
— on pense à Du gris (164) — a un côté macabre qui ne
devait déplaire ni à P. Mac Orlan ni à R. Desnos et ses
amis. Ailleurs, elle va jusqu'au non-sens. La « chanson
aveugle », On ne voit pas tout ça... quand on aime (165),
raillerie débridée d'un dicton célèbre et des chansons
d'amour, dépasse la simple imitation burlesque pour dé-
manteler une pseudo-psychologie, tandis que la loufoque-
rie extravagante de La plus bath des javas (166), allant
au-delà de la moquerie, laisse supposer une entreprise de
démolition de la chanson sentimentalo-réaliste, qui n'est
pas sans faire penser au projet surréaliste d'antilittérature :
« Il chipa... lui : Julot,
Une ram' de métro

(161) Deux œufs durs dans du porto, par. de GEORGIUS et DOM-


MEL, mus. de F. WARMS, Paris, Martin Cayla, s.d.
(162) Elle changea de trottoir, par. de GEORGIUS, mus. d'H.
PICCOLINI, Paris, Ed. Lyrique et Dramatique, s.d.
(163) Par. de GEORGIUS et DOMMEL, mus. dA' LEXANDER ; Chantez
jeunesse, op. cit., p. 69.
(164) Par. de E. DUMONT, mus. de F.L. BÉNECH, Paris, Bénech,
1920.
(165) Par. de GEORGIUS, mus. de Léon RIFFAUD, Paris, M. Labbé,
s.d.
(166) Par. de GEORGIUS, mus. de TRÉMOLO, Paris, Labbé, 1925.
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Qu'il dissimula sous son pal'tot


Le coup était bien fait
Mais just' quand il sortait
Une roue péta dans son gilet ».
Sans doute le but de Georgius ne sortait-il pas du cadre
étroit de la chanson, mais puisque « l'art n'est pas sé-
rieux » (167), puisqu'aussi bien il peut être partout, le
projet du chanteur ne laisse pas de pouvoir être annexé à
des préoccupations plus vastes. Volontaires ou non — et
peut-être surtout quand elles ne le sont pas — les trou-
vailles absurdes de la chanson niaise peuvent être récu-
pérées par le courant le plus révolutionnaire de la poésie
moderne, tant elles témoignent de la déliquescence de l'in-
telligence et du discrédit de la finesse.
Il est, d'ailleurs, dans la chanson de l'époque, d'autres
tendances qui révèlent, conscient ou non mais visible, un
cheminement parallèle de celle-ci et de la littérature da-
daïste et surréaliste. Au Bœuf sur le toit, sous les yeux
d'A. Breton, de L. Aragon et de R. Desnos, Koubitzki
engage la chanson dans une voie qui est bien celle de la
désintégration et de l'automatisme, désintégration du lan-
gage et de l'œuvre d'art autant que de la chanson, auto-
matisme éternel des calembredaines. André Thérive ne
dit-il pas l'avoir entendu :
« pousser des romances singulières où, pour bien marquer
la suprématie de la musique, on avait simplement coulé
des onomatopées (trou-la-la, soin-soin) sur des airs nobles,
ou des suites de calembredaines classiques (Queue de
renard, Narbonne, bonne d'enfant, Fanfan-la-Tulipe,
etc... » (168) ?
On songe à la première soirée Dada, à son « concert de
voyelles », à son « poème de voyelles, aaô, ieo, aiï ». A sa
« musique nègre / trabatgea bonooooooo ooooooo » (169)
aussi, et plus encore au jazz qui dès 1917 envahit la
France ; car son introduction, conjuguée à l'engouement

(167) TZARA Tristan, La Première aventure céleste de M. Anti-


pyrine, Zurich, coll. Dada, 1916 ; Œuvres complètes, op. cit., t. I,
p. 82.
(168) Préface de Au service de la chanson de G. MILLANDY,op. cit.,
p. 8.
(169) « Dada-Soirée », « Chronique Zurichoise », 14, VII, 1916,
Dada Almanach, Berlin, E. Reiss 1920 ; TZARATristan, Œuvres com-
plètes, op. cit., t. I, p. 562-563.
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simultané pour les rythmes sud-américains, a des effets


considérables.
Ce jazz, qui, ramené d'Amérique et introduit sur la
scène du Casino de Paris par Gaby Deslys, surgit en 1920
aussi bien au Bœuf sur le toit sous les doigts musiciens
de Wiener et Doucet que dans le titre de la revue de
l'année Paris qui jazz, acquiert en 1925 un souffle nou-
veau avec la venue en France de Joséphine Baker et de
la Revue Nègre. Avec les tangos argentins et les rumbas
havanaises, il a pour conséquence immédiate de ruiner les
textes et de faire naître la vogue de ces « chansons pour
pieds » (170) qui, sans délibérer, sacrifient les paroles
au rythme et, réalisant l'ambition de Koubitzki, détruisent
du même coup, en fait, la véritable chanson française,
harmonieux équilibre de musique et de mots. Si le « ryth-
me démoniaque » du jazz secoue « les colonnes du Temple
d'Euterpe » (171), il ébranle tout autant celles de la chan-
son traditionnelle. Bousculée, démantelée, la chanson,
devenue chanson pour danser, offre des textes dont le
caractère rudimentaire, fait de médiocrité et d'inévitable
pauvreté, laisse transparaître aux regards prévenus, un
aspect primaire, infantile ou naïf selon les cas, qui n'est
pas sans lien avec la vision que des artistes modernes
recherchent à travers l'art primitif ; le goût de Tzara pour
la « musique nègre », la passion de R. Desnos pour les
rythmes havanais ou sud-américains, sont de la même
veine que l'admiration portée par les peintres cubistes aux
masques africains et par les poètes surréalistes à l'art
« sauvage » d'Océanie.
L'adaptation du jazz à la chanson française n'est cer-
tes pas accomplie. Il faudra attendre, là encore, Charles
Trenet. Le seul résultat n'est, pour l'heure, qu'un appau-
vrissement des textes, une déréliction de la chanson, mais
cela n'est pas pour déplaire aux surréalistes, d'autant plus
qu'ils sentent, qu'ils savent, la force et la valeur du vrai
jazz. Ce qu'en écrit L. Maison en 1967 :
« sa forme la plus brutale, le « nonsense » gillespien,
assassine la fierté bourgeoise, la suffisance ampoulée,
l'affectation collet monté. /.../ il y a autre chose que la
fantaisie onomatopéique d'un adulte qui s'amuserait d'une
comptine et jouerait les enfants en pantalons longs : il
(170) MILLANDY Georges, Au service de la chanson, op. cit., p. 179.
(171) YVAIN Maurice, Ma belle opérette, Paris, La Table Ronde,
1962, p. 132.
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y a destruction du langage, le rejet de toute signification,


le refus destructeur affiché dans la conduite linguisti-
que, /.../ il y a /.../ décision délibérée de dire non à la
raison musicale, à la raison tout court » (172),
Michel Leiris l'éprouve dès 1917. Il confie dans L'Age
d'homme :
« Dans la période de grande licence qui suivit les
hostilités, le jazz fut un signe de ralliement, un étendard
orgiaque, aux couleurs du moment. Il agissait magique-
ment et son mode d'influence peut être comparé à une
possession. /.../ Brassés dans les violentes bouffées d'air
chaud issues des tropiques, il passait dans le jazz assez
de relents de civilisation finie, d'humanité se soumettant
aveuglément à la machine, pour exprimer aussi totalement
qu'il est possible l'état d'esprit d'au moins quelques-uns
d'entre nous » (173).
Ce que J. Damase rappelle, en 1960, de la « névrose » pro-
voquée par le jazz au music-hall, à sa première appari-
tion :
« le music-hall apparut à quelques-uns comme la libéra-
tion tant attendue des vieilles formules théâtrales. Il fai-
sait table rase. Il était l'incohérence, la folie, la prodi-
galité, les mots sans suite, le balbutiement naïf et mer-
veilleux d'un enfant sauvage » (174),
Jean Cocteau l'exprime, dès 1918, dans Le Coq et l'Arle-
quin :
« Cette force de vie qui s'exprime sur une scène de
music-hall démode au premier coup d'œil toutes nos
audaces » (175).
En 1925, avec l'explosion d'enthousiasme que provoque la
Revue Nègre, se manifeste plus clairement encore le bou-
leversement esthétique entraîné par le jazz. En « révé-
l/ant/ un inconscient « qui déplace les lignes » » et
« bouscule nos façons de voir » (176), cette Revue Nègre,
« conjonction des « charmes » de la vieille Afrique et de
l'esprit moderne », est, « pour la jeunesse littéraire, les

(172) MALSON Lucien, Histoire du jazz, collection « Histoire de


la musique », vol. 19, Lausanne, Rencontre, 1967, p. 20.
(173) Paris, Gallimard, 1939 ; coll. Folio, /1973/, p. 161 et 162.
(174) Les Folies du Music-Hall, Paris, Spectacles, 1960, p. 9.
(175) Op. cit., p. 34.
(176) SAUVAGE Marcel, préface aux Mémoires de Joséphine Baker,
recueillis et adaptés par Marcel Sauvage, Paris, Kra, 1927, p. 31.
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grands artistes, l'avant-garde » du moment, un vrai « coup


de tonnerre » (177).
A l'heure où « la boule roul/e/ vers le zéro dans le
grand casino de l'art » (178), chansons « niaises » et
« chansons pour pieds > ne peuvent que séduire certains
écrivains. En niant la finesse, l'intelligence, la culture, et
même le bon sens, de façon encore plus radicale que les
journaux humoristiques et satiriques (179) dont ils se
délectent, celles-ci leur apparaissent comme la manifesta-
tion populaire de l'entreprise de démolition systématique
qu'eux-mêmes veulent accomplir. Pour eux, non seulement
elles font partie de ce « bric à brac » qui sort des « cadres
rigides où l'on avait placé la beauté pour qu'elle s'identi-
fiât avec l'esprit » (180), mais elles s'entendent — et peu
importe que ce soit par une forme inconsciente et invo-
lontaire — à les briser. Politiquement et esthétiquement,
délibérément ou instinctivement, elles leur semblent com-
battre à leur côté.

Ces chansons « américaines » qui font fureur ont


encore une autre vertu : elles répondent à un besoin d'éva-
sion, chaque jour plus vif, que ne contente plus le seul
encanaillement. Les voyages immobiles des soirées au
Lapin Agile, les pérégrinations trop proches qui, de la Place
Blanche ou de la rue de Buci, mènent à Rouen ou à Brest,
à Toulon ou à Marseille, et même à Hambourg ou à Lon-
dres, ne satisfont plus. Jamais autant qu'à cette orée du
siècle la soif de voyages, d'horizons nouveaux et de grand
large, n'a été aussi intense, jamais le cosmopolitisme n'a
été plus fervent. Francis Jammes rêve d'îles lointaines,
Guillaume Apollinaire chante Londres et plus encore les
bords du Rhin, André Salmon nourrit la nostalgie de la
Russie, et Blaise Cendrars, à peine descendu du transsi-
bérien, court « bourlinguer » à travers un monde dont il
décrit les surprises et les enchantements.

(177) DELTEIL Joseph, La Deltheillerie, Paris, Grasset, 1968, p.


151-152.
(178) RIBEMONT-DESSAIGNES Georges, Déjà jadis, Paris, Julliard,
1958, p. 42.
(179) Gil Blas, Le Rire, L'Assiette au beurre...
(180) TZARA Tristan, « Essai sur la situation de la poésie »,
Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 4, décembre 1931,
p. 16.
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La chanson, là encore, se fait reflet. Le « ciel bleu » de


la « Venise provençale » (181), les « troublante/s/ » nuits
corses (182), les « beau/x/ soir/s/ de Vienne » (183) et
« les jardins de l'Alhambra » (184) n'ont pas cessé de lui
plaire ; seulement, ils ne lui suffisent plus. Marcel Pagnol
et sa Provence ne peuvent éclipser Pierre Loti et ses cieux
étranges. Si la chanson suit R. Desnos à la Havane (185),
accompagne Joséphine Baker dans ses rêves de savane (186)
et Rosita Barrios « sous le soleil brûlant » du « ciel tro-
pical » (187), elle n'a pas fini, à la suite de Pierre Loti,
de partir inlassablement vers l'Afrique ou des terres plus
éloignées. Madame Chrysanthème date de 1887, mais le
souffle oriental que le roman a apporté, que la mode et la
colonisation ont gardé vif, palpite encore dans les œuvres
chantées. Après les répliques grossières de Mademoiselle
Jasmin que furent la « petite Tonkinoise » de Polin (188),
la « Clématite » (189) de Mayol et la « Mousmé jolie »
(190) de Maurice Faber, les descriptions d'Hindoustan
(191) et de Nuits de Chine (192) rappellent le charme
oriental du roman de Loti en même temps qu'elles perpé-
tuent les souvenirs édulcorés des colons. Plus ancien, puis-
que de 1881, Le Roman d'un spahi a montré des paysages
et des êtres qui, ravivés en 1919 par P. Benoît et l'Atlan-
tide — dont L. Boyer a, dans Le Scheik (193), donné une
(181) Adieu, Venise Provençale, par. de R. SARVIL, mus. de SCOTTO,
Paris, Salabert, 1934.
(182) Vieni... Vieni, par. de G. KOGER et H. VARNA, mus. de V.
SCOTTO, Paris, V. Scotto, 1934.
(183) Beau soir de Vienne, par. et mus. de L. LELIÈVRE père et
fils, Paris, Labbé, s.d.
(184) Dans les jardins de l'Alhambra, par. d'E. DUMONT, mus. de
F.L. BÉNECH, Paris, Benech, 1923.
(185) Un soir à la Havane, par. de ABADIE, mus. de GABAROCHE
et CLARET, Paris, Beuscher, 1931.
(186) J'ai deux amours, par. de G. KOGER et H. VARNA, mus. de
V. SCOTTO, Paris, Salabert, 1930.
(187) Rumba-Tambah, par. de CHAMPFLEURY, mus. de Léo BLANC
et HERNANDEZ, Paris, Eimef, 1935.
(188) Petite Tonkinoise, par. de VILLARD et CHRISTINÉ, mus. de
V. SCOTTO, Paris, Christiné, 1906.
(189) Clématite, par. de L. BOUSQUET et RIMBAULT, mus. de BOREL-
CLERC, Paris, Borel-Clerc, 1908.
(190) Mousmé jolie, par. de CHRISTINÉ et TRÉBITSCH( mus. de
CHRISTINÉ, Paris, Christiné, 1914.
(191) Par. de L. BOYER, mus. d'O. WALLACE et H. WEEKS, Paris,
Salabert.
(192) Par d'E. DUMONT, mus. de F.L. BÉNECH, Paris, Bénech,
1922.
(193) Par. de L. BOYER, mus. de T. SNYDER, 100 chansons célèbres,
Paris, Salabert, s.d., p. 108.
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version chantée — apparaissent toujours dans la chanson,


par exemple derrière l'histoire tragique de Petite Ourida
(194) ou les évocations nostalgiques de Haïdé Spahis 1
(195) :
« Sur la grand' rout' de Deir es Zor
L'soleil mettait sa bell' lumière,
La brum' montait de la rivière
Qui long' la rout' de Deir es Zor.
« Haïdé Spahis !... Les trompett's sonnent !
Caracolant sur nos chevaux,
Burnous au vent, qu'on était beau !
Haïdé Spahis !... Les trompett's sonnent ! »
Enfin, l'influence de Loti est, à l'évidence, également sen-
sible dans tous les textes qui, nombreux, s'abandonnent
à la vénération des errants qu'auréole la connaissance de
ces contrées lointaines. Toutefois, à travers la célébration
des « blédards » (196) nostalgiques, des légionnaires qui
« sent/ent/ bon le sable chaud » (197), et surtout des
marins, se profilent déjà d'autres courants littéraires plus
neufs.
Type même du bourlingueur libéré de la morne et quo-
tidienne vie sédentaire, le « gars de la marine » (198) est
encore un héros privilégié de la littérature quand il devient
personnage favori de la chanson. La conjonction est, alors,
plus immédiate, plus vivante et plus salutaire. Le temps
n'est pas loin où, marin et écrivain, Claude Farrère, après
Pierre Loti son maître, entrouvrait pour certains la porte
qui, de l'aventure, mène à la littérature. C'était l'époque
d'une génération d'officiers de marine « à la fois lettrée et
philosophique, romanesque et aventureuse » (199), qu'au
début de la guerre de 1914 découvrait Guillaume Apolli-
naire. Ces marins-poètes qui lisaient les jeunes écrivains

(194) Par. de LE PELTIER, mus. de VALSIEN, disque Odéon 78 t.


166611 KI 5803.
(195) Texte de R. Asso, 1936, Chansons sans musique, Paris, Sala-
bert, 1946, p. 51.
(196) Le Blédard, par. de R. Asso, 1936, ibid., p. 53.
(197) Mon légionnaire, par. de R. Asso, mus. de M. MONNOT, Pa-
ris, Ed. de Paris, 1936.
(198) Les Gars de la marine, par. de J. BOYER, mus. de R. HEY-
MANN, Paris, Salabert, 1931.
(199) JALOUX Edmond, Les Saisons littéraires, t. II, 1904-1914,
Paris, Plon, 1950, p. 205.
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du moment avant que le public les ait découverts, ces


poètes amoureux de l'aventure qui voyaient en eux des
frères et des guides, provoquèrent un véritable engoue-
ment pour tout ce qui rappelait cette vie aventureuse :
boîtes à matelots, chansons de marins, et curieuses évo-
cations littéraires. Max Jacob s'invente de bizarres biogra-
phies ; il écrit, pour le prospectus des Œuvres burlesques
et mystiques de Frère Matorel, mort au couvent de Bar-
celone (200) :
« le peintre André Derain /.../ a fréquenté Max Jacob,
alors simple quartier-maître lors d'un séjour dans le sud
de la Chine, aux environs de Macao » (201).
Pierre Mac Orlan imagine les traversées bouffonnes de
Paul Choux, engagé dans la marine d'Haïti, ainsi que les
péripéties anciennes de son oncle « nègre blanc », aventu-
rier à la retraite (202) et très lointain parent de l'Amiral
Bizibi (203) et des Vieux loups de mer (204) de J. Nohain.
A la même date, les Œuvres Complètes de A.O. Barna-
booth (205), après Le Beau voyage (206) d'Henry Bataille,
après les Cartes postales (207) d'Henry Levet et les Hiers
bleus (208) de John-Antoine Nau, mais avant les Feuilles
de température (209) de Paul Morand et les Feuilles de
route (210) de Blaise Cendrars, exaltent, d'une manière
nouvelle, le thème du voyage, apportant un air plus vif,
une plus grande ouverture au réel. La chanson reçoit cette
haleine rude et vivifiante, où un réalisme neuf se mêle au
lyrisme.
Pêcheur d'Islande et Mon frère Yves avaient engendré
l'univers un peu mièvre des marins folkloriques de Théo-

(200) Paris, Kahnweiler, 1912.


(201) Correspondance, op. cit., lettre à H. Kahnweiler, 6 oct 1911,
p. 66.
(202) MAC ORLAN Pierre, La Maison du retour écœurant, Paris,
Bibl. humoristique, 1912.
(203) L'Amiral Bizibi, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris,
Masspacher, 1935.
(204) Mus. de Th. WALTHAM, Paris, Masspacher, 1935.
(205) LARBAUD Valery, A.O. Barnabooth, ses œuvres complètes,
Paris, NRF, 1913.
(206) Paris, Fasquelle, 1904.
(207) Publié postérieurement dans Poèmes, Paris, Les Amis des
Livres, 1921.
(208) Paris, Vanier, 1904.
(209) Paris, Au Sans Pareil, 1920.
(210) Paris, Au Sans Pareil, 1924.
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dore Botrel (211) ; la littérature du voyage va susciter la


résurrection ou la création de véritables chansons de bord.
Yvonne George, la première semble-t-il, fait connaître de
vraies « chansons à hisser », « chansons à virer », « chan-
sons de gaillard d'avant ». Damia chante d'authentiques
chansons de matelots : Sur le pont de Morlaix, Pique la
baleine. Elle y joint les textes qu'écrit pour elle Simon
Gantillon, emprunte à R. Chalupt et L. Aubert La Mauvaise
prière, à Ch. Webel et Claude Pingault l'inoubliable Johnny
Palmer (212) :
« Qui triche au jeu sitôt qu'il perd
Qui est brutal, jaloux, amer
C'est Johnny Palmer
Qui parle à tort et à travers
Plus malfaisant que vingt commères
C'est Johnny Palmer ! »
Si Johnny Palmer n'a pas le dur réalisme de Sorabaya
Johnny, « le salaud intégral imaginé par Brecht » (213),
il a gagné en vigueur et en épaisseur sur les marins chan-
tés la veille.
Comme Yvonne George et Damia, Fréhel elle-même,
« toujours humaine et si profondément émouvante », prête
sa « voix râpeuse, qui sait se briser ou claironner » (214),
à ces marins nouveaux autant qu'aux apaches irréducti-
bles. D'autres, Suzy Solidor, Lucienne Boyer, suivent
l'exemple. Celle-ci apporte son charme voilé aux premières
réalisations encore un peu conventionnelles mais déjà
vigoureuses de Jean Tranchant (215), telles que Tourne et
vire (216) ou La Barque d'Yves (217). Celle-là, de sa voix
(211) Selon Th. Botrel lui-même (Souvenirs d'un barde errant,
Paris, Brittia, 1896, p. 193), La Paimpolaise est née d'une paraphrase
de Pêcheur d'Islande.
(212) Paris, Ray Ventura, 1937.
(213) Rioux Lucien, « Vagabondage », Communications, n° 6,
1965, p. 86.
(214) BARLATIER Pierre, rubrique « Cirques et Music-Hall »,
Comoedia, 7 janv. 1935, n° 8003.
(215) En fait, il faudrait dire « les » Tranchant, puisque les
chansons dites de Jean Tranchant sont le plus souvent l'œuvre de
deux hommes, père et fils, Jean-Honoré Tranchant pour les paroles,
Jean Tranchant pour la musique. Le père et le fils portant presque
le même prénom, et le fils se faisant parfois l'interprète de leurs
œuvres, la tradition veut que l'on ne parle que de Jean Tranchant.
(216) Par. et mus. de J.-H. et J. TRANCHANT, Paris, Ed. Mus. Sam
Fox, 1932.
(217) Par. de J.-H. TRANCHANT, mus. de J. TRANCHANT, Paris,
Smyth, 1932.
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sourde et nostalgique, chante Les Filles de Saint-Malo (218)


aux « yeux couleur de l'eau », La Fiancée du pirate (219),
la « Marie couch' toi-là > qui « lave les verres et les plats »
au fond d'un « hôtel miteux », et puis L'Escale (220) :
« Sa chambre donnait sur le port,
Des marins saouls chantaient dehors,
Un bec de gaz d'un halo blême
Eclairait le triste réduit ».
Elle interprète aussi La Chanson du large (221), une des
meilleures chansons de marins de Jean Tranchant, une de
celles qui rendent le mieux compte de l'attrait du voyage
et de l'aventure :
« Notre navire a vu l'espace
Le vent ne l'influence plus
Quand vient la vague il fonce et passe
Hardi mon vieux... passe dessus !
Le monde est grand
La mer est belle
Marins errants
Tout étincelle
Vers le lointain
Risquons la belle
C'est l'incertain qui nous appelle. »
A la même époque, Gilles et Julien, qui commencent
leur carrière en marins duettistes, obtiennent le Grand
Prix du Disque avec Le Beau navire. Grâce à ces anciens
comédiens de la troupe des Copiaux que sont Jean Villard
et Aman Maistre devenus Gilles et Julien, un style nou-
veau d'interprétation, dépouillé et sévère, directement
hérité de l'enseignement de Jacques Copeau, pénètre dans
le domaine de la chanson, accusant le réalisme inconnu
de dures et vraies chansons de marins. Celles-ci redonnent
le goût de textes plus puissants, plus fidèles à une réalité
peu souriante. C'est, en effet, par le biais de ces chansons
de marins, reflets d'une certaine littérature du voyage, par

(218) Par. de VALANDRÉ, mus. de J. BATELL, Paris, Ed. Mus. Sam


Fox, 1934.
(219) L'Opéra de quat'sous, Berthold BRECHT, mus. de K. WEIL,
adaptation d'A. MAUPREY, Paris, Eschig, 1931.
(220) Par. de J. MARÈZE, mus. de M. MONNOT, Les 333 plus jolies
chansons, op. cit., p. 133.
(221) Par. de J.-H. TRANCHANT, mus. de J. TRANCHANT, Paris,
Breton, 1934.
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l'autorité de ces interprètes, transfuges parfois du théâtre,


qui les soutiennent, par la valeur aussi de créateurs com-
me J. Tranchant et Gilles, auteur à ses heures, que la
chanson reprend contact avec un réalisme authentique
qu'elle avait oublié depuis les chansons sociales du xix*
siècle, et cela peu après le moment où des écrivains, las
de l'isolement symboliste, découvrent dans le monde mo-
derne une matière poétique, et dans les préoccupations
sociales, voire bientôt politiques, un motif lyrique.
Jusqu'en 1932 environ, les chansons dites « réalistes »
elles-mêmes ont mis entre elles et la réalité l'écran de leur
sentimentalité. Certaines, toutefois, ont déjà trouvé dans
la gouaille, populaire transposition, peut-être, de l'humour
désenchanté des Fantaisistes, un élément de démystifica-
tion ; n'est-elle pas sœur de cette « Blague » dont Guy
Sagnes écrit :
« c'est la forme vulgaire de la fantaisie, l'aisance dans
la dérision au-dessous de l'aisance mondaine et de la
coquetterie poétique, mais c'est au fond la même hâte,
le même désir de triompher et de surprendre, de ne pas
s'attarder à tout ce qui pourrait être grave » (222) ?
Ainsi, Mistinguett et Chevalier tiennent-ils singulièrement
à distance toute menace de romantisme mélodramatique.
Leurs chants laissent entrevoir une réalité beaucoup plus
vraie que les peintures pseudo-réalistes des « chansons
tragiques ». Quand Mistinguett, attendrie sans doute, mais
surtout blagueuse, clame Je suis née dans l'faubourg Saint-
Denis (223) ou En douce (224), la vérité et la satire sociale
affleurent sous le sourire qui raille. Lorsqu'elle chante
J'en ai marre (225) ou Mon homme (226), la voix, le ton,
la démarche font naître un sourire qui écarte le mélo-
drame facile et c'est alors peut-être que, plus durement
et le mieux, Mistinguett représente, comme le pensait Mac
Orlan, « l'expression stylisée pour le music-hall d'un sub-

(222) SAGNES Guy, L'Ennui dans la littérature française de Flau-


bert à Laforgue (1848-1884), Paris, Colin, 1969, p. 213.
(223) Par. de L. LELIÈVRE, H. VARNA et P. de LIMA, mus. de R.
SYLVIANO, Paris, Salabert, 1929.
(224) Par d'A. WILLEMETZ et JACQUES-CHARLES, mus. de M.
YVAIN, Les 101 plus jolies chansons, Salabert, op. cit., p. 82.
(225) Par. d'A. WILLEMETZ et G. ARNOULD, mus. de M. YVAIN,
Paris, Salabert, 1921.
(226) Par. d'A. WILLEMETZ et JACQUES-CHARLES, mus. de M. YVAIN,
Paris, Salabert, 1920.
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conscient infiniment tragique » (227). Pareillement, lors-


que Maurice Chevalier vante les vertus de Ma Pomme (228)
ou de Prosper (229), s'il rappelle Jésus-la-Caille ou Domi-
nique-le-Corse, il n'a plus rien de pathétique. Comment
plaindre ou condamner « Ma pomme », quand, gouailleuse
et complice, déambule sur la scène la silhouette populaire
de Maurice Chevalier ? Comment trembler ou se scanda-
liser des agissements de « Prosper », « le chéri de ces
dames », « le roi du macadam » à la « bell' gueul' d'af-
franchi », quand le récit de ses exploits se ponctue de
joyeux et goguenards « yop la boum ! » ?
Toutefois, si la gouaille tient en échec la sensiblerie,
si elle permet de percevoir un peu de la réalité, elle est
encore une certaine façon de s'en détourner et de la trans-
former.
Plus efficace, peut-être, est le gros rire que fait naître
le répertoire comique avec ses exagérations loufoques et
caricaturales, ses accumulations de formules cocasses.
Sans revenir sur l'aspect esthétiquement destructeur de
certaines chansons de Georgius, rappelons qu'en 1934
Charlys et Couvé font s'esclaffer avec leurs pompiers qui
« Ne voyant pas la nuit
Leur pompe à incendie
/.../ prir'nt sans méfiance
La pompe à essence
Pour arroser le feu
/.../
Nous avons bien rigolé
Tout le village a flambé » (230).
qu'en 1936 André Hornez fait chanter ce refrain infailli-
ble, semble-t-il, pour l'oubli de tous les soucis :
« Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine,
Ça vaut mieux que d'avaler d' la mort au rat,
Ça vaut mieux que de sucer d' la naphtaline,
Ça vaut mieux que d' fair' le zouave au pont d' l'Al-
[ma » (231),

(227) Mistinguett, Paris, Rasmussen, coll. critique, 1925 ; Aux


lumières de Paris, Paris, Crès, 1925, p. 34.
(228) Par. de G. FRONSAC et L. RIGOT, mus. de BOREL-CLERC, Pa-
ris, Salabert, 1936.
(229) Par. de V. TELLY, mus. de V. Scorro, Les 333 plus jolies
chansons, op. cit., p. 100.
(230) Avec les pompiers, mus. de H. HIMMEL, Paris, Benjamin,
1934.
(231) Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine, mus. de P. Mis-
RAKI, Paris, Paris-Monde, succès de 1936.
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que P. Misraki, Bach, et Laverne, enfin, distillent, par le


truchement de « James » « valet modèle », les bonnes nou-
velles que l'on sait, affirmant à qui veut entendre : « Tout
va très bien Madame la Marquise » (232). Nous sommes
en 1936, en un temps de graves crises financières et éco-
nomiques, de conflits internationaux latents. Comment
imaginer, sans méconnaître pour autant le rôle possible
de l'inconscience, que l'inquiétude et l'angoisse ne soient
pas ici sous-jacentes, à l'origine même, de cette grossiè-
reté ? Le rire éclabousse et cache la réalité, mais celle-ci
est là, cependant, pressante et tenace. Beaucoup, déjà, le
savent, et s'en préoccupent comme en témoignent ces
revues des années trente qui s'intitulent Combat, Réaction,
Plans, L'Ordre nouveau... C'est en 1932 que Jacques Pré-
vert écrit pour le Groupe de Choc Prémices sa première
pièce, Vive la presse, en 1934 que Louis Aragon commence,
avec Les Cloches de Bâle, la série des romans du « Monde
réel », et en 1936 que Paul Eluard déclare « venu » le
temps d'une véritable participation des poètes à « la vie
commune 7, (233). Or, dès cette date, quelques paroliers
aussi se révèlent sensibles à ces préoccupations nouvelles.
Tandis que certains, tel J. Tranchant avec Sans repen-
tir (234), se contentent d'insuffler une force nouvelle à
des chansons traditionnelles, Gilles et Julien, auxquels il
nous faut revenir, choisissent de regarder l'actualité en
face, de la peindre avec force et réalisme, et même de la
combattre. D'emblée ils font figure de chanteurs engagés :
« Anarchistes, antimilitaristes, écrit Simone de Beauvoir,
ils exprimaient les claires révoltes, les simples espoirs
dont se satisfaisaient alors les cœurs progressistes » (235).
Par les vertus créatrices de Gilles, auteur et compositeur
autant qu'interprète, ils se lancent dans la peinture d'une
réalité que n'estompent plus ni la sentimentalité ni la
gouaille ni la niaiserie ; ils s'aventurent dans l'élaboration
d'une chanson réaliste, satirique et revendicatrice. Cons-
cients de vivre à une époque où « les théories de Ford
(232) Tout va très bien Madame la Marquise, mus. de P. MISRAKI,
Paris, Ray Ventura, 1936.
(233) L'Evidence poétique, Paris, G.L.M., 1937. Conférence pro-
noncée à Londres le 24 juin 1936 à l'occasion de l'exposition sur-
réaliste organisée par R. Penrose ; Œuvres complètes, op. cit., t. I,
p. 513.
(234) Paris, Smyth, 1933.
(235) La Force de l'âge, op. cit., p. 148.
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éclips/ai/ent celles de Bergson » (236), où la mystique de


l'argent risque de tout envahir, ils disent, dès 1932, le
prestige néfaste de « la fabuleuse Amérique » et du « Dieu
Dollar » (237). Ils prédisent sarcastiquement « la reprise
des affaires », raillent l'infernal commerce :
« Mais ce qui march' le mieux mon gros
c'est la bouch'rie !
On débit' du bœuf, du cheval,
du cochon et, foi d'animal,
même de l'homme sur l'étal
de la patrie » (238),
fustigent les profiteurs et brossent le tableau du cataclys-
me final :
« La ruin' s'abat sur l'univers,
la mort emport' les marchands d' fer
et tout' leur racaille en Enfer
comme une trombe ! » (238).
Lucides et antimilitaristes, ils peignent le spectacle qui se
dresse à l'horizon de ceux qui ont « vingt ans » :
« regardez bien, gars de vingt ans,
voilà la vie !
Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan !
on voit passer des régiments
plan ! ra-ta plan ! tambour battant !
Fermez vos gueul's ! serrez les rangs !
Marchez, la mort est en folie > (239).
Enfin, ils en appellent à la révolte :
« Il faut vous réveiller les gars,
/.../
Debout, debout, il en est temps,
pour retrouver le grand printemps,
le pays des hommes vivants » (239).
Ils sont bien ces chanteurs engagés que voient en eux les
esprits « progressistes » ; dans leur « juvénile révolte >
(236) VILLARD GILLES Jean, La Chanson, le théâtre et la vie, Lau-
sanne, Mermod, 1944, p. 54.
(237) Dollar, par. et mus. de J. VILLARD GILLES, Paris, Smyth,
1932 ; Chansons que tout cela /, Lausanne, Rencontre, 1966, p. 18.
(238) La Reprise des affaires, par. et mus. de J. VILLARD GILLES,
1934, ibid., p. 18.
(239) Vingt ans, par. et mus. de J. VILLARD GILLES, 1934 ; ibid.,
p. 20.
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ils marquent le « réveil de la chanson socio-politique »


(240) assoupie depuis le xixe siècle. Mais ils sont aussi de
ceux qui trouvent la description heureuse, la comparaison
juste donnant à un texte vigueur littéraire et parfois souf-
fle poétique. Quand ils chantent l'Etat en péril, ils con-
naissent l'art de redonner vie à une métaphore usée :
« Poussé, battu par tous les vents,
des légions de rats dans ses flancs,
le bâtiment
roule, au milieu des éléments,
sa cargaison de morts vivants » (241).
Quand, dans la lumière d'été, sous un ciel international
qui tourne à l'orage, mais dans l'allégresse des heures qui
suivent l'établissement du Front populaire, ils évoquent
« La belle France » (241), ils savent l'ample allégorie
poétique :
« Alors, au soleil d'été,
on verra la France —
qu'elle est bell' la riguedondé ! —
saluant l'humanité,
marchant en cadence !
A ses grands yeux étoilés
le ciel se fiance.
Elle est comme un beau voilier
sur la mer qui danse ! ».
Œuvres de circonstance où l'actualité impose sa loi, les
chansons de Jean Villard Gilles, par leur bonheur d'ex-
pression, la qualité de leur réalisme, leur simplicité et
leur élan faits de verve populaire et d'âpreté personnelle,
ont un accent singulièrement neuf et vigoureux ; elles
« ont, dit Pierre Barlatier, je ne sais quoi de preste,
d'ailé, même quand elles sont sévères et qu'elles vitu-
pèrent, elles ne perdent pas leur grâce et courent comme
des feux follets » (242).
Par leur force et leur densité qui, autant que leur engage-
ment, les rapprochent de la littérature, elles prêtent enfin
à la chanson un visage nouveau et une existence esthéti-
que.

(240) DILLAZ Serge, La Chanson française de contestation, Paris,


Seghers, 1973, p. 82.
(241) La Belle France, par. et mus. de J. VILLARD GILLES, 1936 ;
Chansons que tout cela l, op. cit., p. 21.
(242) BABLATIER Pierre, « Chansons de marin de Suzy Solidor
à Gilles et Julien », Music-Hall, n° 40, juillet 1964, p. 39.
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Si la chanson, poursuivant les routes tracées par Bruant


et l'immortelle « scie », ou renouant avec celles que ca-
veaux et goguettes ont mises autrefois à l'honneur, se
trouve cheminer directement, sinon délibérément, aux
côtés de courants littéraires modernes, elle ne s'ouvre
qu'en 1932 à une veine poétique que la fin du xix* siècle,
déjà, vit apparaître dans la littérature.
Venues après la découverte de Whitman et les élans
naturistes, les premières Ballades françaises de P. Fort
datent de 1896 et de 1896 aussi le fameux « Récit de Ménal-
que » publié par A. Gide dans L'Ermitage un an avant
Les Nourritures terrestres (243). En 1897, Francis Jammes,
mi-ironique, mi-sérieux, lance le « jammisme » avant de
faire paraître De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir.
Au sortir des « vapeurs fuligineuses » « d'une époque
d'âpre et désespéré pessimisme », « les premières mani-
festations du vingtième siècle > en train de naître témoi-
gnent de « l'amour renaissant de la nature » (244). Or
cette nature dont les Ballades françaises, aux titres sou-
vent révélateurs — Montagne, Forêt, Plaine, Mer (245) —
plantent le décor, il faut attendre 1932-1933 pour la retrou-
ver dans les chansons de Jean Tranchant et de Jean
Nohain, comme il faut attendre tout ce temps pour qu'avec
elle le monde familier de « la campagne monotone > (246),
« l'obscure odeur des choses villageoises » (247), « la fraî-
cheur des haies > (248) glissent timidement des vers de
Francis Jammes dans ceux de la chanson.
Certes, il y avait eu déjà Le Doux caboulot (249), et,
partout, des horizons de guinguettes et de paysages ban-
lieusards qui rappelaient le Paris sentimental ou le roman
de nos vingt ans de la sixième série des Ballades françai-
ses, et plus particulièrement, par exemple, « Le moulin
(243) Paris, Mercure de France, 1897.
(244) JALOUX Edmond, Les Saisons littéraires, t. I, 1896-1903,
Fribourg, Ed. de la Librairie de l'Université, 1942, p. 275.
(245) Ballades françaises, 2e série, Paris, Mercure de France, 1898.
(246) JAMMES Francis, De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir,
« Le village à midi », Paris, Mercure de France, 1898 ; Paris, Galli-
mard, 1971, coll. Poésie, p. 157.
(247) JAMMES Francis, L'Eglise habillée de feuilles, « Dans la pâ-
leur embaumée de ce soleil fou », Paris, Mercure de France, 1906,
p. 6.
(248) JAMMES Francis, De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir,
« Voici le grand azur », op. cit., p. 214.
(249) Par. de Fr. CARCO, mus. de J. LARMANJAT, Paris, Arlequin,
1932.
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d'Orgemont » (250). Mais Le Doux caboulot était d'abord


poème (251), publié en 1927 avec les Vers retrouvés, et les
plaisirs de la banlieue à la fois mêlés et conventionnels. La
nature y était bien timide et on y allait surtout pour faire
« valse/r/ » de « jolies gosses » (252). Ce n'est vraiment
qu'avec Jean Tranchant et Jean Nohain, par l'intermé-
diaire, n'en disconvenons pas, du Doux caboulot, que la
chanson se fait enfin l'écho d'une poésie que la fin du
siècle précédent vit éclore, mais qui, à l'époque, a tou-
jours ses défenseurs : en 1930, Maurice Fombeure, en
même temps qu'il publie son premier recueil de vers,
Silences sur le toit (253), affirme, dans la revue Jeunesse,
la nécessité d'une « poésie des gouttes d'eau » (254) ; un
peu plus tard, R.-G. Cadou dont la première œuvre, Bran-
cardiers de l'aube (255), date de 1937, reconnaît lui-même
trouver dans la poésie de Fr. Jammes un « précieux témoi-
gnage » (256). La source, à laquelle commencent à s'abreu-
ver de nombreux paroliers, est donc encore vive dans la
littérature.
Toutefois, sans minimiser son origine poétique, il ne
faut pas pour autant négliger la part qui, dans cette impul-
sion nouvelle, revient au mouvement social. Surgi d'une
soif d'oubli et d'un impatient désir de fraîcheur, un élan
porte alors toute la société vers la découverte de la nature.
Dans une atmosphère politique, économique et internatio-
nale, étouffante, le désespoir fait trop souvent suite à
l'exaltation ; les hommes tantôt poussés par un désir de
fuite, tantôt animés d'un sentiment utopique, semblent
éprouver un besoin nouveau d'herbe et de campagne,
d'exercices physiques et d'efforts corporels. Loin d'un
Paris pourtant apparemment joyeux et accueillant où

(250) FORT Paul, Paris sentimental ou le roman de nos vingt ans,


Ballades françaises, 6e série, Paris, Mercure de France, 1902 ; Balla-
des françaises et Chroniques de France, Paris, Flammarion, t. I,
1922, p. 207.
(251) CARCO Francis, Poésies complètes, Paris, N.R.F., 1955, p.
155.
(252) Valsez, jolies gosses, par. et mus. d'E. DUMONT et F.L. BÉ-
NECH : 50 ans de chansons, op. cit., p. 36.
(253) Paris, Saint-Michel, 1930.
(254) FOMBEURE Maurice, « De la complainte à la poésie moder-
ne », Jeunesse, n° 2-3, avril-mai 1930, p. 5.
(255) Rodez, Les Feuillets de l'Ilot, 1937.
(256) Cité par MANOLL Michel, René Guy Cadou, Paris, Seghers,
1969, coll. Poètes d'aujourd'hui, p. 46.
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affluent les étrangers (257), ils vont vers les joies de la


campagne et des vacances, vers les plaisirs pleins d'im-
prévus du camping, vers les charmes de la camaraderie
et les amusements de l'inconfort. Ils découvrent l'univers
nouveau que leur offre une nature souvent jusqu'ici incon-
nue et bientôt — en 1936 — accessible à tous, en princi-
pe, grâce aux tout récents congés payés annuels, aux toutes
nouvelles auberges de la jeunesse.
Alors, précédant ou suivant tour à tour ces aspirations
nouvelles, les suscitant et les reflétant tout à la fois, un
style nouveau se dessine dans la chanson, marqué par la
venue de jeunes interprètes : Ray Ventura et ses « Collé-
giens », les duettistes, Pills et Tabet, Charles et Johnny...
Tous inaugurent une nouvelle manière de se tenir en scène,
tous, surtout, chantent des chansons légères et fraîches
qu'on n'avait jamais entendues. Leur répertoire montre,
en effet, clairement que la mutation n'est pas seulement
scénique et que les premiers novateurs sont les créateurs :
Jean Nohain et Mireille, qui parfois chante elle-même,
Jean Tranchant, interprète lui aussi à ses heures. Ce sont
eux qui, enfants de leur époque, se font l'écho des appétits
nouveaux de leurs contemporains. La légende, qui illustre
la couverture du premier album (258) des chansons de
Mireille et de Jean Nohain, en témoigne ; il y est annoncé :
« Quatre jeunes gens passent ensemble un mois de vacan-
ces dans un vieux château moyenâgeux. A côté du châ-
teau il y a un étang. Non loin de là un petit village...
Nos jeunes gens ont vingt ans... la vie est belle ».
Mais pour répondre aux sollicitations du moment et à ces
aspirations nouvelles, pour les devancer même, Jean Tran-
chant, Jean Nohain et Mireille n'en sont pas moins les
sourciers qui révèlent au grand public des fraîcheurs jus-
qu'ici méconnues. Car, dans leurs œuvres, autant que
l'écho du temps, c'est bien la musique affaiblie du jam-
misme et des Ballades françaises que l'on entend.
Ces chansons qui rappellent une poésie née depuis
longtemps, elles s'intitulent, chez Jean Tranchant, Ici l'on
pêche, Ma maison jolie, Les Baisers prisonniers ou Le Soleil
s'en fout. Elles évoquent, sans prétention, des joies sim-
ples au cœur d'une nature familière. Elles disent, par la
(257) La Dame du vestiaire, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
disque Columbia 78 T, D.F., 1596.
(258) Un mois de vacances, Paris, Breton, s.d.
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voix de Germaine Sablon, la « délicieuse créatrice » (259)


d'Ici l'on pêche, le paysage paisible qui est déjà une invite
amicale :
« Près du grand chemin de halage
Où les bateaux vont doucement
Dans un berceau de verts feuillages
Se cache un petit restaurant
L'air embaume les pommes frites
Les gaufres et les lilas blancs.
Les Bleuets et les marguerites
Prennent rendez-vous sous les bancs » (260).
Elles font surgir, souvenir tenace du poète d'Orthez, un
univers calme peuplé de lapins, de poulets, d'oiseaux et
de chiens, où « le vent danse comme un fou » (261), où
« les carpillons jolis dorment sur le sein d' leur mère »
(262), où « les fleurs, la verdure / la mousse, le chant
d'un merle indiscret » (263) sont là pour donner
« /.../ le grain de folie
Que l'on va cueillir, soit près d'un étang
Soit près d'un buisson, d'une vigne rouge
Et dans le fourré d'un bois inquiétant
Où le baiser tremble aussitôt qu'on bouge » (263).
Chez Mireille et Jean Nohain, la campagne est moins
paisible que délicieusement imprévue. On y songe à l'hu-
mour vigilant de Fr. Jammes autant qu'à son lyrisme
champêtre. En leur compagnie, on s'aventure dans une
nature fraîche et campagnarde, ni romantique ni même
idyllique, pleine de surprises et de pièges charmants. On
prend un « petit chemin », qui part
« Au hasard
En flânant comme un lézard » (264).

(259) JACQUES-CHARLES, Cent ans de music-hall, Paris, Jeheber,


1956, p. 234.
(260) Ici l'on pêche, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J. TRAN-
CHANT, Paris, Ed. mus. Sam Fox, 1933.
(261) Le Soleil s'en fout, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J.
TRANCHANT, Paris, Les œuvres françaises, 1936.
(262) Le Petit commis, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J. TRAN-
CHANT, Paris, Ed. mus. Sam Fox, 1933.
(263) Les Baisers prisonniers, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de
J. TRANCHANT, Paris, Beuscher, 1935.
(264) Ce petit chemin, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Pa-
ris, Breton, 1933.
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On y rencontre « tous les insectes », « des milliers de


bêtes », des oiseaux qui « donnent leurs fêtes ». Au bout
d'un « parc ombragé », on découvre un « potager rempli
de choses à manger ». On court, on respire, on cueille
« les fleurs du pays » (265). On va « dans les bois où l'on
furette » chercher « des champignons à grosse tête » (266).
« On tremp' ses pieds dans l'eau bleue » d'« un petit
étang », on se sent « glacé », on croit « mourir » et c'est
« avec délice » qu'on « regagne le bord » (267) J>our s'aller
« Couche/r/ dans le foin
Avec le soleil pour témoin » (268).
En même temps que cette nature malicieusement ac-
cueillante, source de joie et d'évasion nouvelles, pénètre
dans la chanson, chez Jean Tranchant comme chez Jean
Nohain, tout un monde d'êtres familiers et complices. Ici
surgissent une « servante très accorte » faite pour « cui-
sin/er/ des douceurs » (269), un conducteur d'autocar,
« beau garçon », « galant, mais polisson », un « receveur
aimable » (270) ; là, « un pharmacien de première clas-
se » (271), un « facteur » et une « receveuse > (272), des
« gendarmes » (273) peu « sérieux » et une charmante
fermière ou bien une « grand mère » « garde-barrière »
(274). Tous ces personnages sont sans mystère, sans des-
tin prodigieux, ils entrent dans la chanson avec les détails
réalistes de leur vie banale, avec leur langage quotidien et
populaire, car, tel hier Alain-Fournier, Jean Nohain, avec
Jean Tranchant, pourrait avouer :
(265) C'est un jardinier qui boite, par. de J. NOHAIN, mus. de
MIREILLE, Paris, Breton, 1933.
(266) Les Fleurs et les champignons, par. de J. NOHAIN, mus. de
MIREILLE, Paris, Breton, 1933.
(267) Les Pieds dans l'eau, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Breton, 1932.
(268) Couchés dans le foin, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Breton, 1932.
(269) Ma maison jolie, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J. TRAN-
CHANT, Paris, Smvth, 1934.
(270) Le Bel autocar, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J. TRAN-
CHANT, Paris, Beuscher, 1936.
(271) Le Joli pharmacien, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Breton, 1933.
(272) Le Petit bureau de poste, par. de J. NOHAIN, mus. de MI-
REILLE, Paris, Breton, 1933.
(273) Les Trois gendarmes, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Philippe Parès, 1933.
(274) Ma grand-mère était garde-barrière, par. de J. NOHAIN, mus.
de MIREILLE, Paris, Breton, s.d.
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« Moi, Jammes m'a autorisé à dire beaucoup de choses


que je n'aurais pas osé dire » (275).
Les héros de ses chansons connaissent en effet le
« cabanon près de Toulon > où
« Le soleil chaste ou discret
Jamais n'a pénétré » (276).
Ils n'ignorent ni les « souris sous les lits », ni les « rats
gros comm'ça ». Ils connaissent l'éclairage « à la bougie »,
le lavage à « l'eau d' la pluie » et, quand la pluie est rare,
la saleté « entre amis » (277). Ils savent le désordre des
« tétines » que l'on trouve « un p'tit peu partout », des
« couch's en caoutchouc », des « biberons » qui traînent,
des « langes » sur lesquels « on marche » (Le Petit bureau
de poste).
Mais, quotidienne, la réalité n'est jamais sombre, ja-
mais accablante, pas plus que les personnages ne sont
hors du commun et prédestinés, pas plus que l'amour
n'est austère. Car ces êtres simples, qui ont métier et petits
problèmes journaliers, sont aussi des amoureux. Leur
amour, dans ce décor champêtre et sans recherche, éclôt
léger, gracieux, inconséquent. Chez J. Tranchant, il se fait
aisément idvlle (Les Baisers prisonniers), ou tableautin
délicat, insniré de Watteau, de Marivaux, à moins que ce
ne soit de Giraudoux :
« J'ai rencontré sur mon chemin
L'amour, rêvant à la folie
/.../ il m'a prise par la main.
Il avait de belles manières
Je l'ai suivi sans sourciller
Et si je suis sa prisonnière
Il est aussi mon prisonnier » (Ici l'on pêche).
Chez Jean Nohain, il est plus insouciant encore. On ne
« fait aucun serment », on ne dit pas « les mots des
romances ». On promet des yeux « presque oui » et « c'est
exquis, merveilleux » (278), mais ni fatal ni éternel. On se

(275) Correspondance de Jacques RIVIÈRE et dA ' LAIN-FOURNIER,


Paris, NRF, 1926, t. I, p. 145.
(276) [.'n cabanon... près de Toulon, par. de J. NOHAIN, mus. de
G. TABET, Paris, Breton, 1934.
(277) C'est un vieux château, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Breton, 1933.
(278) Presque oui, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris,
Breton, 1933.
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fait conter fleurette au hasard de petits chemins qui n'ont


« ni queue ni tête » (279), on se laisse embrasser « entre
deux brassées » (280), mais on se refuse délibérément à
prendre l'amour au sérieux. Ainsi se voit-on abandonnée
par le généreux ami qui, « depuis dix-huit mois », paye
« loyer :sJ, « fleurs », « modiste », et « garçon laitier »,
on se « trouve mal », on « pousse des cris d'animal », puis
« Pour /se/ consoler
Pour oublier que tout est laid » (281),
on boit un « petit pot de lait » et... on épouse le laitier !
Rien n'est sérieux et angoissant dans ce monde simple
et naturel. C'est à peine si chez J. Tranchant la « désin-
volture » se fait « sensible », si « la raillerie » masque
« l'émotion » (282). Chez Mireille et Jean Nohain, la gaîté
ne s'assombrit jamais. Pour échapper à toute gravité, pour
faire d'une réalité terne ou accablante une scène fantasque
et amusante, ils ont la belle humeur, l'inconséquence iné-
branlable, la Fantaisie enfin. Comme l'impertinence pré-
cieuse d'un Paul-Jean Toulet et l'ironie verbale d'un
Tristan Derème se réfléchissent dans cette légèreté insolite,
s'y retrouvent aussi, — et bien plus que l'humour désen-
chanté d'un Francis Carco — le souvenir d'un Apollinaire
moqueur, l'écho du « lyrisme malicieux » (283) d'un Paul
Fort, l'ombre des poèmes cocasses et gais d'un Léon-Paul
Fargue, peut-être enfin le reflet de la grâce giralducienne.
Quoi qu'il en soit, pour assurer cette allégresse inébranla-
ble qui se veut, telle la poésie dont elle est la fille, « déri-
sion du langoureux, du mélancolique, du plaintif, du
sérieux, de l'alambiqué » (284), tout, ici, concourt, du texte

cit.
(279) Ce petit chemin, par. de J. NOHAIN,mus. de MIREILLE, op.
(280) Les Pieds dans l'eau, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
op. cit.
(281) Le Petit pot au lait, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
Paris, Breton, 1935.
(282) LAGARDE Pierre, « La croisière immobile chez l'étonnant J.
Tranchant », Comoedia, n° 8433, 12 mars 1936.
(283) APOLLINAIRE Guillaume, étude parue en 1909 dans La Pha-
lange après la publication, en 1908, du neuvième livre des Ballades
françaises de Paul Fort. Ce texte est placé en « Avant-propos » de
Bol d'air, tome IX des Ballades françaises et Chroniques de France,
Paris, Flammarion, 1946, p. 9.
(284) BILLY André, Max Jacob, Paris, Seghers, 1946, coll. Poètes
d'aujourd'hui, p. 29.
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à la musique (285), sans parler de l'interprétation ; le lan-


gage, toutefois, occupe une place manifestement privilégiée.
Celui-ci, en effet, tient si visiblement du parti pris qu'il
apparaît tout entier au service de cette fantaisie qui est
d'abord, et avant tout, allègement de la réalité. Ne rap-
pelle-t-il pas ce précepte qu'exprimait Tristan Derème dans
la préface de La Verdure dorée :
« Il /le poète/ saura, par l'éclat exagéré d'une rime, par
la rouerie d'une épithète ou le jeu trop sensible des alli-
térations, donner volontairement à sourire des sentiments
grave qu'au même instant il chante et sans cesser d'être
sincère. » (286) ?
Les titres, d'abord, sont volontairement anodins et gentils :
Ma grand-mère était garde-barrière, Les Pieds dans l'eau,
La Partie de bridge (287), Papa n'a pas voulu (288). Les
adjectifs sont choisis pour éteindre à l'avance toute me-
nace d'importance : tout est « petit », ici, du « petit che-
min » qui « sent la noisette » au « petit bureau de poste >
en passant par « la petite île » (289), sans oublier bien
sûr « le petit pot au lait > ; tout est joli (290), gentil (291).
La phrase, familière, nourrie de formules populaires et de
termes courants, rendue animée par le jeu constant du
(285) Pour la musique, sur laquelle nous ne saurions nous attar-
der, rappelons ce que Pierre Berger écrit de Mireille :
« La chanson de Mireille évoquait le monde du bonheur /.../.
Mireille, elle a fait la révolution. Jamais, avant elle, on n'avait
entendu tant d'insolite mis en musique. Jamais on n'avait osé friser
au petit fer le gentil et merveilleux quotidien de la vie. Le bonheur
vous dis-je ! /.../
/.../ Il faut tout de même bien le dire enfin : vos chansons sont
surréalistes. Primo : parce qu'elles sont révolutionnaires. Secundo :
parce qu'elles sont automatiques. Surtout ne me dites pas que les
paroles ne sont pas votre affaire, que seule la musique... C'est très
justement d'elle que je voulais parler à propos de surréalisme. Au
risque de vous faire bondir, mon cher amour, il y a de l'Erik Satie
dans votre façon diabolique de mettre l'amour et la joie de vivre
en musique. » « Mireille, lutin de Paris », Les Lettres françaises, n°
1026, 23-29 avril 1964.
(286) La Verdure dorée, préface, Paris, Emile-Paul Frères, 1922,
p. IX.
(287) Par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris, Breton, 1933.
(288) Par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris, Breton, 1932.
(289) La Petite île, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris,
Breton, 1938.
(290) Le Joli pharmacien, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,
op. cit. ~
(291) C'est gentil, par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE,"ARIs,
Breton, 1935.
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dialogue, sait tantôt accélérer son rythme pour donner


plus d'allégresse (292) au récit, tantôt devenir plus étale
pour accuser l'impression de bien-être (293). Les expres-
sions sont choisies pour leur cocasserie ou pour les jeux
de mots qu'elles permettent. Ce n'est pas toujours très
subtil —la subtilité est-elle toujours présente, voire recher-
chée chez les poètes dont s'inspirent, alors, les paroliers ?
Est-elle évidente par exemple chez Paul-Jean Toulet
lui-même lorsqu'il écrit :
« Ma nourrice disait qu'Enfin
Est le mari d'Enfine » (294),
ou chez Tristan Derème lorsqu'il s'exclame
« Souvenirs, souvenirs, venez qu'on vous rétame ;
C'est moi qui suis le rétameur ! » (295) ?
— mais le résultat est infaillible, le pathétique immédia-
tement démenti. Le dénouement des amours de Louis, « le
petit commis », avec Claire, la fille du notaire, le prouve :
« /.../ un jour qu'il faisait nuit,
Le papa très en colère
A zigouillé le commis
Et presque démoli Claire.
Ça fait que, mes pauvr's amis,
Ils ne peuvent plus rien faire
Car Claire a perdu Louis
et Louis ne voit plus Claire » (296).
Enfin les rimes, les allitérations, les répétitions inlassables
ne cessent de faire jaillir, en même temps qu'une fête
sonore qui est déjà, souvent, en elle-même, un régal, une
drôlerie qui dégonfle immédiatement toutes les baudru-
ches du sérieux et du drame. Grâce à cet art qui est bien
« art de jouer sur le mode mineur avec les grands thè-
mes » (297), l'infirmité et l'intempérance du « jardinier

(292) Et hop 1 nous v'là repartis, par. de J. NOHAIN, mus. de


MIREILLE, disque Columbia, 78 T, DF 1596.
(293) Couchés dans le foin, Un cabanon près de Toulon, op. cit.
(294) Les Contrerimes, poème XXV, Paris, le Divan et chez Emile-
Paul, 1921, p. 36.
(295) La Verdure dorée, poème CIII, op. cit., p. 166.
(296) Le Petit commis, par. de J.H. TRANCHANT, mus. de J. TRAN-
CHANT, op. cit.
(297) Ainsi Michel Décaudin parle-t-il de la Fantaisie. La Crise
des valeurs symbolistes, Toulouse, Privat, 1960, p. 440.
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qui boite » (298) donnent une danse joyeuse et le conte


« profondément humain » de Dine et Din (299) devient
ceci :
« Quand on sut que le fils à Dine
Etait aussi le fils à Din,
On la traita de gourgandine
On le traita de gourgandin.
Le vieux sacristain chassa Dine
Pour séparer Dine de Din.
Hélas dans la nuit argentine
Au même arbre dans le jardin
Un soir on trouva pendu Dine
Près d'elle on trouva pendu Din ».
Tous ces procédés, on le voit, sont les mêmes que ceux
qu'emploie la Fantaisie littéraire sous quelque étiquette
poétique qu'elle se trouve. Sans surestimer leur vertu et
sans méconnaître le rôle important de la musique, il est
possible d'affirmer qu'ils font courir à travers la chanson
une gaieté vive, alerte, irrémédiable, qui rend histoires et
personnages singulièrement légers et bouscule prestement
la réalité. Celle-ci, il est vrai, n'est qu'éloignée, ses con-
tours ne sont qu'émoussés. Jamais nous ne la voyons se
transformer. Il s'agit d'un parti pris d'insouciance plus
que d'une vision poétique. Ecoutons d'ailleurs Jean
Nohain :
« Qu'il me soit permis de penser /.../ avec quelques amis,
que la chanson doit être, pour ceux qui la composent
comme pour ceux qui la chantent, une récréation et, de
toutes les récréations, la plus douce, la plus légère et la
plus souriante. /.../ Composons-les d'abord pour notre
plaisir » (300).
Comme Franc-Nohain, son père, Jean Nohain est un artiste
habile qui butine la poésie, en recueille le miel le plus
doux, sinon le plus pur, pour faire des chansons gracieu-
ses. Seulement, pour aussi vivantes qu'elles soient, celles-
ci restent toujours mesurées, jamais la folie poétique ne
s'en empare.

(298) C'est un jardinier qui boite, par. de J. NOHAIN, mus. de


MIREILLE, op. cit.
(299) Par. de J. NOHAIN, mus. de MIREILLE, Paris, Ed. du Coque-
licot, 1936.
(300) NOHAIN Jean, « Récréation », Chansons, reportages, inter-
views, échos d'opinion, 1946.
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Pourtant, de Jean Nohain comme de J. Tranchant,


Gérard Bauër pourrait dire :
« /il/ a écrit quelques-unes des plus jolies chansons de
ce temps /.../. Il est beaucoup mieux que ce qu'on nomme
aujourd'hui, d'un terme barbare, un « parolier » : il est
un poète » (301).
Grâce à eux, désormais, la chanson volète de ses propres
ailes. Ch. Trenet ne reconnaît-il pas :
« J'ai eu la chance de venir à une époque où, grâce à
Mireille et à J. Nohain, une véritable révolution avait
déjà bouleversé la chanson française, où l'on ne croyait
pius qu'un artiste de music-hall est tenu de ne débiter
que des couplets idiots. Je suis venu après ces deux
pionniers. Je n'ai eu qu'à les continuer en ajoutant à
leurs œuvres ce que m'inspirait mon tempérament per-
sonnel » (302).
En vérité, la révolution n'est que commencée ; la poésie
n'est qu'effleurée, mais elle est là, cependant, dans sa
légèreté sinon dans sa profondeur et son mystère.

Quand on se penche sur la chanson antérieure à 1938,


on s'aperçoit que, partis d'œuvres fort diverses et souvent
très contestables, maints faisceaux convergent vers un
point bien défini : la bonne chanson de Charles Trenet,
c'est-à-dire une chanson simple, populaire, et réellement
poétique. Ce ne sont d'abord que fugitifs reflets qui dis-
paraissent dès que s'éloigne la source lumineuse, dès que
change, surtout, l'angle de vision, car c'est lui qui est
essentiel. La chanson fait alors partie de ces « choses »
qui ne sont poétiques qu'en fonction du regard des poètes
qui les contemplent et du « lieu de l'esprit d'où » elles
sont découvertes (303). Que bouge ce point, que se détour-
ne le visage, et la poésie s'évanouit. Parfois cependant le
miracle s'opère, et, à de brefs intervalles, résiste l'éclat
poétique quelle que soit la perspective. C'est que l'osmose,
(301) BAUËR Gérard, « L'esprit de Paris », Conférencia, n° 24, lu
déc. 1935, p. 690.
(302) Propos recueillis par BARLATIER Pierre, Music-Hall, n° 37,
avril 1964, p. 37.
(303) RAYMONDMarcel, De Baudelaire au surréalisme, Paris, Corti,
1966, p. 257.
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subrepticement, joue son rôle. A force de vivre dans l'om-


bre des poètes, à force aussi, sans doute, d'en voir quel-
ques-uns prendre leur plume pour la créer, non pas poème
déguisé, mais vraie chanson « populaire », fût-ce « au
second degré » (304), la chanson, instinctivement souvent,
mais, parfois aussi délibérément, entend et renvoie la
musique privilégiée d'une poésie chaque jour plus con-
temporaine.
«Les chansons de Mac Orlan et de Carco, écrit J.-P. Cha-
brol, ont contribué à bousculer les partitions dans le
petit royaume des croque-notes. Combien de succès du
disque ne seraient pas ce qu'ils sont si Carco et Mac
Orlan n'avaient pas écrit pour le piano du pauvre ?»(305)
Certes, mais pas seulement leurs chansons, leur présence
attentive et émue d'abord qui trouvait et finalement faisait
naître la poésie entre les notes des partitions, entre les
mètres incertains de vers boiteux, précisément à une épo-
que où P. Reverdy, par exemple, disait ne plus la voir
« qu'entre les lignes /.../ dans la rue, dans le ciel, dans
les ateliers sinistres, sur la ville. » (306).
Car de cet intérêt que le poète lui prête la chanson finit
par tirer leçon. Pourquoi ne chercherait-elle pas, en effet,
à être, un peu, ce que l'écrivain rêve qu'elle est ? Pour-
quoi, de témoignage social involontaire, ne deviendrait-elle
pas accusation voulue ? Pourquoi, de sa niaiserie sponta-
née, ne ferait-elle pas une arme et de la grâce ludique de
son langage une vertu esthétique ? Pourquoi, enfin, ne
s'abreuverait-elle pas franchement aux sources fraîches
d'une poésie nouvelle qui répond si bien aux aspirations
du moment ? Le public, plus ouvert sinon plus intelligent,
plus vite perméable à la nouveauté y incite, lui pour qui
est faite la chanson, mais qui la fait aussi un peu à sa
manière. Il est las de l'antique romantisme, de la vieille
gauloiserie : il a soif de légèreté, de fantaisie, de poésie
enfin, autant que d'horizons nouveaux et de verte cam-
pagne. Jamais le rêve ne lui a été plus nécessaire, mais le
(304) KANTERS Robert, « Sous le masque de Mac Orlan », Le
Figaro littéraire, n° 1029, 6 janv. 1966.
(305) « Hommage à Mac Orlan pour ses 75 ans », « le coup de
chapeau d'un consommateur », Les Lettres françaises, n° 6577, 13 fév.
1957.
(306) Texte placé en tête de Flaques de verre, Paris, Flammarion,
1929 ; éd. de 1972, p. 2.
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temps déjà n'est plus à la lecture. Pourquoi la chanson,


sans perdre de sa simplicité, sans oublier son caractère
nécessairement populaire, sans briguer la profondeur de
la pensée, ne se ferait-elle pas la sœur simple et légère de
la poésie pour satisfaire ces exigences nouvelles ? L'épo-
que réclame une chanson neuve, vivante, adulte. Les poètes
depuis longtemps l'ont préparée. Déjà, de jeunes paroliers,
artistes habiles, écrivains délicats souvent, l'ébauchent. La
chanson a ses virtuoses, elle attend son poète.
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PREMIERE PARTIE

PREMICES
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CHAPITRE 1
LE FOU CHANTANT

« Le rêve est une seconde vie. »


G. DE NERVAL
« On ne guérit pas de sa jeunesse. »
L.-P. FARGUE

UN APPRENTISSAGE EXEMPLAIRE
Le poète qu'attend la chanson, il est déjà là, à Paris,
depuis 1930, mais il se cherche encore. Toutefois, ses tâ-
tonnements mêmes sont révélateurs et d'une inclination
poétique et artistique naturelle, et de la part prise par les
poètes dans la formation de ce futur auteur-compositeur-
interprète.
Abandonnant, en effet, les Arts Décoratifs pour lesquels,
en principe, il a quitté Perpignan, Ch. Trenet, autant sinon
plus que de remplir son rôle d'assistant auprès du metteur
en scène Jacques de Baroncelli, se soucie de faire éditer
ses premières oeuvres : Les Rois Fainéants, une fantaisie
historique, et deux romans, Dodo Manières (1) et La Bonne
planète (2). Littéraires sont donc d'emblée ses préoccupa-
tions parisiennes. Comment s'en étonner quand on sait
qu'il eut en exemple, dès son enfance, cet autre perpigna-
nais que fut le poète-romancier Louis Codet et qu'Albert
Bausil, le Directeur du Coq Catalan, fut réellement son pre-
mier maître ? Dès 1929, ce dernier lui ouvrit les pages de

(1) Publié chez Albin Michel en 1940.


(2) Publié en 1949 par les Editions Brunier.
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son journal. Ch. Trenet y publia des nouvelles, des études


critiques, dont un commentaire sur Le Concerto en fa de
Gershwin, des poèmes dont celui-ci, écrit à 15 ans, où déjà
se dessinent maints traits caractéristiques et révélateurs :
« Je suis un petit garçon
Qui rit et chante dans le matin,
Je suis trop gras, je fouille le sable
Où je cherche des crabes.
Je suis, en caleçon,
Un petit garçon.
Oh ! que de souvenirs étroits...
Comme sautille l'enfance aimée
Dans la maturité clairsemée 1» (3).
Grâce à Albert Bausil aussi, les premières activités littérai-
res de Ch. Trenet s'associèrent spontanément à l'expérience
de la scène et de la chanson puisqu'il ne laissa pas de par-
ticiper aux revues annuelles qui, seules, sauvaient Le Coq
catalan de la faillite.
A Paris, sans désavouer ses premières admirations, le
jeune provincial noue d'autres amitiés qui nous paraissent
plus importantes (4). Aux éditions Denoël — qui lui ont
refusé le manuscrit des Rois Fainéants — il a lié amitié
avec Max Jacob et, par ce dernier, connu Jean Cocteau. La
rencontre avec Max Jacob est éblouissante, sans doute dé-
terminante :

(3) Cité par ANDRY Marc, Charles Trenet, Paris, Calmann Lévy,
1953, coll. Masques et Visages, p. 33.
(4) Quels que soient, en effet, les liens qui peuvent exister entre
les chansons de Charles Trenet et la poésie de Louis Codet telle
qu'elle est présentée, en particulier, dans les vers mis en exergue aux
Chansons (Poèmes et Chansons, Paris, Gallimard, 1926, p. 117) :
« Ces chansons
/.../
Mon cœur toujours enfantin
Les compose
Mon cœur toujours incertain
Qui chante soir et matin »
ils nous paraissent relever davantage d'une communauté des sources
d'inspiration — montagnes pyrénéennes (« Les Belles eaux », Poèmes,
p. 55), « mer catalane » (c Le Port catalan », Poèmes, p. 81), « doux
soleil » (« Le Port espagnol », Poèmes, p. 83)... — communauté en
partie expliquée d'ailleurs par l'identité locale, que d'une parenté
proprement esthétique. La rencontre avec Max Jacob et J. Cocteau
est d'autre sorte : c'est alors véritablement de poétique qu'il s'agit.
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« J'ai cité Max Jacob. Mes dix-huit ans buvaient aux


sources de son génie. J'aimais son ironie légère, sa foi,
ses réserves mordantes, ses rêves tant de fois copiés de-
puis. Il était bon, fantasque, irréel »,
écrit Ch. Trenet (5) qui, déjà, et depuis longtemps, attiré
par la littérature, est bouleversé, émerveillé par ce compa-
gnonnage littéraire ; il s'abandonne à une véritable effer-
vescence poétique. Cocteau, qui fait alors sa connaissance,
raconte :
c Mes rencontres avec M. Charles Trenet /.../ se firent
sur le terrain de la poésie. La poésie nouvelle harcelait,
intriguait, habitait, secouait, énervait ce jeune homme de
Perpignan » (6).
Et pour la seconde fois, mais de manière plus fondamen-
tale que la première, la littérature mène celui-ci à la chan-
son.
Antérieures mêmes aux « lyrics » du film Bariole (7),
bien que livrées au public plus tardivement, La Polka du
roi (8) et Fleur Bleue (9) sont inspirées directement de Max
Jacob. L'une naît —nous y reviendrons — de la transposi-
tion cocasse d'une claudication accidentelle du poète, l'au-
tre — Fleur Bleue — se voit repoussée par Johnny Hess
avec ce verdict :
« C'est inchantable, c'est trop littéraire, c'est du Max
Jacob, ça ne peut pas marcher » (10).
Pourtant, et le succès prochain de Fleur Bleue le prouvera,
c'est bien non vers le poème chanté mais vers la pure chan-
son populaire, simple et spontanée, faite de musique autant
que de paroles, et inséparable de l'interprétation, que le
conduisent ses amis écrivains. Max Jacob et plus encore
Jean Cocteau ne sont-ils pas, d'une certaine façon, hommes

(5) Préface au livre de Marc Andry, Charles Trenet, op. cit., p.


XV.
(6) COCTEAU Jean, Le Foyer des artistes, Paris, Plon, 1947, p. 148-
149.
(7) Metteur en scène Benno Vic.Ny ; interprètes Germaine ROGER et
Robert BURNIER ; mus. de Jane Bos.
(8) Paris, Vianelly, 1938. Ch. Trenet étant l'auteur, toujours, et le
compositeur, généralement, des chansons citées dans ce chapitre, nous
ne donnerons que très exceptionnellement de précisions en la matière.
(9) Paris, Vianelly, 1937.
(10) Cité par PÉREZ Michel, Charles Trenet, Paris, Seghers, 1964,
coll. Poètes d'aujourd'hui (poésie et chansons), p. 23.
uver ce titre sur Numilo

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