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v COLLECTION LANGAGES ET SOCIÉTÉS


dirigée par Louis-Jean Calvet

De la langue aux langages la science se multiplie: non plus linguis-


tique mais faisceau interdisciplinaire où les signes de nos sociétés
s'éclairent.
La collection Langages et sociétés, à la croisée de ces démarches qui
ont caractérisé les sciences humaines de notre époque, se veut un
certain regard analytique : que pouvons-nous apprendre des sociétés qui
nous entourent à travers les signes d'elles-mêmes qu'elles émettent? Et
de quelle utilité sociale, «militante », ce savoir est-il porteur?

Déjàparus :
MarcANGENOT: Laparolepamphlétaire.
Yves DELAHAYE: La frontière et le texte. Pour une sémiotique des
relations internationales.
—L'Europe sous les mots (le texte et la déchirure).
MARX,ENGELS, LAFARGUE, STALINE: Marxisme et linguistique (précédé
de L.-J. CALVET: Sous lespavés de Staline la plage deFreud?).
André CHERVEL: Histoire delagrammairescolaire (PBP394).
Pierre GUIRAUD: Dictionnaire érotique.
- Sémiologie de la sexualité.
—Dictionnaire desétymologiesobscures.
MarinaYAGUELLO: Lesmotset lesfemmes(PBP397).
Louis-Jean CALVET: Lesjeux de la société.
—Langue, corps, société.
— Chanson et société.
J.-D. URBAIN: La société de conservation (sémiologie des cimetières
d'Occident).
Françoise EscAL: Espaces sociaux, espacesmusicaux.
Sylvain AUROUX: La sémiotique des encyclopédistes.
Gérard DELEDALLE: Théorie et pratique du signë (introduction à J8
sémiotique de Charles S. Peirce).
Kyril RYJIK: L'idiotchinois (initiation à la lecture des caractères chinois).
Michel ORIANO: Les travailleurs de la frontière (bûcherons, cow-boys,
cheminots américains au XIXesiècle).
Nancy HUSTON: Dire et interdire (éléments de jurologie).
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DU CHANT
AU POÈME
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Note sur l'auteur


Né en Haïti, diplômé des lettres modernes françaises et d'anglais,
G.-C. Balmir a fait ses études à Port-au-Prince, à Boston et à Paris
(Sorbonne Nouvelle). Il a enseigné le français, l'anglais et la littérature
néo-africaine à l'Université de Picardie et dans plusieurs universités
américaines dont Princeton.
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GUY-CLAUDE BALMIR

DU CHANT
AU POÈME
Essai de littérature
sur
le chant et la poésie populaires
des
noirs américains

PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1982
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Pour mon père et pour tous ces amis dont le


concours moral et matériel a contribué à tirer au
jour ce livre.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays


Copyright @Payot, Paris, 1982.
1
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Onethree centuries removed


Fromthe scenes his fathers loved,
Spicygrove, cinnamontree,
Whatis Africa to me?
(Moi que trois siècles séparent
Des lieux qu'aimèrent mes pères,
Forêt d'épices, arbre à cannelle,
Qu'est-ce que l'Afrique pour moi?)
COUNTEECULLEN.

La chanson pénètre mieuxque la parole sèche.


NIMETARzIK.
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AVANT-PROPOS

Depuis cet Art of the American Folk Preacher où Bruce


Rosenberg, tout en portraiturant le pasteur populaire, a su saisir
le propre du sermon spirituel et du chant sermon; depuis Black
Song, l'exhaustive et récente étude que John Lovell, Jr. nous a
donnée du chant spirituel; après les centaines de pages parues un
peu partout sur le chant de travail et la ballade nègres, pages
signées Odum et Johnson, B. A. Botkin, Sterling Brown, les
Lomax, père et fils, Bruce Jackson et quelques autres; après
les passionnantes et par endroits si passionnées analyses de
Paul Oliver, mais aussi de Samuel Charters, précisant du blues
l'histoire et la poésie; enfm, depuis que dans Deep Down
in the Jungle, sobre et forte monographie, Roger D. Abrahams
nous a mis à nu les toasts, ces poèmes pornographiques des
ghettos, il peut paraître inutile d'entreprendre un essai sur les
chants et la poésie populaires du noir américain. Présomptueux
même, quand on sait en outre la pléiade de prestigieux musi-
cologues qui, d'Ernest Borneman à Eileen Southem, ont formulé
l'essentiel de ce qui constitue l'originalité proprement musicale
de ces chants.
Fort heureusement, il n'en est rien, car cet ouvrage diablement
nous manque dont le souci premier viserait à élaborer un portrait
de famille rassemblant les sept genres que je viens d'évoquer,
genres en quoi se résume, au demeurant, et se perpétue — si
l'on excepte ses contes en prose — quasiment toute la culture
populaire du noir nord-américain. Un si grand jeu, dès lors, ne
mérite-t-il pas la chandelle d'une synthèse?
Or, cette synthèse, c'est précisément ce que j'ai voulu tenter ici.
Pour la mener à fin, sinon à bien, trois questions m'ont servi de
boussole :
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— Comment est-ce arrivé?


— Comment est-ce fait?
— Qu'est-ce que ça dit?
C'est dire mon vœu de montrer la genèse, les structures et les
thèmes de chaque genre, sans toutefois négliger les formes
intermédiaires, lesquelles, en partie, justifient la grande place
accordée aux structures.
S'agissant de surcroît d'étudier un folklore (je prends ce mot au
sens propre), on me pardonnera d'avoir traité, en ces pages,
autant de poésie que de chant, de sociologie que de littérature,
d'avoir voulu joindre l'effort de beauté à celui de libre pensée.
Ai-je besoin de dire qu'en interrogeant des genres aussi connus,
bien que méconnus, ce n'est point dans le vain dessein de «faire
du neuf », mais plutôt dans l'espoir de réunir en gerbe ces
fécondes floraisons du génie oral nègre, et de jeter sur leurs
rapports quelque lumière (l).

(1) Je remercie tous les auteurs et éditeurs qui ont bien voulu m'autoriser à citer,
au cours de cet ouvrage, des extraits de textes dont ils détiennent les droits de
reproduction. Si les passages en prose ne sont donnés qu'en français, les sermons,
les chants et les poèmes oraux sont toujours cités dans l'américain original et d'après
leurs sources. Toutefois, pour la commodité du lecteur francophone, je les ai fait
suivre immédiatement de leurs traductions françaises. Celles-ci, qui n'ont d'autres
prétentions que l'exactitude, sont toutefois placées en regard dans l'anthologie de
poèmes écrits qu'on trouvera en appendice de cet essai. Puisse-t-il contribuer à
relever le diplôme universitaire couronnant le 3e cycle littéraire de son statut de
peau d'âne.
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PROLOGUE

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,


L'univers est égal à son vaste appétit (l),
dit le poète. Pour le savant, à la recherche des mythes et des
dieux, l'univers parfois se réduit aux mouvements des hommes
qui les portent. Aussi, quand il médite sur la Religion romaine
archaïque (2), Dumézil sait montrer que la carte des divinités
indo-européennes coïncide, dès le second et troisième millénaires
avant notre ère, avec celle des conquêtes des peuples qui, de la
région qu'ils occupaient entre la mer Noire et la Baltique, se
répandirent alors vers l'Asie, l'Atlantique, la Méditerranée. C'est
ainsi que du Gange au Tibre, par exemple, et par conquérants
interposés, la trinité védique : Varouna, Indra, Nâsatya, qui
représente les trois castes de l'Inde antique : brahmanes, ksha-
triya, vaiçya (soit les prêtres, les guerriers et les laboureurs), se
transpose en trinité romaine : Jupiter, Mars, Quirinus, dieux des
trois tribus : Ramnes, Tities et Luceres, lesquelles se vouent à la
religion, à la guerre, à la fécondité. A la migration des hommes
peut donc correspondre celle des dieux.
Plus près de nous, et de 1441 à 1850, quand l'Europe
marchande organise son trafic du « bois d'ébène », autrement dit,
perpètre la traite des nègres, le cheminement des dieux d'Afrique,
jetés aux quatre vents des Amériques, s'assimile aux voies du
commerce «triangulaire »des hommes noirs.
Tandis que naît le xxe siècle, Nina Rodrigues dès 1900, puis
Etienne Ignace en 1908, un peu plus tard (1923) Price-Mars,
(l) Baudelaire, «Le voyage YI.
(2) 2e éd.revue et corrigée, Paris 1974.
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Herskovits à partir de 1930, de 1951 à 1955 Ortiz, Métraux en


1958 — et comment ici oublier J. C. Dorsainvil (1931), Arthur
Ramos (1934), Zora Neale Hurston (1935), en 1953 Milo Rigaud,
Roger Bastide en 1961 et 1967 —d'autres encore vont, amateurs
éclairés ou savants, s'interroger périodiquement sur les civilisa-
tions africaines du Nouveau Monde. Les religions qu'ils décou-
vrent alors, dans les pays catholiques surtout, manifestent une
étonnante mémoire du continent noir. De dieux nègres leurs
réflexions tirent au jour des panthéons entiers et qui peuplent la
santeria des Cubains, les divers cultes afro-brésiliens (batouque
à Porto Alegre, Changô dans les États d'Alagoâs et de Pernam-
bouco, à Bahia les candombles nagôs); ils animent aussi à la Trinité
le culte Shango (encore lui) et en Haïti le vaudou; au Surinam,
des «esprits »africains se mêlent aux «génies »locaux d'origine
amérindienne.
Or, en dépit de la diversité des tribus, en provenance
principalement de la côte de Guinée, du delta du Niger, du
Sénégal, du Congo, et grâce à la présence, parmi les esclaves, de
chefs, de prêtres, de musiciens, certaines cultures africaines
assimilent ou dominent certaines autres dans diverses régions du
nouveau milieu. A chaque aire, dès lors, ses « victorieux »: la
Guyane hollandaise se voit ainsi fortement marquée par les Fanti-
Ashanti, lesquels demeurent prépondérants dans les îles anglo-
saxonnes telles que la Jamaïque; malgré l'apport vigoureux du
groupe Gêge et une forte influence bantoue, la culture yoruba
règne maîtresse sur le Brésil; en Haïti prédominent les Fon du
Dahomey, cependant que Yoruba et Fon se partagent la Trinité,
terre d'abord espagnole — elle hébergea quelques Français —
puis anglaise. Quant à Cuba, pour recenser la part d'ébène de
sa culture mulâtresse, il suffit d'écouter le poète célébrer son île
au «Son numéro 6 »d'El son entero :
Yoruba soy, lloro en yoruba
lucumí
Como soy un yoruba de Cuba
quiero que hasta Cuba suma mi llanto yoruba :
que suba el alegre llanto yoruba
que sale de mi.
Yoruba soy,
cantando voy,
llorando estoy,
y cuando no soy yoruba,
soy congo, mandinga, carabalí (3)...
(3) Nicolás Guillén, El son entero; Cantos para soldados y sones para turistas,
Buenos Aires 1952, p. 61.
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Je suis yoruba, je pleure en yoruba


lucumi
Puisque je suis un Yoruba de Cuba
Je veux vers Cuba élever mes larmes en yoruba :
les joyeuses larmes yoruba
qui sourdent de moi-même.
Je suis yoruba,
je m'en vais chantant,
me voici pleurant,
et quand je ne suis pas yoruba,
je suis congo, mandingue, calabar...
Si, à Cuba, les dieux s'appellent orichas (en Afrique : ancêtres
de la race yoruba, justement), si en Haïti ils perdent leur nom
dahoméen de vodun pour devenir des loa, s'ils se nomment winti
au Surinam, au Brésil les orixas sont santos le plus souvent. Et
moins «catholiquement »que ne présage ce mot, car les saints, en
Amérique tropicale, ont surtout contribué à perpétuer le syncré-
tisme propre au polythéisme africain, leurs images ayant fourni le
réceptacle où se préserve le souvenir des dieux et même, parfois,
servi de protection aux sectateurs persécutés. Ce n'est pas tout;
les saints eux-mêmes peuvent se substituer aux dieux. Alors qu'à
Bahia saint Jérôme cache très bien Ogodo (Shangô l'Ancien),
métamorphose brésilienne de Shango, le dieu du tonnerre yoruba ;
que Santa Barbara, patronne des mineurs et des artisans, remplit
à Cuba le même office auprès de Chango (Xangô ou Sang6),
oricha non seulement de la foudre mais encore de la virilité et de
la guerre, saint Jean-Baptiste, dans le Nord d'Haïti (1937), est loa
à part entière : dieu de l'orage, il a remplacé dans cette fonction et
Sogbo et Chango. Au reste, des «esprits »autochtones de moindre
envergure, des loa «créoles », voient encore le jour dans le vaudou
haïtien.
Mais les grands dieux des Amériques demeurent les dieux
d'Afrique doublés ou non de saints. Aussi bien le Legba
dahoméen (le gardien des chemins, le Décepteur divin) que
l'Elegbara yoruba, appelé aussi Eshu (dieu des disputes qui,
paradoxalement, joue le rôle de conciliateur et que les mission-
naires identifient au diable) constituent d'excellents spécimens
de rétention et de transformation dans les diverses aires latines.
« Maître des chemins » l'un et l'autre, Echu à Cuba, en Haïti
Legba ont précédence lors de l'appel des dieux dans la santeria
ou quand s'ouvre le service du vaudou. De même au Brésil, Eshu
est nommé en tête du 'shiré : ordre de convocation des santos;
comme ailleurs, il est « nourri » et « renvoyé » avant que ne
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commencent les rites et les rythmes menant à la «montée » (ou


possession) des fidèles par d'autres dieux. Au demeurant, en
Afrique même, bien qu'il n'y ait point, comme en Amérique,
multiplicité de possessions, Legba est le premier des dieux
invoqués.
Alors qu'à Cuba Elegbara est assimilé au diable, Satan au Brésil,
mais c'est Eshu! Saint Antoine, dont l'image présente un vieillard
s'appuyant sur son bâton de pèlerin, et saint Pierre, gardien des
clefs qui ouvrent les portes qu'on sait, représentent ingénieuse-
ment au paysan haïtien ce Papa-Legba qui monte la garde aux
croisées des chemins, points de rencontre des hommes et des loa.
Le winti Leba assure au Surinam, outre la surveillance des
carrefours, la protection contre les «esprits »mauvais. Dédoublé
qu'est ce dieu, dès l'Afrique, ici en veilleur des entrées, là en
truqueur patenté, fomenteur des disputes, vodun des accidents, on
comprend sa fortune de l'autre côté de la mer. Dans les régions
aujourd'hui ou jadis catholiques, chaque culte s'applique à se le
concilier. Il n'est pas jusqu'à La Nouvelle-Orléans et à la Trinité
où l'on n'ait retrouvé les traces de cette divinité.
En terres ou enclaves protestantes, en revanche, point d'images,
point d'orichas, point de saints, point de loa. Yahvé, dieu unique
et sans visage, n'assimile guère Olorun, dieu des dieux dans
l'ordre cosmique au Nigéria, mais peu soucieux du sort des
mortels. Même Legba, ailleurs si présent, perd ici jusqu'à son
nom au profit d'un Malin aussi carotteur il est vrai, aussi habile
s'il se peut que le Satan chrétien du Moyen-Age. Aux États-Unis
et parmi les Shouters (ou «Crieurs ») de la Trinité, seul le Saint-
Esprit favorise la transe des adeptes. De sorte que, si le poète
cubain volontiers «pleure en yoruba/lucumi », le poète nord-
américain, pour peu qu'il évoque les dieux africains, ne peut qu'il
n'ironise sur son héritage :
Quaint, outlandish, heathen gods
Black men fashion out of rods,
Clay, and brittle bits of stones,
In a likeness like their own,
My conversion came high-priced;
I belong to Jesus Christ,
Preacher ofhumility;
H e a t h e n g o d s a r e n a u g h t t o m e (4).

(4) Cullen, Countee,« Heritage II, Color, New York 1925, p. 39.
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Dieux païens, étrangers, étranges


Que les noirs façonnent en bois,
En argile, en pierre fragile,
Fidèle à leur propre image,
Ma conversion fut d'un haut prix;
J'appartiens à Jésus-Christ
Qui prêcha l'humilité;
Les dieux païens ne me sont rien.
Pourtant, toute dépourvue qu'elle fut du support des saints,
l'oublieuse mémoire des dieux ancestraux, marquant les terres
réformées, nulle part n'affaiblit le souvenir moteur dont témoi-
gnent encore, malgré l'esclavage, tant les aires anglo-saxonnes
que latines. Même en Amérique du Nord, où sévissaient les
Puritains, des habitudes motrices, héritées de l'Afrique natale,
vont survivre au passage transatlantique des négriers et, grâce
au chant, à la danse, au travail, structurer l'expérience vécue
du noir en exil. C'est ce que je commencerai par montrer.
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INTRODUCTION
ASPECTS DE LA MÉMOIRE MOTRICE
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CHAPITRE PREMIER

MÉMOIRE MOTRICE OU MÉMOIRE-IMAGES?

Au terme du vaste tour d'horizon qu'il fit, en 1967, de toutes


les Amériques noires, Roger Bastide constatait qu'en ces régions,
et «dans une très large mesure, la mémoire collective est plus une
mémoire motrice qu'une mémoire-images; qu'elle est plus inscrite
dans les gestes corporels, séquences rituelles, pas de danse que dans
le trésor des souvenirs intellectualisés »(1). Conclusion peu surpre-
nante pour tous ceux qui, grâce à Herskovits, connaissaient déjà la
fécondité des motor habits dans la quête des rétentions africaines.
De fait, aussi loin que 1941, lorsque paraît sa somme du Myth of
the Negro Past nord-américain, et fort de la méthode qui lui avait
valu les solides résultats rapportés du Surinam (1936), d'Haïti
(1937) et du Dahomey (1938), notre savant anthropologue
considérait les habitudes motrices comme constituant encore «un
vaste champ d'études »(2) pour le dépistage des africanismes.
Certes, même à l'époque, qui ne pouvait se douter que la danse
et les gestes du travail auraient constitué, pour des esclaves
africains et leurs descendants, des relais naturels de la mémoire
motrice? Mais Herskovits, lui, ne se borne pas à deviner «que
bon nombre des formes de danse du noir américain sont
essentiellement africaines »(3), il les soumet à examen. C'est ainsi
qu'en étudiant des films montrant, dans un village Ashanti
d'Asokore, l'élaboration des rites Kwaside offerts aux ancêtres
du chef, il découvre un exemple, pour lui parfait, du charleston.

0) Les Amériques noires, Paris 1967, p. 197.


(2) The Myth of the Negro Past, New York 1941, p. 145. Cet ouvrage de Melville
J. Herskovits a été traduit en français sous le titre : L'Héritage du Noir, mythe et
réalité, Paris 1958.
(3) Ibid., p. 146.
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S'il put avoir la faiblesse d'extrapoler un peu vite sur la


démarche du noir américain, laquelle, à l'en croire, serait
influencée par la manière dont les négresses portent leurs
fardeaux et leurs enfants en Afrique ou en Amérique tropicale, il
avait, outre son goût bien connu pour les enquêtes ethnogra-
phiques «sur le terrain », la sagacité d'interroger, à l'occasion, les
anthropologues et les folkloristes, ses collègues. D e Bascom (4) il
apprit que la méthode de planter, photographiée au Dahomey et
en Haïti, se révélait, à l'analyse, identique à celle en cours alors
dans les Iles Gullah; Puckett (5) l'aidait à démontrer que
l'habitude qu'avaient les noirs nord-américains de se «droitir »les
cheveux n'attestait que leur volonté de se «blanchir » puisque
ailleurs, aux Antilles, en Guyane alors hollandaise, et parmi les
nègres Bosh, les paysannes, les enfants se tressaient encore les
cheveux à la manière ancestrale. Porté couramment aux Antilles,
et en provenance d'Afrique Occidentale, le fanchon avait disparu
aux États-Unis, mais la portraiture des «marnas » noires — et
Doyle — lui confirmaient que, sous l'esclavage, il fut coiffe
courante et servait même, par la manière de le nouer, à établir le
rang (6), si tant est que le rang ait une quelconque portée dans
la condition d'esclave. Il n'est de gestes, et jusque dans la
manière de tresser les plateaux et les paniers d'osier, qui ne se
prêtent à l'attention de notre scrutateur. Aussi observe-t-il que
non seulement la technique employée dans ce domaine dans les
îles côtières de Virginie est celle précisément que prisent les
Ouest-Africains, mais aussi, curieusement, que le mouvement du
tressage, dans tous les cas examinés, épouse le sens des aiguilles
d ' u n e m o n t r e (7).
Observations banales sans doute. Mais ne saurait trop s'en
consoler qui mesure à quel point, en Amérique protestante, le
régime servile eut raison des habitudes et des mythes en
provenance du continent noir. On sait l'importance du culte des
Ancêtres et des rites funéraires en Afrique Occidentale (8). Dans
les pays qui connurent le syncrétisme afro-catholique, il en reste
au moins un certain attachement au culte des morts. Plus d'un
observateur en fut frappé : Puckett (9), dans l'Alabama, par les

(4) Ibidem.
(1) Ibid., p. 148.
(6) Ibid., p. 149.
C) Ibid., p. 147.
(8) Ibid., p. 197 et suiv.
(9) Cf. Puckett, Newbell N., Folk Beliefs of the Southern Negro, University of
North Carolina Press, 1926.
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objets (bouteilles d'eau-de-vie, lampes, bouts de cigares, etc.)


placés sur les tombes, en offrande au défunt, témoignant ainsi
d'une survivance africaine; Langston Hughes, au Cap-Haïtien,
par les allures de fête que prennent les veillées funèbres (les amis
du défunt se réunissent pour chanter les airs et pratiquer les jeux
qui lui plaisaient; pour manger aussi et boire ce qu'il aimait) (lD);
Michel Leiris enfin, en Guadeloupe, à la Martinique, observe le
même soin accordé aux morts et aux veillées (11). Qu'en reste-t-il
en pays protestants ?Tout au plus, dans le Nord des États-Unis, le
souci d'avoir un bel enterrement et, dans le Sud, quelques
sociétés d'entraide fondées à cette fin.
Par chance, certaines transmissions de «souvenirs », se situant
aux frontières de la mémoire-images et de la mémoire motrice,
sont moins malaisées à dégager. Le penchant légendaire des noirs
nord-américains pour l'église baptiste est de celles-là. Les tenants
des explications sociologiques accordées à ce trait ne manquent
pas d'arguments. «L'église baptiste, écrit L. P. Jackson, est, en
raison de sa politique, l'église des masses par excellence. Plus que
vers toute autre secte, c'est la confession vers laquelle la classe des
humbles a tendance à se tourner »(12). Nous savons aussi, par
John Dollard, que les baptistes et les méthodistes «se montrèrent
très énergiques dans les mesures qu'ils prirent assez tôt, en vue de
gagner l'allégeance des noirs, grâce à leurs prédicateurs itiné-
rants ». Par ailleurs, poursuit Dollard, dans une ébauche de ce que
nous pourrions déjà appeler des causes religieuses, «l'attitude
religieuse de ces sectes était moins soucieuse de forme et moins
stéréotypée que celle des églises épiscopales et presbytériennes et
leur manière évangélique de prêcher semblait attirer spontané-
m e n t les noirs » (13).
Plus que leur prosélytisme et leur «informalité », il faut
apprécier l'esprit d'ouverture des baptistes envers l'esclave. Ceux-
ci lui donnaient surtout Foccasion d'une plus grande participation
aux services religieux et lui octroyaient plus libéralement la
permission de prêcher selon son penchant. Dès lors, il pouvait
donner libre cours, et non plus dans la seule clandestinité des bush
meetings, aux habitudes motrices héritées de cette Afrique où «le
rituel, selon Herskovits, est fondé sur un culte s'exprimant par le
chant et la danse, auquel s'ajoute la possession par un dieu, forme

(10) Hughes, Langston, I Wonderas I Wander, New York 1956, p. 22-23.


(11) Signalé par Bastide, A. N., p. 167.
(12) Jackson, L. P., «Religious Development of the Negro in Virginia from 1760
to 1860 »,Journal of Negro History, vol. 16, 1931, p. 198.
(11) Dollard, J., Caste and Class in a Southern Town, New Haven 1937.
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suprême de l'expérience religieuse »(14). Or la possession par un


dieu africain, ou ailleurs, dans le culte vaudou, la «montée » du
sujet par un loa (ls), trouve ici sa contrepartie dans la «possession
par l'esprit », cette extase dont le noir américain dit tour à tour
que, la vivre, c'est «se perdre dans l'esprit », «être rempli du
Saint-Esprit » ou bien «se rouler » ou encore «parler en
langage »(16).
Reste que, chez les baptistes, comme leur nom l'indique, le
baptême par immersion constitue un des points saillants de
l'éventail des pratiques qui ont pu attirer durablement vers eux
les Africains. L'attrait du baptême à la baptiste découlerait-il,
comme le veut Jackson, du seul «penchant des noirs pour le
spectaculaire »(17)? Malgré les lois que votèrent successivement la
Virginie (1667) et le Maryland (1671) pour couper court aux
rumeurs prévoyant l'affranchissement ipso facto de tout esclave
baptisé, le goût persiste en effet chez le noir pour la grande
ablution du baptême par immersion. Le spiritual «Je me suis
plongé dans la mer »(« Been Down Into the Sea »)l'exalte assez :
Hallelujah! an'a hallelujah! —Hallelujah, Lord!
I been down into the sea,
0, I've been to de sea an' I've done been tried,
0, I've been to de sea an' I've been baptize',
Been down into the sea.
Alléluia, oh alléluia —Alléluia, Seigneur!
Je me suis plongé dans la mer,
Oh, je suis allé à la mer et j'ai été éprouvé,
Oh, je suis allé à la mer et j'ai été baptisé,
Je mesuis plongé dans la mer.
Celui qui sait mesurer le prestige dont l'esclave pare Jean-
Baptiste, symbole pour lui du grand pasteur qui ne baptise que
par immersion (sur ce détail, «C'était dans le Jourdain » [« Twas
at the River of Jordan »] est sans équivoque :
John baptized the multitude,
But he sprinkled nary one.
Jean baptisa la multitude,
Mais personne nefut aspergé.)
(14) Herskovits, M. J., M.N.P., p. 125.
(lS) Dieu, esprit, ou génie dans le vaudou haïtien. Voir le prologue.
(16) Cf. Herskovits, M. J., M.N.P., p. 211.
(17) Jackson, L. P., art. cité, p. 199.
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celui qui n'ignore guère ce trait, comment peut-il rester insensible


aux thèses de l'auteur du Myth dans sa volonté d'expliquer,
surtout par la puissance mythique, la préférence baptiste de
l'esclave? C'est le «souvenir »des cultes célébrant les dieux des
rivières, si courant parmi les Yoruba, les Ashanti et au Dahomey,
qui fournit à Herskovits l'essentiel de son argument. Mais
laissons-le s'expliquer à loisir :
Parmi les Ashanti, les pèlerinages au lac Bosumtwe(*) et autres lieux
aquatiques se font régulièrement. C'est à ces occasions que l'esprit des
rivières, des lacs ou de la mer, se manifeste en «se logeant dans la tête »
d'un fervent, incitant ainsi le possédé à se jeter dans l'eau. On rencontre
la même genre de possession dans les brousses de Guyane où les rites
adressés aux esprits aquatiques par diverses tribus africaines incitent le
possédé à se jeter dans la rivière, animé d'une force telle qu'il peut nager
en amont, mêmeà contre-courant des rapides. En Haïti, la possession par
les esprits des rivières, ou par les esprits-serpents habitant les cours d'eau,
amènele fervent à se jeter dans l'eau près de laquelle ont lieu les rites et
où le dieu est censé habiter.
Mais aux États-Unis, où on ne rend le culte ni à Bosumtwe, ni à watra
marna (**), ni à Damballah-wèdo (***), les baptistes noirs ne se préci-
pitent pas dans l'eau sous la possession des dieux africains. Leurs rites
aquatiques sont ceux du baptême. Cependant, il est significatifque, tandis
que le novice est immergé que sa «révélation »a porté vers le courant ou
quelqueansecreusée par lesmarées, l'esprit, s'il doit l'habiter, descend sur
lui à ce moment précis et l'hystérie de la possession se déclare, laquelle se
distingue à peine, du moins par ses manifestations extérieures, de la
possession provoquée par les dieux aquatiques d'Afrique (18).
Plus loin, l'auteur ainsi se résume :
Les esclaves vinrent donc aux États-Unis, pourvus d'une tradition pour
laquelle un culte comprenant l'immersion du corps dans l'eau était
intelligible. Ils rencontrèrent ces croyances parmi ceuxdont les églises et la
manière de célébrer le culte leur étaient les moins étrangères. Quand, au
surplus, ils trouvèrent, dans cette catégorie, ces blancs-là qui tendaient à se
rapprocher le plus des humbles et, partant, à être les hommes les moins
redoutables de leur nouveau contexte, ils s'associèrent tout naturellement
à ce groupe et donnèrent naissance à une tradition qui dure encore (19).

(*) Lac du Ghana central. N.d.t.


(**) Déesse des rivières dans le culte des urina à Paramaribo au Surinam
(ex-Guyanne Hollandaise). N.d.t.
(***) Dieu-serpent du vaudou haïtien qui habite l'eau. N.d.t.
(18) Herskovits, M. J., M.N.P., p. 223-234.
(19) Ibid., p. 234.
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On le voit, pour peu que se manifeste la mémoire motrice, il lui


faut un terrain favorable, une situation tangible où elle puisse
s'exprimer. Si la transe africaine devient aux États-Unis «la
possession par l'esprit », c'est que le rituel baptiste permet sa
survie : grâce au baptême par immersion, se perpétue le rituel
africain des dieux aquatiques.
Moins curieuses, mais plus subtiles, sont les manifestations du
souvenir moteur quand elles prennent forme dans le langage du
chant ou celui du rituel. On peut gager avec Jones que l'esclave né
en Afrique «continua de psalmodier ses mélopées natales, de
chanter ses chansons natales, encore qu'elles fussent interdites et
désormais hors de propos »(20). Mais les premiers noirs améri-
cains ? ceux qui naquirent en esclavage ? En toute vraisemblance ils
chantaient déjà en anglais. Rares en effet, en Amérique du Nord,
les cas faisant état, dans le chant, d'une rétention complète de
mots africains. A ce titre, cette «mélodie païenne » est sans prix,
que chantait l'arrière-arrière-grand-mère de Du Bois et qui fut
transmise jusqu'à lui de parent à enfant pendant plus de deux
siècles :
Do Bana coba, gene me, gene me!
Do bana coba, gene me, gene me!
B e n d ' n u l i , n u l i b e n d ' l e (21).

«Do Bana coba », par sa structure, a déjà des allures de blues,


mais ce n'est qu'une berceuse propre à faire dormir les enfants
et, somme toute, peu inquiétante pour les maîtres. Au demeurant,
si sa musique nous « parle » encore aujourd'hui, le sens de ses
paroles échappa bien vite à celles-là même qui en bercèrent leurs
nourrissons.
Non moins précieuse pour le chasseur de rétentions, l'une
des chansons que vers 1884 Lafcadio Hearn faisait parvenir à
Krehbiel :
Ouendé, ouendé, macaya!
Mopas barrassé, macaya!
Ouendé, ouendé, macaya!
Mobois bon divin, macaya!
Ouendé, ouendé, macaya!
Momangé bon poulet, macaya!

(20) Jones, Le Roi, Lepeuple du blues, Paris 1968, p. 32.


(21) Du Bois, W. E. B., The Souls of Black Folk (Chicago 1903), p. 184 de l'éd.
Fancott, New York 1961.
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Ouendé, ouendé, macaya!


Mo pas barassé, macaya!
Ouendé, ouendé, macaya!
M a c a y a (22) !

Or, au Congo, ouendai ou ouendé veut dire, selon Hearn,


«aller », «continuer »et macaya (à en croire Turiault et son Étude
sur le langage créole de la Martinique que Hearn eut soin de
consulter) signifie «manger tout le temps », «excessivement ».
Traduit par Jacqueline Bernard de l'anglais de Hearn, cela
devient en français :
Vas-y, vas-y, empiffre-toi!
Moi j'ai pas honte, empiffre-toi!
Vas-y, vas-y, empiffre-toi!
Moi j' bois du bon vin, empiffre-toi!
Vas-y, vas-y, empiffre-toi!
Moi j' mange du bon poulet, empiffre-toi!
Vas-y, vas-y, empiffre-toi!
Moi j'ai pas honte, empiffre-toi!
Vas-y, vas-y, empiffre-toi!
Empiffre-toi!
Rappelons que Hearn avait recueilli sa chanson en Louisiane,
c'est-à-dire, en Amérique catholique, ci-devant française, où
créole et français font, même aujourd'hui, bon voisinage, où
l'emploi du latin dans les rites d'église pouvait offrir un parallèle
l a n g a g i e r a u n o i r b o s s a l e (23), p u i s c r é o l e (24), e n c o r e q u ' i l s ' a g i s s e
ici d ' u n c h a n t p r o f a n e m a s q u a n t , p a r u n j u s t e r e t o u r d e s c h o s e s ,
la v o l o n t é d e l ' e s c l a v e d e p a s s e r o u t r e à la b i e n s é a n c e d u m a î t r e .
O n n o t e r a q u ' i c i les m o t s a f r i c a i n s h a b i t e n t le r e f r a i n , c e t t e p a r t
d u c h a n t s a n s d o u t e la p l u s m é c a n i q u e , la p l u s m o t r i c e , c e p e n d a n t
q u e les p a r t i e s i m p r o v i s é e s s ' e x p r i m e n t e n créole.
L e s f o r m u l e s d ' i n v o c a t i o n d a n s le r i t u e l v a u d o u nous offrent
des exemples de rétention encore plus saisissants et m o n t r e n t , e n
quelque sorte a contrario, la t é n u i t é de la part langagière de
l'héritage rituel d u noir des É t a t s - U n i s . D a n s le v a u d o u haïtien,
e n effet, et

Pour chacun des grands loa il existe des formules d'invocation


c o n s t i t u a n t les p l u s s i n g u l i e r s s p é c i m e n s d u r i t u e l oral. Ce sont des
é n u m é r a t i o n s d e n o m s d e saints, d e s s u r n o m s , d e s b o u t s d e p h r a s e s e n
créole o u e n « l a n g a g e ». L ' u s a g e d e ces f o r m u l e s c o r r e s p o n d à u n e

(22) Krehbiel, Henry, Afro-American Folk Songs, New York 1913, p. 39.
(23) Esclave né en Afrique.
(24) Esclave né en Amérique.
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tradition africaine : les dieux des panthéons dahoméens sont également


salués par des phrases stéréotypées, au sens obscur (2S).
Ainsi : Zo-wan-wé, sobadi sobo kalisso... est une formule
d'invocation pour Guédé (26) à peine déformée par la transmission
orale et qui, «en fon, correspond à la formule suivante : Zo wenne
sobadi sogbo kolissou... Il s'agirait, explique Métraux, d'une
invocation aux dieux des tombes et de la mort pour obtenir leur
aide dans un but criminel. Le langage employé ne serait pas le fon
ordinaire, mais un langage secret compris des seuls initiés » (27).
Telle est la force de la mémoire motrice quand elle peut
s'exprimer dans une séquence rituelle dont la transmission est,
par sa nature même, plus mécanique qu'intellectuelle!
On est frappé en revanche par l'impuissance du souvenir
moteur à charrier, surtout en Amérique du Nord, certains
courants de la culture matérielle des Africains. C'est que les
nouvelles conditions de société ne s'y prêtaient pas. Ne pouvait
survivre, au premier chef, tout ce qui allait ouvertement à
l'encontre des intérêts des maîtres. Tout naturellement le régime
servile d'abord «supprima, et jusque dans leurs manifestations les
plus normales, les très complexes systèmes politiques, sociaux et
économiques des Africains de l'Ouest. Le " génie juridique ",
souvent loué, qui avait donné naissance à l'un des régimes les plus
subtils que l'on connaisse, était dans l'impossibilité de s'exercer,
sauf, très officieusement, dans les champs de coton améri-
cains » (28). Car le maître tolérait, voire encourageait, la manière
propre à l'esclave d'organiser le travail des champs, pour peu que
celle-ci en accrût la production. Quant à la technologie des
Africains, celle qui façonnait le travail du fer, la sculpture du
bois, le tissage, etc., elle disparut dès lors que ceux-ci n'étaient
plus maîtres de leur destin économique et devenaient les purs
instruments du Sud, agraire il est vrai, mais esclavagiste.
Expressions non matérielles de la culture africaine, la musique
et la danse des noirs purent échapper, surtout dans leurs
manifestations religieuse et laborieuse, au néant où devait
logiquement les vouer leur nouveau contexte général de culture.
Par le visage rassurant qu'elles offraient aux maîtres, elles
permirent l'ouverture d'une brèche où justement la mémoire
motrice pouvait passer. Le résultat? L'une des rencontres les plus
subtiles des cultures européenne et africaine.
eS) Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, Paris 1958, p. 144.
(26) Génies de la mort dans le vaudou haïtien.
(7) Alfred Métraux, V.H., p. 144-145.
C28) Le Roi Jones, P.B., p. 27.
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CHAPITRE II

LE RYTHME, DE L'AFRIQUE A L'AMÉRIQUE

La mélodie, le rythme, l'harmonie forment ensemble les


éléments constitutifs de toute musique. De fait, les trois grandes
familles musicales de notre planète ne se distinguent entre elles
que par la primauté dont elles témoignent, chacune sur les deux
autres, de l'un ou l'autre de ces éléments —encore que l'art de
combiner harmonieusement les voix (humaines ou instrumentales)
soit de fraîche date. En adoptant le clavecin bien tempéré, la
musique européenne, après des siècles de contrepoint, s'orienta
résolument vers la complexité harmonique; la musique orientale,
et singulièrement l'indienne, a pu atteindre l'articulation la plus
élaborée de la ligne mélodique; mais c'est à l'Afrique que revient
la palme en ce qui concerne le développement et la complexité
rythmiques. Le sensmêmedu rythmemarque un trait fondamen-
tal de la tradition musicale africaine, laquelle, écrit Waterman,
conçoit la musique comme épousant une ossature théorique de temps
régulièrementespacés[...] quecestempssoientounonexprimésentermes
réels de mélodie ou de percussion [...] Puisque ce sens de métronome
est d'une importance si fondamentale [...] on le suppose, sans jamais le
mettre en doute ou le soumettre à examen, comme faisant partie de
l'équipement perceptuel à la fois des musiciens et des auditeurs et on
le considère, le plus parfaitement du monde, commeallant de soi (1).
Un«sens demétronome »considéré «commeallant de soi »: le
jugement est formel. On comprend dès lors qu'un peu partout en
Afrique le tambour ait pris une telle importance dans la vie
musicale et que, là-bas, le grand virtuose, ce n'est pas la prima
(1) Waterman, Richard A.,« African Influence on the Music of the Americas »in
. Acculturation in the Americas, 6d. par Sol Tax, Chicago 1952.
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donna qui chante juste mais le tambourineur qui joue bien, ou,
pour reprendre une expression créole, le batteur qui «fait parler
le tambour ». Néanmoins, à l'époque de l'esclavage, ce sont
les instrumentistes en général qui semblent avoir occupé la
première place par rapport aux chanteurs. Parmi les membres des
orchestres et des «bands »que maintenaient les grands chefs, «le
grand tambourineur et le corniste royal jouissaient l'un et l'autre
d'un statut élevé »(l). Notons aussi, notons surtout, que «dans
certaines régions, le tambour —le grand tambour en particulier
—était associé à la puissance et au prestige du chef qui, lui seul,
avait l ' h o n n e u r d ' e n jouer » (3).
Dans Mission from Cape Coast Castle to Ashantee (livre qu'en
1819 il publia à son retour d'une mission accomplie en 1817, avec
trois autres explorateurs, pour le bénéfice du Comité Africain de
Londres), Thomas Edward Bowdich nous a laissé un compte
rendu très détaillé des pratiques musicales de l'Afrique occiden-
tale à l'époque de la traite. Grâce à lui, nous pouvons nous former
une idée de la configuration des tambours de cette région, ainsi
que de la manière dont on les frappait au début du siècle dernier :
Les tambours sont des troncs d'arbres vidés, taillés avec élégance, la
plupart du temps ouverts à un seul bout, et de grandeurs diverses; ceux
qui sont recouverts de la peau la plus en usage (c'est-à-dire de peau de
léopard) sont frappés avecdes bâtons enformedesoupir [idest' ]; les plus
grands reposent sur la tête d'un hommeet sont frappés parunou plusieurs
autres; les plus petits sont portés en bandoulière autour du cou ou posés
droits sur le sol; dans ce dernier cas ils sont frappés avec la face intérieure
des doigts, jeu auquel les autochtones sont très habiles : il faut compter,
parmi cestambours, quelques-uns recouverts depeaude léopard (on dirait
du parchemin) et qu'on ne frappe qu'avec deux doigts qui les raclent,
tandis que le majeur repose sur le tambour, mais produisant un son plus
important (4).

Qu'ils s'appellent James Hawkins, auteur d'une History of a


voyage on the Coast of Africa (1797), ou Mongo Park, chirurgien
écossais qui signa des Travels in the Interior Districts of Africa...
(1800) ou bien encore Robert Norris qui, du règne de Bossa
Ahadu, Roi du Dahomey, nous a laissé de précieux Mémoires
(1789), d'autres voyageurs nous rappellent, tout comme Bowdich,

(2) Southern, Eileen, TheMusic ofBlack Americans : A History, New York 1971,
p. 15.
e) Ibid., p. 15.
(4) B o w d i c h , T h o m a s E . i n R e a d i n g s i n B l a c k A m e r i c a n M u s i c , é d . p a r E i l e e n
S o u t h e r n , N e w Y o r k 1971, p . 14.
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le rôle primordial des tambours africains dans la musique et dans


la danse : Hawkins, par exemple, découvre chez les Ibos deux
types au moins de tambours creusés dans des troncs d'arbres ou
construits avec l'écorce du fruit du calebassier et joués avec les
doigts et la paume; Mongo Park, explorateur de la région du
Niger, nous décrit quelque part le tang-tang, tambour ouvert sur
le bas (5).
Que l'Africain fabrique ses tambours avec les matériaux de son
milieu (troncs d'arbres, calebasse, peaux de léopards), quoi de plus
naturel? S'imposent bien plutôt à l'attention l'ubiquité d'abord,
puis la grande variété de ces instruments par leurs dimensions et
leurs résonances. C'est que, pour accompagner le chant ou la
danse, l'Africain joue sur plusieurs rythmes à la fois et que la
polyphonie a besoin, pour s'exprimer, de plusieurs voix, soit
d'instruments différents, soit justement de tambours à résonances
diverses.
Dans la musique africaine, les tambours ne jouent pas
simplement un rôle accompagnateur, à la manière européenne, sur
un temps commun et fondamental. L'Africain joue des rythmes à
temps divers qu'il superpose par strates. Un rythme perçu comme
un seul par l'auditeur peut être en réalité un complexe de rythmes
à temps différents. L'anthropologue Ernest Borneman conte son
émerveillement quand, âgé de dix ans, ses parents l'emmenèrent à
la Foire Universelle où des tambourineurs congolais battaient des
fugues rythmiques à... douze parties! Définie simplement, la
polyrythmie naît de la combinaison simultanée d'au moins deux
rythmes indépendants. Les premiers temps de chaque rythme
peuvent à la rigueur coïncider comme dans certaines compositions
de la musique classique où l'on superpose, par exemple, une
mesure à deux temps à une mesure à trois temps (A), où, encore,
une mesure à trois temps se combine à une mesure à quatre temps
(B). Soit graphiquement :

Ne méritent vraiment le nom de polyrythmie que les combinai-


sons où les temps forts de rythmes différents ne coïncident pas.
Ainsi,

(1) Cf. Eileen Southern, M.B.A., p. 5 et 10.


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constitue un polyrythme à deux temps et à trois temps,


superposés (6).
Maisnousn'avons làquejeux d'enfants puisque, d'après Steams,
«c'est chose banale pour un tambourineur ouest-africain que de
6 4 3
superposer à un complexe déjà établi de rythmes —>- et -
(point de départ courant de la musique ouest-africaine) un rythme
5
- »(7). Pour se le figurer, il faut imaginer avec le même Stearns
5
—mais le peut-on? —un -4 combiné à un «fox-trot »combiné à
une marche ou un «one-step », lui-même combiné à une valse!
Dans l'exécution de ces polyrythmes, Ernest Borneman explique
fort bien pourtant la démarche musicale des batteurs :
Ces effets sont musicalement obtenus grâce à des complexes modèles
rythmiques qui sont énoncés sous leurs premières formes horizontales
comme nous [Européens] pourrions énoncer un air avant d'introduire
notre première variation. Unefois le rythme bien compris et les premières
variations introduites, une deuxième phrase rythmique peut être insérée à
lamanière ducontrepoint et le nombre deces thèmes polyrythmiques peut
atteindre la douzaine ou plus, suivant le nombre d'instrumentistes
participant àla performance [...] Les différences dans les hauteurs du son
entrent rarement en jeu au sens de structure harmonique ou mélodique;
d'une manière générale, celles-ci sont employées seulement comme
facteurs propres à maintenir clairement séparés les différents instruments
à percussion (8).
Souci de netteté, on le voit, dans l'architecture des rythmes et
qui prime le soin harmonique et mélodique. Qu'on ne s'étonne
donc point de cette découverte, pourtant étonnante, de l'anthro-
pologue Alan Merriam : un chant afro-brésilien exécuté sur un
rythme signé 12-/4,
2 c'est-à-dire, vous avez bien compris, douze
coups et demipour chaque mesure! Ici, l'adjectif afro-brésilien n'a
pas volé son préfixe.
Visitez les campagnes d'Haïti, vous constaterez sans peine que,
de l'Afrique à l'Amérique, la fabrication des tambours, la manière
d'en jouer ont peu varié en ce pays. Pourquoi donc en Amérique
du Nord le tambour africain a-t-il disparu? Cela mérite examen.
(6) Cf. Copland, Aaron, What to Listen for in Music, New York 1939.
(7) Stearns, Marshall, The Story ofJazz, Londres, Oxford 1956, p. 270.
(8) Borneman, Ernest, A Critic LookatJazz, Londres 1946, p. 31.
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En Afrique, le tambour peut parler un langage autre que


purement musical ou lié aux seules sensations. Il sait se faire
messager, et à distance! en employant, au besoin, des relais.
Entendons-nous, il ne s'agit pas ici d'une convention qui
s'assimilerait à l'usage d'une sorte d'alphabet morse, mais bien
plutôt d'un phénomène s'inscrivant dans le contexte général des
langues tonales de l'Afrique occidentale. Là, point de division
stricte entre la musique et le langage, ce véhicule de culture par
excellence. Comme en Europe le violon, l'alto, le violoncelle, la
contrebasse, les tambours au Nigéria et ailleurs existent en série,
selonla hauteur du son. Les noms qu'ils portent peuvent se borner
à l'onomatopée : ainsi (toujours au Nigéria), le kerrikeri dénote,
par son nom même, un son plus aigu que celui du tenanga, lui-
même au ton plus élevé que celui du goudougoudou. Il advient
parfois qu'on procède sur le tambour à la reproduction phoné-
tique de mots entiers. Il faut du moins en croire les yeux et les
oreilles d'Eduard Schauenburg qui vit et entendit à Kujar vers
1859 «un noir battant le tambour de sa main droite tandis qu'avec
la main gauche il faisait varier le son en pressant la peau, imitant
ainsi les mots mandingues »(9). Il faut croire aussi Sir A. C. Mo-
loney qui observa ce système langagier parmi les Yoruba. Pour le
comprendre, explique Moloney, il faut percevoir «les accents de
la prononciation dans la langue vernaculaire [Moloney veut dire la
langue du pays] et arriver à connaître la note distincte mais
correspondante du tambour »(10). Au reste, la représentation du
langage parlé n'est pas ici le privilège du seul tambour. Dans les
fanfares de cors de plusieurs chefs, en pays Ashanti, les soldats et
la population pouvaient, assure Bowdich, immédiatement recon-
naître des phrases pour lui étranges. En voici un exemple rapporté
de sa mission de 1817 :
«0 Saï tintintoo, mayûâyrà pa pa »C11).
C'est-à-dire :
«0 Sa!, grand roi! je te rends gloire en tout lieu. »
Héritiers de ces pratiques, il était naturel que les esclaves du
Nouveau Monde se réunissent, comme les Africains, au son des
tambours. Leur rôle, comme on sait, ne fut pas mince dans l'appel
(9) Krehbiel, Henry, Afro-American Folk Songs, NewYork 1914, p. 65.
(10) Ibidem.
(11) Bowdich in R.B.A.M., p. 13.
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à la révolte des noirs de Saint-Domingue (1791-1804). Par


malheur, les esclavagistes d'Amérique du Nord comprirent très
tôt que les tambours accompagnant la danse et le chant pouvaient
tout aussi bien servir à communiquer des mots d'ordre séditieux.
Dès 1676, la prudente Colonie de Virginie fit passer une loi
prohibant l'usage du tambour africain (12). D'une manière géné-
rale, les tambours «et autres instruments bruyants ) aptes à
transmettre des «messages »furent défendus par les lois du Sud.
Relatant ses Six Years in a Georgia State Prison (1851), Lewis
Paine cite expressément une loi de cet État, à ce propos. Elle
interdisait on ne peut plus clairement aux esclaves «l'usage et la
possession de tambours, de cors et autres instruments bruyants,
susceptibles de les rassembler ou de permettre entre eux l'échange
de signaux o u d'avertissements » (13).
Dépourvu de ses tambours (14), le noir nord-américain ne fut
pas pour autant frappé d'amnésie rythmique. L'expression du
rythme passa tout simplement aux mains et aux pieds; certaines
de ses qualités persistèrent, bien qu'affaiblies dans leur ampleur.
Dans une église des îles côtières des Carolines, Willis James fut
fasciné (c'est son mot) par la variété des rythmes et des tons qu'y
déployait, sans tambour ni trompette, l'ensemble des fidèles :
Ils employaient leurs doigts, nous dit James, pourreproduire une qualité
de ton qui pourrait bien représenter celle d'un petit tambour, puis ils se
frappaient les doigts dans la paume de la main pour obtenir un autre son
qu'on pourrait assimiler à celui d'un tambour plus grand et au ton plus
profond. Pour obtenir un troisième effet, ils présentaient les mains
légèrement creuses et les frappaient comme pour applaudir [...] Ils s'en
servaient dans un ordre impressionnant et employaient également leurs
pieds dans desrythmes divers eS).
Or le recours aux mains pour marquer le rythme n'est pas une
pratique réservée aux seuls noirs nord-américains. Plusieurs
observateurs s'accordent pour témoigner de son usage dans
quelques aires de l'Afrique même : Weman, notamment, en
Rhodésie du Sud et au Tanganyika, Blacking au Transvaal
septentrional, chez les Venda. «Doris Me Guitry cite le batte-
(2) Cf. Fisher, Miles M., Slave Songs of the United States, New York 1953,
p. 29.
(13) Cité par Southern, M.B.A., p. 157.
C4) Pas complètement. Cf. Howard, Joseph H., Drums in America, New York
1967.
(15) James, Willis, Notes accompagnant Afro-American Music, A Demonstration
Recording, A.S.C.H. Records, n° AA702, p. 1, col. 2.
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ment des mains comme l'une des quatre sources principales de la


complexité rythmique en Afrique — les trois autres étant les
accents des chanteurs (ou de l'instrument exprimant la mélodie),
le m o u v e m e n t des danseurs et le b r u i t des t a m b o u r s » (16). Il
s'agit bien là d'une technique africaine dont l'emploi partiel s'est
élargi pour combler un vide causé par les impératifs du nouveau
milieu. C'est sans doute grâce à cet élargissement que l'expression
polyrythmique a pu survivre aux États-Unis.

Fidèle compagne de la polyrythmie, la syncope nous offre aussi


un aspect exemplaire de l'adaptation rythmique de l'Africain en
milieu occidental. Qu'il entre en rapport avec la musique
européenne et le noir aussitôt la transfigure, non seulement en en
simplifiant la structure harmonique mais encore en y appliquant
de simples variations rythmiques. Dès 1913, trois cinquièmes des
cinq cent vingt-sept chants afro-américains examinés par Henry
Krehbiel révélaient, à l'analyse, la haute fréquence en leur
structure d'un certain «rythmical snap or catch ». Cet «entrain,
ce mordant rythmique », dont les amateurs du « ragged time »
connaissaient déjà la contagion, n'était a u t r e q u e la s y n c o p e (17).
Mais qu'est-ce au juste que cette syncope?
Prenons, à titre d'illustration, une simple mesure à deux temps.
En l'énonçant comme l'exigerait un maître de musique à
l'ancienne mode (c'est-à-dire en accentuant le premier temps de
chaque mesure) nous obtiendrions la scansion suivante :

2
et ainsi de suite. C'est le 24• Combinons maintenant deux
mesures à deux temps avec la même accentuation et nous
obtenons une suite de quatre temps : UNE-deux-UNE-deux,
ou plus précisément :

( ) Lovell, Jr., John, Black Song : The Forge and the Flame, New York et
Londres, 1972, p. 41.
(17) Cf. Krehbiel, Henry, A.A.F.S., p. 95.
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Dès que nous déplaçons les accents, surgit la syncope : soit que,
entamant un son sur un temps normalement non accentué, nous
le maintenions jusqu'à la fin du temps accentué suivant : nous
passons alors de

soit que nous imposions des silences aux temps normalement


accentués et, cette fois, au risque de pousser jusqu'au contre-
temps, c'est

soit enfin, plus simplement, que nous fassions des temps forts des
faibles et, par cette vertu, transformions

C'est bien à ce jeu de déplacement des accents qu'il le soumet,


dès que l'Africain veut rendre, à sa manière, un chant occidental.
En effet,
Soussaformepremière et la plus simple, cette syncope semanifeste par
des battements de mains sur les temps faibles pendant que les pieds
marquent les temps forts et que la voix repose fortement sur le temps
général. Dans l'étape suivante les mains et les pieds ne semanifestent que
toutes les deux ou quatre mesures, et en fin demesure, et permettent à la
voixdeprocéderpar syncopeimplicite (18).
A la mélodie du célèbre «Nobody Knows de Trouble l've
Had », transcrite par les éditeurs de Slave Songs of the United
States (19), la musicologue Eileen Southern a joint pour nous la
notation rythmique du jeu des pieds et des mains, illustrant ainsi,
à bonne enseigne, ces premières étapes qu'Ernest Borneman vient
d'évoquer. A noter, surtout aux mesures 1 à 7, même la ligne
mélodique contribue à enrichir l'effet de syncope en soulignant
certaines subdivisions des temps :

(18) Bomeman, E., C.L.J., p. 10.


(19) Allen, W. F., Ware, C. P., and Garrison, Lucy, New York, 1868, p. 55. ,
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2. I pick de berry and I suck de juice, 0 yes, Lord!


Just as sweet as the honey in de comb, 0 yes, Lord!
3. Sometimes I'm up, sometimes I'm down,
Sometimes I'm almost on de groun'.
4. What make ole Satan hate me so?
Because he got me once and he let me go.
Personne ne sait le chagrin que j'ai eu,
Personne ne l' sait saufJésus.
Personne ne sait le chagrin que j'ai eu,
Gloire, Alléluia!
1. Un matin je me promenais, oh oui, Seigneur!
J'ai vu pendre des mûres, oh oui, Seigneur!
2. J'ai cueilli les mûres et j'ai sucé le jus, oh oui, Seigneur!
Aussi douces que le miel du rayon, oh oui, Seigneur!
3. Parfois je m' sens haut, parfois je m' sens bas,
Parfois je m'sens presque àterre.
4. Qu'est-ce qui fait que l' vieux Satan me hait tant?
Parce qu'une fois il m'a attrapé et il m'a relâché.
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Cette transcription améliorée de «Personne ne sait le chagrin


que j'ai eu »(20), sans doute est-elle volontairement simplifiée
pour les besoins de l'analyse, car le jeu rythmique accompagnant
le chant peut atteindre, on le devine, une complexité assez
malaisée à décrire. James Weldon Johnson s'y est pourtant essayé.
S'il admet, comme Borneman ou Southern, que c'est le frappe-
ment des pieds qui, en marquant les temps forts, maintient le
temps fondamental, les mains, selon lui, ne s'évertuent pas
seulement à énoncer les temps faibles. Elles élaborent plutôt (cdes
figures rythmiques compliquées et variables ». Au reste, «il faut
comprendre que le pied ne marque pas un temps normal mais ce
que les noirs nomment le stop time ou que les livres appellent,
faute d'une meilleure définition, la syncope. L'accent fort du
rythme n'est jamais perdu mais gaiement renvoyé des mains aux
pieds et des pieds aux mains » (21).
Si vigoureuse reste l'expression du rythme par cet ingénieux
truchement que nous la retrouvons, à peine transposée, dans le
jazz de La Nouvelle-Orléans : le frappement des pieds y est repris
sur la grosse caisse, sur le tambour à timbre le battement des
mains, tandis que les voix passent aux instruments. Du chant au
jazz, la polyrythmie elle aussi se perpétue. Grâce, d'abord, aux
mêmes et secourables pieds et mains —ces relais des tambours —,
ensuite, par l'adoption des rythmes binaires : aux cantiques, le
noir emprunta les mesures à deux et à quatre temps; à la polka, à
4
la marche, le - du jazz. A la polka, mais surtout à la marche,
puisque «le sens de métronome »en lui, l'exigeait. Oui, la marche
l'attira plus que tout autre rythme parce que tout simplement,
tout musicalement, «elle se prêtait à l'ajout de rythmes superpo-
sés à l'africaine »(22). 0 mémoire persistante du rythme!

eO) R.B.A.M., p. 161.


(21) Johnson, James Weldon, The Books of American Negro Spirituals, Two-
volumes-in-one edition (1925-1926), NewYork 1940, vol. 1, p. 31.
(2) Stearns, M., S.J., p. 19.
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CHAPITRE III

LA DANSE ET LE «RING-SHOUT »

«Pour les noirs la danse a toujours occupé la première place; la


musique telle que nous la connaissons et les arts décoratifs ont été
développés comme compléments à celle-ci. Ils expriment par elle
leurs joies et leurs peines; ils dansent pour appeler sur soi la
prospérité et pour passer le temps [...] le noir ouest-africain est
l'homme qui exprime toute émotion par le mouvement rythmique
du corps » e). En accordant à la danse la première place dans
l'expression du cérémonial nègre, Geoffrey Gorer prête le flanc à
une critique au moins : loin d'être le point de départ de la
musique africaine, elle en serait le point d'arrivée, la musique la
plus rythmée au monde devant logiquement y conduire. Songeons
à l'effet sur nous, physique, d'un simple rythme syncopé! Ainsi,
l'ubiquité de la danse dans les cultures africaines s'explique
d'abord par le caractère fonctionnel dont jouissent chez elles la
musique et le chant. En effet, qu'il s'agît de mariage, de
naissance, de funérailles, du culte des Ancêtres ou de l'organisa-
tion du travail, «toutes les occasions sociales avaient encore à
l'époque de la traite leurs musiques fonctionnelles propres [...]
chacune p r e n a n t u n e f o r m e distincte » (2). F a i t significatif,
« toutes partageaient u n e qualité c o m m u n e : o n pouvait aussi bien
les chanter q u e les danser et c'est e n t a n t q u e m u s i q u e dansée q u e
ces chants t r a n s c e n d a i e n t leur n a t u r e fonctionnaliste p o u r être
haussés à la probité artistique »(3). Utilitaires donc la musique et
le chant, mais prestigieuse la danse! Si prestigieuse que le poète
(1) Gorer, Geoffrey, African Dances, Londres 1935, p. 303-304.
(1) Borneman, E., C.L.J. p. 30.
(3) Ibidem.
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sénégalais, quand il fait sa «Prière aux masques », l'assimile à


l'essence même des noirs :
Ils [les blancs] nous disentles hommesdelamort.
Nous sommesles hommes de la danse, dont les pieds
r e p r e n n e n t v i g u e u r e n f r a p p a n t le sol d u r (4).

Les Européens en furent éblouis, qui visitèrent l'Afrique


occidentale et notèrent le grand rôle qu'y jouait la danse dans le
cérémonial. Bowdich à son arrivée à Kumasi raconte comment les
Africains lui firent fête, et combien!
Plus de cinq mille personnes, guerriers pour la plupart, nous saluèrent
d'une grande explosion demusique martiale, discordante seulement par le
jeu d'instruments qu'elle groupait : cors, tambours, hochets, gongs se
manifestaient avec un zèle proche de la frénésie, s'exerçant à nous
apprivoiser parune bonne première impression. La fumée répandue par le
tir incessant de la mousqueterie nous encerclait et confinait nos regards au
premier plan. Onarrêta notre avance tandis que les capitaines exécutaient
leur dansepyrrhiqueau centre d'un cercleformépar les guerriers (S).
Jobson, lui, mais un siècle plus tôt, nous a laissé des
impressions plus quotidiennes. C'est sur les rives de la Gambie
qu'il les recueillit. Notons l'attitude participative du public autour
des danseurs :
Dejour et denuit, et particulièrement la nuit, les gens [d'ici] continuent
de danser jusqu'à ce que celui qui joue soit complètement fatigué; celles
qui tiennent le plus à la danse sont les femmes, qui dansent sans les
hommes et une seule àla fois; avec les genoux recourbés et le corps plié,
elles ont le pied leste, tandis que les observateurs semblent honorer la
danseuse en battant des mains comme pour battre la mesure; et quand
d a n s e n t les h o m m e s , ils le f o n t l ' é p é e a u clair (6).

L'observation de Jobson n'est pas inhabituelle : la danse semble


avoir été particulièrement prisée dans la région focale, cette aire
où fut raflé le plus grand nombre des esclaves. Elle mettait
souvent en scène un musicien, un danseur seul, ou un couple,
tandis que des observateurs les entouraient en cercle en les
encourageant rythmiquement et en se mouvant «en sens inverse
d e c e l u i d e s a i g u i l l e s d ' u n e m o n t r e » (7).

(4) Senghor, L.S., Poèmes, Paris 1965, p. 24.


(1) Bowdich, in R.B.A.M., p. 8.
(6) Jobson, in R.B.A.M., p. 3.
C) Herskovits, M. J., M.N.P., p. 216.
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Ce n'est pas tout. La transe constituait «un élément essentiel


de la danse en cérémonie, qu'elle fût religieuse ou séculière »(8).
Toutefois, c'est surtout dans les contextes religieux que nous la
rencontrons, en Afrique comme en Amérique. En Afrique, la
possession qui se manifeste par la transe est un phénomène social
et, de ce fait, jamais isolé : «un rythme précis de tambour, le son
d'un hochet, le chant d'un chœur et ses battements de mains, sont
presque invariablement nécessaires si la possession doit s'en
suivre »(9). Herskovits nous en livre encore d'autres traits :
Dans les régions de la traite où l'on a étudié la possession, le
comportement moteur des possédés est d'une constance remarquable.
Qu'il s'agisse d'un simple fidèle, habité (depuis un certain temps précédant
la cérémonie)parun sentiment général d'instabilité et, de cefait, mûr pour
recevoir «la visite dudieu »,ou qu'il s'agisse d'une personne choisie par le
chef de son groupe pour être le réceptacle de cette attention du dieu, le
candidat à la possession commence par battre des mains, dodeliner de la
tête, frapper des pieds, en mesure avec le rythme des tambours. En ceci
soncomportement ressemble à celui des personnes présentes, mais bientôt
il sedistingue d'euxpar la vigueur deses gestes; par la fixité et le vague de
sonregard. Sesmouvements deviennent deplus enplus énergiques jusqu'à
ce que, semaintenant à sa place, il oscille vigoureusement de la tête et se
batte les bras dans tous les sens. Soudain il se précipite au centre de
l'espace dégagé où il cède à l'appel de son dieu en s'abandonnant aux
mouvements les plus violents qu'on puisse imaginer : il court, se roule par
terre, tombe, saute, tourne sur lui-même, grimpe, puis se met à parler «en
langage »et àprophétiser. Petit àpetit, et tandis qu'il sent que les soins de
celuiquiala charge du rituel font leur effet, il se calme et rejoint le cercle
des danseurs, lequel semeuttoujours ensens contraire à celui des aiguilles
d'une montre (10).
Qu'elle fût profane ou religieuse, la danse à l'africaine persista
dans le Nouveau Monde. D'une manière générale elle se perpétua
partout où les noirs purent donner libre cours à l'expression
rythmique. Les lois, nous l'avons vu, abolissant l'usage des
tambours, n'empêchèrent nullement le. rythme de passer aux
pieds et aux mains. Pas plus que les lois coloniales, et plus tard
républicaines, les préjugés protestants, ou ceux, moins restrictifs,
de la Louisiane catholique, ne purent prévaloir contre ces figures
et ces gestes du corps qu'appelait irrésistiblement le rythme. Ce
sont les festivals nègres des colonies du Nord (11) qui permirent,
(8) Southem, E., p. 23.
(9) Herskovits, M. J., M.N.P., p. 215.
(10) Herskovits, M. J., M.N.P., p. 215-216.
(11) Pour les renseignements qui vont suivre, cf. Southem, E., M.B.A., p. 49-53.
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LANGAGES ET SOCIÉTÉS
Collection dirigée par Louis-Jean Calvet

En cette fin de siècle et tandis que de jour en jour se


rétrécit notre planète, s'il est une réussite avérée parmi
les possibles rencontres de « la civilisation de l'universel »
chère à Senghor, c'est bien la musique euro-africaine.
Certes, toqués que nous sommes depuis beau temps de
jazz, férus de gospel, nous sentons tous que, plus vigou-
reusement peut-être que d'autres musiques nègres ayant
pris souche plus au sud, celle des noirs nord-américains a
servi de truchement au dialogue d'Europe et d'Afrique.
Mais combien sommes-nous encore à prendre conscience
claire de la culture néo-africaine la plus septentrionale,
celle précisément qui dans le temps précède, enfante et
accompagne le jazz, nourrit le gospel ?Bien peu en somme,
faut-il croire.
A cette lacune le présent essai souhaite apporter quelque
remède. Si l'auteur se réserve d'étudier ailleurs le propre
du conte néo-africain (du nord au sud), voici déjà exposée
pour nous la part la meilleure du folklore nègre venu du
nord. Et en effet, qu'il traite du Negro spiritual, auquel il
rend son nom premier de « chant spirituel »; du Negro
sermon, aussi appelé « sermon spirituel », de la fusion de
ces deux-là en «chant-sermon »; qu'il examine le chant de
travail et la ballade nègres, explore le blues ou les poèmes
pornographiques des ghettos, Guy-Claude Balmir, dans
son cheminement Du chant au poème, ne se borne guère
à compiler un simple répertoire. Il y voit volontiers des
genres à part entière, s'interroge sur leurs origines, leur
devenir, leurs traditions, et découvre, surtout en leurs
thèmes et structures, le sens profond de la culture afro-
américaine de transmission orale.
Mais combien de plumes y a laissées l'Afrique ? Quelle
part en revient à l'Europe ? Quoi de commun du reste
entre la violence de la ballade et le vague-à-l'âme du blues ?
Le chant collectif des forçats, qu'a-t-il à voir avec la transe
du sermon participatif ? Et puis, quel rapport entre les
pieux spirituals et la pornographie des ghettos ? Jugez
plutôt.
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