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Performing Ethnomusicology, Teaching and Representation in World Music Ensembles , edited

by Ted Solís, Berkeley — Los Angeles — London, University of California Press, 2004, 322 p.
Il convient d’abord de traduire le titre : enseignement et système de signiication dans les
ensembles de musique du monde ; le sur-titre se laisse moins facilement saisir : il ne s’agit
évidemment pas de jouer de l’ethnomusicologie, ni de l’agir, de l’accomplir, peut-être d’une
ethnomusicologie joueuse, en acte. Ce dont il est question dans cet ouvrage, c’est du bilan
d’une expérience multiple, celle qui associe dans les colleges et universités américaines
l’enseignement de l’ethnomusicologie et la pratique musicale d’ensembles de musiques du
monde. À l’origine, Mantle Hood et son précepte de bi-musicalité ("The Challenge of Bi-
Musicality", Ethnomusicology 4, 1960, n° 2, p. 55-59 ; voir l’entretien dans l’ouvrage ici
recensé, p. 283-288), selon lequel pour être un ethnomusicologue accompli il faut être un
musicien compétent dans sa propre culture d’origine (ce qui est souvent oublié) et dans la
culture étudiée.
L’idée de cet ouvrage émergea d’une première rencontre sur ce thème à l’occasion de
l’assemblée annuelle de la Society for Ethnomusicology de 1999. Le coordinateur et
initiateur, Ted Solís, professeur de musique à l’École de musique de l’université d’État
d’Arizona, dirige lui-même un ensemble de marimbas et un gamelan. La place de ce dernier
type d’ensemble, javanais et balinais confondus, est évidemment prééminente, de même que
celle des USA dans ce panorama, puisque seuls la Grande Bretagne (avec David Hughes de la
SOAS) et Hong Kong (mais avec Larry Witzleben, lui-même Américain) sortent de ce
territoire. Outre le gamelan, on trouve donc des ensembles de musique arabe ou pygmée,
des Steel-bands, et au gré des capacités des enseignants des classes de sitar ou de tabla
d’Inde du Nord, de la musique de cour Gagaku ou de la cithare koto du Japon, de la musique
régionale chinoise ou « classique » thaïe, des percussions coréennes, du chant persan, du
lamellophone mbira. Curieusement la musique irlandaise occupe une place en dehors de la
réfexion, mais pas la musique klezmer. L’Afrique est représentée plutôt par le Ghana que
par nos percussions mandingues. Mais ici, nulle tentative de dresser un tableau, un
inventaire, mais plutôt de raconter des histoires de vie, des expériences, et de les lire à
travers le prisme des cultural studies : histoires de pouvoir, de gender, de post-
colonianisme, et toujours à la première personne, singulière ou collective (à l’exception d’un
dialogue par courriel entre une professeure et son étudiante, Kisliuk et Gross, insupportable
pour un universitaire raisonnable). Néanmoins, un tableau d’ensemble se dégage, celui de
pratiques musicales collectives qui ont vocation à répondre ou se substituer aux classes
d’orchestre, dans un contexte, celui des colleges, qui ressemble plus à une école de musique
ou un conservatoire qu’à un département d’une université. Il s’agit moins ici de science
sociale ou humaine, voire d’humanités, que de feeling, d’expérience, d’apprentissage, et
d’éducation. Rien de blâmable à cela, mais toute une perspective à saisir avant de tenter une
comparaison, ou même une lecture de ce côté-ci de l’Atlantique.
On m’autorisera ce que me semble-t-il le style même de cet ouvrage impose : le récit de
mon expérience personnelle ; j’ai pratiqué, parallèlement à des études en écoles de musique
et conservatoire, et de théâtre à l’université, les musiques improvisées, la fanfare, le jazz-
rock, le bal Renaissance, au sein de groupes, associations, bandes, puis j’appris à jouer la
fûte chinoise dans un cadre associatif mais reconnu par la Sorbonne, au CEMO (Centre
d’Études des Musiques Orientales), et enin je pratiquai le gamelan javanais au musée de
l’Homme en complément du séminaire d’ethnomusicologie. À l’époque, il y a plus de vingt
ans, musicologie et apprentissage des instruments étaient fortement séparés, de même que
ces deux disciplines et la pratique de la musique en ensemble. Aujourd’hui, je pratique la
musique en professionnel, parallèlement à une carrière d’enseignant-chercheur, et je
n’enseigne pas l’instrument ni n’anime de groupe au sein de mon université ; mes collègues
en musique ancienne ou en ethnomusicologie, eux, le font volontiers. Mais personne ne
pense, je pense, que l’on puisse pratiquer l’ethnomusicologie d’une autre manière qu’ in situ,
sur le terrain. C’est peu dire que je suis un adepte fervent de la bi-[voire pluri-]musicalité,
mais je ne pense pas que l’ethnomusicologie en tant que musicologie comme en tant
qu’ethnologie puisse s’y réduire ; c’est une approche possible et agréable, un réquisit peut-
être, mais l’étude critique des sources, l’érudition, l’enquête approfondie, la pratique de la
langue le sont tout autant.
Pour en revenir maintenant à l’expérience américaine, il est difcile d’en faire le bilan
critique, d’autant plus qu’il est déjà largement efectué par l’auto-réfexivité obligatoire du
milieu universitaire là-bas ; on retiendra quelques (auto-)critiques les plus saillantes, en
particulier vis-à-vis du concert de in de semestre obligatoire là où la pratique collective
serait plutôt le but même, le changement perpétuel d’étudiants qui grappillent ici puis là au
gré des cursus et donc le perpétuel retour à la case départ, le faible rapport au cadre où les
musiques se pratiquaient, et le regard racial imposé par la société américaine qui voit plus
d’authenticité chez un Filipino jouant du koto appris à Hawai’i d’une Japonaise, parce qu’il a
l’air asiatique, qu’à un Allemand ayant appris dix ans auprès d’un maître, parce que sa tête
évoque un Meistersinger. La critique se fera vive néanmoins vis-à-vis de la réiication
généralisée, la puissance coloniale agrémentée de bonne conscience qui traite ces musiques,
ces instruments, comme des objets que tout un chacun peut s’approprier librement et sans
rendre compte à d’autre qu’à son bon plaisir. On aura ainsi bientôt des générations
d’enseignants de musiques non-occidentales qui auront appris ces musiques au sein même
des universités américaines sans jamais se confronter aux pays d’origine. À l’opposé de
cette bonne conscience naïve et néanmoins doublée d’une mauvaise conscience satisfaite
d’elle-même, on appréciera l’autre histoire que conte Gage Averil (p. 101 sq.), celle de la
gauche radicale et de l’ethnomusicologie comme technique de guerilla urbaine.
En parcourant ce volume, presque toujours passionnant, l’enseignant, le chercheur,
l’éducateur trouvera nombre de questions et pas mal de réponses pas toutes adaptées à la
situation française présente, mais néanmoins qui y font souvent écho, ne serait-ce que dans
la diférence. On relèvera pour terminer l’extraordinaire absence de l’Europe, qu’elle soit
musicale (hormis Brahms, Beethoven, Bach, curieusement cités dans cet ordre, Britten et
Meyerbeer, et la danse traditionnelle irlandaise) ou savante (hormis Durkheim, Brecht,
Gadamer, Ricœur) ; les seuls musicologues européens cités sont soit Hughes (qui s’auto-
cite), soit Gilbert Rouget et Jaap Kunst. Mais si on regarde d’encore plus près, on s’aperçoit
que ces quelques auteurs cités ont tous été publiés en anglais et la plupart en Amérique
même. Pour donner un exemple, Bakhtine est cité (p. 110 note 8) d’après la traduction
anglaise de la traduction française par Todorov. On est ici très loin de l’exigence critique qui
fait le meilleur des études sur notre vieux continent. Mais cet univers, totalement autre, est à
découvrir, et on admettra avec eux que désormais, avec naïveté peut-être, tant de musiques,
d’instruments, de systèmes d’accordages, de modes et de rythmes, tant de pratiques
collectives et d’apprentissages de maître à disciple font partie de la réalité d’une nation sans
cesse en mouvement.
François Picard, Paris-Sorbonne
paru dans Revue de musicologie, t. 93/1 (2007)

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