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Dans une salle de concert, deux mille personnes prennent

place, et un profond silence s'installe. Une centaine de mu-


siciens accordent leurs instruments. Le chef d'orchestre lève
sa baguette et, après quelques instants, la symphonie com-
mence. Pendant que l'orchestre joue, chaque membre du
public écoute, seul, l'œuvre d'un grand compositeur mort.
Dans un vaste supermarché, des enceintes emplissent
l'espace de mélodies rassurantes qui enveloppent clients,
caissiers, employés de rayon et gérants, pour les rassembler
autour d'un même objectif: acheter et vendre.
Dans un grand stade s'élèvent cinquante mille voix qui
acclament, cinquante mille paires de mains qui applau-
dissent. Un éclat de lumière colorée et un fracas de batterie
ct de guitares électriques accueillent l'apparition scénique
d'une vedette de musique pop. Sa présence sur scène en
chair et en os promet une expérience d'un tout autre genre
que ses disques et ses clips vidéo. Le tumulte est si puissant
qu'il recouvre les premières minutes de sa performance.
MUSlQUUR MUSIQUE ET MUSIQUER

Un jeune homme descend une rue, un walkman vissé cette chose que l'on appelle la musique, qui donne tant
aux oreilles, l'isolant de son environnement. Sa tête est de plaisir aux êtres du monde entier et dans laquelle ils
pleine d'une musique qu'il est le seul à entendre, investissent tant de passion et de ressources? La question
Un saxophoniste conclut son solo improvisé d'une a été posée de nombreuses fois au fil des siècles, et depuis
cascade de notes brodées autour d'une vieille mélodie au moins la Grèce antique, savants et musiciens ont tenté
populaire. Il s'essuie distraitement le front d'un mouchoir d'en expliquer la nature et le sens, et de découvrir le prin-
de poche et, au milieu des applaudissements, hoche la tête cipe de sa puissance extraordinaire au sein de l'humanité.
en signe de reconnaissance, Le pianiste attaque le thème Nombre de ces réflexions sont complexes et ingénieuses,
du morceau, et certaines d'entre elles jouissent même d'une sorte de
Un organiste joue la première mesure d'un hymne bien beauté abstraite, qui rappelle les cycles et épicycles inven-
connu, et les fidèles se mettent à chanter, mêlant leurs voix tés par les astronomes pour expliquer le mouvement des
dans un semblant d'unisson. planètes, avant que la révolution copernicienne ne simpli-
Lors d'un rassemblement en plein air, le corps droit, cin- fie les choses en plaçant le Soleil et non la Terre au centre
quante mille personnes, hommes et femmes, entonnent de notre système. Mais aucun savant ne parvint à offrir
un chant patriotique, tout en faisant un salut militaire. de réponse satisfaisante aux deux questions suivantes:
Leurs voix s'élèvent jusqu'à un dieu qu'îls implorent pour (<Que signifie la musique? » et «Quelle est sa fonction
qu'il restaure la grandeur de leur nation. Des spectateurs dans la vie? , -c'est-à-dire dans la vie de tout membre
les observent et en tremblent de peur. de l'espèce humaine.
Dans un opéra, une soprano, portant une longue per- rexplication est simple: les questions posées n'étaient
ruque blonde et une robe blanche striée de rouge, atteint pas les bonnes. La musique, cela n'existe pas.
le paroxysme d'une scène dite ((de folie », et s'effondre La musique n'est pas du tout une chose, mais une acti-
pathétiquement. Sa mort musicale ne déclenche pas de vité, quelque chose que les gens font. Ce que l'on appelle
larmes, mais des vivats qui traversent tout l'auditorium, '' musique )) est un fruit de l'imagination, une abstraction
suivis d'un tonnerre d'applaudissements et de piétine- de l'action, dont la réalité s'évanouit dès que l'on y regarde
ments, pendant que le rideau descend. Quelques instants de plus près. Cette tendance à la spéculation, cette façon
plus tard, ramenée à la vie, elle apparaîtra devant le rideau d'extraire d'une action ce qui semble en être l'essence et
pour recevoir son hommage. Son ovation s'accompagnera de lui donner un nom, est probablement aussi vieille que
d'une pluie de roses tombée des balcons, le langage, Elle nous aide certes à conceptualiser notre
Le matin, une femme au foyer refait les lits en fredon- monde, mais elle comporte ses propres risques. On en
nant les paroles d'une vieille chanson. vient souvent à croire que l'abstraction est plus réelle que
Tant d'environnements différents, tant de manières la réalité qu'elle représente, que par exemple ces abstrac-
d'organiser les sons pour qu'ils signifient quelque chose: à tions que nous nommons amour, haine, bien et mal ont
tout cela on donne le nom de musique. Qu'est-ce donc que une existence séparée des actes d'amour, de haine, ou de
MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER ,,
la réalisation de bonnes ou de mauvaises actions. Il nous sociétés industrielles occidentales (les ventes de disques
arrive même de les penser comme étant d'une manière ou de musique classique ne représentent qu'environ trois pour
d'une autre plus vraies que les actes eux-mêmes, comme cent du marché).
une sorte d'universel ou d'idéal tapi derrière les actions, Cette tendance se retrouve également dans l'usage
alors qu'en vérité elles les recouvrent. C'est le piège de la quotidien du mot musique. Nous savons quelles musiques
réification, un défaut de la pensée occidentale courant sont étudiées dans les départements dédiés des univer-
depuis Platon, qui en est l'un des premiers responsables. sités, des écoles et des conservatoires, tout comme nous
S'il n'y a rien de tel que la musique, se poser la question pouvons facilement deviner quel genre aura les faveurs
de sa signification, c'est se condamner à n'avoir jamais du critique musical officiant au sein d'une revue haut de
de réponse. les spécialistes de la musique occidentale gamme. De plus, la musicologie est, presque par défini-
semblent avoir pressenti cette vérité, sans pour autant tion, consacrée à la musique classique occidentale, alors
la comprendre. Or plutôt que de s'intéresser à la musique que d'autres musiques, y compris les musiques populaires
comme une activité dont les significations doivent être occidentales, sont la chasse gardée de l'ethnomusicologie
situées dans le temps et ne peuvent être fixées sur le (l'analyse sérieuse de ces musiques, avec leur vocabulaire
papier une fois pour toutes, ils ont silencieusement réduit propre plutôt qu'avec celui de la musique classique, vient
le mot aux !< œuvres musicales de tradition occidentale "· à peine d'être entamée et n'ose pas encore briguer l'appel-
Celles-ci semblent bien avoir une existence réelle, même si lation de musicologie).
chercher à savoir exactement comment et où elles existent la contradiction s'introduit jusque dans la nature de
pose un certain nombre de problèmes. Cette question se la musique elle-même: d'un côté, on considère que la
mue en celle, plus facile à traiter, de la signification de musique classique est le modèle et le paradigme de toute
telle œuvre musicale particulière, ce qui ne revient pas expérience musicale, comme en atteste le fait que son
du tout au même. apprentissage est censé préparer à toute autre forme de
Placer ainsi la musique classique occidentale au-des- performance musicale (un violoniste renommé enre-
sus de toute autre musique est un phénomène étrange et gistre des duos de« jazz)> avec Stéphane Grappelli, et des
contradictoire. D'un côté, on prétend qu'il s'agit d'un ac- divas s'essaient au répertoire des comédies musicales
complissement intellectuel et spirituel unique au monde. de Broadway, apparemment sourds à leurs propres solé-
Cette prétention est à mes yeux résumée dans le propos cismes stylistiques). Et de l'autre, on la considère comme
d'un scientifique réputé qui, lorsqu'on le consulta pour unique, on la dispense de l'examen imposé à d'autres
savoir quel message inclure dans une sonde spatiale lancée musiques, notamment en matière de signification sociale.
à la recherche d'une autre vie intelligente dans l'univers, les esprits courageux ayant osé enfreindre cette norme
répondit: « Nous pourrions leur envoyer du Bach, mais ce se sont attiré les foudres du mandarinat musîcologique.
serait fanfaronner. "De l'autre côté, cette musique ne plaît Même ceux qui cherchent à rétablir l'équilibre par l'étude
qu'à une infime minorité de gens, même à l'échelle des comparative d'autres musiques évitent le plus souvent
'4 MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER '5

toute comparaison avec la musique classique occidentale, font aussi, qui ont pour objectif d'établir la vraie nature
soulignant~ fût-ce de manière négative- son unicité et et les contours des œuvres en se référant aux textes origi-
la privilégiant implicitement en creux. Il s'agit pourtant naux, de même que les théoriciens, qui visent à découvrir
en réalité d'une musique tout ce qu'il y a de plus normale, comment elles sont construites en tant qu'objets, et les
une musique ethnique -si vous me passez l'expres- spécialistes de l'esthétique, qui traitent de la significa~
sion- comme toute autre musique, et se prêtant ainsi au tian des objets sonores et des raisons de leurs effets sur
commentaire social ou purement musical. l'auditeur. Tous se concentrent sur des choses, des œuvres
Tant et si bien qu'alors que les spécialistes de la musique musicales. Même le champ récent de "l'histoire de la
ont mille raisons de se chamailler, il existe un aspect sur réception, s'attèle non pas, comme on pourrait raisonna-
lequel repose un consensus virtuel, d'autant plus puissant blement s'y attendre, à la performance elle-même, mais
qu'il est tacite et incontesté.l'essence de la musique et des à la manière dont les perceptions des œuvres par leurs
significations qu'elle recèle doivent être trouvées dans ces publics se transforment tout au long de leur existence. le
choses que l'on appelle« œuvres musicales,- c'est-à-dire rôle des interprètes dans cette perception n'est pas évoqué;
des œuvres du répertoire classique occidentaL On doit lorsque l'on mentionne la performance, on en parle comme
probablement la formulation moderne la plus succincte s'il ne s'agissait que d'une présentation -en général
de cette idée au doyen des musicologues allemands, Carl approximative et imparfaite- de l'œuvre. Il est bien rare
Dahlhaus, qui affirma catégoriquement que ((l'objet de croiser une pensée de l'acte même de l'interprétation
principal (sinon l'unique objet) de l'histoire de la musique musicale comme possédant, et encore moins créant, des
est l'ensemble des œuvres significatives qui ont subsisté significations propres.
dans la culture musicale contemporaine u et que c'est" la la "choséité " présumée autonome des œuvres mu-
notion d'œuvre, et non celle d'événement, qui se trouve sicales s'inscrit bien sûr de façon générale dans une
au centre de l'histoire de la musique » 1• On retrouvera de conception moderne de l'art encore dominante. Ce qui est
telles prémisses dans n'importe quel ouvrage d'histoire valorisé, ce n'est pas l'action de l'art ou l'acte créateur, et
de la musique. Ces livres prennent pour objet les œuvres encore moins celui de percevoir et de réagir, mais l'objet
musicales et leurs créateurs. Ils retracent les circonstances créé en tant que tel. Toute signification artistique est
de leur création, dét~rminent les facteurs qui ont influé pensée comme résidant dans l'objet, persistant indépen-
sur leur nature et jaugent leur écho au sein des œuvres damment de ce que le percevant pourra lui apporter. Elle
qui les ont suivies. est simplement là, flottant à travers l'histoire, épargnée
Les historiens ne sont pas les seuls à partir de ce postulat par le temps et le changement, attendant d'être extraite
de la primauté des œuvres musicales. Les musicologues le par l'auditeur idéal.
C'est au nom de cette signification stable et immanente
1 Carl Dahlhaus, Fondements de l'histoire de la mus1que, traduit de que l'on prodigue tant de soins aux peintures, aux livres,
l'allemand par Marie-Hélène Benoit-Otis, Arles, Actes Sud, 2013, p 14-15 aux sculptures et à d'autres objets d'art (dont les œuvres
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musicales et les partitions qui sont curieusement censées assister à une représentation du Don Giovanni de Mozart,
les porter), qu'on les exhibe avec amour dans des musées disant qu'il préférait rester chez lui et en lire la partition.
{et des salles de concert) climatisés, qu'on les vend à des Dieu sait ce que Mozart, ce génie de l'interprétation, aurait
prix exorbitants (la partition autographe du Concerto pour pensé d'une telle attitude. Contentons-nous de souligner
piano en la mineur de Robert Schumann fut vendue à le corollaire de cette idée-ci, qui est défendu avec force par
Londres en 1989 pour près d'un million et demi de dollars), nombre de spécialistes et même de musiciens: seuls ceux
dans des éditions luxueuses et conformes au manuscrit qui savent déchiffrer une partition ont accès aux signifi-
du créateur (et qu'on les interprète de manière (( authen- cations propres à la musique. À quoi bon interpréter des
tique))). Walter Benjamin a résumé cette idée dans une œuvres musicales, dès lors que l'on pourrait se contenter
sentence mémorable: «La réalité suprême de l'art, c'est comme Brahms de rester chez soi, et de les lire comme s'il
l'œuvre isolée, fermée 2. )) s'agissait de romans?
Cette idée selon laquelle le sens de la musique réside En ce qui concerne les interprètes, on n'entend guère
exclusivement dans les objets musicaux s'accompagne de plus parler d'eux- du moins en tant que créateurs de
plusieurs corollaires. Le premier est que la performance sens. S'ils semblent être capables de rendre une œuvre plus
ne joue aucun rôle dans le processus créatif: elle n'est claire ou plus obscure, de la présenter de façon adéquate
qu'une médiation que l'œuvre isolée et fermée est obligée bu non, ils n'ont en revanche rien de propre à lui apporter.
d'emprunter afin d'atteindre son destinataire, l'auditeur. Sa signification a été intégralement déterminée avant
La critique musicale n'est guère prolixe sur la performance, que le moindre interprète ne pose les yeux sur sa parti-
si ce n'est dans un sens étroit- suivre les notations du tion. Les compositeurs, et particulièrement au xxe siècle,
compositeur et les réaliser dans du son-, et la seule chose ont souvent vitupéré contre les " libertés )) prises par les
que nous puissions en conclure est que plus le médium est musiciens osant s'interposer, avec leur personnalité et
transparent, mieux l'œuvre se porte. leurs idées, entre le créateur et l'amateur. Igor Stravinski
Il y a ceux qui vont jusqu'à croire que, chaque perfor- était à cet égard particulièrement véhément, condamnant
mance étant au mieux cette représentation imparfaite et "l'interprétation, en des termes aussi moraux qu'esthé-
approximative de l'œuvre elle-même, les significations tiques, et exigeant de l'interprète une approche rigidement
de la musique en soi ne peuvent jamais être authentique- objective, qu'il appelait<< exécution"· La notion implique
ment restituées dans un tel cadre. Seuls ceux sachant lire chez lui « la stricte réalisation d'une volonté explicite et
et étudier la partition peuvent les découvrir, à l'instar de qui s'épuise dans ce qu'elle ordonne 3 "· L'enthousiasme
Johannes Brahms, qui déclina un jour une invitation à avec lequel de nombreux compositeurs s'emparèrent des
outils de composition électronique à partir des années 1950
2. Walter Benjamin, Ongme du drame baroque allemand, tradmt de
l'allemand par Sybille Muller avec la collaboration d'André Hirt, Paris.
Flammarion, 1985, p. 54 3 Igor Stravinski, Poét1que musicale. Paris, Flammanon, 2ooo, p. 144
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s'explique au moins en partie par la perspective de pouvoir Patti pouvait émouvoir un public aux larmes en chantant
se passer des services de ces fauteurs de troubles. «Home Sweet Home», et l'on connaît grâce aux disques
Le deuxième corollaire est que toute performance musi- la capacité légendaire de Billie Holiday de faire surgir une
cale est conçue comme un système de communication profusion de significations à partir des chansons popu-
unilatéral, allant du compositeur à l'auditeur individuel laires les plus galvaudées. Si tel n'était pas le cas, alors tout
via l'interprète. C'est d'une certaine façon une reformula- un pan de la culture opératique tomberait en ruines: qui
tian du premier corollaire, mais qui met l'accent sur autre tolèrerait encore les non-sens tant musicaux que drama-
chose, car elle suggère que la tâche de l'auditeur est sim- tiques de Lucia di Lammermoor ou du Faust de Gounod, si
t plement de contempler l'œuvre, de tenter de la comprendre ce n'est pour les occasions qu'ils offrent aux chanteurs de
et d'y réagir, mais sans contribuer à la production de sens, briller par leur virtuosité?
chasse gardée du compositeur. Je n'en dirai pas plus pour l'instant et je défendrai plus
Ce corollaire implique aussi que la musique est une tard l'idée que les grands interprètes ne sont pas les seuls à
affaire individuelle, que composer, interpréter et écouter être capables de doter un tel matériau de sens et de beauté.
se déroulent dans un vide social: la présence d'autres Quel que soit le degré de futilité et de banalité de l'œuvre
auditeurs est au mieux inutile et au pire nuisible à la interprétée, le sens et la beauté sont créés à chaque fois
contemplation. Un diagramme représentant les flux de qu'un ou une interprète la saisit avec tout l'amour, toute
communication lors d'une performance indiquerait des la compétence et l'attention qu'il ou elle peut lui apporter.
flèches partant du compositeur vers les interprètes et Et bien sûr, il est également possible de donner une belle
une multitude de flèches partant des interprètes vers les performance sans faire appel à quelque œuvre que ce soit,
auditeurs présents; mais ce qu'il ne montrera pas, c'est une comme le démontrent des milliers d'improvisateurs.
flèche pointant dans le sens inverse, figurant la rétroaction Un quatrième corollaire est que chaque œuvre est
de l'auditeur sur les interprètes, et encore moins sur le com- autonome, c'est-à-dire qu'elle existe sans nécessairement
positeur (lequel est de toute façon probablement mort...). se référer à un événement, un rituel ou un ensemble de
Il n'y aurait pas non plus de flèches entre les auditeurs: croyances religieuses, politiques ou sociales spécifiques.
aucune interaction n'est supposée de ce côté-là. Elle n'existerait que pour satisfaire ce que Emmanuel Kant
Troisième corollaire : aucune performance ne saurait a appelé la« contemplation désintéressée " de ses qualités
être meilleure que l'œuvre interprétée. La qualité de inhérentes. Même une œuvre comme la Passion selon saint
l'interprétation est plafonnée par celle de l'œuvre, de telle Matthieu de Bach, qui fut associée dès sa naissance à un
sorte qu'aucune mauvaise œuvre ne pourra donner lieu à mythe et à son accomplissement rituel -le culte de la
une bonne performance. Nous savons tous d'expérience crucifixion dans l'Église luthérienne-, est de nos jours
que c'est absurde: les interprètes sont toujours capables représentée dans des salles de concert comme œuvre d'art
de tirer de belles choses d'un matériau banal. Adelina en soi. Ses qualités et la signification qu'elle devrait avoir
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pour l'auditeur moderne sont censées ne dépendre que de renvoient (ou, inversement, échouent à insuffler}, de
la" musique elle-même», et n'ont plus rien à voir avec les manière sélective, aux musiciens.
croyances que Bach pensait avoir incarnées en elle. Or même au sein d'une culture musicale lettrée telle que
Mes amis musiciens se moquent de moi lorsque j'af- la tradition classique occidentale, se focaliser exclusive-
firme avoir du mal à supporter cette pièce, tant elle ment sur les œuvres et reléguer l'interprétation à un statut
s'acharne à symboliser un mythe qui m'est profondément subordonné a créé un vrai malentendu au sujet de ce qui se
antipathique.« N'y pense pas, répondent-ils, contente-toi déroule réellement lors d'une performance. Ce malentendu
d'écouter cette merveille.>> C'est bien une musique mer- a eu, comme nous le verrons, des effets sur l'interprétation
veilleuse, mais merveilleuse à quelles fins? La question elle-même- sur l'expérience de la performance, à la fois
n'est jamais posée, et ne suscite a fortiori pas de réponse. pour les interprètes et les auditeurs-, qui à mes yeux l'ont
D'autres cultures musicales, y compris nos cultures pas- plus appauvrie qu'enrichie. Car la peiformance n'existe pas
sées, trouveraient une telle attitude assez curieuse. Bach pour prêsenter des œuvres musicales. C'est plutôt l'inverse:
lui-même aurait probablement regretté qu'on laïcise ainsi ce sont les œuvres musicales qui existent afin d'offrir aux
son chef-d'œuvre. musiciens quelque chose à jouer.
Cette idée que la signification musicale ne résiderait Cela étant dit, une performance musicale est une affaire
que dans les objets musicaux et ses corollaires a peu à voir bien plus riche et complexe que ne peuvent l'imaginer ceux
avec la musique telle qu'elle est concrètement pratiquée qui concentrent exclusivement leur attention sur l'œuvre
par le genre humain. la plupart des musiciens sur terre et ses effets sur un auditeur individueL Si nous élargissons
-et par musiciens, j'entendrai ici et dans l'ensemble de la focale pour prendre en compte l'ensemble des relations
cet ouvrage toute personne qui chante, joue ou compose, qui constituent une performance, nous voyons que les
et pas simplement les professionnels, pas simplement significations principales de la musique ne sont pas indi-
ceux qui vivent du chant, du jeu ou de la composition- viduelles, mais sociales. Ces significations sociales n'ont
peuvent tout à fait se passer de partitions et ne célèbrent pas à être exilées en terres sociologiques, car elles sont
pas les œuvres musicales. Ils se contentent de jouer et de cruciales pour comprendre cette activité que l'on appelle
chanter, en puisant dans les mélodies et les rythmes qui la musique.
imprègnent leur mémoire ainsi que dans leurs propres la nature et la signification fondamentales de la mu-
capacités d'invention, dans le cadre strict de la tradition. sique ne résident pas dans des objets et pas du tout dans
Il peut même n'y avoir aucune œuvre musicale fixée et les œuvres, mais da1,1s l'action, dans ce que les gens font.
immuable, le musicien créant tout en jouant, tandis que Ce n'est qu'en comprenant ce que les gens font lorsqu'ils
les auditeurs - si tant est qu'ils ne contribuent pas eux participent à un acte musical que nous pouvons espérer
aussi au concert- endossent un rôle créatif important en saisir la nature et la fonction dans la vie humaine.
et reconnu au sein de la performance, par l'énergie qu'ils Quelle que soit cette fonction, je suis certain, d'une part,
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que participer à l'acte musical est fondamental pour notre Ce verbe bénéficie bien d'une existence obscure dans
humanité, autant que s'engager dans l'acte de parler au- quelques épais dictionnaires anglais, mais son potentiel
quel il ressemble tant (mais dont il se distingue également demeure inexploité et, lorsqu'il apparaît, c'est pour signi-
par de nombreux aspects), et d'autre part, que tout être fier à peu près la même chose que " jouer , ou « faire de la
humain normalement constitué est né avec le don de la musique , -une signification que ces deux mots dénotent
musique, comme celui de la parole. Si tel est le cas, alors la déjà fort bien. J'ai de plus grandes ambitions pour ce verbe
vie concertante actuelle, qu'il s'agisse de musiques" clas- négligé 4 •
sique >lou" populaire "• dans laquelle les êtres " de talent , J'ai proposé la définition suivante: musiquer, c'est par-
ont le pouvoir de produire de la musique pour la majorité 1 ticiper, de quelque manière que ce soit, à une performance
des " sans talent », est fondée sur le mensonge. Car cela musicale, en jouant, en écoutant, en répétant ou en prati-
impliquerait que notre capacité à faire de la musique pour quant, en fournissant un matériau pour une performance
nous-mêmes ait été détournée. On aurait confisqué à une (ce qu'on appelle composer), ou en dansant. Nous pourrons
majorité de personnes la musicalité dont elles jouissent même à l'occasion en développer le sens pour y inclure
par droit de naissance, tandis qu'une poignée de vedettes
et leurs imprésarios atteindraient la gloire et s'enrichi-
1 par exemple les activités des personnes en charge de la
billetterie à l'entrée d'une salle, des hommes costauds qui
raient en nous vendant comme une denrée rare la chose déplacent le piano ou la batterie, des roadies qui mettent
au monde la mieux partagée. en place les instruments et font les réglages, ou encore
l Ainsi, cet ouvrage ne traite pas tant de la musique des agents d'entretien qui font le ménage une fois que
i que des gens, lorsqu'ils jouent et chantent, écoutent et
, composent, et même dansent (car dans de nombreuses
1! la salle est vide. Eux aussi contribuent à la nature de cet
événement qu'est une performance musicale.
cultures, si personne ne danse, c'est qu'il n'y a pas de 1
L'utilité de ce verbe deviendra de plus en plus claire au
1; musique, tant ces deux pratiques sont consubstantielles). Il fil de cet ouvrage, et je m'en servirai désormais comme s'il
traite de leur manière -la nôtre -de se livrer à ces activi- s'agissait du verbe anglais adéquat, comme je souhaite
, tés. Il s'intéresse également aux raisons qui nous poussent qu'ille devienne.
ardemment à faire ces choses, et qui expliquent pourquoi Je dois clarifier deux choses. la première, c'est que prêter
nous nous sentons bien lorsque nous les faisons bien. Nous 1 attention de quelque manière que ce soit à une performance
pourrions dire qu'il ne traite pas tant de musique que de 1'\ musicale, y compris sous forme enregistrée, et même à de
la manière dont les gens musiquent. la musique d'ascenseur, c'est déjà musiquer. la seconde est
Pour autant que je sache, le mot musicking il'apparaît 1
dans aucun dictionnaire anglais, mais c'est un outil 1
4· Ndt: il en allait de même pour le verbe" musiquer'' en français,
conceptuel bien trop utile pour rester inusité. C'est le JUsqu'à ce que G!lbert Rouget s'en empare_ Voir la préface d'Antoine
participe présent, ou gérondif anglais, du verbe to music. Hennion à la prêsente f>d1tion, p g-12

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34 MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER 31

liée à la première, mais doit être affirmée séparément: le Je ne suis bien sûr pas complètement sot: il y a évidem-
verbe musiquer n'a pas pour fonction d'évaluer quoi que ce ment une différence entre ce que font les musiciens et ce
soit. Il est descriptif, et non pas prescriptif. Il inclut toute que font les agents d'entretien, et nous avons déjà tous
participation à une performance musicale, que ce soit de~ les mots qu'il faut pour distinguer ces deux ensembles
façon active ou passive, que nous appréciions ce qui se d'activités. En revanche, utiliser le verbe musiquer permet
passe ou non, que nous trouvions cela intéressant ou en- de s~ ,rappeler que toutes ces activités, dans leur diversité,
nuyeux, constructif ou destructif, agréable ou désagréable. se· rapportent à un événement unique, dont la nature est
Le mot ne nous est utile que tant que nous nous abstenons influencée par la manière dont chacune est accomplie.
de tout jugement de valeur. Les usages du mot que j'ai Nous bénéficions ainsi d'un outil qui nous permet de
pu noter, et qui sont chargés de ce type de jugements, commencer à explorer les significations auxquelles cet
tels que: « Tout le monde devrait musiquer , ou: « On ne événement pris comme un tout donne lieu. Cela n'inclut
peut pas dire qu'écouter un walkman, ce soit musiquer », pas seulement ce que font les musiciens, ni uniquement
déforment son sens, réduisent son utilité en tant qu'outil la pièce qui est jouée ou ce que le compositeur- s'il y en
d'enquête, et nous replongent dans des discussions futiles a un- a fait. Nous nous donnons les moyens de considé-

l
sur ce que sont la musique ou le musiquer. Les jugements rer une performance musicale comme une rencontre, qui
de valeur pourront intervenir plus tard, le cas échéant. a lieu au travers de sons organisés d'une certaine façon.
Au-delà du fait qu'il valorise l'idée que la musique est Comme toute rencontre humaine, elle se déroule dans un
d'abord et avant tout de l'action, le mot a d'autres impli- environnement physique et social, qui doit lui aussi être
cations utiles. Tout d'abord, en évitant toute distinction l pris en compte lorsque nous cherchons à détermine-r les
entre ce que font les musiciens et ce que font les autres l significations qui naissent d'une performance.
personnes rassemblées lors d'une performance, il nous Cela étant dit, il ne suffit pas de poser la question:
rappelle que musiquer (voyez comme on s'habitue faci- «Quelle est la nature ou la signification de cette œuvre
lement à son usage} est une activité qui engage tou,tes m~sicale? , Car ce serait rester empêtré dans les prémisses
les personnes présentes, et dont la nature et la qualité, de la tradition concertante occidentale moderne, et même
le succès ou l'échec, dépendent de l'ensemble des partici- au sein de ces limites, si étroites au regard de l'ensemble
pants. Ce qui est en jeu, ce n'est pas simplement l'action du spectre musiquant humain, cette question n'appellerait
de compositeurs ou de musiciens sur des auditeurs passifs que des réponses partielles, voire contradictoires. Et bien
ou en leur faveur. Quoi que nous fassions, nous sommes sûr, s'il n'y a pas d'œuvre fixe et immuable, comme c'est le
tous en train de le faire ensemble- musiciens, auditeurs
(pour peu qu'ils ne soient pas eux aussi en train de jouer},
J1 cas dans de nombreuses cultures, alors cette question ne
peut même pas être posée. En pensant le concept de musi-
1

compositeur (pour peu qu'il ne se confonde pas avec les quer comme rencontre humaine, nous pouvons réfléchir
musiciens}, danseurs, ouvreurs, régisseurs, roadies, agents à cet enjeu plus ample et plus intéressant:« Quelle signi-
d'entretien et tous les autres. fication émerge de telle performance (de telle œuvre} à tel
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' 1, moment, dans tel lieu, avec tels participants? , Ou bien, \ une performance, alors il faut y inclure sa préparation. Cela
pour le dire plus simplement, nous pouvons nous deman- signifie que composer, pratiquer, répéter, jouer et écouter
der, au sujet de toute performance et quels que soient son ne sont pas des processus séparés mais des composants
lieu et son contexte, «Qu'est-ce qui s'y joue vraiment? » d'une grande activité humaine que l'on appelle musi-
Ce n'est qu'une fois cette étape franchie, et pas avant, que quer. Et si la signification de l'œuvre fait partie de celle de
nous pourrons laisser libre cours à nos jugements de valeur l'événement, alors l'opposition entre «œuvre» et « évé-
-si tant est que nous souhaitions en émettre. nement>> formulée par Carl Dahlhaus n'a pas lieu d'être.
En rédigeant cette question, j'ai mis les mots« de telle En étendant notre questionnement à la totalité de la
œuvre» entre parenthèses pour nous rappeler qu'il n'est performance, nous pouvons nous défaire des axiomes de
pas nécessaire qu'il y ait une œuvre musicale, mais que la tradition concertante occidentale contemporaine qui
s'il y en a une, sa nature fait partie de celle de la perfor- dominent toujours nos manières de penser la musique.
mance, et que quelles que soient ses significations propres, Et nous pouvons observer cette tradition de l'extérieur, et
elles contribuent à celle de l'événement- un élément y voir un petit îlot paisible (d'aucuns diraient immobile
important, mais partiel. Je veux en cela rassurer ceux qui -mais il n'en fut pas toujours ainsi) dans le grand océan
pourraient craindre que je compte ignorer la part jouée par du musiquer humain. Avec ce regard extérieur, nous
la nature de l'œuvre dans celle de la performance, voire pouvons également remarquer qu'il est moins isolé de ce
à en nier complètement l'existence. Ce n'est évidemment grand océan que ne le pensent ceux qui ne le considèrent
pas le cas: ces séquences réglées de sons que nous appelons que de l'intérieur. Peut-être pouvons-nous également
œuvres ou pièces musicales constituent une part impor- comprendre que, quelle que soit la vitalité qu'on lui trouve
tante de l'économie musicale du monde contemporain, de actuellement, l'îlot est et a toujours été stimulé par l'eau
la Neuvième Symphonie de Beethoven à la chanson ,, Le vivifiante de ce grand océan.
petit renne au nez rouge "· Toute théorie du musiquer- c'est-à-dire toute tentative
Mais elles ne composent pas la totalité du musiquer, et d'en expliquer le sens et la fonction dans la vie humaine-
ne sont en réalité même pas nécessaires pour que celÛ.i-ci n'expliquant pas l'ensemble du musiquer humain, aussi
ait lieu, comme le démontre le grand nombre de cultures étrange, primitif ou même antipathique qu'il puisse nous
musicales dans lesquelles il n'y a rien de tel qu'une œuvre paraître, ne vaut pas le papier sur lequel elle est imprimée.
musicale, mais seulement des activités de chant, de jeu, Il ne s'agit pas seulement de savoir pourquoi la Passion
d'écoute et, fort probablement, de danse. selon saint Matthieu de Bach et la Neuvième Symphonie
Nous voyons ainsi que la seconde question n'exclut de Beethoven sont de grandes œuvres- ce qu'elles sont
pas la première; plutôt, elle la subsume sous une pro- indubitablement, dès lors que l'on admet les prémisses à
blématique plus vaste et plus générale. De surcroît, si la partir desquelles elles furent composées. Il ne s'agit pas
définition que j'ai proposée du musiquer inclut toutes les simplement de savoir pourquoi des gens aiment chan-
activités qui affectent la nature de cet événement qu'est ter et écouter "Le petit renne au nez rouge » ou "Does

l
,, MUS!QU~R MUSIQUE ET MUSIQUER ;g

your Chewing Gum Lose its Flaveur on the Bedpost être capable d'expliquer tout simplement pourquoi les gens
Overnight? )), ni pourquoi de vieux potes pompettes aiment la musique.
aiment se retrouver autour d'un piano pour entonner des Les analyses, souvent brillantes et éclairantes, de
chansons paillardes sur une harmonie rudimentaire. Nous la fonction sociale du musiquer ne manquent pas, qui
devons aussi comprendre pourquoi participer à une perfor- révèlent son fonctionnement comme acte social et même
mance de la Passion selon saint Matthieu, de la Neuvième politique. Il n'y a pas non plus de pénurie d'études portant
Symphonie ou encore du (< Petit renne au nez rouge " pro- sur les séries impressionnantes d'interactions, fusions,
voque chez certains une réaction puissante et émue, là où métissages et hybridations que des musiciens venant des
elle n'induit qu'ennui et irritation chez d'autres. quatre coins de la planète mettent en œuvre. Dans cet ou-
Or la théorie doit aller plus loin encore, et être capable vrage, même si j'avais disposé du savoir et de l'expérience
d'expliquer pourquoi les Indonésiens aiment participer nécessaires, il m'aurait de toute façon été impossible de
à des performances de gamelan, pourquoi les Éwés du traiter de l'ensemble de ces phénomènes. Je ne cherche pas
Ghana aiment jouer, chanter et danser sur des musiques non plus à rendre compte de ce qu'est devenu le musiquer
afro-cubaines comme sur la danse adzida, et pourquoi aujourd'hui ou des raisons de son évolution; je n'aurai pas
tant d'Africains-Américains- mais pas tous- aiment grand-chose à dire sur l'enregistrement, la diffusion ou ce
chanter et écouter des gospels. Elle doit aussi nous per- qu'on appelle l'industrie musicale.
mettre d'expliquer pourquoi tant de Blancs apprécient le Mon propos est différent, à la fois plus modeste et plus
blues africain-américain, certains en devenant même des ambitieux. Il s'agit de proposer un cadre pour comprendre
interprètes professionnels admirés et reconnus, tandis que toute forme de musiquer en tant qu'activité humaine, non
le rap est devenu un musiquer important et influent des - seulement comment mais pourquoi le fait de participer à
deux côtés de la frontière raciale américaine, et pourquoi des performances musicales a des effets aussi complexes
le reggae a eu tant de succès au Japon. sur notre existence en tant qu'êtres individuels, sociaux et
En réalité, elle doit nous permettre d'expliquer non seu- politiques. Ce que je propose, c'est une façon d'interpréter
lement pourquoi les membres d'un groupe socio-culturel ce que nous savons déjà du musiquer humain, une théorie
ont des manières spécifiques de musiquer, mais aussi du musiquer, en quelque sorte.
ce qui fait que les membres d'une culture peuvent com- Qui a besoin d'une telle théorie? N'est-ce pas quelque
prendre et apprécier -même au prix d'un malentendu chose de trop académique pour que les gens ordinaires s'y
créateur- le musiquer des autres. Elle doit également intéressent ou y trouvent une quelconque utilité?
expliquer comment certaines cultures musicales de- Tout un chacun, de façon consciente ou non, a ce que
viennent dominantes, s'étendant parfois à la totalité du nous pouvons approximativement appeler une théorie du
globe, tandis que d'autres restent confinées au groupe musiquer, c'est-à-dire une idée de ce qu'est le musiquer,
social au sein duquel elles sont nées. Et bien sûr, elle doit de ce qu'il n'est pas, et du rôle qu'il joue dans nos vies.
40 MUSJQUER MUSIQUE ET MUSIQUER ,,
Tant que cette théorie demeure inconsciente et que l'on seulement dans ces sons organisés qui, par convention,
n'y réfléchit pas, non seulement elle contrôle les gens et sont censés receler la signification musicale, mais aussi
leurs activités musicales, limitant et circonscrivant leurs entre les gens qui participent, de quelque manière que ce
capacités, mais elle les rend aisément manipulables par soit, à la performance. Et elles modèlent ou bien servent
ceux qui ont intérêt à le faire à des fins de pouvoir, de pres- de métaphore aux relations idéales imaginées par les
tige ou de profit. Avec ce livre, l'un de mes objectifs est de participants à la performance: des relations de personne à
permettre aux lecteurs d'être davantage conscients de la personne, d'individus à la société, de l'humanité au monde
nature de leurs " théories , du musiquer, et de se trouver naturel, voire au monde surnaturel. Ce sont des questions
ainsi dans une position plus avantageuse pour prendre importantes, peut-être les plus importantes de toute vie
le contrôle de leurs vies musicales. Une théorie du musi- humaine, et la manière dont le musiquer peut nous per·
quer, tout comme l'acte lui-même, n'est pas qu'une affaire mettre de les éclairer est l'objet de ce livre.
d'intellectuels et de gens «cultivés)), mais une compà.:7 Comme nous le verrons, les rapports au sein d'une per-
sante importante de notre capacité à nous entendre et de formance musicale sont extrêmement complexes -trop
nos rapports aux autres gens et créatures qui partagent en fin de compte pour être exprimés à l'aide de mots. Mais
\ notre planète. C'est une question politique au sens le plus cela ne veut pas dire qu'ils le soient trop pour que notre
\ général du terme. esprit puisse les appréhender. L'acte de musiquer, dans sa
Si tout le monde naît avec le don de la musique, alors totalité, nous offre en soi une langue à l'aide de laquelle
l'expérience musicale de chacun est valable. Par consé- nous pouvons comprendre et articuler ces rapports, et à
quent, si une théorie du musiquer doit être ancrée dans travers eux comprendre les rapports qui tissent nos vies.
la vraie vie, elle doit être mise à l'épreuve de l'expérience Ainsi, nous devons observer et être à l'écoute de notre
musicale de tout être humain, qu'importe ce qu'il ou elle environnement pendant une performance, pour découvrir
est ou comment l'expérience fut acquise. Pour cette rai- quels rapports sont en train d'être engendrés dans l'espace
son, j'écrirai en des termes aussi proches que possible de qu'elle dessine. Afin de soulever le genre de questions que
l'expérience concrète, et je demande en retour que chaque l'on peut poser face à une performance, j'examinerai plus
lecteur confronte son expérience à tout ce que j'ai à dire. particulièrement un événement important de la culture
Ainsi, si le sens dè la musique ne rèside pas uniquement musicale occidentale, à savoir un concert symphonique,
dans les œuvres musicales mais dans la totalité de laper- tel qu'il pourrait se dérouler dans n'importe quelle salle
formance musicale, par où commencer pour trouver des du monde industrialisé. Je vais tenter de le déconstruire,
i connaissances qui uniront l'œuvre et l'événement, et pour c'est-à-dire de déchiffrer les signaux qui sont partout émis
nous permettre de la comprendre? et reçus, et d'apprendre la signification non seulement
Voici la réponse que je propose. l'acte de musiquer des œuvres musicales interprétées, mais de l'ensemble de
établit, là où il a lieu, un ensemble de relations qui sont J'événement qu'il constitue. Trois raisons me poussent à
les dépositaires de son sens. On ne les découvrira pas choisir cet exemple.
42 MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER 43

La première, c'est qu'il est probable que chacun des suggère pas non plus, contrairement à ce que croient
lecteurs de ce livre en aura fait l'expérience au moins une certains critiques, qu'il s'agisse d'un événement sinistre
fois dans sa vie, et que vous serez par conséquent capables ou, pour citer l'un d'entre eux, de quelque chose de
de comparer mes observations aux vôtres. " déshumanisant " ou d'« autoritaire "· Je n'ai aucune
La deuxième, c'est qu'un concert symphonique est un intention d'utiliser des termes aussi grossiers et réduc-
événement très sacré dans la culture occidentale, en ce teurs à propos de ces concerts ou de tout autre type de
que l'on part du principe que sa nature est donnée et n'est performance. Je tiens simplement à poser les questions
pas sujette à questionnement. Je ne connais que très peu que l'on devrait se poser. Les réticences de certains face à
de textes qui tentent ne serait-ce que de le décrire dans ces problématiques me font soupçonner qu'ils craignent
le détail, encore moins d'interroger sa nature. Je vais par un peu de découvrir des significations qu'ils auraient
conséquent, et je l'admets avec joie, trouver un réel plaisir préféré ne jamais imaginer.
à l'examiner et à poser la question interdite:!( Qu'est-ce Les critiques m'ont appris à ne pas faire ce saut, assez
qui s'y joue vraiment? , injustifié d'un point de vue logique, de la déconstruction
Je dois marquer une pause ici, car je me souviens de d'un concert symphonique à une caractérisation globale
la réponse de certains critiques à mes tentatives anté- (qui vaut apparemment condamnation) de la musique
rieures de déconstruire un concert symphonique. Je dois classique. Comme ils me l'ont aimablement signalé, la
bien expliquer qu'entreprendre cette tâche, ce n'est pas culture classique regorge d'autres types d'événements: les
frapper d'anathème ni même juger l'événement ou les concerts de musique de chambre et l'opéra, par exemple,
œuvres qui y sont interprétées. Tenter d'extraire la texture ainsi que les récitals en solo et les veillées consacrées à
complexe de significations qu'une performance musicale l'écoute de disques. Si ceux-ci partagent de nombreux
-n'importe laquelle, n'importe où et n'importe quand- points communs et significations avec les concerts sym·
produit n'est pas une entreprise réductrice ni destructrice. phoniques, ils s'en démarquent également, comme le
Bien au contraire: il s'agit d'enrichir notre expérience de révèle l'hétérogénéité de leurs publics respectifs, bien qu'ils
celle-ci. Et après tout, à l'œil et à l'oreille impartiaux, les se recoupent. Face à de telles objections, je répète que je ne
cérémonies du concert doivent à tout le moins apparaître cherche pas à caractériser l'ensemble de la musique clas-
comme étranges, tout autant que ces rituels d'Afrique et sique, mais simplement à proposer une façon d'analyser
d'Amérique que les premiers voyageurs européens décou- un type spécifique de performance musicale.
vrirent, et méritent ainsi tout autant l'analyse. Comme je ' Cela étant dit, je dois avouer qu'il y a une troisième rai-
l'ai dit plus tôt, il s'agit d'une musique ethnique comme son plus personnelle au choix de cet exemple. Elle provient
toute autre. de ma propre relation constamment ambivalente avec la
En posant la question:" Qu'est-ce qui s'y joue vrai- tradition classique occidentale - avec les œuvres qui la
ment? , à propos d'un concert symphonique, je ne définissent ainsi qu'avec les institutions dans lesquelles

,a.:
44 MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER

elles sont de nos jours diffusées, interprétées et écoutées. œuvres interprétées et celles engendrées par leur exécu-
Si j'ai grandi à mille lieues de son épicentre, j'ai néanmoins tion publique.
été élevé dans cette tradition. J'ai appris à interpréter le la dernière chose que je souhaite, c'est d'imposer mes
répertoire pianistique, j'ai écouté des disques et, à chaque sensations aux lecteurs, et j'espère qu'en l'admettant
fois que des occasions se présentaient (mais très rarement d'emblée, un tel reproche est désamorcé. Je suis néanmoins
avant mes vingt ans], j'allais assister à des concerts du convaincu de ne pas être seul à connaître ces sentiments
répertoire symphonique et de chambre. En revanche, j'ai et, le cas échéant. il est possible que mon introspection
découvert l'opéra trop tard pour succomber à ses charmes. puisse profiter à d'autres, y compris, mutatis mutandis,
Lorsque je passe mes nouveaux CD de classiques merveil- ceux qui se sentent chez eux dans un auditorium mais pas
leux tels que le concerto L'Empereur ou le Concerto pour dans d'autres environnements musicaux- un concert de
piano no 2 de Rachmaninov, je tressaille encore toutes jazz ou de rock, par exemple.
les quatre minutes au moment où, à l'époque où je les Quoi qu'il en soit, je ne regrette pas cette dissonance,
écoutais encore sur 78-tours, je devais me lever pour en qui a toujours été pour moi une source féconde d'émotions
changer la face. et d'idées, pas plus que je n'ai de rancœur à l'égard d'une
C'est mon héritage, je ne peux y échapper, et je conçois culture dont il semblerait je me sois exclu de mon propre
très bien pourquoi les interprètes, de même que les musico- chef. Cette fascination ambiguë et constante pour la
logues, les théoriciens et les historiens, ont une telle soif culture concertante m'amène à poser une autre question,
d'explorer ces répertoires et d'en découvrir les secrets. En dérivée de celle proposée un peu plus tôt:« Qu'est-ce que
ce qui me concerne, je continue à adorer interpréter ces participer à une performance de musique concertante
œuvres au piano, dans les limites de ma modeste tech- dans une salle de concert à la fin du xx• siècle? »Une part
nique, et je saisis toutes les occasions de le faire, que ce importante de ce livre sera consacrée à l'explorer.
soit en public ou en privé. Il doit bien y avoir un lien entre la nature des œuvres
Pour autant, je ne me suis jamais senti à l'aise dans symphoniques et celle des contextes dans lesquels elles
les grandes salles de concert. Aimer écouter et jouer les sont exécutées. Ce lien est flexible: en effet, historique-
œuvres, mais éprouver une gêne pendant leurs exécutions ment, lors de leurs premières exécutions, la plupart d'entre
publiques a provoqué en moi une ambivalence profonde elles furent jouées devant des publics différents et dans
que le temps n'a jamais dissipée. Maintenant, à l'âge de des conditions autres que celles qui prévalent de nos
soixante et un ans. je vois mieux ce qui fait problème. jours. Ensuite, ce lien est confirmé par le fait que seules
les relations sociales établies dans les salles de concert les œuvres d'un répertoire bien spécifique sont interpré-
me gênent. Elles ne correspondent pas à mon idéal de tées actuellement lors de concerts symphoniques. On n'y
relations humaines. Il y a pour moi une discordance entre entend pas" Le petit renne au nez rouge», ni« Black and
les significations -les relations - engendrées par les Tan Fantasy »,ni encore« Please Please me »,qui sont joués
MUSIQU]R MUSIQUE ET MUSIQUER 47

ailleurs, dans d'autres conditions. Ce qui m'amène à une la plupart je connais et qui me connaissent, au moins de
question difficile et nécessaire, que j'ai peine à formuler: vue, pour nous être croisés dans la rue. Eh bien je crois que
« Ya-t-il dans la nature des œuvres de ce répertoire quelque nous sommes collectivement en train de produire d'autres
chose qui fait qu'en toutes circonstances, les interpréter et significations que celles d'un pianiste virtuose de renom
les écouter aille à l'encontre de ma conception des relations interprétant cette même pièce, mais dans une grande salle
humaines?" S'agit-il d'un chant de sirènes? Ou, pour le de concert payante et pour un public anonyme. En même
dire en des termes journalistiques, «Mozart lui-même temps, puisque nous puisons tous deux dans la même
nous aurait-il tendu un piège? "Bien des personnes dont pièce, créant plus ou moins les mêmes sons et les mêmes
je respecte l'opinion répondraient« oui» sans hésiter. relations, il doit bien rester un minimum de significations
Quoi qu'il en soit, je pense que le dossier d'accusation communes aux deux performances. Peut-être que si nous
mériterait d'être étoffé. Dans les écoles, les conservatoires savions parfaitement où se trouvent ces différences et
et les universités, les avocats de la défense ont peut-être ces similarités, nous pourrions comprendre la totalité de
trop tendance à surestimer les droits de leurs clients et à la nature de la performance musicale. Quoi qu'il en soit,
s'arroger le privilège de cette charge. Mais nous ne sommes on fait un premier pas dans cette direction lorsque l'on se
pas dans un tribunal, et une posture antagoniste ne rend demande:" Qu'est-ce qui s'y joue vraiment?"

l
~e serv.ices à per~onne. P~r ailleurs, :ant q~'ils persisteront N'attendez pas de ma part une réponse définitive à
a valonser les obJets musicaux plutot que 1acte musical, la cette question ou à toute autre interrogation soulevée
musique plutôt que le musiquer, nous serons condamnés dans cet ouvrage. Premièrement, je ne pense pas qu'il y
aux mêmes cycles et épicycles et ne trouverons jamais de ait de réponses définitives aux questions vraiment impor-
réponse à la question. Peut-être est-ce précisément ce qu'ils tantes de la vie humaine: il n'y a que des réponses utiles
souhaitent. Dans tous les cas, cela justifie que la réflexion ou inutiles, c'est-à-dire des réponses qui enrichissent ou
soit menée sous un jour nouveau. appauvrissent l'expérience. Deuxièmement, je pars du
Bien sûr, selon moi, interpréter ces œuvres dans cer- principe que vous, le lecteur, êtes parfaitement capable
taines circonstances crée des significations différentes de de trouver vos propres réponses, tout comme vous êtes
celles qui naissent lorsqu'elles sont jouées dans d'autres. capable de musiquer à votre façon. Tout ce que je souhaite,
Prenons un exemple: le pianiste amateur que je sub c'est aider à circonscrire les problèmes car, dans le cas
interprète gratuitement une Sonate pour piano en mi contraire, il n'y a pas grand espoir de trouver des réponses
bémol majeur de Joseph Haydn pour environ deux cents bonnes ou utiles.
habitants de la petite ville catalane où je réside. le public Il y aura des moments où, afin de rendre un propos
est constitué de gens provenant aussi bien de la classe plus clair, je proposerai une réponse- et j'ai bien des
ouvrière que de la petite bourgeoisie, et qui exercent une réponses personnelles, dont un grand nombre me tiennent
grande variété de professions. Ce sont des gens que pour fortement à cœur, que je n'ai pas l'intention de garder
MUSIQUER MUSIQUE ET MUSIQUER 49

jalousement secrètes. Comme j'avais pour habitude de le occidentale s'est répandue, et partout où les activités d'une
dire à mes étudiants, je me moque de savoir si vous êtes certaine bourgeoisie ont prospéré, nous trouverons des
d'accord ou non avec ces réponses, tant que vous vous concerts symphoniques, qui se déroulent dans des salles
rendez compte que les questions méritent d'être posées. de concert construites à cette fin.
La plus grande part de cet ouvrage sera alors consacrée
à la description aussi précise que possible d'une cérémonie
au Symphony Hall et des relations humaines et sonores
{et des rapports entre ces relations) qui y sont produites.
J'aurais aimé qu'il soit possible de développer simulta-
nément, en contrepoint, un texte parallèle qui aurait
expliqué pourquoi je considère important d'étudier la
nature de ces relations. Mais- et c'est l'un des thèmes
de cet ouvrage-, là où les gestes musiquants peuvent
simultanément exprimer de nombreux types de relations,
les mots ne peuvent quant à eux traiter que d'une chose
à la fois, et il leur est donc impossible de communiquer
simultanément toutes les significations véhiculées par
ces gestes. Je serai pa~ conséquent obligé de marquer des
pauses ponctuelles pour insérer trois interludes, dont
j'espère qu'ils offriront une compréhension plus théorique
de ma quête du sens d'une performance musicale. Ces
entractes ne sont que librement attachés aux descriptions
qui les précèdent, et les lecteurs souhaitant poursuivre
la description sans interruption pourront tout à fait les
laisser de côté et y revenir par la suite.
Commençons d.onc par regarder et écouter atten,
tivement autour de nous, dans cette salle de concert.
Qu'importe où a lieu la performance, car il s'agit d'une
cérémonie universelle: c'est inscrit dans sa nature. Nous
pourrions nous trouver à New York, Londres, Tokyo,
Wellington, Taïwan, Minsk, Reykjavik ou Denton, au
Texas. Partout où la culture scientifique et industrielle

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