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Histoire illustrée
d e l a m u s i q u e �-
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par Marc Pincherle ".
La plus ancienne chanson française, écrite entre Pâques et Noël 1144 (neumes sur lignes). Bibliothèque d'Erfurt.
autorité, aidé par son ministre Alcuin, mépris de l'interprète chez certains alternant avec la lecture de récits d'his-
usant au besoin de la manière forte, il compositeurs contemporains, en parti- toire. On commençait dès ce temps
s'appliqua à imposer le grégorien. culier chez Stravinsky. à composer de la musique sur des textes
Le rôle d'Alcuin dans la diffusion de latins relatifs à de grands événements
L'un des résultats les plus tangibles la science musicale fut considérable. d'actualité (l'un des premiers dont on
de son action fut l'ampleur donnée dans Venu d'York, où il avait été l'élève des ait gardé trace allait précisément être le
les monastères à l'enseignement de la meilleurs maîtres d'Angleterre, il ensei- Planctus Caroli, une déploration funèbre
musique, et non seulement de sa prati- gna surtout à Saint-Martin de Tours sur la mort de l'Empereur d'Occident).
que, mais de sa théorie, qui seule avait (de 796 à 804, avec quelques interrup- Par ailleurs, Charlemagne s'était appli-
droit au nom de musica. En des vers tions) et en fit la plus importante école qué à sauvegarder les poèmes de langue
souvent cités, Gui d'Arezzo a mis en française de son temps. franque où étaient célébrés d'anciens
évidence la supériorité du musicus, le La musique profane n'était pas non exploits guerriers, maintenant ainsi
théoricien ou compositeur, sur le cantor, plus négligée. Un des traités attribués une lyrique populaire d'où sortiraient,
trois siècles plus tard, les chansons de
geste.
A sa mort, l'effondrement de son
empire n'eut pas pour le développement
de l'art musical les conséquences qu'on
en pouvait redouter. Si, pendant un
demi-siècle, aucun nomde musicien créa-
teur ne s'impose, la théorie et la pratique
ne cessent d'avancer. La notation neu-
matique, en se précisant comme il a été
dit, (non sans anticiper quelque peu sur
les événements) donne à l'expression de
la pensée musicale des facilités nouvelles.
Mais c'est la pensée même qui va
s'épanouir à partir de deux innovations
d'une portée considérable, touchant
l'une, à l'enrichissement de la mélodie,
par la séquence et le trope, l'autre au
chant simultané de deux ou plusieurs
mélodies : la polyphonie.
«Summer is icumen in». Canon en notation romaine à notes carrées. XIIIe ou XIV- s. I
mentales, à leur propos les témoignages En dehors des organa, Pérotin a écrit
de la haute admiration qu'on leur por- dans la forme, alors récente, du conduit
tait de leur vivant. Sur leur carrière, sur polyphonique. A l'origine, on appelait
leur identité rien, si ce n'est leurs noms, «chants de conduite » (conductus) des
Léonin et Pérotin, qui sont plutôt des monodies qui accompagnaient les allées
prénoms familièrement déformés, et et venues des personnages dans les pre-
l'épithète «excellent organiste »dont on miers drames liturgiques (Daniel, vers
ne saurait décider s'il y est fait allusion 1140), puis ceterme a désigné des chants
au jeu de l'orgue ou à la composition qui servaient de préface à une lecture,
des organa ; car on n'a aucune mention ou ceux qui introduisaient le Benedica-
précise d'orgue à Notre-Dame avant le mus domino à la fin de l'office divin.14
XIVe siècle —encore s'agit-il d'un petit Tandis que Pérotin et son école ame-
instrument qui servait à la maîtrise, naient l'organum et le conduit à leur plus
pour l'enseignement. haut degré de développement, une autre
Pendant longtemps, on a été réduit forme naissait, qui allait dominer l'art
à admirer de confiance Léonin et Péro- polyphonique pendant deux siècles avec,
tin, sur la foi de documents anciens, au-delà, d'importants prolongements : le
et c'est seulement à la fin du siècle motet.
dernier qu'on a retrouvé dans diverses Il viendra un temps où, sous ce vo-
bibliothèques étrangères des copies des cable, on désignera presque toute poly-
compositions qui formaient le Magnus phonie vocale de style élaboré : à l'origi-
liber organi de graduali et antiphonario ne le motet est simplement une partie
de l'Ecole de Notre-Dame. On a identi- accompagnante, superposée au thème
fié avec certitude un certain nombre de liturgique (teneur), mais qui a son pro-
pièces de Pérotin ; pour celles de Léonin, pre texte, différent de celui du teneur
on ne peut que conjecturer.13 (d'où motet, petit mot, petit poème).
Car, le motet, devenu un genre musi-
Jongleurs et Jongleresses. Miniatures cal, s'est tôt enrichi d'une troisième et
du «Roman d'Alexandre ». XIIIe siècle. parfois d'une quatrième voix, combinées
Paris, Bibliothèque Nationale. On recon- selon les principes d'une complexité
naît, page ci-contre, une harpe à demi croissante. Sur la base de la teneur en
sortie de son fourreau. Ci-contre, de haut valeurs longues, les parties surajoutées
en bas, joueuses de cornemuse, de vièle, sont écrites en valeurs plus brèves, cha-
d'orgue portatif, de psalterion et de rebec. cune ayant son.rythme propre. La par-
tie supérieure, l'équivalent du dessus ou cle, pourtant, Isidore de Séville étudie, d'autres venues d'Angleterre et des
superius dans le quatuor vocal de la sous le titre Musica organica, les instru- pays scandinaves (la harpe, leur ins-
Renaissance, est habituellement la plus ments à vent, trompettes, flûtes, orgue, trument par excellence, passée par on
ornée. Notons qu'en matière de chant, etc... et sous celui de Musica rythmica ne sait quels cheminements de l'Egypte
le quatuor semble être, dès le XIIIe siè- les instruments à cordes et à percussion ; ancienne à l'Occident, apparaît en
cle, considéré comme l'effectif idéal. or on sait que l'Eglise en ce temps-là ne Irlande, en Ecosse, au Pays de Galles
Dans le motet à trois et quatre voix, les admettait pas volontiers, et certains avant qu'on n'en trouve la trace sur
chacune a son propre texte, en général d'entre eux étaient de toute évidence le continent).
commentaire de l'idée exprimée par le destinés aux divertissements des laïcs.
teneur. Par exemple, sur le teneur «In Autre preuve de la puissance d'expan-
Bethleem » le duplum chante: «In Be- sion de la musica cwilis : tout ce qui,
thleem Herodes iratus » et le triplum :
«Chorus innocentium sub Herodis stan-
dans une certaine zone de la musique
sacrée — hymnes des premiers siècles,
Des troubadours
cium Feritate nato rege gloriae ». plus tard, les ambrosiennes, plus tard aux chanteurs de laude
Il en va ainsi pendant la première encore les séquences et les tropes —
moitié du XIIIe siècle. Mais, sous l'in- atteste l'influence d'une rythmique sim-
fluence d'un art profane qui a notable- pliste venue d'elle à coup sûr. En revan- Vint un moment, à la fin du XIIe siè-
ment évolué, comme on le verra un peu che, nombre de chants populaires se sont cle, où ces ménestrels assumèrent un
plus loin, le motet ne tarde pas à s'éman- nourris de plain-chant et formés sur ses rôle plus important et, par chance,
ciper de curieuse façon. On donne aux modes.15 beaucoup mieux connu que le colpor-
parties-supérieures des paroles en langue C'est à la fin du XIe siècle que la tage des chansons de geste. C'est surtout
vulgaire, le teneur demeurant, pour musique profane prend, en Occident, un par eux, en effet, qu'a été propagé l'art
quelque temps encore, fidèle à son essor décisif. Son accélération s'explique des Troubadours et des Trouvères, magni-
origine liturgique. Bien vite, cependant, par diverses causes dont l'une des prin- fique floraison suscitée par l'exaltation
on en arrive à une liberté qui frise cipales est le développement, à l'époque de l'esprit chevaleresque né des Croisa-
l'anarchie. Les compositeurs prennent carolingienne, d'une lyrique latine dont des, et de ce qu'elles entraînèrent
plaisir à multiplier contrastes et dispa- on commence à mesurer l'extrême d'émotions guerrières, de déchirements
rates, non plus seulement dans les ryth- importance : d'abord tout un répertoire sentimentaux, de dépaysements, de dé-
mes et les langages employés, mais dans de chansons profanes ou semi-profanes, couvertes de tous ordres, parmi lesquel-
l'esprit des textes appelés à être chantés les versus dont l'abbaye Saint-Martial les certains érudits accordent une réelle
ensemble. On verra, par exemple, super- de Limoges avait réuni un abondant importance à celle de la lyrique arabe,
posés à un teneur latin d'esprit religieux, florilège ; puis ainsi qu'il a déjà été prolongée et approfondie grâce aux
trois textes français, une sentence mora- indiqué, les séquences et les tropes, où contacts des provinces du sud-ouest
le, un chant d'amour, une chanson à se rejoignent le profane et le sacré. avec la civilisation maurisco-andalouse.
boire. De là au motet profane d'où le On discute aussi de l'influence possible En effet, contrairement à l'idée cou-
latin sera banni, et qui ne craindra pas, des chansons que promènent à travers ramment admise, le berceau des Trou-
pour autant, de braver l'honnêteté, la l'Europe les Goliards, moines et clercs badours n'est pas la Provence, mais
distance sera vite franchie. itinérants, plus ou moins compromis l'Aquitaine, qui englobe alors le Limou-
Cependant, le motet n'est pas un dans la compagnie des jongleurs (voir sin, où l'activité musicale est grande,
genre populaire. Sa complexité le destine plus loin), et généralement en révolte autour de l'abbaye de Saint-Martial.
à une élite cultivée. Environ 1300, un contre l'Eglise officielle, qui ne les Le premier troubadour dont le nom
théoricien de renom, Jean de Grouchy ménage guère. Enfin il apparaît que les soit resté dans l'histoire est un très
(Johannes de Grocheo) déclare à son musiciens les plus cultivés s'essayaient haut personnage, Guillaume IX, duc
propos : «Ce chant n'est pas fait pour volontiers à mettre en musique les d'Aquitaine, qui vécut de 1071 à 1127.17
être offert au vulgaire, qui n'en com- poètes latins, soit classiques, Horace, Un chroniqueur, presque son contem-
prend pas les finesses et n'éprouve aucun Virgile, soit relativement modernes pour porain, Orderic Vidal, nous le dépeint
plaisir à les entendre : il s'adresse aux l'époque, tels Cassiodore et Boèce. homme d'action, vaillant, à son ordi-
lettrés et à ceux qui recherchent la En langue vulgaire, voici les Chansons naire jovial, franc bourdeur «fort porté
finesse dans les arts. C'est dans les fêtes de geste, interminables poèmes de 5000, à la plaisanterie, et surpassant par ses
organisées par eux qu'on accoutume de 10 000 vers et plus, où la musique avait facéties innombrables les plus farceurs
chanter les motets, comme les cantilè- un rôle qu'à vrai dire nous connaissons des histrions ». Les héroïnes de ses poè-
nes et rondels trouvent leur place dans mal. On pense que tous les vers de mes sont traitées sur le même pied que
les réjouissances du vulgaire ». Sa Theo- chaque «laisse », ou couplet, qui en celles des contes de Boccace. Ce n'est
ria définit une série de formes vocales pouvait comprendre 50, se chantaient qu'exceptionnellement qu'il renonce aux
et instrumentales de la musique profane sur un même thème, comme des litanies, histoires gaillardes pour se laisser aller
(musica civilis), parvenue à ce moment sauf le dernier, qui concluait en manière au sentiment pur : alors on pressent, à
à un point particulièrement intéressant de cadence. Il est probable que les inter- travers telle strophe inspirée, l'art plus
de son histoire, et qu'il est temps de prètes soutenaient leur chant par quel- délicat et plus profond qui sera celui de
prendre en considération. ques notes de harpe ou de vièle, ou Jaufré Rudel, de Marcabru, de Gaucelm
quelques battements de tambourin. Faidit, Raimbaud d'Orange, Guiraut
Peut-être aussi ravivaient-ils l'attention Riquier, de Bernard de Ventadour, leur
de leurs auditoires par de petits inter- maître à tous.
Essor de la musique profane ludes instrumentaux : l'iconographie mé-
diévale appuie cette hypothèse.16
Le mouvement dont les troubadours
avaient été les initiateurs devait, en
Les propagateurs ordinaires des chan- moins d'un demi-siècle, se propager au
Sur les conditions d'existence de cette sons de geste sont les jongleurs, loin-
musique profane jusqu'au XIe siècle, tains descendants des baladins de la
nous n'avons, répétons-le, aucune lu- décadence romaine, troupe bigarrée où Les musiciens Guillaume Dufay et Gilles ►
mière précise. Sa vitalité nous est sur- se mêlent des races et des classes diver- Binchois. (Orgue portatif et harpe.)
tout attestée par les réactions, le plus ses, des gens en rupture d'Eglise (go- Miniature du «Champion des Dames »,
souvent défavorables, qu'elle suscite de liards) et des ignares, où se heurtent de Martin Lefranc. XVe siècle. Paris,
la part des Pères de l'Eglise. AuVIle siè- des influences françaises, bretonnes, Bibliothèque Nationale.
Ce livre a été établi avec la collaboration
de l'équipe de l'Œil
sous la direction de Georges et Rosamond Bernier .
Photographies en couleurs
Hermann Claasen: page 44 — Conzett &Huber: page 185 —Fleming: pages 24-25, 33, 91, 118-119
Giraudon: pages 21, 38, 58-59, 69, 75, 83, 97, 115, 123, 160, 170, 172, 207
Gleixner: page 131 — Hinz: pages 48, 51, 55, 175, 190, 193, 198 — Luc Joubert: page 211
Archives Knœdler: page 177 — Frank Lerner: page 86
Services photographiques de la Bibliothèque Nationale, Paris: pages 12, 27 —De Schutter: page 30
Photographies en noir
A.C.L. — AFI — L'Adriatica — Alinari-Giraudon — Anderson-Giraudon
Archives Photographiques — Archives Wildenstein —Ashmolean Museum, Oxford
Bayerische Staatsbibliothek, München — Bibliothèque d'Autun — Bibliothèque d'Erfurt
Bildarchive der Osterreichischen National-Bibliothek — British Museum — Bulloz
Camera Press — Colombia Records — Conservatoire musical G.B. Martini
Robert Doisneau —Walter Drâyer —Editions du Seuil — Galerie Maeght
Germanisches National-Museum Nürnberg —Giraudon —Hanfstaengl —Harlingue —Fritz Herrle
Historisches Museum der Stadt Wien — Lipnitzki
Metropolitan Museum of Art —Claude Michaelides —Musée d'Albi —Musée de Hambourg
Musée Municipal de La Haye — Musée Plantin, Anvers — National Gallery, Londres
Foto Julius Oppenheim — Philips
Photo-Harder —Fred Plaut —Rapho — Services photographiques de la Bibliothèque Nationale
Services photographiques du Musée du Louvre — Adrian Siegel
Soprintendenza alle Gallerie di Firenze — Roger Viollet
L'auteur tient à remercier ses éminents confrères: Mlle Solange Corbin, MM. Jacques Chailley,
Roland-Manuel, André Verchaly, qui ont bien voulu relire les épreuves des chapitres afférents à
leur domaine, ainsi que les conservateurs et bibliothécaires des principaux fonds musicaux français,
Bibliothèque du Conservatoire, Bibliothèque de l'Opéra, Département de la Musique à la Bibliothèque
Nationale, et les conservateurs des fonds étrangers, pour l'aide qu'ils ont apportée à l'établissement
de l'iconographie. A cet égard, l'assistance de Mlle Henriette Boschot et de MM. F. Lesure et
V. Fédorov a été particulièrement précieuse. Nous remercions également: Mmes Gilberte Cournand,
Léon Tézenas, MM. Man Ray, Adrian Siegel, Moulène, Editions Heugel, Editions Durand,
Columbia Records.
Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
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